III. La notion de performativité et les sciences
sociales11
8 Le paradoxe pour un logicien est une phrase qui n'est ni vraie
ni fausse. Si elle est vraie, est fausse et vice-versa.
9 Paradoxe découvert dans l'antiquité grecque.
10 Searle, Speech acts, 1969 traduit sous le titre
« les actes de langage », 1972 sous le conseil de O. Ducrot _bien que
Searle aurait préféré
« les actes de parole »_ considérant que le
terme « parole » revêt en français une connotation
négative.
Searle, J.R. (1972), les actes de langage, paris,
Hermann.
11 Voir l'article de Jérôme Denis, 2006,
Performativité : usages et relectures d'une notion
frontière, Études de Communication (n°29), qui
en
présente un véritable engouement
interdisciplinaire.
« Le terme « performatif » dérive du
verbe anglais « to perform » qu'on emploie (...) avec le substantif
« action » (...) indique que
produire l'énonciation est exécuter une action.
» (P. 42)
B.M'hayro - 7 - Sémantique Pragmatique
(O.Ducrot/M. Carel)
Les sciences sociales voient la naissance d'un
intérêt vif envers la notion brillante de «
performativité ».
Certains parlent de la participation de cette notion à un
« double tournant épistémologique » : linguistique
_découlant de la naissance d'une passion pour les
pratiques langagières, et la communication au sein de
disciplines qui, jusque-là, s'en
désintéressaient_ et pratique _ centré sur la
compréhension et description de
l'action composant l'objet de ces disciplines. La question
cruciale fut alors de connaitre le pourcentage
langagier constitutif de l'action, ainsi que sa nature
pragmatique, c'est-à-dire les actes de langage. Les
disciplines nourricières de la notion de «
performativité »_philosophie, linguistique_ , l'ont vue
épousée par des
traditions disciplinaires étrangères à son
milieu initial. Ces disciplines en ont dévoilées certains aspects
concrets,
allant au-delà du simple « perform », et en ont
accusé les limites. Désormais, elle est centrale, point de
rattachement de multiples disciplines inquiètes de sa
portée heuristique, obnubilées par ses modifications,
attentives à permettre sa préservation en tant
qu'instrument à la base d'une problématique de communication
et
de l'action à un niveau multidisciplinaire12. Si J. Austin
abandonne ces premières intuitions dès les premières
conférences, elles donnent lieu à
réappropriation par des propositions semblant antagonistes. La notion
Austinienne de Performativité semble constituer une
régression pour qui s'arrêterait à ses conclusions. Tel
n'est
plus le cas lorsque nous nous penchons sur sa reconquête
théorique, culminant en une profonde redéfinition.
Elle voyage depuis sa création à travers les
espaces disciplinaires, les esprits d'auteurs la reconsidérant sans
cesse, l'érigeant en objet de recherche exclusif. Si J.
Austin l'a délaissée, dépassée, certains vont se
dresser,
contra lui, la réhabiliter dans toute sa
splendeur, fut-ce au prix d'une critique de la philosophie ordinaire de son
créateur. Notamment, elle constituera la centralité
d'un vif débat entre linguistique et sciences sociales,
culminant à l'extrême en une nouvelle vision du
langage, de l'action et de leurs interrelations.
J. Austin souhaitait définir la caractère
performatif de certains énoncés afin de spécifier les
différentes
occasions où l'énonciation ne faisait pas
simplement que « constater » une action, une situation, mais
constituait
en elle-même une action à part entière. Il
rompait avec toute une tradition philosophique tandis qu'il
considérait
les cas où dire, c'est faire. Tout au long de son
oeuvre, J. Austin est confronté à des complications l'amenant
à
abandonner sa créature initiale à l'issue de la
septième conférence : c'est un constat d'échec de la
distinction
performatif versus constatif pour de multiples raisons13. La
notion comprise comme qualité parfaite des
énonciations spécifiques, sera
délaissée après cet aveu d'échec afin de «
reprendre le problème à neuf » et
travailler à la mise en lumière de
l'épaisseur pragmatique de toute énonciation, qu'il
décompose en actes
locutoires (qui ont une signification), illocutoires
(qui ont une force) et perlocutoires (qui ont des effets).
Il
dévoile alors la mutation d'une problématique
visant à scinder performatifs et constatifs en celle d'une
théorie
des actes de discours (p. 152), devenant mature en fin d'ouvrage
_dernière conférence_ via le compte-rendu des
valeurs qu'il peaufine en dressant une liste des valeurs
illocutoires de l'énonciation.
Les sciences sociales ont été habitées par
un même choc pragmatique que la philosophie, fondé en
grande partie sur la réflexion Austinienne. Tous ceux qui
s'en réclament, le font avec une force variable :
certains fidèles, d'autres originaux, voire
contradicteurs. E. Benveniste14 et J. R. Searle15 vont soutenir une
vision d'un usage restreint de cette notion. A contrario, le
concept de force illocutoire ne sera pas confondu avec
la notion de performativité pour d'autres auteurs de
sciences sociales se réclamant d'elle, et refusant pour elle,
afin de la parer à nouveau d'une force heuristique, de
suivre le mouvement analytique initié par J. Austin. Afin
de préserver les pratiques ordinaires, les situations
concrètes, réelles. Pour eux, il s'agit de trouver un
équilibre
entre langage, action, situation refusant que toute
énonciation supposant un acte illocutoire soit performative,
devenant attentifs à son analyse via les
conditions de sa réalisation. Face à ce renouveau de la notion,
nous
trouvons des critiques adressées au créateur, ses
conclusions ne considèrent pas à leur juste valeur la part
située
du discours (les conventions, les institutions, les «
conditions de félicité », enfin), nous dirigeant vers un
absolu
linguistique. P. Bourdieu16 sera l'une des figures
premières critiquant J. Austin en mettant en lumière, dans
l'analyse des performatifs, la position des énonciateurs
dans l'espace social et la force du pouvoir dont ils sont
possesseurs. Actuellement, la notion de performativité est
prise en un dynamisme sociolinguistique
l'enrichissant en la fusionnant à des objets constitutifs
de situations sociales vivantes, nous permettant de la
considérer sous un nouveau regard multidisciplinaire,
multiculturel...telle qu'elle est.
12 C'est, entre autres, le cas de l'anthropologie/ethnologie, la
sociologie, les sciences de la communication et de l'information, bien
entendu,
s'ajoutant au disciplines-berceau de la notion.
13 Confer les première et seconde partie de ce document :
Les « malheurs » d'abord ne sont pas totalement
réservés aux énonciations
performatives, tout comme l'exigence de conformité
factuelle n'est pas exclusive aux constatifs. Aucun critère grammatical
ne lui a par
ailleurs permis de distinguer les énonciations
performatives. Enfin, le caractère « explicite » de certaines
énonciations qui se montrent
performatives ne suffit pas pour les classer à coup
sûr dans les performatifs. Qui plus est, il les fait finalement tomber
sous le coup d'une
épreuve que l'on croyait définitivement
éloignée : celle tranchant entre vrai et faux.
14Benveniste, E. (1976), problèmes de linguistique
générale, paris, Gallimard
15 Searle, J.R. (1972), les actes de langage. Op.
Cit.
16 Bourdieu, P. (1982), Ce que parler veut dire.
L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard. Pour
une présentation de la théorie
de l' « espace social », voir La distinction.
Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
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