___________ INTRODUCTION GENERALE ___________
Objectifs du travail :
L'image animale constitue une importante source d'inspiration
de l'imaginaire humain. Existant depuis l'Antiquité, où elle fut
l'expression d'une profonde imagination à travers des animaux comme le
sphinx ou l'hippogriffe, sa forme plus connue sous le nom de
« Bestiaire »(1), terme qui apparaît dans la langue
française en 1119 pour désigner un recueil de récits sur
les animaux (2), s'imposera surtout au Moyen-Age où il connaîtra
un riche destin. L'image animale y sera, en effet, utilisée dans le but
de faciliter la mémorisation dans l'enseignement du dogme
chrétien(3).
A travers son évolution historique et
thématique, le bestiaire se fixe, essentiellement, l'objectif de
« décrire tous les animaux de la création,
réels ou imaginaires, et les traits de caractère humain qu'ils
symbolisent. »(4). Aussi, semble-t-il pour Gilbert Durand,
être enraciné tout aussi bien dans la langue, que dans l'esprit
individuel et collectif(5).
D'Esope à Apollinaire(6), l'image animale s'est faite,
à travers les ères littéraires, des plus inspiratrices.
Elle prime au XIXe siècle avec des prosateurs comme Emile Zola, chez qui
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(1) Le premier bestiaire de l'histoire porte le nom de
« Phisiologus » qui signifie « le
naturaliste ». C'est un ouvrage grec du milieu du IIe siècle
qui rassemble une cinquantaine de contes traduits par la suite en de nombreuses
langues européennes, in. Alain Niderst (textes réunis par),
L'animalité : Hommes et animaux dans la
littérature, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1982
(2) Encyclopédie Encarta, (c) ®, 1993- 2002,
Microsoft corporation.
(3) Marie-Hélène Tesnière
(interviewée par Florence Groshens), « Le bestiaire
médiéval, un monde symbolique », in. Chronique de
la Bibliothèque nationale de France, N° 32, Paris, Automne
2005, p. 10.
(4) Op. cit., Encyclopédie Encarta.
(5) G. Durand, Les structures anthropologiques de
l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 73.
(6) En passant par Platon, Apulée, A. Dante, A.
d'Aubigné, W. Shakespeare, W. Blake, E A. Poe, V. Hugo etc.
La Bête Humaine(1) est l'intime
représentation de la bestialité de l'homme. Elle est tout aussi
présente dans la poésie avec, notamment, Charles Baudelaire chez
qui l'inspiration poétique se fait au rythme des images animales.
Evoquer les animaux baudelairiens fait souvent songer à
cet animal de prédilection qu'est le chat « beau
(...), fort, doux et charmant »(2), ou encore à
l'albatros, symbole du poète « exilé sur le sol au
milieu des huées »(3), deux images d'un bestiaire
baudelairien qui s'avère, par ailleurs, fort étendu et d'une
composition variée.
Dès le premier poème de Les Fleurs du
Mal, la présence de l'image animale se fait prédominante.
Ce sont les animaux qui s'imposent à la place des fleurs
annoncées dans le titre. De la vermine au monstre, Au Lecteur,
premier poème du recueil où il tient le rôle de
préface(4), est une longue succession d'images animales portées
par le rythme d'un vocabulaire de réalisme classique plein de force
suggestive. Ce poème est un véritable réquisitoire
dressé contre la société du XIXe siècle dont il
énumère les vices et où l'auteur et le lecteur
apparaissent ensemble, en proie au mal. Dès la première strophe,
le poète recourt à l'image de la vermine faisant de l'homme un
mendiant envahi, rongé et tourmenté par ces parasites qui le
couvrent et qui le consument. L'image de l'helminthe est ensuite
employée pour décrire ces démons qui
« ribotent »(5) dans le cerveau du poète et
de son lecteur. Pour Baudelaire, l'être humain est à l'image d'une
proie aux créatures saprophages qui lui sucent le sang et qui se
nourrissent de sa dégoûtante vie.
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(1) Emile Zola, La Bête Humaine, 1890.
(2) Les chats, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v.
3.
(3) L'albatros, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v.
15.
(4) Ce poème est paru en tête de toutes les
éditions de Les Fleurs du Mal. Celle de 1868 lui confère
le titre de préface.
(5) Au lecteur, Les Fleurs du Mal, strophe 6,
v.2.
A l'instar de ces images misérables de l'homme couvert
d'insectes, la huitième strophe du poème recense d'autres
d'animaux. Certains, pour la plupart prédateurs, comme la
panthère, ou charognards, comme les vautours, sont réels ;
d'autres, tel le monstre, appartiennent à l'imagination :
Mais parmi les chacals, les panthères, les
lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les
serpents,
Les monstres glapissants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos
vices(1)
Dans une lettre de Poulet-Malassis, éditeur et ami de
Baudelaire, on peut lire, concernant les animaux de ce poème, qu'ils
sont « Un squelette arborescent, l'arbre de la science du bien et
du mal, à l'ombre duquel fleurissent les sept pêchers capitaux
sous la forme de plantes allégoriques. »(2). Toussenel,
à qui été destinée cette lettre, estime qu'au
nombre de sept, les animaux de ce poème peuvent être
considérés comme une
« corporification »(3) des imperfections
humaines, voire des sept pêchés capitaux. En effet, si l'on se
réfère à la tradition gothique et au bestiaire de la
Renaissance, la panthère y est symbole de luxure, la lice d'envie et la
louve de convoitise(4).
De nombreux ouvrages et articles ont été
écrits sur Baudelaire et sur son oeuvre. Ils traitent des sujets les
plus généraux comme de la structure de Les Fleurs du
Mal(5) ou du rôle que joue ce recueil dans les
courants littéraires (6), aux sujets les plus particuliers
comme
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(1) Au lecteur, strophe 8.
(2) Extrait de la lettre de Poulet-Malassis, in. Patrick
Labarthes, Baudelaire et la tradition de l'allégorie,
Genève, Droz, 1999, p.508
(3) Ibid.
(4) Op. cit., p. 509
(5) Exemple. : Albert Feuillerat,
« L'architecture de Les Fleurs du Mal », in.
Romantic Studies XVIII, New Haven, Yale University Press, 1941, p.221-
330.
(6) Exemple. : Lloyd James, L'univers
poétique de Baudelaire, symbolisme et symbolique, Paris, Mercure de
France, 1956.
l'inspiration du poète(1) ou sa vie de
bohème(2).Si l'imaginaire(3) baudelairien n'est pas en reste dans ces
études, ce n'est souvent qu'à travers la métaphore ou le
thème de la mort(4) qu'il est évoqué, rarement à
travers des images animales pourtant très présentes dans l'oeuvre
du poète.
Le présent travail se donne pour objet l'analyse de
l'imaginaire baudelairien tel qu'il est représenté à
travers les images animales, qu'elles soient référentielles ou
fictionnelles dans le bestiaire de Les Fleurs du Mal.
Problématique :
Dans son analyse de l'imaginaire humain, Gilbert Durand
souligne que « ce sont les images animales qui [y] sont les plus
fréquentes et les plus communes. »(5). Il souligne
également qu'en plus de l'archétype de l'animal en tant que tel,
d'autres significations peuvent lui être attribuées. Il est ainsi,
selon lui, possible de relever plusieurs autres caractères, qui au lieu
d'être rattachés directement à l'animalité, le sont
aux représentations dont se fait d'eux l'imaginaire humain. Moins que
les caractéristiques premières de l'animalité, ce sont les
représentations qui en découlent et qui constituent `les
structures de l'imaginaire' qui intéressent l'auteur. L'oiseau qu'il
cite en exemple, n'est alors considéré comme animal qu'en
deuxième instance, la première faisant d'abord de lui, comme de
la flèche(6), un instrument d'ascension. Cet instrument peut
s'avérer, par ailleurs symbole de férocité, de mort
ou même de sensualité. Ces représentations
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(1) Exemple. : Wolfgang Drost, « L'inspiration
plastique chez Baudelaire », in. Gazette des Beaux-Arts,
Mai-Juin 1957, pp. 321- 337.
(2) Exemple. : Pierre Enckell, « La vie de
bohème », in. Magazine Littéraire (N°
consacré à Baudelaire), mars 2003, pp. 33-34.
(3) Exemple. : Stéphane Guégan,
« Le musée imaginaire des Fleurs du Mal »,
in. Op. cit., Magazine Littéraire.
(4) Exemple : Michel Guiomar, Principes d'une
esthétique de la mort, Paris, Corti, 1967.
(5) Exemple de l'oiseau, symbole d'ascension comme la
flèche est donné par Durand, in op. cit. Durand, 1969, p. 73.
(6) Oiseau, comme la flèche, symbole de l'ascension
est un exemple donné par Durand, in. Op. cit., Durand (1969), p. 73.
ambivalentes constituent ce que Durand appelle le `dynamisme
des signes', dynamisme dont font preuve quelques représentations de
l'imaginaire humain et qui est retrouvé à travers la
quasi-totalité des images animales employées dans la
poésie de Les Fleurs du Mal.
Ces `structures de l'imaginaire' humain résultent, en
partie, de ce que Durand appelle le trajet anthropologique qui, selon
lui, naît de « l'incessant échange qui existe au
niveau de l'imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les
intimations objectives émanant du milieu cosmique et
social »(2). Ces structures s'avèrent donc, un intime
reflet des représentations acquises tout au long de l'existence, que
celles-ci soient individuelles, sociales, religieuses. Ces mêmes
représentations, de par leur enracinement dans l'imaginaire humain, se
transforment en une véritable «vérité
mythique »(3), en cela qu'elle saisissent
« immédiatement la pensée, (...) en appel[lant] non
à l'esprit critique, mais aux profondeurs de la vie personnelle, aux
soubassements obscures de la sensibilité »(4).
Ainsi, de par sa nature d'être humain sous l'influence
des représentations d'une, voire de plusieurs civilisations, et de par
une éducation catholique qui dès son plus jeune âge le met
en contact directe avec des représentations antiques et bibliques,
Baudelaire puiserait les images animales dans un bestiaire de
représentations préétablies, construites à partir
d'un ensemble de `vérités mythiques'.
Cheval, animal infernal ; corbeau et araignée,
symboles de la mort ; cygne et chat symboles de la sensualité,
relèveraient ainsi d'un « Bestiaire
Mythique », titre d'un article d'André Siganos,
où il propose une classification qui met en exergue
l'évolution historique et
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(1) Ibid., p. 38.
(2) Georges Gusdorf, Pourquoi des professeurs,
Paris, Petite bibliothèque Payot, 1963, p. 21.
(3) Ibid.
littéraire de certains animaux considérés
comme mythiques, tout en proposant des critères de distinction pour les
autres. Sont ainsi distingués trois catégories : le mythe de
l'animal (où l'animal serait lui-même l'objet d'un mythe)(1),
l'animal mythique (où l'animal prend part dans un mythe)(2) et l'animal
mythique littéraires (qui n'est pas forcément mythique en
lui-même, mais qui est « hiérophanique(3)
ou attribut d'un dieu. »(4)).
Cette présente recherche tentera d'étudier le
bestiaire et son fonctionnement dans l'imaginaire baudelairien dans Les
Fleurs du Mal. Elle s'interrogera sur les `structures anthropologiques de
l'imaginaire' de Baudelaire à travers la notion d'un `trajet
anthropologique', révélateur d'une `vérité
mythique' :
Le recours à l'image animale dans la poésie de
Les Fleurs du Mal se fait-il à travers des structures
dynamiques ? Ce dynamisme est-il le résultat du trajet
anthropologique du poète ? Les représentations animales
sont-elles alors le reflet de `vérités mythiques' ?
Hypothèse :
Le recours au bestiaire est utilisé dans l'imaginaire
baudelairien selon des structures faites de relations dynamiques. Le dynamisme
de ces `structures de l'imaginaire' est le résultat d'un `trajet
anthropologique' fait de représentations acquises tout au long de
l'existence. instauratif d'un psychisme et d'une culture , ce trajet
s'avère dans Les Fleurs du Mal, essentiellement
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(1) André Siganos, « Bestiaire
mythique », in. Dictionnaire des mythe littéraires,
Paris, Rocher, 2e éd., 1988, pp. 208-240.
(2) Ibid., p. 209.
(3) Entité culturelle (dieu, mythe, objet, rite)
considéré comme manifestant ou révélant la notion
de sacré.
(4) Op. cit., Siganos (1988).
antique et biblique. Les représentations animales
à l'origine d'une `vérité mythique' transforment ainsi le
bestiaire baudelairien en un bestiaire de représentations mythiques,
voire en un bestiaire mythique.
Quelques définitions :
a- Le bestiaire :
Définition générale :
L'Encyclopédie Encarta définit le terme de
bestiaire comme un « traité didactique (...)
décrivant des animaux réels ou imaginaires »(1) et
montrant « les traits de caractère humain qu'ils
symbolisent »(2).
De son côté, L. Desblache souligne dans le
Bestiaire du roman contemporain d'expression française, que les
références animales « se calquent en
général sur le modèle d'une symbolique traditionnelle
liée à des inférences mythologiques qui ne sont pas
toujours opportunes. »(3).
Définition opérationnelle :
A partir de ces différentes définitions, la
notion de bestiaire sera utilisés dans le présent travail pour
renvoyer aux animaux recensés dans Les Fleurs du Mal de
Baudelaire. Ces animaux sont variés et peuvent être réels
comme les oiseaux, les mammifères ou les reptiles, ou imaginaires(4)
comme le sphinx, le phénix ou le monstre. Doublés
`d'inférences mythologiques', ces animaux sont en partie bipartis et
renvoitnt, entre autres, au problème de l'identification de l'être
humain.
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(1) Op. cit. Encyclopédie Encarta.
(2) Ibid.
(3) Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain
d'expression française, Presse Universitaire Blaise Pascal, Centre
de Recherche sur les Littératures Modernes et Contemporaines,
Clermont-Ferrand, 2002, p. 10.
(4) ce mot inclut tous les animaux fantastiques, qu'ils
soient fabuleux ou antiques.
b- L'imaginaire :
Définition
générale :
Le dictionnaire Flammarion(1) de la langue
française définit l'imaginaire comme étant ce qui n'existe
et qui n'est tel que dans l'imagination. Autrement dit, on qualifie
d'imaginaire, tout ce qui ne trouve pas de référent dans la
réalité.
Pour Durand, « l'imaginaire n'est autre que ce
trajet dans lequel la représentation de l'objet se laisse assimiler et
modeler par des impératifs pulsionnels du sujet, et dans lequel
réciproquement (...), les représentations subjectives
s'expliquent « par les accommodations antérieures du
sujet » au milieu objectif. »(2)
Définition
opérationnelle :
Non loin de la définition proposée par Durand,
la notion d'imaginaire sera utilisée dans ce travail pour renvoyer aux
représentations que se fait l'être humain d'une image
donnée. Ces représentations sont dictées par un trajet
anthropologique qui donne un sens, voire, une forme personnelle, à cette
image.
Outils d'analyse :
Pour analyser les représentations de l'imaginaire
baudelairien à travers l'image animale, ce travail se place, dans un
premier temps, dans une perspective anthropologique en empruntant à
Durand les notions de `dynamisme' et de `trajet anthropologique'. La
première vise à analyser les relations de ` dynamisme '
qu'entretiennent les images animales de Les Fleurs du Mal.
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(1) Dictionnaire Flammarion, Paris, 1999
(2) Op. cit. Durand (1969), p. 38.
La deuxième, quant à elle, vise à
déterminer l'origine des représentations que se fait Baudelaire
des images qu'il emploie dans sa poésie. Ce trajet anthropologique est,
dans le cas de la poésie baudelairienne, en partie à l'origine du
dynamisme des images.
Dans un deuxième temps, ce travail s'inscrit dans une
perspective de l'analyse du mythe en empruntant à A. Siganos ses
critères de classification des animaux mythiques.
Etapes de l'analyse :
Le présent travail est constitué de deux
parties. La première, constituée de deux chapitres,
présente les outils méthodologiques et théoriques.
Le premier chapitre, après un historique des
théories anthropologiques du XXe siècle, se consacre aux symboles
de l'imaginaire à travers leurs différentes classification, et
souligne celle proposée per G. Durand et ses notions de `dynamisme' et
de `trajet anthropologique'.
Le deuxième chapitre s'intéresse à la
notion de mythe et notamment, à celle de mythe littéraire ainsi
qu'à l'historique et à l'évolution des mythes
littéraires à travers l'histoire. il présente la
classification des animaux mythiques proposée par A. Siganos.
La deuxième partie du travail, qui prend en charge
l'analyse textuelle, est également constituée de deux chapitres.
Le premier chapitre analyse les thèmes qui se dégagent du
bestiaire baudelairien : le thème de l'identification, de la peur
devant la fuite du temps et devant la mort, et le thème de la fuite.
Le deuxième chapitre propose une analyse des
différentes images animales identifiées dans le premier
chapitre.
Première partie :
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