L'étude de l'épopée d'Abdoul Rahmâne du Foûta-Djalon( Télécharger le fichier original )par Amadou Oury DIALLO Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Mémoire DEA 2008 |
II. 2 : EXPOSÉ N°2 (SÉMINAIRE DE M. AMADOU LY)LE REGARD D'AIMÉ CÉSAIRE DANS LE DISCOURS SUR LE COLONIALISME. Les rapports sud/nord suscitent chez les auteurs depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours différents points de vue quant à la perception que les uns et les autres se font mutuellement. La question de ces relations a fait et fait couler beaucoup d'encre chez les écrivains au point qu'on dispose en la matière une littérature abondante. Le Discours sur le colonialisme fait partie de ces oeuvres qui traitent ce sujet. Envisager la problématique des relations sud/nord chez Césaire consiste à s'interroger sur les rapports entre colonisation et civilisation, colonisateurs et colonisés. C'est, en outre, examiner les affirmations des auteurs occidentaux. Avant d'entrer au coeur du sujet, il nous semble utile de dire quelques mots sur la démarche de l'auteur. La démarche de Césaire est hautement logique et scientifique : il part de trois présupposés ou du moins trois prémisses76(*) suivis d'un fait77(*) et aboutit à une conclusion78(*). L'argumentaire dans son ensemble fonctionne comme une réfutation très élaborée où l'auteur démonte avec une grandiloquence de bon aloi le système mensonger de l'Occident à l'égard du Sud. 1. COLONISATION ET CIVILISATION. Selon Césaire le « mensonge principal à partir duquel prolifère tous les autres » part du rapport établi entre les deux termes. Ce rapport procède « d'une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu'on leur apporte » (p. 8). Pour démontrer le caractère spécieux et faux de cette relation, il prend d'abord le soin de dire ce que n'est pas la colonisation et ce qu'elle est ensuite. Pour lui, il s'agit d'admettre que la colonisation n'est « ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l'ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit » (p.8). Elle n'est rien d'autre, affirme Césaire qu'une entreprise « de l'aventurier et du pirate, de l'épicier en grand et de l'armateur, du chercheur d'or et du marchand, de l'appétit et de la force, avec, derrière, l'ombre portée, maléfique, d'une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d'étendre à l'échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes » (p.8-9). Ailleurs, il dira : « À mon tour de poser une équation : colonisation =chosification. [...] On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification » (p.19-21). Il ressortit ainsi que des équations malhonnêtes : « christianisme = civilisation; paganisme = sauvagerie [...] ne pouvaient [...] s'ensuivre [que] d'abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres » (p. 9). Donc, « l'entreprise coloniale est, au monde moderne, ce que l'impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe » (p. 55). Quant à la civilisation occidentale, Césaire ne mâche pas ses mots à son encontre. Fondée sur le régime capitaliste, selon lui, « elle est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s'avère impuissante à fonder une morale individuelle » (p. 13). Et l'humanisme dont elle se targue n'est rien qu'un « pseudo-humanisme [qui] rappétit les droits de l'homme » parce qu'il a eu « une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste » (pp. 12-13). Il apparaît enfin que le rapport entre colonisation et civilisation ne vise rien d'autre qu'à légitimer la volonté des européens d'exploiter le reste du monde comme cela transparaît dans cette conclusion de Césaire : « Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine » (p. 10). La question des relations sud/nord s'appréhende aussi par le biais du rapport qui existe entre colonisateurs et colonisés. 2. COLONISATEURS ET COLONISÉS. Les Occidentaux ayant délibérément posé des « équations malhonnêtes » et ne jouant presque jamais franc jeux, c'est tout à fait compréhensible qu'entre les peuples colonisés et eux il y ait des rapports d'oppresseurs et d'oppressés. C'est ainsi qu'on a, « partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d'artisans, d'employés de commerce et d'interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires » (p. 19). Allant plus avant, Césaire ajoute : « Entre colonisateurs et colonisés, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, l'impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l'homme indigène en instrument de production » (p. 19). Donc entre Nord et Sud, les rapports (à tout le moins tels qu'ils exprimés dans le Discours) sont pour le moins inhumains au point qu'on n'a pas l'impression d'avoir deux groupes humains en contact. Aussi Césaire qualifie-t-il les Occidentaux de « sadiques », de « tortionnaires », de « colons flagellants », d' « académiciens goitreux endollardés de sottises », d' « ethnographes métaphysiciens et dogoneux », d' « intellectuels jaspineux, sortis puants de la cuisse de Nietzsche », d' « endormeurs », de « mystificateurs ... (p. 31). Cette féroce diatribe définit ainsi le regard que porte le négro-africain, descendant d'anciens esclaves. 3. LES AUTEURS OCCIDENTAUX79(*). Il faut préciser que cette partie étant consacrée à la critique que Césaire fait des écrits de certains auteurs occidentaux, nous n'examinons que quelques uns. À travers cet examen ressortira le regard du Nord vers le Sud, et de la critique de Césaire celle du Sud vers le Nord. Parmi les nombreux auteurs qui ont émis des jugements pour le moins critiquables, Césaire commence par celui qui est le plus emblématique, le plus illustratif de la pensée occidentale et qui a bouleversé les consciences au XXè siècle : Hitler. Hitler porte à l'égard de tout ce qui est étranger à sa race un regard discriminatoire et foncièrement raciste : « Nous aspirons, écrit-t-il, non pas à l'égalité, mais à la domination. [...] Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi » (p. 13, Discours). Après Hitler, Césaire rapporte les dires du philosophe idéaliste Renan qui a fait dans son ouvrage La réforme intellectuelle et morale une distinction des races sur des critères dont lui seul connaît la provenance. D'après lui, « une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre; [...] une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne » (p. 14). Un tel regard montre la conception égocentriste du monde occidental à l'encontre de tout ce qui n'est pas sien. Certains auteurs élaborent les théories les plus audacieuses pour légitimer les sauvageries et barbaries du vieux continent sur les peuples extra-européens. C'est le cas du colonel Montagnac, un des conquérants d'Algérie, qui affirmait que « Pour chasser les idées qui m'assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d'artichauts, mais bien des têtes d'hommes » (p. 16). D'autres auteurs vont encore plus loin dans cette folie d'écrire du n'importe quoi sur les autres sans autre but autre que de se faire valoir injustement et de légitimer leurs bestialités. On a Lapouge, Faguet, Jules Romains (de l'Académie française et de la Revue des Deux Mondes) qui écrivaient respectivement : « Il ne faut pas oublier que [l'esclavage] n'a rien de plus anormal que la domestication du cheval ou du boeuf » (p. 27). « Après tout, la civilisation n'a jamais été faite jusqu'à présent que par des Blancs... » (p. 28). « La race noire n'a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin » (p. 28). Adjoignons, pour être complet, à ces trois auteurs ci-dessus, Roger Caillois dont Césaire nous résume ici la doctrine d'après laquelle « l'Occident a inventé la science. Que seul l'Occident sait penser; qu'aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée » (p. 49). À l'instar de Gobineau qui disait : « Il n'est d'histoire que blanche » (p. 51), R. Caillois ajoute : « Il n'est d'ethnographie que blanche » (p.51). Voilà les différents contours du regard humaniste de l'Occident qui traite l'autre d'inférieur, d'animal et qui de ce fait lui dénie la moindre capacité à créer, à inventer... Contre ces allégations Césaire avance des arguments massue : « Là-dessus on sursaute. [...] Il reste, bien sûr, quelques menus faits qui résistent. Savoir l'invention de l'arithmétique et de la géométrie par les Égyptiens. Savoir la découverte de l'astronomie par les Assyriens. Savoir la naissance de la chimie chez les Arabes. Savoir l'apparition du rationalisme au sein de l'Islam à une époque où la pensée occidentale avait l'allure furieusement prélogique » (p. 49-50). Terminons ce panorama sur les écrits de certains occidentaux par le cas d'un de leur éminent penseur, en l'occurrence Mannoni qui affirmait « que la colonisation est fondée en psychologie; qu'il y a de par le monde des groupes d'hommes atteints, on ne sait comment, d'un complexe qu'il faut bien appeler complexe de la dépendance, que ces groupes sont psychologiquement fais pour être dépendants; [...] que ce cas est celui de la plupart des peuples colonisés, des Malgaches en particulier » (p. 38). Il faut noter que si les auteurs qui pensent de la façon que nous venons de voir sont nombreux, il existe cependant un petit nombre d'écrivains ou de penseurs qui portent des jugements sains et objectifs, soit en reconnaissant les tares de l'Occident, soit en mettant en avant les valeurs des autres, en particulier les Noirs. C'est ainsi que Baudelaire affirmait que « Tout en ce monde [occidental] sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme » (p.44). De son côté, Descartes écrit que : « la raison...est tout entière en chacun » et « qu'il n'y a du plus ou du moins qu'entre les accidents et non point entre les formes ou nature des individus d'une même espèce » (p. 33). Enfin Frobenius martèle : « Civilisés jusqu'à la moelle des os! L'idée du nègre barbare est une invention européenne » (p. 30). Au vu de ce qui précède, il apparaît, d'une part, que le regard des Occidentaux est orienté pour justifier leur entreprise de domination et d'exploitation du Sud, et, d'autre part, que celui de Césaire est plutôt un regard critique de dénonciation : un réquisitoire. Persuadé « que les colonisations passent, que les nations ne sommeillent qu'un temps et que les peuples demeurent » (p. 21), Aimé Césaire porte aussi et surtout un regard de dépassement véritablement tourné vers l'avenir. C'est un regard d'un grand humaniste qui constate et dénonce les abus de l'histoire et qui - et c'est la magnanimité de Césaire - se projette vers un « vivre-ensemble » harmonieux où les peuples se respectent et se « tutoient » non pas avec des qualificatifs racistes, mais avec des qualificatifs tout simplement humains. Le Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire, malgré sa virulence affichée et son caractère apologétique, lance aussi un appel fraternel pour « une nouvelle société », un nouveau monde : « Nous ne sommes pas les hommes du « ou ceci ou cela. Pour nous, le problème n'est pas d'une utopique et stérile tentative de réduplication, mais d'un dépassement. Ce n'est pas une société morte que nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d'exotisme. [...] C'est une société nouvelle qu'il nous faut, avec l'aide de tous nous frères esclaves, créer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique » (p. 29). * 76« Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde », Césaire, Aimé (1955) Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, p. 7. * 77« Le fait est que la civilisation dite « européenne » [...] est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial; [...] impuissante à se justifier. ». Césaire, A., op. cit, p. 7 * 78« L'Europe est indéfendable ». Ibidem. * 79Les numéros de pages de cette partie renvoient à celles du Discours de Césaire et non aux oeuvres des auteurs. |
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