Annexe 1
1. Le manifeste pour une littérature
Monde
Plus tard, on dira peut-être que ce fut un moment
historique : le Goncourt, le Grand Prix du roman de l'Académie
française, le Renaudot, le Femina, le Goncourt des lycéens,
décernés le même automne à des écrivains
d'outre France.
Simple hasard d'une rentrée éditoriale
concentrant par exception les talents venus de la "périphérie",
simple détour vagabond avant que le fleuve revienne dans son lit ?
Nous pensons, au contraire : révolution copernicienne.
Copernicienne, parce qu'elle révèle ce que le milieu
littéraire savait déjà sans l'admettre : le centre,
ce point depuis lequel était supposée rayonner une
littérature franco-française, n'est plus le centre. Le centre
jusqu'ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacité
d'absorption qui contraignait les auteurs venus d'ailleurs à se
dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la
langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix
d'automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la
francophonie. Et naissance d'une littérature monde en
français.
Le monde revient. Et c'est la meilleure des nouvelles.
N'aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la
littérature française ? Le monde, le sujet, le sens,
l'histoire, le "référent" : pendant des décennies,
ils auront été mis "entre parenthèses" par les
maîtres-penseurs, inventeurs d'une littérature sans autre objet
qu'elle-même, faisant, comme il se disait alors, "sa propre critique dans
le mouvement même de son énonciation". Le roman était une
affaire trop sérieuse pour être confiée aux seuls
romanciers, coupables d'un "usage naïf de la langue", lesquels
étaient priés doctement de se recycler en linguistique. Ces
textes ne renvoyant plus dès lors qu'à d'autres textes dans un
jeu de combinaisons sans fin, le temps pouvait venir où l'auteur
lui-même se trouvait de fait, et avec lui l'idée même de
création, évacué pour laisser toute la place aux
commentateurs, aux exégètes. Plutôt que de se frotter au
monde pour en capter le souffle, les énergies vitales, le roman, en
somme, n'avait plus qu'à se regarder écrire.
Que les écrivains aient pu survivre dans pareille
atmosphère intellectuelle est de nature à nous rendre optimistes
sur les capacités de résistance du roman à tout ce qui
prétend le nier ou l'asservir...
Ce désir nouveau de retrouver les voies du monde, ce
retour aux puissances d'incandescence de la littérature, cette urgence
ressentie d'une "littérature-monde", nous les pouvons dater : ils
sont concomitants de l'effondrement des grandes idéologies sous les
coups de boutoir, précisément... du sujet, du sens, de
l'Histoire, faisant retour sur la scène du monde - entendez : de
l'effervescence des mouvements antitotalitaires, à l'Ouest comme
à l'Est, qui bientôt allaient effondrer le mur de Berlin.
Un retour, il faut le reconnaître, par des voies de
traverse, des sentiers vagabonds - et c'est dire du même coup de quel
poids était l'interdit ! Comme si, les chaînes
tombées, il fallait à chacun réapprendre à marcher.
Avec d'abord l'envie de goûter à la poussière des routes,
au frisson du dehors, au regard croisé d'inconnus. Les récits de
ces étonnants voyageurs, apparus au milieu des années 1970,
auront été les somptueux portails d'entrée du monde dans
la fiction. D'autres, soucieux de dire le monde où ils vivaient, comme
jadis Raymond Chandler ou Dashiell Hammett avaient dit la ville
américaine, se tournaient, à la suite de Jean-Patrick Manchette,
vers le roman noir. D'autres encore recouraient au pastiche du roman populaire,
du roman policier, du roman d'aventures, manière habile ou prudente de
retrouver le récit tout en rusant avec "l'interdit du roman". D'autres
encore, raconteurs d'histoires, investissaient la bande dessinée, en
compagnie d'Hugo Pratt, de Moebius et de quelques autres. Et les regards se
tournaient de nouveau vers les littératures "francophones",
particulièrement caribéennes, comme si, loin des modèles
français sclérosés, s'affirmait là-bas,
héritière de Saint- John Perse et de Césaire, une
effervescence romanesque et poétique dont le secret, ailleurs, semblait
avoir été perdu. Et ce, malgré les oeillères d'un
milieu littéraire qui affectait de n'en attendre que quelques piments
nouveaux, mots anciens ou créoles, si pittoresques n'est-ce pas, propres
à raviver un brouet devenu par trop fade. 1976-1977 : les voies
détournées d'un retour à la fiction.
Dans le même temps, un vent nouveau se levait
outre-Manche, qui imposait l'évidence d'une littérature nouvelle
en langue anglaise, singulièrement accordée au monde en train de
naître. Dans une Angleterre rendue à sa troisième
génération de romans woolfiens - c'est dire si l'air qui y
circulait se faisait impalpable -, de jeunes trublions se tournaient vers
le vaste monde, pour y respirer un peu plus large. Bruce Chatwin partait pour
la Patagonie, et son récit prenait des allures de manifeste pour une
génération de travel writers ("J'applique au réel les
techniques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du
réel"). Puis s'affirmaient, en un impressionnant tohu-bohu, des romans
bruyants, colorés, métissés, qui disaient, avec une force
rare et des mots nouveaux, la rumeur de ces métropoles exponentielles
où se heurtaient, se brassaient, se mêlaient les cultures de tous
les continents. Au coeur de cette effervescence, Kazuo Ishiguro, Ben Okri,
Hanif Kureishi, Michael Ondaatje - et Salman Rushdie, qui explorait avec
acuité le surgissement de ce qu'il appelait les "hommes traduits" :
ceux-là, nés en Angleterre, ne vivaient plus dans la nostalgie
d'un pays d'origine à jamais perdu, mais, s'éprouvant entre deux
mondes, entre deux chaises, tentaient vaille que vaille de faire de ce
télescopage l'ébauche d'un monde nouveau. Et c'était bien
la première fois qu'une génération d'écrivains
issus de l'émigration, au lieu de se couler dans sa culture d'adoption,
entendait faire oeuvre à partir du constat de son identité
plurielle, dans le territoire ambigu et mouvant de ce frottement. En cela,
soulignait Carlos Fuentes, ils étaient moins les produits de la
décolonisation que les annonciateurs du XXIe siècle.
Combien d'écrivains de langue française, pris
eux aussi entre deux ou plusieurs cultures, se sont interrogés alors sur
cette étrange disparité qui les reléguait sur les marges,
eux "francophones", variante exotique tout juste tolérée, tandis
que les enfants de l'ex-empire britannique prenaient, en toute
légitimité, possession des lettres anglaises ? Fallait-il
tenir pour acquis quelque dégénérescence
congénitale des héritiers de l'empire colonial français,
en comparaison de ceux de l'empire britannique ? Ou bien reconnaître
que le problème tenait au milieu littéraire lui-même,
à son étrange art poétique tournant comme un derviche
tourneur sur lui-même, et à cette vision d'une francophonie sur
laquelle une France mère des arts, des armes et des lois continuait de
dispenser ses lumières, en bienfaitrice universelle, soucieuse
d'apporter la civilisation aux peuples vivant dans les
ténèbres ?
Les écrivains antillais, haïtiens, africains qui
s'affirmaient alors n'avaient rien à envier à leurs homologues de
langue anglaise. Le concept de "créolisation" qui alors les
rassemblaient, à travers lequel ils affirmaient leur singularité,
il fallait décidément être sourd et aveugle, ne chercher en
autrui qu'un écho à soi-même, pour ne pas comprendre qu'il
s'agissait déjà rien de moins que d'une autonomisation de la
langue.
Soyons clairs : l'émergence d'une
littérature-monde en langue française consciemment
affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l'acte de
décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni
n'écrit en francophone. La francophonie est de la lumière
d'étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné
par la langue d'un pays virtuel ? Or c'est le monde qui s'est
invité aux banquets des prix d'automne. A quoi nous comprenons que les
temps sont prêts pour cette révolution.
Elle aurait pu venir plus tôt. Comment a-t-on pu ignorer
pendant des décennies un Nicolas Bouvier et son si bien nommé
Usage du monde ? Parce que le monde, alors, se trouvait interdit de
séjour. Comment a-t-on pu ne pas reconnaître en Réjean
Ducharme un des plus grands auteurs contemporains, dont L'Hiver de force,
dès 1970, porté par un extraordinaire souffle poétique,
enfonçait tout ce qui a pu s'écrire depuis sur la
société de consommation et les niaiseries libertaires ?
Parce qu'on regardait alors de très haut la "Belle Province", qu'on
n'attendait d'elle que son accent savoureux, ses mots gardés aux parfums
de vieille France. Et l'on pourrait égrener les écrivains
africains, ou antillais, tenus pareillement dans les marges : comment s'en
étonner, quand le concept de créolisation se trouve réduit
en son contraire, confondu avec un slogan de United Colors of Benetton ?
Comment s'en étonner si l'on s'obstine à postuler un lien charnel
exclusif entre la nation et la langue qui en exprimerait le génie
singulier - puisqu'en toute rigueur l'idée de "francophonie" se donne
alors comme le dernier avatar du colonialisme ? Ce qu'entérinent
ces prix d'automne est le constat inverse : que le pacte colonial se
trouve brisé, que la langue délivrée devient l'affaire de
tous, et que, si l'on s'y tient fermement, c'en sera fini des temps du
mépris et de la suffisance. Fin de la "francophonie", et naissance d'une
littérature-monde en français : tel est l'enjeu, pour peu
que les écrivains s'en emparent.
Littérature-monde parce que, à l'évidence
multiples, diverses, sont aujourd'hui les littératures de langue
françaises de par le monde, formant un vaste ensemble dont les
ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde,
aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous
émerge, et ce faisant retrouvent après des décennies
d'"interdit de la fiction" ce qui depuis toujours a été le fait
des artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de
donner voix et visage à l'inconnu du monde - et à l'inconnu en
nous.
Enfin, si nous percevons partout cette effervescence
créatrice, c'est que quelque chose en France même s'est remis en
mouvement où la jeune génération,
débarrassée de l'ère du soupçon, s'empare sans
complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies
romanesques. En sorte que le temps nous paraît venu d'une renaissance,
d'un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, sans souci d'on ne sait quel
combat pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue ou
d'un quelconque "impérialisme culturel". Le centre relégué
au milieu d'autres centres, c'est à la formation d'une constellation que
nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif
avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la
poésie et de l'imaginaire, n'aura pour frontières que celles de
l'esprit.
Liste des 44 auteurs signataires de ce
Manifeste :
Muriel BABERY, Tahar BEN
JELLOUN, Alain BORER, Roland BRIVAL,
Maryse CONDE, Didier DAENINCKX, Ananda
DEVI, Alain DUGRAND, Edouard
GLISSANT, Jacques GODBOUT, Nancy
HUSTON, Koffi KWAHULE, Dany
LAFERRIERE, Gilles LAPOUGE, Jean-Marie
LACLAVETINE, Michel LAYAZ, Michel LE
BRIS, JMG LE CLEZIO, Yvon LE MEN,
Amin MAALOUF, Alain MABANCKOU, Anna
MOI, Wajdi MOUAWAD, NIMROD,
Wilfried N'SONDE, Esther ORNER, Erik
ORSENNA, Benoit PEETERS, Patrick
RAMBAUD, Gisèle PINEAU, Jean-Claude
PIROTTE, Grégoire POLET, Patrick
RAYNAL, RAHARIMANANA, Jean
ROUAUD, Boualem SANSAL, Dai
SITJE, Brina SVIT, Lyonnel
TROUILLOT, Anne VALLAEYS, Jean
VAUTRIN, André VELTER, Gary
VICTOR, Abdourahman A. WABERI
|
|