Le face à face dans totalité et infini d'Emmanuel Levinas: Essai de lecture du rapport entre le retraitant et Dieu dans les Exercices spirituels de saint Ignace( Télécharger le fichier original )par Jean-Luc Malango Kitungano Faculté de philosophie saint Pierre Canisius - baccalauréat philosophie programme spécial 1 2006 |
III.2. Les Exercices Spirituels comme expérience religieuse de l'altérité absolueLe Dieu décrit par Levinas se rapproche de celui des Exercices Spirituels, que le retraitant ne peut pas contempler dans son essence. Parmi les différentes méditations proposées par Ignace, il n'est mentionné nulle part un exercice de contemplation ou de méditation, dans lequel le retraitant saisirait Dieu dans son essence, le comprendrait, ou serait en mesure de le thématiser. Dans la méditation de l'incarnation, c'est la Sainte Trinité qui contemple le monde. Le regard du retraitant est porté sur la manière dont elle regarde le monde. Ignace parle de Dieu comme si le retraitant en avait déjà une idée. Par conséquent, la question de son existence ne se pose pas. La 15ème annotation mentionne que c'est le créateur qui se communique lui-même au retraitant. Quand le retraitant prie, s'adresse t-il à un objet ou à un sujet ? L'être visé reste sans contexte dans la mesure où il est inaccessible aux prises naturelles de la pensée et des sentiments du retraitant. Le mouvement s'invertit comme si Dieu était un être transpersonnel dans la mesure où il se livre lui-même par pure grâce. La synthèse individuelle opérée dans les revues d'oraison et dans les entretiens entre le retraitant et son directeur implique toujours un acte de « foi » en soi, même si la référence au « réel » varie infiniment. La conscience du retraitant est le lieu et l'expression de l'expérience mais elle n'en est pas la cause. C'est Dieu qui est la cause de l'expérience. Néanmoins, il nous faut préciser le rôle de la contemplation de Jésus, ou mieux du face-à-face entre le retraitant et les récits de la vie de Jésus, élément très fondamental dans l'analyse de la relation entre le retraitant et Dieu. Nous avons dit dans les lignes précédentes que le retraitant ne contemple pas Dieu dans son essence, que la figure d'un homme reste très importante, voire décisive. En effet, le face-à-face de la prière54(*) est vécu par le retraitant devant la figure d'un homme qui a souffert injustement par la méchanceté de l'homme, d'un homme qui fut assassiné violemment et qui devient pour lui le visage d'autrui en face de qui il ne peut plus justifier sa liberté. Devant cet homme en croix, les certitudes s'effondrent, le monde connu n'est plus le même et la morale traditionnelle, exprimée par le priant en termes de « faire », est remise en question55(*). Il s'agit de la partie finale de la méditation faite par le retraitant dans le premier exercice de la première semaine « la méditation en usant des trois facultés sur le premier, le second et le troisième péché » : Imaginant le Christ...devant moi et mis en croix, faire un colloque : ...De même me regarder moi : ce que j'ai fait pour le Christ, ce que je fais pour le Christ, ce que je dois faire pour le Christ ; puis le voyant dans cet état, suspendu ainsi à la croix, parcourir ce qui s'offrira à moi.56(*) Le retraitant se trouve pris dans une relation de face-à-face avec Jésus en Croix, d'une manière qui le remet en question. Dans cette méditation, le retraitant est loin de s'évanouir dans la relation ; il y garde toute sa lucidité et sa raison. Jésus en croix contemplé par lui est un événement qui ne le laisse pas dans la torpeur. Il comprend que Dieu n'est pas un Dieu sans visage, un Dieu anonyme: il est le Père de Jésus. Le retraitant, devant la mort du juste apprend dès lors à lire autrement l'histoire de la contingence, de la violence et de la finitude. Jésus, comme autrui dans un récit, exprime le face-à-face avec le retraitant comme appel à une relation nouvelle. Jésus n'est pas au dessus du retraitant comme un supérieur, il lui est extérieur dans le sens de l'extériorité lévinassienne. Jésus se signifie au retraitant , comme saint, comme visage de l'autre par excellence qui enseigne, qui intime le commandement : "Tu ne tueras pas", visage de Dieu fait homme. La réponse du retraitant ne s'ajoute pas au "noyau" de son objectivité comme un accident, mais produit la vérité d'une relation où Dieu se dévoile en Jésus. Le surplus de vérité, c'est le Christ comme intention divine de toute vérité, Emmanuel. Le face-à-face entre le retraitant et Dieu, Dieu qui se dit en Jésus son fils, est une relation irréductible, qu'aucun concept ne saurait embrasser. A la fin de la retraite, le retraitant se trouve en face du monde et d'autres hommes. Le face-à-face avec Jésus a rendu possible, pour lui, la vision pluraliste du monde ; et la bonté est devenue pour lui la mesure ultime de sa réponse. La contemplation pour parvenir à l'amour (ES.230-231)57(*) est ainsi la clôture d'une expérience mystique qui remet le retraitant dans la vie ordinaire, angoissante, où il peut à nouveau trahir autrui en refusant d'accueillir les pauvres et les marginaux. La notion de substitution introduit par Levinas, où personne ne peut se substituer à moi et à ma responsabilité pour autrui est ici déployée. Jésus s'est identifié à tous les marginaux de son époque et de la notre . Il s'est, en outre, identifier au père de la bonté, Dieu dont il disait être le fils. Dans le récit de l'évangile il s'identifie à son Père, Dieu, dont l'homme est fils par pure bonté : "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait" (Mt 25,40) Cette parole prophétique s'apparente à celle de l'Ancien Testament (parole du judaïsme qui appelle à la responsabilité pour autrui): "Défaites les chaînes injustes, déliez les liens du joug et renvoyez libres les opprimés" (Is 58, 6-10) Si d'une part les similitudes sont patentes entre Totalité et Infini et les Exercices spirituels en ce qui concerne le face-à-face, il y a lieu de montrer ici leurs divergences majeures. Pour Levinas, la notion de substitution devient dangereuse quand elle est utilisée par les religions qui peuvent en pervertir le sens. Levinas apporte ici une nuance. Il refuse toute collusion entre les notions de Dieu et de présence . Concevoir Dieu comme présent dans le monde, même sous la modalité de l'humilité, reste une atteinte à sa transcendance, à sa gloire. Levinas introduit ici la notion de trace . Mais on ne peut pas considérer cette trace comme signe de ce dont elle est trace. Dieu n'est pas un Autrui caché que l'on peut retrouver en suivant sa trace. Il n'est pas un Toi (pour Levinas, même Autrui est un Vous et non un Toi), mais un Il qui est toujours déjà éloigné. Le mouvement vers lui consiste à aller vers les autres : Aller vers Lui, ce n'est pas suivre cette trace qui n'est pas un signe, c'est aller vers les Autres qui se tiennent dans la trace58(*) En conséquence l'humilité divine promue par le christianisme, parce qu'elle est encore entachée de présence, exige d'être dépassée. Le Dieu s'humiliant pour « demeurer avec le contrit et l'humble » (Isaïe 57, 15), le Dieu « de l'apatride, de la veuve et de l'orphelin », le Dieu se manifestant dans le monde par son alliance avec ce qui s'exclut du monde, peut-il, dans sa démesure, devenir un présent dans le temps du monde? N'est-ce pas trop pour sa pauvreté ? N'est-ce pas trop peu pour sa gloire sans laquelle sa pauvreté n'est pas une humiliation? Pour que l'altérité dérangeant l'ordre ne se fasse pas aussitôt participation à l'ordre, pour que demeure ouvert l'horizon de l'au-delà, il faut que l'humilité de la manifestation soit déjà éloignement. Pour que l'arrachement à l'ordre ne soit pas ipso facto participation à l'ordre, il faut que cet arrachement - par un suprême anachronisme - précède son entrée dans l'ordre. La figure conceptuelle que dessine l'ambiguïté - ou l'énigme - de cet anachronisme, Levinas l'appelle trace. Mais la trace n'est pas un mot de plus: elle est la proximité de Dieu dans le visage du prochain. Selon Levinas, Jésus n'est donc pas Dieu, il ne peut être le fils de Dieu. En corrélation avec la notion de transcendance, il existe un deuxième volet dans la signification philosophique d'un Dieu-Homme. Elle exprime dans une certaine mesure ce que Levinas appelle le secret de la subjectivité . Avec le Dieu-Homme, on retrouve en effet les notions de défection de l'identité, de substitution et d'expiation qui, constituent le fond de la subjectivité. L'affirmation d'un Homme-Dieu ou d'un Dieu-Homme comporte l'idée d'expiation pour les autres, c'est-à-dire d'une substitution: l'identique par excellence, ce qui est non interchangeable, ce qui est l'unique par excellence, serait la substitution elle-même59(*) Mais la notion de Dieu-Homme affirme, dans la transsubstantiation du Créateur en créature, l'idée de la substitution. Cette atteinte portée au principe de l'identité dans quelle mesure peut-elle exprimer le secret de la subjectivité? Dans une philosophie qui, de nos jours, ne reconnaît à l'esprit d'autre pratique que la théorie et qui ramène au pur miroir des structures objectives - l'humanité de l'homme réduite à la conscience - l'idée de la substitution ne permet-elle pas une réhabilitation du sujet, que ne réussit pas toujours l'humanisme naturaliste perdant vite, dans le naturalisme, les privilèges de l'humain?60(*) Autant d'interrogations de Levinas qui nécessitent un approfondissement et une clarification toujours croissante de la part des croyants chrétiens, de ce qu'ils entendent par le mystère de l'incarnation. Ce mystère a-t-il un sens éthique patent, qui se profile dans l'apparence de son irrationalité ? Autant des questionnement dont les pistes de réponse restent ouvertes. Terminons cette dernière partie de notre étude en proposant schématiquement, les différents rapports de face-à-face qu'incluent les Exercices spirituels de saint Ignace, en les comparant aux rapports de face-à-face compris dans Totalité et Infini. Les rapports de Face-à-face dans Totalité et infini et dans les Exercices spirituels, essai de comparaison.
Le tableau que nous venons de présenter n'épuise pas tous les contours du face-à-face, nous n'avons offert que les grands traits de la question. * 54 Il s'agit ici de la méditation et des contemplations qui sont faites à partir du récit biblique. * 55 Nous empruntons ces réflexions à l'ouvrage de Ntima Nkanza, Ibid., p. 212 * 56 Ignace de Loyola, ibidem, p. 59 (ES 53) * 57 "tout d'abord, il convient d'observer deux choses. La première est que l'amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles . La seconde : l'amour consiste en une communication réciproque; c'est-à-dire que celui qui aime donne et communique à celui qu'il aime ce qu'il a ou ce qu'il peut; et de même, à l'inverse, celui qui est aimé, à celui qui l'aime. De manière que si l'un a de la science, il la donne à celui qui ne l'a pas; de même pour les honneurs et pour les richesses. Et ainsi en est - il de l'autre envers le premier. * 58 Emmanuel Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949, rééd. 1967, 1994, p. 202 * 59 Ibid., 69 * 60 Ibid. p. 74 |
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