FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
SAINT PIERRE CANISIUS
KIMWENZA
Séminaire II : Totalité et
Infini d'Emmanuel Levinas
Le face-à-face dans Totalité et
Infini d'Emmanuel Levinas:
essai de lecture du rapport entre le retraitant et Dieu
dans les Exercices Spirituels de saint
Ignace.
Directeur: Etudiant :
P. Edoth MUKASA, sj Jean-Luc
MALANGO KITUNGANO sj
Année académique : 2004-2005
INTRODUCTION
La pensée de Levinas1(*) peut être interprétée selon deux
directions : le penseur de la philosophie ou le penseur du judaïsme.
Mais les deux directions sont interdépendantes. L'approche de
l'éthique du visage dans la perspective de Totalité et
Infini2(*) semble se
poursuivre dans De Dieu qui vient à l'idée3(*) comme pensée sur
Dieu.
Comme pensée philosophique, Totalité et
Infini nous présente le sujet voué à autrui dont le
visage lui fait face dans une relation asymétrique. Autrui
n'apparaît pas en lui-même, mais il prend sens
précisément par son visage qui intime un ordre au
Même: "Tu ne tueras pas". Totalité et Infini met en
question l'ontologie et toute la pensée philosophique contemporaine qui
en découle. La notion de l'autre, en effet, est saisie dans l'ontologie
comme obstacle à la liberté ou à l'intelligibilité
ou encore à la perfection. Il faut penser l'autre comme
extériorité; l'éthique qui tient compte de la
primauté de l'autre est - par conséquent - science
première.
De Dieu qui vient à l'idée est une
recherche sur la possibilité d'entendre le mot Dieu, le Dieu de la
Bible, comme un mot qui a un sens indépendamment du
problème de son existence ou de sa non-existence. Le discours
philosophique doit pouvoir embrasser Dieu - dont parle la Bible - si toutefois
ce Dieu a un sens. Le Dieu de la Bible signifie de façon
invraisemblable4(*) dans
l'altérité, voilà une pensée du judaïsme qui
se déploie dans De Dieu qui vient à l'idée de
manière philosophique.
Les Exercices Spirituels nous servent ici de
prétexte, mieux, de terrain concret pour analyser le face-à-face
entre l'homme et Dieu. La question de l'existence ou de la non-existence de
Dieu ne se pose pas dans les Exercices Spirituels de saint Ignace. Une
certitude habite les Exercices Spirituels de saint Ignace, une
certitude que rejoint Levinas : Il n'y a pas d'expérience de Dieu
sans communication intersubjective qui ouvre sur l'infini. Dans les
Exercices Spirituels de saint Ignace, comme dans l'éthique du
visage de Levinas, l'homme ne contemple pas un Dieu désincarné,
mais plutôt l'homme dans l'histoire concrète. S'il y a un
rapprochement possible entre Totalité et infini et les
Exercices spirituels de saint Ignace en ce qui concerne le
face-à-face, il y a lieu, cependant, de souligner aussi leurs
divergences, dont celle, majeure, portant sur l'homme Jésus.
Jésus est dans le christianisme homme et fils de Dieu5(*).
Dans le présent travail, nous allons, dans un premier
temps, analyser le face-à-face entre le Même et Autrui, en deux
chapitres, à partir de la lecture de Totalité et Infini
comme ouvrage principal et De Dieu qui vient à
l'idée comme ouvrage complémentaire. Nous ferons, dans un
second moment, au chapitre trois, un essai de rapprochement entre la
conception levinassienne du face-à-face et celle qui articule le rapport
entre le retraitant et Dieu dans les Exercices Spirituels de saint
Ignace.
0. PRECISIONS CONCEPTUELLES
Nous établissons, dans ce premier point, un lien entre
différents concepts qu'utilise Emmanuel Levinas dans Totalité
et Infini et De Dieu qui vient à l'idée en
précisant leur champ de signifiance pour éviter tout
équivoque. Nous définirons principalement les concepts
suivants : le Même, Autrui, le face-à-face.
0. 1. Le Même
Le Moi, le Même, le Soi disent le sujet.
L'identification du Moi, comme le Même, part d'une relation
marquée par l'égoïsme. La manière du moi contre
l' « autre » du monde, consiste à y
séjourner, à s'y identifier en y existant « chez
soi ». Levinas part de la relation concrète entre le moi et
le monde pour définir le Même. Le monde est étranger et
hostile et il devrait, en bonne logique, altérer le moi. Or l'originelle
relation entre eux, où le moi se révèle
précisément comme le Même par excellence, se produit comme
séjour dans le monde6(*). Le Même est le sujet qui a pouvoir sur le
monde, qui intègre le monde en le thématisant, comme
connaissance, comme objet de connaissance ou comme manducation.
La première section de Totalité et
infini, le Même et l'Autre, explore le sujet dans
une dimension où il n'est plus le donneur transcendantal de sens tel que
le voudrait la phénoménologie Husserlienne et toute la tradition
philosophique de l'Occident : la philosophie occidentale a
été le plus souvent une ontologie, c'est-à-dire une
intégration de l'Autre au Même. La primauté du Même,
ou du sujet, est caractéristique de la philosophie de Socrate, puisqu'on
n'y reçoit rien d'autrui sinon ce qui est déjà dans le
moi. La raison est la manifestation d'une liberté qui vise la
neutralisation de l'autre. Le Même est donc la totalité
construite par le sujet transcendantal qui a prise sur le monde, et qui
prétend comprendre le monde et autrui. Ceci est d'autant plus vrai chez
Heidegger : la liberté consiste chez lui à assurer
l'autarcie du moi, contre l'Autre7(*) . Le « Je pense » de
Descartes stipule, également, le « Je
peux » sans s'ouvrir vraiment à l'autre.
0. 2. Autrui
Autrui s'approche de deux façons quand on cherche
à le définir . Négativement, autrui n'est pas moi et
autrui n'est pas une chose. Les relations que le Même entretient avec la
chose ne peuvent en aucune façon s'appliquer à Autrui. On ne peut
le saisir, le comprendre comme un objet, en faire sa possession. Levinas va
plus loin : on ne peut même pas le définir, ni par son
histoire, ni par sa situation sociale, encore moins par une quelconque
caractéristique physique ou psychologique...Dès l'instant que
j'ai qualifié Autrui par un attribut, Autrui en tant que tel s'est
envolé. Autrui n'entre donc pas dans un concept. Autrui n'est même
pas un alter ego.
Positivement, l'expression, le discours, la parole sont des
situations privilégiées où Autrui se dit. Par la parole,
Autrui se manifeste en soi. Ce n'est pas, en effet, le langage qui parle mais
Autrui.
Toutefois, il faut que nous évitions un malentendu. La
pensée de Levinas n'est pas une philosophie du dialogue. Elle est
d'abord, par la primauté d'Autrui, par son extériorité, la
démarche qui cherche à fonder l'éthique comme philosophie
première.
0.3. Le face - à - face
Le face-à-face, chez Levinas, se démarque de la
signification habituelle. Dire que deux personnes sont face-à-face, peut
recouvrir une multitude de significations : il peut s'agir d'un
face-à-face vécu comme défiance ou d'un face-à-face
vécu comme complicité, mieux, vécu comme fusion des
sentiments. Le face-à-face chez Levinas ne renvoie pas à ces
acceptions.
Pour saisir le face-à-face, selon Levinas,
plaçons-nous dans la perspective de la mise en question de la
liberté. Il s'agit ici d'un point de vue éthique et plus
particulièrement de la critique de l'ontologie. La philosophie
occidentale est fondée sur l'exercice de la raison, sur l'exercice de la
liberté qui se donne comme « conscience de... ».
Ainsi, la liberté dénote la façon où le Même
demeure dans l'Autre. Le Même, reconnaît Levinas, dans De
Dieu qui vient à l'idée, peut faire l'expérience
d'Autrui, « observer » son visage et l'expression de ses
gestes comme un ensemble des signes qui renseigneraient sur les états
d'âme de l'autre homme. Mais dans cette conception de la relation
à Autrui, l'altérité indiscernable d'Autrui est
précisément manquée8(*). Le savoir où l'étant se donne comme
objet de connaissance par l'entremise de l'impersonnel n'offre pas une mise en
question de la totalité du Même. Pour mettre en question le
Même, il faut une réversibilité - c'est-à-dire une
situation où le Même perd sa place au profit de l'autre, la
situation ou il est en face de l'autre homme. Or dans la relation
métaphysique, cette mise en question n'est pas admise car cette relation
exige que les termes en présence aient une communauté de
« genre » ou la même nature. Levinas pose alors que,
pour qu'une relation asymétrique soit possible, il faut que, d'une part,
le Même soit immanent et l'Autre transcendant et que d'autre part,
l'Autre entre dans la relation sans violenter le Même.
Le face-à-face propre à la relation
éthique tranche sur toute relation de totalisation, de
synthétisation, de réduction. Le face-à-face9(*) entre le Même et Autrui se
présente sans nier le Même. Mais au lieu de blesser la
liberté du Même, il l'appelle à la responsabilité et
l'instaure. Le face-à-face comme relation éthique, comme
épiphanie du visage de l'autre, signifie que c'est la transcendance
d'autrui qui rend compte de la liberté du Même.
Chapitre I : METAPHYSIQUE ET
TRANSCENDANCE
En nous, « quelque chose » proteste contre
la bonne conscience rationaliste et les entreprises réductionnistes. Un
« quelque chose » dont l'invisible présence nous
comble, dont l'absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets au coeur
même de nos suffisances. Nous portons en nous comme une nostalgie de
quelque chose d'autre, le sentiment qu'il y a autre chose. Platon parle dans le
Banquet d'un « quelque chose d'autre » dont les
âmes des amants sont éprises, qu'elles ne peuvent exprimer,
qu'elles devinent seulement et suggèrent en énigmes10(*).
I.1. Le désir de l'invisible
« La vraie vie est absente ». Mais nous
sommes au monde. La métaphysique surgit et se maintient dans cet alibi.
Elle est tournée vers l' « ailleurs »11(*). L'être se
révèle ici comme guerre. Il faut une relation nouvelle avec
l'être dans un monde où la violence est évidente et
secrète sur tout le règne de la totalité. L'ontologie ne
peut pas être considérée comme philosophie première,
comme fondement de la connaissance. La morale elle-même, pour se
prétendre inconditionnelle et universelle, devrait se superposer
à l'ontologie.
Pour pouvoir fonder l'éthique, Levinas se demande ce
que peut signifier l'intelligibilité de l'intelligible, la signification
du sens, la raison. Ainsi, usant de la méthode
phénoménologique, il va jusqu'à interroger ce qui fonde
l'ontologie qui prétend être la philosophie première.
Levinas commence par remettre en question la primauté de la philosophie
telle qu'elle fut héritée de la Grèce. La philosophie qui
nous est transmise - et qui, malgré son origine en Grèce, se
présente comme la « sagesse des nations », propose
une convenance totalitaire entre l'intelligibilité du cosmos où
se posent des êtres solides et saisissables et le bon sens pratique des
hommes ayant des besoins à satisfaire. Toute signifiance est ainsi
ramenée à l'être, parlant des étants en tant qu'ils
affirment l'être. Il se créé ainsi comme un espace verbal
totalitaire du mot être. L'ontologie devient ainsi comme une chasse aux
étants et aux choses. Elle entend identifier, situer en son sein les
étants et les choses. Mais cette démarche se trouve comme
débordée par l'irruption d'un irrationnel qui a un sens et
déchirant le sens totalitaire du rationnel.
Nous verrons dans le paragraphe suivant, la manière
dont Levinas introduit l'idée de débordement dans le Même
à partir de l'idée de l'infini qui est en nous. C'est là
un héritage du cartésianisme que Levinas explore pour fonder
l'éthique, appelée par lui : philosophie première,
métaphysique par excellence.
I.2. La transcendance comme
idée de l'infini
La métaphysique précède l'ontologie.
Voilà une affirmation qui ouvre le quatrième paragraphe de
la section première de Totalité et infini. La
métaphysique renvoie ici à l'éthique et l'ontologie
correspond à ce que nous appelons communément
métaphysique, comme science de l'être en tant qu'être ou
encore comme étude des essences. Ne pourrions-nous pas affirmer que la
morale ouvre ainsi la dimension qui fonde la transcendance en
philosophie ?
Pour Levinas, il faut explorer une conception nouvelle de la
morale. La morale s'identifie habituellement à la recherche de la
perfection, laquelle peut prendre de multiples formes. Il peut s'agir de
l'établissement de l'harmonie ou d'un juste milieu dans le comportement,
la maîtrise des pulsions, l'obéissance de l'homme à la loi
morale que sa propre raison lui impose, l'accès à la
contemplation ou encore l'impératif portant sur l'action et la
réalisation..., autant de modèles dont le dénominateur
commun est le sujet. Le sujet doit alors viser telle ou telle perfection et
ainsi accomplir sa véritable nature. Même la morale
existentialiste, qui rejette la notion de nature humaine, maintient l'exigence
d'authenticité et de réalisation de soi par soi.
Levinas se démarque de ces différents
schémas : chez lui, l'impulsion éthique ne vient plus du
moi. Elle procède de la révélation d'autrui, de l'autre
homme. Comment Levinas arrive à établir cette
impulsion éthique qui vient d'autrui? L'infini dans le fini, le
plus dans le moins, qui s'accomplit dans l'idée de l'infini, se produit
comme désir.
Le désir se présente donc comme le tout autre
du besoin. La jouissance qui répond au besoin est dans l'économie
du monde habité. Dans la jouissance, le besoin s'éprouve au sein
d'une totalité. La séparation entre le sujet et le monde dans le
besoin n'est que formelle. Certes, le besoin manifeste un manque, un vide qui
nécessite d'être comblé, mais le Même vit une sorte
de complaisance de ce dont il jouit. Du désir, il n'en est pas ainsi,
car le désir se creuse alors même qu'on cherche à le
combler, il s'approfondit. Le désir est tourné vers l'absolument
autre, il est désir de l'invisible. Ce désir est
métaphysique, c'est-à-dire un mouvement partant d'un chez soi
vers un ailleurs, vers un « hors-de-soi ».
Le cogito, caractéristique de la philosophie
cartésienne, est écarté par Levinas ; par contre, il
reprend à son compte l'idée de l'infini. D'où nous vient
l'idée de l'infini ? Elle n'est pas engendrée par le sum
cogitans ; c'est donc Dieu qui l'a implantée dans la
conscience. Cette position de Descartes est également, dans la forme
où elle se présente, écartée par Levinas. Pour lui,
l'éveil de la conscience morale qui coïncide avec la manifestation
de l'infini, procède de l'autre homme qui me suscite dans le
face-à-face12(*).
A ce titre, l'ontologie comprise comme philosophie
première est une philosophie de la puissance. Elle ne met pas en
question le Même, elle est donc une philosophie injuste, car justifier
appartient à cet abord de face de l'autre qui n'est ni
psychagogie, ni pédagogie.
Paul Ricoeur estime que la rupture entre le Même et
l'Autre intervient au point d'articulation de la phénoménologie
et de l'ontologie des « grands genres ». La conception de
l'ontologie que Levinas décrit n'a jamais été admise par
lui :
Chez Emmanuel Levinas, l'identité du Même a
partie liée avec une ontologie de la totalité que ma propre
investigation n'a jamais assumée, ni même rencontrée...La
philosophie de Levinas...procède plutôt d'un effet de rupture qui
survient au point où ce que nous venons d'appeler une
phénoménologie alternative s'articule sur un remaniement des
« grands genres » du Même et de l'autre. Parce que le
Même signifie totalisation et séparation,
l'extériorité de l'autre ne peut plus désormais être
exprimée dans le langage de la relation. L'autre s'absout de la
relation, du même mouvement que l'infini se soustrait à la
Totalité. Mais comment penser l'irrelation qu'implique une telle
altérité dans son moment d'ab-solution ? 13(*)
Paul Ricoeur estime qu'une ontologie reste possible de
nos jours dans la mesure où les philosophies du passé restent
ouvertes à des réinterprétations et à des
réappropriations, à la faveur d'un potentiel de sens
laissé inemployé, voire réprimé, par le processus
même de systématisation, de scolarisation auquel nous devons les
grands corps doctrinaux, que nous identifions d'ordinaire par leurs
maîtres d'oeuvre que sont Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Leibniz,
etc.
Chapitre II : LE FACE-A-FACE,
RELATION IRREDUCTIBLE
La philosophie occidentale est une philosophie de la
« force qui va »14(*). Elle est fondée sur l'exercice de la raison,
de la liberté qui se donne comme « conscience
de... ». La critique du réel s'effectue à partir de
cette « ontologie » comme discours sur
« l'être de l'étant ».
L'entreprise ontologique pose-t-elle la question de la
légitimité de son action, de sa compréhension, de son
intelligibilité, de son objectivité... ? On dirait que son
action de compréhension, de rationalisation, d'objectivation se pose
comme un axiome à partir duquel tout est démontré, mais
qui lui-même est indémontrable. On peut distinguer dans la
pensée européenne la prédominance d'une tradition qui
associe l'indignité à l'échec, la
générosité morale elle-même, aux
nécessités de la pensée objective. La
spontanéité de la liberté ne peut être mise en
question. Sa limitation seule serait tragique et ferait scandale15(*). C'est pourquoi la notion de
la liberté telle qu'elle a été comprise par les
philosophes qui en font la vérité première, en tant que
toute puissance et auto - position, ne supporte pas la critique. La
rationalisation s'arroge la primauté de passer au crible toute
réalité et se pose comme base de toute entreprise philosophique.
II.1. La liberté mise en question
L'existence en réalité n'est pas
condamnée à la liberté, mais est investie comme
liberté. La liberté n'est pas nue, sans
« contenu » qui la fonde. Philosopher, c'est remonter en
deçà de la liberté et découvrir l'investiture qui
libère la liberté de l'arbitraire. Le savoir comme critique ne
peut surgir que dans un être qui a son origine en deçà de
lui-même comme origine, qui est créé16(*). Le propre du savoir n'est pas
dans la possibilité d'aller vers un objet, mouvement par lequel il
s'apparente aux autres actes. Son privilège consiste à pouvoir se
remettre en question, à pénétrer en deçà de
sa propre condition. Le savoir est un retrait par rapport au monde non pas
parce qu'il a le monde pour objet mais parce que son exercice consiste
à tenir en mains, en quelque sorte la condition même qui le
soutient jusqu'à cet acte même de tenir en main.
Dès lors, identifier le problème du fondement
avec une compréhension objective de la connaissance, c'est d'avance
considérer que la liberté ne peut se fonder que sur
elle-même. Or, le savoir dont l'essence est critique, ne peut se
réduire à la connaissance objective. Il est direction vers
autrui. Accueillir autrui, c'est donc mettre ma liberté en
question17(*). La raison
qu'il s'agit de mettre ainsi en question est celle qui se constitue comme
instance de jugement et d'identification. Dans un tel cadre, la liberté
se comprend comme identification du sujet qui ne se laisse pas
« aliéner » par l'Autre, mais qui, plutôt,
réduit l'altérité à une facticité capable
d'être intégrée. La thèse de la liberté
totale du Même voit donc en l'Autre, l'adversaire, ce qui met en danger
de facto le Même. L'Autre n'y apporte que gêne et limitation.
Cette conception estime que la liberté ne peut être mise en
question que dans la mesure où elle se trouve, en quelque sorte
imposée à elle - même. Le sujet apparaît ici comme
totalitaire et injuste. En effet, il est « pour soi », il
possède, il domine et il étend son identité à ce
qui vient. Cet impérialisme du même est l'essence d'une certaine
saisie de la liberté18(*).
Néanmoins, le doute de Descartes a perçu les
limites du même. Ce doute qui fait rechercher la certitude en est la
preuve. Ce soupçon, cette conscience du doute, suppose comprend-il,
l'idée du parfait. Le savoir du cogito renvoie ainsi à
une relation avec le Maître - à l'idée de l'infini ou du
parfait. L'idée de l'infini n'est ni l'immanence du « Je
pense », ni la transcendance de l'objet. Le Cogito
s'appuie chez Descartes sur l'autre qui est Dieu et qui a mis dans l'âme
l'idée de l'infini. Qui l'aurait enseignée, remarque Levinas,
sans susciter simplement, comme le maître platonicien, la
réminiscence de visions anciennes19(*).
L'accueil d'autrui est ipso facto la conscience de
l'injustice du Même, la honte que la liberté éprouve pour
elle-même. Si la philosophie consiste à savoir d'une façon
critique, c'est-à-dire à chercher un fondement à la
liberté, à la justifier, elle commence avec la conscience morale
où l'Autre se présente comme autrui et où le mouvement de
la thématisation s'invertit.
Autrui se situe ainsi dans une dimension de hauteur. Il n'est
pas transcendant parce qu'il serait libre comme moi. Sa liberté, au
contraire, est une supériorité qui lui vient de la transcendance
même. Le rapport avec autrui ne se mue donc pas, comme la connaissance,
en jouissance et possession, en liberté injuste. Autrui s'impose comme
une exigence qui domine ma liberté et, dès lors, comme plus
originelle que tout ce qui se passe en moi. Autrui dont la présence
exceptionnelle s'inscrit dans l'impossibilité éthique où
je suis de le tuer, indique de la sorte la fin des pouvoirs. Si je n'ai plus de
pouvoir sur lui, c'est qu'il déborde absolument toute idée que je
peux avoir de lui. Le moi peut, certes, chercher à s'engager dans une
autre voie. Il peut chercher à se saisir dans un système, telle
semble être la justification de la liberté à laquelle
aspire la philosophie qui, de Spinoza à Hegel, identifie volonté
et raison, qui contre Descartes, enlève à la vérité
son caractère d'oeuvre libre, pour la situer là où
l'opposition du moi et du non-moi s'évanouit, au sein d'une raison
impersonnelle. La liberté se ramène au reflet d'un ordre
universel, lequel se soutient et se justifie tout seul, comme le Dieu de
l'argument ontologique20(*).
Ce n'est donc pas ma liberté qui doit rendre compte de
la transcendance d'autrui ? C'est la transcendance d'autrui qui rend
compte de la liberté du Même. L'homme est libre mais il est libre
pour servir Autrui. Autrui s'impose au Même comme moralité. Le
désir métaphysique sème toujours l'inquiétude au
sein du moi-même. Le visage en appelle à la responsabilité,
comme convocation à répondre de l'Autre. La relation
éthique devient ainsi l'origine de toute relation et fonde la raison.
C'est ici que Levinas introduit la notion de substitution.
La substitution chez Levinas signifie que je me
substitue à autrui, mais que personne ne peut se substituer à moi
en tant que moi. Quand on commence à dire que quelqu'un peut se
substituer à moi, commence l'immoralité. Par contre, le moi, en
tant que moi, dans son individualité radicale qui n'est pas une
situation de réflexion sur soi, se découvre responsable du mal
qui se fait21(*).
Dans De Dieu qui vient à l'idée,
Levinas ouvre une voie pour la religion. A la question de H. Phillipse,
concernant la relation entre la religion et la philosophie et entre
« votre » religion et « votre »
philosophie ; Levinas répond en substance que la philosophie ne
peut consoler. La consolation est une fonction tout à fait
différente ; elle est religieuse22(*). Je pense, en effet, que la relation à Dieu -
foi - ne signifie pas originellement l'adhésion à quelques
énoncés constituant un savoir auquel manquerait la
démonstration, et qui, de temps à autre, s'exposerait à
l'inquiétude habitant une certitude sans preuves. Pour moi, religion
veut dire transcendance qui en tant que proximité de l'absolument autre
- c'est-à-dire de l'unique dans son genre - n'est pas une
coïncidence manquée, et qui n'aurait pas abouti à quelque
fin sublime projetée, ni une non-compréhension de ce qui aurait
dû être saisi et appréhendé comme objet, comme " ma
chose"; la religion c'est l'excellence propre de la socialité avec
l'absolu...: la paix avec l'autre23(*). Je ne voudrais rien définir par Dieu, parce
que c'est l'humain que je connais. C'est Dieu que je peux définir par
les relations humaines et non inversement (...) Quand je dois dire quelque
chose de Dieu, c'est toujours à partir des relations humaines24(*)
II. 2 : Visage et infini
Le visage renvoie le plus souvent à la
sensibilité, à un visage qui me fait face ; visage d'un
homme, d'une femme, d'un enfant, visage du pauvre et du riche, un visage dont
on jouit. Ce sens n'est pas celui que Levinas donne au visage. Pour Levinas, le
visage est de l'ordre de l'éthique et non de la sensibilité. Le
visage comme sensibilité s'offre à l'analyse, à la
description. Le visage dans son sens éthique est parole, synonyme des
yeux qui me regardent, même quand ces yeux sont ceux d'un aveugle. La
vision, qui renvoie au visage suppose l'en dehors de l'oeil et de la chose.
Mais le visage dans son sens éthique déchire les formes
plastiques du visage comme forme qui s'offre à ma vision.
Le visage est extériorité car de l'ordre de
l'éthique et non de la sensibilité. Le visage est ouverture sur
l'infini. Le visage, où se produit l'épiphanie d'autrui et qui en
appelle comme langage au Même, rompt - en même temps - avec le
monde qui peut leur être commun. Le langage du visage est la
possibilité d'accomplir une relation entre des termes qui n'ont pas la
communauté de genre. La parole, en effet, tranche sur la vision. Parler,
au lieu de laisser être, sollicite autrui. L'écart s'accuse,
inévitablement, entre autrui comme thème du Même et Autrui
comme interlocuteur. La structure formelle du langage propre au visage annonce
l'inviolabilité éthique d'autrui, sa
« sainteté » ou son caractère sacré.
La relation éthique n'est donc pas une variété de la
conscience dont le mouvement partirait du Même.
En fait, ce qui est la source de toutes les relations ne peut
qu'être du côté de l'infini, du côté du visage
d'autrui. En appelant le même à la responsabilité, autrui
instaure sa liberté et la justifie à la manière de la mort
qui prend un homme sans lui laisser la chance de lutter.
L'accueil du visage se comprend , néanmoins, comme la
possibilité pour l'être séparé de s'ouvrir, dans une
relation qui déborde sa capacité finie. La
relation éthique à travers le visage est également
extérieure à l'idéalisme d'une conscience où la
lutte morale, au sein du Même, serait issue du Même.
Autrui par son visage s'impose comme éthique ; une
résistance éthique luit dans son visage, dans la nudité
totale de ses yeux sans défense. En se manifestant comme visage, autrui
s'impose par delà la forme : il en appelle par sa misère, sa
faim, sa nudité et sa hauteur, au Même, sans que ce dernier puisse
être sourd à son appel. Aucune intériorité ne permet
plus de se soustraire à la responsabilité qu'il éveille.
Devant la faim des hommes, la responsabilité du Même est
irrécusable.
La relation éthique tranche aussi sur toute relation
qu'on pourrait appeler mystique: le discours s'y réduirait en
incantation, la prière y deviendrait rite ou liturgie, on y
pressentirait la peur du Même, sa fusion ou son enivrement par
l'être originel25(*). L'épiphanie du visage est la non-violence par
excellence : le visage où se présente autrui ne nie pas le
Même, ne le violente pas comme l'opinion ou l'autorité du
thaumaturge. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste
terrestre. Comme non-violence, la pluralité du Même et d'autrui
est maintenue. Le Même se reconnaît dans sa suffisance, comme
arbitraire, coupable et timide ; mais dans sa culpabilité il
s'élève à la responsabilité. Le sens premier dans
cette relation asymétrique entre le même et autrui, c'est le
visage d'autrui, tout recours au mot supposera, derechef, l'intelligence de
cette première signification26(*). La signification - c'est l'infini, mais l'infini
ne se présente pas à une pensée transcendantale, ni
même à l'activité sensée, mais en autrui ; il
me fait face et me met en question et m'oblige de par son essence d'infini. Le
langage, comme présence du visage, n'invite pas à la
complicité avec l'être préféré, au
« je-tu » se suffisant et oublieux de l'univers ; il
se refuse dans sa franchise à la clandestinité de l'amour
où il perdrait sa franchise et son sens en se muant en artifices
d'amoureux.
Le langage du visage est aussi justice car il ouvre à
l'humanité par son épiphanie de l'autre. Le tiers qui
apparaît, comme toute l'humanité qui me regarde, me regarde dans
les yeux d'autrui. Comme relation sociale, le langage du visage instaure ainsi
une relation , au-delà de la communauté biologique du genre
humain ou de la fonction commune que les hommes peuvent exercer dans le monde
comme totalité : les interlocuteurs restent en effet absolument
séparés. Le fait originel de la fraternité surgit donc
dans la responsabilité en face d'un visage me regardant comme absolument
étranger27(*).
Il s'agit d'une asymétrie dans le rapport
interpersonnel, rapport impensable pour la logique formelle. Le
monothéisme comme idée éthique signifie, par ricochet, la
parenté humaine remontant, à l'abord d'autrui dans le visage,
dans une dimension de hauteur, dans la responsabilité pour soi et pour
autrui. Volonté et raison situées dans un tel rapport s'abordent
comme conditions de la pensée, dans le discours dont l'éthique
est l'essence. Le visage n'est pas uniquement un concept . Il est
l'intelligence qui énonce comme raisonnable l'extériorité
inviolable en proférant le « tu ne commettras pas de
meurtre ».
En énonçant cette thèse, Levinas refuse
l'idéalisme. L'intelligence idéaliste constitue un système
de relations idéales cohérentes dont la présentation
devant le sujet, équivaut à l'entrée du sujet dans cet
ordre et son absorption dans ces relations idéales28(*).
Paul Ricoeur estime que l'hyperbole est exagérée
en ce qui concerne la relation asymétrique entre le Même et
Autrui. L'accueil dont parle Levinas n'a pas véritablement le sens de
l'accueil ; mieux, il s'agit d'un accueil incomplet. Ne faut-il pas
joindre à cette capacité d'accueil une capacité de
discernement et de reconnaissance, compte tenu du fait que
l'altérité de l'autre ne se laisserait pas résumer dans ce
qui paraît bien n'être qu'une des figures de l'autre29(*) . Que dire de l'autre quand il
est le bourreau ? Il faut également que la voix de l'autre soit
faite mienne, au point de devenir ma conviction qui égale l'accusatif du
« Me voici » avec le nominatif du : « ici je
me tiens »30(*).
Le langage du visage doit pouvoir apporter ses ressources de communication,
donc de réciprocité à l'intériorisation du
Même. L'éthique pour Ricoeur revêt comme, affection de soi
par l'autre, une dimension où le même n'est pas passivité.
La définition de l'éthique qu'il propose est le suivant,
« bien vivre avec et pour autrui dans des institutions
justes ». Il y a donc une dialectique de l'estime de soi et
de l'amitié, avant même toute considération portant sur la
justice des échanges31(*).
II.3. De Dieu qui vient à l'idée
Comment situer Dieu dans une relation où autrui est
l'autre par excellence ? C'est dans De Dieu qui vient à
l'idée que nous trouvons une référence explicite
à Dieu. Mais ce Dieu est une extériorité totale, il est
l'au - delà de l'asymétrie entre le Même et Autrui. Dieu,
comme concept, permet cependant de relier la pensée religieuse et celle
de la philosophie. Une pensée religieuse qui se réclamerait
d'expériences prétendument indépendantes de la
philosophie, serait déjà, en tant que fondée sur
l'expérience, référée au « Je
pense » et entièrement branchée sur la
philosophie.
Le récit de l'expérience religieuse, pour sa
part, n'ébranle pas la philosophie et par conséquent, ne saurait
rompre la présence et l'immanence dont la philosophie est
l'accomplissement emphatique. Il est possible que le mot Dieu soit venu
à la philosophie à partir d'un discours religieux. Mais la
philosophie - même si elle le refuse - entend ce discours comme celui de
propositions portant sur un thème, c'est-à -dire comme ayant un
sens se référant à un dévoilement, à une
manifestation de présence32(*).
La « révélation » religieuse
est d'ores et déjà assimilée au dévoilement
philosophique. Qu'un discours puisse parler autrement que de dire ce qui a
été vu ou entendu au-dehors, ou éprouvé
intérieurement - demeure insoupçonné. D'emblée donc
le sujet religieux interprète son vécu comme expérience. A
son corps défendant, il interprète déjà Dieu dont
il prétend faire l'expérience, en termes d'être, de
présence et d'immanence. Partant de l'idée de l'infini, Descartes
a dessiné dans sa méditation sur l'idée de Dieu, le
parcours extraordinaire d'une pensée allant jusqu'à la rupture du
« Je pense ». En s'interrogeant sur la
façon dont le sujet a acquis cette idée, il répond dans la
3ème méditation : je n'ai l'ai pas reçue
par les sens et jamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attente
ainsi que font les idées des choses sensibles, lorsque ces choses se
présentent ou semblent se présenter aux organes extérieurs
de mes sens. Dans les idées des choses sensibles la surprise de
l'expérience s'assume par l'entendement qui extrait des sens
l'intelligible clair et distinct. L'idée de l'infini, elle, n'est pas
aussi une pure production ou fiction de mon esprit ; car il n'est pas en
mon pouvoir de la diminuer ou d'y ajouter quelque chose. Et par
conséquent, il ne reste plus aucune chose à dire sinon que, comme
idée de moi-même, elle est née et produite avec moi
dès lors que j'ai été créé33(*).
La question des preuves de l'existence de Dieu ne
préoccupe pas Levinas. Il se réfère à la dimension
de la rupture de la conscience, qui n'est pas un refoulement dans l'inconscient
mais un dégrisement ou un réveil secouant le « sommeil
dogmatique » qui se dort au fond de toute conscience reposant sur
l'objet34(*). Ce qui est
capital dans la fondation d'une éthique du visage, à partir de
l'idée de l'infini en nous, est justement de montrer que l'idée
de Dieu en nous force les barrières du Même, dans la mesure
où l' « inenglobable » déjoue
l'obligation d'agréer ou d'adopter tout ce qui entre en nous à
partir du dehors : la mise en nous d'une idée inenglobable, renverse
cette présence à soi qu'est la conscience, forçant ainsi
le barrage et le contrôle, déjouant l'obligation d'agréer
ou d'adopter tout ce qui entre du dehors35(*). Cette idée rompt avec la coïncidence de
l'être et de l'apparaître36(*) où, pour la philosophie occidentale,
réside le sens de la rationalité. L'idée de l'infini
opère ainsi une « remise à sa
place »37(*) du
Même. L'amour lui-même n'est plus possible que grâce à
cette idée de l'infini en moi, au-delà même d'autrui. Dieu
est un surplus croissant de l'Infini que Levinas appelle Gloire38(*) . Dieu a une
signification dans la réponse, sans dérobade possible, à
l'assignation qui vient du visage du prochain.
L'éthique devient alors appel à la
substitution39(*) à autrui dans la mesure où
l'infini n'est pas « devant » moi ; c'est autrui qui
l'exprime. Et le Même en donnant signe de la donation du signe, devient
le Même- pour- autrui ; le sujet répond alors comme dans la
bible « Me voici », me voici sous votre regard pour
répondre de vous et au nom de Dieu. Levinas démasque ici une
insuffisance, mieux, une méprise dans l'énoncé du
credo : « La phrase où Dieu vient se mêler aux mots
n'est pas « je crois en Dieu ». Le discours
préalable à tout discours religieux n'est pas le dialogue. Il est
le « Me voici » dit au prochain auquel je suis livré
et où j'annonce la paix, c'est-à-dire « ma
responsabilité pour autrui »40(*). L'éthique du visage serait-elle alors un cri
prophétique, puisque Levinas explore les expériences des
prophètes dénonçant la totalité du Même, et
appelant à la responsabilité pour autrui, puisqu'il explore ces
paroles des prophètes qui disent Dieu?41(*) Levinas cite un texte du prophète Amos (Amos,
2, 8.) : « Dieu a parlé qui ne prophétisera
pas ». Le prophétisme devient ainsi un témoignage pur
de la responsabilité pour autrui. Car dans le prophétisme, Dieu
signifie: « il signifie au sens où on dit
signifier un ordre ; il ordonne»42(*). En dessinant derrière
la philosophie où la transcendance est toujours à réduire,
les contours du témoignage prophétique, Levinas se retient
d'entrer dans ce qu'il appelle le « sable mouvant de
l'expérience religieuse »43(*). Pour notre part, nous décidons d'y
pénétrer avec le risque de nous y enliser. Nous nous efforcerons
de penser l'intelligibilité d'une transcendance qui n'est pas
ontologique. Une transcendance qui selon Levinas, ne peut se dire : "La
transcendance de Dieu ne peut ni se dire ni se penser, en termes de
l'être, élément de la philosophie, derrière lequel
la philosophie ne voit que nuit "44(*). La transcendance de Dieu reste pour lui
signification d'un ordre donné à la subjectivité avant
tout discours45(*).
CHAPITRE III : LE RAPPORT
ENTRE LE RETRAITANT ET DIEU
L'expérience religieuse n'est-elle pas un thème
de la théologie ? Est-il possible de réfléchir
philosophiquement sur une expérience religieuse?
L'expérience d'autrui nous a déjà
introduit dans la compréhension d'une vraie expérience, qui est
d'ordre éthique, de l'ordre de la transcendance. Ce qu'il faut
souligner à propos du phénomène religieux se
déployant dans l'expérience spirituelle, c'est l'a priori
épistémologique présupposé par la reconnaissance
implicite de l'expérience des Exercices Spirituels comme "fait
" positif transcendant l'homme46(*). Puisqu'il est articulé sur une religion,
cette religion intègre le comportement humain, digne d'une analyse
compréhensive, et décrit son sens supérieur vécu.
Le préalable épistémologique nous conduit à
admettre un niveau anthropologique immanent à l'expérience
religieuse.
L'expérience des Exercices Spirituels
consistant en moments de prière et de recherche de la
volonté de Dieu sur le retraitant restent un fait humain fondamental
dans l'histoire du sujet. Il y a dans les Exercices Spirituels
l'introduction d'un paradigme éthique, qui sert de proposition
éthique dans la vie du sujet : la responsabilité qu'Ignace
de Loyola appelle « ordonner sa vie » et la réponse
du retraitant à Dieu par une donation totale : « prends
seigneur et reçois... » à rapprocher du " Me voici"de
la Bible que Levinas reprend, à son compte, dans l'éthique du
visage.
III.1. Les Exercices
Spirituels47(*)
Les Exercices Spirituels se présentent comme
un livret contenant différents textes spirituels, qui philosophiquement
donnent à penser. Il s'agit d'une retraite à faire, dont les
différents exercices mettent en oeuvre un face-à-face entre le
retraitant et celui qui donne les exercices et surtout entre le retraitant et
le mystère de Dieu.
Comme texte à visée spirituelle, on peut
déceler dans les Exercices Spirituels différents niveaux
de communication, mais tous invitent le sujet à faire des
« exercices spirituels pour se vaincre soi-même et ordonner sa
vie sans se décider par quelque attachement qui serait
désordonné. »48(*). Comme expérience de communication, les
Exercices Spirituels proposent un « dialogue »
entre la transcendance et la finitude, entre l'éternel et le
passager49(*). Certes, on
remarque la présence du retraitant, du directeur et de Dieu. Aussi bien
le directeur que le retraitant ne peuvent être situés que du
côté de la finitude. Le directeur, qu'Ignace appelle
« celui qui donne les exercices », les a aussi faits et il
n'est pour le retraitant qu'un témoin de l'oeuvre que Dieu accomplit en
lui, il propose les différents textes du livret avec
fidélité, il est une altérité qui fait face au
retraitant, qui l'enseigne, non pas comme Dieu mais comme l'autre homme qui lui
parle de la transcendance de Dieu en laissant le retraitant faire
l'expérience de cette transcendance50(*).
La démarche des Exercices peut être
comparée à celle qui articule le livre Totalité et
Infini. En effet, Levinas montre que le Même (le sujet) est un
être séparé, étant un être jouissant,
athée dans la mesure où il est un être temporel, vivant
dans un espace et un temps, construisant, travaillant, habitant le monde en se
l'appropriant. Ainsi pour comprendre le sujet, il faut prendre en compte les
réalités quotidiennes de sa totalité, de sa
« séparation ».
Ensuite, Levinas nous présente autrui qui se refuse
à la réduction que veut lui imposer le Même, se refusant
à l'objectivation et signifiant éthiquement par son visage.
Certes, les termes reviennent dans chaque étape de Totalité
et Infini en prenant des contours différents. Autrui chez Levinas
joue le rôle de l'enseignant, du maître qui enseigne
l'éthique. Il y a donc ici un rapprochement des termes avec le directeur
des Exercices spirituels en même temps qu'une divergence
majeure, car dans le texte ignatien le vrai enseignant, la vraie
altérité qui enseigne comme le maître éthique, qui
signifie par son visage, est jésus. C'est son cheminement dans les
récits évangéliques qui amorce la mise en question
éthique du retraitant. La compréhension de l'expérience de
Dieu s'enracine cependant dans l'expérience quotidienne51(*). Ignace de Loyola
décrit un homme livré à lui-même, vivant une
expérience quotidienne qui ne l'ouvre pas dès le départ
à l'infini et à l'auto - manifestation de l'absolument autre,
Dieu. Le retraitant prend conscience de sa fermeture et amorce une remise en
question de ses habitudes et de sa capacité de connaître. La
première semaine dans la « méditation sur les
péchés » (E.S.56) nous présente un sujet devant
se remettre en mémoire tous les péchés de sa vie à
partir de l'habitation (lieu, maison...), puis les relations qu'il a eues avec
d'autres, et enfin la charge qu'il a exercée. Ignace demande au
retraitant de mesurer le poids des péchés en regardant la laideur
et la malice que contient en soi chaque péché mortel commis,
même s'il n'était pas défendu.(E.S.57). Ainsi la dimension
de la mise en question de la raison est manifeste, la raison ne peut pas me
soustraire à ma responsabilité pour
autrui : « même s'il (l'acte, le
péché)52(*)
n'était pas défendu », écrit Ignace. Le
retraitant, qui progressivement est en train de se découvrir comme
injuste, est appelé à se rendre « petit »:
« Regarder ce que je suis, moi, en me rendant, par des exemples de
plus en plus petit ». Une comparaison s'ensuit entre le retraitant et
tous les hommes, entre les hommes et les anges, entre l'ensemble de
créatures et Dieu. Le retraitant se situe ainsi dans la création
de Dieu comme un néant vivant, comme une existence de rien ( il suffit
qu'il contemple sa corruption et sa laideur corporelle : E.S. 58). Levinas
ne dit-il pas que la liberté du sujet est injuste car elle ne justifie
ni Dieu, ni autrui, ni le monde, encore moins elle-même. Quant au corps,
n'est-il pas la manière qu'a le sujet de jouir du monde, d'habiter le
monde comme chez soi ?
Le retraitant laisse alors échapper un cri
d'étonnement et de grande émotion, en constatant que Dieu, ses
semblables, ainsi que toutes les créatures l'ont laissé en vie.
L'étonnement intériorisé et réfléchi
n'est-il pas le début du philosopher et de la quête de la
sagesse ?, de cette sagesse qui est celle de l'amour de Dieu ? se
demande Levinas53(*).
Confronté à l'expérience de sa suffisance, de sa
volonté de totalité, de son égoïsme, le retraitant
entre dans une expérience transcendantale où Dieu devient celui
qui fixe les paramètres éthiques capables de fonder sa vie. Deux
situations s'offrent donc au retraitant. Ou il accepte sa contingence comme sa
nature et sa finitude et reconnaît par là même qu'il n'est
pas son propre fondement ; dans ce cas il accepte la dépendance par
rapport à Dieu, comme l'altérité absolue qui
dépasse ses finitudes et fonde l'existence de l'homme sans
l'anéantir. Ou alors il persévère dans sa perversion, sa
liberté injuste et injustifiée qui se fonde en lui-même et
qui est vouée à la contingence. Dans ce cas, il demeure dans
l'angoisse et l'incompréhension de soi et se rend incapable d'accueillir
autrui.
III.2. Les Exercices Spirituels
comme expérience religieuse de l'altérité absolue
Le Dieu décrit par Levinas se rapproche de celui des
Exercices Spirituels, que le retraitant ne peut pas contempler dans
son essence. Parmi les différentes méditations proposées
par Ignace, il n'est mentionné nulle part un exercice de contemplation
ou de méditation, dans lequel le retraitant saisirait Dieu dans son
essence, le comprendrait, ou serait en mesure de le thématiser. Dans la
méditation de l'incarnation, c'est la Sainte Trinité qui
contemple le monde. Le regard du retraitant est porté sur la
manière dont elle regarde le monde. Ignace parle de Dieu comme si le
retraitant en avait déjà une idée. Par conséquent,
la question de son existence ne se pose pas. La 15ème
annotation mentionne que c'est le créateur qui se communique
lui-même au retraitant.
Quand le retraitant prie, s'adresse t-il à un objet ou
à un sujet ? L'être visé reste sans contexte dans la
mesure où il est inaccessible aux prises naturelles de la pensée
et des sentiments du retraitant. Le mouvement s'invertit comme si Dieu
était un être transpersonnel dans la mesure où il se livre
lui-même par pure grâce. La synthèse individuelle
opérée dans les revues d'oraison et dans les entretiens entre le
retraitant et son directeur implique toujours un acte de
« foi » en soi, même si la référence au
« réel » varie infiniment. La conscience du
retraitant est le lieu et l'expression de l'expérience mais elle n'en
est pas la cause. C'est Dieu qui est la cause de l'expérience.
Néanmoins, il nous faut préciser le rôle
de la contemplation de Jésus, ou mieux du face-à-face entre le
retraitant et les récits de la vie de Jésus,
élément très fondamental dans l'analyse de la relation
entre le retraitant et Dieu. Nous avons dit dans les lignes
précédentes que le retraitant ne contemple pas Dieu dans son
essence, que la figure d'un homme reste très importante, voire
décisive.
En effet, le face-à-face de la prière54(*) est vécu par le
retraitant devant la figure d'un homme qui a souffert injustement par la
méchanceté de l'homme, d'un homme qui fut assassiné
violemment et qui devient pour lui le visage d'autrui en face de qui il ne
peut plus justifier sa liberté. Devant cet homme en croix, les
certitudes s'effondrent, le monde connu n'est plus le même et la morale
traditionnelle, exprimée par le priant en termes de
« faire », est remise en question55(*). Il s'agit de la partie finale
de la méditation faite par le retraitant dans le premier exercice de la
première semaine « la méditation en usant des trois
facultés sur le premier, le second et le troisième
péché » :
Imaginant le Christ...devant moi et mis en croix, faire un
colloque : ...De même me regarder moi : ce que j'ai fait pour
le Christ, ce que je fais pour le Christ, ce que je dois faire pour le
Christ ; puis le voyant dans cet état, suspendu ainsi à la
croix, parcourir ce qui s'offrira à moi.56(*)
Le retraitant se trouve pris dans une relation de
face-à-face avec Jésus en Croix, d'une manière qui le
remet en question. Dans cette méditation, le retraitant est loin de
s'évanouir dans la relation ; il y garde toute sa lucidité
et sa raison. Jésus en croix contemplé par lui est un
événement qui ne le laisse pas dans la torpeur. Il comprend que
Dieu n'est pas un Dieu sans visage, un Dieu anonyme: il est le Père de
Jésus. Le retraitant, devant la mort du juste apprend dès lors
à lire autrement l'histoire de la contingence, de la violence et de la
finitude. Jésus, comme autrui dans un récit, exprime le
face-à-face avec le retraitant comme appel à une relation
nouvelle. Jésus n'est pas au dessus du retraitant comme un
supérieur, il lui est extérieur dans le sens de
l'extériorité lévinassienne. Jésus se signifie au
retraitant , comme saint, comme visage de l'autre par excellence qui enseigne,
qui intime le commandement : "Tu ne tueras pas", visage de Dieu fait homme. La
réponse du retraitant ne s'ajoute pas au "noyau" de son
objectivité comme un accident, mais produit la vérité
d'une relation où Dieu se dévoile en Jésus. Le surplus de
vérité, c'est le Christ comme intention divine de toute
vérité, Emmanuel.
Le face-à-face entre le retraitant et Dieu, Dieu qui se
dit en Jésus son fils, est une relation irréductible, qu'aucun
concept ne saurait embrasser. A la fin de la retraite, le retraitant se trouve
en face du monde et d'autres hommes. Le face-à-face avec Jésus a
rendu possible, pour lui, la vision pluraliste du monde ; et la
bonté est devenue pour lui la mesure ultime de sa réponse. La
contemplation pour parvenir à l'amour (ES.230-231)57(*) est ainsi la clôture
d'une expérience mystique qui remet le retraitant dans la vie ordinaire,
angoissante, où il peut à nouveau trahir autrui en refusant
d'accueillir les pauvres et les marginaux.
La notion de substitution introduit par Levinas, où
personne ne peut se substituer à moi et à ma
responsabilité pour autrui est ici déployée. Jésus
s'est identifié à tous les marginaux de son époque et de
la notre . Il s'est, en outre, identifier au père de la bonté,
Dieu dont il disait être le fils. Dans le récit de
l'évangile il s'identifie à son Père, Dieu, dont l'homme
est fils par pure bonté :
"Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus
petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait"
(Mt 25,40)
Cette parole prophétique s'apparente à celle de
l'Ancien Testament (parole du judaïsme qui appelle à la
responsabilité pour autrui):
"Défaites les chaînes injustes, déliez les
liens du joug et renvoyez libres les opprimés" (Is 58, 6-10)
Si d'une part les similitudes sont patentes entre
Totalité et Infini et les Exercices spirituels en ce
qui concerne le face-à-face, il y a lieu de montrer ici leurs
divergences majeures.
Pour Levinas, la notion de substitution devient dangereuse
quand elle est utilisée par les religions qui peuvent en pervertir
le sens. Levinas apporte ici une nuance. Il refuse toute
collusion entre les notions de Dieu et de présence .
Concevoir Dieu comme présent dans le monde, même sous la
modalité de l'humilité, reste une atteinte à sa
transcendance, à sa gloire. Levinas introduit ici la notion de trace
. Mais on ne peut pas considérer cette trace comme signe de ce dont
elle est trace. Dieu n'est pas un Autrui caché que l'on peut retrouver
en suivant sa trace. Il n'est pas un Toi (pour Levinas, même Autrui est
un Vous et non un Toi), mais un Il qui est toujours déjà
éloigné. Le mouvement vers lui consiste à aller vers
les autres : Aller vers Lui, ce n'est pas suivre cette trace qui n'est pas
un signe, c'est aller vers les Autres qui se tiennent dans la trace58(*)
En conséquence l'humilité divine promue par le
christianisme, parce qu'elle est encore entachée de présence,
exige d'être dépassée. Le Dieu s'humiliant pour «
demeurer avec le contrit et l'humble » (Isaïe 57, 15), le Dieu «
de l'apatride, de la veuve et de l'orphelin », le Dieu se manifestant dans
le monde par son alliance avec ce qui s'exclut du monde, peut-il, dans sa
démesure, devenir un présent dans le temps du monde? N'est-ce pas
trop pour sa pauvreté ? N'est-ce pas trop peu pour sa gloire sans
laquelle sa pauvreté n'est pas une humiliation? Pour que
l'altérité dérangeant l'ordre ne se fasse pas
aussitôt participation à l'ordre, pour que demeure ouvert
l'horizon de l'au-delà, il faut que l'humilité de la
manifestation soit déjà éloignement. Pour que
l'arrachement à l'ordre ne soit pas ipso facto participation
à l'ordre, il faut que cet arrachement - par un suprême
anachronisme - précède son entrée dans l'ordre. La figure
conceptuelle que dessine l'ambiguïté - ou l'énigme - de cet
anachronisme, Levinas l'appelle trace. Mais la trace n'est pas un mot
de plus: elle est la proximité de Dieu dans le visage du prochain.
Selon Levinas, Jésus n'est donc pas Dieu, il ne peut
être le fils de Dieu. En corrélation avec la notion de
transcendance, il existe un deuxième volet dans la signification
philosophique d'un Dieu-Homme. Elle exprime dans une certaine mesure ce que
Levinas appelle le secret de la subjectivité . Avec le
Dieu-Homme, on retrouve en effet les notions de défection de
l'identité, de substitution et d'expiation qui, constituent le fond de
la subjectivité.
L'affirmation d'un Homme-Dieu ou d'un Dieu-Homme comporte
l'idée d'expiation pour les autres, c'est-à-dire d'une
substitution: l'identique par excellence, ce qui est non interchangeable, ce
qui est l'unique par excellence, serait la substitution
elle-même59(*)
Mais la notion de Dieu-Homme affirme, dans la
transsubstantiation du Créateur en créature, l'idée de la
substitution. Cette atteinte portée au principe de l'identité
dans quelle mesure peut-elle exprimer le secret de la subjectivité?
Dans une philosophie qui, de nos jours, ne reconnaît à l'esprit
d'autre pratique que la théorie et qui ramène au pur miroir des
structures objectives - l'humanité de l'homme réduite à la
conscience - l'idée de la substitution ne permet-elle pas une
réhabilitation du sujet, que ne réussit pas toujours l'humanisme
naturaliste perdant vite, dans le naturalisme, les privilèges de
l'humain?60(*)
Autant d'interrogations de Levinas qui nécessitent un
approfondissement et une clarification toujours croissante de la part des
croyants chrétiens, de ce qu'ils entendent par le mystère de
l'incarnation. Ce mystère a-t-il un sens éthique patent, qui se
profile dans l'apparence de son irrationalité ? Autant des
questionnement dont les pistes de réponse restent ouvertes.
Terminons cette dernière partie de notre étude
en proposant schématiquement, les différents rapports de
face-à-face qu'incluent les Exercices spirituels de saint
Ignace, en les comparant aux rapports de face-à-face compris dans
Totalité et Infini.
Les rapports de Face-à-face dans
Totalité et infini et dans les Exercices spirituels,
essai de comparaison.
Le face-à-face dans Totalité et
Infini
|
Commentaires
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Le face-à-ce dans les Exercices
spirituels
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Commentaires
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Ressemblances
|
Divergences
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S'effectue entre le Même et Autrui.
|
1) L'existence d'un homme demeure phénoménale tant
qu'elle reste intériorité. La droiture du face-à-face
permet le dépassement de l'existence phénoménale, il ne
faut plus se faire reconnaître par autrui mais lui conférer son
être.
2) Le Désir métaphysique est
considéré comme la pauvreté ou l'insuffisance de la
plénitude du Même. Il sème
l'inquiétude au sein du moi-même.
3) Autrui est le pauvre, la veuve, l'étranger qui sont
des catégories de la bible.
Le face-à-face pose l'être comme bonté
|
1) S'effectue entre le retraitant et le Christ, les saints et
Dieu le Père de Jésus.
2) S'effectue entre le retraitant et celui qui donne les
Exercices, mais celui qui donne les Exercices relate fidèlement les
récits du Christ.
|
Le face-à-face avec le Christ est dans la
catégorie biblique du juste souffrant mais confiant en son Dieu.
|
- La figure d'un homme souffrant est caractéristique
aussi bien des Exercices Spirituels que de Totalité et
Infini.
|
1) Dans Totalité et Infini et De Dieu qui
vient à l'idée, Levinas développe en termes
éthiques un discours sur l'infini où la référence
à Dieu est indissociable de la référence à autrui.
Autrui demeure un être humain souffrant et pas forcement un juste.
2) Dans les Exercices Spirituels, Jésus qui est
la figure du juste souffrant est aussi fils de Dieu, il est Dieu.
3) Levinas refuse la plénitude du temps laquelle
s'accomplit dans le Christ. Le christianisme n'a pas été
enfanté par le judaïsme, le judaïsme en refuse la
paternité.
|
Le tableau que nous venons de présenter n'épuise
pas tous les contours du face-à-face, nous n'avons offert que les grands
traits de la question.
Conclusion
On ne trouve pas dans les deux ouvrages de Levinas des
discussions, et encore moins des polémiques essentiellement
théologiques. La théologie en tant que telle, même la
théologie juive, est absente, de manière nette, dans
Totalité et Infini et dans De Dieu qui vient à
l'idée. S'il arrive à Levinas d'en évoquer des
thèmes, c'est toujours après les avoir intégrés et
transfigurés dans une interprétation philosophique.
Que le rapport avec le divin traverse le rapport avec les
hommes et coïncide avec la justice sociale, voilà l'esprit de
Totalité et Infini, de De Dieu qui vient à
l'idée et des Exercices Spirituels de saint Ignace. Dans
les Exercices Spirituels de saint Ignace, comme dans l'éthique
du visage de Levinas, l'homme ne contemple pas un Dieu
désincarné, mais l'homme dans l'histoire. S'il y a un
rapprochement possible entre Totalité et infini et les
Exercices spirituels de saint Ignace en ce qui concerne le
face-à-face, nous avons souligné aussi leurs divergences, dont
celle, majeure, portant sur l'homme Jésus. Jésus est dans le
christianisme homme et fils de Dieu, ce qui semble inadmissible dans
l'éthique du visage de Levinas. L'homme ne peut être fils de Dieu
que par la responsabilité pour autrui. C'est de l'autre homme qu'il faut
répondre d'abord, et non d'un homme-Dieu, fut-il le messie
crucifié.
Pour Levinas, le mal n'est pas un principe mystique que l'on
peut effacer par un rite, il est une offense que l'homme fait à l'homme.
Personne, et pas même Dieu, ne peut se substituer à la victime. Le
monde où le pardon est tout-puissant devient inhumain. Le rapport avec
l'homme où s'accomplit le contact avec le divin n'est pas une
espèce d'amitié spirituelle avec un homme-Dieu, mais celle qui se
manifeste, s'éprouve et s'accomplit dans un monde de douleur, où
le sujet peut être bonté et justice, capable de dire "Me voici
pour répondre d'autrui".
Enfin, Il y a une ambiguïté d'une conception de
l'autonomie, que dévoile aussi bien la contemplation de Jésus
dans les Exercices Spirituels que la conception d'autrui par Levinas
dans Totalité et Infini et dans De Dieu qui vient à
l'idée. Présenter le sujet " nu" comme autonome, c'est
risquer d'oublier sa soumission à une vocation, celle d'être juste
et bon envers autrui. Etre juste, comme disent toutes les religions, c'est
obéir à l'éthique de la responsabilité, c'est
répondre de l'autre, c'est se soumettre au « Tu ne tueras
pas » ton semblable.
BIBLIOGRAPHIE
LEVINAS E., Totalité et Infini, essai sur
l'extériorité, La Haye/ Boston,/Londres, Martinus Nijhoff
Publishers, 1980.
______ De Dieu qui vient à l'idée,
Paris, Librairie Philosophique J.Vrin, 1982.S
______En Découvrant l'Existence avec Husserl et
Heidegger, Paris, VRIN, 1949, rééd.1967,1994.
______Liberté et commandement, Cognac, Fata
Morgana, 1994.
LEVINAS E., et Françoise ARMENGAUD, "Entretien" in
Revue de Métaphysique et de Morale, n°3, Juillet-septembre
1985, pp. 296-310.
LENTIAMPA S., Questions spéciales sur la
responsabilité chez Levinas, Kimwenza, Faculté de
philosophie saint Pierre Canisius, année académique, 2002-2003,
notes de cours.
IGNACE DE LOYOLA, Exercices Spirituels, D.D.B., Paris,
1985. (Traduction du texte Autographe par Edouard Gueydan s.j)
NTIMA N., L'expérience de Dieu. Les exercices
spirituels d'Ignace de Loyola et la phénoménologie de
Schaeffler, Editions Lessius, Bruxelles, 2002.
RICOEUR P., Soi-même comme un autre, Paris,
Seuil, 1990.
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
2
0. PRECISIONS CONCEPTUELLES
4
0. 1. Le Même
4
0. 2. Autrui
4
0.3. Le face - à - face
5
CHAPITRE I : METAPHYSIQUE ET
TRANSCENDANCE
6
I.2. La transcendance comme idée de
l'infini
7
CHAPITRE II : LE FACE-A-FACE, RELATION
IRREDUCTIBLE
9
II.1. La liberté mise en
question
9
II. 2 : Visage et infini
11
CHAPITRE III : LE RAPPORT ENTRE LE
RETRAITANT ET DIEU
17
III.1. Les Exercices Spirituels
17
III.2. Les Exercices Spirituels comme
expérience religieuse de l'altérité absolue
19
CONCLUSION
24
BIBLIOGRAPHIE
25
TABLE DES MATIERES
26
* 1 Né le 12 janvier
1906 à Kovno (Lituanie), décédé à Paris le
25 décembre 1995. Entre ces deux dates, une vie consacrée
à l'enseignement et à la réflexion, dont il a
lui-même situé les étapes signifiantes : dès six
ans, la Bible hébraïque, c'est-à-dire lue en hébreu,
les grands auteurs russes, Pouchkine, Lermontov, Tolstoï,
Dostoïevski, qu'il aimera citer par coeur jusqu'à ses
dernières années, et la révolution russe de 1917
vécue à Kharkov.
Levinas arrive en France en 1923 pour y faire ses
études de philosophie à Strasbourg auprès de Charles
Blondel, Maurice Halbwachs, Pradines, Carteron, puis Guéroult ; il
rencontre Maurice Blanchot. Il passe l'année universitaire 1928-1929
à Fribourg-en-Brisgau où il suit l'enseignement de Husserl et de
Heidegger. Retour à Strasbourg où il soutient sa thèse de
doctorat du 3e cycle sur Théorie de l'intuition dans la
phénoménologie de Husserl. Naturalisé Français
en 1930, mobilisé en 1939, il passera toute la guerre en Allemagne, dans
un camp de prisonniers de guerre français. Alors que sa femme et sa
fille sont accueillies et protégées par les soeurs de
Saint-Vincent-de-Paul d'Orléans, la quasi-totalité de sa famille,
restée en Lituanie, est massacrée par les nazis. Directeur de
l'Ecole normale israélite orientale à Auteuil, formant des
maîtres pour les écoles de l'Alliance israélite universelle
du Bassin méditerranéen, il étudie l'exégèse
et le Talmud avec un maître prestigieux, M. Chouchani.
Après la soutenance de sa thèse de doctorat ès-Lettres en
1961, il est nommé professeur à l'Université de Poitiers,
puis à Nanterre en 1967 et à la Sorbonne en 1973 jusqu'en 1976.
Il enseignera encore pendant plus de vingt ans la pensée juive à
l'Université de Fribourg. Il est fait docteur honoris causa des
Universités de Leyde, Loyola à Chicago, Louvain, Fribourg et
Bar-Ilan en Israël.
* 2 Emmanuel Levinas,
Totalité et Infini, essai sur l'extériorité, La
Haye/ Boston/Londres, Martinus Nijhoff publishers, 1980, 298 p. Dans la suite
du travail, nous abrégerons le titre par
T.I.
* 3 Emmanuel Levinas, De
Dieu qui vient à l'idée, Paris, Librairie philosophique
J.Vrin, 1982, 270 p. Dans la suite du travail, nous abrégerons le titre
par DQVI.
* 4
DQVI., Ibidem. pp. 94-95
* 5 L'ordre éthique,
pour Levinas, n'est pas une modalité de la transcendance, mais
l'accession même à la transcendance. Le mal ne saurait être
effacé par un rite. Il y a ici une critique implicite du christianisme,
du moins dans certains de ses aspects. La responsabilité personnelle de
l'homme à l'égard de l'homme est telle que Dieu ne peut l'annuler
ni l'assumer à sa place. Divergence majeure car dans les Exercices
Spirituels de saint Ignace l'homme est mis en demeure de se laisser
conduire par la grâce, en même temps qu'il offre par sa
disponibilité les conditions favorables à l'accueil de
Jésus contemplé dans son cheminement humain à travers sa
naissance, sa passion, sa mort, sa résurrection et qui est capable de
pardonner. Pour Levinas, la faute commise à l'égard de Dieu
relève du pardon divin; la faute qui offense l'homme ne relève
pas de Dieu. Ainsi se révèle, la valeur et la pleine autonomie de
l'offensé humain, comme affirmation radicale de la responsabilité
qu'encourt celui qui touche à l'homme. Le mal n'est pas un principe
mystique que l'on peut effacer par un rite, il est une offense que l'homme fait
à l'homme. Personne, et pas même Dieu, ne peut se substituer
à la victime. Le monde où le pardon est tout-puissant devient
inhumain.
* 6 Ibid., p. 7
* 7 Ibid., pp. 15 -
16
* 8
DQVI, Ibid., pp. 243-244
* 9 « Mais cet en
face du visage dans son expression - dans sa mortalité - m'assigne,
me demande, me réclame...la mort de l'autre homme me met en cause et en
question ... c'est dans cette mise en question, qu'autrui est
prochain. » Ibid., p. 245
* 10 Le Banquet, 192
c-d.
* 11 Ainsi s'ouvre le point sur
le désir de l'invisible dans la section première de
T.I., Ibid., p.3
* 12 Néanmoins le
Je, le sujet n'est pas réduit à une pure
réceptivité. Il est appelé à entendre la parole
enseignante de l'autre, convoqué à se justifier.
* 13 RICOEUR P.,
Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 387-388.
* 14Lentiampa Shenge s.j.,
Questions spéciales sur la responsabilité chez Levinas,
Kimwenza, Faculté de philosophie saint Pierre Canisius,
année académique, 2002-2003, notes de cours polycopiées,
p. 31
* 15 T.I. Ibid., p.
55
* 16 Ibid., p. 57
* 17 Ibid., p. 58
* 18 T.I., Ibid., p.
59
* 19 T.I., Ibid.,
p.58
* 20 Ibid., p. 59
* 21 DQVI,
ibid., p. 135
* 22 Ibid.., p.
137
* 23 Emmanuel Levinas et
Françoise Armengaud, "Entretien" in Revue de Métaphysique et
de morale, n°3 (juillet-septembre 1985) , p. 299
* 24 Emmanuel Levinas,
Liberté et commandement, Cognac, Fata Morgana, 1994, p. 94
* 25 Cette thèse de
Levinas se place à l'antipode de celle que nous tenterons de
démontrer dans l'expérience des Exercices Spirituels
où à travers l'expérience mystique, le sujet ne
s'évanouit pas en Dieu mais est mis en question par autrui qui est le
Christ, contemplé ou médité à travers le
récit de sa vie, de sa mort et de sa résurrection.
* 26 T.I.,
Ibid., p. 171
* 27 Ibid., p. 189
* 28 Ibid., p. 191
* 29 Ricoeur P. , Op.
Cit. , p. 391
* 30 Idem
* 31 Ibid., p. 381
*
32 DQVI,
ibid., p. 103
* 33 Nous nous
référons à la troisième méditation
cartésienne que reprend Levinas dans De Dieu qui vient à
l'idée. p. 105
* 34 Ibid., p. 105
* 35Ibid., p. 107
* 36 "Dieu qui
n"apparaît"jamais, qui n'est pas "phénomène", qui
ne prend jamais corps dans une quelconque thématisation ou
objectivation. C'est là probablement le sens de l'indétermination
où se tient, au sujet de Dieu, la formule Inyan Elohi de
Jéhuda Halévi. "Entretien" in Revue de métaphysique et
de morale, ibid., p.308
* 37 Cette expression
désigne une mise en question de la liberté du Même.
* 38 DQVI,
ibid., p. 120
* 39 A propos de la
substitution chez Levinas, Paul RICOEUR formule à nouveau la critique de
l'hyperbole à outrance dont fait montre Levinas : « c'est
finalement dans le thème de la substitution, où culmine la force
de l'hyperbole et s'exprime dans sa plus extrême vigueur la philosophie
de l'altérité, que je perçois une sorte de renversement du
renversement opéré dans Totalité et infini .
L'assignation à la responsabilité, issue de
l'interprétation par l'Autre, et interprétée dans les
termes de la passivité la plus Totale...Cette dialectique croisée
du soi-même et de l'autre que soi n'avait-elle pas été
anticipée dans l'analyse de la promesse ? Si un autre ne comptait
sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ? Paul
RICOEUR , Op.Cit. , pp. 392-393.
* 40 Ibid., p. 123
* 41 Cette question est
nôtre et vise à passer à un registre proprement religieux,
comme à l'au-delà de la philosophie. Néanmoins, en y
répondant nous cheminons avec Levinas.
* 42 Ibid., p. 124
* 43 Ibid., p. 124
* 44 Ibid. p. 125
* 45 « Je ne pars
pas de l'existence d'un être très grand ou très puissant.
Tout ce que je pourrai en dire viendra de cette situation de
responsabilité qui est religieuse en ce sens que le Moi ne peut pas
l'éluder. Si vous voulez, c'est Jonas qui ne peut pas s'enfuir. Vous
êtes devant une responsabilité à la quelle vous ne pouvez
pas vous dérober...voilà en quel sens j'accepterais le mot
religieux que je ne veux pas employer, parce qu'il est tout de suite source de
malentendu. Mais, c'est cette situation exceptionnelle, où vous
êtes toujours en face d'Autrui, il n'y a pas de privé, que
j'appellerai situation religieuse. Et tout ce que je dirai après, de
Dieu...partira de cette expérience - là, et non pas inversement.
L'idée abstraite de Dieu est une idée qui ne peut pas
éclairer une situation humaine. C'est l'inverse qui est vrai »
E. Levinas, Liberté et commandement, op.cit, p. 95
* 46 Le retraitant assume le
défi de la recherche irrépressible de Dieu à travers
l'écroulement de certaines idéologies, au milieu des obstacles
érigés par un matérialisme toujours croissant. Sa vie
demeure un mystère pour lui-même. Des réponses multiples
mais réductibles à l'égoïsme du sujet lui sont
proposées : drogue, sexe, argent, alcool, activisme, ou des
réponses plus raffinées dont certaines expériences
religieuses ou mystiques dans lesquelles l'homme perds sa conscience et
s'évanouit en Dieu.
* 47 Selon la
première annotation du livret des Exercices Spirituels,
« par ce terme d'exercices spirituels, on entend toute manière
d'examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement
et mentalement, et d'autres opérations spirituelles. »...
Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, D.D.B., Paris, 1985.
(Traduction du texte Autographe par Edouard Gueydan s.j)
* 48 Ibid., p. 43
* 49 Nous tirerons la
plupart des nos éléments sur les Exercices Spirituels
comme expérience de la transcendance de l'ouvrage du Père Ntima
Nkanza s.j., L'expérience de Dieu. Les exercices spirituels
d'Ignace de Loyola et la phénoménologie de Schaeffler,
Editions Lessius, Bruxelles, 2002, p. 129
* 50 La 2ème
annotation précise : « Celui qui donne à un autre
une manière et un ordre pour méditer ou contempler, doit raconter
fidèlement l'histoire de cette contemplation ou de cette
méditation, en ne parcourant les points que par une brève ou
sommaire explication... »
* 51 Ntima Nkanza,
op.cit, .p. 210
* 52 C'est nous qui
insérons cette clarification dans le texte d'Ignace.
* 53 "Entretien" in Revue
de métaphysique et de Morale, ibid., p. 310
* 54 Il s'agit ici de la
méditation et des contemplations qui sont faites à partir du
récit biblique.
* 55 Nous empruntons ces
réflexions à l'ouvrage de Ntima Nkanza, Ibid., p.
212
* 56 Ignace de Loyola, ibidem,
p. 59 (ES 53)
* 57 "tout d'abord, il convient
d'observer deux choses.
La première est que l'amour doit se mettre dans les
actes plus que dans les paroles .
La seconde : l'amour consiste en une communication
réciproque; c'est-à-dire que celui qui aime donne et communique
à celui qu'il aime ce qu'il a ou ce qu'il peut; et de même,
à l'inverse, celui qui est aimé, à celui qui l'aime. De
manière que si l'un a de la science, il la donne à celui qui
ne l'a pas; de même pour les honneurs et pour les richesses. Et ainsi en
est - il de l'autre envers le premier.
* 58 Emmanuel Levinas,
En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris,
Vrin, 1949, rééd. 1967, 1994, p. 202
* 59 Ibid., 69
* 60 Ibid. p. 74
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