1
Être présent(e) au travail à l'heure du
Coronavirus
Comment les employés juniors
se
rendent-ils visibles au télétravail
?
Laureline Michaud
Master 1 Sociologie - Recherche Sous la direction de Mme
Élise Verley
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|
2
Remerciements
À Mme Élise Verley, qui a su me guider en suivant
de près mon travail et qui m'a aidée à dépasser ma
zone de confort.
À tous les participants, qui ont pris de leur temps
précieux pour me partager leurs points de vue en ces temps
difficiles.
Aux élèves de ma promotion, qui m'ont
apporté des remarques constructives, que j'espère avoir
intégrées dans ce mémoire.
3
Table des matières
1/ CONTEXTUALISATION 8
I. ETAT DES LIEUX SUR LE TÉLÉTRAVAIL
8
A. DÉFINITION
JURIDIQUE..................................................................................8
B.
HISTORIQUE..................................................................................9
C. LE TÉLÉTRAVAIL À L'HEURE DU
CORONAVIRUS 10
1. PREMIERE VAGUE
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12
|
2. DEUXIEME VAGUE
|
13
|
3. TROISIEME VAGUE
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13
|
II. ETAT DE LA LITTÉRATURE
16
A. LA GENÈSE DU
TÉLÉTRAVAIL..................................................................................16
B. PERSPECTIVES
ACTUELLES..................................................................................18
C. NOUVELLES
NORMES..................................................................................20
1. UN CHANGEMENT SPATIO TEMPOREL
|
21
|
2. VIE PROFESSIONNELLE / VIE PERSONNELLE
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22
|
3. NORME DE VISIBILITÉ, NOUVEAU CONTRÔLE
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23
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D.
NORMALISATION..................................................................................24
1. PROCESSUS
|
24
|
2. CONFORMISME
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24
|
3. MISE EN SCÈNE
|
25
|
2/ DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE 28
I. QUESTION DE RECHERCHE 28
II. MÉTHODE ET TERRAIN 30
A. DÉMARCHE
MÉTHODOLOGIQUE..................................................................................30
1. CHOIX DE LA MÉTHODE
|
30
|
2. CHOIX DE LA POPULATION
|
30
|
3. ACCÈS AU TERRAIN
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31
|
B.
OUTILS..................................................................................32
1. GUIDE D'ENTRETIEN (VOIR ANNEXE)
|
32
|
2. ENREGISTREMENT ET TRANSCRIPTIONS
|
33
|
3. OUTIL D'ANALYSE ET DE CODAGE
|
33
|
3/ PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET
INTERPRÉTATION 36
I. TÉLÉTRAVAIL ET ORGANISATIONS
36
A. UNE TERRE
INCONNUE..................................................................................37
B. UNE VARIABLE DE
TAILLE..................................................................................38
1. DEVOIR D'EXEMPLARITÉ DES GRANDES ORGANISATIONS 38
2. UN JEU D'AMBIGUITÉS QUI PROFITE AUX PLUS PETITES
STRUCTURES 39
C. UN
APPRENTISSAGE..................................................................................41
1.
4
UN APRIORI NÉGATIF 41
2. UNE ROUTINISATION 42
D. UNE CULTURE
PLURIELLE...........................................................................43
1. CONFIANCE ET AUTONOMIE 43
2. SURPLUS D'AUTONOMIE 45
3. RÉAFFIRMATION D'AUTORITÉ 45
II. TÉLÉTRAVAIL ET EMPLOYÉS
JUNIORS 48
A. UNE EXPÉRIENCE
INÉDITE...........................................................................48
B. DES AVIS
HÉTÉROGÈNES...........................................................................49
1. LES EFFETS RAPIDES DU CONFINEMENT 50
2. UNE SURIMPLICATION COMMUNE 50
3. TÉLÉTRAVAILLER SUR LE LONG COURS 51
C. UN DÉSIR DE
FLEXIBILITÉ...........................................................................53
III. DE LA DISPONIBILITÉ À LA MISE EN
SCÈNE 55
A. LE DEVOIR D'ÊTRE RÉACTIF ET
DISPONIBLE...........................................................................55
1. EN SITUATION DE MICRO-MANAGEMENT 55
2. POUR FAIRE SES PREUVES 56
3. EN FONCTION DE SON TEMPÉRAMENT 57
B. CONTRÔLE ET MISE EN SCÈNE DE LA
DISPONIBILITÉ...........................................................................58
1. LIRE SES MAILS EN COULISSE 58
2. GÉRER LES INTRUSIONS 59
3. LE TCHAT : OUTIL DE MISE EN SCÈNE PAR EXCELLENCE 61
a) Ceux qui ne regardent pas leur statut 62
b) Ceux qui regardent les autres 63
c) Ceux qui regardent tout, surtout son propre statut 63
4/ SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET LIMITES
67
A. SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET
DISCUSSION...........................................................................67
1. ATTITUDE DES ORGANISATIONS VIS-A-VIS DU TELETRAVAIL 67
2. ATTITUDE ET VECU DES EMPLOYES JUNIORS VIS-A-VIS DU
TELETRAVAIL 68
3. DE LA MISE EN DISPONIBILITE A LA MISE EN SCENE DE LA
PRESENCE 69
B.
LIMITES...........................................................................70
5/ CONCLUSION 71
Bibliographie 72
Webographie / Notes de bas de page 73
I. Revue de presse 74
II. GUIDE D'ENTRETIEN 81
III. Entretien d'Emma et Delphine 84
5
L'arrivée du Coronavirus en France, et dans le monde, a
provoqué un cataclysme sanitaire, économique et social. Pour la
première fois depuis le siècle dernier, on a utilisé les
mots «confinement» ou «couvre-feu». Face à la
gravité de la situation, tout le pays a été mis à
l'arrêt pour se retrouver chez soi. Les entreprises ont été
amenées à généraliser une pratique qui était
alors marginale : le télétravail. Pendant plus d'un an - et
même durant les périodes d'accalmie - les travailleurs ont
découvert une nouvelle façon de produire, sans sortir de chez
eux.
Spontanément, le télétravail peut
être vu comme un outil de liberté pour le travailleur, une
occasion d'avoir plus d'autonomie et de souplesse dans la gestion de sa vie. La
distance du lieu de travail implique a priori une distance du travail en soi,
puisqu'elle rend caduque la supervision visuelle de la hiérarchie.
Travailler à domicile entrerait donc en contradiction avec la norme
culturelle selon laquelle on s'assure de l'accomplissement d'un travail
grâce à la présence de l'employé.
Mais n'est-il pas possible que cette supervision, au lieu de
disparaître, se soit transformée ? En effet, les Techniques de
l'Information et de la Communication (téléphone, mail,
visio-conférence, chat professionnel...) semblent permettre au
travailleur de se rendre visible, et à sa hiérarchie de diminuer
son incertitude sur l'avancée des projets (en plus de remplir sa
fonction première, communiquer). Il s'agirait donc de savoir si
l'hypothèse de la mise en visibilité se vérifie et si,
tout comme on peut être absent au travail, on peut chercher à
être présent en télétravail.
Le questionnement de la présence n'est pas le seul, il
nous faut penser à l'attitude des entreprises face au
télétravail, à la frontière entre la vie
professionnelle et la vie personnelle, ou au degré de confiance entre
manager et employé. Ce sont autant de questions qui mobilisent à
la fois une grille de lecture globale, et également des outils
d'analyses très fins, quasi individuels et flirtant avec la psychologie
sociale.
Toute cette problématique se fait bien à la
lumière de la situation sanitaire : d'un côté nous avons pu
rencontrer des travailleurs en pleine phase de découverte, mais d'un
autre côté, cette découverte était
intrinsèquement liée à un contexte anxiogène. C'est
pour cela que nous ne chercherons en rien à occulter le contexte pour en
retirer une théorie du télétravail : il s'agit de la
pratique du télétravail à l'heure du Coronavirus. Cette
période, aussi tumultueuse soit-elle, peut être l'occasion de
réfléchir aux nouveaux modes de travail qui peuvent être
amenés à s'intensifier au fur et à mesure que la
technologie progresse.
6
Auto-analyse sociologique :
J'ai d'abord envisagé mon sujet sous l'angle du
présentéisme sur le lieu de travail. Au travers de mes
différents stages, j'ai remarqué la norme autour de l'heure de
départ : partir trop tôt, quel que soit l'état de son
travail, n'est pas bien vu. Il existe une règle, souvent implicite, qui
veut que l'on reste aussi longtemps que son supérieur. En discutant avec
des relations travaillant à l'étranger, je me suis rendue compte
qu'il s'agissait d'une caractéristique culturelle (qui n'était
pas pour autant circonscrite à la France). Il y aurait une dissociation
entre la productivité et le temps de présence au travail.
La deuxième « vague Covid », et avec elle un
nouveau confinement m'ont amenée à repenser mon sujet de
recherche. Au cours de mon stage dans un cabinet de recrutement, j'ai eu
l'occasion réaliser mon travail à domicile. J'ai vite
remarqué l'importance de notifier ma présence, notamment parce
que j'avais un profil junior. J'ai perçu une norme non écrite qui
impliquait d'être constamment disponible. J'ai également pu
remarquer le débordement de mes heures de travail sur mon temps
personnel, ainsi que l'intrusion de mon cercle privé dans mes
activités professionnelles.
Au sortir du deuxième confinement, j'ai
éprouvé un certain soulagement de ne plus avoir cette charge
mentale de la présence. J'ai pu retrouver une séparation plus
affirmée entre travail et vie privée, et mes horaires sont
redevenues plus réguliers. Néanmoins j'ai regretté les
élans de création que pouvaient apporter l'isolement temporaire
ainsi que le temps gagné sur la prise de transports en commun. Ce qui
m'a le plus intéressée, c'est cette norme non écrite : il
faut être « présent(e) » malgré la distance quand
on télétravaille. Je me suis donc demandée si mon cas
était isolé ou si ce ressenti était partagé, s'il
s'agissait de l'expression de mon tempérament ou d'un fait social,
beaucoup plus large.
7
1/ CONTEXTUALISATION
Cette partie a pour but d'avoir une idée claire de ce
qu'est le télétravail, ses définitions (A), son histoire
(B) et son actualité (C) au prisme de la crise sanitaire.
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I. ETAT DES LIEUX SUR LE TÉLÉTRAVAIL
A. DÉFINITION JURIDIQUE
Le Code du travail définit le télétravail
comme « toute forme d'organisation du travail, dans laquelle un
travail qui aurait également pu être exécuté dans
les locaux de l'employeur, est effectué par un salarié hors de
ces locaux, de façon volontaire en utilisant les technologies de
l'information et de la communication. » (Article L-1222-9 du Code de
travail) Hors situation exceptionnelle, la mise en place du
télétravail est permise par un accord collectif ou dans le cadre
d'une charte élaborée par l'employeur après avis du
comité social économique1. Cette charte doit
préciser un certain nombre de modalités : contrôle du
temps, accès aux outils numériques, plages horaires de
communication.
En présence de situation exceptionnelle comme celle que
nous connaissons avec le Coronavirus, l'employeur est en droit d'imposer le
télétravail sans l'accord préalable du salarié. En
effet, l'article L. 1222-11 du code du travail prévoit la mise en place
d'un « aménagement du poste de travail rendu nécessaire
pour permettre la continuité de l'activité de l'entreprise et
garantir la protection des salariés » 2.
Lors des deux confinements, le télétravail
était imposé à 100% pour « toutes les
activités qui le (permettaient) »3. Cela excluait
« les activités attachées à des lieux ou des
personnes, qui impliquent de se rendre sur des lieux spécifiques par
exemple pour inspecter, nettoyer, installer, réparer ou utiliser des
outils et machines ou encore s'occuper de personnes ou d'animaux
»2 (par exemple les employés du BTP, le personnel
hospitalier, les agents d'entretien, qui bénéficient d'une
attestation employeur).
La loi met en garde contre des systèmes de surveillance
excessifs comme l'utilisation de « keyloggers » (qui enregistrent les
activités informatiques à distance) ou un recours excessif aux
moyens de communication (appels et webcam). Il est également
indiqué que l'employeur se doit de définir clairement des
horaires afin de préserver la vie personnelle du travailleur.
Le gouvernement, et particulièrement la ministre de
l'économie Elisabeth Borne a rappelé lors du deuxième
confinement le caractère obligatoire d'un télétravail
« 5 jours sur 5 », avec un contrôle de la part de l'inspection
du travail et des sanctions « pouvant aller de la simple lettre
d'observation au procès-verbal d'infraction adressé au Procureur
de la République, en passant par le rapport à la Direccte
»3.
8
Si l'on s'arrête à l'aspect juridique tel quel,
on peut se dire que le télétravail est bien
délimité. Cependant, son historique est assez long et les
statistiques varient du simple au double, selon la définition que l'on
retient.
B. HISTORIQUE
Les prémices du télétravail peuvent
être retracé au cours des années 1950, lorsque l'architecte
Norbert Wiener « supervise depuis l'Europe, la construction d'un
bâtiment aux Etats Unis5 » grâce à la
transmission de données.
En 1975, Jack Nilles présente le telecommuting
comme objet d'une utopie permettant une flexibilité
libératrice et un nouveau mode d'aménagement du territoire :
« Work anywhere, anytime ».
Ce n'est qu'à partir de la fin du XXe siècle, avec
la révolution des Technologies de l'Information et de la Communication
(TIC), que le télétravail peut être opéré
à grande
échelle. Il sera cependant concentré dans certains
secteurs d'activité (tels que
l'informatique et le conseil), malgré l'encadrement
juridique européen de Juillet 2002 (permettant à «
chaque État membre de disposer d'une législation relative au
télétravail »6).
En France, le télétravail reste alors
très minoritaire : selon la DARES, en 2004, seuls 2% pratiquent leur
activité à domicile, 5% de façon « nomade »
(c'est-à-dire au sein d'espace de travail partagé, dans des
hôtels ou encore dans des lieux publics comme des
cafés)7.
Cependant, la législation française
évolue (un « Accord national interprofessionnel relatif au
télétravail » est promulgué en 20058) et
la pratique du télétravail se développe, même si
elle reste associée à un temps partiel et demeure
inférieure à la moyenne européenne.
En 2017, les ordonnances Macron sur le
télétravail (spécifiées précédemment)
simplifient la mise en place de ce dernier. Une étude menée en
2018 par l'IFOP en collaboration avec Malakoff Mederic10 indique
qu'un salarié sur quatre pratique le travail à distance ou l'a
déjà pratiqué lors des 4 semaines
précédentes (parmi l'échantillon d'entreprises
sélectionné).
Néanmoins, les enquêtes officielles indiquent
qu'en 2019, le télétravail ne concerne
que 3% de l'ensemble des salariés, même si la
proportion est plus élevée chez les cadres (11%)13. La
différence entre les estimations s'explique par les écarts de
définition de cette modalité de travail (le fait de l'avoir
pratiqué par le passé contre le fait de le pratiquer
actuellement, le faire ponctuellement ou sur une base hebdomadaire, prendre en
compte une seule partie des actifs (Ifop) contre l'ensemble des salariés
(DARES)). On peut parler de « halo du télétravail » de
manière similaire au « halo du chômage ».
L'innovation américaine d'organisation du travail a
mis du temps à arriver en France et restait minoritaire en 2019...
jusqu'à la crise sanitaire.
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9
C. LE TÉLÉTRAVAIL À L'HEURE DU
CORONAVIRUS
Une étude de l'INSEE12
réalisée au terme du premier confinement a montré l'impact
de l'épidémie du Coronavirus sur l'emploi, et plus
particulièrement sur le travail à distance. Le nombre de
personnes ayant eu recours au télétravail a doublé par
rapport à 2019, pour atteindre près d'une personne sur deux (47%
des actifs*) [Attention : si l'on analyse le rapport de la DARES13
qui mesure la pratique à « l'instant t » du
télétravail, les chiffres descendent à 25% - il reste que
la proportion a augmenté de façon inédite].
La pratique du télétravail n'a pas
été uniforme pour autant : « Pour ceux qui ont
travaillé, le travail à domicile a été très
majoritaire pour les cadres (81 %), et, dans une moindre mesure, pour les
artisans, commerçants et chefs d'entreprise (60 %), ou dans les secteurs
de l'enseignement (81 %) et des services aux entreprises (71 %). À
l'inverse, une très faible part d'ouvriers (4 %) ou d'employés
non qualifiés (18 %) qui ont travaillé pendant le confinement
l'ont fait depuis leur domicile. ». Cela peut s'expliquer par la
nature de chaque métier qui rend plus ou moins dispensable l'usage de
matériel et par le degré d'équipement informatique.
Le confinement accentue la tendance déjà
présente des cadres à travailler à distance et
généralise une pratique qui était jusqu'alors minoritaire
chez les salariés (de 5 à 37% pour les employés
qualifiés).
L'étude de la DARES (mars 2020) précise que
« le télétravail est particulièrement
fréquent dans les secteurs de l'information et de la communication (63%
des salariés), et les activités financières et d'assurance
(55 %), dans lequel il était déjà nettement plus
répandu avant la crise. Il l'est moins dans
l'hébergement-restauration (6 % des salariés), la construction
(12%), l'industrie agro-alimentaire (12 %) et les transports (13%)
»13.
On observe dans l'enquête de l'INSEE une
différence des sexes (51% des femmes contre 43% des hommes) dans le
recours au télétravail (différence qui n'était pas
présente en 2019). Il est possible que le télétravail ait
été plus courant chez les femmes pour des raisons d'organisation
familiale, mais cela nécessiterait une étude plus approfondie.
|
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10
En termes d'âge, l'enquête rapporte que ce sont
les moins de 25 ans qui ont, en proportion le plus adopté le
télétravail. On peut supposer qu'il s'agit de profils plus
juniors qui ont, en temps normal, moins accès à ce mode de
fonctionnement. La généralisation du télétravail
dans les entreprises où cela était possible a pu
éloigner
le frein de l'expérience professionnelle pour
pouvoir télé-travailler.
11
Dans la pratique effective du télétravail
durant le confinement 2020, on observe donc une surreprésentation des
cadres, des femmes et une grande augmentation chez les jeunes de moins de 25
ans.
Þ Actualités sur le télétravail
Nous analyserons la manière dont est abordée le
télétravail au regard du contexte, de la première vague au
début de la troisième (début du terrain), puis à
partir de juin (moment de l'analyse)
Le télétravail a connu un gain quasi exponentiel
d'intérêt sur internet, et plus particulièrement sur les
sites d'actualité. Après avoir effectué une recherche
« Google Trends » (qui comptabilise le nombre de requête sur un
mot clé (ici « télétravail ») entre janvier 2018
et aujourd'hui, les résultats suivants apparaissent.
1. PREMIERE VAGUE
Le premier pic d'intérêt, daté du 15 mars
2020, correspond à un communiqué du gouvernement faisant suite
à l'annonce du premier confinement.14. Le site officiel
précise : « Près de 8 millions d'emplois (plus de 4
emplois sur 10) sont aujourd'hui compatibles avec le télétravail
dans le secteur privé. Il est impératif que tous les
salariés qui peuvent télétravailler recourent au
télétravail jusqu'à nouvel ordre. ». Cette
décision a généré de nombreux relais dans la presse
ainsi qu'au sein de syndicats patronaux et salariés.15
12
Une partie des articles de presse traite de l'aspect
légal et politique de la mesure [1]. De nombreux journaux publient des
« questions-réponses » avec l'aide d'experts juridiques, une
démarche pédagogique qui souligne le caractère inconnu de
cette manière de travailler pour les salariés concernés
[2].
D'autres abordent des aspects plus pratiques, en lien avec le
quotidien des travailleurs : le travail s'inscrit dans l'espace privé
[3]. Au premier confinement, les écoles étaient fermées,
ce qui impliquait la présence d'enfants en parallèle de
l'activité professionnelle de parents. La frontière entre vie
professionnelle et vie personnelle a diminué (hyper connectivité)
et les interruptions du bureau ont été remplacées par des
coupures de la vie quotidiennes.
2. DEUXIEME VAGUE
Le deuxième pic dans les recherches sur le terme
« télétravail » se situe autour du 29 octobre, date
où le président de la République a annoncé le
deuxième confinement. Un confinement « plus souple »,
où l'économie devrait être préservée mais
où le travail à distance est préconisé. Dans les
deux semaines qui ont suivi, de nombreuses précisions sur le
télétravail ont été faites par le gouvernement,
accompagnées de négociations au sein des parties prenantes.
Durant ce laps de temps, la presse a donc fait état de la posture du
pouvoir exécutif qui a durcit ses prérogatives face à des
entreprises réfractaires [4], des difficultés à trouver un
accord syndical [5], mais également des risques psycho-sociaux
liés à une telle activité [6] ainsi que des
questionnements quant à sa productivité [7].
3. TROISIEME VAGUE
13
A la veille du terrain (soit la fin du mois de février
2021), il y avait une grande incertitude au sein de la population quant
à un troisième confinement national et de nombreuses
interrogations de la part des media [8]. Les restrictions étaient alors
régionales, avec un couvre-feu à 18h depuis le 14 janvier dans
les zones concernées. Les entreprises étaient autorisées
à mettre en place un jour de présentiel, mais nombreuses
étaient celles qui faisaient un usage abusif des attestations employeur
[9].
Il y a eu, cependant, une avancée claire sur le statut
juridique du télétravail qui a finalement fait l'objet d'un
accord16 entre les différents syndicats (à
savoir tous les partenaires sociaux à l'exception de la CGT). Cet accord
indique que la pratique du télétravail doit être l'issue
d'une volonté à la fois de l'employeur et de l'employé qui
se matérialise sous la forme d'une charte. L'accord prévoit
également la prise en charge des frais liés à
l'installation du travail à domicile :
En ce qui concerne l'organisation matérielle et les
frais afférents au télétravail, dans la fonction publique,
l'article 6 du décret du 11 février 2016 dispose que «
l'employeur prend en charge tous les coûts découlant directement
de l'exercice des fonctions en télétravail, notamment le
coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et
outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci »17.
Selon un sondage réalisé par l'institut CSA pour
Malakoff Mederic «près d'un tiers des salariés du
privé en télétravail fin 2020, en moyenne 3,6 jours par
semaine» durant cette période [10].
La France était très frileuse à
l'idée d'instaurer un troisième confinement sur tout le
territoire et le discours officiel consistait à dire que le reste des
mesures, y compris les couvre-feu, pourraient servir à éviter un
tel scénario [11]. La prise de parole d'Emmanuel Macron a
été attendue à plusieurs reprises, et c'est finalement le
31 mars que le président s'exprime pour annoncer que le reconfinement
aura bien lieu, pour une durée de 4 semaines à compter du 3
avril, et avec un couvre-feu à 19h [12]. Le télétravail
est à nouveau prescrit 5 jours sur 5 ce qui a, encore une fois
entraîné un pic dans les recherches Google (pour le terme
«télétravail») :
14
Le terrain s'est déroulé dans un contexte
économique très difficile : des hôpitaux qui manquent de
moyens et sous haute tension, des restaurants au bord du dépôt de
bilan et une «PME sur deux (qui se dit) incapable de supporter un
troisième confinement» [13]. La santé mentale des
français est alors dans un état critique : selon cet article, ce
sont «21 millions de français» dont le moral est «mis
à l'épreuve» [14]. Lorsque la recherche a été
faite, la part du travail a pris le pas de manière significative sur la
part des rencontres sociales et le divertissement. L'horizon du vaccin a
néanmoins été une perspective rassurante pour un
été moins douloureux (malgré une attitude divisée
chez les français)
* *
Au moment de l'écriture de ce mémoire, les
commerces et les terrasses rouvrent, et le télétravail n'est plus
obligatoire pour les entreprises : la ministre de l'économie
préconise tout de même de continuer à rester 3 jours
à domicile. Une étude de l'INSEE montre que le moral des
français remonte [15], grâce à un ensemble de facteurs
(arrivée du vaccin, reprise commerciale, sociabilité,
météo, vacances approchantes).
On observe que le télétravail fait toujours
l'objet de nombreuses résistances : le gouvernement a des
difficultés à l'imposer dans les faits au sein des entreprises,
les accords officiels peinent à émerger, et on note l'apparition
de risques psycho-sociaux (isolement, addictions). La productivité de
cette pratique est, en outre, difficile à mesurer car le temps
gagné en transport peut être également perdu par des
interruptions dans le cadre privé.
L'heure est donc au bilan, et au questionnement : comment le
télétravail a-t-il été appliqué ? A-t-il
été bien vécu, cela a-t-il nuit ou contribué
à la productivité ? Les institutions, publiques comme
privées, sont curieuses d'en savoir plus et en appellent aux
études. Nous allons tenter d'apporter des éléments de
réponse, à notre échelle. La spécificité de
notre recherche est qu'elle s'est faite «à chaud», ce qui rend
le témoignage authentique mais également très subjectif.
Toutefois, avec le recul, certains propos seraient sans doute modulés,
altérés.
L'enjeu d'actualité est de savoir si le
télétravail peut ou non devenir un mode de travail comme un autre
et s'intégrer pleinement dans le paysage professionnel
français.
15
II. ETAT DE LA LITTÉRATURE
Cette partie vise à faire un tour d'horizon des
publications les plus importantes en ce qui concerne le
télétravail.
Nous commencerons avec les travaux qui visent à
historiciser le télétravail, en revenant à sa
genèse (A.) et avec ceux qui démontrent la pluralité des
définitions associées avec cette pratique.
Ensuite, nous nous concentrerons sur les perspectives
actuelles (B.) dont découle le dessin de nouvelles normes de management
(C.). Nous avons retenu en particulier les recherches qui traitent du
changement en termes d'espace et de temps et de la redéfinition de la
présence.
Enfin, nous avons associé ces normes à une
intégration (D.), qui peut se faire par la normalisation (1.), le
conformisme (2.), ou au sein d'une dynamique de mise en scène (en
reconfigurant la théorie goffmanienne) (3.).
|
La littérature qui entoure le télétravail
et ses enjeux est très variée. Les disciplines qui sont
emparées en premier lieu de ce sujet sont les sciences du management, de
la gestion et de l'économie (avec pour intérêts principaux
la productivité et la supervision malgré la distance). Puis, les
chercheurs en psychologie s'y sont intéressés pour traiter -
entre autres - des avantages et des risques que peuvent représenter le
travail pour le bien-être mental des travailleurs. La sociologie
classique reste plutôt en marge - bien qu'on puisse y inclure les
études d'organisations - et principalement anglo-saxonnes. C'est la
pensée d'Erving Goffman qui est mise en avant, en élargissant le
champ des rencontres en face-à-face à des communications
médiées (qui étaient pourtant mises de côté
par l'auteur).
Le télétravail est donc à la
croisée des chemins. Mais cela n'empêche pas aux disciplines de se
croiser et d'observer, quoi que de différentes façons, des
mêmes phénomènes. C'est pour cela que nous avons choisi
d'analyser cette littérature non pas par domaine d'étude, mais
par enjeux. Il reste que certains des enjeux sont plus abordés que
d'autres selon la discipline. Nous préciserons dans ce cas quelle
discipline est dominante.
A. LA GENÈSE DU TÉLÉTRAVAIL
L'histoire des débuts du télétravail et
l'idéal qu'il pouvait alors représenter est abordé par
Alexandre Largier/3, sociologue des organisations. Il y
décrit les différents projets que l'on peut associer au
télétravail (politique, managérial, et lié au mode
de vie). Le télétravail apparaît en premier lieu comme un
projet politique porteur d'espoirs. Dans les années 1970 les
progrès technologiques - et notamment ce de ce que l'on appelle alors l'
« Arpanet » - font entrevoir la possibilité d'une
communication de plus en plus rapide :
« Pour Jack Nilles, le télétravail est
le résultat de la substitution des télécommunications aux
transports de biens et de personnes. Le télétravail devient alors
un mythe. Selon une vue optimiste, il est ce qui permet de restructurer le
territoire, de créer des emplois dans des zones économiquement
peu développées en déplaçant des
activités.
16
A contrario, selon un point de vue plus pessimiste, par
assimilation du télétravail avec l'automatisation des
activités, il va devenir responsable d'une partie du
chômage.
Le télétravail prend place dans un
récit où l'imaginaire côtoie le réel. »
(Largier - p :214)
« Il fait alors partie d'un ensemble de solutions
censé remédier à des maux de grande ampleur. »
(Largier/3 - p :212)
D'ailleurs, de nombreux penseurs originaires des Etats-Unis
estimaient que le télétravail était voué à
se généraliser :
« AT&T (American Telephon & Telegraph) en
1971, postulait que tous les salariés américains seraient
télétravailleurs en 1990 (Huws, 1984) » (in Ruillier
& al p :5).
Ce n'est qu'à partir des années 2000 que
l'implémentation du télétravail sera réellement
faisable :
« Craipeau (2010, p. 114) précise qu'il a fallu
attendre « l'explosion des techniques de télécommunication
au début des années 2000 » (Internet, micro-ordinateurs,
téléphones portables) pour que l'équipement
nécessaire au télétravail se banalise. » (in
Vayre - p :2) Cependant, comme nous l'avons vu dans la partie sur la
contextualisation, ce mode de travail est resté très minoritaire
en France (3% des salariés selon la DARES*). Les raisons de la faible
appropriation du télétravail sont multiples (désavantages
organisationnels et psychologiques, blocages liés aux normes de travail
en France), nous allons les traiter après avoir établi une
définition, ou plutôt, un ensemble de définitions.
MULTIPLICITÉ DES
DÉFINITIONS
La multiplicité des définitions du
télétravail est un phénomène qu'observent la
quasi-totalité des auteurs qui s'y intéressent. Comme le souligne
Alexandre Largier/3 :
« D'une définition à l'autre, la
réalité du télétravail est donc multiple. Comme le
remarquent B. Fusulier et P. Lannoy, le nombre de
télétravailleurs peut aller du coup, pour la France, de quelques
milliers à plusieurs centaines de mille. De ce fait, le
télétravail peut
être présenté comme un fait de
société ou comme un épiphénomène. »
(Largier/3 p : 208).
Il précise lesquelles dans le passage suivant :
« Une première définition, de U. Huws, WB. Korte et de
S. Robinson, fait uniquement référence à la distance. Une
deuxième, donnée par M. H. Olson, restreint le
télétravail au travail effectué à domicile en
utilisant les nouvelles technologies de communication. Une troisième,
enfin, vient de J.M. Nilles. Celle-ci élargit le
télétravail à toutes les substitutions d'un
déplacement professionnel par les technologies de communication. »
(Largier/3 - p :208 )
En résultent quatre formes de
télétravail, que la psychologue Emilie Vayre
résume/11 de manière assez simple :
« (1) le télétravail au domicile
à temps plein ou permanent (le travail est réalisé
exclusivement ou quasi exclusivement au domicile)
(2)
17
le télétravail au domicile en alternance,
pendulaire ou à temps partiel (le salarié effectue au moins une
journée de télétravail par semaine exclusivement au
domicile),
(3) le télétravail nomade ou mobile (le
travail implique des déplacements professionnels et le
télétravailleur combine différents lieux de travail :
hôtel, domicile, locaux des clients, transports, etc.), et
(4) le télétravail dans des tiers-lieux
dédiés au télétravail, c'est-à-dire en
télé-centre, bureau satellite ou espaces de coworking (le travail
est effectué dans des locaux consacrés au travail, situés
hors de l'entreprise et en principe à proximité du lieu
d'habitation du salarié). » (Vayre/11 - p :5)
Malgré cet écart notable entre les
définitions, il y a un assez grand consensus sur les
caractéristiques socio-économiques des
télétravailleurs :
« Les télétravailleurs sont en
majorité des personnes qui travaillent à temps plein, qui
occupent des postes à responsabilités (par exemple, cadres ou
encadrants), qui ont un niveau de formation initiale élevé
(diplômés du supérieur), d'âge moyen (35-50 ans),
plutôt des hommes, vivant en zone urbaine, en couple et ayant un ou des
enfant(s) » (Vayre- p :6) Cette description d'un idéal type
est bien sûr à revoir à la lumière de l'extension du
télétravail du fait de la crise sanitaire (l'âge, par
exemple, est amené à baisser et les femmes comme on l'a vu,
télé-travaillent beaucoup plus).
B. PERSPECTIVES ACTUELLES
Dans son article de recherche (Les incidences du
télétravail sur le télétravailleur dans les
domaines professionnel, familial et social/11), Emilie Vayre
effectue une recension de la littérature autour du
télétravail en regroupant un argumentaire en faveur de ce
dernier, et celui à son encontre.
En ce qui concerne les avantages :
L'auteure fait état des recherches qui prouvent que le
télétravail permet une meilleure concentration grâce
à la diminution des interruptions et à l'augmentation du temps de
sommeil du fait l'absence de transport : « (Biron & van Veldhoven,
2016 ; Mello, 2007 ; Montreuil & Lippel, 2003 ; Rey & Sitnikoff, 2006 ;
Vacherand-Revel, Ianeva, Guibourdenche, & Carlotti, 2016), la
productivité (Bailey & Kurland, 2002 ; Khanna & New, 2008 ;
Martin & MacDonnell, 2012 ; Mello, 2007) » (in Vayre/11 - p
:8). Le télétravail améliore également
l'efficacité et la qualité du travail comme la performance
(Baruch, 2000 ; Khanna & New, 2008 ; Martin & MacDonnell, 2012 ;
McNaughton, Rackensperger, Dorn & Wilson, 2014 ; Vega et al., 2015) »
(in Vayre/11 - p :8).
Par ailleurs, le télétravail se traduit par une
baisse du « taux d'absentéisme, des niveaux d'intention de
départ de l'entreprise (vs de maintien) et un taux de turnover moins
élevés (Gajendra & Harrison, 2007 ; Hill et al., 2003 ;
Martin & MacDonnell, 2012 ; Mello, 2007) » (in Vayre/11 - p
:8). Il permet également d' « atténuer les effets
négatifs engendrés
18
par de fortes exigences professionnelles (surcharge
temporelle, physique, émotionnelle et cognitive de travail, conflit de
rôle ; Biron & van Veldhoven, 2016). » (in Vayre/11 -
p :8)
Néanmoins, les recherches mettant en avant les
désavantages liés au télétravail sont
également très conséquentes :
D'un point de vue de la santé des travailleurs : «
Le télétravail est reconnu comme source de surtravail, de
workaholisme, de stress professionnel voire d'épuisement professionnel
(Hill et al., 2003 ; Metzger/4 & Cléach, 2004 ;
Montreuil & Lippel, 2003 ; Ortar, 2009 ; Peters, Wetzels, & Tijdens,
2008 ; Sullivan & Lewis, 2001).» (Vayre/11 - p :11).
En outre, il « peut accentuer la survenue de troubles
musculo-squelettiques (Montreuil & Lippel, 2003). » (in
Vayre/11 - p :10).
L'une des causes peut être trouver dans le symbole
renvoyé par l'accès au télétravail en temps normal
: « Dans de nombreuses entreprises, le télétravail
étant considéré comme un privilège, auquel tout le
monde n'a pas accès, les télétravailleurs se sentiraient
redevables envers leur organisation et fourniraient davantage d'efforts pour
s'acquitter de leur dette » (Vayre/11 - p : 10). Par
conséquent, « Les télétravailleurs auraient
tendance, d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au
préalable aux trajets à leurs activités professionnelles
et, d'autre part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire
» (Vayre/11 - p :10)
Enfin - nous l'aborderons également plus tard - le
télétravail implique une invasion du travail quotidien dans
l'espace privé à cause de l'accès permanent à la
technologie, mais aussi la présence inhabituelle de cette sphère
privée dans le travail : « Les télétravailleurs
ayant du mal à faire face conjointement aux exigences professionnelles
et familiales, à répondre aux sollicitations de l'entourage (qui
se font plus pressantes lorsqu'ils travaillent depuis leur domicile),
déclarent ressentir une forte pression (Golden, Veiga, & Simsek,
2006 ; Ortar, 2009 ; Tietze & Musson, 2005). » (p :14) « la
perception, du point de vue des télétravailleurs, d'une
frontière plus floue entre leurs différents domaines de vie.
» (Vayre/11 - p: 14)
Il existe malgré tout un entre deux, des conditions
sous lesquelles le travail à domicile peut être bien vécu :
« Le télétravail engendre des conséquences
positives en termes d'équilibres de vie et d'enrichissement mutuel entre
le travail et le « hors travail » seulement si les
télétravailleurs développent des compétences en
termes de planification et d'auto-gestion des activités professionnelles
(fixation d'objectifs à atteindre, identification et
hiérarchisation des tâches à accomplir, anticipation des
plages horaires et structuration de la journée de
télétravail) et de mise en oeuvre d'une organisation temporelle
rigoureuse des activités (Greer & Payne, 2014 ;
Metzger/4 & Cléach, 2004 ; Tietze & Musson,
2005 ; Vayre & Pignault, 2014). » (Vayre/11 - p
:16).
Une autre clé d'un télétravail bien
vécu consiste à établir un équilibre entre les
jours télétravaillés et ceux passés sur le lieu de
travail. Cependant, le confinement a rendu cette configuration impossible.
19
C. NOUVELLES NORMES
Les chercheurs rapportent l'existence d'une norme, celle du
présentéisme où « il est plus important
d'être physiquement présent que de bien performer »
(Seejeen & Yoon/7, p :7) » et où les
manageurs craignent le « cyberslacking : (le fait) aller sur internet
pour autre chose que son travail » (Seejeen & Yoon/7,
p :7). Ces remarques sont faites par des professeurs d'université
coréenne, ce qui montre que le phénomène existe
au-delà de l'Europe. En effet, « des études de l'ANACT,
de l'Union européenne et de l'OCDE convergent pour conclure que les
entreprises sont aujourd'hui confrontées à des difficultés
de management, notamment liés à une culture du
présentéisme, ou encore à des craintes de mise à
l'écart de la part des salariés » (Ruiller & al
/7 p :6)
Avec le télétravail, se posent différents
défis pour le manager, le premier étant de « garder le
contrôle » sur ses subalternes. Il s'agit de :
« - Contrôler si le télétravailleur
se concentre sur ses tâches
- Communiquer avec son équipe
- Faciliter les interactions entre collègues pour
qu'ils ne se sentent pas isolés » (Seejeen & Yoon
/7, p :7)
Le premier défi est ressenti de manière assez
flagrante par les télétravailleurs, comme le montre ce verbatim
:
« Certains managers n'ont pas confiance en leurs
équipes alors que ça se passerait certainement très bien.
La peur de perdre le contrôle » (télétravailleuse,
formation, 1 jour par semaine). » (Ruiller & al /7 p :
18)
Trois chercheurs français en management et en gestion
(Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel)
voient se profiler dans le télétravail deux types de supervision,
qui se reposent sur deux normes :
« L'empowerment des télétravailleurs
suppose une évolution du rôle des managers, fondé sur la
confiance et le suivi de la performance » (Ruiller & al
/7 - p :7)
Ces modes de management sont d'une part, le mode
communicationnel (qui s'appuie sur la confiance et l'accompagnement) et d'autre
part, le mode du contrôle de résultat (qui repose sur une
surveillance, un suivi continu de la performance). Les deux sont rendus
possibles par des outils d'information et de communication
sophistiqués.
Pour ce qui est du management par le contrôle, là
encore, la personne subalterne est tout à fait au courant qu'une
stratégie est mise en place :
« Il suit... il voit... parce que tout ce qu'on fait
est enregistré, donc si je traite un mail, une fois que je
réponds au client, il est archivé, il est mis dans une
boîte comme quoi
20
il a été traité, donc, après,
j'imagine qu'ils ont des moyens de regarder le nombre de mails qu'on a
traités, ce qu'on a fait. Et puis, on a d'autres outils de
traçage aussi quand on a renseigné un client, qu'on utilise comme
les services commerciaux, ceux qui prennent les appels ou qui reçoivent
les clients en boutique, ils ont une trace de ce qu'ils ont fait. »
(télétravailleur, fonction soutien, 1 jour par semaine).
(Ruiller & al /7 - p : 18)
Le management communicationnel implique un changement
d'attitude et de comportement vis-à-vis de ses employés :
« Bien que les supérieurs souhaitent
effectivement rester en contact proche de leurs subordonnés, ils
adoptent également une approche plus facilitatrice et moins directive
qui ne se repose pas sur les façons traditionnelles de contrôle du
comportement. » (Sewell & Taskin/9- p :1509)
Cela passe, comme son nom l'indique, par une utilisation
accrue des moyens de communication, non pas pour contrôler, mais pour
accompagner les employés et montrer qu'ils sont disponibles pour les
aider :
« Le manager implémente avec l'équipe
de nouveaux usages (rituels, comme le « bonjour du matin » à
la connexion ou l'envoi de blagues, ou des discussions informelles via l'outil
Com' par exemple). Ce mode de management se caractérise aussi par une
communication conviviale, par l'usage particularisé des TIC (Messenger
mis à disposition par l'entreprise pour les échanges informels et
usage du téléphone pour l'activité de travail) et par la
co-construction collégiale des temps de communication en
face-à-face et à distance. » (Ruiller & al
/7 - p : 19)
Le management communicationnel est en moyenne mieux
vécu par les employés car il les responsabilise comme en
témoigne cette télétravailleuse :
« Le fait que mon manager accepte le
télétravail, c'est qu'il reconnaît mon autonomie, qu'il
reconnaît ma faculté à le faire, qu'il reconnaît que
j'ai besoin de cet équilibre. Pour moi, ça vaut une belle
reconnaissance » (télétravailleuse, fonction formation, 1
jours télétravaillé) » (in Ruiller & al
/7- p :14)
Finalement, on observe que la confiance qu'a le
télétravailleur en son superviseur est un indicateur
succès très fort pour une bonne implémentation du
télétravail.
1. UN CHANGEMENT SPATIO TEMPOREL
Le télétravail, par sa propre définition,
implique une reconfiguration spatio-temporelle : on travaille de chez soi,
parfois plus longtemps car il n'y a pas d'horaire fixe et la communication
face-à-face est remplacée par une communication
médiée, qu'elle soit synchrone ou asynchrone : « En
utilisant le concept de Giddens (1984) de distanciation espace-temps, on peut
distinguer communication médiée asynchrone, qui implique
une
21
distanciation espace-temps, de la communication
médiatisée synchrone, qui est spatialement mais pas
temporellement éloigné. » (Rettie - p :425)
Laurent Taskin (professeur chercheur en
économie-gestion), repris par Caroline Ruiller met en avant cette
reconfiguration :
« En rompant avec une certaine unité de temps, de
lieu et d'action, le télétravail se traduit par une «
déspatialisation », qui renvoie à la distance physique (ou
géographique) et psychosociologique (liée à
l'éloignement de l'environnement de travail) induite par la pratique du
télétravail, qui altère fondamentalement le mode de
management (Taskin, 2006). » (in Ruiller & al /7 - p
:7)
En découle une systématisation d'un concept qui
existe déjà dans le travail sur le lieu de travail : un acte de
territorialisation. Il « établit une distance psychologique des
autres même lorsqu'ils sont physiquement proches. »
(Sewell& Taskin/9 - p :1511)
En effet, « Gergen (2002) a démontré
que, même en étant physiquement présent, il était
possible de se sentir absent en se retirant dans un monde imaginaire non
accessible à autrui. » (Sewell & Taskin/9 - p :
1511)
Cela conduit à une redéfinition du sentiment de
proximité :
« De ce point de vue, la proximité
perçue constitue un courant théorique récent,
considérant qu'en définitive, elle se réfère au
« sentiment d'une personne d'être proche d'une ou d'autres
personne(s) » (Wilson et al., 2008 ; Mencl et May, 2009). »
(Ruiller & al /7 - p : 8)
Il est donc possible de se sentir proche de son équipe
malgré la distance, grâce aux moyens technologiques. Notons que
cette proximité n'est pas forcément « amicale » car
elle n'exclue pas le contrôle.
2. VIE PROFESSIONNELLE / VIE PERSONNELLE
La majorité des recherches souligne l'affaiblissement
de la frontière (« blurring ») entre vie professionnelle et
vie personnelle du fait de la médiation des TIC dans l'espace
privé. Si l'on prend un exemple trivial : les enfants d'un
employé peuvent à tout moment entrer dans la zone physique de
travail de ce dernier et il peut surveiller l'arrivée de ses mails au
dîner.
On note que « la distanciation par le
télétravail a commencé à remettre en question
normes collectives existantes et largement internalisé en créant
une tension entre les attentes de discrétion et d'autonomie et
séparation acceptable du travail et de la vie de famille. »
(Sewell & Taskin/9- p :1523)
C'était déjà le cas chez les cadres, qui
ont eu accès au télétravail plus tôt que les autres
employés, comme en témoigne ce chef de département :
« Il y a une sorte d'état de fatigue qui
s'instaure, parce qu'on ne fait pas la coupure [...] et on peut tomber au
boulot, même si c'est chez soi, ce qui est paradoxal. »
(Jacques N., chef de département, télétravail en
débordement.) » (Metzger/4 - point 37)
22
3. NORME DE VISIBILITÉ, NOUVEAU CONTRÔLE
Nous l'avons mentionné, le contrôle ne
disparaît pas avec le télétravail. Il change simplement de
forme. Une norme se dessine assez rapidement lors de la mise en place du
télétravail : celle de la disponibilité ou, du moins, la
mise en visibilité.
« Taskin et Edwards (2007) constatent que face
à la pression sociale, les télétravailleurs
développent des comportements pour rester visibles aux yeux de leur
entourage professionnel et prouver qu'ils sont bien présents et en train
de travailler. Les résultats de Greer et Payne (2014) vont strictement
dans le même sens et soulignent la nécessité pour les
télétravailleurs d'être perçus comme «
accessibles » malgré leur absence physique. Ces deux études
rendent compte de l'ensemble des stratégies qu'ils déploient afin
de maintenir un contact fréquent et régulier via les technologies
(e-mails, messages instantanés, appels téléphoniques) avec
leurs supérieurs, leurs collègues ou encore leurs clients et se
montrer réactifs à leurs sollicitations. »
(Vayre/11- p :12)
La disponibilité devient synonyme d'investissement
professionnel et reconfigure encore une fois la caractéristique
temporelle du travail : « Avec la notion de disponibilité
au-delà du travail standard, les heures sont devenues une norme de plus
en plus importante de maîtrise de soi et une démonstration aux
gestionnaires et les collègues de l'engagement. » (Sewell
& Taskin/9- p :1518)
Comme précisé par Emilie Vayre et les auteurs
qu'elle cite, le fait de montrer sa disponibilité est permis par un
recours accru aux moyens de communication :
« Les emails et le téléphone
n'étaient pas seulement utilisés pour échanger des
informations mais aussi pour signaler sa présence. La
disponibilité devient une norme de contrôle »
(Sewell & Taskin/9- p :1518). « Par exemple, la
journée de télétravail a commencé par un nouveau
rituel de connexion à la boîte aux lettres qui était
principalement pour signaler la présence du
télétravailleur à d'autres » (Sewell &
Taskin/9 - p :1517)
Le terme « signaler sa présence » est ici
employé à deux reprises, ce qui indique bien qu'une
présence sans personne pour en témoigner a moins de valeur.
La pression d'être toujours disponible est parfois si
intense qu'elle amène à des comportements qui seraient
impensables sur le lieu de travail :
« Bien sûr, on reste joignable tout le temps et
si, par exemple, on décide de faire une pause, que quelqu'un veut nous
joindre et qu'il n'y arrive pas parce qu'on est en pause, on n'aura pas le
même comportement que si c'est à la maison, par exemple. Si on
doit s'absenter pour aller aux toilettes et qu'entre temps, il y a un
Communicator qui arrive, on est limite où on se sent coupable de ne pas
avoir été là tout de suite »
(télétravailleuse, fonction soutien, 1/2 journée
télétravaillée par semaine). » (Ruiller & al
/7 - p : 15)
23
Le télétravail qui, hors situation sanitaire
d'urgence, n'était pas généralisé et était
vécu comme étant un privilège. Cela qui impliquait un
surinvestissement (une disponibilité constante), couplé d'un
sentiment de culpabilité :
« J'ai ce sentiment-là, c'est que je ne veux
surtout pas qu'ils se disent « voilà, elle n'est pas joignable
» donc, ça y est, elle est sur son canapé » /...] Alors
qu'à la maison je vais essayer tout de suite de répondre pour
leur montrer que « non, non, je suis bien là ». /...]
Peut-être parce qu'au début, j'ai tellement entendu « t'es en
vacances», « oui, toi, t'es en long weekend »»
(télétravailleuse, fonction soutien, 2 jours
télétravaillés par semaine). » (Ruiller - & al
/7
p :16)
D. NORMALISATION
Nous voyons que de nouvelles normes sont apparues, et
notamment celle de la disponibilité (plus précisément le
signalement de visibilité). Comme chaque norme, elle n'est pas apparue
de nulle part, sa mise en place dépend de deux instances : un processus
de normalisation et le conformisme.
1. PROCESSUS
L'ouvrage de psychologie sociale écrit sous la
direction de Serge Moscovici/6 définit la normalisation comme
étant l'« influence réciproque de la part des membres du
groupe. Les individus font des compromis en se rapprochant des positions des
autres, évitant ainsi le conflit. Elle se produit lorsqu'il n'y a pas de
réponse correcte nette et lorsque les membres du groupe ont une
compétence égale, le même statut social et emploient le
même style de comportement, et sont relativement peu engagés
envers leur position. » (Moscovici/6 - p :31) Lorsque le
télétravail se met en place, les individus sont dans une
situation d'anomie (« Désorganisation sociale résultant de
l'absence de normes communes dans une société. (Notion
élaborée par Durkheim.) », Dictionnaire Laroussse). S'il y a
bien un contrat, celui-ci ne spécifie pas vraiment l'intensité de
la mise en disponibilité. Il n'y a pas de mesure officielle et
concrète qui remplacerait la présence physique du travailleur,
qui est à la base de son contrôle. Par conséquent, il y une
normalisation qui se fait jour : c'est la présence digitale qui remplace
la présence physique au bénéfice du contrôle.
2. CONFORMISME
Tel que présenté par l'encyclopédie
Universalis, « Le conformisme désigne le processus d'influence
sociale par lequel une personne est amenée à aligner ses propres
perceptions, croyances ou conduites sur celles d'un ensemble d'autres
personnes. Commander la même boisson que ses amis lors d'une sortie,
adopter les codes
24
vestimentaires en usage dans son entourage professionnel, ou
encore adhérer aux préjugés en vigueur dans son nouveau
club sportif à propos des membres d'un club concurrent constituent des
manifestations ordinaires de cette forme d'influence. Elle est un facteur
puissant de cohésion groupale et le vecteur privilégié de
la reproduction des usages sociaux. ». Cette norme caractérise
aussi le monde du travail physique (où chacun reste sur son lieu de
travail le plus longtemps possible pour ne pas « dénoter »).
Elle s'étend cependant au domaine du télétravail car
l'injonction à la disponibilité dépend du comportement de
chaque employé avec qui le travailleur est en contact, manager compris.
Si ce travailleur observe la disponibilité constante de ses pairs, il
aura tendance à s'y conformer.
Le conformisme a été démontré aux
prémices de la psychologie sociale par le chercheur Salomon Asch en
1951. Ce dernier s'est intéressé aux « conditions dans
lesquelles les individus céderaient à la pression du groupe,
même si le groupe donnait des réponses incorrectes »
(Moscovici/6 - p :29). Il a prouvé cela en mettant dans la
même pièce des complices, qui allaient s'accorder sur une mauvaise
réponse et un sujet qui, pour ne pas créer de conflit,
énoncerait la même réponse (bien qu'elle ne soit pas
similaire à celle à laquelle il croit).
Aujourd'hui, des économistes comme Jan Tichem, Armine
Falk et Andrea Ichino s'emparent de la notion de conformisme, pour
l'étendre à la « pression des pairs » et voir son
impact sur la productivité. L'expérience menée par A. Falk
et A. Ichino/2 est composée deux parties : la première
où les pairs sont dans la même salle, et la deuxième
où l'individu est séparé. Ils sont assignés
à une tache spécifique, qui par la suite est
évaluée en termes de productivité. Les résultats
montrent que la pression des pairs est corrélée à une
meilleure productivité.
Cependant d'autres études (Bellemare et Lepage,
2010/1) montrent que ces résultats varient (parfois
jusqu'à l'opposé) quand des variables clés changeaient.
Par exemple, les hommes semblent être plus affectés par la
pression de pairs.
On retrouve un mécanisme similaire dans l'observation
du télétravail : même si le télétravailleur
est en pause (déjeuner par exemple) et qu'il a rationnellement le droit
d'y être, il d'autant sera amené à rester disponible s'il
observe que ses pairs le sont.
Toutes ces expériences montrent que la présence
des pairs est corrélé (positivement ou négativement) au
comportement du sujet étudié.
3. MISE EN SCÈNE
Entre les années 1950 et le début des
années 1980, Erving Goffman s'est attelé à décrire
la structure de « face-à-face » et l'implication de celle-ci
dans les tâches d'interactions de la vie quotidienne. Il a
développé une série de concepts pour décrire et
comprendre l'interaction. « Lors de rencontres en face-à-face,
de nombreuses informations sur soi sont communiquées de manière
accessoire à «l'activité principale» de la rencontre,
et certaines sont communiquées involontairement: E. Goffman fait la
distinction entre
25
l'information « donnée »,
c'est-à-dire l'intention, et ce qui est «dégagé»
qui «fuit» sans aucune intention. » (Miller/5 -
p : 3)
E. Goffman a explicitement limité son ordre
d'interaction à l'interaction face à face, « traitant
une situation sociale physiquement définie comme unité de travail
de base dans l'étude de l'interaction (1967, 1983).» E.
Goffman affirme que, « vraisemblablement le téléphone et
les courriers fournissent des versions réduites de la chose
réelle primordiale » (1983: 2) (...) Parce qu'ils n'offrent pas le
degré requis de surveillance mutuelle » (in Rettie - 424)
Cependant, cette critique n'était peut-être pas
adaptée aux moyens technologiques actuels car l'intersubjectivité
est possible, même si elle n'est pas toujours optimale. Aussi, «
l'interaction client lors d'un appel téléphonique est
vécue comme une « activité socialement pertinente
structurée par des valeurs, normes, dispositions morales et
interdépendance des liens sociaux » ((Bolton et Houlihan, 2005:
699) » (in Rettie - p :423)
Dans le cadre du télétravail, les interactions
ne sont plus en « face-à-face » : la technologie fait figure
d'intermédiaire (comme pont et barrière). Cela signifie que
l'acteur a plus de prise sur ce qu'il renvoie de lui (contrôle de
l'environnement), et d'autant plus lorsqu'il s'agit d'un échange
écrit. Les informations qui « fuient » peuvent renvoyer aux
performances réalisées par le salarié et par les outils de
contrôle mis en place par le management.
Néanmoins, il est possible de suivre le modèle
théorique d'Erving Goffman en l'élargissant aux Techniques de
l'Information et de la Communication. Il sera toutefois nécessaire de
différencier les outils permettant une définition accrue de
l'espace d'interaction (comme la visio-conférence) de ceux, asynchrones,
où la mise en scène de soi est beaucoup plus importante.
Cette présentation de soi, qui est
particulièrement importante dans l'analyse du télétravail,
se transcrit par le signalement de la disponibilité qui est le fruit
d'une stratégie de mise en scène. Autrement dit, nous pourrons
mobiliser les concepts d'E. Goffman pour voir comment les
télétravailleurs s'emploient à se montrer d'une certaine
façon (et comment, parfois, cela leur échappe).
Pour employer au mieux ces concepts, il faut insister sur la
grille de lecture qu'emprunte E. Goffman pour décrire le réel.
Pour lui, le monde social est un théâtre. Cette comparaison peut
sembler originale, mais elle n'est pas nouvelle : au XVIe siècle,
Shakespeare performait une mise en abîme dans son oeuvre le As You
Like It en posant que «Le monde est une scène, et les hommes
et les femmes ne sont que des acteurs». En 1967, soit seulement quelques
années avant Erving Goffman, Guy Debord décrit ce qu'il appela
«la Société du spectacle». Dans La Mise en
scène de la vie quotidienne, E. Goffman cite lui-même un
autre auteur qui suit la même logique :
«Ce n'est probablement pas par un pur hasard
historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie masque. C'est
plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours
26
et partout, joue un rôle, plus ou moins
consciemment» (Robert Ezra Park, Race and Culture, glecoe, Ill, The Free
Press, 1950, (p: 249).
«Le monde entier, cela va de soi, n'est pas un
théâtre mais il n'est pas facile de définir ce par quoi il
s'en distingue.» (p: 73)
La métaphore de l'acteur est intéressante pour
parler du télétravailleur car il dispose d'une façade - ce
qu'il montre de lui à l'écran - définie comme «la
partie de la représentation qui a pour fonction normale d'établir
et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux
observateurs» (p: 26). Il dispose également d'un décor et de
coulisse (quand il coupe son micro et sa caméra) :
« C'est là qu'on fabrique ouvertement les
illusions et les impressions (...) C'est là que l'acteur peut se
détendre, qu'il peut abandonner sa façade, cesser de
réciter un rôle, et dépouiller son personnage.é
» (p: 110)
Une autre similitude frappante se trouve dans le concept
d'idéalisation, qui est une « tendance des acteurs à donner
à leur public une impression idéalisée par tous les moyens
(...) Quand un acteur se trouve en présence d'un public, sa
représentation tend à s'incorporer et à illustrer les
valeurs sociales officiellement reconnues, bien plus, en fait, que n'y tend
d'ordinaire l'ensemble de son comportement. » (p:41)
La norme qui est la plus mise en avant chez les travailleurs
est celle du travail effectif (ou effectué), et sa preuve, sa mise en
visibilité.
« Une des formes de bienséances
étudiées dans les organisations sociales, est celle que l'on
appelle «semblant-de-travail». Il est établi que, dans
beaucoup d'établissements, les ouvriers sont tenus non seulement de
fournir une certaine quantité de de travail dans un certain laps de
temps, mais encore de donner l'impression, quand on les appelle, qu'ils sont en
plein travail. » p: 108
27
2/ DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE
I. QUESTION DE RECHERCHE
Nous avons vu une littérature qui traitait
principalement le télétravail comme une forme alternative,
ponctuelle d'organisation et pour une certaine catégorie de
travailleurs. Cependant, avec les trois confinements que nous avons connus, le
télétravail a été recommandé pour tous, et
il s'est fait dans le temps long (presque 8 semaines pour les deux premiers).
Cela signifie que les normes qui se sont dessinées ont pu
évoluer, ou se pérenniser. Par ailleurs, une cohorte a eu, du
fait de l'aspect exceptionnel du contexte sanitaire, accès au
télétravail alors qu'il leur était plutôt
inaccessible auparavant : ce sont les jeunes diplômés, qui
viennent de rentrer sur le marché du travail.
Par conséquent, nous placerons notre analyse à
l'aune de cette situation exceptionnelle pour vérifier en quoi les
normes de mise en visibilité restent valides sur le long terme, et nous
nous intéresserons à la population qui occupe des postes junior
(moins de 3 ans d'expérience).
Avant cela, il nous faut définir ce que
représente le « travail » en soi : « M. Lallement
distingue temps au travail (celui résultant de l'organisation du
travail), temps du travail (celui permettant, via l'emploi et la formation,
d'acquérir un statut social) et temps de travail (le temps qui s'oppose
au hors-travail) (Lallement, 2003). » (in Metzger/4, point
16). Le temps «au travail» n'existe est mis de côté
puisque l'accès aux bureaux est devenu difficile. Le «temps du
travail» n'est pas non plus à l'étude puisque l'on
établit que les participants sont au début de leur
carrière. Nous retenons donc le «temps de travail»
opposé au temps de la vie privée.
Puis, nous allons préciser ce que l'on entend par
« visibilité » : le dictionnaire Larousse évoque
quelque chose qui soit « perceptible facilement », quelque chose qui
soit possible de « voir malgré la distance ». Cette notion de
distance est intéressante car c'est précisément ce qui est
impliqué par le télétravail : se rendre visible, de loin,
grâce aux Techniques de l'Information et de Communication (qui «
regroupent l'ensemble des outils, services et techniques utilisés pour
la création, l'enregistrement, le traitement et la transmission des
informations » (Universalis).
Enfin, le concept de « présence », qui
implique à première vue l'absence de distance physique, sera
compris dans le sens de la « proximité » (le fait de se sentir
« proche » de quelqu'un, sentir « qu'on est là »)
qui est permise par les TIC.
En amont de cette analyse, il faudra dresser un tableau des
entreprises ou organisations étudiées avec la manière avec
laquelle elles ont adressé la crise et la mise en place du
télétravail à grande échelle. A partir cette
perspective, nous verrons plus en détail la culture et le style de
management qui les accompagnent.
En découlent la mise en problématique suivante
:
28
La pensée commune consiste à dire que le
télétravail laisse une grande liberté au travailleur du
fait de l'absence physique, qui rend la supervision managériale plus
difficile. C'est la présence physique sur le lieu du travail qui permet
d'assurer à la hiérarchie le travail effectif des
employés.
Cependant, il est tout à fait possible d'être
absent tout en étant présent physiquement. L'inverse doit
être vrai également (se sentir présent à
distance).
Notre sujet sera donc le suivant : «
Être présent au travail malgré la distance
à l'heure du Coronavirus ».
A ce sujet nous associerons une question : « Comment les
employés juniors se rendent-ils visibles au télétravail ?
»
En découleront plusieurs autres questions :
1. Quelle a été la posture des organisations
tout au long des trois vagues de confinement (et durant les entre-deux) ?
Quelle philosophie de management renvoient-elles selon les employés ?
2. Comment les employés juniors ont-ils vécu le
télétravail (sa mise en place et son intégration
quotidienne) ?
3. Comment la distance est-elle gérée par les
employés juniors ? Comment font-ils « acte de présence
» ? Peut-on parler de mise en scène au sens de Goffman ?
In fine, il s'agira de montrer si les normes
observées précédemment sont aussi valides sur le long
terme, et au sein d'une population nouvelle.
29
II. MÉTHODE ET TERRAIN
A. DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE
Cette partie est dédiée à
l'explicitation de la méthode de recherche choisie (1.), la population
ciblée, celle obtenue (2.), ainsi que les modes d'accès au
terrain (3.).
1. CHOIX DE LA MÉTHODE
La méthode privilégiée est qualitative :
13 entretiens semi-directifs d'une heure. Le but de cette recherche est de
comprendre les logiques qui sous-tendent la pratique du
télétravail, les stratégies éventuelles que les
individus mettent en place pour montrer qu'ils sont présents.
L'observation participante a été écartée du fait du
contexte sanitaire, et parce qu'il rend difficilement compte du récit de
l'année qui vient de s'écouler. Les outils quantitatifs n'ont pas
été envisagés non plus car d'une part, l'observation de
l'ampleur du phénomène est abordée en contextualisation
et, d'autre part, ils ne permettent pas de comprendre les justifications de
comportements.
2. CHOIX DE LA POPULATION
Les entretiens seront menés avec des jeunes
employés français du secteur privé ou public (ayant au
maximum 3 ans d'expérience), et dans des organisations de tailles et de
types différents (startup / grand groupe). Le choix d'une jeune
population active se justifie par le fait qu'elle n'a jusqu'alors pas
été étudiée dans le cadre du
télétravail, ou bien abordée de manière
transversale. Étant donné le contexte actuel, ces entretiens se
sont faits dans l'ensemble à distance : soit par
téléphone, soit par visioconférence (un entretien a
été réalisé en face à face).
30
La première spécificité à noter au
sujet du groupe de participants est la surreprésentation des femmes :
nous comptons 9 femmes pour 4 hommes. Cela explique pourquoi nous avons choisi
de ne pas intégrer le genre dans notre grille de lecture, même
s'il serait très intéressant d'obtenir une telle perspective.
Ensuite, au-delà de se définir comme junior
(l'amplitude d'âge est de 6 ans : entre 22 et 28 ans et
l'ancienneté varie de 3 mois à 2 ans et 9 mois), les participants
ont tous un haut niveau d'étude (minimum Bac +4) et appartiennent
à une classe moyenne à aisée. En termes d'habitation on
note soit des studios, soit de 2 pièces, rarement des maisons (sauf
quand le participant est retourné chez ses parents pour le confinement).
4 interrogés vivent avec leur partenaire, le reste vit seul ou au sein
de sa famille.
3. ACCÈS AU TERRAIN
Le terrain n'a pas posé de problème majeur
d'accès : la population choisie est jeune, certains participants sont
toujours en études. A un niveau de Bac + 5, on peut supposer que ces
personnes aient eu eux même à réaliser des recherches ou
des mémoires, ce qui les rend plus susceptibles de nous répondre.
La proximité d'âge entre la responsable de cette recherche et les
répondants est telle que l'introduction s'est faite facilement.
La recherche de participants s'est faite de deux
manières :
Premièrement, par bouche à oreille : c'est en
testant certaines questions de notre guide d'entretien que nous avons pu
appréhender l'appétence générale pour le sujet et,
dans un second temps, demandé activement au premier cercle des
recommandations (il était important néanmoins de n'avoir jamais
rencontré le participant).
Deuxièmement, nous avons pu nous appuyer sur le
réseau social professionnel Linkedin avec un message adapté
à notre audience :
Cette méthode a permis de recruter 3 participants : Lucas
et Delphine (déjà dans nos contacts) et Camille (hors
réseau).
31
A cela s'est ajoutée une méthode de prospection
active, avec une recherche ciblée sur les jeunes actifs. Une fois la
personne trouvée, le message suivant était envoyé (avec la
personnalisation nécessaire :
«Bonjour [prénom],
|
|
A lire votre profil, vous avez eu récemment une
expérience chez organisation. J'imagine que votre organisation a
dû mettre en place un système de travail à distance.
Seriez-vous intéressé.e pour me donner votre avis sur le sujet
(comment cela se passe pour vous, ce que cela change par rapport au
présentiel) ?
Pour vous expliquer un peu ma démarche :
Je suis étudiante en sociologie à la
Sorbonne et je réalise un mémoire sur le
télétravail. J'organise des entretiens de 45 minutes avec des
personnes qui ont votre profil
|
|
d'expérience.
Toute l'interview sera bien sûr anonyme.
|
Pour vous remercier, je pourrai vous envoyer le
résultat de mes recherches.
Si vous êtes partant.e, il vous suffira de me
communiquer le jour et l'horaire qui vous convient le mieux ainsi que votre
adresse mail.
Merci d'avoir pris le temps de me lire, et à
bientôt ! Laureline»
B. OUTILS
1. GUIDE D'ENTRETIEN (VOIR ANNEXE)
Pour restituer le plus fidèlement possible le discours
de chacun, il a fallu associer une approche macro-sociologique, presque
longitudinale à un questionnement très fin du comportement
individuel. Il s'agissait d'aller du récit d'une année (comment
le télétravail s'est imposé, comment s'est passé le
dé/re confinement) à celui d'une journée voire d'une heure
précise. Ce pan de la recherche revoit à une micro-sociologie que
l'on retrouve par exemple dans les écrits de Howard Becker.
Les thèmes (voir annexe p : 81) correspondent aux
différents niveaux d'étude. Dans le premier thème, qui
traite du vécu à long terme de la réorganisation du
travail, les sous thèmes correspondent aux différents moments de
l'année. Les opérateurs (voir annexe p : 81) font état de
la perception du discours officiel et du vécu collectif lié
à l'annonce. Dans les deux thèmes suivants (à
l'échelle d'un des deux confinements, puis d'une journée), les
sous-thèmes sont liés à la notion de présence et
à la gestion de la vie privée. Les opérateurs permettent
d'aller plus en profondeur au sein de ces sous-thèmes.
32
Le but de ce guide d'entretien est d'avoir une vision globale
du vécu du jeune employé sur un mode de travail qui lui est
globalement étranger, son ressenti et ses stratégies
d'investissement. Nous en déduisons par la suite l'existence effective
ou non d'une norme sur la mise en visibilité du travailleur et les
changements managériaux.
Dans la pratique, le guide a été une vraie base
de travail. Il était à proximité lors des entretiens pour
s'assurer que l'on couvrait tous les sujets importants pour la recherche.
Toutefois, l'ordre n'était pas toujours suivi : pour la première
partie par exemple, où l'on cherche à connaître
l'année professionnelle du / de la participant(e), nous avons fait le
choix de laisser place au discours même si ce dernier ne suivait pas une
narration rigoureuse. Il est également arrivé qu'un sujet (la
présence) arrive avant un autre (la confiance). La
spontanéité de l'échange a été
privilégiée, sans pour autant oublier le cadre structurant la
recherche.
2. ENREGISTREMENT ET TRANSCRIPTIONS
L'ensemble des enregistrements ont été fait
à l'aide d'un téléphone portable. La majorité
(11/13) ont été faits sous format vidéo et les deux
restants sous format audio. Le choix de favoriser la vidéo était
motivé par le mode de transcription voulu : l'éditeur de
vidéos Youtube. En effet, ce site dispose d'une fonctionnalité
«sous-titre» qui, téléchargée, permet d'avoir
accès au script de l'interview. La qualité de sous-titrage
nécessitait néanmoins plusieurs revues. Les deux enregistrements
audios (dûs au manque de stockage), nous ont fait réaliser qu'il
n'y avait finalement pas d'avantage significatif à choisir le
sous-titrage. Au global, chaque enregistrement - qui pouvait varier entre 40 et
90 minutes - nécessitait environ 3 heures de transcription. Transcrire
13 entretiens a été paradoxalement la partie la plus difficile de
cette recherche, non pas parce que cela nécessitait une recherche
poussée, mais parce qu'il s'agissait d'une tâche longue et
chronophage.
3. OUTIL D'ANALYSE ET DE CODAGE
Le logiciel que nous avons privilégié pour cette
recherche s'appelle Nvivo, qui dispose d'un abonnement étudiant. Ce
logiciel permet de faciliter l'analyse qualitative par le biais de codage. Bien
d'autres fonctionnalités sont disponibles (nuages de mots, croisements
matriciels, diagrammes), néanmoins nous nous sommes restreints à
l'analyse textuelle de base. Nous avons téléchargé nos
transcriptions, puis encodé des thèmes qui nous semblaient
récurrents :
33
Les parties surlignées sont les passages encodés
: ici, Louis parle de l'attitude de son entreprise vis-à-vis du
télétravail, nous l'avons donc encodé comme tel. En
faisant cela avec chaque interview, nous avons pu obtenir une mise à
plat de chaque thème qui nous a paru important :
L'étape suivante est celle de la synthèse : pour
chaque thème recensé, essayer de retenir l'essence du discours
commun pour, ensuite l'analyser. C'est cette analyse que nous allons maintenant
présenter
34
3/ PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET
INTERPRÉTATION
Avant de pouvoir répondre à la question de la
présence et de la mise en scène de cette dernière (III),
il est important de comprendre comment chaque entreprise a fait face au
défi de réorganisation posé par la crise du Coronavirus
(I) et de voir si le vécu et l'attitude des
télétravailleurs par rapport à leur mode de travail
coïncide avec ce qui est rapporté dans les recherches
précédentes (II).
I. TÉLÉTRAVAIL ET
ORGANISATIONS
Dans cette partie nous répondrons à la
question suivante : Quelle a été la posture des organisations
tout au long des trois vagues de confinement (et durant les entre-deux) ?
Quelle philosophie de management renvoient-elles selon les employés
?
Les organisations des personnes interviewées se sont
révélées très diverses. Dans leur nature d'abord :
les entreprises françaises forment la majorité (9 sur 12) car
c'était le cadre prévu pour l'analyse. Cependant, les entretiens
nous ont menés à des formes plus hétérogènes
: association sportive, entreprise française implantée à
Londres, incubateur public de startups. Cela nous a permis d'avoir un
aperçu plus large, qui a été appuyé tant par la
variété des secteurs que par la taille des organisations (de
moins de 10 salariés à plus de 190 000 collaborateurs). Si
l'ensemble des secteurs étudié a été affecté
par la crise, aucun n'a été « en première ligne
» comme le secteur de la restauration, le milieu hospitalier ou
l'éducation, à l'exception de l'association sportive. Cela
signifie que, même si l'activité de chaque organisation a
été transformée de manière plus ou moins
importante, elle ne s'est pas arrêtée et a pu être
éligible au télétravail.
35
Secteur
|
Taille de l'organisation
|
Audit
|
3700 - ETI
|
Marketing
|
3000 FR - GE globale
|
Architecture
|
10 - TPE
|
Commercial-Export
|
Semi-publique : 35 à Londres, 1500 en tout - ETI
|
Association sportive
|
Publique : 10 + 220 bénévoles
|
Ingénierie informatique
|
140 - PME
|
Urbanisme
|
396 - ETI
|
Assurance
|
5000 - GE
|
Banque
|
193 000 - GE globale
|
Ingénierie informatique
|
21 000 - GE globale
|
Conseil
|
80 - PME
|
RSE / Urbanisme
|
Semi-publique : 150 - PMO
|
Marketing
|
3000 FR - GE globale
|
PME : Petite et Moyenne Entreprise ETI : Entreprise de Taille
Intermédiaire GE : Grande Entreprise
A. UNE TERRE INCONNUE
Pour les entreprises et les organisations publiques des
personnes interrogées, ce qui est arrivé en mars 2020
était sans précédent. Les défis
d'aménagements de travail se sont ajoutés à l'angoisse que
représentait une crise sanitaire globale, et aux allers-retours
politiques : au départ, le confinement devait ne durer que 15 jours. Les
dirigeants recevaient les nouvelles directives au compte-goutte, et en
même temps que le reste des travailleurs. Leurs communications faisaient
souvent échos aux toutes dernières recommandations
gouvernementales. Lors de notre échange, Chloé - stagiaire dans
une grande banque française depuis 5 mois - a reçu une ces
communications et nous l'a partagée :
«En attendant les clarifications
détaillées du ministère du travail aujourd'hui -
puis du groupe - seules les personnes ayant une autorisation du médecin
du travail viennent au bureau lundi (...) Merci aux managers de se rapprocher
de leurs équipes pour identifier ceux qui veulent venir un jour par
semaine et préciser le jour. Nous collecterons les demandes lundi »
(Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande
taille)
La direction est donc sortie de son rôle de «leader
sachant» pour adopter une place d'intermédiaire, qui laisse parfois
apercevoir ses doutes, comme dans cette entreprise publique basée
à Londres :
« Quand ils ont vraiment vu mais un peu tard qu'on
était dans une pandémie mondiale et que ce n'était pas
à prendre à la rigolade, ils ont dit : « ok on annule tout,
rentrez chez vous avec votre pc, on verra après. On a compris que
c'était exceptionnel quand ils ont dit : « rentrez chez vous, on ne
sait pas trop comment nous on va le gérer mais on le gérera
après coup » (Lucas, chargé de projet dans une Grande
Organisation d'Export à Londres)
36
On a pu observer toutefois une certaine avance dans les
entreprises d'envergure
37
internationale où le télétravail
était déjà pratique courante, et même inclue dans
les perspectives d'évolution de carrière :
« Nous on est autorisés à le faire
à partir de 1 an d'ancienneté dans l'entreprise et on peut
choisir entre plusieurs jours mais c'est très souvent le mercredi pour
le vendredi et il faut un peu vérifier que son manager ne prenne pas le
même jour. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme
multinationale d'agroalimentaire)
En France, en 2019, le télétravail était
étendu à 12,5% des actifs13 - en sachant que cela
comprenait toute forme d'activité professionnelle hors lieu de travail
(dans les espaces de co-working, dans les cafés, les trains, etc.). En
2020, c'est un actif sur 4 qui travaille depuis chez lui en France (et nulle
part ailleurs). Les organisations plus traditionnelles, comme cette
unité de service public pour l'exportation (citée
précédemment) dans laquelle travaille Lucas depuis 2 ans et 5
mois, ont été moins réactives que les firmes
anglo-saxonnes car le télétravail n'était pas
intégré comme un mode de travail possible :
« Il faut savoir que (le télétravail)
n'existe pas - niveau assurances vis-à-vis de l'entreprise niveau
réglementation, règlement intérieur, ça n'existait
pas pour la situation de mars à juin. Donc ils marchaient un peu sur des
oeufs, avec des situations exceptionnels, des avenants et tout... C'est pour
ça qu'ils voulaient absolument qu'on revienne au travail en septembre.
Je pense qu'une boîte ce qui a vraiment l'habitude du
télétravail de base, ce qui est le cas à Londres et au
Royaume Uni en général va être bien plus
avancée.» (Lucas, chargé de projet dans une Grande
Organisation d'Export à Londres)
Le caractère inédit de la crise et la
spécificité culturelle ont joué sur le degré de
difficulté d'adaptation des organisations. Toutefois, le critère
(pour la capacité d'adaptation) qui ressort le plus de nos
échanges porte sur la taille.
B. UNE VARIABLE DE TAILLE
On observe, en effet, une dichotomie claire entre les grands
groupes et les plus petites organisations.
1. DEVOIR D'EXEMPLARITÉ DES GRANDES ORGANISATIONS
Les grandes entreprises ont de facto une plus grande
visibilité à l'échelle nationale. Elles ne peuvent pas se
permettre, comme on a pu le voir chez Total19, de se faire rappeler
à la loi. Au-delà du caractère légal :
derrière une image publique, il y a non seulement les consommateurs,
mais également les investisseurs. Comme le montre Yoann, une grande
mutuelle de santé se doit d'être irréprochable en termes de
précautions dans une telle situation :
38
« Dans la deuxième entreprise (grande entreprise)
étant donné que c'est une mutuelle de santé, je pense
qu'ils ont très vite suivi les directives du gouvernement et même
moi je le vois : actuellement c'est un jour / deux jours de travail en
présentiel par semaine, et c'est vraiment 20% de l'effectif maximum. Du
coup ils sont très à cheval. Mais je pense que derrière il
y a un côté d'image, on ne peut pas se permettre d'avoir des
clusters dans une mutuelle de santé ça ferait un peu tâche.
» (Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé
française)
Elles ont donc été à la fois pro-actives
et très rigoureuses, avec des jauges et des calendriers pour les
périodes entre confinements. Ces outils permettent de désengorger
les lieux de travail et d'établir un roulement. Ils sont parfois
totalement automatisé, comme en témoigne Louis :
« Je m'étais inscrit à mon local pour le
lundi et également pour le mardi, et en fait quand j'y suis allé
le mardi je reçois un mail d'une personne de la direction - mais
après c'est un mail qui est automatisé - qui dit voilà tu
as choisi deux jours, tu devrais pas faire ça» (Louis, auditeur
depuis 6 mois au sein d'une ETI)
La grande taille de ces organisations ont également
rendu le télétravail plus accessible grâce aux moyens qui
étaient déjà mis à disposition des équipes :
ordinateurs et portables professionnels, VPN, cloud. Lorsqu'un matériel
informatique venait à manquer, le remboursement était
automatisé. Tout cela a permis une transformation beaucoup plus fluide
:
« Je pense que mon entreprise a réussi à
bien s'adapter au télétravail. Une semaine avant le 16 mars (donc
quand on nous a dit tout le monde était confiné), ils nous
avaient déjà dit « amenez votre ordinateur au cas où
». Ils ont fait un point sur tout ce qui est VPN, sur le matériel
qu'on avait chez nous... Je trouve qu'ils ont vraiment anticipé le
télétravail : quand on est passé en
télétravail, on avait tout le matériel nécessaire
pour travailler donc ça c'était bien. Et quand on a pu
recommencer à travailler sur site, chacun a pu y aller quand il voulait
mais on avait des sheet Excel. Tu vois le pourcentage de personnes et on doit
pas dépasser les 30%. Et aussi pour la cafétéria on a le
même dispositif en fait on a des plages et on voit le nombre de personnes
il y a quinze places, selon les plages tu peux rentrer ou pas. » (Emilie,
consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)
Nous le verrons, la grande taille de l'organisation ne
garantit pas forcément un télétravail à
succès, elle assure toutefois de bonnes conditions pour démarrer
ce mode inédit de travail.
2. UN JEU D'AMBIGUITÉS QUI PROFITE AUX PLUS PETITES
STRUCTURES
De leur côté, les petites organisations ont des
moyens financiers plus modestes et sont également moins sur le devant de
la scène. Ces deux caractéristiques ont pour
39
conséquence de favoriser le présentiel
dès que l'occasion se présente (c'est-à-dire dès
que le confinement se relâche). En effet, au fur et à mesure que
la crise s'est « routinisée » - qu'on a pu en comprendre plus
ou moins les codes, les plus petites organisations ont joué sur les
ambiguïtés laissées par les annonces officielles.
L'expression «partout où cela est possible» laisse place
à de nombreuses interprétations, qui peuvent servir de
justification pour le retour sur le lieu de travail. C'est ce que nous confie
Manon, chef de projet dans un cabinet d'architecture depuis deux ans:
« Et surtout Madame le ministre du travail avec les
fameuses trois catégories, la première catégorie donc les
travailleurs qui pouvait travailler intégralement de chez eux, la
deuxième catégorie ceux qui étaient un peu entre les deux
(donc notamment les architectes, les ingénieurs et les bureaux
d'études) et la troisième catégorie qui concernait
principalement les ouvriers, tous les gens qui ne pouvait absolument pas
travailler en télétravail. Et donc partant sur cette fameuse
deuxième catégorie, mon patron nous a tout de suite dit qu'il n'y
aura pas de télétravail à moins qu'on ait des enfants
» (Manon, petit cabinet d'architecture)
Alors que le télétravail avait été
effectué lors du premier confinement et qu'elle avait tout le
matériel nécessaire pour un fonctionnement optimal, Manon s'est
vue refuser le droit de retrouver cette pratique par la suite, avec pour
justification l'idée selon laquelle le travail à domicile devrait
être réservé aux parents.
« Je l'ai exprimé à mon patron qui m'a
globalement envoyé sur les roses en coupant court à la discussion
en disant « on en reparlera plus tard » et en fait on n'en a jamais
reparlé. Donc je me suis senti contrainte de revenir travailler au
bureau tous les jours » (Manon, petit cabinet d'architecture)
Cette stratégie d'évitement se retrouve dans
d'autres petites organisations, comme celle de Marine (chargée de
communication dans une association sportive). Le retour au présentiel
était donné comme acquis.
« Au moment de l'annonce du second confinement, on nous
a demandé de venir normalement le lundi et la direction disait «
alors demain on mettra ça en place comme réunion » et en
fait on sentait qu'il n'y avait aucune volonté de nous mettre en
télétravail. Je sais pas comment expliquer...
I : c'est de la non action, des sous-entendus
M: voilà, c'est ça » (Marine, 1 an et 3
mois d'expérience dans une association sportive)
Le respect des jauges d'effectifs est également
moyennement appliqué avec le temps. C'est ce que nous partage Delphine,
consultante dans un cabinet de conseil en santé.
« Au début oui parce qu'ils voulaient jouer au
bon modèle, avec le temps ils se sont dit bon « on va mettre en
place une jauge - pas plus de 20% des effectifs - dans l'entreprise, il faut
absolument remplir un fichier Excel (rires) et avoir l'aval du manageur pour
pouvoir aller au bureau » et ça c'est de la très très
très très belle théorie. En pratique, il y a constamment
des personnes qui vont au bureau comme ça leur chante parce qu'ils sont
en train de devenir
fous chez eux. Et typiquement, le jour du
séminaire, apparemment sur le fichier Excel il y
40
avait deux personnes qui se sont inscrites, sauf qu'à
l'issue de notre course d'orientation y avait la moitié de la
boîte qui s'est retrouvée dans les locaux, donc en plus on
respectait même pas la jauge. » (Delphine, consultante dans un
cabinet de conseil en santé)
Si la dichotomie est claire au niveau des
interprétations des directives, cela ne signifie pas que les situations
soient restées statiques. Au contraire, aussi bien pour les grandes que
pour les petites organisations, on assiste à un mouvement
d'apprentissage avec un dépassement d'a prioris négatifs
vis-à-vis du télétravail pour aller vers une routinisation
de la pratique et, parfois, un gain de transparence.
C. UN APPRENTISSAGE
1. UN A PRIORI NÉGATIF
De nombreuses organisations étudiées avaient une
attitude négative par rapport au télétravail avant la mise
en place de ce dernier. Cette attitude était parfois due à des
spéculations sur l'implication des employés lorsqu'ils sont chez
eux - et particulièrement lorsqu'ils sont juniors. Pour Lucas
(chargé de projet export), c'était l'occasion de prouver à
sa hiérarchie son sérieux.
« Au début je me suis pourquoi pas - au moins on
va pouvoir prouver à notre direction que l'on sait travailler en
télétravail et que c'est pas parce qu'on est en mode
télétravail qu'on va rien faire, et au contraire. Notre chef nous
a un peu briefé dans ce sens là en nous disant « c'est aussi
le moment de prouver que tu sais travailler en télétravail
». On s'est dit peut-être qu'il acceptera peut-être plus
après pandémie de faire du télétravail. »
(Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique
d'investissement export)
L'administration était suspicieuse, en particulier
lorsqu'il s'agissait d'une demande de stagiaire :
« C'est vrai que les stagiaires étaient moins
autorisés à en prendre (des jours de télétravail)
parce que c'était une petite entreprise. C'était plus vu comme un
pré-week-end. » (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une
multinationale agroalimentaire sur son ancienne PME)
Cette distance peut également s'expliquer par la vision
plus globale qu'aurait la direction, sur des problématiques
d'intégration des nouveaux employés par exemple ou des risques
psychosociaux comme la solitude et l'isolement.
«La direction générale a une vision quand
même plus large et pense à l'intégration et nous ont
expliqué - et moi je partage cet avis - que si ça a bien
marché c'est parce que les gens se connaissaient déjà et
pouvaient compter l'un sur l'autre. Mais intégrer quelqu'un de nouveau
dans ces conditions ... c'est quand même pas évident.»
(Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets
urbains)
41
2. UNE ROUTINISATION
Du fait du caractère obligatoire du
télétravail en particulier lors du premier confinement,
l'organisation a été amenée à passer outre ses
aprioris négatifs, de manière active (plus de contrôles,
plus de prévention) ou bien de manière passive (accepter une part
d'incertitude grâce à la confiance). Yoann résume bien ce
passage obligé au sujet de la coopérative alimentaire dans
laquelle il travaillait :
« Et en fait le confinement ça a forcé le
télétravail. Du coup ça a un peu brisé les
règles et les codes de l'entreprise et eux ont mis un peu de temps
à l'accepter mais finalement ça s'est très bien
passé. Je pense que ça a brisé un peu les codes. »
(Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé française sur
son ancienne activité)
Les préventions contre les risques psychosociaux ont pu
se faire par l'intermédiaire de conférences sur des sujets comme
la déconnexion (1), ou bien par un suivi des conditions de travail des
collaborateurs (2). Dans les deux cas, on remarque la proactivité des
entreprises, leur désir d'être «au devant des
choses».
1. « Mon accompagnement il a été surtout
d'un point de vue managérial : il y a eu une vraie inquiétude des
managers pour les équipes on a eu pas mal de communication autour de
l'équilibre vie pro vie perso (ne pas tomber dans un excès
travail parce que on est à la maison). » (Sarah, cadre depuis 2 ans
et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)
2. « Ils nous ont envoyé un questionnaire pour
voir un peu dans quelles conditions on travaillait : « est-ce que vous
avez un espace sécurisé, dans le calme pour travailler ?; Est ce
que vous êtes assez bien éclairé ? Est ce que vous avez une
bonne connexion internet ? » C'est un questionnaire qu'ils nous ont
envoyé pour faire un peu le benchmark de tous les collaborateurs. »
(Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à
Londres)
L'expérience de mars 2020 a permis pour certaines
organisations d'être moins frileuses par rapport à ce mode
alternatif de travail et même de l'intégrer pleinement dans leur
fonctionnement.
« C'est marrant parce qu'en juillet et on
négociait un peu pour avoir deux jours par semaine et finalement c'est
passé minimum deux jours par semaine dans mon équipe. La norme
c'est trois jours par semaine et maintenant c'est passé à un seul
jour sur site de d'autorisé. » (Lucas, chargé de projet dans
une Grande Organisation d'Export à Londres)
Dans le cas de Lucas, la crise a même été
l'occasion d'avoir un accès privilégié à la
direction, qui a fait preuve de plus de transparence. Lucas voit à
présent son directeur régulièrement par
visioconférence alors qu'il l'avait à peine croisé dans
les locaux depuis son embauche.
«Au début du confinement en mars c'était
vraiment eux plutôt qui donnaient une info descendante de comment
ça allait se passer et ils nous laissent savoir comment gérer.
Mais on remontait aussi nos infos c'était donc quand même des bons
moments de partage, ils
42
essayaient de s'assurer que tout le monde était dans
les meilleures conditions : c'était plutôt positif. Et
après ils ont jamais arrêté cette réunion :
ça a mis en place un rendez-vous du coup toutes les deux semaines ou on
peut mettre on peut balancer nous en tant
qu'employé, remonter tout ce qu'on a envie de
remonter directement à la direction même si on le fait avec notre
chef tous les jours mais là c'est des trucs qu'on peut aborder
directement. Je trouve que c'est vraiment le
télétravail a permis ça.» (Lucas, chargé de
projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)
Les directions des organisations se sont donc toutes
emparées, de manière différente, de ce nouveau mode de
travail. Si les personnes interrogées ont identifié les
évolutions de l'organisation dans son ensemble, elles l'ont avant tout
vécu par l'intermédiaire de styles de management particuliers.
Nous passons ici dans l'analyse d'une approche «macro» à une
approche «micro», de «la direction» dépeinte presque
comme une personne morale à un ou une supérieur
hiérarchique ou «n+1» (sans oublier que les deux sont
amenés à se croiser).
D. UNE CULTURE PLURIELLE
Les relations de management ont globalement été
affectées par la mise en place du télétravail. Certaines
se sont simplement transposées grâce aux outils de communication
(et notamment aux «points téléphoniques»), d'autres se
sont dégradées à cause de ces mêmes outils. On peut
dépeindre 3 styles de management différents, comme idéaux
types : celui qui repose sur la confiance et l'autonomie (a), celui qui
confère une trop grande autonomie à l'employé (b) et celui
qui s'appuie sur une réaffirmation l'autorité hiérarchique
(c).
1. CONFIANCE ET AUTONOMIE
Ce type de management, dépeint par 5 de nos
interrogé(e)s fait écho à celui identifié par
Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel par le
terme de «management communicationnel» (voir l'état de la
littérature p: XXX) : « Bien que les supérieurs
souhaitent effectivement rester en contact proche de leurs subordonnés,
ils adoptent également une approche plus facilitatrice et moins
directive qui ne se repose pas sur les façons traditionnelles de
contrôle du comportement. » (Sewell & Taskin/9-
p :1509). Nous avons observé que ce management «est en moyenne
mieux vécu par les employés car il les responsabilise» (p:
22) et qu'il est un bon indicateur du succès du
télétravail.
Les situations décrites par nos interlocuteurs
n'évoquent pas une disparition de la hiérarchie, mais bien une
autonomie, une confiance attribuée à chacun. Le mot
«fliqué» est utilisé à plusieurs reprises, pour
en dé signer l'exact opposé :
43
« Je n'ai pas du tout l'impression d'être
fliquée ou quoi, rien que la manière dont tu travaille et tout
ça c'est toi qui gères, t'as des réunions avec les gens
mais vraiment il n'y a pas quelqu'un qui va te dire « est-ce que tu as
bien travaillé, est-ce que tu as fait ça, combien de temps tu as
travaillé ? ». Vraiment à la fois c'est bien et à la
fois c'est pas bien parce que justement ce que je disais t'as pas trop de suivi
mais elle te fait confiance : pour cette question là en tout cas elle
fait confiance aux employés. » (Emilie, consultante en haute
technologie au sein d'une firme multinationale)
« Elle va pas me fliquer, on a des points
réguliers. Sur certains trucs je lui dis « non mais
t'inquiète je le finis etc » et elle me disait « j'ai aucun
doute sur le fait que tu vas finir ce que je t'ai demandé de faire, il y
a aucun problème ». (Delphine, consultante dans un cabinet de
conseil en santé)
L'existence de points avec la hiérarchie est
primordiale : c'est là que le travailleur expose son projet et ses
doutes et où on le guide (par feedbacks) pour approfondir ce dernier.
« Tous les lundis, on fait des points de 1h voire 1h30,
pour que je lui dise ce que j'ai fait la semaine précédente,
quelles sont mes priorités sur cette semaine, et elle me recadre, me
rajoute des missions. Je vais lui présenter ce que j'ai fait, si j'ai
des blocages je peux lui montrer aussi. Et tout le reste de la semaine si j'ai
besoin je lui envoie un message sur Teams « est-ce que je peux te faire un
point à telle heure pour que je te présente ça ? »,
elle me dit oui et on se fait un point de 15min ». (Emma, stagiaire depuis
3 mois dans une multinationale agroalimentaire)
Ces points ne sont pas vécus comme un contrôle
actif puisqu'il se fait souvent à l'initiative du collaborateur :
« Je parlerais pas de contrôle sur mes
résultats parce que c'est moi qui vais venir les présenter assez
spontanément et en fait toutes les 4 semaines on a des
présentations de 10/15 minutes à toute l'équipe. »
(Alexandre, stagiaire dans une entreprise britannique d'ingénierie
informatique)
La hiérarchie fait donc figure de guide, largement
décrite comme bienveillante - en particulier à la lumière
du contexte difficile.
Cela ne signifie pas pour autant qu'elle disparaît : la
bienveillance peut être aussi bien liée à un contrôle
des pairs qu'à un échelonnage bien établi, dans un
environnement normé.
Après quand on parle de relation professionnelle, de
présentation, la hiérarchie se ressent quand même dans le
sens où je vais pas présenter quelque chose à ma cheffe de
groupe sans être préparée, sans avoir revu le truc avec ma
senior. Malgré des relations assez détendues, la
hiérarchie reste existante et on quand on parle de boulot il faut
être carré. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale
d'agroalimentaire)
44
Cependant, nous avons également rencontré deux
participants pour lesquels l'autonomie n'était pas bornée.
2. SURPLUS D'AUTONOMIE
Cette configuration, où l'on observe un excès
de liberté dans l'exécution du travail, peut s'apparenter
à une situation d'anomie. Au sens de Durkheim, l'anomie3 fait
référence à l'absence de norme au niveau de la
société et se traduisant en une désorganisation sociale. A
l'échelle de l'individu, cette absence de norme ainsi qu'un surplus de
responsabilité peut résulter en un sentiment de
désarroi.
« Disons que j'ai l'impression qu'on a fini par me
confier des tâches qui allaient bien au-delà de ce pourquoi
j'avais été embauché ce qui en soi n'est pas n'a pas
été le cas pour moi. Je me suis sentie vite
dépassée et seule. » (Manon, petit cabinet
d'architecture)
« Ils me laissent faire un peu comme je veux,
peut-être même un peu trop, justement c'était
problème » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et
demi dans un cabinet d'urbanisme)
Néanmoins, ce lâcher prise de la part de la
hiérarchie est loin d'être unanime. Beaucoup de managers (tels
qu'ils nous sont décrits ici) ressentent, avec la distance physique, le
besoin de (ré)affirmer leur supériorité.
3. RÉAFFIRMATION D'AUTORITÉ
Cette autorité réaffirmée peut même
être vécue comme une violence symbolique comme rappel de
l'infériorité hiérarchique du
télétravailleur par rapport à un dominant décideur.
Par deux fois, les interrogés se sont inquiétés de
l'anonymat de cette étude.
« Notamment au premier confinement, j'ai pu me rendre
compte que mes employeurs pouvaient s'avérer sinon retors, disons... Que
si il y avait quelque chose à faire pour aller dans leur sens ils le
feraient. » (Manon, cheffe de projet depuis 2 ans dans un petit cabinet
d'architecture)
« C'est un peu compliqué - heureusement que c'est
anonyme - parce que mon patron est un peu lunatique. Il y a une confiance quand
même, mais c'est vrai qu'il est un peu particulier parce qu'il a besoin
de mettre en avant que c'est lui le patron, et que c'est lui le chef. Par
plusieurs choses : il nous tutoie mais nous on le vouvoie. Il fait sentir en
fait par sa manière d'être et la distance qu'il met entre lui et
les salariés que c'est lui le chef. » (Marine, 1 an et 3 mois
d'expérience dans une association sportive)
3
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anomie/3719
45
Pour être suffisamment exhaustifs, nous avons
répertorié et catégoriser le niveau d'autonomie, la
présence du travail en équipe ainsi que les rapports
hiérarchiques sous forme de tableau :
Noms
|
Autonomie
|
Travail en
équipe
|
Rapport à la hiérarchie
|
Louis
|
Travail de "petites mains", points
réguliers, fichiers de suivi
|
Binôme
|
Établi mais détendu (peu de différence
d'âge)
|
Sarah
|
Beaucoup de sujets, manage une
stagiaire; contrôle par points réguliers,
feedbacks
|
Très fréquent
|
Proximité malgré une
hiérarchie bien établie, bonne communication
|
Manon
|
Surplus d'autonomie - trop grandes responsabilités
|
Inexistant
|
Très tendus
|
Lucas
|
Relative - travaille en binôme avec son manager
|
Binôme
|
Horizontal en présentiel -
micro-management en distanciel, méfiance ++
|
Marine
|
Beaucoup de responsabilités
(management) mais possibilité d'être
micro-managée sur certains points
|
Ponctuel
|
Rapport hiérarchique établi
(vouvoiement)
|
Alexandre
|
Grande (peut passer plusieurs jours sans communiquer), c'est lui
qui présente ses résultats
|
Faible
|
Détendu, à l'anglaise
|
Léa
|
Surplus d'autonomie - trop grandes responsabilités
|
Faible
|
Eloigné
|
Yoann
|
Grande (peut passer plusieurs jours sans communiquer)
|
Très faible
|
D'égal à égal
|
Chloé
|
Grande pour son échelle
|
Ponctuel
|
Confiance
|
Emilie
|
Relative - contrôle des pairs
|
Constant
|
Distance non voulue
|
Delphine
|
Relative
|
Fréquent
|
Confiance
|
Camille
|
Relative
|
Fréquent
|
Confiance & supervision (2 diff)
|
Emma
|
Autonomie encadrée
|
Fréquent
|
Confiance
|
On voit que les traits caractéristiques des
supérieurs des interrogés ne sont pas apparus du jour au
lendemain au moment de la mise en place du télétravail, mais -
nous le verrons dans la partie suivante - la crise sanitaire a mis à nus
certains comportements (dans la gestion de la présence notamment).
46
Pour conclure cette partie, nous pouvons établir
plusieurs enseignements : toutes les organisations étudiées ont
été prises de court à l'annonce du confinement, même
si certaines étaient mieux préparées que d'autres à
la mise en place du télétravail. Sur le long terme on a pu
déceler une différence de gestion entre les grandes entreprises
(plus visible donc plus exemplaires) et les plus petites organisations (plus
adeptes du présentiel).
En ce qui concerne la philosophie de management telle que
décrite par les employés interrogés, on retrouve le
management communicationnel (selon la théorie de Caroline Ruiller, Marc
Dumas et Frédérique Chédotel 7/), un style de
«laisser-faire» ainsi qu'une hiérarchie rigide - souvent
associé au "management par le contrôle» (Ruiller & All)
que nous allons développer dans la dernière partie. Avant cela,
nous avons voulu poser également le contexte du vécu et de
l'attitude des participants vis-à-vis du télétravail,
à la lumière de ce que l'on vient d'énoncer sur leur
environnement professionnel.
47
II. TÉLÉTRAVAIL ET EMPLOYÉS
JUNIORS
Nous partirons de la recension de la littérature
qu'a effectuée Emilie Vayre dans Les incidences du
télétravail sur le télétravailleur dans les
domaines professionnel, familial et social, avec un point de vue normatif
sur les bienfaits et les méfaits du télétravail sur les
sujets étudiés. Ces derniers sont principalement des cadres,
adoptant le télétravail moins de cinq jours par semaine et dans
un contexte sanitaire habituel.
Est-ce que l'attitude des télétravailleurs
est la même quand le travail est obligatoirement réalisé
à domicile, et que les personnes étudiées sont au
début de leur carrière ?
Si l'expérience initiale a pu être
inédite pour les participants (A.), le temps et les confinements
successifs ont rendu le télétravail difficile sur les plans
physique et mental (B.), même s'ils conserveraient la pratique au sein de
leur emploi à l'avenir (C.)
A. UNE EXPÉRIENCE INÉDITE
La grande différence entre les deux situations
étudiées est due au caractère inédit induit par la
crise sanitaire : l'ensemble de la population se retrouve confinée. Le
télétravail instauré n'est pas celui des cadres ou des
travailleurs freelances qui peuvent effectuer leur activité dans des
cafés ou des lieux de coworking. C'est le travail de tous (hors
professions non qualifiables), et cela inclut les plus jeunes - du stagiaire au
pré-senior. Cette surprise a été partagée par
l'ensemble des répondants. Lucas y a vu l'occasion d'intégrer le
télétravail dans la culture d'entreprise :
« (Au début j'ai une réaction)
plutôt positive parce c'était le moyen de prouver que je pouvais
travailler à distance et ça nous permettrait d'avoir des
arguments, de dire « bah tu vois je peux télétravailler donc
laissez-moi une fois par semaine choisir mon vendredi / mon lundi en
télétravail : je serai tout aussi efficace, vous pouvez me faire
confiance ». Et en même temps je trouvais ça assez amusant au
sens vraiment premier du terme genre c'est inédit (...)
Dès lundi c'était très bizarre d'ouvrir
son pc sur ton bureau dans ta chambre en se disant « bon ben maintenant
faut quand même que je me mette à travailler parce que j'ai du
travail » mais c'est pas comme si j'allais au bureau etc. » (Lucas, 2
ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique
d'investissement export)
Spontanément, les réactions ont toutefois
été mitigées. De son côté Marine
évoque d'elle-même les avantages1 recensés par
Emilie Vayre (voir tableau ci-dessous) :
« Sur le moment je l'ai bien vécu parce qu'on
nous avait annoncé deux semaines, c'était quelque chose de
nouveau et je suis quelqu'un de plutôt adaptable au contraire je le
voyais de manière plutôt positive : plus besoin de prendre les
transports, j'allais pouvoir dormir un peu plus le matin. Et comme j'avais pas
mal de travail de fond, que je n'avais pas le temps de faire au travail parce
que j'étais souvent dérangée, je me disais que ça
allait être une
48
bonne opportunité pour travailler sur ces
chantiers-là. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans
une association sportive)
Pour Léa en revanche, se retrouver seule et dans
l'inconnu a été source d'une grande angoisse :
« L : En fait ça c'est particulier à mon
travail mais j'étais sur un projet que je commençais presque
toute seule, et c'est un truc nouveau pour moi. Du coup c'était un peu
l'horreur.
I : Gros inconnu
L : Complètement. Et ça, ça a
été dur » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an
et demi dans un cabinet d'urbanisme)
Une fois que la surprise initiale a disparu, que le
télétravail a commencé à se routiniser (et que les
participants ont intégré le fait que la situation allait durer
plus de « 15 jours » vu la gravité de la crise sanitaire), des
attitudes plus profondes - positives, négatives, modérées,
se sont développées.
B. DES AVIS HÉTÉROGÈNES
Avis positifs
|
Avis négatifs
|
Avis modérés
|
1 Meilleure concentration
grâce à la diminution des
interruptions et à
l'augmentation du temps
de sommeil du fait l'absence de transport (p:8)
|
Source de surtravail, de
workaholisme, de stress
professionnel3 voire
d'épuisement professionnel
(p:10)
|
Le télétravail engendre des
conséquences positives en termes
d'équilibres de vie et
d'enrichissement mutuel entre le travail et le « hors
travail » seulement si les télétravailleurs
développent des
compétences en termes de
planification et d'auto-gestion des
activités professionnelles5
(fixation d'objectifs à atteindre, identification
et hiérarchisation des tâches à
accomplir, anticipation des plages horaires et
structuration de la journée de télétravail) et de mise en
oeuvre
d'une organisation temporelle rigoureuse des
activités (p:16)
|
Baisse du « taux
d'absentéisme, des niveaux d'intention de départ de
l'entreprise (vs de maintien)
et un taux de turnover moins élevés»
(p:8)
|
Les télétravailleurs auraient
tendance, d'une part, à
allouer le temps qu'ils consacraient au préalable
aux
trajets à leurs activités
professionnelles et, d'autre part, à accroître
leur temps de travail hebdomadaire (p: 10)
|
2 Baisse de surcharge
temporelle, physique, émotionnelle et cognitive de
travail, conflit de rôle (p:8)
|
Perception, du point de vue
des télétravailleurs, d'une
frontière plus floue entre leurs différents
domaines de vie (p:14)4
|
1. 49
LES EFFETS RAPIDES DU CONFINEMENT
L'intuition de Marine, selon laquelle le manque
d'interruption allait l'aider à se concentrer sur des sujets de fonds
s'est confirmée : c'est même grâce au travail qu'elle a
effectué dans cet isolement relatif qu'elle a réussi à
obtenir son CDI.
«Lors du premier confinement, j'étais autant
impliquée en télétravail qu'en présentiel. Et le
télétravail me permettait à ce moment-là de
travailler sur des sujets de fond, que je n'avais pas le temps de faire
autrement. C'est vrai que c'était un gros point positif parce j'ai pu
terminer un gros sujet sur lequel je devais travailler, et qui était
déterminant pour mon passage de CDD à CDI. Et j'ai pu avancer
dessus alors que je n'y arrivais pas en présentiel. » (Marine, 1 an
et 3 mois d'expérience dans une association sportive)
Léa rejoint cette idée : sans interruption,
sans socialisation, chacun est seul face à son travail. Cela met
à nu le rapport du travailleur à ce qu'il fait :
« T'es vraiment face à ton travail et du coup tu
ne peux pas te voiler la face : si ça ne te plaît et tu ne vois
que ça, c'est transparent. Et puis on a plus la place de prendre
à distance. T'es collée, t'as la tête dessus. »
(Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet
d'urbanisme)
L'absence de présence physique peut être
vécue comme un véritable soulagement pour les participants qui
connaissent des tensions avec leur hiérarchie. C'est ce qu'entend Emilie
Vayre par conflit de rôle2.
« La distance physique avec la hiérarchie m'a
permis vraiment de souffler sur ce point de vue-là et j'ai beaucoup
moins ressenti cette pression, ce qui participe au fait que j'ai très
bien vécu ce télétravail. » (Manon, cheffe de projet
depuis deux ans dans un petit cabinet d'architecture)
2. UNE SURIMPLICATION COMMUNE
« Les télétravailleurs auraient tendance,
d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au préalable
aux trajets à leurs activités professionnelles et, d'autre part,
à accroître leur temps de travail hebdomadaire (p : 10) ».
Cette observation d'Emilie Vayre est aussi vraie pour les
télétravailleurs occasionnels que pour les juniors participants
à cette recherche.
« Ce qui est un peu compliqué c'est qu'avec le
télétravail - vu qu'en théorie on est à même
pas deux mètres de son ordinateur - on a tendance à tirer
plus sur la corde. On a plus de temps pour travailler vu qu'on ne
passe pas du temps dans les transports en commun. Donc en fait on nous demande
aussi de faire toujours plus » (Delphine, consultante dans un cabinet de
conseil en santé)
50
Le stress professionnel, également évoqué
par l'auteure3, est mentionné par plusieurs participants,
dont Emilie. Le télétravail a eu pour effet d'amoindrir sa
confiance en elle au fur et à mesure où elle gagnait en
responsabilité :
« J'avais plus de responsabilités et le fait
d'avoir plus de responsabilités mais d'être quand même en
télétravail c'était encore pire je pense. Ça a
accentué ce problème de « est-ce que je fais les choses bien
ou pas» et moi je suis pessimiste de base, donc dans ma tête rien
n'allait... » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une
firme multinationale)
3. TÉLÉTRAVAILLER SUR LE LONG COURS
Avec le temps, et particulièrement à partir du
2e confinement, la lassitude s'est fait ressentir en
parallèle d'une solitude, d'une perte de spontanéité et
d'une impression de transparence (1). La lassitude entraîne une
dispersion (2) qui peut mener parfois au décrochage (3).
(1) « Au début de mon stage, c'était des
journées entières où je ne faisais rien et personne ne
disait rien et ne remarquait rien. Que je travaillais ou non, c'était la
même chose. Donc niveau motivation zéro. C'est super dur de se
lever et d'avoir rien à faire et d'avoir envie de rien faire et moins on
en fait, moins on en fait.» (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un
incubateur de projets urbains)
(2) « Pour moi t'as bien plus de distractions quand tu
es chez toi. Tu peux écouter de la musique ou regarder une vidéo
pendant que tu travailles, ton cerveau il est pris par les deux sujets donc
pour moi t'as plus de chance de faire des erreurs quand ton cerveau est pris
par deux sujets en même temps. » (Louis, auditeur depuis 6 mois au
sein d'une ET!)
(3) « Et le fait de ne plus voir les gens, de voir que
des petites icônes Teams auxquelles tu parles en direct une heure par
jour grand max et après être seule devant ton ordinateur, c'est
très dur en fait. T'es plus vraiment en entreprise :
l'entreprise c'est ton ordinateur. Toute cette notion de
culture d'entreprise je l'avais beaucoup moins en fait. Tout était sur
mon ordinateur, je faisais moins de travail UX que j'aimais vraiment, c'est les
deux choses ont fait que j'étais moins impliquée dans mon
travail. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme
multinationale)
Les confinements suivants n'ont pas eu la même teneur
que le premier : ils sont dépourvus de ce côté
inédit qui accompagne pour la plupart la découverte du
télétravail. Les participants expriment leur «
résignation » (1) face à une expérience
déjà vécue, où l'éloignement se fait
ressentir (2) :
(1) «! : le 2e confinement, deuxième
période au télétravail, tu l'as vécu comment
?
L : c'est bizarre parce que j'ai ressenti plus du tout d'
« excitement » [agitation], c'était pas longtemps
après le retour au travail : on se remettait à peine dans une
nouvelle dynamique
51
qu'on nous dit le confinement reprend. Ce que je ressentais
c'était plutôt de la résignation,
je n'étais pas énervé, ni
frustré, ni déçu : j'étais plutôt
résigné. (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une
organisation publique d'investissement export)»
(2) « Au début c'est vrai que c'était
plutôt sympa le télétravail tu sens que t'as plus de temps,
mais bon au fur et à mesure que le temps passe tu perds un peu de la
saveur, de pourquoi tu travailles et tu sens que le lien social avec les
personnes c'est hyper important. Du coup j'ai perdu un peu de motivation au fil
du temps ». (Joas)
Cet éloignement est dommageable car il empêche
les conversations informelles qui sont pourtant souvent le point de
départ de nouvelles collaborations et de nouveaux projets :
« On a une machine à café pour tout le
monde et ben t'entends ce sur quoi les autres ils travaillent et tu vois les
gens partir en réunion et tu dis « tiens, je peux me rajouter la
réunion ? Ça a l'air cool » ou « j'ai entendu vous
là-dessus moi je connais ça, est-ce que je peux enfin je peux
vous aider ? ». C'est beaucoup plus simple de de saisir les projets
intéressants » (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un
incubateur de projets urbains)
Þ Quand le travail se mêle au privé
Au-delà du surinvestissement dont nous avons
parlé précédemment, nous observons, de la même
manière qu'Emilie Vayre4, un affaiblissement des
frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Alexandre nous
montre qu'il est plus difficile de laisser « le travail au travail »
(1) et Sarah témoigne de la diminution drastique de sa vie sociale, une
vie qui se limite presque uniquement au travail (2).
(1) « Là où le pro prend le pas sur le
perso ça serait : il y a quelques semaines il y a vraiment un truc qui
m'énervait que je n'arrivais pas à terminer avant la fin de ma
journée et j'ai largement débordé et ça m'a
miné pour la soirée et un peu la journée d'après.
J'arrivais pas me dire que bah non « faut oublier » quoi donc c'est
malsain je pense » (Alexandre,
stagiaire dans une entreprise britannique
d'ingénierie informatique)
(2) « Il y a plus de frontière physique, t'as
plus ce « ah bah je dois rentrer parce qu'on doit manger à 20h30
avec mon copain », là je peux bosser jusqu'à 20h25 si je
veux. Et il y a une frontière qui est sociale, on n'a plus de vie
sociale en fait. Pareil si je veux faire un cours en ligne à 19h30 je
peux fermer mon ordi à 19h25. On sort beaucoup moins voire plus du tout
là. Si on respecte le couvre-feu, on n'a plus rien à faire
d'autre que de travailler. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale
d'agroalimentaire)
Toutefois, les participants ont fait l'apprentissage de la
mise en place de barrières5 entre les deux sphères,
même si cela a pu prendre du temps.
« Moi au début il y avait ce côté
où j'étais disponible H24 et là je me rends compte que
c'est à moi de fixer mes propres barrières, mes limites. Il faut
des règles mais dans les faits il y aura toujours quelqu'un qui essaiera
de faire en sorte d'avoir ce qu'il veut en temps voulu. Il
52
faut être discipliné envers soi-même, dire
le vendredi je ne suis plus disponible à partir de telle heure ».
(Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)
Malgré tous ces défis (surinvestissement,
isolement, lassitude), étant donné que la plupart des
interrogés font partie de la classe moyenne (et parfois aisée) et
sans enfant, ces derniers relativisent souvent eux-mêmes
leur situation. Les personnes entre 22 et 28 ans (amplitude d'âge de nos
participants) ont aussi plus tendance à revenir chez leurs parents (1
& 2), tendance qui existait déjà avant la crise sanitaire.
(1) « Je pense que par rapport à beaucoup de
gens j'ai vraiment de la chance. J'habite chez mes parents, dans une chambre
avec plein de lumière comme je peux sortir, il y a un plein d'espaces
verts autour c'est très cool et mes collègues sont sympa quoi.
J'ai pas à me plaindre » (Camille, 24 ans, un incubateur de projets
urbains)
(2) « Bah moi je l'ai plutôt bien vécu
parce que je te dis j'ai pu bouger un peu, aller chez mes parents, j'avais une
maison et j'ai la chance d'avoir un copain, c'est tout bête mais en fait
je suis pas tout seule, j'ai des copines qui sont sur Paris aussi... J'ai une
situation qui fait que je suis loin d'être dans les pires : j'ai pas des
gamins qui courent partout dans mon appart ; ça va ... »
(Chloé, 24 ans, banque de grande taille)
C. UN DÉSIR DE FLEXIBILITÉ
Le télétravail est entré dans la vie des
interviewés et ils ne souhaitent pas s'en séparer. En effet, les
avantages à travailler de chez soi sont nombreux : le temps gagné
sur les transports, recevoir un colis, faire du sport en journée... :
« Au niveau de l'optimisation du temps avec le
télétravail c'est un truc qui me plaît parce qu'en fait
ça te permet aussi de partir en week-end chez tes parents le jeudi soir
et donc d'avoir un plus long week-end (même si tu travailles le vendredi
t'es déjà sur place). Il y a plein de petites choses comme
ça où c'est tout bête mais tu fais des lessives donc tu ne
les fais pas le week-end ou le soir, en fait il y a plein de choses qui rendent
aussi le quotidien plus facile et les temps de pauses sont vraiment des temps
de loisirs. » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une
banque de grande taille)
Toutefois, les interviewés sont quasi unanimes (12/13)
: le télétravail ne doit pas être instauré à
temps plein. Les avantages que nous venons de citer ne sont
appréciés à leur juste valeur que si le nombre de jours de
télétravail est réduit. On observe, parmi les 12
participants cités, un consensus sur le ratio présentiel /
télétravail : cela correspond à 2 jours de
télétravail pour 3 jours de présentiel. Le ratio peut
varier à 3 pour 2, mais globalement il se rapproche de la
moitié.
« Peut-être pas en 100% parce que je pense
qu'à un moment c'est bien d'être en contact avec ses
collègues. L'information circule mieux quand on peut se dire directement
les choses plutôt que de devoir s'appeler ou s'envoyer un mail. C'est
plus direct, il n'y a pas de « ah j'ai oublié de t'envoyer un mail
pour te dire cette info ». Mais j'aimerais bien être à deux
jours de télétravail par semaine. Déjà ça
permet de se reposer, c'est hyper important, de
53
pouvoir se dire qu'on se lève plus tard ces
jours-là, il n'y a pas le stress de prendre les transports et d'arriver
en retard : le télétravail enlève le stress de toutes ces
choses-là, il enlève une grosse part d'anxiété. Et
moi je sais que ça m'a permis de me recentrer sur des sujets importants
sans qu'on vienne me polluer d'informations. Oui 3 jours de présentiel
ça permet de garder le lien avec ses collègues mais en même
temps de travailler sur des sujets de fond. » (Marine, 1 an et 3 mois
d'expérience dans une association sportive)
Il est important de noter que, pour une bonne
implémentation du télétravail, l'entreprise ou
l'organisation doit faire preuve de flexibilité en termes de
procédures et du choix du ou des jours retenus par l'employé.
« Moi, la flexibilité c'est poser mon vendredi si
jamais je dois partir en week-end et être directement chez moi et
à la fin de la journée. Ou si jamais tu as un plombier qui vient,
si tu dois réceptionner un colis ou n'importe quoi te dire bah je me
mets en télétravail, comme ça je suis à la maison
» (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export
à Londres)
Pour conclure cette partie, nous pouvons dire que l'ensemble
des observations recensées par Emilie Vayre sont restées valides
lors de cette année de télétravail observée : les
attitudes, positives, négatives et conditionnelles demeurent. Ce qui
apparaît comme nouveau, en revanche, c'est la grande lassitude (due
à la longueur de la crise). Les participants ont pu avoir recours
à leur famille / leurs proches afin de protéger leur santé
mentale, mais ce n'est pas le cas de tout actif junior en
télétravail.
54
III. DE LA DISPONIBILITÉ À LA MISE EN
SCÈNE
L'objectif de cette partie est de répondre à
la question centrale de notre problématique : comment les
employés juniors se rendent-ils visibles au travail ? Cette question
comprend un certain nombre de thèmes, que nous allons également
aborder : la mise en scène, l'intégration d'une norme, le
rôle des outils de communication.
Nous étudierons d'abord la norme qui consiste
à se montrer réactif et disponible (1.) et les outils qui
matérialisent cette norme (2.) pouvant être tout aussi bien un
moyen de contrôle qu'un moyen de la contourner et faire semblant : c'est
ici que nous mobiliserons les travaux d'Erving Goffman sur la mise
A. LE DEVOIR D'ÊTRE RÉACTIF ET
DISPONIBLE
1. EN SITUATION DE MICRO-MANAGEMENT
Le devoir d'être réactif est disponible est
parfois une conséquence difficilement évitable lorsque l'on est
en présence d'un management « de contrôle » ou «
micro-management » : ces deux termes désignent une
hiérarchie qui laisse très peu de marge de manoeuvre à ses
collaborateurs ou qui les surveille régulièrement. On peut
retrouver ce type de comportement dans l'encadrement des employés les
plus juniors, même s'il peut perdurer dans les strates professionnelles
supérieures.
Le télétravail a, pour deux de nos participants,
révélé ou empiré le micro-management, ce qui a
poussé ces derniers à se rendre plus disponibles qu'à
l'accoutumée. Pour Marine, qui a pourtant un an et 3 mois de
séniorité au sein de l'association sportive pour laquelle elle
travaille, cela passe par le fait d'être joignable à tout moment
sur son portable professionnel.
« M : Il y a eu quelques accrochages avec lui suite
à ma mise en télétravail lors du deuxième
confinement où il n'avait pas réussi à
me joindre sur mon téléphone professionnel et me l'avait fait
remarquer de manière pas très aimable.
I : il s'attend à ce que tu sois disponible...
M : c'est ça il s'attend à ce que je sois
disponible tout le temps, il me met un peu à l'épreuve en fait.
Pour le coup lors du deuxième confinement, il a beaucoup
surveillé ce que je
faisais. » (Marine)
Dans le cas de Marine, la moindre erreur pouvait être
traquée et mettre en cause la confiance que son supérieur avait
en elle, comme une forme de « test » :
« Il surveillait en fait. Le site internet, si je
n'étais pas assez réactive sur la mise en ligne d'un article, sur
la suppression d'une information qui n'avait plus lieu d'être... Il me le
faisait remarquer. Et par rapport au téléphone professionnel que
j'ai oublié d'allumer un jour, j'ai eu droit à des remontrances
la semaine suivante en présentiel - je devais être présente
pour un évènement - et il m'a dit « le
téléphone professionnel, il faut qu'il soit allumé ».
Il m'a dit
55
qu'il me faisait confiance mais qu'il ne fallait pas
que je perde cette confiance en n'étant pas assez réactive, il
avait besoin de me joindre ce jour-là pour une
urgence. En sachant qu'il a essayé de me joindre
à 14h, et il m'a envoyé un mail à 17h pour me dire qu'il
n'arrivait pas à me joindre. Je l'ai vécu comme une forme de test
et il a dit clairement que j'avais sa confiance mais qu'il ne fallait pas que
je la perde. » (Marine)
Marine a obtenu son CDI durant le premier confinement : on
peut donc supposer que la qualité de son travail n'était pas
remise en cause. C'est bien plus l'insécurité de son
supérieur pour gérer la distance qui transparaît (il
correspond au style de management « de contrôle » que nous
avons développé précédemment).
Pour Lucas, travaillant dans une entreprise publique
française à Londres, la relation horizontale qu'il entretenait
avec son manager s'est transformée, avec le télétravail,
en micro-management très poussé :
« Mais au départ pendant un mois il nous appelait
trois fois par jour comme ça sans prévenir. Honnêtement
j'ai pas envie de faire la théorie du complot comme quoi il nous
appelait sans aucun motif pour voir si on répondait et qu'on
était pas en train de faire autre chose, je pense pas qu'il est à
ce point-là mais en fait à chaque petit truc à la con il
nous appelait quoi » (Lucas)
Même s'il percevait le caractère abusif de ces
appels, il se tenait disponible tout en notant la différence avec le
degré de disponibilité en présentiel :
« Quand c'est ton chef qui t'appelle dans tous les cas
en général il s'attend à ce que tu répondes, que tu
arrêtes ce que tu fasses pour répondre ; pareil si c'est un client
qui m'appelle, je vais répondre je ne vais pas lui raccrocher au nez.
Mais là c'était vraiment beaucoup, à l'époque tu ne
prenais pas le téléphone quatre fois par jour pour appeler tes
collaborateurs ; tu faisais un point téléphonique ou autre chose.
» (Lucas)
Pour Marine et Lucas, on caractérisera la mise en
disponibilité comme subie dans le sens où leur comportement est
réactionnel (il s'agit d'une réponse à une pression
managériale).
2. POUR FAIRE SES PREUVES
Nous avons vu qu'en temps normal, « le
télétravail étant considéré comme un
privilège, auquel tout le monde n'a pas accès, les
télétravailleurs se sentiraient redevables envers leur
organisation et fourniraient davantage d'efforts pour s'acquitter de leur dette
» (Vayre/11 - p : 10). Ici, même si le
télétravail est la nouvelle norme, on retrouve ce sentiment de
redevabilité - un surinvestissement de la part des participants pour
montrer qu'ils ne sont pas oisifs. Cela fait écho au
présupposé évoqué plus tôt selon lequel les
juniors ne seraient pas aussi impliqués en télétravail
qu'en présentiel. Plus encore, on trouve chez les juniors
interrogés une envie de montrer leur capacité et gagner leur
place en entreprise, et ce par
56
le biais forcé du télétravail. C'est le
cas de Camille, qui est responsable RSE depuis 3 mois dans un incubateur,
après 6 mois de stage.
« M : c'est parce que j'avais pas encore fait mes
preuves en fait. C'est le fait d'être junior encore une fois, vu que je
n'ai jamais eu de grand projet, je voulais faire mes preuves et montrer que
j'étais là par le fait que j'étais disponible, que je
travaillais. » (Camille)
Il existe une raison supplémentaire qui incite les
participants à se montrer disponibles : il s'agit de leur propre
tempérament.
3. EN FONCTION DE SON TEMPÉRAMENT
Chez deux participantes, la mise en disponibilité est
analysée par ces dernières comme faisant partie de leur
tempérament. C'est en comparant avec leurs expériences
précédentes, où il n'y avait pas de
télétravail, qu'elles en ont eu la preuve. Chloé a
travaillé par le passé dans l'évènementiel,
où la réactivité était un prérequis (1) et
Delphine l'a compris en se comparant aux autres (2).
« Et c'est vrai que moi c'est quelque chose que j'ai
toujours eu beaucoup de mal à faire, de cloisonner et parce qu'en fait
j'ai toujours été super dispo et là en
télétravail je me suis rendue compte que c'était pareil.
J'ai mon ordi tout le temps ouvert, à n'importe quelle heure. »
(Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande
taille)
« Il y a aussi la personnalité et le
caractère de chacun qui joue c'est-à-dire que moi de
manière générale j'ai l'impression de devoir toujours
être disponible, j'ai toujours une espèce de pression. J'ai
l'impression de faire tout mon possible mais quand on me relance comme
ça j'ai l'impression qu'il faut que j'aille encore plus loin sinon
j'étouffe. Mais pour en avoir discuté avec des collègues
ils sont cool Raoul, et si on les relance « bon ok bah je vais le faire
» point barre. » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en
santé)
Il peut être difficile d'affirmer avec certitude que la
psychologie des participantes soit le seul facteur d'un tel comportement.
Chloé a fait une école préparatoire durant ses
études et Delphine sort d'une grande école. L'éducation,
l'origine sociale, beaucoup de choses peuvent entrer en ligne de compte. Mais
c'est comme cela que les participantes se voient : elles se rendent disponibles
par leur tempérament.
57
B. CONTRÔLE ET MISE EN SCÈNE DE LA
DISPONIBILITÉ
Pour cette partie, nous allons nous appuyer sur l'oeuvre
d'Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne - la
présentation de soi, écrite en 1956. Erving Goffman part
d'une comparaison très détaillée entre le monde social et
le théâtre ou plutôt, il montre à quel point il est
difficile de différencier le monde du théâtre. La
métaphore de l'acteur est intéressante pour parler du
télétravailleur car il dispose d'une façade - ce qu'il
montre de lui à l'écran - définie comme «la
partie de la représentation qui a pour fonction normale d'établir
et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux
observateurs» (p: 26). Il dispose également d'un décor
et de coulisse (quand il coupe son micro et sa caméra) : «
C'est là qu'on fabrique ouvertement les illusions et les impressions
(...) C'est là que l'acteur peut se détendre, qu'il peut
abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et
dépouiller son personnage. » (p : 110)
Au-devant de la scène, les apparences sont toutes les
preuves que le travailleur est bien là, mais ces preuves peuvent
très bien être forgées de toute pièce (ou du moins
ne pas avoir la même signification pour les deux parties - acteur et
public) : « Et de fait, les personnes observées emploient
parfois ces moyens propres à influencer la manière dont
l'observateur les traite. (...) Les personnes observées peuvent
réorienter leur cadre de référence et consacrer leurs
efforts à créer les impressions désirées. (...)
La nécessité dans laquelle se trouve l'observateur de se
fier à des représentations de la réalité engendre
la possibilité de représentations frauduleuses »
(p : 238)
Ici nous allons analyser les objets qui constituent la
représentation en télétravail : les coulisses (l'espace
privé des participants : le lit, la cuisine, leur entourage), la
façade qui tend, par certaines stratégies, vers une
idéalisation (« tendance des acteurs à donner à
leur public une impression idéalisée par tous les moyens.»
p: 40) afin de coïncider avec ce qui est attendu (le fait de
travailler).
1. LIRE SES MAILS EN COULISSE
Lorsque nous avons demandé aux participants de
décrire leur journée type, une très grande majorité
(11/13) disent commencer par lire leurs mails. C'est une étape rituelle,
mais elle ne se fait pas toujours de manière conventionnelle pour plus
d'un tiers des personnes interrogées. En effet, trois participants les
lisent en petit déjeunant :
« Souvent je commence à travailler quand je
prends mon petit déjeuner : j'ouvre mon ordinateur comme ça les
mails se chargent pendant que je mange. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9
mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)
Deux autres commencent à trier leurs courriels depuis leur
lit (1), (2):
(1)
58
« Quand le réveil est un peu trop difficile, je
prends mon ordi et je m'assois sur mon lit - c'est un truc que je fais de plus
en plus. Je trie mes mails pendant un quart d'heure et je réponds aux
mails prioritaires. » (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une
multinationale agroalimentaire)
(2) « Du coup moi je mets mon réveil à
8h45, je mets 5-10 minutes à me lever ; mon ordinateur est sur la table
de chevet et j'ouvre mon ordinateur doucement je commence à lire mes,
j'ouvre Slack ...
I : t'es dans ton lit à ce moment-là ?
A : Oui, me juge pas (rires) Tout le monde fait
ça j'ai l'impression » (Alexandre, stagiaire dans une
entreprise britannique d'ingénierie informatique)
La distance temporelle entre le lever et le début du
travail est considérablement raccourcie - le passage des coulisses
à la mise en scène est presque instantanée :
« Je me levais à 8h55 pour commencer à 9h.
Je venais dans le salon, je m'asseyais à ma table, je prenais mon petit
déjeuner devant mon ordinateur (mais c'est ce que je fais tous les
matins même en présentiel), je me connecte au serveur via un VPN
et qui d'ailleurs peut être utilisé comme outil de contrôle
sur ma présence. » (Marine, chargée de communication dans
une association sportive)
Ce n'est pas un hasard si l'activité qui est faite en
coulisse concerne les mails : il s'agit d'une routine qui ne nécessite
pas d'implication physique pour produire des résultats. De plus,
lorsqu'il s'agit d'une lecture (et non pas d'une rédaction) de mail, le
niveau de concentration requis est plus bas (ce qui ne signifie pas que la
tâche soit inutile).
2. GÉRER LES INTRUSIONS
La visioconférence n'est pas toujours très bien
vécue parmi les participants. Chacun se trouve un peu plus
vulnérable que d'ordinaire car c'est l'intimité qui est
montrée à tous - ou une partie - des collaborateurs. Le masque
professionnel - le moi social - est moins convainquant lorsqu'il est
associé avec des scènes de la vie quotidienne
(réceptionner un colis, devoir interagir avec un membre de sa famille,
oublier des anomalies dans le champ de la caméra, etc).
« Mais sinon personnellement je trouve ça assez
intrusif, en plus de générer des bugs dans le réseau donc
ça fluidifie absolument pas la communication, bien au contraire. C'est
juste chez certains clients pour une question de réciprocité. On
met souvent des fonds et parfois y a quand même des bugs, et l'autre fois
je me suis pris une réflexion de « sympa tes petites peluches
». Je leur ai dit, « désolée je vis chez mes parents et
c'est une chambre d'adolescente donc... » » (Delphine, consultante
dans un cabinet de conseil en santé)
Face à cette intrusion, deux parades sont employées
:
Il y a les «fonds» évoqués par Delphine,
qui peuvent être la norme de l'entreprise :
59
« Les fonds Teams nous aident pas mal à maintenir
une certaine distance en mettant un fond derrière nous pour qu'on ne
voit pas à quoi ressemble notre salon. » (Sarah, cadre depuis 2 ans
et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)
La deuxième astuce consiste à se rendre
invisible en enlevant micro et caméra : Lucas utilise l'expression de
« se mettre en sous-marin » qui résume bien le geste et
l'intention.
« En fait la caméra c'est quand même assez
contraignant je trouve, je ne la mets jamais quand c'est des réunions
à plusieurs par exemple où une réunion de tout le bureau
par exemple, on est 40, j'aime bien l'expression d'une collègue c'est
de se mettre en « sous-marin » c'est-à-dire
que tu te mets micro coupé, caméra coupée et tu suis d'une
oreille voilà. Parce que la caméra, tu es obligé
d'être présent d'être à peu près enfin tu peux
pas tu peux pas faire quelque chose trop d'à côté ; donc
c'est assez contraignant, moi maintenant je la mets plus quand c'est des
collègues directs, mon chef c'est bon. » (Lucas, chargé de
projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)
Toutefois, les stratégies des employés peuvent
échouer et mener à des moments de rupture de façade :
Erving Goffman évoque les « Possible faux pas (lapsus, chute,
nervosité ) ». « Il est possible qu'on n'ait pas mis le
décor en ordre, ou qu'on l'ait préparé pour une autre
représentation, ou qu'on l'ait dérangé au cours de la
représentation. » (p: 56)
Les ruptures font souvent l'objet de rires, qui indiquent la
reconnaissance d'une anomalie narrative. Mais au-delà des rires, il y a
aussi un processus de normalisation puisque ces « faux pas », au fur
et à mesure du temps, sont le lot de tous. Cela rompt certes la
façade d'un employé professionnel, mais fait apparaître le
visage de quelqu'un ayant une vie de famille, une vie privée commune.
« Le pire c'est quand mon chat saute sur le clavier
parce qu'il voit quelqu'un à l'écran comme là,
I : du coup ça doit faire rigoler
A : Bah en fait on est tous comme ça, ce qu'on dit
« c'est les aléas du direct » donc on connait un peu tous nos
chats, ça humanise un peu » (Chloé,
stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)
60
3. LE TCHAT : OUTIL DE MISE EN SCÈNE PAR EXCELLENCE
Les apparences sont toutes les preuves que le travailleur est
bien là, mais ces preuves peuvent être soit inexactes, soit
altérées (ou du moins ne pas avoir la même signification
pour les deux parties - acteur et public).
Ici les apparences données à la
hiérarchie de chaque participant émanent de ses communications
et, celle qui est la plus invasive : la messagerie instantanée.
Parmi les participants, 10 sur 13 avaient à leur
disposition un outil de messagerie instantanée. L'un de ces outils,
partagé par 8 personnes, nous a particulièrement
intéressé : il s'agit de la messagerie Teams, grand
remplaçant de Skype Entreprise, tous deux développés par
Microsoft. La plupart des messageries ont des statuts qui se limitent au fait
d'être « en ligne » ou « hors ligne ». Teams va plus
loin :
Ces cinq statuts peuvent évoluer, soit à la
demande de l'utilisateur, soit en fonction de l'activité de ce dernier.
Si la personne est inactive sur son clavier pendant plus de 5 minutes, le
statut change de « disponible » à « de retour
bientôt ». Cette fonctionnalité est largement vécue
comme une forme nocive de traçage de la présence.
« Quand tu es en ligne et actif t'es vert, si t'es pas
là depuis je crois que ces cinq ou dix minutes ça se met en
orange et après y a un décompte à côté, c'est
horrible parce qu'il dit en « absent depuis 1h, 2h enfin
autant de temps que t'es absent ». (Emilie, consultante en haute
technologie au sein d'une firme multinationale)
« Oui, mais c'est horrible surtout que
si tu pars aux toilettes, même 2 minutes, tu reviens ta
petite icône indique que tu es absent ! (rires) C'est
tellement pernicieux ! » (Delphine, consultante dans un
cabinet de conseil en santé)
Toutefois, les comportements de chacun face à cet outil
(et le fait d'être en ligne ou pas) varient énormément en
termes d'objectifs et de raisons sous-jacentes. Nous avons identifié
61
3 comportements différents : ceux qui ne regardent pas
leur statut, ceux qui regardent celui des autres, et ceux qui regardent le leur
(ainsi que celui des autres).
a) Ceux qui ne regardent pas leur statut
Deux participants estiment ne pas regarder le statut des
autres ou le leur, mais cela est dû à des raisons
différentes. Sarah a une approche assez utilitariste de l'outil dans le
sens où elle s'en sert simplement les fois où elle souhaite
communiquer avec ses collaborateurs les plus proches, en particulier sa
stagiaire. Comme elle le précise ci-dessous, elle voit le statut sans
pour autant vraiment le regarder : elle met en avant la confiance qu'elle a en
sa collaboratrice. Pour elle, ce qui compte, c'est que son message soit
communiqué. Il s'agit également de notre interviewée qui a
le plus de séniorité, ce qui peut expliquer qu'elle garde cette
approche utilitariste également pour elle (puisqu'elle a « fait ses
preuves », elle ne se sent pas redevable en temps disponible). Enfin, la
culture d'entreprise joue : elle et ses collègues sont encouragés
à prendre du temps pour eux, sans avoir à le justifier (il suffit
de le notifier).
« I : est-ce que tu regardes si ta stagiaire, elle est
présente ?
S : non pas vraiment mais je pense que sans le vouloir tu le
regardes parce que dans Teams tu vois les statuts des gens donc tu sais si elle
est là ou pas de fait. Mais j'ai confiance en son sérieux
enfin je sais que quand elle a des choses à faire elle va les
faire. Après je suis pas regardante sur les horaires de travail. »
(Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale
d'agroalimentaire)
Pour Yoann, le peu d'attention qu'il porte à la
messagerie instantanée est liée au peu de communication qu'il
émet ou reçoit pendant la journée. Il travaille dans une
grande autonomie et ne rend de compte qu'à sa supérieure
hiérarchique directe qu'il appelle quelques fois par semaine et avec qui
il entretient une relation plutôt horizontale.
« I : et sur Skype tu as le statut en ligne hors ligne
etc. Est-ce que t'y fais attention ou pas plus
que ça ?
Y : ah non pas du tout, je m'en fiche.
I : et du coup est ce que tu as des moyens ou tu ressens tout
simplement le besoin de dire à
ton entourage que tu es présent au boulot ?
Y : non, pas du tout.
I : donc en fait tu peux passer une journée sans trop
communiquer ?
Y : ouais, c'est ça (rires) » (Yoann, alternant
dans une grande mutuelle de santé)
b) 62
Ceux qui regardent les autres
Là encore, nous avons deux cas de figure. Dans le cas
Léa, c'est une démarche qui émane d'une volonté de
conformité (qui consiste, en cas d'incertitude sur le comportement
à avoir, à imiter celui de ses pairs). Elle a aussi beaucoup
d'autonomie mais cela a tendance à la perdre et elle peut trouver un
semblant de cadre par de petits indicateurs.
« I : donc tu me disais : tu regardes ces personnes qui
sont connectées, s'il n'y a personne tu te sens un peu seule s'il y a
tout le monde tu dis ...
L : je me dit qu'il faut que je m'y mette »
(Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet
d'urbanisme)
Pour Marine, qui a sous sa responsabilité plusieurs
stagiaires, le fait que l'un de ces derniers ne se connecte jamais,
couplé à un travail inexistant a été un motif
d'alerte. Cela n'est pas lié à son style de management car elle
base selon elle ses relations professionnelles sur la confiance. C'est
d'ailleurs ce qui a aidé à résoudre le problème
:
« J'avais un autre stagiaire à qui je faisais
confiance et en fait j'ai remarqué qu'il n'était jamais
connecté, tout ce que je lui demandais ce n'était pas fait dans
les temps. Et j'avais tendance à regarder s'il se connectait, comme je
ne travaillais que l'après-midi, je leur avais demandé
d'être présents de 14h à 17h. Et en fait il était
rarement connecté. Donc j'ai dû le recadrer plusieurs fois. Et en
fait il m'a avoué qu'il n'arrivait pas à
télétravailler, parce que trop d'éléments
perturbateurs, plus envie de regarder la télé que d'habitude...
On a fini par y arriver. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience
dans une association sportive)
c) Ceux qui regardent tout, surtout son propre statut
Chez les juniors interrogés, les personnes qui
surveillent de près l'outil de messagerie instantanée sont
majoritaires. C'est dans ce cas de figure que la mise en scène est
à la fois réelle et consciente pour chacun.
Pour Emilie, la mise en scène de sa présence
(par l'intermédiaire de Teams) était un moyen, au premier
confinement, de dissimuler son décrochage. Avec l'instauration du
télétravail, elle était réduite à une partie
monotone de son travail et vivait mal la coupure sociale.
« Quand je parle de détachement c'est dans le
sens où on ne se rend pas vraiment compte de ce qu'on fait, de
l'importance de ce qu'on fait ; mais tu te mets devant ton ordi quand
même. Donc j'avais un peu une perte de motivation. Je l'ai ressenti par
le fait que je me levais de plus en plus tard : au début je
commençais à 8h 8h30 et après c'est passé à
9 heures, à 8h55 que j'allais aller travailler. Donc j'avais plus trop
de rythme à la fin, c'était assez compliqué »
(Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme
multinationale)
63
Se mettre en vert sur Teams était donc un moyen pour
elle de « garder la face » (Becker), le temps d'aller mieux.
« Je ne voulais pas montrer à mes
collègues que je décrochais donc par exemple le matin, vers 8h50,
je mettais ma petite pastille verte et j'allais déjeuner »
« C'est vrai que je fais extrêmement attention
à ça ; je veux montrer à mes collègues que je suis
présente vu que je suis pas avec eux » (Emilie, consultante en
haute technologie au sein d'une firme multinationale)
Elle a aussi trouvé un moyen de tromper son ordinateur,
en empêchant sa mise en veille au bout de quelques minutes.
Ici, la mise en scène était vécue comme
absolument nécessaire, tandis que d'autres comportements similaires
servent l'objectif « d'avoir une bonne impression générale
» et surtout de ne pas être celui ou celle qui s'absente tout le
temps.
Delphine a intégré le fait de bouger sa souris
de temps en temps pour ne pas apparaître absente lorsqu'elle travaille en
dehors de son ordinateur :
« C'est vrai qu'on peut nous fliquer comme ça
c'est assez embêtant, moi il m'arrive parfois de travailler sur un truc
et de pas être sur Teams, de préparer mes slides mentalement en
dessinant sur des feuilles et régulièrement juste de passer mon
doigt sur la souris pour être affichée comme connectée.
» (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en
santé)
Lors de notre entrevue réalisée en face à
face, Louis m'a directement montré ce qu'il faisait pour
prétendre qu'il travaillait (alors que nous discutions) :
« Là tu vois par exemple je suis en train de
te répondre là je prends 15 minutes pour discuter avec toi mais
pour me rendre visible je vais sur skype ma pastille elle se met en
vert.
I : donc là actuellement t'es en train de te mettre
à l'actif
Louis : exactement là je me mets actif et donc du
coup si je sais que s'il y a quelqu'un qui va regarder c'est pour voir si je
suis en ligne est verra que je suis vert. » (Louis, auditeur depuis 6 mois
au sein d'une ETI)
En dehors des outils de tchat comme Teams, il y a d'autres
moyens de traquer les employés, comme nous avons pu l'évoquer
précédemment : la réactivité aux appels, aux mails,
mais également la traçabilité des VPN dont ont conscience
seulement une partie des collaborateurs comme Marine :
« On a dû faire un déménagement avec
une amie le week-end dans le sud de la France, donc on est parties vendredi
matin. Pendant que l'une conduisait, l'autre travaillait et gardait les
ordinateurs en marche et secouait les souris pour éviter d'être
notées « absentes » sur les différents outils, et
notamment le VPN. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une
association sportive)
Les participants cités ne sont pas les seuls dont nous
avons analysé le comportement, qu'il soit mis en scène ou non.
Nous avons résumé l'ensemble dans le tableau suivant :
64
Noms
|
Attitude de mise en scène
|
Interprétation
|
Louis
|
Manière d'être. Utilise Teams pour faire semblant
qu'il est là, a conscience de sa visibilité mais pense in
fine que la productivité prime : "l'important c'est le
résultat"
|
Utilise la mise en scène pour gérer
ses difficultés de concentration, il s'agit d'un
moyen. La fin étant le résultat, qui met plus de temps à
être produit. Rapport utilitariste
|
Sarah
|
Bien plus dans le faire que dans la mise en
scène - n'en ressent pas le besoin, y compris dans la manière
qu'elle a de manager
|
La séniorité diminue les efforts de mise en
scène. Rapport utilitariste
|
Manon
|
Inexistante
|
La mise en scène est absente car l'interviewée a la
main sur l'ensemble de ses projets ; le télétravail est
très bien vécu car lui permet de s'échapper à une
hiérarchie toxique
|
Lucas
|
Existe du fait du changement d'attitude de son manager
|
La mise en scène comme solution
temporaire à un problème de management
|
Marine
|
Existe du fait de l'attitude de son
manager (se rendre disponible au téléphone,
rester active sur son ordi via le VPN)
|
La mise en scène comme solution
temporaire à un problème de management
|
Alexandre
|
N'existe que lors des visioconférences
|
Le mode horizontal couplé à une grande autonomie
résulte en une mise en scène minimale
|
Léa
|
Légère mise en scène pour se conformer au
comportement des autres (ex: les autres sont connectés, je me
connecte)
|
L'éloignement de la hiérarchie et le surplus
d'autonomie résulte en un faible recours à la mise en
scène
|
Yoann
|
Mise en disponibilité réduite au
téléphone, aucune mise en scène
|
Le mode horizontal couplé à une grande autonomie
résulte en une mise en scène minimale
|
Chloé
|
Performative (dans le but de ne pas être
dérangée) mais pas de stratégie. De par son parcours,
c'est dans sa nature d'être disponible « h24 »
|
Mise en disponibilité non mise en scène :
tempérament + expérience
|
Emilie
|
Active : masquer la baisse de
productivité à tout prix
|
La mise en scène comme façade de
productivité
|
65
Delphine
|
Se rend toujours disponible (de par son caractère) mais
ne met pas en scène son travail sauf pour certains cas
|
Mise en disponibilité non mise en scène, %
tempérament + expérience
|
Camille
|
N'existe que lors des visios
|
Disponibilité téléphonique, mails,
mais pas de tchat --> peu de mise en scène
|
Emma
|
Existe pour garder l'apparence des
horaires (décorrélé des attentes de la
hiérarchie)
|
La mise en scène comme moyen de faire ses preuves
|
Les mots clés des interprétations sont les
suivants:
· Utilitarisme
· Séniorisation
· Management oppressif
· Autonomie + horizontalité
· Éloignement de la hiérarchie
Avec le travail à domicile, le coulisse et la
scène ne font plus qu'un. Ce qui fait qu'un acteur entre en
scène, c'est quand il se connecte, c'est là que le public le
voit. Le public - c'est-à-dire la hiérarchie, les collaborateurs
- devient presque omniscient, à ceci près que ce qu'il voit peut
toujours être altéré. Le passage de l'un à l'autre
est si facile (comme se réveiller et regarder ses mails dans son lit),
que la différence entre ce que l'auteur (toujours Erving Goffman),
suivant Emile Durkheim, appelle le « moi intime » et le « moi
social » se réduit.
66
4/ SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET
LIMITES
Au sein de cette partie, plus analytique, nous ferons le
point sur les réponses que nous avons réunies grâce
à notre terrain. Nous pourrons les discuter (A) et en dessiner les
limites pour donner des pistes à des recherches futures (B).
A. SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET
DISCUSSION
La question centrale de recherche était de savoir
comment les employés juniors se rendaient visibles en
télétravail (à l'heure du Coronavirus). Il était
néanmoins nécessaire d'adresser au préalable l'attitude
des organisations des participants vis-à-vis du
télétravail en général, et son évolution
éventuelle.
1. ATTITUDE DES ORGANISATIONS VIS-A-VIS DU TELETRAVAIL
Nous avons posé qu'il existait une dichotomie entre
d'un côté les grandes entreprises internationales, en partie
déjà rompues à l'exercice (en particulier la
multinationale d'agro- alimentaire qui l'autorisait à partir d'une
année de seniorité) et sous le feux des projecteurs (ce qui
impliquait une application irréprochable des directives) ; et, de
l'autre, des plus petites organisations qui n'ont pas forcément les
moyens nécessaires de mettre en place un tel mode de fonctionnement et
sont globalement plus frileuses à l'idée de distance. Cette
dichotomie pouvait être remise en question premièrement par le
côté sans précédent de la crise (avec l'exemple de
l'entreprise (ETI) de Thomas dont le dirigeant avoue son ignorance sur certains
sujets), et deuxièmement par l'apprentissage que chaque organisation a
pu expérimenter.
Ce sont donc des attitudes plurielles, structurées par
la différence de moyens et le cours exceptionnel des
événements qui ont caractérisé les organisations
étudiées.
On peut opposer le devoir l'irréprochabilité des
grandes entreprises aux résistances : une enquête Harris
Interactive montre que 15% des chefs d'entreprises refusent
catégoriquement le télétravail - et l'on peut supposer
qu'à minima des ETI font partie de cette proportion. En ce qui concerne
les plus petites entreprises, il aurait sans doute fallu mentionner la mise en
place d'attestation de travail qui posent officiellement que le
télétravail est «impossible», permettant à
l'employé d'aller sur son lieu de travail lors des confinements et de
rentrer plus tard que le couvre-feu.
Il est toutefois certain que toutes les organisations ne
jouent pas à armes égales, que l'on parle de moyen ou de
volonté de l'employeur (en lien avec une forme de culture de
l'institution).
67
2. ATTITUDE ET VECU DES EMPLOYES JUNIORS VIS-A-VIS DU
TELETRAVAIL
En ce qui concerne le vécu et les attitudes des
participants vis-à-vis du télétravail, nous avons
remarqué le même degré de surprise qu'en entreprise.
Cependant, cette surprise était accompagnée d'une dose de
curiosité car la plupart des interviewés n'avaient jamais
télétravaillé et, en temps normal, n'y auraient pas
été autorisés.
Nous avons globalement retrouvé les mêmes
conséquences du télétravail que celles recensées
par la psychologue Emilie Vayre : pour les effets positifs, on note une
meilleure concentration, un gain de temps, et parfois un évitement de
conflit ; pour les effets négatifs on retrouve l'augmentation du temps
de travail, fatigue - parfois proche du burn out (Delphine travaillant
jusqu'à 2heures du matin régulièrement).
Ceci étant, la meilleure concentration ne vaut pas pour
tous : certains se plaignent d'une augmentation de leur dispersion qui peut
parfois mener au décrochage (comme pour le cas d'Emilie).
Le statut socio-économique des participants
n'étant pas d'une différence extrême, trois participants
ont évoqué le fait qu'ils «n'avaient pas à se
plaindre» dans le sens où ils pouvaient se reposer sur leurs
proches ou leurs parents pour éviter un isolement trop rude. Les
périodes d'entre-deux (confinements) ont permis aux interviewés
de profiter du télétravail «à sa juste valeur»,
ce qui les pousse à vouloir garder cette pratique sur le long terme, sur
une base de deux jours par semaine.
Il peut être reproché à cette analyse de
prendre un angle de vue plus psychologique que sociologique, puisque nous nous
basons sur les travaux d'Emilie Vayre pour confirmer ou infirmer ses
conclusions. Le télétravail, en effet, peut être vu comme
l'affaire d'un individu seul, de ses sentiments, de sa santé mentale.
Cela serait peut-être le cas d'une personne en totale autonomie avec son
travail, comme un écrivain. Ici, la personne étudiée est
toujours «en relation avec». C'est en fonction de la culture de son
entreprise que l'interviewé va, par exemple, faire des heures
supplémentaires. La relation avec la hiérarchie est
également clé. Il nous semble que le fait d'intégrer une
dimension psychologique à la recherche ne peut que l'enrichir, et que la
micro-sociologie flirte souvent avec la psychologie sociale.
68
3. DE LA MISE EN DISPONIBILITE A LA MISE EN SCENE DE LA
PRESENCE
Cette partie constitue le coeur de notre recherche : il s'agit
de savoir si la présence reste une norme, même à distance
et si les télétravailleurs mettent en place des stratégies
pour la notifier.
La théorie de la mise en disponibilité -
avancée par Greer & Payne (p : 23) - est toujours valide, mais
complétée : on retrouve ce besoin de prouver que l'on est actif
pour compenser le fait d'être loin. A cela s'ajoute une mise en
disponibilité réactionnelle face à un micro-management.
Enfin, plusieurs répondants estiment que leur réactivité
est un trait de leur caractère.
Pour ce qui est de la mise en scène, nous avons repris
la métaphore d'Erving Goffman en observant que les coulisses (le salon,
la chambre) étaient en très grande proximité du public
(les collaborateurs) et que pour ce faire, l'acteur était parfois - pas
nécessairement - amené à déployer des
stratégies pour garder une bonne façade : celle de travailler. La
scène, qui fait le lien entre le coulisse et le public peut se traduire
par les divers moyens de communication, comme les mails ou le
téléphone, mais surtout par ceux qui opèrent une
réduction de l'espace-temps comme le tchat (et en particulier Teams) ou
bien la visioconférence. Ces deux derniers outils retracent la
présence : c'est pourquoi la plupart des interviewés y
prêtent attention. Mais il est possible de duper la technologie, et
mettre en scène cette même présence.
La plus grande objection qui peut être faite dans la
démarche de reprise des travaux d'Erving Goffman consiste à
rappeler que ce dernier n'envisage la mise en scène que si - et
seulement si - les protagonistes sont dans le même espace-temps. Sans ce
cadre de référence, le jeu perd son sens. C'est certainement le
cas pour les mails, peut-être pour le téléphone. Mais le
tchat et la visioconférence confèrent une
instantanéité qui se rapproche de l'interaction réelle. Ce
n'est pas un hasard si les réunions en «visio» ont
été si populaire durant le confinement : c'était le moyen
qui pouvait, au mieux, recréer un sentiment de proximité (sans le
remplacer bien sûr).
Ensuite, il peut être pointé le fait que la mise
en disponibilité, et a fortiori la mise en scène n'est pas
quelque chose d'automatique. C'est également un résultat de notre
recherche. Néanmoins nous remarquons que l'absence de présence
est rarement neutre : elle témoigne d'un haut niveau de
responsabilité, d'une très grande autonomie et d'un faible nombre
d'interactions.
69
B. LIMITES
Les limites de notre recherche sont avant tout d'ordre
méthodologique : la population étudiée est trop
homogène socialement (même niveau d'études, revenus
similaires) et elle comporte une surreprésentation des femmes ce qui
empêche une analyse genrée. Les organisations choisies sont
majoritairement privées, deux sont publiques ou semi publiques et une
est une association. Le pays retenu reste la France, mais un participant
travaille à Londres pour une entreprise française tandis qu'un
autre travaille de chez lui en France pour une entreprise basée au
Royaume Uni. Le curseur ne va donc ni dans un sens (totale
homogénéité) ni dans l'autre (proportions égales)
pour tirer des conclusions ou des comparaisons culturelles. Il reste que le but
de l'analyse qualitative ne se trouve pas dans la
représentativité à grande échelle. Ces
échanges nous permettent surtout d'avoir une approche
compréhensive du sujet, ce qui n'empêche pas de réaliser
une enquête quantitative par la suite. Cela aiderait même, par
exemple, à isoler l'effet d'une variable comme l'autonomie sur la mise
en disponibilité. Il serait toutefois nécessaire d'utiliser un
certain nombre de questions pour évaluer chaque variable afin
d'éviter tout contre sens.
La deuxième catégorie de limites s'ancre autour
de l'articulation entre le but de la recherche et les moyens d'y arriver : on
peut estimer que le fait de confirmer la norme de disponibilité ou bien
de dépeindre la mise en scène du télétravail
n'apporte pas de théorie fondamentalement nouvelle. Ce qui rend
toutefois cette recherche pertinente, c'est le contexte exceptionnel dans
lequel la recherche est menée. Nous ne reverrons probablement pas des
confinements de cet ordre ni une généralisation du
télétravail, juniors inclus. Nous pourrions continuer de nous
interresser aux employés juniors, ou bien conduire une expérience
longitudinale auprès des personnes interrogées pour
évaluer leur rapport au télétravail à
différentes étapes de leur vie active.
Enfin, on peut trouver une limite dans la structuration de
cette recherche : la disponibilité et la mise en scène ne
correspondent qu'à une sous-partie, alors qu'il s'agit du coeur du
sujet. Ceci est dû au caractère extraordinaire du contexte, et
à la prescription stricte du télétravail qui n'a jamais eu
lieu auparavant. Il était important de recueillir les propos sur la
manière dont les différentes entreprises et organisations ont
réagi à un tel changement, mais également comment nos
participants ont vécu cette année atypique et cette nouvelle
manière de travailler. Cela nous a aidé à fournir un cadre
clair pour analyser la disponibilité et la mise en scène.
70
5/ CONCLUSION
Au terme de notre recherche, nous pouvons tirer plusieurs
enseignements.
Premièrement, nous avons vu que les entreprises
étaient plus ou moins armées face au télétravail.
Certaines restent frileuse face à ce mode d'organisation et sont
revenues le plus vite possible vers le présentiel. D'autres ont connu,
tout au long de l'année, un processus d'apprentissage qui les
amènent, parfois même, à intégrer le
télétravail dans leur propre fonctionnement.
Deuxièmement, les employés juniors que nous
avons interrogés ont une attitude ambivalente face au
télétravail : l'aspect pratique et flexible est globalement
reconnu, mais le degré de concentration peut aussi bien être
favorisé qu'altéré. Au premier confinement, le
côté inédit et la découverte d'une nouvelle
façon de travailler permettait de soutenir une motivation qui s'est
détériorée au fur et à mesure que la crise a
perduré.
Troisièmement, nous avons observé que
malgré la distance, la problématique de présence est
déterminante. La disponibilité peut être soit
réactionnelle à un micro-management, soit le résultat
d'une volonté de faire ses preuves, ou bien un indice de
tempérament personnel. Le fait qu'il y ait une mise en scène ou
non de cette présence dépend du degré d'autonomie du
télétravailleur, de ses contacts avec ses collaborateurs et son
rapport (utilitariste, stratégique) aux moyens de communication.
De ces enseignements, certains enjeux peuvent apparaître
:
D'abord la prise de conscience que les Techniques
d'Information et de Communication dépassent largement leur rôle
premier et qu'ils sont un outil de contrôle de résultat. Puis, que
les employés juniors, s'adaptant facilement aux nouvelles technologies,
peuvent contourner ce contrôle. On peut se demander, enfin, si le
contrôle de la présence est amené à perdurer face au
contrôle de résultat (que l'on voit transparaître dans
beaucoup d'entretien), ou si les deux pourront toujours coexister.
Le monde du travail « post covid » est rempli
d'interrogations.
Quels seront les dommages économiques exacts de la
crise ? Y aura-t-il une réorganisation des secteurs, voire des
métiers ?
En ce qui concerne le télétravail, combien
d'entreprises continuerons de l'intégrer, et ce, avec flexibilité
?
Enfin, quel sera le degré d'importance de la
présence sur le long terme ?
Il faudra un certain temps pour répondre à ces
questions. Ce que l'on peut admettre aujourd'hui, c'est que le monde du travail
n'est plus le même. L'analyse de ce qui se passe entre temps appartient,
entre autres, au champ de la recherche sociologique.
71
Bibliographie
1/ Bellemare, Charles, Lepage, Patrick, Shearer, Bruce,
Peer pressure, Incentives, and Gender: An Experimental Analysis of
Motivation in The Workplace, Labour Economics, 2010
2/ Falk, Armin and Ichino, Andrea, Clean Evidence on Peer
Effects, Journal of Labor Economics 24, no. 1 (January 2006): 39-57
3/ Largier, Alexandre, Le télétravail, trois
projets pour un même objet, Réseaux, n°106, 2001
4/ Metzger, Jean-Luc et Cléach, Olivier, Le
télétravail des cadres : entre suractivité et
apprentissage de nouvelles temporalités, Open Edition Journal
Sociologie du travail, vol 46 n°4, Octobre-Décembre 2004
5/ Miller, Hugh, The Presentation of Self in Electronic Life:
Goffman on the Internet, Department of Social Sciences, The Nottingham
Trent University, June 1995
6/ Moscovici, Pierre, Psychologie sociale, 2014
7/ Ruiller, Caroline, Dumas, Marc et Chédotel,
Frédéréique, Comment maintenir le sentiment de
proximité à distance ? Le cas des équipes
dispersées par le télétravail, Revue
Interdisciplinaire Management, Homme et Entreprise, 2017
8/ Seejeen Park & Yoon Jik Cho: Does telework status
affect
the behavior and perception of supervisors? Examining task
behavior and perception in the telework context, The International Journal
of Human Resource Management, 2020
9/ Sewell, Graham, Taskin, Laurent, Out of Sight, Out of Mind
in a New World of Work? Autonomy, Control, and Spatiotemporal Scaling in
Telework, Organization Studies, Sage 2015
10/ Tichem, J. (2014, May 15). Altruism, Conformism, and
Incentives in the Workplace (No. 580). Tinbergen Instituut Research
Series. Tinbergen Institute
11/ Vayre, Emilie, Les incidences du
télétravail sur le télétravailleur dans les
domaines professionnel, familial et social, Presses Universitaires de
France, 2019
72
Webographie / Notes de bas de page
1Télétravail : Comment le
mettre en place dans votre entreprise ? - Relance entreprise
2 Ibid
3 Télétravail - covid-19 coronavirus
- FAQ- questions-réponses
4
https://www.journaldunet.com/management/guide-du-management/1200083-teletravail-le-
travail-a-domicile-est-il-vraiment-obligatoire/
5 La naissance du télétravail: la petite
histoire Par Stéphanie Lagand
6 Législation européenne |
teletravailler.fr
7 LE TÉLÉTRAVAIL EN FRANCE : 2 % de
salariés le pratiquent à domicile, 5 % de façon
nomade
8
https://bit.ly/350waUb
9 Les PME de la construction concernées par
le télétravail
10 Présentation PowerPoint
11 Le télétravail permet-il
d'améliorer les conditions de travail des cadres ?
12
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4801229#graphique-figure3
radio4
13Activité et conditions d'emploi de
la main-d'oeuvre pendant la crise sanitaire Covid-19
14 Coronavirus et monde du travail
15
https://www.medef.com/fr/actualites/covid-19-priorite-au-teletravail
16 Ce que contient l'accord sur le
télétravail signé par les syndicats : un « double
volontariat », la prise en charge des frais et le droit à la
déconnexion.
17 Proposition de loi n° 3376 visant à
sécuriser le droit au télétravail
18
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anomie/3719
19
https://www.liberation.fr/france/2020/11/03/teletravail-chez-total-les-salaries-incites-a-venir-au-siege-deux-jours-par-semaine
1804326/
73
Annexe
I. Revue de presse
(1) Aspects légaux et politiques
(2) Démarche pédagogique
74
(3) Vie professionnelle / vie personnel
75
(4) Un télétravail difficilement accepté par
les entreprises
(5) 76
Des accords syndicaux-patronaux « tumultueux »
(6) Risques psychosociaux du télétravail
77
(7) Questionnements sur la productivité
(Source : l'Usine Nouvelle)
(8) Hypothèses d'un nouveau confinement
(9)
Incertitudes sur l'avenir des mesures - Ouest France
(10) Fausses attestations de déplacement par les
entreprises - Le Figaro
(11) Télétravail effectif plus de la moitié
de la semaine - BFM
(12) 79
Spéculation sur un évitement de confinement -
Les Echos
(13) 3e « confinement » - Actu
fr
(14) PME en grandes difficultés : - Les Echos
(15) Atteinte à la santé mentale des
français : - BFM
80
(16) Début de déconfinement : hausse de moral -
INSEE rapporté par LCI
81
II. GUIDE D'ENTRETIEN
Remerciements
Mon but est de comprendre les pratiques de
télétravail des jeunes diplômés, savoir comment vous
vous êtes adapté à un nouveau mode de
travail du fait du covid. Pas de bonne ou de mauvaise
réponse, ce qui compte c'est qu'elle vienne de vous. Pour
être sûre de retranscrire le plus fidèlement votre discours,
je souhaiterais, avec votre consentement, vous enregistrer.
Cet enregistrement ne sera pas diffusé et sera supprimé
après sa retranscription. Votre nom n'apparaîtra nulle part, c'est
une démarche complètement anonyme.
Si vous le souhaitez je pourrai vous transmettre le
résultat de mes recherches comme remerciement.
Je vais d'abord aborder l'arrivée du
télétravail au sein de l'entreprise, dès ses
débuts.
Quel est votre avis sur l'année qui vient
de se dérouler ? Est-ce que vous vous rappelez comment
les évènements se sont enchaînés ?
1. Récit de l'année au sein de l'entreprise en
termes d'organisation (avec l'arrivée de la Covid et des mesures
restrictives)
a. 1e confinement : la mise en place
du télétravail par l'entreprise
· Comment l'entreprise a réagi ?
· Comment vous et vos collègues ont réagi
?
b. 1e retour sur le lieu de
travail
· Quelle a été la politique officielle lors
du déconfinement ?
· Êtes-vous revenu sur place pour travailler ?
· Comment vous et vos collègues avez-vous
vécu ce retour (s'il a eu lieu) ?
· Qu'est-ce que ça a changé ?
c. Le reconfinement
· Discours officiel / vécu collectif
· Réflexes retrouvés ? Amélioration de
la mise en place ?
d. Le deuxième retour sur le lieu de travail
· Retour ou télétravail ?
Opérateurs :
i. Discours officiels
ii. Vécu collectif de l'annonce
2. Les périodes télétravaillées
(généralement sur 2 mois)
a. Lien avec la hiérarchie
i. Confiance : Comment la qualifieriez-vous ?
Par exemple ?
82
ii. Niveau d'autonomie
Sur quelles tâches avez-vous de
l'autonomie ? Comment cela se matérialise ?
b. Sentiment de présence
Comment faites-vous comprendre à vos collègues /
manager que vous êtes
là ?
i. Outils (téléphone / mails /
visio-conférences / messagerie)
ii. Auto-évaluation et vécu d'appartenance
à l'équipe
Sur le long terme, Vous sentez-vous aussi
« présent » en télétravail qu'en
présentiel ?
· Vous sentes-vous faire partie d'une équipe
?
· Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
c. Gestion de la coexistence vie professionnelle / vie
personnelle
i. Les interruptions familiales
Sur le long terme, Si vous vivez avec quelqu'un : en
quoi cela a-t-il pu perturber votre équilibre ?
· Est-ce qu'il y a eu des moments où votre foyer a
empêché le bon déroulé de votre journée de
travail ?
ii Etalement de la sphère professionnelle
Sur le long terme, avez-vous eu des
périodes où votre travail a pris le pas sur
votre vie personnelle ? Sauriez-vous me dire à quel moment ?
3. Une journée télé-travaillée
a. Sentiment de présence, outils : sur une
journée
i. Fréquence et intentionnalité d'utilisation des
outils
ii. Sentiment d'être intégré à /
isolé de l'équipe
b. Gestion de la coexistence vie professionnelle / vie
personnelle
i. Les interruptions familiales
ii. Etalement de la sphère professionnelle
Exemple de questions qui ont été posées :
NB : l'emploi du tutoiement s'est toujours fait après
un accord implicite (le répondant nous tutoie) ou explicite (nous nous
mettons d'accord sur le mode de communication).
· Et donc au premier confinement comment est-ce que tu
as ton entreprise elle a réagi ? Il y a tout de suite eu des mesures,
t'as été accompagnée... Comment ça s'est
passé ?
· Et ce rapport de confiance mais en même temps de
management tu l'as retrouvé dans le télétravail ?
·
83
Au quotidien, comment tu fais comprendre à tes
collègues, ta manager, et ta stagiaire que tu es présente ?
· Tes principales d'expériences ont
été en télétravail, qu'est-ce que tu vois de
différent entre le présentiel et le distanciel ? Au niveau de ta
présence par exemple : t'as plus le regard forcément rivé
sur Teams ?
· Est-ce que tu peux me donner un exemple d'une
journée télétravaillée étape par
étape, et si tu peux mettre l'accent sur les outils de
communication...
84
III. Entretien d'Emma et Delphine
EMMA : femme de 22 ans, en stage dans une grande
entreprise d'agroalimentaire. Elle s'est intégrée à son
équipe presque complètement à distance. Elle vit à
Paris, dans un petit appartement (15m2).
I : pour commencer, est-ce que tu peux me raconter un peu
l'année qui vient de s'écouler, je ne sais pas si tu étais
en cours ou si tu étais déjà en stage... ?
E : j'ai fini mon master 1 l'année dernière et
actuellement je suis en année de césure entre mon master 1 et mon
master 2, donc je fais 2 stages de 6 mois, Celui-ci est mon deuxième
stage, et le premier je l'ai fait en marketing aussi mais dans un secteur
complètement différent, dans une agence de sponsoring sportif. Et
donc l'année prochaine je commence une alternance, j'ai choisi
l'agroalimentaire parce que c'est le stage que j'ai
préféré.
I : alors, ton premier stage par rapport à la crise
sanitaire, comment ça s'est situé ? Est-ce que c'était en
plein dedans ?
E : C'était juste aprèsj et du coup je l'ai
commencé en juillet, au niveau du sport, il y a eu pas mal d'impact. Nos
clients avaient moins de revenus, on a dû trouver des solutions. Notre
mission principale, c'était de trouver des partenaires à nos
clients qui étaient les clubs d'équipe sportive et c'est vrai que
vu le contexte, ils avaient un peu plus de mal à s'engager en tant que
partenaire.
I : et dans ton premier stage, tu avais déjà du
télétravail ?
E : alors on en prenait un peu comme on voulait, c'est
vrai que les stagiaires étaient moins autorisés à en
prendre parce que c'était une petite entreprise. C'était plus vu
comme le télétravail comme le pré-week-end. Donc
on en avait un petit peu moins , mais on avait un manager qui était
cool, donc si on devait prendre un train plus tôt, on pouvait prendre une
journée de télétravail, mais c'était moins
immédiat. Et on a eu un mois et demi de télétravail par
contre pour le deuxième confinement, qui était de début
octobre à mi-décembre.
I : tu dis qu'au début c'était vu comme une
occasion pour les stagiaires de rien faire, d'où le tenais-tu ce
discours ?
E : On ne me l'a pas dit clairement mais quand tu demandais une
journée de télétravail, on te demandait bien pourquoi,,moi
Souvent, j'en prenais parce que mes parents habitent en Bretagne, donc j'en
prenais pour prendre un train dans l'après-midi pour ne pas arriver tard
dans la nuit. Et la personne qui nous donnait la permission une fois
est venue me demander si je travaillais pendant ces jours là.
Donc je lui ai dit « oui, oui je travaille ».
I : Mais vis-à-vis de ton travail opérationnel,
c'était la même méfiance, ou ils te faisaient un peu plus
confiance ?
E : non, ils me faisaient plus confiance quand même et on
arrivait bien à travailler en télétravail. On se parlait
via Teams etc, on restait en contact, il n'y avait pas de souci.
I : et donc pendant ce confinement, c'était du
télétravail tous les jours ?
85
E : régulièrement, on nous conseillait fortement de
pas venir en entreprise. Il y avait toujours quelques personnes qui
continuaient à revenir parce qu'elles n'aimaient pas trop le
télétravail, mais moi je suis rentrée en Bretagne chez mes
parents et je suis vraiment restée tout le temps en
télétravail.
I : Et globalement tu l'as vécu comment ce
moment-là ?
E : Je l'ai plutôt bien vécu parce que c'est
compliqué de vivre toute l'année loin de ses parents, surtout
dans un petit appartement . Chez mes parents c'est grand, il y a un très
grand jardin. Ce qui était compliqué c'était la connexion
chez mes parents qui était un peu défaillante, il y a des jours
la connexion était excellente, et j'avançais bien et d'autres
jours où c'était beaucoup plus compliqué. Heureusement,
j'avais une équipe qui comprenait bien, on essayait de s'arranger : s'il
y avait des gros fichiers que je n'arrivais pas à envoyer par exemple
c'est quelqu'un d'autre qui allait le faire.
Mais là par exemple pour ce stage, sachant qu'il y a
vraiment des projets que je gère toute seule, que je ne peux pas
m'appuyer sur d'autres personnes, je n'essaie même pas le
télétravail chez mes parents.
I : donc, on en vient au télétravail aujourd'hui. A
ce jour, cela fait combien de temps que tu es dans l'entreprise ?
E : j'ai débuté le 7 janvier
I : et pendant cette période-là ,vous aviez aussi
du télétravail ou vous étiez revenus en présentiel
? E : dans cette entreprise on a toujours été en
télétravail
I : donc tu as intégrée à l'équipe en
télétravail ?
E : oui, je suis allée le premier jour sur le site pour
récupérer mes outils, et on a fait toute la formation avec ma
manageuse à distance : elle me partageait son écran et on
essayait de faire comme ça.
I : et ça s'est bien passé, ou as-tu eu plus de
difficultés qu'au premier stage ?
E : je ne sais pas trop si je peux comparer, parce que mon
premier stage était beaucoup moins technique, C'était plus sur le
fait d'imaginer des activations qui peuvent lier une entreprise à un
club de sport. Alors qu'ici chez (entreprise), j'ai plus de missions techniques
avec des analyses Excel etc.
Mais je dirais que globalement, ça s'est quand même
bien passé, et le fait de partager son écran avec ma manageuse
c'était moins difficile que ce que j'avais imaginé.
Cependant, quand tu viens d'arriver en tant que stagiaire et que
tu as des doutes, il est plus difficile d'envoyer tout le temps des messages
Teams, que de poser directement les questions au bureau, car tu as plus
l'impression de déranger,
I : tu t'autocensures un petit peu plus E : un peu oui.
86
I : mais globalement tu as bien été encadrée
par ta manageuse, ça s'est fait de manière assez fluide ?
E : oui ça s'est bien fait, on a eu des heures de
formations collectives au début avec tous les stagiaires. Par exemple
sur comment fonctionne l'entreprise de manière générale,
???? après ??? les stagiaires marketing on avait des formations sur
toutes les missions qu'on allait avoir. Donc ça ce n'était pas ma
manageuse, c'était d'autres collaborateurs qui nous faisaient cette
formation-là. Avec ma manageuse, j'ai eu des formations sur des missions
propres à la marque sur laquelle je travaille. Et elle m'a mis des
points pour parler de la stratégie de la marque etc.
I : Est-ce que ton entreprise a fait une formation sur le
télétravail spécifiquement ?
E : oui, on a eu une formation « comment bien gérer
... », c'était deux filles du marketing qui nous donnaient des
petits tips par exemple sur comment décrocher, des conseils comme
esssayer de s'habiller tous les jours, essayer de faire une pause le midi,
essayer d'aller courir une heure...
I : d'accord, donc la déconnexion vie pro / vie perso,
c'était abordé c'est ça ?
E : oui, c'était plus un partage, des échanges sur
comment chacun gérait le télétravail. I : et toi t'as su
intégrer ces conseils, tu as appris certaines choses ?
E : oui, j'ai appris par exemple que quand tu es en
réunion en visio, tu peux faire en sorte de pas avoir toutes les
notifications de mails qui arrivent. Ça c'est une des choses que j'ai
faite parce que souvent tu décroches quand tu reçois une
notification sur un autre sujet.
Sinon, les une heure de footing je m'étais dit que je le
ferais tout le temps. Mais c'est vrai qu'on a pas mal de travail et vu
que c'était mon premier stage en grande consommation, j'ai dû
vraiment travailler pour être à niveau, et donc en fait, je
n'avais pas vraiment le temps de décrocher. Au début ça a
vraiment été full télétravail et j'ai un peu
oublié la vie perso à côté il est est
vrai.
I : il y a eu une évolution de début janvier
à maintenant au niveau de ton équilibre ?
E : oui complètement ; déjà je suis plus
à l'aise sur les missions que j'ai, il fait beau en plus donc j'ai plus
envie de sortir. J'essaie d'aller manger dehors, ou on se donne rdv avec mon
copain pour essayer d'aller manger un truc à côté. Je me
force à le faire en fait, je prépare par exemple ma nourriture le
soir pour le midi d'après, pour ne pas passer le midi à
préparer au lieu de manger et prendre le soleil. Et je me suis
fixée des horaires de stop le soir.
I : et ça c'est venu progressivement ou t'as eu comme un
électrochoc ?
E : c'est venu plus progressivement, quand j'ai été
plus à l'aise, moins stressée aussi. Ça correspondait
aussi à la période où on avait un peu moins de charge de
travail donc ça s'est fait un peu d'un coup... mais progressivement
aussi.
I : et du coup au niveau des horaires tu les dépassais un
petit peu ?
E : au début j'avais demandé à ma manageuse
quelles horaires elle faisait, elle m'avait dit du 9h-19h donc je me suis
fixée ces horaires mais je dépassais tout le temps. Les
premières semaines, j'ai fait pas mal de 9h-20h. Aujourd'hui ça
peut dépasser 19h15 mais pas beaucoup plus, parfois
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j'essaie même d'arrêter vers 18h30-18h45, si j'ai
bien travaillé et que je ne n'ai pas pris deux heures de pause à
midi, je me dis alors que je peux partir.
I : tu réfléchis en termes d'horaires ou en termes
de travail que tu fais ?
E : plus d'horaires, je ne me vois pas partir à
18h même si j'ai tout fait, parce que je sais que ma manageuse et mes
collègues vont rester une heure de plus, enfin c'est un peu bête
mais tu te ne vois pas partir avant, et tu as forcément des choses sur
lesquelles tu peux t'avancer : c'est ce que j'essaie de faire quand
j'ai bien travaillé, pour être plus zen les jours
d'après.
I : et tu penses que ta manageuse voit tes horaires ?
E : elle le voit parce que sur Teams, on s'envoie toute la
journée des messages. Le premier mois, quand je restais trop
longtemps elle me disait « tu devrais filer, il est trop tard ».
Elle encadrait ça quand même. Et quand je lui dis «
j'y vais bonne soirée » et elle fait de même.
I : et avec ta mangeuse justement comment ça se passe :
est-ce que tu ressens de la confiance, est-ce que tu es en autonomie sur
certaines taches ?
E : au début j'avais moins de confiance, vu que je
commençais, tout ce que je faisais c'était aussi validé
mais plus ça va plus je prends de l'autonomie sur certaines choses, je
lui fais quand même valider certaines choses pour être sûre
et pour avoir le point de vue de quelqu'un qui est plus
expérimenté.
I : quels sont les moyens de contrôle sur ton travail :
comment tu t'assures que tu vas dans la bonne direction par exemple ?
E : tous les lundis, on fait des points de 1h voire 1h30, pour
que je lui dise ce que j'ai fait la semaine précédente, quelles
sont mes priorités sur cette semaine : elle me recadre, me rajoute des
missions. Je vais lui présenter ce que j'ai fait, si j'ai des blocages
je peux lui montrer aussi. Et tout le reste de la semaine si j'ai besoin, je
lui envoie un message sur Teams « est-ce que je peux te mettre un point
à telle heure pour que je te présente ça ? », elle me
dit oui et on se fait un point de 15 min.
I : donc vous êtes assez disponible l'une pour l'autre.
E : oui
I : et au niveau des outils de communication, tu me parles de
Teams, c'est vraiment le moyen que tu utilises le plus par rapport aux mails
par exemple ?
E : les mails, je les utilise plus avec d'autres collaborateurs,
ou avec ma manageuse, quand je lui envoie du travail ou que je veux lui
détailler ce que j'ai fait et que c'est un peu long. Quand tu envoies un
mail à quelqu'un et qu'il t'a toujours pas répondu trois jours
après, tu lui envoies un petit Teams « Hello, je voulais savoir si
t'avais bien reçu mon mail ». C'est moins professionnel on va
dire.
I : De ce que j'ai compris de Teams, il y a des statuts en ligne,
occupé, etc. Est-ce que tu fais attention à ça, par
rapport à ta manageuse par exemple ?
E : oui, je fais complètement attention à ça
et j'ai lu plein de trucs sur les réseaux aussi. C'est vrai que par
exemple que quand j'ai du mal à me réveiller, je me dis «
faut pas que tu te connectes à 9h30», donc je me lève pour
être présente sur Teams direct. J'allume mon ordinateur, j'appuie
sur Teams direct pour être connectée. C'est complètement
bête mais je fais ça.
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I : pour montrer que t'es présente en fait tu
passes par ça.
E : oui , c'est ça. C'est plus par rapport
à ma manageuse en plus alors qu'elle m'a jamais dit « tu dois
arriver à 9h ». Parce que quand on va au boulot une fois par
semaine et que j'arrive à 9h20, elle me dit qu'elle s'en fiche, qu'il
n'y a pas d'heure. Mais quand tu es en télétravail et
que tu as bien le statut de Teams, c'est vrai que tu fais plus attention. Ou
quand tu envoies un mail à quelqu'un et qu'il te ne répond pas,
tu regardes sur Teams et si tu vois qu'il est disponible tu te dis « il
abuse ».
I : oui, donc tu as moyen de contrôler pour savoir si la
personne est présente ou pas. E : oui, complètement.
I : et du coup tu as d'autres moyens de faire semblant ?
E : Certaines fois quand tu lis tes mails ou autre chose, il va
te mettre en absence juste parce que t'as pas cliqué dessus, tous les
quarts d'heures. Après quand je vais aux toilettes je ferme mon
ordinateur. Je me dis qu'on ne va peut-être pas me gronder parce que je
suis pas là pendant 5 minutes ; ou quand je prends mon goûter
pareil.
I : est-ce que tu as Teams sur ton téléphone ?
E : non, au début j'avais fait la demande parce que
j'avais une mise à jour sur mon ordinateur pendant une réunion et
je me suis dit faut absolument pas que je la rate. Et au final la
réunion a été décalée. Et je l'ai
supprimé de mon téléphone parce que je me suis dit que si
je commence à mettre ça sur mon téléphone, je
n'aurai plus de vie du tout.
I : du coup tes pauses, tu les dédies vraiment à
toi, tu fais une déconnexion de Teams, de tout ça ?
E : on va dire que j'essaie de le faire mais je me force. Par
exemple, quand je suis restée toute la matinée à
l'intérieur, je ferme mon ordinateur pour aller faire les courses. C'est
rien, ce ne sont pas des grosses pauses, Ou quand j'ai mon petit rituel
goûter, je ferme mon ordinateur. Mais après quand tu es devant ton
ordinateur, tu travailles mais tu n'es pas forcément à fond, tu
ne vas pas forcément le fermer pour faire un quart d'heure de
téléphone par exemple.
I : cela t'arrive souvent de faire du multitache comme ça
?
E : quand j'ai beaucoup de travail non, Pour les journées
qui vont être un peu plus light je m'autorise, parce que je me dis que
j'ai un petit peu plus de temps et que j'en profite. Mais au début du
télétravail, j'arrivais à mettre mon
téléphone de côté, je le mettais même en mode
avion. Mais tu le récupères un peu quand tu te lasses un peu du
télétravail, c'est vrai que t'as un peu le réflexe de
retourner vers ton téléphone et tu perds un peu en
efficacité.
I : là t'en as un peu marre ?
E : euh... quand je vois les beaux jours arriver oui, mais le
fait d'aller une fois par semaine au siège ça fait du bien et
ça coupe la semaine en deux. La dernière fois que j'y suis
allée, j'ai vu des personnes que je n'avais jamais vus que en visio, et
ça fait vraiment du bien. Ma manageuse, je l'avais déjà
vue au début et là on se voit tout le temps une fois par
semaine.
89
I : et est-ce que tu vois des différences par rapport au
télétravail dans vos manières de communiquer ?
E : un petit peu. On va plus rigoler quand on va se voir en vrai
qu'en télétravail. Enfin, ça nous arrive de nous envoyer
des petits messages hors pro ou de rigoler en visio mais c'est vrai qu'au
bureau il y a plus de champ libre pour les choses informelles. Ce qu'on fait
aussi c'est que tous les lundi et vendredi matin avec l'équipe on se
fait des cafés d'une heure / une heure 30 où chacun raconte sa
vie ce qu'il a fait du week-end etc.
I : et comment ça se passe, est-ce que c'est assez fluide
au niveau de l'échange
E : oui , les filles qui sont dans cette équipe se
connaissent depuis quelques temps et même moi qui suis arrivée
depuis pas longtemps, je commence déjà à connaître
la vie de chacune, les histoires qui leur sont arrivée etc. Ca reste
assez fluide, après pour qu'il n'y ait pas de blanc on a le petit rituel
de chacun raconte son week-end l'un après l'autre pour créer du
lien, animer la réunion.
I : tes principales d'expériences ont été en
télétravail, qu'est-ce que tu vois de différent entre le
présentiel et le distanciel ? Au niveau de ta présence par
exemple : tu ass plus le regard forcément rivé sur Teams ?
E : oui, ça je l'ai complètement vu parce que quand
tu vas au bureau tu peux faire des missions qui sont plus
opérationnelles, plus manuelles comme envoyer des courriers à
telle entreprise par exemple. Donc parfois il m'arrivait de pas être
à mon ordinateur pendant une heure et demie, et je ne me disais pas qua
ça faisait une heure et demie que je n'étais pas connectée
sur Teams. La dernière fois que je suis venue, on a pris un café
pendant une heure et demie quand je suis arrivée, jusqu'à 9h45
peut être ; on était plusieurs et personne ne s'est dit « je
suis pas présente sur
Teams ».
Et quand tues plusieurs, tu as s moins cette obligation
inconsciente. Quand tu es toute seule tu te dis « ils nesavent pas ce que
je fais », mais quand tu es plusieurs tu ne te poses même pas la
question : les gens te voient et savent que tu es en train de travailler.
I : et quand t'es en distanciel, qu'est-ce que tu fais en plus
pour montrer que tu es là ?
E : quand il y a un mail qui arrive, qui est pour moi et ma
manageuse, dsouvent moi je donne un premier avis à ma manageuse et elle
me dit ce qu'elle en pense elle, et c'est vrai que si je reçois ce mail
là je vais essayer d'être assez réactive et lui envoyer mon
debrief le plus rapidement possible.
I : je voudrais revenir sur les réunions en visio. Est-ce
que tu les fais que avec ta manageuse, est-ce que c'est avec d'autres personnes
?
E : souvent il y a ma manageuse, mais il y a quand même des
réunions sur des projets que je gère toute seule où elle
n'est pas là mais je la débriefe sur ce qui s'est
passé.
I : d'accord. Et dans ces réunions, tu mets la
caméra et l'audio, comment ça se passe ?
E : je le faisais au début. Souvent, quand ce sont des
personnes de l'entreprise, elles essaient de le faire, quand ce sontdes agences
externes, c'est pas tout le temps le cas. Au début, je la mettais tout
le temps. Maintenant si les gens l'ont mise, je la mets et si les gens l'ont
pas mise, je ne la mets pas non plus. Je ne me vois pas trop mettre la
caméra alors que les autres ne font pas forcément l'effort de la
mettre, je la mets, j'attends une minute et si les gens ne la mettent pas je
l'enlève.
90
I : et quand tu as la caméra, tu fais attention à
la manière dont tu es habillée, au fond derrière toi ?
E : dans l'entreprise tout le monde met un fond derrière
soi. Quand ce sont des personnes avec qui je travaille tous les jours , je ne
fais pas forcément attention à la façon dont je m'habille.
Quand ce sont mes supérieurs ou des personnes à qui je ne parle
pas souvent, je mets un pull simple. Je ne vais pas non plus mettre une
chemise, mais je vais mettre des habits simples et pas trop
décontractés.
I : Est-ce que tu peux me donner un exemple d'une
journée télétravaillée étape par
étape, et si tu peux , mettre l'accent sur les outils de communication
?
E : je me connecte tout le temps à 9h. Quand le
réveil est un peu trop difficile, je prends mon ordinateur et je
m'assois sur mon lit - c'est un truc que je fais de plus en plus. Je trie mes
mails pendant un quart d'heure et je réponds aux mails prioritaires.
Ensuite je m'attaque à mes missions, j'essaie de remplir mon agenda
heure par heure avec mes mission (je n'ai pas toujours ce réflexe),
souvent on s'envoie un Teams avec ma manageuse au moins une fois dans la
matinée pour prendre des petites nouvelles ou pour parler d'un projet.
Après, je m'arrête vers 12h45 pour manger et je reprends à
14h. Donc une heure / une heure et quart de pause. Ensuite l'après midi
c'est à peu près pareil, je continue mes missions tout en
continuant à parler sur Teams avec ma manageuse. Je communique avec
d'autres personnes par mail et sur Teams et je termine vers 19h.
I : et le résultat de tes missions, tu le mets sur un
drive ?
E : tout est enregistré sur le réseau. Par exemple,
tous les mois on reçoit les ventes du mois dernier et moi je suis
chargée de les analyser. Je vais écrire un résumé
que je vais envoyer à ma manageuse et à mes supérieurs par
mails, ensuite ça ira sur un fichier sur le réseau. Je fais mon
travail de mon côté, quand il est fini je le lui présente,
et ce sera mis sur le réseau uniquement quand le travail sera fait et
validé. Mais elle n'a pas vraiment moyen de checker mon travail petit
à petit, elle ne voit pas mon avancée jour par jour, heure par
heure...
I : donc en fait le contrôle il se fait vraiment au moment
de vos points ?
E : ouais c'est ça. Et moi je garde mes fichiers sur le
bureau, je garde mon espace perso pour avancer de mon côté
à part du réseau.
I : imaginons que la crise soit passée et que tu doives
garder un jour de télétravail, déjà est-ce que tu
souhaiterais en garder ? Et si oui quelle serait la proportion
télétravail / présentiel ?
E : oui j'en garderai : quand je fais du
téléravail je peux me lever à 8h30 tous les jours c'est
quand même assez sympa, mais tous les jours tu peux te lasser quand je
vais au bureau c'est très cool mais je me lève 1h / 1h30 plus
tôt car j'ai plein de transports et je me dis que si je le faisais tous
les jours ce serait assez compliqué. Donc je garderais 3 jours en
télétravail et 2 jours en présentiel.
I : est-ce que tu vois autre chose de super important que
j'aurais pas abordé sur le télétravail ? E : non je pense
que tu as fait le tour , c'était assez complet
91
DELPHINE : femme de 27 ans, travaille en tant que consultante
dans une entreprise de conseil du secteur de la santé.
Diplômée d'une grande école, elle est revenue vivre chez
ses parents au moment du confinement.
I : Pour commencer, je sais que tu ne travailles que depuis
Octobre / Novembre c'est ça ?
D : Novembre oui
I : comment est-ce que ça s'est passé
professionnellement pour toi l'année qui s'est écoulée
?
D : c'est-à-dire depuis que je travaille c'est ça
?
I : oui c'est ça.
D : hum ce qui était assez curieux c'était
d'intégrer une entreprise alors qu'on était confiné. Parce
que du coup, il fallait que je récupère tout le matériel -
téléphone, souris, ordinateur - j'ai tout reçu chez moi
sauf qu'en parallèle on me demandait déjà de travailler,
mais je n'avais rien reçu. Donc c'était pas évident.
Heureusement, ça a duré seulement 3h donc ça va. Et
ensuite j'ai commencé à travailler véritablement sans
avoir rencontré qui que ce soit et sans intégration. Là
pour le coup le contexte, intégrer une entreprise quand il y a du
télétravail c'est pas évident et après ça
fait partie de mon quotidien : je suis vraiment à 100% en
télétravail. Je suis peut être venue une fois au bureau et
c'était parce que j'avais une formation, et c'est tout. Donc mes
collègues je ne les connais pas (rires).
I : tu ne les as jamais vus ... physiquement
D : Physiquement alors j'ai vu peut être quelques personnes
le jour où je suis allée faire ma formation, il y a quelques
personnes que j'ai rencontrées en passant les entretiens. Là
où j'ai eu beaucoup beaucoup de chance et où ça a
amélioré la manière que j'ai de vivre le
télétravail, c'est qu'il y a deux semaines j'ai eu un
séminaire de deux jours dont une demie journée dans Paris, on a
fait une course d'orientation et là on rencontre de vrais gens
(rires).
On tisse des liens et depuis il y a certains collègues
avec lesquels je discute - par tchat - mais je discute quand même assez
régulièrement. Et le fait de me dire bah voilà j'ai quand
même une vie sociale au sein du bureau, psychologiquement ça fait
énormément de bien alors que jusque maintenant j'étais
toute seule, j'avais à la rigueur mon manager et c'est tout ce qui fait
qu'il y a une certaine pression qu'on se met tout seul parce qu'on sait pas sur
quel ton demander les choses. C'est assez compliqué, même si on se
téléphone bah on connaît pas vraiment la personne en face
on voit pas les émotions, donc c'est très très
perturbant.
I : du coup la politique de ton entreprise elle était
assez stricte ?
D : non (rires) ; au début oui parce qu'ils voulaient
jouer au bon modèle, avec le temps ils se sont dit bon « on va
mettre en place une jauge - pas plus de 20% des effectifs - dans l'entreprise,
il faut absolument remplir un fichier Excel (rires) et avoir l'aval du manager
pour pouvoir aller au bureau » et ça c'est de la très
très très très belle théorie et en pratique il y a
constamment des personnes qui vont au bureau comme ça leur chante parce
qu'ils sont entrain de péter un câble chez eux. Et typiquement, le
jour du séminaire, apparemment sur le fichier Excel il y a deux
personnes qui se sont inscrites, sauf qu'à l'issue de notre course
d'orientation y avait la moitié de la boîte qui s'est
retrouvée dans les locaux, donc en plus on ne respectait même pas
la jauge.
92
Moi je respecte vachement les gestes barrières et
étant donné que vis avec des personnes qui sont à haut
risque, je fais attention à ça, plus le fait que je vive en
banlieue donc une heure et demie aller et une heure et demie retour, si
c'était en temps normal, aucun problème pour le faire mais se
dire que potentiellement je suis en train de choper le covid dans les
transports, ça ne m'enchante pas vraiment (rires)
I : donc au final, tu fais du télétravail par choix
?
D : je le fais par choix
I : et donc tu es arrivée au début du
deuxième confinement D : c'est ça, exactement
I : ok d'accord, et là très récemment quelle
est la politique officielle de l'entreprise avec ce troisième
confinement ?
D : là on nous dit de faire attention mais disons que
les règles sont beaucoup moins claires. On nous dit qu'il faudrait faire
beaucoup plus de télétravail mais il y a toujours une marge de
manoeuvre en disant « oui mais si vous vivez seul dans un placard à
balais, évidemment pour votre bien-être, allez au bureau »,
« si vous avez des enfants à la crèche, évidemment,
allez au bureau », « respectons strictement les règles,
faisons tout le télétravail à 100% mais bon... si
ça vous plaît de venir au bureau et de choper le covid allez-y
» (rires).
Ça c'est peut-être le truc le plus frappant par
rapport au covid mais par rapport au télétravail en tant que tel
on nous dit, surtout depuis le 3e confinement - depuis un an,
ça commence à traîner en longueur, il y a une certaine
fatigue aussi par rapport à la situation où on nous dit «
respectez le temps de connexion, vraiment n'envoyez pas des mails à
telle heure, telle heure, telle heure... et au final, on se retrouve pour
certains dossiers à finir à 1h30 - 2h du matin, et à
travailler dès 8h du matin donc la déconnexion super... On n'a
pas le droit de dire en tant qu'employeur « alors écoute là
c'est un peu compliqué vis-à-vis de tes dossiers donc, je te
demande expressément de travailler le week end ». Sauf que - et
c'est là qu'il y a une mini pression qui nous dit bah faut quand
même que tu travailles le week-end : c'est qu'on a une réunion le
vendredi soir du style 18h à 19h où on dit « tiens il y a
tel dossier qu'on devrait envoyer au client le vendredi soir » sauf que il
y a le n+2 / 3 qui nous dit « oui mais bon vendredi soir ils vont pas le
lire et puis quelle différence entre envoyer le dossier vendredi soir et
dimanche soir ? ». Il y a aucune parole qui dit qu'il est attendu des
salariés qu'il faut qu'ils travaillent le week-end mais effectivement il
y a une petite pression qui te dit qu'il faut le faire quand même.
« Surtout faites une vraie pause entre midi et 14h, ne
prenez pas de rdv... » et ça finit en rdv interne midi à 14h
où il y a ce dossier urgent où si on met une heure de plus
à le faire, il y a la face du monde qui va changer, et il y a le manager
qui t'appelle, qui t'envoie des sms etc et tu peux pas déjeuner comme tu
veux. Il y a des jolies règles théoriques parce qu'il faut
montrer qu'on est bienveillants, qu'on est là pour le salarié
mais en pratique pfff... c'est de la poudre
I : ok donc un grand écart entre ce qu'on dit et ce qu'on
fait
D : exactement, très bien résumé.
I : et tes collègues ils le vivent comment de ce qu'ils
t'ont dit ces derniers mois ?
D : franchement ça dépend, il y a des personnes
qui font comme moi qui respectent stricto sensu les gestes barrières,
les recommandations du gouvernement donc eux le vivent un peu moins bien.
93
Et t'as tous les petits parigo intramuros pour qui limite
c'est la fiesta bah tiens on va aller au bureau et ça va être
sympa, on va être ensemble.
Il y a vraiment un peu de tout, ça dépend vraiment
de la situation de chacun. Le seul truc qui est un peu compliqué c'est
qu'avec le télétravail vu qu'en théorie on est à
même pas deux mètres de son ordinateur, on a tendance à
tirer plus sur la corde parce qu'on a plus de temps pour travailler vu qu'on
passe pas du temps dans les transports en commun donc en fait on nous demande
aussi de faire toujours plus
I : Toi t'as l'impression que ça a empiété
sur ta vie privée ?
D : je risque d'être très cash, mais je ne vis
que pour les week-end, pour moi il y a pas de vie perso. Je vais
éventuellement faire à 18 ou 19h une pause en me disant tiens je
vais aller marcher un petit peu. Et après profiter de la vie en famille
donc je vais dîner, je vais peut être regarder un épisode
d'une série histoire de me dire j'ai profité de ma soirée,
sauf qu'en parallèle je suis en train de faire une petite connerie sur
l'ordi du taff et une fois que l'épisode est terminé en me disant
« wouh, j'ai vachement profité de ma vie perso », je retourne
travailler jusqu'à une heure 2h, parfois plus.
I : et tu fais des nuits très courtes
D : oui c'est un peu... l'esclavage moderne. I : et mentalement
tu suis comment là ?
D : euuuh je m'accroche (rires). Nan par exemple la semaine
dernière, c'était exceptionnel mais c'était
extrêmement compliqué parce que je me suis couchée tous les
jours à 1h45 du matin donc euh... là ça allait pas et
franchement j'étais en train de péter un câble. Cette
semaine a été plus clémente donc je me dis « tiens,
je fais une nocturne seulement jusqu'à 22h youpi ! ». J'en suis un
peu réduite aussi. J'avais l'impression de vivre un peu plus sereinement
mon travail. Donc il y a vraiment des phases comme ça, de up and down
qui sont liées aussi à mon milieu d'activité, mais il y a
quand même le télétravail qui pousse un peu.
I : oui parce que là t'as pas l'excuse de dire il faut
que je chope le dernier métro, le dernier train, je suis obligée
de couper
D : c'est exactement ça, c'est-à-dire que si on
était vraiment dans une période normale peut être que je
quitterai le bureau à 20h mais après 20h sayonara j'ai pas
à penser, à négocier etc. Tu vas boire un verre avec des
potes, t'as une vraie coupure et là la déconnexion existe
vraiment alors que là c'est pas vraiment le cas. J'en ai discuté
avec une manager avec laquelle je m'entendais très très bien et
elle me disait que très clairement, depuis le télétravail
mais il y a tout qui est permis : si on envoie un mail et qu'on n'a pas
de réponse au bout de une demie heure une heure, mais les gens ont aucun
scrupule à envoyer un sms dans la foulée. Faut aller de
plus en plus vite. Sauf que si on produit plus vite c'est qu'on peut le faire
donc au bout d'un moment la corde se brise.
I : il y a une surenchère à la productivité
à l'instant t en fait
D : exactement. Je pense que c'est ça le plus gros
problème au sujet du télétravail. C'est vraiment il y a
aucune limite, on nous envoie des mails le week-end, il m'est
arrivée d'envoyer un mail à minuit et demie parce que j'avais
fini quelque chose, le lendemain matin, je me réveille je vois le mail
de ma responsable sur le sujet qui m'a répondue à minuit 38
! Je pense vraiment pas qu'elle attendait mon dossier, c'était
pas urgent en plus, mais en fait elle devait certainement travailler et faire
autre chose donc c'est pas juste les petits employés qui sont
exploités y a vraiment
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à tous les niveaux hiérarchiques... Il y a ce
côté « vu que je vis dans ma bulle de
télétravail, que je n'ai plus de vie sociale etc, ma vie se
résume à mon travail ».
I : c'est intéressant ce que tu dis sur le mail, t'as
l'impression de devoir tout le temps être disponible ?
D : Totalement, après il y a aussi la personnalité
et le caractère de chacun qui joue c'est-à-dire que moi de
manière générale j'ai l'impression de devoir toujours
être disponible, j'ai toujours une espèce de pression. J'ai
l'impression de faire tout mon possible mais quand on me relance comme
ça j'ai l'impression qu'il faut que j'aille encore plus loin donc
j'étouffe. Mais pour en avoir discuté avec des collègues
ils sont cool Raoul, et si on les relance « bon ok bah je vais le faire
» point barre. Même si ma santé en pâtissait, j'ai
quand même été récompensée. J'ai
commencé en novembre 2020, j'avais une période d'essai de 4 mois
+ renouvelable 2 mois. Et mon implication a été telle qu'on m'a
validé au bout de 1 mois et demie. Il y a une certaine récompense
et ça fait plaisir, mais il y a quand même la santé qui en
pâti. Ce n'est pas viable sur le long terme d'être toujours comme
ça à se dire qu'il y a quelqu'un qui va m'appeler pour je ne sais
quelle raison, qui est soit disant ultra urgente alors que pas
forcément.
I : et le fait que t'aies été
récompensée, est-ce que ça n'a pas renforcé ce type
de comportement justement ?
D : ah bah si, surtout quand on te dit « non mais c'est
génial, on est vraiment très contents de toi, tu fais
l'unanimité, continue sur cette voie là et tu auras une belle
récompense cet été » - c'est-à-dire au moment
des évaluations semi annuelles - , où on te dit « coucou tu
le vois le petit sucre qui te promet une promotion, voilà va le choper !
».
I : c'est quoi tes moyens de communication en
général ?
D : J'ai mon ordinateur professionnel, c'est ce que j'utilise le
plus souvent surtout que je suis à la maison. Le
téléphone j'en ai un que j'utilise plus si je fais une petite
pause dehors où je me dis « oui mais si on m'appelle », je me
dis faut que je sois disponible donc je l'ai sur moi au cas où.
Comme ça si j'ai un appel, c'est surtout teams en fait que j'utilise, je
regarde aussi si j'ai pas un mail au cas où. Et sinon c'est l'ordinateur
c'est aussi Teams que j'utilise. Après, là je me suis dit quand
même quand je vais faire ma petite pause dehors et que je vais marcher,
le téléphone je l'oublie. Qu'est-ce que c'est qu'une pause
où mentalement t'as cette charge où tu te dis « il y a
quelqu'un qui va m'embêter ». Et là où ça
m'énerve c'est qu'une fois j'avais mon téléphone y a
quelqu'un qui me demande si je suis dispo, forcément, t'es obligé
de répondre oui parce que c'est un supérieur, je rentre chez moi
illico presto et la personne te dit je te téléphone dans 1/4
d'heure. En fait moi là, je me suis dépêchée pour
rien. Donc maintenant c'est niet, je vais faire mon petit tour dehors, dans mon
agenda je dis bien que je suis absente du bureau, rdv privé, et s'il y a
des messages il y a des message et s'il y a en a pas bah j'avais raison de pas
prendre mon téléphone avec moi.
I : mais au début c'était difficile de mettre cette
barrière là.
D : Ah oui oui, y avait pas de barrière. Et je pense que
c'est aussi une discipline à avoir parce que même si on te dit
« la déconnexion c'est hyper important, le week-end ne travaillez
pas, entre midi et 14h, ne travaillez pas. Soyez très très loin
de votre téléphone pro et de votre ordinateur ». Bah en
fait, il y a toujours des personnes qui vont « essayer de »
et si on se met disponible, forcément c'est toujours vous qu'on va aller
voir. Maintenant qu'on me connaît et que j'ai pas d'horaire le
soir, je me dis que c'est pas une heure où je serai pas disponible qui
va changer la face de monde ;
95
I : et sur teams apparemment tu peux voir si la personne est en
ligne, occupée etc. Est-ce que c'est quelque chose auquel tu fais
attention ?
D : oui, mais c'est horrible surtout que si tu pars aux
toilettes, même 2 minutes, tu reviens ta petite icône indique que
tu es absent ! (rires) C'est tellement pernicieux ! Mais il y a des personnes
qui sont contre ça et qui indiquent du coup qu'elles sont hors ligne,
mais c'est juste qu'elles veulent pas qu'on sache où elles en sont, si
elles sont occupées ou pas, du coup tu dis « peut être que je
lui écris dans le vent » alors que c'est juste qu'elles veulent pas
être dérangées pour rien et qu'on les flique.
I : c'est des personnes junior ou plus seniors qui font ça
?
D : là pour le coup c'est l'exemple d'une manager. Mais
là où c'est rigolo, c'est que sur Teams on a l'historique de
toutes nos conversations, et moi j'ai l'habitude de commencer mes
journées vers 8h15 - 8h30, et officiellement c'est censé
commencer à 9h, mais je peux voir que le mec est absent donc il n'est
pas en train de travailler. Ou je vois les managers et je me dis « ouais
ouais ils nous font cravacher mais ils se connectent à 11h seulement
». C'est vrai qu'on peut nous fliquer comme ça c'est assez chiant,
moi il m'arrive parfois de travailler sur un truc et de pas être
sur Teams, de préparer mes slides mentalement en dessinant sur des
feuilles et régulièrement juste de passer mon doigt sur la souris
pour être affichée comme connectée.
I : et tu fais ça aussi pendant tes pauses ou maintenant
que t'as fait cette coupure tu ne le fais plus ?
D : Alors des pauses dans la journée j'en fais vraiment
une seule. Pendant le couvre-feu à 18h j'essayais de faire en sorte vers
17h30 d'avoir une demi-heure pour aller marcher. Ça je le disais
à ma manager qui me demandait « à quelle heure est-ce que je
ne suis pas censée t'appeler ? », meilleure manager du monde donc
il y avait aucun souci par rapport à ça. Et maintenant ce que je
fais c'est que quand je sais que je vais avoir du temps - à 18h personne
ne va te donner un nouveau dossier - donc je suis moins à même
d'être dérangée à ces moments-là. Sinon, je
mets simplement absente dans mon agenda, c'est inscrit noir sur blanc, et si
quelqu'un râle parce que je ne suis pas disponible je le renvoie à
mon agenda (même si ça n'est encore jamais arrivé).
I : de ce que je ressens de ce que tu dis, tu as une bonne
relation avec ta N+1, est-ce que tu peux développer ?
D : dans le milieu du conseil c'est un peu différent
côté managérial, parce que dans une entreprise de
manière classique on a un manager fixe, dans le conseil ça
dépend du milieu dans lequel t'es staffé, tu vas avoir tel
manager ou un autre manager. Si on te demande de faire une proposition
commerciale, tu vas avoir une nouvelle personne à qui tu vas devoir
rendre des comptes. Là en l'occurrence, la manager à laquelle je
fais référence, c'est assez spécial parce qu'on vient de
la même école donc la manière de réfléchir
est sûrement compatible et ensuite c'est elle qui m'a fait passer un des
entretiens. Quand je suis arrivée dans la boîte, le junior avec
qui elle devait travailler, a mis fin à se période d'essai. Elle
a demandé à sa supérieure de m'intégrer pour
pouvoir travailler avec moi. Il y a le côté où je l'ai
trouvé bienveillante et c'est ça que je recherche dans le
travail. Parce qu'on peut être très content du métier dans
lequel on exerce. Si autour il y a de la malveillance, on ne sera pas bien.
Elle me dit quand ça va bien, et quand ça ne va pas bien et elle
y met les formes. Ce n'est pas ce que j'ai pu constater de tout le monde dans
l'entreprise. De manière générale il y a une bienveillance
et je pense qu'on pousse les managers à adopter cette posture mais chez
certains, ça n'est pas inné. Chez elle, ça l'est. Elle ne
va pas me fliquer, on a des points réguliers. Sur certains trucs je lui
dis « non mais t'inquiète je le finis etc » et elle me
disait
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« j'ai aucun doute sur le fait que tu vas finir ce que je
t'ai demandé de faire, il y a aucun problème ». Et il y a
même des jours où elle me demandait « t'as terminé
à quelle heure » et je répondais « j'ai fini à
minuit et demie ». Elle me fait « ok, ce soir, à 18h30, tu
déconnectes ». Et ça c'est assez génial, elle me dit
« moi je suis contre le fait que l'on fasse des nocturnes, c'est pas
ça la vie au travail. Mais c'est vraiment une pépite parmi tous
les managers qui existent. Il y a d'autres personnes avec qui j'ai pu
travailler, pour moi la base de manager c'est encadrer, et j'avais l'impression
d'être lâchée dans la nature, de ne pas être à
l'aise dans la manière de travailler parce que j'avais aucun retour,
parfois j'étais bloquée. Les rapports étaient cordiaux
mais je sentais qu'elle n'était pas si bienveillante que ça.
[Récit de cancanage par certains managers]
I : et ça tu le vois même par
visio-conférence ?
D : Ah oui, c'était une réunion d'équipe par
Teams. Et moi avec mon côté allemand « efficacité
» on est là pour parler travail parce que bon au bout d'un moment
on sait qu'on va faire de très très longues journées, si
on est là à discuter pendant 30 minutes à baver sur la
cliente ça va me saouler en fait parce que j'ai d'autres chats à
fouetter. Ce n'est pas une conversation rare, y a des personnes qui vont
souvent être malveillantes envers d'autres personnes et le pire c'est
qu'ils te disent dans la même phrase « nan mais moi c'est ma copine
».
I : tu parles de la confiance qu'il y a entre toi et ta n+1 et
d'un autre côté à être disponible. Tu dirais que
ça c'est plus dû au fait que tu es en présence d'autre
personne, c'est le client qui te met la pression, comment tu l'expliques ?
D : pour moi c'est plutôt une question de confiance avec le
n+1, le client c'est lui qui doit être satisfait mais moi... c'est
peut-être ma conception des choses, quand on a un rdv client ce n'est pas
moi D qui parle c'est D avec mes managers, on est une équipe. C'est pour
ça que c'est important d'avoir ce côté soudé et la
confiance qui règne au sein de l'équipe pour porter d'une seule
voix par rapport au client.
I : en fait je fais référence surtout à la
mise en disponibilité
D : c'est par rapport à mes n+1 en général.
Après le client je suis disponible pour lui aussi mais ça
dépend des dossiers c'est-à-dire qu'il y en a où je fais
plutôt du travail en chambre, le client je ne le vois pas beaucoup. Ou
alors c'est pour lui faire un point pour rappeler qu'il y a une réunion
de prévue, et je dois lui restituer certaines choses. Mais il n'y a pas
beaucoup d'opérationnel. Lui aussi a des trucs à gérer
donc il n'est pas à 5 ou 10 min prêt. S'il t'envoie un mail le
matin et que tu lui réponds le soir ce n'est pas un problème.
C'est plutôt au sein de l'entreprise à mon sens.
I : donc tu t'es intégrée à l'entreprise
totalement en ligne, comment t'as appris à connaître tes
collègues ? Est-ce que t'as l'impression de faire partie d'une
équipe ?
D : C'est un peu compliqué parce que je les ai très
peu vus en vrai. Là où j'ai l'impression de les connaître
c'est que depuis le premier confinement au sein de la boîte qui est
plutôt petite (on est une centaine), c'est assez familial comme ambiance
; on fait des réunions d'équipes toutes les deux semaines, les
mercredi soirs de 18 à 19h où on parle des chiffres d'affaires,
des nouveaux arrivants et il y a toujours de joyeux lurons dans la barre teams
de chat qui racontent des petites blagues. Il y a quand même ce truc
où tu te dis tiens lui il a l'air très rigolo... Certaines
personnes qui prennent souvent la parole, on les repère vite. Ce que je
faisais moi c'est que dès que je voyais qu'il y avait
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une nouvelle personne qui arrivait, je venais les voir et je leur
disais bienvenue. Et il y a aussi autre chose c'est que moi dans mon
entreprise, on a des « chantiers internes » : au-delà de ce
pourquoi on a été embauché, de nos fonctions, il y a tout
un pan sur la vie interne de l'entreprise. Donc ça peut être le
volet RH, on n'a pas de personne dédiée, c'est une équipe
de consultants qui s'occupe du recrutement. Idem pour la communication, les
méthodes, la formation... ça permet de rencontrer d'autres
personnes et d'être intégré. Sans ça je serais un
peu seule avec ma manager et mon ordi. Donc ça permet un peu de se
sentir intégré mais c'est compliqué vu le contexte
actuel.
I : Est-ce que vous avez, vous des « cafés visio
» ?
D : pas à ma connaissance, peut être que certaines
personnes le font, c'est tout à fait possible mais dans ces cas
là c'est 2/3 collègues qui s'entendent extrêmement bien qui
vont faire ça. En revanche, ce qui m'est arrivé de faire c'est on
a une réunion de prévue de telle heure à telle heure et en
fait la personne qui est censée prendre la parole ne se présente
pas. Avec les personnes disponibles, on prend le temps de disponible où
on est censé être en réunion pour discuter de choses et
d'autres et faire connaissances.
I : et pendant ces réunions, à la fois formelles et
informelles, tout le monde met sa caméra ?
D : Non, la caméra, non. Il y a juste avec certains
managers pour qui la caméra c'est la vie ils la mettent automatiquement
donc on suit. Mais sinon personnellement je trouve ça assez intrusif, en
plus de générer des bugs dans le réseau donc ça
fluidifie absolument pas la communication, bien au contraire. C'est juste chez
certains clients pour une question de réciprocité. On met
souvent des fonds et parfois y a quand même des bugs, et l'autre fois je
me suis pris une réflexion de « sympa tes petites peluches ».
Je leur ai dit, « désolée je vis chez mes parents et c'est
une chambre d'adolescente donc... ».
I : T'es obligée d'expliquer quelque chose de super intime
en fait ?
D : oui, oui, et puis même, parfois, il m'arrive que ma
mère ait des trucs à faire et même quand la porte est
fermée elle a envie de se débarrasser de la pile de linge. «
Typiquement la je suis en réunion ça va pas le faire... »
I : T'as d'autres exemples comme ça ?
D : pas par rapport à moi mais on avait une
réunion importante, et il y avait quelqu'un qui avait oublié de
couper son micro, ce qui fait que pendant 2 min on a entendu la personne se
brosser les dents (rires). La personne elle passe pour un gros blaireau
quoi. Là les contours sont très très flous.
I : ça c'est assez mineur j'ai l'impression par rapport
à l'empiètement de ta vie professionnelle sur ta vie de
famille
D : ah ça c'est beaucoup plus présent, même
quand je fais une pause le soir, je suis avec mon ordinateur sur les genoux.
Certes c'est plus du fignolage mais quand même c'est frustrant de se dire
que je ne suis pas capable de profiter pleinement de ma soirée en
abandonnant mon ordinateur ne serait-ce qu'une petite heure le temps d'une
série. C'est de se dire je cours après le temps pour pouvoir
être plus sereine. Quand je vois qu'un collègue dont je suis assez
proche m'a envoyé un message à 7h du mat pour me dire coucou, je
me dis mais en fait là c'est travail. Et je compartimente vachement
surtout depuis le télétravail en fait. Auparavant, il m'est
arrivé de faire des trucs perso genre facebook. Mais depuis, je suis
avec mon ordi perso je fais que des trucs
98
persos. Je ne vais pas checker mes mails sur mon ordi perso, je
ne vais pas aller sur les réseaux sociaux sur mon ordi pro. C'est
inconscient, ne pas compartimenter c'est la porter ouverte à n'importe
quoi. Surtout que mon bureau il est collé à mon lit donc pour
travailler j'ai juste besoin de faire un pas et c'est tout. Quand je
fais des nocturnes, je change de pièce dans la maison pour que quand je
termine ma journée de travail (une fois jusqu'à 3h du matin), me
dire je vais monter les escaliers, pour imiter les transports. Le temps de
trajet c'est devenu mon petit escalier.
I : j'ai l'impression que t'essaies de remettre des
frontières là où elles ont un peu disparu... D : C'est
exactement ça. Et il faut en mettre parce qu'on est censé
être disponibles h24. I : Est-ce que tu peux me donner un exemple type
d'une journée télétravaillée ?
D : oui ! Avant, ma douche je la prenais de matin parce que
c'était mon rituel. Maintenant, le matin on est tellement
sollicités que j'ai décalé la douche à un moment
où je sais que je vais me détendre. J'ai besoin de couper, sinon
je ne vais pas me laver. Le matin, je me réveille vers 7h30, je prends
en 3 secondes mon petit dej. Je m'habille, je mets du rouge à
lèvre, c'est très bête (quand on est masqué on voit
que les yeux on peut ne pas se maquiller la bouche) donc à
l'intérieur j'en profite. Vers 8h15 je me mets à bosser, ensuite
il y a des réunions, vers 13h je mange en famille ; j'essaie de faire en
sorte d'être à nouveau disponible à 14h (c'est important
d'avoir une heure où on fait autre chose que de travailler) mais dans
les faits quand je sais que je vais encore terminer tard, je me dis que je vais
sacrifier quelques minutes de ma pause dej pour terminer moins tard. Je sais
qu'il y aura toujours énormément de travail donc si je peux
essayer de grapiller 30 minutes, je le fais. Il peut m'arriver de terminer ma
pause dej plutôt vers 13h30. Là, avec les nouvelles mesures vers
18h15 je vais marcher. Vers 19h je vois si mentalement je suis disponible pour
travailler encore un peu, je travaille pendant 30 minutes - une heure puis je
vais me doucher ou alors si vraiment je suis au bout du rouleau, je me douche,
me pomponner jusqu'au dîner puis retravailler après.
I : Finalement le travail c'est la ligne directrice de toute ta
journée en fait
D : ah oui oui oui, je sais que j'ai une énorme
journée de travail et j'essaie d'incorporer ça et là des
moments où je vais vivre comme mr et mme tout le monde.
I : est-ce que t'as l'impression d'être aussi «
présente » en télétravail qu'en présentiel
?
D : oui mais là encore je pense que c'est une histoire de
personnalité. J'étais en train de travailler sur une proposition
commerciale importante et j'ai continué à travailler
jusqu'à 1h30 avec la manager. Je la voyais sur le document - parce que
sur le document on peut voir quand les gens sont en train de faire quelque
chose - je m'attendais pas à ce qu'elle soit là, je me suis dit
que je suis en train de me faire gauler à travailler à cette
heure là c'est pas possible. Sachant que le dimanche soir c'était
pareil. Elle faisait beaucoup d'aller-retour, elle devait pas comprendre ce que
j'étais en train de faire donc je suis allée le lui dire.
Le lendemain j'en ai parlé à un collègue
qui m'a dit : « mais c'est mort normalement à 20h tu te casses
». Mais pour moi on lâche pas son équipe, on est 4 personnes
à travailler sur ce dossier là, c'est pas parce que ça
m'arrange de finir plus tôt que je vais le faire, il y a un engagement
qui est pris. Sauf si expressément on me dit va faire ta vie.
C'est pas le cas des deux juniors qui ont les mêmes
responsabilités que moi.
Il y a une question de personnalité vis-à-vis de
l'implication.
La différence par rapport au présentiel, en
télétravail on peut être pris de « tiens je vais me
faire un chocolat chaud, tiens je vais regarder une petite série
», il y a des bruits parasites (le mois derniers il
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y avait des travaux chez moi). Si j'avais été au
bureau, il y a éventuellement des collègues mais on est
carrés et focus sur ce qu'on fait.
I : est-ce que t'aurais fait des horaires pareils si t'avais
été toute seule sur un projet ?
D : c'est une bonne question. En fait ça dépend. Si
il y a un sujet qui me passionne au plus haut point, ça relève
plus de la curiosité que du travail. Mais si ça
m'intéresse pas, je vais être à fond mais je vais pas faire
des heures improbables.
I : il y a le fait d'être redevable à ton
équipe ?
D : non, c'est plus qu'on est ensemble. Il y a pas tout le monde
qui réagit de cette manière là. Le
télétravail c'est assez dur pour tout le monde. Il y a ce
côté engagement, on m'a demandé d'être en charge de
telle chose. Mais c'est vraiment à mon sens une question de
personnalité et de caractère.
I : dans un monde idéal sans crise sanitaire, tu
continuerais à être en télétravail ?
D : le télétravail, j'en parle pas en des termes
très positifs mais ça présente quand mêmes des
avantages. Je voudrais toujours avoir du présentiel pour le
côté social, pour la distinction vie pro / vie perso. Mais le
télétravail est intéressant si j'attends un colis par
exemple, quand j'ai besoin d'être chez moi j'ai pas besoin de poser un
RTT. Ou alors avoir un rdv chez le médecin à côté de
chez moi c'est plus rapide.
Dans le monde idéal, je ferai du télétravail
une à deux fois par semaine. Mais c'est à tester, chacun doit
trouver son rythme de croisière.
I : est-ce qu'il y a quelque chose qu'il te semble importante
à rajouter pour parler du télétravail ?
D : je pense que le télétravail, c'est difficile de
dire c'est bien ou pas bien. Moi au début il y avait ce
côté je travaille et j'étais disponible h24 et là je
me rends compte que c'est à moi de fixer mes propres barrières,
mes limites. Il faut des règles mais dans les faits il y aura toujours
quelqu'un qui essaiera de faire en sorte d'avoir ce qu'il veut en temps voulu.
Il faut être discipliné envers soi-même, dire le vendredi je
ne suis plus disponible à partir de telle heure. Moi-même je ne
fais que tester des choses au début j'avais mon téléphone
pendant les pauses et en fait je n'en profitais pas. Cette semaine, plus light,
j'ai fait une pause piano pendant 30 minutes. En présentiel je ne
faisais pas de pause. Je pète un peu des câbles parce que j'ai
l'impression de vivre pour travailler. Je suis en posture de test permanent
pour trouver le rythme.
100
Merci d'avoir pris le temps de me lire, Laureline
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