CONCLUSION
Le théâtre de rue est un genre artistique
complexe, qui évolue rapidement au rythme de la société et
de l'actualité. S'il s'agit bien d'une forme novatrice, nous avons vu
que ses racines étaient profondes puisqu'il tire ses origines de
l'Antiquité. Art en constante mutation, le théâtre en
espace public entend refléter la société telle qu'elle
est. Art du sans tabou, le spectacle à ciel ouvert dit ce que d'autres
arts institutionnalisés et instrumentalisés ne peuvent se
permettre de dire.
C'est une forme qui évite au maximum la censure, qui
n'a pas peur d'être subversif et polémique. Mais c'est souvent
à travers l'humour que le théâtre de rue essaie de faire
passer des messages. En effet, il s'agit d'un champ artistique dans lequel nous
pouvons placer l'espoir du changement puisqu'il défend la liberté
d'expression, la liberté du jugement critique, de l'expérience
sensible du monde qui nous entoure, et le partage. Cette idée de partage
se retrouve dans la participation des habitants aux propositions artistiques,
mais également dans l'ancrage territorial fort. Les artistes de rue
participent au maillage culturel et favorisent l'attractivité d'un
territoire en mettant en valeur son architecture, son patrimoine, ses
traditions parfois, et surtout, animent l'espace public. Pourtant il convient
de ne pas mêler animation de l'espace urbain avec proposition artistique
au coeur de l'espace urbain. Il ne s'agit pas d'animer mais de donner à
voir une oeuvre artistique de qualité. Et c'est probablement ce point
qui reste à ancrer dans l'imaginaire collectif, puisqu'une partie de la
population et certains politiques, non sensibilisées à cette
forme artistique, jette un oeil méprisant sur les arts de la rue, vus
comme banlieusards, et dénué de professionnalisme. Pourtant, dans
une période d'individualisme fort, de pessimisme et de peur, le
théâtre de rue peut être rassembleur,
fédérateur et créer du lien social.
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Nous avons choisi de mettre cette forme artistique en
parallèle avec le théâtre en salle, afin d'observer leurs
différences, leurs atouts et leurs faiblesses aujourd'hui et pour
l'avenir. Mai 68 n'est pas si loin, on l'exprime simplement
différemment. Mais la population semble être dans le même
état d'esprit face aux institutions qui ont le pouvoir. On souhaite
sortir des carcans, des déterminismes, et des cadres. L'art de la rue
peut être une voie vers cela. Néanmoins, nous avons vu qu'il
était de plus en plus institutionnalisé, codifié. On se
rend compte, à travers cette étude, qu'il est difficile, en
France, d'être totalement indépendant et détaché du
système si l'on souhaite en même temps une reconnaissance, une
médiatisation, et un développement économique durable.
Sans le soutien des collectivités territoriales, le théâtre
en plein air n'a guère de chance de survivre. La précarité
dans ce milieu est forte, et la reconnaissance professionnelle et artistique du
secteur est faible. Pour que les financements se développent, et que les
artistes de rue aient les moyens d'investir un lieu public à l'image de
la compagnie Transe Express par exemple, il faut des moyens, il faut un
soutien, et une reconnaissance médiatique.
De plus, nous souhaiterions attirer l'attention sur le fait
qu'en s'institutionnalisant de plus en plus, le théâtre de rue
pourrait en venir à perdre ses valeurs initiales. En effet, la
caractéristique inhérente à cette pratique artistique est
de créer pour, par, avec et dans la rue. La rue et le texte, la rue et
les artistes, la rue et le public, tous ces éléments ne font
qu'un. La rue n'est pas une scène théâtrale
déplacée en extérieur parce qu'il fait beau et que c'est
agréable, mais tout le processus de création se fait en lien avec
cet espace public. Il est intégré à la production
même de l'oeuvre. Et la réception des habitants n'est pas aussi
distante que celle du théâtre en salle ; l'oeuvre est construite
en vue d'une certaine réception du public. On brise les murs entre le
peuple et les artistes, tous sont au même plan, sur le même bitume,
dans la même société. Le public fait partie de l'espace de
jeu, et acquiert avec les arts de la rue, une liberté unique en art. La
liberté d'être eux-mêmes, d'agir comme ils le souhaitent,
d'aller et venir, de rire, manger, boire ou fumer tout en faisant
l'expérience de l'art. Nous postulons, à la suite de toutes les
réflexions qui ont été réalisées à
l'instar de Malraux sur l'expérience de l'art, que pour ressentir
l'émotion artistique, il n'est pas nécessaire d'être
conditionné dans un espace clos, dans un fauteuil-prison, dans un sens
défini, face aux acteurs, les uns à côté des autres.
Le silence, le
respect, en somme la suppression de toute liberté,
imposés au théâtre en salle n'est autre qu'un
conditionnement forcé, une obligation qui hiérarchise le statut
spectateur/artiste.
Dans ce cadre, puisqu'il s'agit bien d'un cadre,
l'expérience de l'art est prévue, mesurée, et non
spontanée. Le lien public/artiste/espace/oeuvre n'existe pas
réellement, c'est une illusion, c'est ce qui est prévu. Il n'y a
pas de place pour l'imprévu. Si les arts de la rue sont les arts de
l'éphémère, nous devons remarquer que c'est
précisément ce qui renforce l'expérience collective
vécue. Il fallait être là, à ce moment-là,
entouré de ces autres spectateurs, pour vivre le théâtre en
espace public. Une heure après, la rue est balayée, vidée,
il n'y a plus nulle trace d'une forme artistique quelconque. L'art de la rue
est de passage, et c'est ce qui renforce les messages qu'il délivre.
D'autant plus que les artistes de rue marquent le pavé. Lorsque ceux qui
en ont fait l'expérience repassent le lendemain ou un mois après
dans le même lieu, dans cet espace qu'ils arpentent chaque jour pour
certains, la mémoire de l'instant collectif vécu revient et
marque les esprits.
Néanmoins, une idée est revenue
régulièrement tout au long de notre étude. Il s'agit des
difficultés des arts de la rue, notamment celles liées à
l'actualité ; le théâtre de rue souffre de
désengagement, de restrictions et d'attaques dont il ne devrait pas
à être victime. Le sentiment d'insécurité croissant,
et les mesures de protection synonyme pour les artistes de mesure de
restriction de la création artistique, pèsent sur le champ
artistique dans sa globalité.
« La rue reste cependant la seule école, celle
du spectateur. »68
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68 Laurent-Guillaume Dehlinger
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