M2 Expertise et Médiation culturelle Marion Delpeuch
UFR Arts, Lettres et Langues Sous la direction d'Antigone
Mouchtouris
Université de Lorraine, Metz Année 2015-2016
La question du lieu dans le spectacle vivant :
sortir des normes institutionnelles du théâtre
à travers l'expansion du théâtre de rue
1
REMERCIEMENTS Je remercie,
Le professeur Antigone Mouchtouris pour son soutien et sa
direction pour ce deuxième mémoire. Ses conseils toujours
adaptés, et sa confiance en moi depuis deux ans.
Fabrice Montebello, directeur du Master 2 EMC, pour son
professionnalisme, et ses discours captivants durant le semestre
d'enseignements.
Léo Souillès, co-directeur du Master 2 EMC, qui
nous a offert toute une méthodologie, et surtout une implication
réelle auprès de ses étudiants. Merci à lui
également de m'avoir comprise quant à mes difficultés
liées à ce travail.
Rébiha Djafar, ma tutrice de stage, pour m'avoir permis
d'accéder aux coulisses des arts de la rue, notamment au travers de la
Fédération nationale des arts de la rue, et la
Fédération des arts de la rue du Grand Est.
Laurent-Guillaume Dehlinger et Mathilde Labé pour
l'expérience qu'ils m'ont donné des métiers culturels dans
le domaine de l'art de la rue, leurs conseils et leur inspiration.
Mes camarades de master 2, Anne, Marie Z, Marie L, Alix, et
Manon qui se sont battues pour réussir avec brio cette dernière
année d'études et ont su m'encourager chaque fois que
nécessaire. Et surtout Amandine, pour son soutien sans faille depuis des
années, ses conseils, et la motivation qu'elle a su me transmettre
lorsque je n'y croyais plus, et qui m'aide à changer rien qu'un tout
petit peu le monde à notre manière, par des écrits comme
celui-ci.
Les compagnies, troupes, metteurs en scène, acteurs, et
tous les employés du monde culturel qui continuent de vouloir faire
passer des messages au reste du monde et à la société par
la culture.
2
SOMMAIRE
REMERCIEMENTS 1
INDEX DES SIGLES 4
INTRODUCTION 5
I- CONTEXTE HISTORIQUE : POURQUOI SORTIR DE L'INSTITUTION ?
10
A) Qu'est-ce que le théâtre ?
10
a) Les origines 10
b) La place des femmes au théâtre :
à l'origine, des acteurs unisexes 14
c) Vers un théâtre codé
18
B) L'évolution vers les arts de la rue
22
a) Emergence de festivals, d'associations : une
légitimité apportée au secteur 22
b) Impulsion politique : quelles politiques
culturelles pour les arts de la rue ? Quelle économie
des arts de la rue ? 28
c) L'art théâtral comme
représentation sensible d'un monde 33
C) Un théâtre tourné vers la
population 36
a) Sociologie du public : l'évaluation de la
qualité artistique 37
b) Délocalisation dramatique 40
c) Un théâtre plus accessible
43
II- LA QUESTION DU LIEU 47
A) Interaction entre l'espace, le public et les
acteurs 48
a) Un art participatif 48
b) Spontanéité,
immédiateté, éphémérité : Un instant
collectif pour une mémoire collective 51
B) Animation de l'espace urbain :
phénomène des festivals, une ville investie 55
a) Aménagement du territoire et
extériorisation civique : une ville mise en scène 55
b) Etude de cas : le festival Hop Hop Hop à
Metz 59
c) Un secteur économique en croissance ? Une
reconnaissance à améliorer 64
C) Evolution vers un théâtre plus ouvert
68
a) Un lieu ouvert et libre : la rue 68
b) La rue : le lieu de la parole 72
III- THÉATRE DES LIBERTÉS OU
LIBERTÉ DU THÉATRE ? 75
A) Un public plus libre et donc plus varié
75
a) L'a(rt)narchie de la rue 75
b) Public non captif : une liberté
d'improvisation 78
c) Réinventer la société par de
nouveaux langages 81
B) Peut-on parler d'un théâtre plus
subversif ? 85
a) Le théâtre de rue : l'art du sans
tabou ? 85
b) Critique de la société
88
c) Effet pervers : une censure de la rue ?
91
CONCLUSION 94
3
BIBLIOGRAPHIE 97
4
INDEX DES SIGLES
AEP : Art en Espace Public
CDN : Centre Dramatique National
CNAR : Centre National des Arts de la Rue
CNT : Centre National du Théâtre
FAI-AR : Formation Avancée et Itinérante aux
Arts de la Rue
FAR : Fédération des Arts de la Rue
FAREST : Fédération des Arts de la Rue
Grand-Est
HLM : Hors Les Murs
MNACEP : Mission Nationale pour les Arts et la Culture dans
l'Espace Public
UFISC : Union Fédérale d'Intervention des
Structures Culturelles
5
INTRODUCTION
« Nous voulons explorer ce que l'art
fait à l'espace public, ce que l'espace public fait
à l'art. »1
Au croisement de deux phénomènes de
société, la démocratisation ou plutôt la
délocalisation du spectacle vivant par la rue, et le combat, la lutte
pour des idées dans les arts du spectacle, nous constatons une
idée commune : la nécessité de sortir du
théâtre institutionnel pour se diriger vers un
théâtre plus « populaire », dans le sens, tourné
vers la population et plus ouvert. C'est le cas du théâtre de rue
que nous allons analyser, et plus particulièrement son ouverture sur
l'espace public, l'espace de toutes et de tous, l'espace de la liberté.
En effet, le spectacle de rue témoigne d'une spontanéité
et d'une ouverture sur le monde que le théâtre dit classique ne
peut assumer. Qu'entendons-nous par spontanéité ? Nous souhaitons
exprimer par-là que les spectacles joués à ciel ouvert
font abstraction des codes, des morales, et font d'un lieu on ne peut plus
commun, la rue, leur espace de jeu. La spontanéité concerne tant
les conditions climatiques, le décor, la résonnance vocale, que
l'applaudimètre. C'est pourquoi l'on observe souvent un artiste de rue
prendre pour témoin une personne du public, alpaguer un passant pour lui
faire intégrer son monde artistique et fictionnel quelques minutes, ou
encore improviser. Car l'improvisation est un des atouts principal des acteurs.
Quelle est la marge d'improvisation dans un théâtre privé
ou un CDN ? Le temps est imparti puisqu'un personnel est tout
spécialement employé pour rester dans l'enceinte tant que le
spectacle se joue, le public est venu avec un timing précis en
tête, et la scène aux rideaux rouges ne permet pas une
improvisation gestuelle très importante. Loin de souhaiter la
décadence du théâtre de salle, nous voulons simplement
mettre l'accent sur le fait que l'espace public est plus apte à recevoir
une proposition artistique qui laisserait place à de l'inconnu.
De même, une certaine immédiateté se
ressent dans le théâtre joué en extérieur. Il ne
faudrait pas imaginer que le théâtre de rue est une pièce
de théâtre qu'on aurait pu
1 Publication Arts Espace Public (AEP),
Brest, 2014, p.6
6
jouer dans un lieu clos et que l'on a choisi de jouer dehors.
Il s'agit en réalité de deux disciplines artistiques
différentes. Une source leur est évidemment commune, le texte, le
script théâtral de base composé de répliques, de
didascalies, de personnages et d'intrigues. La différence se situe
surtout dans l'interprétation, la représentation, et la
liberté de dire ce qu'on ne dit pas ou que l'on dit moins dans une
salle. Cela altère donc l'écriture, et la manière de la
transmettre au public. Le public justement est lui aussi plongé dans une
certaine immédiateté et spontanéité. Il n'est pas
préparé à cela, contrairement à une pièce de
théâtre joué à l'Opéra de la ville. Le
spectateur se sera préparé physiquement à y aller, en
s'habillant d'une manière peut-être différente de la vie de
tous les jours, en achetant au préalable un billet, et en sachant
mentalement que « ce soir c'est théâtre ». Alors que
pour le théâtre de rue, cette préparation n'existe pas.
Bien sûr on peut se préparer à assister à tel ou tel
festival d'art de la rue. Mais la plupart étant gratuits, c'est
également l'occasion d'une promenade plus que la sortie officielle du
mois.
Nous avons d'ailleurs fait un test en posant à un jeune
lycéen la question suivante : « Quel est le dernier spectacle que
tu as vu ? » Sa réponse d'abord hésitante sur la
définition que nous avions de spectacle, après avoir compris que
nous nous intéressions surtout au théâtre et non au concert
de Maître Gims, a été « Euh, je crois que
c'était Le Mariage de Figaro. ». Nous avons alors
insisté sur le lieu où il avait vu cette pièce : «
C'était l'opéra je crois.». Il avait vu cette pièce
l'année précédente avec sa professeure de français.
Lorsque nous lui avons demandé s'il connaissait le festival Hop Hop Hop
à Metz au mois de juillet, il nous a répondu qu'il connaissait et
qu'il y était allé avec ses parents. Pourtant ce n'est pas une
des pièces jouée durant ce festival qu'il a cité, bien que
ce soit plus récent. Pourquoi ? Nous répondrons que le
théâtre de rue n'est pas vu par les moins adeptes comme un
spectacle, mais davantage comme une animation, parce que c'est une chose
à laquelle ils ne s'attendaient pas, qu'ils ne se sont pas
préparés à être en rencontre avec cet art, et qu'ils
ont subi ce qu'on appellera l'immédiateté artistique. Ils
étaient là, et à ce moment-là un spectacle a
commencé au moment où un autre finissait. Ils n'ont pas fait le
choix d'y assister. Et c'est une sorte de bonne surprise sur le chemin qu'ils
ont emprunté. Cependant, nous ne dirons pas pour autant qu'on ne choisit
jamais de voir du théâtre de rue. Bien heureusement une partie du
public vient sur telle place ou dans telle rue à telle heure car la
communication du festival a annoncé qu'une
7
représentation allait avoir lieu. Auquel cas c'est bien
un choix du spectateur, mais qui, tout de même, demande moins de
préparation psychologique.
La question du lieu pour la culture, ou parfois justement du
non-lieu, nous avait déjà intéressée dans notre
précédent travail de recherche intitulé L'action
culturelle à l'université : le Service-universités-culture
(SUC) de Clermont-Ferrand, un non-lieu culturel au sein de
l'université. Cette étude avait pour ambition d'aider les
services culturels à marquer l'espace en cherchant des solutions
possibles. Nous suivions le fil rouge du lieu, de la représentation
physique de l'art.
Dans ce travail, nous ne chercherons donc pas à montrer
à nouveau les raisons pour lesquelles il est important que la culture
ait une visibilité au sein d'un territoire, mais nous essaierons de
comprendre comment l'art investit un lieu, en l'occurrence, comment le
théâtre s'approprie l'espace, et établit une relation
d'interdépendance entre l'acte artistique, l'espace où il se
déploie, et le public.
« Le théâtre s'appréhende
généralement comme la rencontre de deux
espaces : un espace
à code unique ou scriptural (le texte) et un espace
scénique
à codes multiples que composent les voix, gestes et costumes
des
acteurs, le lieu de la représentation (théâtre
antique, élisabéthain, salle à
l'italienne, etc.)
soutenu par des éclairages et des décors. »2
En somme, le théâtre est un genre très
complexe et on peut le caractériser d'évolutif ; s'il n'existe
pas beaucoup de façons différentes de faire un concert, il en
existe un certain nombre quand il s'agit de déclamer un texte
théâtral en direction d'un public. C'est précisément
cette notion de double espace que nous nous proposons d'approfondir, de
remettre en question, ou d'expliquer. En effet, nous postulons un
théâtre en tant que forme artistique, non dépendant d'un
lieu. C'est pourquoi cette étude nous mènera vers les arts de la
rue qui sont la forme la plus assumée du théâtre se
dispensant d'un lieu institutionnel pour exister. S'il s'agit donc de la
rencontre entre un espace écrit et un espace scénique, nous
montrerons que l'espace scénique est subjectif, en ce sens que la
spatialité peut s'ouvrir davantage qu'on prend pour habitude de le
penser. Quant au théâtre en tant qu'écrit, l'histoire
littéraire nous prouve que le texte est devenu peu à peu
déconstruit au fil des siècles, et des événements
historiques qui les
2
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/histoire_du_th%C3%A9%C3%A2tre/96913
8
ponctuent. Tout en écrivant cette introduction, nous
remarquons qu'il est difficile d'employer le terme « pièce de
théâtre » pour l'espace public ? Pourquoi ? En effet, nous
parlons avant tout de représentation, de proposition artistique. Car le
nom « pièce » réfère à beaucoup de codes
définis depuis le classicisme, voire depuis Platon. Or, le
théâtre de rue se distancie de ces codes pour créer ses
propres caractéristiques, beaucoup plus libérées.
Nous aborderons donc la question du lieu ou plutôt du
non-lieu encore une fois, dans le spectacle vivant. Comment essaie-t-on de
sortir des normes institutionnelles et politiques du théâtre
à travers l'expansion des arts de la rue ? En un mot, nous nous
questionnerons sur l'enjeu politique et social inhérent au
théâtre de rue, à travers la question de l'espace public.
Cette explication ne pourra faire l'économie d'une attention
particulière portée sur l'interaction entre trois partenaires de
ce processus : l'espace, le public et les acteurs.
Pour analyser cette évolution théâtrale,
nous nous appliquerons à recontextualiser ce que l'on appelle
l'institution. C'est-à-dire que nous reviendrons sur le contexte
historique de la naissance du théâtre, pour aller vers la
naissance des arts de la rue et du théâtre dit populaire. Ces
données pourront nous permettre de mieux comprendre l'institution
théâtrale, et le possible intérêt que nous pouvons
trouver à en sortir.
Un deuxième point nous mènera à nous
interroger sur la question du lieu. Nous avions vu que la question d'un lieu
identitaire pour la culture pouvait avoir son importance, nous nous demanderons
ici si néanmoins les spectacles en plein air, la culture
détachée d'un lieu qui enfermerait la proposition artistique, et
la conditionnerait, n'a pas un intérêt supplémentaire. Ne
serait-ce pas là l'avenir qui correspondrait aux questionnements
sociétaux que soulèvent les compagnies de nos jours ? De plus,
une certaine valorisation de l'espace urbain ne doit pas être mise de
côté.
Enfin, pour rester sur l'idée de sortir des normes
institutionnelles, nous ferons le pari de soulever la question d'un
théâtre des libertés. Si le théâtre sort des
murs classiques d'un opéra, ou d'un centre dramatique, pour s'ouvrir
à la place publique, les libertés peuvent-elles être plus
grandes ? Nous étendrons cette remarque aux sujets de l'espace
scriptural, en montrant que nous pouvons avoir affaire à un
théâtre plus subversif. La question du
9
genre, des libertés, de la politique, de la critique de
la société, des migrants, des attentats, etc. ont une
résonnance au théâtre, qui est le lieu où la parole
semble encore la plus libre, et qui atteint le plus de personnes. Ce sera un
aspect du théâtre sur lequel notre expertise portera. Les artistes
de manière générale, et les artistes de rue
particulièrement, ont pour principe de dire ce que l'on tait, d'exprimer
ce que l'on passe sous silence. Tout au long de cet étude, un cas
précis illustrera nos réflexions, celui du Festival international
du spectacle à ciel ouvert Hop Hop Hop où nous avons
effectué un stage de six mois.
10
I- CONTEXTE HISTORIQUE : POURQUOI SORTIR DE L'INSTITUTION
?
Ce qu'on appellera « institution » tout au long de
ce travail de recherche, concerne surtout les murs dits « institutionnels
», c'est-à-dire le théâtre en tant
qu'établissement, rassemblant sous ce terme donc les
opéra-théâtre ou les salles de théâtre. Mais
peuvent être également définies sous le terme institution,
les pièces classiques, les auteurs classiques, ou encore les
règles classiques typiques du genre. Enfin, l'institution cela peut
également être la politique rigide qui régit la
programmation théâtrale, et les limites imposées à
cette forme artistique. C'est contre cette institution que les arts de la rue
tentent parfois d'élever leur voix, contre ce qui est figé. L'art
étant par essence en perpétuel mouvement, il est difficile de
défendre une culture immuable qui ne puisse pas sortir du cadre. L'art
de la rue, et plus particulièrement le théâtre de rue, sort
précisément du cadre, et sort de l'institution physique,
c'est-à-dire des murs du théâtre pour venir clamer une
parole engagée directement face à la population.
A) Qu'est-ce que le théâtre ?
a) Les origines
Pour comprendre le théâtre tel qu'il existe
aujourd'hui, et justifier son évolution ainsi que son déplacement
vers le théâtre de rue, il convient de rappeler son origine et par
conséquent repartir de l'Antiquité. Un petit retour en Rome
Antique donc, où les jeux, les ludi, s'inscrivaient dans
l'otium, le temps du loisir, le temps de rassemblement du peuple - par
opposition au negotium - et comprenaient aussi bien des
épreuves sportives, que des défilés, ou du
théâtre. Le concept d'otium a beaucoup
évolué au fil des siècles ; si c'était initialement
le temps du repos par opposition au temps du travail, notamment militaire, il
est devenu, à l'instar de Cicéron ou Sénèque, le
temps que l'on doit mettre à profit pour étudier, philosopher,
admirer. Une définition qui commence donc peu à peu à
s'étendre
11
vers le domaine de l'art, la poésie, la contemplation.
L'otium est ainsi devenu une façon de vivre qui s'est
inspirée de la Grèce, et qui a inspiré de nombreuses
civilisations par la suite; qui doute encore que Rome ait été la
cité des loisirs par excellence, où le théâtre a
connu son apogée ? C'est donc le point de départ de l'essor du
théâtre comme développement de l'esprit critique, temps du
repos corporel mais de l'activité spirituelle, rassemblement civique.
De nombreuses fêtes étaient organisées en
l'honneur des dieux. Nous retenons notamment, en Grèce Antique, les
Dionysies qui prennent leurs quartiers environ au VIème siècle
avant J-C. En effet, quatre fêtes étaient dédiées au
dieu Dionysos : les Dionysies rustiques, les Lénées, les
Anthestéries, et les Grandes Dionysies. On peut se permettre de rappeler
que lors de ces périodes festives qui rassemblaient la cité, des
processions musicales étaient menées pour honorer le dieu.
Comment ne pas faire un lien entre ces processions en plein air, et ce qu'on
appelle aujourd'hui le théâtre de rue déambulatoire ?
Beaucoup de propositions artistiques en espace public mettent en oeuvre la
déambulation afin de fédérer le public et d'investir
davantage encore le territoire. Une première preuve donc que le
théâtre de rue aujourd'hui est héritier d'une tradition
bien ancienne, une tradition classique, mise au goût du jour puisqu'un
rejet des codes s'observe.
De nombreux auteurs écrivaient pour le
théâtre qui était le genre noble, face au roman qui s'est
développé beaucoup plus tard et représentait le genre le
plus bas, à l'image des natures mortes en peinture. De grands noms sont
restés à la postérité, tels que Socrate ou
Aristophane. Ainsi, leurs pièces étaient jouées à
la fois pour éduquer et divertir le peuple, c'était le temps de
la fête, le temps où les devoirs civiques et politiques
étaient mis de côté pour profiter des
représentations en plein air. On remarque donc que c'était
davantage un temps qu'un lieu, ce qui est important dans notre étude qui
tend à démontrer la possible importance d'un non-lieu pour cet
art. Or, il y a bien un lieu caractéristique du théâtre
antique, il s'agit de l'amphithéâtre.
En effet, les pièces de théâtre se
jouaient alors au milieu de ces gradins de pierre, dédiés
à la représentation de cette forme artistique comme son nom
l'indique.
12
Etymologiquement, ce terme est emprunté du latin
amphitheatrum, hérité du grec, qui signifiait «
théâtre (siège des spectateurs) des deux côtés
»3. D'abord en bois, le théâtre en tant
qu'édifice dans l'Antiquité n'a été construit en
pierre qu'à partir du IVème siècle avant J-C. Le bois
étant peu solide, la pierre assurait ainsi une stabilité du
spectateur, mais son confort demeurait toujours un problème. Ainsi,
lorsqu'il est défendu par les puristes notamment, que le
théâtre est une institution tant sur le plan des règles
d'écriture que du bâtiment dans lequel il se déploie, nous
nous devons de remarquer que son origine ne témoigne pas d'un
opéra finement décoré, avec ses voûtes et
sièges en velours rouge, mais de marches en pierre, en plein air. C'est
l'évolution qu'il a connu qui le rapproche peu à peu des
théâtres aux fauteuils rouges tels qu'on les connait aujourd'hui,
et non son origine. La représentation était ainsi
agrémentée du chant des oiseaux, et des conditions climatiques.
De plus, le sémantisme « des deux côtés »
présent dans l'étymologie du terme, indique une frontalité
du public qui encercle les acteurs et développe ainsi un lien plus
direct avec eux. L'acteur devait porter sa voix pour qu'on l'entende sur toute
la périphérie de la structure. Dès l'Antiquité ont
également commencé à apparaitre les mimes, les pantomimes,
que l'on peut qualifier d'ancêtres du théâtre de rue tel
qu'on le connait aujourd'hui.
C'est pourquoi, il semble juste de penser que vouloir
aujourd'hui sortir de l'institution théâtrale n'a rien de
provocateur ou d'hérétique, dans la mesure où l'on peut
justifier une sorte de retour aux sources. Un argument qui semble avoir
échappé aux classiques, qui prônaient pourtant dans leur
esthétique, la nécessité d'un retour à
l'Antiquité. De plus, il est difficile de parler de lieu pour le
théâtre antique, puisque de nombreuses traces
d'amphithéâtres ont disparu, c'est sur des recherches approfondies
et des textes d'époque que l'on se base pour reconnaitre l'emplacement
des édifices de spectacle. Florine Ménec remarque assez justement
qu'on sait qu'il existait des lieux caractéristiques pour les
représentations artistiques de loisirs, tels que le
théâtre, le cirque, les jeux, mais les indices et traces fiables
sont rares.
« [...] Il apparaît indéniable
qu'Andemantunnum [aujourd'hui Langres, en Haute-Marne], comme toute
capitale de cité, était dotée d'une parure monumentale
caractérisée notamment par un forum, des temples et des
3 Trésor de la Langue Française,
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2439961890
13
édifices publics dédiés aux loisirs
tels que des thermes ou des édifices de
spectacle. Parmi tous les
édifices publics, les édifices de spectacle sont sans
doute
ceux qui ont le plus interpelé les différents acteurs de la
recherche à
Langres. Des vestiges caractéristiques de cette
catégorie de monuments nous
font défaut. »4
Ainsi, nous concluons que le lieu n'est pas forcément
le plus important dans l'acte artistique et esthétique qu'est le
théâtre. Ce qui compte c'est ce qui est
montré, et non là où c'est montré.
D'ailleurs, nous nous permettrons une légère digression en
revenant à l'étymologie du nom commun « spectacle » qui
vient du verbe latin décliné comme suit specto, as, are,
spectavi, spectatum5 qui signifiait regarder, voir, contempler,
observer. C'est le supin du verbe qui est à l'origine des termes de
spectacle, ou spectateur. La fonction verbale de ce terme nous fait remarquer
qu'il s'agit d'une action, d'autant plus qu'il s'agit d'un verbe transitif,
donc suivi d'un complément d'objet, il y a donc une action d'un sujet en
direction d'un objet. La position du spectateur est donc intrinsèquement
une position non passive, mais actrice dans la contemplation. Comprendre le
rôle des spectateurs comme un rôle passif, bien installé
dans un fauteuil, à attendre que l'intrigue se déroule devant ses
yeux est alors un contresens. Le rôle actif que l'on confère au
public dans le spectacle de rue en le prenant à parti, en
l'intégrant à la proposition artistique et au déroulement,
est intrinsèquement la signification du mot spectateur.
Mais le théâtre n'était pas seulement le
temps des loisirs, au-delà du divertissement, il avait également
pour but d'affronter les peurs, les doutes, et les conflits environnants,
présents dans la société et les moeurs. Mettre des mots,
des gestes sur les pensées de tous, représenter, dans le sens de
« rendre effectivement présent à la vue, à l'esprit
de quelqu'un »6, permettait aux citoyens de la polis,
de mieux comprendre la situation politique, mais aussi de se retrouver dans
certaines scènes ou certaines péripéties. La crainte des
dieux présente dans toutes les légendes antiques a
été également appuyée par le théâtre,
omniprésents dans nombre de pièces. Même bien
après,
4 Florine Ménec, in L'otium :
loisirs et plaisirs dans le monde romain. De l'objet personnel à
l'équipement public. « Les édifices de spectacle
à Langres : indices et réflexions », Actes de la
journée doctorale tenue à l'INHA, Paris, 12 janvier 2012
5 Félix Gaffiot, Dictionnaire latin
français, Hachette, Paris, 1934
6 TLF,
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=2523520290;r=1;nat=;sol=1
14
l'influence divine reste une source d'inspiration pour de
nombreux dramaturges, à l'instar de Jean Giraudoux par exemple au
XXème siècle dans Amphitryon 38, ou encore
Electre.
Si le roman est apparu plus tard, que la nouvelle est
très récente, et que le roman de chevalerie a disparu, le
théâtre est un des genres, avec la poésie, qui a
perduré de siècle en siècle.
Pour revenir aux acteurs, il convient de rappeler que le
théâtre antique était le reflet de la société
également quant au statut des citoyens. En effet, ce qui
soulèverait plus d'un mouvement féministe aujourd'hui,
était chose courante et acceptée à l'époque :
chaque personnage, qu'il soit masculin ou féminin, était
joué par des hommes.
b) La place des femmes au théâtre : à
l'origine, des acteurs unisexes
A la suite de nos rencontres professionnelles et
universitaires, un constat s'impose : les femmes sont encore
sous-représentées de nos jours dans le milieu culturel. C'est
déjà le cas dans bien d'autres secteurs d'activité, mais
la culture semble ne pas échapper à cette règle.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de femmes
artistes ou travaillant dans la culture. Mais peu - très peu - de femmes
se voient confier des postes à responsabilité dans le spectacle
vivant notamment.
Ce début d'analyse ne servira pas à l'expliquer
entièrement, et encore moins à le justifier, mais il convient de
remarquer que déjà dans l'Antiquité, s'il y avait des
personnages féminins dans les pièces de théâtre, ils
n'étaient jamais joués par des femmes. En effet, dans le
théâtre grec comme romain, les seuls acteurs étaient des
hommes qui se travestissaient en femme pour jouer cette catégorie de
personnages, par un jeu de costumes et de masques. Si cela peut choquer
aujourd'hui, n'oublions pas que la Grèce antique était une
société purement patriarcale, au sein de laquelle les femmes
étaient alors perçues et considérées comme des
esclaves non affranchies. Elles étaient donc éloignées du
pouvoir politique et de la citoyenneté, et d'autant plus du jeu actoral,
qui était vu comme éprouvant, très difficile, et surtout
trop ostentatoire pour une femme. Qu'est-ce à dire exactement ? Cela
signifie qu'une femme devait rester à sa place, ne pas se montrer,
15
et ne pas paraître trop présente dans la
cité, sans quoi elle aurait été jugée de femme de
peu de vertu. Le personnage féminin le plus assumé de la
tragédie grecque est probablement Antigone, personnage éponyme de
la tragédie de Sophocle7 qui justement est
considérée par son oncle Créon comme une orgueilleuse
doublée d'une rebelle, et tout l'aspect tragique de cette pièce
repose sur ce personnage. Si c'était précurseur et
peut-être risqué à l'époque de Sophocle de montrer
une femme d'un tel idéalisme, il faut comprendre que cela ne
reflétait pas la réalité de la condition sociale des
femmes en Grèce Antique. Elles sont au même rang que les
étrangers, rejetées.
Mais il convient de noter que la conception de la
parité était différente à cette époque,
c'était davantage la classe sociale que le sexe qui comptait, bien que
la femme devait fidélité à l'homme, et la
réciprocité de cela n'était nullement obligatoire. Le
théâtre, du moins sa représentation scénique,
était également vecteur de célébrité, et la
femme, de par son statut, ne pouvait bien sûr pas y prétendre.
Si cette remarque nous permettrait une transition vers le
travestissement et le caractère subversif de l'art
théâtral, nous choisissons de n'y revenir que plus tard dans cette
étude. Elle nous permettra surtout ici de faire le lien avec les
caractéristiques propres au théâtre, bien définies
par Platon, et d'autres grands auteurs et philosophes à sa suite, qui
font du théâtre, un art tout à fait codé.
A la lumière de ce retour aux origines, nous comprenons
aisément que la place des femmes dans le milieu du spectacle vivant n'a
jamais été primordiale. En effet, Renaud Donnedieu de Vabres
pointe du doigt cette inégalité :
« Est-il par exemple normal que sur les trente-huit
directeurs de centres dramatiques nationaux et régionaux, on ne compte
que trois femmes ? »8
L'ancien ministre de la culture et de la communication
relève de façon très démagogue, une
inégalité flagrante entre les sexes. Un constat qui mènera
à des actions de lutte pour la parité de manière
générale, mais notamment dans le milieu culturel. C'est donc
en
7 Sophocle, Antigone, Flammarion, Paris,
1999, 212 p.
8 Renaud Donnedieu de Vabres, « Ma politique pour
le spectacle vivant », in La Lettre du spectacle, 1er avril
2005.
16
2005 qu'est proposée une mission d'analyse afin
d'observer la diversité dans le milieu du spectacle vivant, musique,
danse et théâtre confondus.
Un an plus tard, le rapport de 2006 réalisé par
Reine Prat, inspectrice générale au Ministère de la
culture, attire l'attention une fois de plus sur un problème qui perdure
depuis des années, l'inégalité hommes/femmes dans la
société et dans nombre de secteurs professionnels. Mais c'est au
cas du spectacle vivant que ce rapport s'attache particulièrement.
« Longtemps le silence a pesé sur la plupart des
oeuvres de femmes parce que la création ne pouvait aller de pair avec la
place réservée aux femmes dans la société. Et la
situation a aujourd'hui moins changé dans ce domaine que dans beaucoup
d'autres. »9
Ce qui est souligné ici c'est qu'il y a une forme
d'injustice dans le manque de reconnaissance de la création artistique
féminine, parce que la société l'impose par ailleurs.
Même dans l'art, l'image renvoyée par la société et
ses codes pèsent. Ainsi, comment accorder de l'importance à une
oeuvre féminine si la femme elle-même est rejetée dans le
monde qui l'entoure. Il y a une sorte d'annihilation de l'art féminin
constatable. Pourquoi ? Peut-être est-ce parce que l'art est vu depuis
plusieurs siècles comme un acte créateur, un art du
génie.
« Le génie est le talent (don naturel), qui
donne les règles de l'art. Puisque le
talent, comme faculté
productive inné de l'artiste, appartient lui-même à
la
nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition
innée de
l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les
règles à l'art. »10
Dans l'Antiquité, le génie était un
être surnaturel bon ou mauvais, capable de faire des réalisations
dont les hommes sont incapables. Dans la pensée de Kant, le génie
est un don surnaturel qui en dernière analyse est un don divin. Cela
veut dire que le génie crée ses règles, il est l'origine,
et il crée une oeuvre originale qui n'appartient qu'à lui et
qu'il est le seul à pouvoir créer. Il y a une sorte
d'incapacité, en art, à expliquer scientifiquement comme le
génie réalise son oeuvre. C'est le regard critique qui tire les
règles de l'oeuvre. Néanmoins cette idée est
rejettée par Nietzsche qui reproche à cette théorie de
faire appel
9 Charte de l'égalité,
www.droits-femmes.gouv.fr,
10 Kant, Critique de la faculté de juger,
paragraphe 46
17
au divin, de renvoyer au surnaturel et de minimiser
l'imagination humaine et le travail de l'esprit. Pour lui, il s'agit d'une
réalisation purement humaine. C'est à l'homme qu'il faut
attribuer le talent créatif et la réussite artistique. Et
clairement, dans un cas comme dans l'autre, le statut de la femme dans
l'Antiquité jusqu'à nos jours ne permet pas de lui accoler le
terme de génie, puisque même la faculté de juger des femmes
a été longtemps mise de côté.
Ainsi, il semblait bien utile, voire urgent d'établir
une analyse de ces faits. Le rapport s'organise de façon précise
: d'abord une méthode générale appliquée au
spectacle vivant, puis un constat, un état des lieux des
inégalités, suivi d'objectifs, et de propositions. Une question
est posée : qui dirige les institutions ? Ce sont des hommes qui
dirigent 92% des théâtres consacrés à la
création dramatique, 89% des institutions musicales, 86% des
établissements d'enseignement, 78% des établissements à
vocation pluridisciplinaires, 71% des centres de ressources, 59% des centres
chorégraphiques nationaux. On remarque donc qu'à part pour les
centres chorégraphiques, la plupart du temps c'est une
prédominance masculine à la direction des structures de spectacle
vivant. Si cela ne tend pas à prouver que le théâtre
institutionnel est codé cela montre au moins que l'institution est
largement inégalitaire. Le théâtre de rue n'échappe
pas forcément à cette règle, mais les études
s'intéressent moins à ce type de proposition artistique. C'est
pourquoi nous postulons que sortir du cadre institutionnel du
théâtre en tant que lieu peut permettre une évolution vers
un semblant de parité.
Le fanzine féministe Barbi(e)turix expose
également ce problème dans un article intitulé «
Où sont les femmes au théâtre ? »11. La
rédactrice insiste sur le fait que quelques efforts sont
néanmoins en cours, tel que le Festival d'Avignon qui ouvre de plus en
plus ses portes aux femmes metteurs en scène, ou les regroupements tels
que H/F qui vise à la parité homme/femme dans les arts et la
culture. Leurs actions consistent à mettre en valeur le rôle de la
femme, qui ne doit pas être sous-estimé par rapport à celui
de l'homme tant dans la création artistique, la représentation et
la rémunération. En effet, le deuxième
rapport12 de l'Observatoire de l'égalité entre femmes
et hommes révèle des chiffres clés qui sont
éclairants. On remarque que le secteur du spectacle vivant est
11 Où sont les femmes au
théâtre ? Barbiturix, 29 janvier 2016
12 Voir Annexe 1 : Rapport de l'Observatoire de
l'égalité entre femmes et hommes
18
fortement inégalitaire ; globalement on remarque
même une évolution à la baisse du nombre de spectacles
créés par des femmes programmés dans les
théâtres entre l'année 2012 et 2013. Un retour en
arrière donc ? Comment justifier cela à l'heure des discours qui
clament l'évolution de la parité, un féminisme grandissant
et des droits accordés aux femmes de plus en plus importants ? Ces
chiffres montrent donc bien que l'égalité hommes/femmes dans la
culture est encore à améliorer, et qu'un écart est
creusé. Un écart qui ne devrait pas exister. Si l'on observe de
près le domaine du cirque qui s'apparenterait le plus au
théâtre de rue, les femmes semblent être encore plus
sous-représentées avec seulement 9% de spectacles
programmés contre 63% pour les hommes. Si cette étude s'attache
uniquement au spectacle vivant dit subventionné, on peut aisément
comprendre que les arts de la rue n'échappent pas à cette
sous-représentation féminine.
« Et si la mixité est souhaitable c'est parce
qu'elle transforme les
comportements du groupe entier et de chacune dans le
groupe, qu'elle brise la
propension au mimétisme, que chacune peut
alors éventuellement se
retrouver dans le comportement de l'autre, ou
s'en démarquer, qu'elle ou il
soit ou non d'un même sexe.
» Rapport 2006
Ainsi, faire attention à la parité dans le
spectacle vivant peut permettre de créer également du lien
social, de rassembler les gens les uns avec les autres, tout simplement parce
que le public également est composé d'hommes et de femmes. Ainsi,
si le théâtre souhaite refléter la réalité de
la société, s'il entend dire tout haut ce que le peuple pense
tout bas, il faut que sa représentation soit tout aussi proche de la
réalité. C'est pourquoi une représentation
théâtrale doit mettre en scène aussi bien des hommes que
des femmes, sans quoi le public ne se reconnaitra pas entièrement, et le
message ne sera pas transmis dans son intégralité jusqu'aux
consciences.
c) Vers un théâtre codé
Comme nous l'avons vu, les origines du théâtre se
situent à ciel ouvert, en plein air. C'est par la codification
extrême et la définition précise de ce qui peut ou ne peut
pas se faire au théâtre que cet art s'enferme entre quatre murs
d'une prestigieuse salle.
19
Contrairement aux autres arts, le théâtre a une
double casquette, à la fois proposition artistique à part
entière, mais aussi genre littéraire. Il semble donc difficile de
parler du théâtre sans parler des règles du
théâtre classique. En effet, à partir du XVIe siècle
et du siècle suivant, critiques et auteurs définissent ce que
doit être le théâtre, c'est-à-dire que toute
représentation théâtrale s'accompagne de codes, de
règles. C'est la naissance du théâtre classique,
inspiré du théâtre antique. Nous citerons par exemple les
règles de bienséances, qui interdisent la monstration de sang, de
sexe ou de violence sur scène. Ou encore la règle des trois
unités qui obligent au metteur en scène et dramaturge de choisir
un seul lieu, un seul temps et une seule intrigue pour sa pièce. Boileau
l'explicitera d'ailleurs dans Art Poétique :
« Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait
accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
»1 .
La troisième règle à appliquer
impérativement pour chaque dramaturge classique est celle de la
catharsis ; c'est-à-dire que le spectateur doit être touché
par le discours théâtral. La représentation à
laquelle il assiste doit lui permettre de purger ses péchés.
Boileau ne l'omet pas dans son ouvrage :
« Que dans tous vos discours la passion
émue
Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue.
»
Il faudra attendre dans un premier temps le courant
littéraire baroque, et surtout le romantisme, pour rompre avec ces
limites imposées au genre théâtral. Le genre
théâtral devient plus ou moins figé, et les labellisations
sont là pour nous le rappeler. L'appellation Centre Dramatique National
(CDN) par exemple, est une preuve d'institutionnalisation. Cela ne concerne
d'ailleurs pas que le théâtre, mais également la musique,
la danse. Tout ce qui appartient à la branche du spectacle vivant, meurt
peu à peu sous des appellations institutionnelles : scène
nationale, centre dramatique, SMAC, opéra national, centre national du
théâtre, centre chorégraphique, etc. Et bien sûr, qui
dit labellisation dit subvention et règles précises à
adopter. Par exemple une scène nationale a l'obligation de faire du
théâtre, de la danse et de la musique ; et concernant le
fonctionnement de la structure, une scène nationale a le devoir d'axer
son travail vers la diffusion. L'institutionnalisation est donc très
présente, et a des conséquences sur le
20
fonctionnement même de la structure. On peut alors
comprendre que les arts de la rue semblent plus libres, affranchis de toute
cette mainmise sur la façon de faire de l'art.
Claude Nicolas Ledoux a évoqué avec justesse, en
théoricien, ce phénomène : « La salle étant
à la scène ce que la pièce habitée est au vide que
l'on découvre au-dehors, le théâtre [scène] doit
être plus large, plus vaste que l'espace qui contient les spectateurs :
c'est la véritable place des illusions magiques du théâtre
»13.
C'est à ce tournant que le théâtre de rue
intervient, afin de réinventer les codes, les déplacer, les
ajuster ou tout simplement les contourner. On a bien vu au fil des
siècles que les règles imposées aux différents
genres littéraires étaient peu à peu remises en question,
permettant d'arriver au XXème siècle avec un théâtre
dit de l'absurde ou encore le Nouveau Roman. La représentation
théâtrale et la façon d'exprimer cet art n'échappe
pas à cette évolution, et conduit les arts de la rue à se
développer de façon beaucoup plus significative.
Revenir au contexte du théâtre institutionnel
pour comprendre l'évolution vers les arts de la rue aujourd'hui, ne peut
se faire sans passer par une définition de l'oeuvre d'art tel qu'on
l'entendait au sens classique. La notion d'oeuvre est la
référence absolue de l'art, et s'oppose en ce sens à la
production en série des objets artisanaux ou industriels. En effet, du
XVIIème siècle jusqu'au début du XIXème
siècle, on parle d'achèvement de l'oeuvre, elle est un tout, elle
est perfection. C'est pourquoi Théophile Gautier14, au sujet
de l'art poétique, énonce le slogan « l'art pour l'art
» au début du XIXème siècle. Il signifie
par-là que la beauté est gratuite, et que l'oeuvre n'a pas
d'autre utilité même, c'est une fin qu'elle- en soi. Ainsi,
l'oeuvre d'art n'a aucune valeur morale ou pédagogique. Elle sert le
Beau. Cette idée s'applique également à l'art
théâtral. Il est intéressant de remarquer que les artistes
classiques définissent l'oeuvre d'art comme intemporelle,
c'est-à-dire qu'elle est réalisée pour s'installer dans la
durée, elle fait office de trace sur terre, trace posthume, trace
immortelle. Elle est également nouvelle et n'est pas reproductible.
Pourquoi ? Notamment parce que l'oeuvre d'art au sens classique à un
caractère
13 Claude Nicolas Ledoux, L'Architecture
considérée sous le rapport de l'art, des moeurs et de la
législation, H. L. Peronneau, Paris, Tome Premier, 1804.
14 Théophile Gautier, Préface de
Mademoiselle de Maupin, 1834
21
individuel, à savoir qu'une oeuvre a un artiste
à son origine, un auteur unique. Ce sérieux imposé
à la production artistique impose donc une relation distante entre
l'objet artistique et le spectateur. Ces principes sont au fondement des codes
imposés au théâtre classique. A l'initiative de la
conception du théâtre tel qu'on la connait aujourd'hui, un homme,
Molière. Jean-Baptiste Poquelin de son vrai nom, reste encore
aujourd'hui le dramaturge le plus étudié à l'école.
Pourquoi ? Parce qu'il est à l'initiative de la fondation de ce qui
reste aujourd'hui comme la plus grande institution théâtrale en
France, la Comédie Française. C'est à la fin du
XVIIème siècle que le roi exige la fusion des deux troupes
théâtrales alors en vogue : le 21 octobre 1680, Louis XIV fonde la
Comédie Française par ordonnance royale. Cette institution donne
le monopole de la comédie à la capitale.
(c) Droits réservés
Aujourd'hui encore, quoi de plus prestigieux que la «
Maison de Molière » ? Cette institution au sens spatial comme
prestigieux est une reconnaissance du travail théâtral. Avec un
répertoire de plus de 3000 pièces et une troupe bien
ancrée dans l'Histoire puisqu'il s'agit de la plus ancienne à
être en activité. Donc entrer à la Comédie est une
consécration, un label de qualité. C'est une valeur
ajoutée à l'acteur. Mais c'est aussi un carcan. Nous remarquons
qu'il est aisé de reconnaître aujourd'hui encore, au
cinéma, un acteur de la Comédie Française, les gestes sont
codifiés, la manière de parler est
22
exagérément audible, et on laisse peu de place
à l'improvisation. La formation que cette institution dispense est
rigide, immuable, en un mot, elle est codifiée. Si une dichotomie
musique sacrée / musique urbaine existe avec d'un côté la
codification extrême, le goût pour la précision des notes et
la Beauté, et de l'autre une valeur accordée aux mots, au sens,
à la représentation réaliste des choses, alors nous
pouvons en dire de même pour le théâtre institutionnel et le
théâtre de rue.
A l'instar de ces inégalités de genre, ou de ces
codes, nous prenons peu de risques à dire que l'institution
théâtrale est très conservatrice, très ancrée
dans son passé et son retour permanent à l'Histoire. Faire
évoluer les moeurs de ce genre d'institution a beau être au coeur
des discours, nous postulons que ce n'est pas au sein de l'institution que le
théâtre peut changer et coller parfaitement aux
réalités sociales de son époque.
B) L'évolution vers les arts de la rue
a) Emergence de festivals, d'associations : une
légitimité apportée au secteur
A la lumière de tout cela, nous pouvons comprendre que
les arts de la rue se développent, et sont devenus une sorte de nouvelle
« mode » aux yeux de certains critiques. Pierre Hivernat, journaliste
et critique pour le journal Les Inrockuptibles pèse ses mots
lorsqu'il est question d'émergence :
« Je pense qu'il faut se méfier des
émergences, ça c'est la première chose.
On
émerge un jour, on est submergé le lendemain. Je ne sais
pas si les arts de la
rue sont en émergence. Ils sont en
émergence médiatique peut-être. Il peut y
avoir une
espèce de floraison. Y-a-t-il une réalité derrière
? Le quotidien
régional La Montagne couvre bien le festival
d'Aurillac en plein mois d'août
parce qu'il y a de la surface
rédactionnelle. De là à ce que tout à coup
les
artistes fassent partie des préoccupations de cet éminent
quotidien régional,
j'en doute fortement. »
En effet, on constate peu à peu l'apparition de
festivals d'arts de la rue, d'associations spécialisées dans le
théâtre de rue, ou de troupes de théâtre
consacrées uniquement au théâtre en espace public. L'espace
public, lieu de la parole, des
23
manifestations et de l'expression, lieu du changement, lieu de
tous les possibles, commence à être investi par les artistes, et
les médias s'emparent de cela.
Peut-être cette forme artistique hors les murs
s'est-elle développée en réaction aux codes du
théâtre dit classique. Peut-être encore est-ce une
volonté de renouvellement, pour attirer un public différent,
toucher de nouvelles cibles, redorer le blason du culturel, ou encore aller
vers une démocratisation en opposition à l'élitisme tant
rabâché. Ce sont les années 60-70 qui ont vu les «
arts de la rue » se développer, principalement pour constituer une
voix face à la société contemporaine, et pour rompre avec
les codes imposés.
Rien d'étonnant lorsqu'on pense à cette
décennie, avec mai 68 notamment, on rejette le conventionnel, on refoule
ce qui nous est imposé sans liberté, on fait dans le subversif et
dans la voix qui peut dire l'inverse du modèle politique en place. On
cherche de nouvelles façons de dire, de s'exprimer, et donc de nouveaux
lieux pour le faire. La rue s'impose alors comme le lieu commun à tous,
le lieu de la manifestation, et de la parole. C'est pourquoi de nombreux
organismes et associations se sont développés pour
reconnaître et diffuser ce qu'on peut appeler art de la rue, ou
théâtre de rue.
Quelle différence entre ces deux dénominations ?
D'après nos recherches, nous remarquons que lorsque l'on mentionne l'art
de la rue, on pense surtout au street art, qui n'est autre que la
traduction anglophone du terme. Et pourtant, ce dernier s'apparente
essentiellement aux tags, graffitis, et oeuvres plastiques au coeur de la
ville, ou créé avec des éléments urbains. Comment
expliquer que l'art de la rue peut intégrer dans son sémantisme
le théâtre représenté sur la place publique ? Quelle
différence entre l'art de la rue et les spectacles de rue informels tels
que le mime par exemple ?
La définition d'art de la rue étant complexe et
sujette à débat, nous renverrons ces questionnements vers les
études sémantiques de Philippe Chaudoir15. Nous
partirons sur la base de la définition quasi exhaustive que propose la
Fédération nationale des arts de la rue (FNAR). « Les arts
de la rue englobent un ensemble de pratiques artistiques qui ont
15 Philippe Chaudoir, Discours et figures de
l'espace public à travers les arts de la rue, L'Harmattan, Paris,
2000, 318 p.
24
lieu dans l'espace public. Très riches par la
diversité des esthétiques, on peut y voir : du
théâtre, de la danse, du cirque, de la musique, du chant, de l'art
sonore, des installations plastiques, et d'arts visuels, des performances, des
parades urbaines...». La FNAR est une ressource éclairante pour
comprendre les enjeux et actualités des arts de la rue, ainsi que son
portrait économique. D'ailleurs, nous nous sommes demandés
pourquoi le site internet16, les affiches, les manifestes ou les
dossiers de presse émis par la Fédération des Arts de la
Rue sont de couleur jaune. Peut-être est-ce un hasard, un choix graphique
subjectif et sans justification précise. Mais nous y voyons un signe
tout autre. D'après le Dictionnaire des Symboles17, le jaune
est « la plus chaude, la plus expansive, la plus ardente des couleurs,
difficile à éteindre, et qui déborde toujours des cadres
où l'on voudrait l'enserrer. ». N'est-ce pas là
précisément le crédo des arts de la rue ?
Les arts de la rue se sont construits à la marge de la
culture officielle. Leur naissance se situe dans les années 60-70, une
époque dominée par une remise en cause des conventions, de la
codification de l'art par les genres, de la culture classique. C'est une
époque, celle de Malraux, figure d'autorité des avancées
culturelles en France, où la portée politique et sociale de l'art
fait débat. Ce qui a marqué la réelle mise en place des
arts de la rue, et qui a pu permettre une reconnaissance, ce sont les
associations et organismes qui s'y sont dédiées d'années
en années18. En effet, si le Ministère de la Culture
soutient les arts de la rue depuis les années 80-90 surtout, ce sont
surtout les dispositifs professionnels qui se sont développés
pour soutenir l'art en espace public. Le plus ancien d'entre eux est
probablement l'Association Française d'Action Artistique (AFAA),
créée en 1922. Elle est avant tout un moyen de diffusion
général en connectant les artistes français avec
l'étranger. C'est un réseau professionnel, une aide au
développement et à la découverte. Davantage plaque
tournante de l'art de la scène, qu'aide directe aux arts de la rue, elle
permet un échange de cultures. Nous citerons également l'Office
National de Diffusion Artistique (ONDA) fondée en 1975 suite à la
volonté du Ministère de la Culture. A l'instar de l'AFAA, l'ONDA
est un réseau permettant de mettre en lumière les propositions
artistiques du domaine du spectacle
16 http://www.federationartsdelarue.org/
17 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,
Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/Jupiter, Paris, 2004,
p.535
18 Voir Annexe 2 : Repères chronologiques
25
vivant en direction du public. Elle offre conseil et soutien
avant tout. Ainsi, ces deux dispositifs existent avant tout pour oeuvrer
à la reconnaissance du domaine.
C'est en 1982, période d'émergence des arts de
la rue, que le centre national de création Lieux Publics est
fondé. Nous qui nous intéressons au lieu, il est important de
remarquer que déjà à l'époque la question spatiale
se posait. Jouer dans la rue c'est une chose, mais pour le ministère de
la culture à l'origine du texte Le Temps des Arts de la rue, il
était nécessaire d'avoir un centre national de création.
Implanté à Marseille, il s'agit donc d'un lieu de
création, mais aussi de conception d'objets scéniques, et de
prospection également afin d'aménager le territoire en lien avec
les élus. On parle également de lieux de fabrications, avec la
désignation de six lieux au commencement, qui deviennent des centres
nationaux de production : nous citerons l'Atelier 231, le Fourneau, l'Abattoir,
Parapluie, l'Avant-Scène, et Promenades.
En 1993, est créé le centre national de
documentation HorsLesMurs pour les arts de la rue et du cirque. L'objectif
étant de permettre une certaine reconnaissance et un
développement du secteur. Enfin, il y a moins de 20 ans, en 1997, la
Fédération nationale des arts de la rue, voit le jour. Il s'agit
d'une organisation professionnelle reconnue, permettant un échange
autour de l'esthétique des arts de la rue ; elle réunit les
artistes, les directeurs de festivals, bref tous les professionnels du secteur
autour de l'actualité des arts de la rue au sens de spectacle vivant
à ciel ouvert.
Enfin, très récemment, en 2005, a
été créée à Marseille la Formation
Avancée et Itinérante des Arts de la Rue. C'est probablement le
paroxysme du développement du théâtre de rue, dans la
mesure où aucune formation professionnelle n'existait jusqu'alors. Les
pouvoirs publics, et notamment le Ministère de la Culture et de la
Communication soutiennent les arts de la rue pour éviter la part
d'éphémérité inhérente à ce domaine
artistique. Pour en assurer sa viabilité et sa durabilité dans le
champ culturel français, des plans d'intervention ont été
mis en place, notamment en 1994 par Jacques Toubon. Les mesures prises pour le
théâtre de rue étaient les suivantes : une aide à la
création et à l'écriture, la reconnaissance et le soutien
d'un certain nombre de compagnies ainsi que de festivals, et la constitution de
lieux de fabrication pour favoriser la création artistique.
26
C'est également ce plan d'intervention qui reconnait
Lieux Publics et HorsLesMurs comme dispositifs officiels d'aide aux arts de la
rue.
Puis, les festivals commencent à prendre part au
paysage culturel national avec le festival Châlon dans la rue à
Chalon-sur-Saône, le festival international de théâtre de
rue et des arts de la rue d'Aurillac, Vivacité à
Sotteville-lès-Rouen, le Festival les Monts de la Balle, et plus
localement le Festival international du spectacle à ciel ouvert Hop Hop
Hop à Metz ont permis peu à peu une visibilité nationale
voire internationale. Ce sont les festivals d'été qui ont permis
l'effervescence des arts de la rue. On peut parler d'une multiplication du
champ artistique par la diffusion. En 1978, l'un des tous premiers festivals a
été mis en place à Amiens, La Rue est à
Amiens. Ce que l'on en a retiré c'est surtout l'impact territorial
d'un tel événement. L'urbanisation a pu évoluer, ainsi que
l'architecture de la ville avec l'aménagement de rues piétonnes,
de jardins ou de squares.
Ainsi, le développement et l'explosion d'organismes en
lien avec les arts de la rue, et plus précisément le
théâtre de rue et le théâtre itinérant, a
permis une réelle visibilité pour ce domaine artistique
pluridisciplinaire et audacieux. Plus encore, l'émergence des saisons
d'art de la rue avec Promenades et Quelque p'arts affirme que l'espace public
peut réellement être investi d'un art de qualité.
Ce que l'on remarque surtout, à l'instar de ce retour
historique sur l'émergence de l'art de la rue, c'est qu'il s'agit d'un
secteur très récent. Il est rare dans l'histoire culturelle
française d'assister à la création totale d'un domaine
artistique, qui doit apprendre à être jugé qualitativement,
à être reconnu, apprécié par les moins connaisseurs,
se développer au sein d'un réseau, et définir des
caractéristiques propres au champ artistique qu'il représente. En
réalité, si le théâtre de rue semble avoir vu le
jour il y a moins de 40ans, il faut rappeler que son apparition est bien plus
ancienne que ça. Seulement la médiatisation n'était pas
là. En effet, de la Grèce antique au Moyen-Age le
théâtre est d'abord conçu pour et dans la rue. Dès
le XIème siècle, l'art théâtral en espace public est
devenu plus présent, puisque la rue était alors le lieu de
convivialité et d'union des citoyens. Néanmoins, si le
théâtre à ses origines prenait ses quartiers en
extérieur, il serait naïf de le comparer au théâtre de
rue tel qu'il est défini aujourd'hui. De nos jours, le
théâtre de rue se construit pour, par, et avec l'espace public. La
rue n'est plus simplement un lieu, mais
27
un espace artistique investi et qui sert à la
création. Ce n'était pas le cas dans l'Antiquité. De fait,
on peut se demander si la création de centre de création ou de
production ne serait pas un contresens à la vocation des arts de la rue,
et une sorte de retour aux origines. Si l'on crée dans un espace clos,
on peut avoir tendance à oublier le but même de ce secteur
artistique qui prend sa source directement dans le quotidien des habitants et
leur spatialité commune. La rue n'est plus seulement une scène
déplacée en extérieur, mais une partie intégrante
de la proposition artistique.
Philippe Chaudoir explique bien la nuance qu'il y a à
voir dans le décloisonnement du théâtre.
« [Cette] résurgence apparente de
manifestations festives, écrit le sociologue, qui rappelleraient la
tradition mais sous des formes plus ou moins nouvelles, s'inscrit, en fait,
essentiellement dans le contexte d'une crise urbaine, sociale et politique et y
puise largement ses logiques d'action. (...) [Ces] nouveaux animateurs, ces
nouveaux spectacles, ces nouvelles manifestations, prennent en charge leur
époque. (...) En tant que telle, [cette prise en charge] a pour objet
fondamental de redonner sens à la notion d'animation urbaine, de
vie
urbaine. »19
Aujourd'hui, nous retenons surtout l'avènement des arts
de la rue sur le parvis du Centre-Pompidou de Paris, où la compagnie
Transe Express a joué son spectacle 2000 Coups de Minuit pour
fêter le passage à l'an 2000. De grandes compagnies,
généralement créatrice de spectacles à grands
formats, font des arts de la rue un domaine médiatisé et peu
à peu reconnu : par exemple Royal De Luxe, Transe Express
présente récemment sur les Fêtes de la Mirabelle à
Metz, Oposito, ou encore Ilotopie, pour dresser une liste tout à fait
non exhaustive.
Si on parle de théâtre sans lieu dans le sens
où il s'exporte au-delà des salles, nous avons remarqué
néanmoins que des lieux de productions se sont développés
de plus en plus à partir des années 70, afin que les artistes
créent et répètent. Le théâtre en espace
public est donc bien, pour l'instant, et avant tout, une représentation
dans la rue, et plus rarement une rue en représentation directe. Plus
clairement, nous dirons que la rue est la scène et le décor, et
non la puissance créatrice. Du moins nous estimons qu'elle n'est pas
19 Philippe Chaudoir, op.cit., p.21
28
assez moteur à création artistique qu'elle ne
pourrait l'être. Elle est davantage utilisée comme une fin que
comme un moyen et nous le déplorons.
« Non que la situation soit
désespérée, elle nous semble seulement manquer de panache,
quelque peu étouffée par la normalisation de l'espace public, par
le cadrage de plus en plus serré des interventions artistiques in situ
ou par le retour de réflexes moralisateurs et bien pensants. Nous
voulons résister à la dépossession et au laisser faire.
Nous voulons défendre l'esprit critique et la
création artistique. »20
b) Impulsion politique : quelles politiques culturelles
pour les arts de la rue ?
Quelle économie des arts de la rue ?
Il y a deux versants à cette question. D'un
côté, on ressent d'année en année une forte
institutionnalisation des arts de la rue. Paradoxal nous répondra-t-on
puisque d'un autre côté c'est précisément cette
institutionnalisation qui est rejetée par cette forme artistique. On
fait de l'art dans la rue pour évacuer les fauteuils rouges du
théâtre, pour avoir et offrir davantage de libertés. Mais
comme toute impulsion artistique qui fonctionne est suivie ou encadrée
par une politique culturelle et une économie inhérente à
celle-ci, l'institutionnalisation n'est jamais loin et les textes de loi qui
concrétisent et officialisent le tout également. En ce qui
concerne le théâtre de rue, on peut le remarquer avec la
création des Centres Nationaux des Arts de la Rue (CNAR) par exemple.
C'est seulement en 2005 que les CNAR commencent à voir le jour. Mais
avant à l'origine de cela, un plan d'intervention avait
été mis en place, intitulé « Le Temps des arts de la
rue »21. Ce plan, purement politique,
éloigné de toute démarche artistique, avait pour ambition
de soutenir les arts de la rue, de les consolider dans leur structuration, et
de développer un soutien de la part de l'Etat ainsi que des
collectivités territoriales. Puisqu'il s'agit d'un « temps »
et non d'une mission ou d'un rapport, son étalage dans le temps parait
évident. En réalité, ce plan d'intervention a duré
trois années, de 2005 à 2007. Trois ans durant lesquels plus
d'actions ont été menées que depuis les trente
dernières années.
20 Op. cit., Arts Espace Public, p.6
21 Voir annexe 3 : Le Temps des Arts de la rue
29
De fait, on constate la création de centres nationaux
des arts de la rue, d'un fond de diffusion pour le spectacle de rue au moyen de
l'ONDA, et des aides aux compagnies. Et de manière plus
théorique, cela a été l'occasion de réflexions sur
le public, sur l'espace public, et sur une esthétique propre aux arts de
la rue. Nous ne pourrons donc pas dire le contraire, le Ministère de la
Culture, il y a dix ans, a cherché à structurer et soutenir le
théâtre de rue.
Pour revenir aux CNAR, il s'agit en réalité d'un
label accordé par le ministère, aux structures qui favorisent la
création, la production et la diffusion. Les actions de formation, et de
résidences d'artistes sont également nécessaires pour
obtenir le label CNAR22. Et comme tout label, l'appellation permet
une reconnaissance, une crédibilité, et une identité
importante pour ces structures de théâtre de rue. On ne cessera
pourtant de se demander si l'attribution d'un label ne va pas de pair avec une
certaine institutionnalisation du domaine artistique.
L'une des missions d'un CNAR vise également une
démarche en faveur du territoire où il est implanté,
comprenant un travail en lien avec les habitants. Cela justifie donc bien ce
que nous pensons, à savoir que l'une des caractéristiques propres
aux arts de la rue, est l'ancrage territorial, ainsi que leur dimension
participative.
« Les équipes ont profondément besoin
d'un lieu d'expérimentation autant que
de vivre au coeur d'une
histoire sociale avec sa cité. Ancrer une compagnie
dans la
cité est un acte culturel et social fort qui donnerait du souffle et
un
avenir aux compagnies sur un territoire. »23
Comme l'explique Laurent, premier concerné par ces
questionnements, c'est un ancrage territorial et spatial plus fort que d'avoir
un CNAR. C'est une forme de reconnaissance et de cohésion avec la ville,
une forme de soutien également non négligeable pour une
compagnie.
Enfin, le point qui nous intéresse peut-être le
plus, est le lieu. Qui dit CNAR, dit centre national, donc espace
déterminé et identifiable. Un CNAR est donc non seulement
22 Voir annexe 4 : Cahier des missions et des charges
pour les centres nationaux des arts de la rue
23 Voir annexe 5 : Entretien avec le directeur
artistique de la Compagnie Deracinemoa
30
un cadre juridique chargé de missions clairement
définies, mais c'est avant tout un lieu, un établissement, une
structure. Le Cahier des missions et des charges pour les centres nationaux des
arts de la rue intègre un point intitulé « locaux » :
« Les CNAR doivent disposer de lieux permanents et équipés
en adéquation avec leurs missions. ». C'est dit, le verbe
d'obligation devoir, rappelle dans un texte référence, que les
arts de la rue qui reçoivent ce label, ne peuvent faire
l'économie d'un lieu à eux. Nous sommes donc un peu plus
éloignés de la conception de l'artiste dans la rue,
déclamant son texte dans un espace libre et détaché de
toute institutionnalisation ou politique culturelle. En réalité,
si les arts de la rue sont reconnus aujourd'hui et ont une place dans le
paysage culturel national, c'est parce que l'Etat a choisi de s'emparer de
cette nouvelle mode artistique des années 70, et de l'instrumentaliser
un minimum. Ainsi, les artistes sont toujours partagés entre être
indépendants, défendre des principes de liberté exclusive,
et rejoindre l'Etat par des conventions auxquelles ils devront se tenir. La
question du lieu dans les arts de la rue, on le voit bien, est donc complexe.
Puisque d'un côté il s'agit d'un art sans lieu précis autre
que celui de l'espace public, et parallèlement les structures ont besoin
d'espace de création, de répétition, et de reconnaissance,
et pour une dizaine de lieux en France, cela passe par l'obtention du label
CNAR. Les musiques actuelles ont connu la même dichotomie, entre musique
urbaine détachée de tout cadre, et l'apparition peu à peu
du label SMAC (Salle de Musiques Actuelles) qui leur a permis une
émergence considérable.
Dans le cadre du Temps des Arts de la Rue, 9 structures ont
été qualifiées de CNAR. Au nombre de 13 à
l'échelle nationale aujourd'hui, on remarque que 3 d'entre elles se
situent en Auvergne-Rhône Alpes, tandis qu'aucun ne s'est encore
implanté dans la région Grand Est. Pourquoi ?
Les artistes de rue, notamment les artistes dramatiques,
sont-ils majoritairement pour ou contre une institutionnalisation ?.
Institutionnaliser les arts de la rue ne serait-il pas s'avouer vaincu, et
accepter que l'art doit être contrôlé, et géré
par l'Etat ? Se laisser tenter par l'institutionnalisation ne pourrait-il pas
être apparenté à un échec, un abandon des valeurs
premières des pionniers de la rue qui n'avaient besoin de personne et
d'aucun dispositif pour mettre en scène un spectacle et dire ce que la
rue leur permettait de dire ?
31
L'entretien avec le directeur artistique de la compagnie
Deracinemoa prouve que les artistes sont lucides quant à leur situation
; s'ils défendent une liberté d'expression et de création,
ils ont conscience qu'être soutenu par les pouvoirs publics serait une
aide considérable, et le seul moyen de tenir dans le temps.
Mais aujourd'hui, on se rend compte que pour développer
un festival à l'échelle d'une ville, les budgets seraient trop
serrés sans la participation financière et matérielle de
la Ville, Département ou Région. Nous ne détaillerons pas
ici le bilan du Festival Hop Hop Hop qui est l'exemple que nous avons choisi
pour notre étude de cas, mais nous pouvons annoncer que les subventions
des collectivités territoriales représentent environ 76% du total
des produits, les 24% restant concernant les partenariats et les produits
dérivés, ou vente de marchandise. Un réel dilemme donc,
qui concerne finalement tous les arts aujourd'hui, entre difficultés
financières et donc difficultés de structuration et de
reconnaissance et instrumentalisation politique refusée à
l'essence même de cette discipline artistique.
A ce sujet, lors d'une réunion avec le directeur
artistique de la Compagnie Deracinemoa Laurent-Guillaume Dehlinger, et
l'adjoint à la culture de la Ville de Metz Hacène Lekadir,
assisté du directeur de l'action culturelle Christian Schnell, a
été évoquée la nécessité d'un CNAR
à Metz. Pourquoi ? Tout simplement parce que les arts de la rue
intéressent de plus en plus le pôle culture à Metz, avec le
festival Hop Hop Hop qui prend de l'ampleur chaque année, le Festival
Passages qui est un théâtre itinérant, et les Fêtes
de la Mirabelle qui s'offrent des compagnies d'art de la rue très
reconnues d'années en années.
« Le Grand Est n'a actuellement pas de CNAR sur les 13
CNAR de France,
hors au-delà du financement de projet ou de lieu de
création, il est un élément
fort de visibilité
des arts de la rue au coeur d'un métier. Le CNAR est avant
tout un
phare, et écrirait à Metz une nouvelle histoire culturelle forte.
»24
Ainsi, il s'agirait d'un projet qui pourrait bien transformer
toute la conception des arts de la rue en région Grand Est, offrir un
nouveau souffle et une reconnaissance de taille ainsi qu'une mutation
également sur le festival Hop Hop Hop. Néanmoins, il ne faudrait
pas que l'institutionnalisation de cette pratique provoque la perte du
festival. De
24 Voir annexe 5
32
plus, une fois institutionnalisé, si la
municipalité change, il est tout aussi possible d'être en danger
du jour au lendemain à l'instar de Chalon dans la rue.
Lorsqu'on assiste à un spectacle de rue, on ne
réfléchit pas forcément à ce qui se passe
derrière les coulisses. Les artistes sont certes indépendants,
mais ils sont affiliés à un réseau qui définit
leurs droits, regroupe les programmations des différentes troupes de
théâtre de chaque région, et lutte pour l'art public. C'est
la Fédération nationale des arts de la rue (FNAR) qui endosse ce
rôle.
Finalement la naissance de festivals de la rue, si elle permet
une visibilité et une reconnaissance nationale voire au-delà des
frontières, peut également être un obstacle pour certaines
compagnies. L'art en espace public devient un marché, au même
titre que le festival d'Avignon pour le théâtre. Les
programmateurs viennent rencontrer des compagnies, et repèrent ce qui
leur plait pour intégrer leur propre festival. Quand on
s'aperçoit que près de 1000 compagnies candidatent pour faire
partie du Off (donc non rémunéré) du festival
Châlon dans la rue, on peut se demander si on doit cautionner
cela. Certes faire partie de la programmation officielle ou être dans le
off d'un festival d'une telle envergure et qui brasse autant de spectateurs est
un enjeu de taille pour une compagnie qui cherche à faire sa place.
C'est une reconnaissance du travail artistique, c'est aussi la preuve de la
qualité de ce que fait la compagnie en question. Les festivals sont
comme les labels, ce sont des outils de mesure de la qualité artistique,
ils définissent et classent également les compagnies qui
interviennent. Mais ne serait-ce pas, à long terme, une
dévalorisation du secteur, et surtout des artistes qui oeuvrent pour
leur reconnaissance, que de voir ce combat pour entrer dans un simple off de
festival. In fine, c'est un marché où les programmateurs font
leurs courses, et cela annihile le propos artistique en marge qui veut
être clamé. On peut comparer cela à la
société de consommation, une question de petits sous plus que
d'art. Et par extension, ne serait-ce pas là la régression vers
une culture « populaire », que l'on peut rapprocher du terme de
culture de masse ? C'est-à-dire une culture plutôt commerciale.
Telle est peut-être également la faiblesse des arts de la rue.
S'ils s'élèvent contre une culture élitiste qui est celle
du théâtre classique, il ne faudrait pas qu'ils tombent dans une
vision massive de la culture. Ce qui donnerait raison à ses
détracteurs.
33
Une différence que l'on peut noter avec le
théâtre en salle institutionnalisé, est que l'art de la rue
sert directement les politiques locales ; dans la mesure où les
compagnies de rue animent un territoire, sont visibles dans l'espace public, et
attirent des touristes, ou des passants. Nous pensons que c'est notamment ce
facteur qui leur a permis de prendre de l'importance. Mais tout cela semble
être hypocrite, et servir davantage des fins politiques que des valeurs
artistiques en tant que telles.
« Quels objectifs et quels moyens les pouvoirs
publics, Etat et collectivités
territoriales, doivent-ils se donner pour que
l'effervescence, presque
spontanée, des arts de la rue ne produise
que des effets positifs ? » 25
Les artistes de rue se sont peu à peu regroupés
autour d'une même esthétique, celle du rejet de la
société, du contrôle d'idées, du capitalisme bien
souvent, de la société de consommation. La gratuité de la
quasi-totalité des spectacles de rue, s'explique donc très bien
en accord avec ces principes défendus. On rejette tout ce qui concerne
des notions d'argent, à tel point que l'économie des arts de la
rue n'est pas en très bonne posture, si l'on considère le statut
des intermittents du spectacle et la précarité qu'ils vivent. En
réalité la précarité des compagnies de rue
dépend de leur implantation sur le territoire, de leur reconnaissance,
et surtout des subventionnements qu'elles reçoivent, donc de leurs
missions d'intérêt public. A la lumière de cela, comment
peut-on imaginer que les arts de la rue ne s'institutionnalisent pas ? Si
presque tout dépend des subventions octroyées par les pouvoirs
publics, sans quoi une compagnie ne peut plus créer, alors elle vit
forcément au crochet d'une politique publique et culturelle.
Dans cette circonstance, on ne peut pas dire que l'art en
espace public soit totalement subversif, et indépendant. Et pourtant
c'est une forme qui séduit de plus en plus le public, un public
très différent de celui qui fréquente les salles de
théâtre. Quelle en est la raison ?
c) L'art théâtral comme
représentation sensible d'un monde
25 Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux,
Les Arts de la rue, Portrait économique d'un secteur en pleine
effervescence, Paris, 2000, p.15
34
Lewis Mumford écrit dans La cité à
travers l'histoire, rappelé dans La société du
spectacle de Guy Debord, « Avec les moyens de communication de masse
sur de grandes distances, l'isolement de la population s'est
avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace.
»26. Si cette réflexion est davantage une critique du
capitalisme qu'une réelle pensée sur le théâtre en
tant qu'art, on peut néanmoins s'y raccrocher pour se demander si, en
effet, l'art dans l'espace urbain ne pourrait pas être une lutte contre
le contrôle des institutions. En ce sens que le public est compté,
observé et tenu dans une salle de théâtre, en un mot il est
contrôlé et isolé dans un lieu clos. On ne peut cependant
pas mentionner cela sans un oui mais ; oui mais il convient de rappeler ce que
nous avons développé dans le point précédent,
à savoir que les institutions culturelles permettent bien souvent une
reconnaissance que la rue à elle seule ne peut pas toujours permettre,
du moins pas pour l'instant.
A l'heure d'une culture dite de masse, peut-on voir un avenir
plus grand dans un lieu clos, élitiste historiquement ? Ou bien dans un
espace commun à tous ? Sortir des normes institutionnelles, normes au
sens historique de ce qui a toujours eu l'habitude de se faire, pourrait
être un moyen à long terme pour subvenir à la massification
des pratiques culturelles. Mais se dégager de l'emprise de la tradition
suppose qu'il faut une valeur ajoutée au théâtre en espace
urbain. C'est du point de vue de la représentation sensible que nous
choisissons d'observer le théâtre de rue.
« Nous vivons dans un petit monde, construit selon des
lois artificielles, et qui
ne correspond en rien à la population
à qui nous sommes censés nous
adresser. Et d'ailleurs nous ne
nous adressons pas à elle. Peu à peu, le public
aussi s'est
calibré : le niveau social, la couleur de la peau, l'absence
de
handicap. Le fait de refuser de faire entrer la féminité,
les couches populaires,
les cultures autres que françaises, la
maladie, la fragilité physique et
psychique dans le monde de ceux qui
font et décident du théâtre me paraît le
condamner
à l'ennui. »27
Cette réflexion de Claire Lasne est importante pour
étayer notre propos. Non seulement le public n'a jamais autant
formé une masse d'êtres humains sans distinctions et
différences que dans le théâtre de rue, mais en plus cela
permet une certaine vision du
26 Lewis Mumford, La cité à travers
l'histoire, in Guy Debord, La société du spectacle,
Gallimard, Paris, 1992, p.166
27 Claire Lasne, directrice du centre dramatique
régional de Poitou-Charentes, lettre du 14 décembre 2005.
35
monde. En effet, un spectateur qui se sent rejeté dans
la société de manière habituelle, voyant qu'autour de lui
personne ne le juge, que tout le monde regarde dans tous les sens une
proposition artistique qui enfonce le clou en délivrant des messages
sociaux importants, se forgera une vision de son monde différente de ce
que les médias, ou le cinéma lui donnent à voir. Le
théâtre de rue, à sa petite échelle, peut
peut-être donner une vision du monde plus réaliste, et plus vraie
du quotidien des gens. C'est ce que le réalisme et le naturalisme se
sont employés à faire au fil des siècles en
littérature, c'est ce que la représentation
théâtrale en espace public essaie de poursuivre. Avec les arts de
la rue, le regard des gens est changé, leur monde est
altéré d'une vérité qu'ils n'ont pas l'habitude de
voir, et la relation des êtres les uns avec les autres est ancrée
dans la spontanéité et l'immédiateté. Or, on nous a
toujours habitués à agir de telle ou telle façon dans
telle ou telle circonstance. Rares sont nos comportements naïfs et
spontanés une fois sortis de l'enfance. Toutes nos réactions sont
comme calculées à l'avance, ou refreinées par l'image que
l'on souhaite renvoyer à une société peu tolérante.
L'art de la rue essaie de décloisonner ces émotions. La peur, la
joie, la compassion, le rire sont des états d'âme qui doivent
être naturels et exprimés. L'expression de ces sentiments est une
réelle catharsis et procure du bien à celui qui le ressent.
Hegel écrivait dans Esthétique I,
« Le beau se définit donc comme la manifestation sensible de
l'idée ». Le terme « esthétique » vient du grec
« aisthesis » qui signifie sensation. Donc pour qu'il y ait
esthétique il faut qu'il y ait à la fois pensée et
perception sensible. A cette époque, on pense que l'art n'imite pas la
nature mais révèle l'esprit, l'idée. Ce qui
caractérise l'art et surtout l'art théâtral comme forme
d'expression c'est qu'il exprime ce qu'une culture, un peuple, est capable de
penser de plus haut. L'art se propose également d'exprimer
l'intériorité et les émotions du peuple, et
d'élever l'esprit vers une vérité souvent cachée ou
aveuglée. Néanmoins, l'art n'est pas que la représentation
du Beau. Les artistes contemporains réagissent contre une utilisation
bourgeoise du beau, dans laquelle le beau serait une façade
destinée à nier la réalité. L'expression artistique
est le témoin d'une époque, d'une crise, d'une culture. Ainsi,
les artistes de rue ainsi que leurs confrères d'autres disciplines,
dénoncent le fait que les valeurs esthétiques
présentées comme universelles, cachent des valeurs morales,
à savoir
36
une idéologie. On dénonce l'hypocrisie et la
négation du réel caché dans des considérations
purement esthétiques.
C'est après les guerres qui se sont
déroulées au XXème siècle que les artistes prennent
du recul par rapport à la conception traditionnelle et politique de
l'art. On a pu voir des oeuvres d'art tant littéraires que picturales
qui se sont voulues moralisantes en faisant écran au réel. Par
exemple, le réalisme nazi a mis en avant des formes de beauté
classique dans un but antihumaniste. De fait, la beauté classique, la
part institutionnelle et traditionnelle de l'art vivant et
instrumentalisée dans le but de masquer la vérité. C'est
précisément ce contre quoi luttent les artistes de rue,
voués à la liberté, et à ne rien dissimuler de la
réalité sociale et politique de leur monde.
Donc l'art ne vise pas seulement à exprimer une
beauté, ou une technique artistique. Le Beau n'est pas le Vrai. La
proposition artistique exprime une quête de sens et exprime
également quelque résultat de cette quête, mais toute
esthétique suppose à la fois sensation et pensée de la
représentation. Seule l'émotion artistique étant à
la fois rationnelle et sensible, unifie le corps et l'esprit du public face
à un acte d'art.
"Le théâtre est l'arène où peut
avoir lieu une confrontation vivante. La
concentration d'un grand nombre de
gens porte en soi une intensité
exceptionnelle. Grâce à
quoi, les forces qui opèrent et gouvernent la vie de
chacun peuvent
être isolées et perçues clairement."28
En somme, cette forme de théâtre, par le lieu
où elle se déploie, est proche du peuple et rapproche les
habitants/spectateurs de ce qu'ils sont mais également entre eux. C'est
un théâtre populaire.
C) Un théâtre tourné vers la
population
La salle de théâtre est le lieu où le
public se donne en spectacle lui-même. Elitiste, coûteux et grandes
pompes, tels sont les termes qui ont fini par caractériser le mieux
le
28 Peter Brook, L'espace vide : écrits sur
le théâtre, Editions du Seuil, 1977
37
théâtre en salle. Ecartant de fait le peuple, les
provinciaux, et les moins fortunés. Avec le théâtre de rue,
on retourne aux origines, et le public, ne faisant pas toujours le choix d'y
assister, la part de hasard qui réside dans cette expérience
artistique favorise le regard naïf et naturel. On ne vient pas voir du
théâtre de rue pour se montrer, ou pour se mettre en valeur.
Noyé dans la foule, on ne nous repère pas, les présents ne
sont là que pour ce qui est donné à voir et non pour
donner à voir.
a) Sociologie du public : l'évaluation de la
qualité artistique
Il faut veiller à la place du public dans une
démarche artistique. Quoi de mieux que l'espace public pour porter une
attention au public ? C'est avant tout son lieu, un lieu commun. Dans la rue,
il y a une relation de frontalité entre les acteurs et les spectateurs.
Si l'on considère bien l'art comme une expérience, alors quoi de
plus subjectif et réaliste qu'une expérience à laquelle on
ne s'est pas préparé, dans un espace ouvert à tous, sans
restriction sociale. A partir de là, on peut parler de mesure de
qualité artistique, par les spectateurs ayant fait l'expérience
de l'art.
A partir des années 80 on sort des modèles
déterministes, on commence à penser par soi-même, à
agir par soi-même, à maitriser son destin. Comme l'explique
Fabrice Montebello, maître de conférence à
l'Université de Lorraine, spécialiste de l'histoire et de
l'esthétique du cinéma ainsi que sa réception, la
représentation est à la fois l'action de jouer une pièce
de théâtre par exemple, c'est donc une conception, une vision du
monde, une image mentale collective ou non. Mais c'est également le
terme que l'on utilise pour parler du jeu ou de l'art. Finalement, la
représentation est un terme politique puisqu'il est au fondement de la
notion d'Etat, c'est l'ensemble des personnes qui représentent la
nation. Cette définition est donc la preuve que théâtre,
public et politique sont liés. La situation est importante pour faire
l'expérience de l'art, elle est inscrite dans l'objet artistique, et
donc pour en apprécier la qualité. La rue est-elle une situation
propice à la découverte, à la transformation de
l'être par l'art ?
Nous postulons qu'il y a trois phases dans l'évaluation
d'un objet culturel : l'anticipation, c'est-à-dire la manière
dont les personnes anticipent l'expérience de l'objet, la situation
à
38
laquelle ils sont confrontés lorsqu'ils évaluent
l'objet, et l'après, une fois que l'expérience est passée.
Pour les deux dernières, les arts de la rue semblent pouvoir en faire
l'objet. Néanmoins, au sujet de l'anticipation, nous pouvons remarquer
que dans le cas du théâtre en espace public, les spectateurs ne
sont pas forcément informés, et rencontrent parfois la
proposition artistique « par hasard ». Telle est la
particularité du spectacle à ciel ouvert, chose que la plupart
des autres arts ne connaissent pas, puisqu'ils se déroulent dans un lieu
précis, dans lequel le public a choisi de se rendre. Le plaisir que le
public va éprouver sera donc différent, puisqu'il n'a pas pu
anticiper son expérience. Le risque de déception est donc plus
important, mais celui de surprise également. Il y a alors bien un regard
différent à porter sur les arts de la rue, qui sont par essence
plus périlleux quant à l'appréciation du public.
Comme l'explique Jean-Marc Leveratto, le plaisir du spectateur
se mesure via des outils précis. Le confort de celui qui regarde, son
installation a un impact sur les émotions, et le plaisir qu'il va
éprouver. Cet argument fonctionne très bien pour le
théâtre dit conventionnel et pour le cinéma. Mais qu'en
est-il pour le théâtre de rue, où
précisément, bien souvent aucune installation n'est prévue
pour les spectateurs ?
« En effet, le fauteuil de spectacle est à la
fois ce qui soulage notre corps de la fatigue de la position debout et qui, en
l'immobilisant, met notre corps au service du spectacle. Il nous pousse ainsi
à respecter le travail de l'acteur et, à travers lui, celui de
l'auteur. »29
De fait, il y a bien une interaction entre l'espace, le
spectateur et l'acteur. Et nous postulons que le lien qui les tient unis, est
celui du plaisir. Le spectateur éprouve du plaisir face à la
qualité artistique du savoir-faire de l'acteur, mais également en
fonction de l'espace physique dans laquelle il se trouve. L'acteur se sert de
l'espace, du décor pour alimenter son jeu, et ce en destination d'un
public. Enfin, le lieu est à la fois investit par le public, qui bat le
pavé, et mis en valeur par les acteurs qui le subliment. Cette
interaction est bien présente dans les arts de la rue, mais reste le
problème du confort du spectateur. Les fauteuils de
théâtre, il est vrai, apportent aussi, en plus d'un certain
confort, une certaine intimité, par la délimitation qu'elle
impose entre chaque personne. Chacun possède son espace, qui ne peut que
difficilement être envahi par le voisin de
29 Jean-Marc Leveratto, Introduction à
l'anthropologie du spectacle, La Dispute, 2006, p.192
39
gauche ou de droite. Il y a donc une portée morale
également à cet outil de qualité artistique. En effet,
dans la rue, on peut être bousculé, se faire marcher dessus,
être au coude à coude avec les autres, et notre espace personnel
d'appréciation de l'oeuvre en devient altéré.
(c) La Montagne - Festival d'Aurillac (c) Droits
réservés
Ces photos illustrent un élément important dans
la spatialité de l'espace public. On remarque bien par la position que
ces personnes adoptent, que le ressenti ne peut être le même. Dans
la photo A, ils sont retournés, la tête en l'air, tournée
devant eux ou bien vers les artistes qui siègent au milieu de la foule.
Ils se regardent les uns les autres et ont ainsi une interaction
évidente dans le plaisir artistique. Dans la photo B, le public est
certes confortablement installé dans les fauteuils rouges, mais les gens
sont chacun seul face à leur ressenti, leurs émotions, ils sont
positionnés dans ces fauteuils pour ne voir que ce qui se trouve face
à eux, ils ne se retournent pas, ne regardent pas leurs voisins non
plus. La recherche du plaisir est différente selon la position physique
et corporelle. Le corps est un instrument de mesure de la qualité
artistique, et le lieu où il se trouve est un conditionnement
émotionnel. Longtemps a été défendue l'idée
du confort le plus parfait pour pouvoir apprécier une oeuvre d'art dans
son entièreté. Pourtant les arts de la rue arrivent avec leurs
gros sabots, et ne prévoient rien pour les spectateurs, rarement des
chaises, souvent assis sur le sol ou debout, le public est libre de ses
mouvements, de la
40
position de son corps. Finalement, un corps libre,
dénué de tout carcan imposé, n'est-il pas plus apte
à ressentir des émotions non maitrisables et spontanées
qu'un corps que l'on aura conditionné à se comporter d'une
manière semblable pour chaque personne, dans un lieu
déterminé, un siège numéroté et une
visibilité que l'on ne peut changer durant le spectacle ? Si cette
question semble rester ouverte pour laisser place à toute objection,
nous pensons avoir prouvé par ces différents points que le
confort n'est pas synonyme d'appréciation et d'émotion
artistique.
De plus le spectacle de rue vise un accès à la
culture plus large, puisqu'aucun spectateur n'est trié sur le volet. Les
gens viennent tels qu'ils sont, la culture de la rue s'adresse à tous et
pour tous. Elle permet de rapprocher les habitants de l'art et de l'acte de
création.
« Ainsi nous pouvons dire que l'analyse de la
formation du public nous « interroge » profondément sur
l'être dans l'espace public et sur la manière dont cet espace le
façonne, dans une temporalité donnée. Durant cette
temporalité et dans une spatialité
donnée, l'individu va en effet se priver de son individualité
pour pouvoir faire partie d'une unité qui lui permet d'être en
contact avec autrui. Les individus se rencontrent mais chacun d'entre eux est
distinct en lui-même et par soi. Cette unité se construit dans un
instant et, par conséquent, cette temporalité transforme un
groupe d'individus en une
unité : le public »30
Comme l'explique le professeur Antigone Mouchtouris, chaque
individu, par son accès libre à l'art, par le lieu libre dans
lequel il se trouve, par la proposition artistique libérée de la
puissance institutionnelle, a l'occasion de former un ensemble soudé et
collectif avec les autres, pour devenir une seule et même entité.
Ils sont les destinataires du propos artistique, et c'est ce qui les unit. La
rue permet d'autant plus cette action d'unification des corps, des esprits et
des émotions pour ne former qu'un ensemble d'êtres humains
sensibles. Parce que l'art théâtral s'est délocalisé
de la salle à l'espace public, la réception de ce type de culture
en est décuplée.
b) Délocalisation dramatique
30 Antigone Mouchtouris, Sociologie du
public, L'Harmattan, Paris, p. 14
41
Le principe même de l'art de la rue est ce que l'on
pourrait appeler la délocalisation dramatique. Si nous avions
intitulée initialement cette partie « démocratisation
culturelle », nous nous sommes aperçus qu'il ne s'agissait pas
seulement d'une démocratisation comme nous l'entendions sous Malraux, et
aujourd'hui encore dans les discours politiques, mais surtout d'un
déplacement de l'acte théâtral dans la rue. Et ce
déplacement est voulu par les artistes en réaction aux
institutions. Bien entendu, la conséquence de cette
délocalisation est la démocratisation culturelle puisqu'on tend
davantage vers un tout public. Un public qui n'a pas forcément
reçu d'éducation artistique et culturelle, mais qui est mis en
présence de l'art involontairement, indépendamment de sa
volonté, dans la rue.
« Comme l'a indiqué Aurélie Filippetti dans
son intervention pour la mise en place de la MNACEP, le 16 avril 2014, il
convient de tout faire pour créer les conditions d'accès à
l'art et à sa transmission, et ainsi privilégier les espaces de
vie quotidiens, pour permettre la rencontre entre les artistes, les oeuvres et
les gens. C'est là le gage d'une véritable démocratie
culturelle. »31.
Philippe Urfalino, s'intéressant aux politiques
culturelles, voit l'histoire de la politique culturelle sous André
Malraux comme « la formation d'un domaine et de missions selon une
idée des rapports entre Etat et société ». A l'instar
de cette remarque, on voit que la notion de lien social était forte dans
les années 60. On souhaitait réellement que l'art soit un alibi
pour le rassemblement des gens les uns envers les autres. La nuance que l'on
remarquera entre la remarque d'Urfalino et les souhaits des artistes de rue,
c'est que le secteur des arts de la rue entend rompre avec les codes que nous
avons vu précédemment, et donc avec tout ce qui touche à
la politique. Le théâtre de rue, comme la danse urbaine, peut se
permettre de remettre en question l'Etat, au profit d'un regard plus proche de
la société. Ainsi, la naissance de festivals à cette
période-là était une audace dont on a peu conscience
aujourd'hui. Mais retenons bien que la liberté d'expression n'a pas
toujours été acquise. Pour revenir à la politique
malrucienne, ce qu'on retiendra notamment, ce sont les Maisons de la Culture
qu'il a institué, et décrites comme « les modernes
cathédrales ». Il s'agit d'équipements culturels qui
marquent la naissance d'une
31 Aurélie Filippetti, L'art en espace
public à Amiens, Carnet n°3, Pôle national Cirque et
arts de la rue d'Amiens
42
notion : la démocratisation culturelle. En effet, la
définition de la démocratisation culturelle a été
synthétisée en une phrase mémorable de Malraux dans le
décret fondateur de juillet 1959 :
« La mission est de rendre accessibles les oeuvres
capitales de l'humanité, et
d'abord de la France, au plus grand
nombre possible de français : assurer la
plus vaste audience à
notre patrimoine culturel et favoriser la création des
oeuvres d'art
et de l'esprit qui l'enrichissent »32
Ce n'est pas par l'éducation culturelle ou par la
pratique artistique que devait passer la démocratisation selon la
philosophie de Malraux, mais par la « mise en présence de l'art
» explique Philippe Urfalino. Il n'y avait donc pas de notion de
médiation ou d'apprentissage comme on le défend tend aujourd'hui.
Au contraire, ce qu'on peut retenir de la politique culturelle de cette
époque, c'est qu'elle s'oppose clairement à l'éducation,
dans le sens où l'art n'avait pas à passer par l'enseignement qui
revêt bien d'autres rôles. Bien que nous ayons montré les
limites de cette conception dans notre précédent travail de
recherche, en expliquant qu'inscrire au programme scolaire ou en guise
d'activité extra-scolaire, la culture et l'art ne pouvait être que
bénéfique et permettre à tous d'avoir les mêmes
acquis, nous devons bien reconnaître au fur et à mesure de nos
analyses, que la spontanéité artistique est aussi une
expérience de qualité, et une expérience mémorable.
Ainsi, si nous tirons les fils de cette histoire des politiques culturelles, ne
comprenons-nous pas de façon assez évidente que le
théâtre de rue, est, en un sens, la forme la plus directe de mise
en présence de l'art ? Il suffit d'imaginer la scène suivante :
un groupe d'amis que l'on nommera groupe A et une famille que l'on appellera
groupe B. Tout les oppose sociologiquement. Ils prennent alors deux rues
différentes au sein d'un même centre-ville, rentrant chez eux,
allant ou travail, ou se dirigeant vers un commerce peu importe. Au carrefour
de ces rues, ils aperçoivent un petit rassemblement, et des voix qui
s'élèvent. Les deux groupes, naturellement, parce que l'humain
est de nature curieuse et assoiffé de savoir, se dirigent timidement
vers l'assemblée, et finalement, sont mis presque malgré eux, en
présence de l'art. Nulle médiation, nul apprentissage requis au
préalable, juste être là au bon moment, au bon endroit. Et
l'être ensemble. C'est en cela que le théâtre de rue brise
les codes, favorise le lien entre les hommes, et permet de
32 André Malraux, 24 juillet 1959 sur la
mission et l'organisation du ministère, cité in Philippe
Urfalino
43
partager un instant collectif. C'est en cela, que le
théâtre en espace public permet de mettre en pratique la notion de
démocratisation culturelle, c'est-à-dire de rendre la culture
accessible à tout le monde.
De plus, n'oublions pas que l'art de la rue ne consiste pas
à déplacer une scène en extérieur. C'est un autre
mode d'expression, une forme novatrice d'art théâtral. L'espace
public est un décor inspirant, qui est moteur de création. C'est
donc une délocalisation
L'étude sociologique de référence «
Les pratiques culturelles des Français » réalisée par
Pierre Bourdieu à son origine et réactualisée
dernièrement en 2008 par le Ministère de la Culture et de la
Communication met en lumière un élément
intéressant. Nous pouvons observer que si les chiffres de
fréquentation des salles ne cessent d'augmenter, un clivage sociologique
se fait sentir. En effet, depuis Malraux les lieux de représentation se
sont multipliés, avec une volonté d'accès à la
culture pour tous. Des réductions tarifaires ont été mises
en place pour faciliter l'accès aux plus défavorisés, des
actions culturelles sont menées en direction du tout public, mais ces
lieux ne sont pas, dans les mentalités, d'une grande
accessibilité. Nous pouvons imaginer que le « paraître »
si important depuis des siècles dans le public de théâtre,
l'image que l'on souhaite renvoyer en « allant au théâtre
», perdure encore un peu, et exclut de fait une partie de la
population.
c) Un théâtre plus accessible
En effet, une question rôde dans l'imaginaire collectif,
dans ce que de nombreux journaux écrivent, ou dans ce qui passe pour
être la doxa. Il s'agit de la proposition tarifaire liée
obligatoirement à toute pensée sur la culture. On entend souvent
dire que la culture n'est pas une priorité, qu'il y a des
éléments nécessaires, vitaux dans lesquels l'argent a plus
de raisons d'être placé, qu'il s'agit d'un luxe, ou encore que
tout le monde ne peut pas se le permettre.
Si cela est sujet à débat et peut se
défendre quant à la culture institutionnelle - les musées
devant s'autofinancer de plus en plus, ils imposent une politique tarifaire peu
attractive, les prix des places pour une pièce de théâtre
peut être hors de prix si on souhaite ne pas
44
être placé au « poulailler ». - il ne
s'agit pas d'un argumentaire valable pour le théâtre en espace
public qui bien souvent, pour des raisons pratiques, et pour une
fidélité à des principes socio-politiques, ne s'embarrasse
pas d'une billetterie, et donne à voir des propositions artistiques de
qualité gratuitement à qui le souhaite.
Il s'agit donc bien d'un théâtre beaucoup plus
accessible sur le plan financier. Il sera difficile pour ses détracteurs
de dire que c'est une culture du superflu, une culture du luxe, une culture
inutile qui nous coûte trop cher.
En revanche, c'est la notion de lieu qui nous intéresse
principalement. L'art de la rue est-il plus accessible spatialement de par sa
position urbaine que dans une salle fermée et clairement
identifiée ? C'est justement ce dernier terme qui nous plonge dans une
certaine réflexion. La question de l'identification. Tout comme à
l'occasion de notre mémoire de maitrise33, c'est la question
du non-lieu que nous souhaitons observer. Il faut bien reconnaître que
même si dans sa dénomination « théâtre de rue
», le lieu est clairement annoncé contrairement à «
Opéra-théâtre » par exemple qui ne voit pas lui
succéder un complément circonstanciel de lieu, l'espace
scénique de ce type de théâtre n'est pas très clair,
et n'est pas réellement identifié. Il est facile de se renseigner
pour savoir où se trouve telle ou telle salle de théâtre.
Beaucoup moins pour savoir par où est partie la déambulation qui
était tout à l'heure au milieu de la place principale.
Certes, de nombreuses troupes de théâtre,
manquant de moyens, n'ont aucun lieu pour répéter, ce qui montre
l'absence d'intérêt aux yeux des dirigeants pour la culture. Mais,
là n'est pas la question, pour la proposition artistique qu'est le
théâtre de rue, la rue est un choix. Or, un lieu est aussi un
symbole. Et ce symbole n'existe pas vraiment s'il n'y a pas de marquage au sol.
Un lieu permet la vie. La vie des projets, d'une ville, la vie de l'art. Mais
il faut ajouter à cela que c'est cette part d'imprévu, de
non-lieu, qui crée l'originalité et rend cette forme
théâtrale finalement plus accessible, parce qu'elle peut survenir
partout. Partout où les partis extrémistes ne seront pas au
pouvoir tout du moins, et n'auront pas encore stoppé toute forme de
liberté d'expression.
33 Marion Delpeuch, L'action culturelle
à l'Université. Le service-Universités-Culture (SUC) de
Clermont-Ferrand : un non-lieu culturel au sein de l'institution
universitaire, Mémoire de maitrise, 2015, 111p.
45
Pour étayer notre analyse, nous pensons au Festival
Passages, festival de théâtre qui prend place à Metz au
mois d'avril de façon bissextile, et qui fait fi des codes
également. Est-ce que l'on peut appeler ça du
théâtre de rue, nous ne pensons pas. Il s'agirait plutôt de
théâtre itinérant. Quelle différence ? Le
théâtre itinérant prend certes ses quartiers dans l'espace
public bien souvent, mais n'exclut pas d'être joué en
intérieur (chapiteau, construction mobile), et se déplace de
ville en ville. On parle également de théâtre ambulant,
c'est-à-dire un théâtre qui se déplace, qui effectue
un mouvement spatial, ce n'est pas la même volonté que le
théâtre de rue qui sort de la salle pour créer à
partir de la rue et pour la rue. Pourtant, c'est une forme qui émerge
également, et qui peut être une réponse au fait de sortir
des normes institutionnelles. Mais nous devons remarquer que cet exemple
précis est payant. Le petit village créé pour l'occasion,
s'il permet de se plonger dans un ailleurs, s'il brise les codes
également, n'est pas accessible à tous de par le coût qu'il
induit pour chaque spectacle, et sa position spatiale est perçue comme
fermée sur elle-même, fermée aux autres. Sociologiquement,
un espace fermé ne permet pas une totale ouverture d'esprit, et n'a rien
d'avenant. Le théâtre à ciel ouvert, et à
barrières inexistantes, est une forme de culture qui vient au public,
qui se déplace sur son lieu de passage, de vie.
C'est en étudiant de près l'enquête des
pratiques culturelles des Français de 200834 que nous
souhaitons observer si des différences sociologiques ou de
fréquentation du public sont notables entre le théâtre en
salle et le théâtre de rue afin d'étayer notre analyse.
Sur 100 personnes de chaque groupe interrogées, 11% de
cadres35 n'ont jamais assisté à une pièce de
théâtre, alors que 18% déclarent n'avoir jamais
assisté à un spectacle de rue. Une légère
différence donc qui semble montrer que les personnes sociologiquement en
haut de l'échelle, assistent davantage à des pièces de
théâtre en salle qu'à du théâtre de rue. Mais
la différence la plus remarquable peut-être est celle du groupe de
la catégorie socio-professionnelle ouvrière. 67% des ouvriers
interrogés n'ont jamais été voir une pièce de
théâtre alors que « seulement » 39% déclarent
n'avoir jamais vu un spectacle de
34 « Les pratiques culturelles des Français »,
Département des études, de la prospective et des statistiques,
Ministère de la Culture et de la Communication.
www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/08resultat_chap7.php
35 Voir Annexe 6 : Enquête des pratiques
culturelles des Français
46
rue. Globalement, cette catégorie se déplace
donc davantage pour de l'art de la rue que pour une pièce de
théâtre en salle. La comparaison est également
intéressante concernant la fréquentation selon le niveau
d'études. En effet, seuls 9 % des bac +4 ou plus affirment ne jamais
avoir assisté à une pièce de théâtre
jouée par des professionnels, tandis que 53% des non
diplômés n'ont jamais mis les pieds dans un théâtre.
Ces statistiques montrent que plus le niveau de vie et de diplôme est
élevé, plus on fréquente les théâtres. Les
arts de la rue creusent moins de différence dans la mesure 17% des bacs
+ 4 ou plus n'y ont jamais assisté, et 51% des sans diplômes
interrogés. Un grand écart subsiste sociologiquement, mais
l'écart est amoindri dans le cas du théâtre de rue.
Une autre étude concernant les types de spectacles vus
au cours des 12 derniers mois est éclairante. 21% des non
diplômés interrogés déclarent avoir assisté
à un spectacle de rue, et seuls 9% ont été voir une
pièce de théâtre. Chez les bac +4 ou plus, 53% ont vu du
théâtre en espace public, 47% du théâtre
traditionnel. Chez les cadres, 53% également ont vu du
théâtre de rue, et 48% du théâtre en salle. Pour les
ouvriers en revanche, le clivage est clair : 32% ont vu du théâtre
en plein air, et seulement 7% ont été dans un lieu de
représentation institutionnel pour voir une pièce de
théâtre. Enfin, parmi la fréquentation des spectacles de
rue, 30% des cadres ont assisté à des festivals d'arts de la rue,
contre 19% d'ouvriers ; concernant ces derniers, ils ont surtout assisté
à de grands événements plus « populaires » tels
que le 14 juillet, avec un pourcentage de 63%.
Ainsi, le théâtre de rue semble toucher davantage
de personnes et réduit les écarts sociologiques. L'espace public
met tout le monde d'accord, il y a beaucoup moins de prérequis, et la
catégorie de personne la moins aisée ira davantage voir ce genre
de proposition artistique qu'une pièce dans une salle de
théâtre. Néanmoins, il convient de remarquer que si toute
catégorie socio-professionnelle favorise le spectacle de rue au
théâtre, une partie d'entre eux n'assiste pas pour autant à
des représentations artistiques professionnelles, à des
rendez-vous culturels spécialisés dans le théâtre en
espace public, mais surtout à des événements
fédérateurs et très médiatisés comme la
Fête de la Musique. Les arts de la rue souffrent donc encore de leur
image de saltimbanques, et seule leur reconnaissance reste à
développer. Un effort doit donc être fait pour démocratiser
le théâtre de rue, le faire connaître au tout public, afin
de favoriser un réel
47
accès à la culture pour tous. Néanmoins,
cela semble être davantage par méconnaissance que par rejet que la
population n'assiste pas assez à ce type d'offre culturelle,
contrairement au théâtre qui creuse les écarts, et demeure
malgré l'ouverture de ses portes à tous, encore trop
élitiste. Il faut reconnaître également qu'assister
à une représentation de théâtre de rue ne suppose
pas le même effort psychologique que celui d'entrer physiquement à
l'intérieur d'une salle.
Amener le théâtre vers le public suppose un
mouvement spatial, une dynamique de l'espace qui pose donc la question d'un
lieu ouvert pour accueillir cette forme artistique.
II- LA QUESTION DU LIEU
Notre précédent mémoire de maîtrise
montrait l'utilité, voire la nécessité de créer un
lieu pour la culture à l'université, les dangers du «
non-lieu ». Si cela semblait valable pour l'institution universitaire - en
effet, il semble étrange de penser sortir du cadre institutionnel au
sein de l'espace physique de l'institution elle-même - on peut se
demander si pour autant, l'avenir de certaines formes artistiques et de leur
expansion jusqu'aux sensibilités du public, ne devrait pas se faire en
dehors des lieux imposés par l'histoire.
Après avoir passé des siècles à
construire des lieux pour la culture, le « devenir culturel »
pourrait bien être dans le développement de formes dites «
originales ». Entendons-nous bien, ce que nous appelons original
aujourd'hui ne le sera plus demain.
Nous pensons que marquer son originalité, son
décalage, fait parler, donc fait connaître voire
reconnaître, et fait donc évoluer le secteur. Cela voudrait-il
dire que la marginalité de certaines compagnies, certaines idées
artistiques, certains groupes, ne serait qu'un phénomène de mode
?
48
A) Interaction entre l'espace, le public et les acteurs
a) Un art participatif
L'art de la rue permet d'impliquer ses habitants, de leur
faire découvrir leur territoire, leurs traditions, mais aussi leur
propre vie. On parle de « travail avec les habitants ». Le
participatif semble être à la mode ces dernières
années, mais nous n'allons pas entrer dans ce débat-là, ce
que nous essayons de montrer c'est le lien puissant qu'il existe entre
l'espace, le public et les acteurs, et dans quelle mesure les habitants
deviennent acteurs de leur territoire. Nous sommes partis d'une anecdote sur
Brecht, dramaturge allemand, pour étayer nos propos. Lorsqu'il dirigeait
un atelier de théâtre à destination des professionnels, il
dit à l'un des acteurs : « Tu rentres du travail, tu es
fatigué, tu t'assieds sur une chaise et tu lis le journal. », le
premier comédien passe et Brecht dit « C'est pas ça. ».
Le deuxième comédien passe, et Brecht lui donne la même
réponse. Il a alors l'idée de demander à un amateur de le
faire. Il y a un homme dans la salle qui se lève, il est ouvrier. Il
rentre du travail, il s'assied sur la chaise et il lit le journal. Et
là, Brecht dit « C'est ça. ». Cet exemple montre que
certaines personnes ont une sensibilité qui suffit, le jeu actoral n'est
plus le seul gage de qualité d'un message délivré au
public. Il faut du vrai, du réel, quelque chose qui sonne juste. Tous
les comédiens surjouent, un habitant du quartier, à qui l'on va
demander quelque chose qui est une habitude pour lui, sera beaucoup plus
convaincant. Il y a donc une part d'improvisation à cela, mais aussi une
part d'humanité, qu'on ne retrouvera peut-être pas au
théâtre institutionnel. On peut rapprocher la dichotomie
théâtre de rue et théâtre institutionnel, du clivage
musique que l'on écoute sur un CD, et musique en live durant un concert.
Le public, les gens, les passants, font évoluer la proposition
artistique, ce qui a pour résultat une certaine forme d'unicité
à chaque représentation, aucune ne se ressemble. Seul le texte
perdure.
Nicolas Frize, compositeur, à l'initiative du projet
Rhizome pour la Citadelle d'Amiens, a dit lors de la
présentation de son projet :
« Qui décide ? Moi, avec l'intelligence de la
collégialité du lieu. Je suis dans un lieu d'espace public, je
suis au service de l'espace public. L'espace public, il est discuté par
tout le monde, et je suis au service de la discussion de tout le
49
monde, dans les limites de ne pas abîmer l'oeuvre,
mais évidemment, l'oeuvre
est complètement à
l'écoute des autres, c'est même son objet. »36
Cette explication montre bien l'interaction entre le lieu, les
habitants/spectateurs, et la proposition artistique. Ce phénomène
est commun à tous les arts de la rue, mais s'applique peut-être
davantage encore au théâtre de rue. De fait, le
théâtre à ciel ouvert permet la participation des citoyens
puisqu'il prend place dans leur espace. Nous entendons participatif au sens de
s'associer à quelque chose dans le sens dynamique, mais également
recevoir sa part de dans le sens d'avoir un retour sur l'expérience
vécue37. Participer c'est avoir un rôle dans quelque
chose, et cela permet à certaines personnes de donner un sens à
leur quête, à leur vie, à leur société.
Ainsi, le bénévolat auquel nous faisons recours dans chaque
festival est une forme de participation, les ateliers de pratique qui se
développent de plus en plus également.
Une des meilleures formes de participation est de faire jouer
ensemble acteurs professionnels et amateurs. Nous pensons notamment au
spectacle Les Gueules Noires38 produit par les Enfants du Charbon et
la Compagnie Deracinemoa, à Petite-Rosselle.
36 Floriane GABER, L'art en espace public
à Amiens, Extraits des propos échangés le 20
septembre 2014 dans le cadre de la MNACEP (Mission nationale pour l'art et la
culture dans l'espace public), Carnet n°3, Amiens, 2014, p. 27
37 Anne Gonon, Bienvenue chez vous,
Culture O Centre, aménageur culturel du territoire, Toulouse,
Editions de l'Attribut, 2013, Boulevard des Utopies, p.29
38 http://www.lesenfantsducharbon.com/
50
(c) Droits réservés
Ce spectacle qui se déploie durant plusieurs dates au
mois d'août, trouve son originalité et la puissance de son message
dans le nombre considérable de bénévoles qui jouent
auprès des professionnels. Malgré l'amateurisme, la
qualité artistique de cette forme n'est plus à prouver, et offre
une expérience unique à son public. L'ancrage territorial est
fort de par le sujet traité (les mineurs de charbon) et la participation
des habitants, des locaux, et nourri la création artistique. La
participation peut également faire découvrir le monde du
spectacle à des amateurs, les coulisses du théâtre de rue,
et permet également une éducation à ce sujet. Le
théâtre de rue peut être un art participatif qui se nourrit
de l'humain, de l'expérience, en un mot de la réalité des
choses. Sur le plan de l'écriture et de la création, c'est une
conception très éloignée du dramaturge qui griffonne son
brouillon de répliques alternées d'une dizaine de personnages,
découpées en différentes scènes. Le
théâtre de rue s'ancre dans le réel, dans le contexte, et
dans les lieux investis. Cette liberté induite par le lieu
caractérise un théâtre différent, un art de
l'expression spontanée et directe.
51
Néanmoins, un bémol est à ajouter.
Vanessa Bérot39 relève la possible perversion de cet
art dit participatif. Elle cite Joëlle Zask, qui s'intéresse aux
formes de participation, pour avertir qu'il est difficile de faire participer
sans instrumentaliser ou asservir la population au profit d'une politique
institutionnelle. Les arts de la rue, nous l'avons montré, sont une
possible porte de sortie du carcan créé par les institutions, et
pourtant, plus ils semblent tournés vers la population, plus on peut se
demander s'ils n'annihilent pas la subjectivité en les illusionnant.
L'idée défendue est que les participants ne maitrisent pas la
création, ni la forme finale, ils ne sont qu'instruments de l'art,
outils de réalisation d'une expression artistique. Il est vrai que la
propriété intellectuelle de l'oeuvre réalisée
n'appartient pas aux bénévoles qui y participent mais à la
compagnie productrice ou aux artistes. Une faille juridique donc qui nous
autorise à nuancer les bienfaits de la participation dans les arts de la
rue. Néanmoins, si cette remarque pourrait être
développée afin de connaître les tenants et aboutissants
d'une telle démarche par les artistes de rue, nous misons sur le
volontariat des habitants, l'autonomie dont ils bénéficient et
l'expérience partagée, pour avancer l'idée que le
participatif permet une intégration de la population dans la
Cité, dans leur histoire et leur patrimoine, et dans la culture de
manière générale. Il s'agit dans presque tous les cas
d'une aventure humaine particulière, qui unit les habitants, les
rassemble et leur donne l'occasion de participer à quelque chose
d'extraordinaire, compris dans le sens qui sort du quotidien. De même, le
statut bénévole de ces participants peut leur permettre de sortir
d'une société de consommation où le mot d'ordre est
argent. C'est une expérience en dehors du temps mais bien ancrée
dans une spatialité, en vue d'un partage émotionnel.
b) Spontanéité,
immédiateté, éphémérité : Un instant
collectif pour une mémoire collective
« Le spectacle se présente à la fois
comme la société même, comme une
partie de la
société, et comme instrument d'unification. En tant que partie
de
la société, il est expressément le secteur qui
concentre tout regard et toute
conscience. Du fait même que ce secteur
est séparé, il est le lieu du regard
39 Vanessa Bérot, Projets culturels
participatifs dans l'espace public : quelle mise en oeuvre des droits culturels
dans les arts de la rue ?, sous la direction de Germinal Climent,
Toulouse, 2014, p.55
52
abusé et de la fausse conscience ; et l'unification
qu'il accomplit n'est rien d'autre qu'un langage officiel de la
séparation généralisée. »40
Dans son ouvrage, Guy Debord, à l'instar de Marx, juge
et critique ouvertement la société dite « spectaculaire
». Dans cette réflexion, il nous fait remarquer que le spectacle
sert au rassemblement social, mais qu'il ne serait que le reflet d'une
société divisée, une société de consommation
qu'il blâme. Le terme de séparation est important chez Debord. A
son sens, le spectacle est un instrument politique pour tenir le peuple
encadré dans un modèle imposé. Ce serait comme un
instrument de propagande. Peut-on dire la même chose du spectacle de rue,
qui lui-même se joue des codes, et cherche à rompre avec toute
aliénation ? Dans un sens nous pouvons arguer que le
théâtre de rue ne vise qu'à unir les gens les uns avec les
autres. Mais vivre un instant commun ou le public ne forme qu'un peut
déjà être le cas dans du théâtre en salle, ou
devant une oeuvre d'art dans un musée. Etre à l'extérieur,
happé par les bruits de la ville, pourrait nous faire tendre à
croire que le théâtre de rue ne permet pas ce lien social, ce
moment fédérateur qui est le propre de l'art.
« La connaissance du patrimoine culturel de
l'humanité, sans exclusive, fait
partie de la formation du citoyen
éclairé, comme de l'homme accompli. La vie
sociale et
politique, elle-même, peut s'en nourrir pour élargir le champ
des
références qu'elle prend en compte. Sans cela, le
présent-prison dicterait ses
limites et ses faux-semblants. Bref, les
citoyens d'aujourd'hui, au lieu de
s'enfermer dans les
préjugés de l'heure et les mimétismes que suscitent
les
médias, peuvent avoir l'âge de toute humanité :
forts d'un héritage culturel de
deux millénaires et plus, ils
font de la mémoire des oeuvres et des luttes, des
témoignages
spirituels et des conquêtes de la raison, le levier d'une
lucidité
toujours difficile à construire, mais aussi
essentielle à la conduite de la vie
qu'à l'exercice de la
citoyenneté. »41
En effet, il serait stérilisant de s'enfermer dans ce
que d'autres ont construit avant nous pour le répéter à
l'infini, sans rien changer. De fait, l'art est en constante mutation et
évolution. Il faut donc faire toujours mieux, pour rassembler les
citoyens. La culture, au sens large de comportements acquis par un groupe
d'individus donné unis par une tradition commune, et au sens
figuré d'ensemble intellectuel et artistique, est une arme de
désenfermement. L'art de la rue permet en ce sens une expérience
partagée et dynamique, une libération vers d'autres perspectives,
d'autres possibilités. C'est une ouverture à l'universel, c'est
pourquoi l'art sépare autant qu'il unit.
40 Guy Debord, La société du
Spectacle, Gallimard, Paris, 1992, p.16
41 Henri Pena-Ruiz, Qu'est-ce que la
laïcité ?, Gallimard, Paris, 2003, 352p.
53
Le théâtre de rue particulièrement, permet
une expérience éphémère mais marquante. En effet,
il est important de noter ce que nous annoncions en introduction, à
savoir la spontanéité, l'immédiateté et
l'éphémérité du spectacle de rue. Ces trois termes
sont importants car ils définissent à eux-seuls tout l'effet et
donc la réception que peut avoir cette forme artistique. Spontané
parce que le théâtre en plein air s'empare du lieu commun, du lieu
de passage, pour offrir à voir quelque chose. Telle une oeuvre
artistique qui sauterait aux yeux des passants, par surprise, sans
préparation, au milieu de leur quotidien.
Immédiateté, dans le sens étymologique de
dénué de médiation, un peu pour cette même raison
qui fait que le public ne passe pas par ce stade de préparation
réservé aux salles. Dans les lieux conventionnels le public passe
par un système de réservation bien souvent, puis de billetterie -
il faut penser à prendre son billet sur soi, ne pas le perdre, avoir la
patience de faire la queue devant la billetterie ou les ouvreurs(euses), pour
valider son entrée -, puis de placement selon des règles
sociologiques précises. On se prépare également en amont
tant physiquement que psychologiquement. On s'attend tout à fait
à la représentation à laquelle on va assister, on l'a
anticipée. Et une fois dans la salle, face à l'oeuvre, l'espace
est divisé entre les acteurs et le public par une sorte de mur, la
représentation est plus indirecte, la position corporelle des
spectateurs l'induit. En évoquant la métaphore du mur, nous
pouvons dire ironiquement que le théâtre de rue au contraire
rétabli le fameux 4ème mur dont parlait Diderot pour
le théâtre en salle. Le 4ème mur était ce qui
rendait justement l'action théâtrale plus vraie et
réaliste, dans la mesure où les personnages jouaient comme s'ils
ignoraient la présence du public. De fait, le théâtre de
rue casse ces préparations et médiations là et semble
s'ancrer dans le territoire de façon naturelle et leur jeu est direct.
Les acteurs de rue semblent jouer comme s'ils ignoraient la présence du
public. Leur présence au coeur de l'urbanisation, au milieu des bruits
de la ville semble aller de soi, et c'est ce rapport-là qui crée
l'immédiateté du spectacle de rue.
Spontanéité, immédiateté et
éphémérité donc. En effet, l'art de la rue est
éphémère, ou du moins le parait par rapport au
théâtre de salle. Concrètement, il est évident
qu'une représentation en espace public d'une heure et une pièce
de théâtre d'une
54
heure paraissent obtenir le même degré
d'éphémérité. Mais d'une part précision
qu'un spectacle de rue dure généralement entre 30 minutes et une
heure, mais rarement plus, alors que les pièces de théâtre
de moins d'une heure et demi sont rares. Donc le théâtre de rue
est un éclair par rapport à l'oeuvre théâtrale
créée pour la salle. D'autre part la différence
réside dans l'argument de l'espace et du temps. Le théâtre
en salle, se déroulant dans un lieu clos, enferme avec lui cette
expérience vécue par le public. Une pièce de
théâtre se déroule dans un temps donné et une
spatialité donnée. Son souvenir pour le public est donc
précise et peu surprenant, on peut le garder comme un bon souvenir si la
qualité artistique a été satisfaisante, ou le confier au
tri de la mémoire sélective pour choisir de ne plus s'en
rappeler.
Pour le théâtre de rue, la démarche est
différente. Il est rapide, en situation directe pour le public nous
l'avons vu, et il intervient dans l'espace public, au sens propre d'intervenir
c'est-à-dire, venir entre quelqu'un ou quelque chose. Le
théâtre de rue s'invite, le théâtre en salle nous
invite. Ainsi ce que l'on appellera ici l'instant, marque
davantage le public, les passants, ou les artistes eux-mêmes. Car l'art
de la rue est soumis à l'imprévu, et l'imprévu, le non
calculé crée de la qualité artistique, crée du
beau, crée de l'art.
« C'est l'instant de magie par excellence où
tout le monde a le nez en l'air, comme des mômes. Moment
privilégié où la foule vibre à l'unisson.
C'est
l'occasion d'imprimer dans le paysage urbain des images
fugitives. Le
bouffon vient tutoyer l'architecte. Mirages restant
gravés dans la mémoire
collective. »42
Cette émotion partagée par la Compagnie Transe
Express dans ses propos, illustre tout à fait notre idée. Avant
la représentation nous avons la communication faite en amont qui permet
d'établir le premier lien entre artiste et spectateurs. Sur les lieux du
spectacle, toute signalétique, tout encadrement est une forme de
médiation au sens propre du terme. Une médiation peut
également être effectuée sur le plan de l'accès
à la culture et notamment à ce type de représentation
publique. Mais le seul lien réellement établi entre l'objet
artistique, le public et l'Etat, c'est l'instant collectif qui le crée.
Par instant collectif nous entendons cet élément qui est autant
un espace qu'un moment, un lieu qu'un temps. Et c'est cet instant
fédérateur, cet instant du commun, qui marque la
42 Compagnie Transe Express
55
mémoire, et non seulement la mémoire de chaque
individu, mais de fait la mémoire collective. N'est-ce pas là le
but de l'art que nous évoquions par la citation d'Henri Pena-Ruiz que
nous citions précédemment ? Pour paraphraser, il expliquait que
la mémoire des oeuvres et des luttes permettait l'exercice de la
citoyenneté. Ainsi l'art de la rue rempli bien sa fonction. La
connaissance des déterminismes passés permet une
compréhension éclairée du monde qui nous entoure et de
notre propre situation. Et l'expérience commune permet le jugement, la
prise de conscience et une certaine distance par rapport à ce qu'on
essaie de nous mettre dans la tête au quotidien.
B) Animation de l'espace urbain : phénomène
des festivals, une ville investie
a) Aménagement du territoire et
extériorisation civique : une ville mise en
scène
Il est important de remarquer que, bien que ce ne soit pas le
but premier des artistes, les créations des compagnies d'art de la rue,
servent immédiatement et sans intermédiaire les pouvoirs publics,
les politiques. Notamment dans l'animation de la ville, dans le fait de toucher
un large public, d'attirer les touristes, ou de mettre en avant un patrimoine.
C'est ce qui plait aux collectivités, et c'est une
caractéristique qui ne se retrouve pas dans le théâtre en
salle.
Certes, jouer dans la rue signifie mettre en mouvement la rue,
la mettre en valeur. Si les arts de la rue inquiètent les politiques de
par leur caractère immaitrisable, ils rassurent sur le plan de la mise
en lumière du patrimoine et de l'histoire locale. Nous pouvons alors
nous demander s'il y a des intérêts différents ? Une
possible coopération ? Nous avons cité dans le point
précédent le spectacle Gueules Noires. En effet Les enfants du
charbon et la Compagnie Deracinemoa oeuvre pour faire redécouvrir le
lieu minier, les pratiques historiques, les traditions, l'histoire. Ainsi ce
spectacle met en valeur le lieu, réaménage ce territoire, et
rassemble tout un public autour d'une histoire commune de leur région.
La Compagnie Deracinemoa a également créé un spectacle
intitulé Rien à voir qui permet
56
de faire découvrir un lieu sous un autre visage. En
effet c'est par le comique et l'absurde que les artistes guident les
spectateurs à travers une spatialité qu'ils croyaient connaitre
mais qu'ils découvriront autrement.
« Rien à voir interroge avec beaucoup d'humour le
tourisme de masse, la société des loisirs et le monde du
savoir... et ne répond qu'à travers un grand éclat de
rire. »43
C'est donc bien une mise en espace et une mise en valeur de
cet espace en direction d'un public. Il y a une sorte de démarche
pédagogique dans les arts de la rue finalement. On apprend quelque chose
du territoire où se déploie le public. Et la
décentralisation permet un lien constant avec le public, un ancrage plus
fort dans la réalité et dans le lieu lui-même.
Nous avons pu remarquer, à travers l'exemple du
Festival Hop Hop Hop l'été dernier à Metz, que le
patrimoine était au coeur de la manifestation dans la bouche des
politiques. C'est ce qui les intéresse directement, car cela aura un
impact touristique réel. Par exemple, sur le stand « point info
» destiné à la vente de produits dérivés
à l'image du festival, une boîte et des cartes de soutien pour la
candidature au patrimoine mondial de l'UNESCO étaient mis à
disposition. Ainsi, la communication de la Ville, appuyée par les
volontés politiques municipales, a mis l'accent sur cet aspect
patrimonial, et a profité du festival pour mettre en lumière ce
projet. Les Fêtes de la Mirabelle à Metz qui s'orientent de plus
en plus arts de la rue, avec la venue notamment de Transe Express, ont agit de
la même manière, avec un espace dédié au soutien
à la candidature. En somme, le lieu est investi par la foule, les
artistes y font référence dans leurs spectacles, et des agents de
la ville sont là pour remettre l'accent sur le patrimoine à
travers cette démarche communicationnelle.
Cet aspect fonctionne dans les deux sens, la compagnie afin de
rester dans les faveurs des politiques culturelles fait également sa
part du marché implicitement en mettant les propositions artistiques au
service de l'architecture et du patrimoine. Nous citerons par exemple la
compagnie Le Nom du Titre, qui avec son spectacle La Foirce entendait
déplacer la cathédrale Saint-Etienne afin de l'orienter vers
Strasbourg. Son intérêt général
43 http://www.deracinemoa.eu/
57
n'est donc plus à prouver, et même pour les
demandes de subventions, la mise en lumière du patrimoine est un
argument qui peut faire la différence auprès des dirigeants.
(c) Morgan Biétry
Une double démarche donc, à la fois patrimoniale
et politique puisque cela est intervenu au milieu des débats sur la
fusion des régions. Sachant que l'Alsace et la Lorraine ne s'entendent
pas historiquement, la Compagnie Deracinemoa, productrice du festival, a choisi
d'unifier ces deux régions qui ont maintenant fusionné.
Traité sur le ton de l'humour, cela reste à la fois politique
pour l'image, et provocateur dans la comédie.
Mais surtout c'est le phénomène des festivals
qui participe à l'aménagement du territoire, et à
l'animation de l'espace urbain. En effet, un festival s'étalant toujours
sur plusieurs jours, il permet un rendez-vous annuel donc régulier du
public, souvent un village est dédié pour la restauration et la
vente de produits dérivés, ce qui offre une ambiance hors du
temps, et hors de l'espace également. La ville ou du moins une partie de
la ville est transformée en espace culturel à ciel ouvert ; cela
bouscule la routine urbaine. Cela rend possible une intégration civique
des habitants. Tout le monde se mélange et appartient au même
territoire, un espace en mutation durant une durée
déterminée.
58
Ainsi la ville est mise en scène, et c'est un aspect
unique dans le domaine artistique, permis seulement par le théâtre
de rue.
« A un premier niveau, celui de l'écriture
poétique et de l'expression des corps, l'expérience urbaine se
présente sous la forme d'une infinité de trajectoires qui,
indissociables de la mobilité corporelle, dessinent un imaginaire, un
espace mental, et permettent un affranchissement, une
émancipation. »44
Olivier Mongin entend par émancipation le fait que
l'individu, cloîtré dans un intérieur, un chez soi, une
routine de vie, s'extériorise dans l'espace public par la culture et
s'expose à la pluralité, à l'autre et au monde. Il voit la
ville comme « théâtre de la vita activa ».
Avant toute démarche culturelle pour investir la ville, celle-ci est
déjà une scène publique. C'est dans la polis, au
sein de la Cité que se mettent en scène les orateurs dans
l'Antiquité déjà, et c'est surtout le lieu de toute les
ostentations. Le théâtre n'est, finalement, qu'une autre forme de
langage de l'espace public. L'espace urbain est le lieu de rencontre entre
toutes les cultures, tous les rangs sociaux, toutes les histoires. Le
théâtre ne fait qu'unifier cette démarche :
« La ville ne donne donc pas lieu à une
opposition entre le sujet individuel,
jouisseur d'une expérience
corporelle toujours réinventée, et une action
publique
organisée, elle génère au contraire une expérience
qui entrelace
l'individuel et le collectif, elle se met elle-même en
scène en jetant les tréteaux
sur les places. »45
La ville est mise en forme, elle est mise en scène,
mise en langage, elle est poétique. Les artistes de rue construisent la
ville selon l'image qu'ils s'en font, construisent une réalité
selon la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi, le
théâtre en espace public permet une animation du territoire, mais
aussi une mise en valeur de l'urbanisme et des histoires locales, ce qui a pour
effet immédiat d'impliquer les citoyens dans leur espace de vie, leur
espace civique. Une démarche multiple donc que revêt le
théâtre de rue. Bien plus qu'un art, il s'agit d'un instrument
d'aménagement de la spatialité. Le festival d'art de la rue
notamment, permet de créer un autre territoire, une nouvelle
géographie, un nouvel espace de jeu. La ville est transformée par
la culture.
44 Olivier Mongin, La condition urbaine,
la ville à l'heure de la mondialisation, Editions du Seuil,
2005, p.52
45 Jacques Le Goff, in Histoire de la France
urbaine, Georges Duby (dir.), tome 2 : La Ville
médiévale, Editions du Seuil, Paris, 1980, p.382
59
b) Etude de cas : le festival Hop Hop Hop à
Metz
A la lumière de ces réflexions, nous choisissons
d'illustrer cette idée d'animation de la ville et de mise en valeur du
patrimoine urbain, par un exemple local et reconnu, le festival Hop Hop Hop
à Metz dont nous avons été familiers. Le festival Hop Hop
Hop46 vient de fêter sa 7ème édition
cet été, du 7 au 10 juillet, dans le centre-ville de Metz. Etant
aux premières loges de l'organisation, en réalisant notre stage
dans l'association productrice, la Compagnie Deracinemoa, nous sommes en mesure
de constater le rôle d'un tel événement dans l'espace
public.
La présence des artistes au coeur de la cité, se
servant du lieu, de la place publique pour leur jeu permet clairement une
animation de l'espace urbain. Pour éviter toute méprise, nous
tenons à rajouter que le terme « animation » n'est pas vu ici
comme le fait de voir la culture comme une animation, mais bien comme un art
qui, parmi ses multiples casquettes, anime, c'est-à-dire qui rend
vivant, le lieu où il s'implante. En effet, durant 4 jours, sur
plusieurs lieux de la ville, une sorte d'unification des lieux se fait, et une
rencontre entre les habitants et touristes également. Un jour, l'adjoint
à la culture de la ville nous a dit cette phrase : « Il faut que la
communication soit exemplaire, que le pavoisement soit très visible. Je
veux que la ville entière soit aux couleurs du festival, qu'on ait
l'impression en entrant dans Metz, d'être dans une ville-festival.
». En effet, se sentir dans une ambiance festivalière est du
ressort de la communication, et de la mise en valeur par les affiches, les
couleurs, les fanions ou autres supports de communication, de l'instant
culturel qui va se dérouler pendant quelques jours. C'est
précisément sur la communication que nous avons travaillé
durant six mois, c'est pourquoi nous savons que l'ambiance, et la ville mise en
scène que nous évoquions précédemment, est permise
par le visuel en grande partie.
Hop Hop Hop vise à décloisonner l'offre
artistique existante. Sa ligne artistique favorise l'approche populaire et
démocratique du public vers toutes les disciplines du spectacle vivant.
Le festical d'art de la rue messin en 2016, c'est 85 artistes
46 http://hophophop.eu/
60
internationaux, 25 compagnies, 106 représentations
gratuites, 120 bénévoles et 12 lieux de représentation.
Loin de tout amateurisme cette édition s'est distinguée par des
propositions artistiques de qualité, accessibles à tous. Festival
de l'absurde, du comique, mais qui vise avant tout à faire passer des
messages à son public, Hop Hop Hop s'inscrit dans la durée parce
qu'il est porté par une compagnie spécialisée en arts de
la rue, et qui connait les enjeux d'un tel secteur, contrairement à
d'autres festivals qui sont portés par la municipalité
directement. C'est une tendance fédératrice qui motive l'action
du festival ; le but étant de faire se retrouver les gens, leur faire
vivre une expérience collective au sein d'un patrimoine de
qualité, avec des propositions artistiques internationales. Metz a la
chance de voir défiler de grands noms des arts de la rue.
Néanmoins, les financements étant en baisse, les grandes formes
sont de plus en plus supprimées, au profit de petits spectacles
joués plusieurs fois sur les quatre jours. Un aspect important des arts
de la rue, que nous n'avons pas encore évoqué jusque-là,
est sa dimension pluridisciplinaire. Si le théâtre en espace
public rassemble et anime le territoire, c'est parce qu'il tient sa
vitalité de la multiplicité des champs artistiques :
théâtre, chant, musique, cirque, jonglage, performance
acrobatique, poésie déambulatoire etc. Ainsi, chacun peut se
retrouver dans une proposition artistique.
Un aspect intéressant, quant au développement du
territoire, c'est la reconnaissance artistique qui commence à
naître sur cet événement. La région Grand Est est
une des plus active sur le plan du soutien aux arts de la rue. Si nous nous
penchons sur les adhésions 2015 à la fédération
nationale des arts de la rue, nous observons que la FAR-EST
(Fédération des Arts de la Rue Grand Est) compte 22
adhérents sur 299 à l'échelle nationale, et 28 structures
adhérentes sur les 259 en tout. De plus, sur le plan de la surface
géographique, il s'agit de la plus grande fédération
française. A titre d'exemple, la Fédération Auvergne ne
comptabilise que 3 individus adhérents et une seule structure. Quant aux
Midi-Pyrénées par exemple, aucun individu n'adhère
à la fédération, et seules 5 structures ont rejoint le
soutien et le développement de ce secteur. Ainsi, Hop Hop Hop n'est pas
Chalon dans la rue, mais tout de même, seul festival d'art de la rue
comique de l'ancienne région Lorraine, il est le lieu de rendez-vous
d'un certain nombre de programmateurs qui se déplacent afin de trouver
la perle rare artistique qu'ils pourraient acheter pour leur propre festival.
C'est un élément important, puisque la ville de Metz
61
gagne ainsi en attractivité, et l'affluence touristique
durant ces quelques jours est forte. Les festivals, quels qu'ils soient,
permettent un effervescence de l'économie locale, du tourisme et du
commerce. Par exemple, cette année le festival a choisi de
réaliser des partenariats avec 10 commerces dans le cadre du « Hop
Shop Tour », 5 restaurants pour le « Hop Miam Tour » et 8
bars/pubs pour le « Hop Pub Tour ». Initialement il s'agissait d'un
partenariat afin de nourrir le budget du festival et de permettre une source
financière importante. Mais idéologiquement, c'est surtout une
mise en valeur du territoire, du local, de la ville et ses acteurs principaux,
les commerçants. Ainsi, le public a pu se restaurer dans les restaurants
partenaires, aller boire un verre dans les bars conseillés dans le
programme, et se prendre en photo dans le cadre d'un jeu concours face aux
devantures des commerces. Cette année, Hop Hop Hop a réussi le
pari de combiner recettes financières, et mise en lumière des
acteurs de la ville et de ses ressources.
De plus, le festival s'entoure des associations locales pour
construire son événement, ce qui favorise d'autant plus son
intégration dans le paysage culturel et social de la région. En
effet, le cas du festival Hop Hop Hop nous a montré que malgré
les principes d'indépendance prônés par les artistes de
rue, se rattacher à des structures culturelles identifiées peut
être un atout. Si certains diraient qu'il vaut mieux être seul que
mal accompagné, d'autres pensent que plus on est soutenu, plus on est
fort. Ainsi, le festival messin s'est rapproché d'établissements
culturels régionaux tels que l'Opéra-théâtre, ou
encore TCRM-Blida, afin de gagner en crédibilité et en
autorité. Il s'agit d'une force notamment au regard des
subventionneurs.
En effet, comme on peut le voir sur un dossier de demande de
subvention type, il est demandé si l'association est inscrite dans une
politique publique. Il s'agit donc d'un cadre tout à fait rigide dans
lequel même les arts de la rue doivent rentrer s'ils souhaitent recevoir
une aide financière. S'il s'agit clairement d'un début
d'institutionnalisation, c'est également le prix à payer pour
conserver un peu d'indépendance et s'inscrire dans la durée.
Laurent-Guillaume Dehlinger l'explique d'ailleurs très bien
lui-même :
« Certes l'institutionnalisation a ses travers dans
la liberté de création ou surtout l'homogénéisation
des formes pour répondre à des "experts" et non directement au
public, mais elle n'en demeure pas moins nécessaire dans un
modèle économique ou le coût du travail
est élevé, réglementé et ou
la
précarité progresse. »47
Puisque nous nous attachons au rôle d'un festival de
théâtre de rue pour montrer l'implication sur le territoire,
revenons à la spatialité du festival. L'implantation
géographique du festival48 est à observer pour
comprendre le rôle du lieu dans le spectacle vivant. On observe sur la
carte ci-dessous une démultiplication des espaces de jeu, sur les places
centrales de la ville. Les cercles orange représentent les lieux de
représentation, les triangles roses sont les bars partenaires, les verts
les restaurants, et les bleus les commerces. Cette carte montre bien une
concentration dans l'hyper-centre de la ville, mais une certaine
délocalisation est à observer puisque le festival se
déplace jusqu'au Centre Pompidou-Metz - autre institution culturelle
d'importance dans la région, qui permet une reconnaissance pour le
festival également - mais aussi la Porte des Allemands qui est devenu un
élément patrimonial d'importance et chargé d'histoire pour
les messins, et la Place de la République, un peu plus excentrée.
Sur cette carte n'apparaissent pas les maisons de retraite où le
festival s'est déployé en vue d'une action culturelle envers les
personnes âgées.
62
47 Voir Annexe 5
48 Voir Annexe 7 : Carte d'implantation du festival et
des partenaires
63
(c) Studio Hussenot
Cela nous permet une double approche : celle du point de vue
patrimonial, et celle du point de vue de la puissance du festival. En un mot,
d'un côté l'opportunité offerte aux politiques locales, de
l'autre la reconnaissance apportée à la compagnie. Nous ne
connaissons pas de festival qui ne cumule pas plusieurs lieux ou qui ne fasse
pas jouer plusieurs compagnies en même temps, avec donc une
séparation du public. Hop Hop Hop n'échappe pas à cette
règle. Il s'agit d'une des premières remarques que nous avons
faite durant notre stage : « Mais, si le public veut voir ces deux
spectacles, il ne peut pas c'est à la même heure ». Oui mais
ils ont tout prévu. Les compagnies ont chacune plusieurs
représentations sur toute la durée du festival, de sorte que les
spectateurs puissent faire un marathon théâtral et admirer tous
les spectacles de son choix. Cela renforce d'autant plus
64
l'idée de village culturel que nous évoquions
précédemment, puisque les 4 jours sont d'une intensité
rare. Si bien qu'une fois fini, la ville semble un peu trop calme.
c) Un secteur économique en croissance ? Une
reconnaissance à améliorer
Devant tant d'atouts d'un festival d'art de la rue, nous
pouvons nous demander si ce secteur connait une croissance économique,
et si sa reconnaissance est établie. En réalité, il n'y a
pas d'économie propre aux arts de la rue. C'est quelque chose de bien
plus complexe que cela. Et nous ne pouvons parler de l'économie des arts
de la rue sans la lier à la reconnaissance des compagnies de
théâtre de rue. Si l'on constate depuis les années 90, une
certaine augmentation de l'offre et de la demande, le spectacle vivant mais
plus particulièrement les arts de la rue sont un secteur qui connait une
crise. Peu de compagnies sont réellement reconnues, on connait quelques
grands noms parce que les médias s'en emparent et en
général parce que les spectacles sont de grandes formes. C'est la
question de la légitimité qui nous fait mettre un point
d'interrogation à la croissance économique du secteur, notamment
par rapport au théâtre institutionnel qui lui a fait ses
preuves.
En 2000, Elena Dapporto et Dominique Sagot-Davauroux publient
une analyse49 qui met en lumière la situation
économique des arts de la rue. Ainsi les arts de la rue fondent leur
économie et donc leur survie principalement sur la vente de spectacles
dans les festivals. Cela représente environ 80% de leurs recettes. Le
théâtre de rue est un mode d'expression alternatif, donc plus
indépendant que le théâtre en salle. Les subventions sont
en baisse comme pour tout le monde culturel, et les artistes connaissent une
grande précarité.
Le Ministère de la culture semble vouloir rapprocher
l'économie de l'art de la rue de celle des spectacles en salle. Est-ce
qu'il faut nécessairement s'apparenter au modèle institutionnel
pour être reconnu ? Faut-il que l'économie soit
catégorisée pour être définie, pour être prise
en compte ?
49 Elena Dapporto et Dominique Sagot-Davauroux,
op.cit., 406p.
65
Le 24 mars 2016, nous avons assisté à
l'Assemblée Générale de la Fédération
nationale des arts de la Rue à Paris. Nous avons alors appris la fusion
du Centre National du Théâtre (CNT), avec HorsLesMurs. Cette
fusion, rejetée par les professionnels des arts de la rue, est
motivée par des raisons politiques et financières. Ainsi, ces
deux organes du spectacle vivant en France, feront toujours de l'observation
mais leurs actions seront noyées dans le théâtre, et non
spécifiques au théâtre de rue. De sorte que les arts de la
rue finissent par reposer essentiellement sur les collectivités
territoriales sur le plan du financement, et de la reconnaissance
également. La fusion s'est déroulée en juin 2016. Il est
donc difficile de parler d'une évolution croissante du secteur. Les arts
de la rue peuvent donc concentrer leurs espoirs dans la structuration des
fédérations régionales afin de regrouper les forces pour
éviter que les politiques culturelles ne se définissent sans
l'avis des professionnels du secteur. Les artistes sont souvent
éloignés des débats politiques, alors qu'ils en sont les
principaux concernés. Leur parole et leurs rêves sont importants,
leur traduction du monde est importante, leur pensée de l'humain est
importante.
Un exemple nous a frappé, le cas d'un des festivals les
plus reconnus, Chalon dans la rue. Le rendez-vous annuel des arts de la rue est
en danger, et connait de grandes difficultés. En effet, depuis 2015, le
maire de Chalon-sur-Saône, par là même président du
CNAR des Abattoirs, déclare ne plus soutenir le festival à
l'identique. C'est 400 000 euros en moins qui ont été
retirés sur le budget du CNAR et donc du festival. De nouvelles baisses
étaient à prévoir pour 2016. La difficulté de
Chalon est d'être régi par la municipalité, principal
financeur du festival, sans quoi les arts de la rue ne pourront plus se donner
rendez-vous tous les été dans la région Grand Est. C'est
la FNAR qui s'occupe d'instaurer un dialogue et une négociation avec le
maire, mais celui-ci ne semble pas coopératif. Selon le maire, le CNAR
n'est pas nécessaire, ce qui entraine une menace de
délabellisation par l'Etat. Il a d'ailleurs été question
d'une SMAC à la place des Abattoirs, ce qui montre bien un
désintérêt croissant pour les arts de la rue au profit de
la musique. L'un des membres de la FNAR a déclaré lors de
l'Assemblée Générale, que Chalon était peu visible
et donc peu défendable. Pour lui les arts de la rue s'embourgeoisent, et
« s'avignonisent ». En rendant un festival indispensable, on ne peut
plus bouger les choses. La situation est telle que même les artistes ne
peuvent pas se
66
mobiliser avec la baisse considérable de moyens. La
Ville de Chalon veut faire de l'animation, de la production de spectacles.
Beaucoup sont d'accord avec le fait que si le CNAR avait été une
association indépendante, cela aurait été
différent. Ainsi, une association commune de soutien a été
mise en place, « Les arts dans ma rue »50. Etienne Boggio,
co-président de cette association, explique qu'il voudrait «
créer une intelligence entre les artistes et la mairie ». Comment
parler de secteur en croissance quand un festival reconnu est à deux
doigts d'être annulé, et quand les artistes eux-mêmes
doivent se joindre aux collectivités pour survivre ?
L'indépendance et l'autosuffisance des arts de la rue est
terminée.
La solution serait que les programmateurs ne se
déplacent pas afin que cela ait moins d'attrait pour les compagnies.
Mais bien sûr, lorsqu'il est question de marché, les
programmateurs viennent chercher les compagnies qui pourraient les
intéresser, et c'est une aubaine pour ces dernières qui ont
besoin de cumuler les dates, sans quoi elles ne peuvent s'autofinancer. Le cas
de Chalon est donc au point mort. Beaucoup de festivals disparaissent, il
faudrait une lutte commune, une mutualisation. Cet aspect est le
problème du point de vue politique. Mais le secteur connait
également une certaine méprise par la population de
manière générale.
Pour la doxa, les artistes de rue sont vus comme des
saltimbanques. S'il s'agit bien d'une des origines du théâtre de
rue, avec le théâtre forain et les carnavals également,
précisons qu'aujourd'hui « saltimbanque » a deux
définitions : il s'agit à la fois du comédien qui a pour
mission d'amuser la foule sur la place publique, nous sommes donc davantage
dans une démarche d'animation plus que d'art, et dans un sens plus
péjoratif, il s'agit de l' « homme qui, par son manque de
sérieux, sa légèreté, ne se montre pas digne de
discrétion. » 51 . Dans les deux cas, considérer les
artistes de rue comme des saltimbanques est extrêmement réducteur
et nie la qualité artistique de cette forme d'art.
L'art de la rue est déprécié par la doxa.
En effet on perçoit depuis de nombreuses années, une
déception des gens envers la société, et
parallèlement une dévalorisation de la culture. La culture
étant du domaine du loisir, on pense que l'on peut s'en passer, que
50
http://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne/saone-et-loire/chalon-sur-saone/chalon-sur-saone-les-arts-de-la-rue-sont-en-danger-970277.html
51 TLF - Saltimbanque
67
c'est superflu, qu'il y a plus urgent et important. En somme,
que l'argent du gouvernement serait plus utile ailleurs.
Les compagnies manquent de moyens financiers, de
reconnaissance auprès du grand public, mais également
auprès des connaisseurs. En effet, dès lors que l'on se
délocalise dans l'espace public, la qualité artistique est
jugée péjorativement. On finit par confondre un peu trop
facilement art et animation.
Néanmoins, une nuance est apportée par Dominique
Sagot-Duvauroux, qui dans son ouvrage voit davantage de positif, mais l'ouvrage
datant de plus de 15ans, nous trouvons certaines affirmations contestables.
Pour lui les arts de la rue sont en effervescence, bien qu'en marge de la
culture consacrée. Il explique qu'il y a plusieurs types d'artistes dans
les arts de la rue : notamment l'artiste indépendant, qui
représente 25% de l'offre culturelle du secteur. Celui-ci propose avant
tout un savoir-faire. Selon lui, les indépendants
préfèrent une certaine précarité plutôt que
s'embarrasser de détails administratifs, en mettant en avant le fait que
les allocations au chômage pour les intermittents leur offre cette
opportunité. Nous avons du mal à concevoir cela, et à
partager l'avis de M. Sagot-Duvauroux. La précarité des artistes
est un fléau de la culture, et c'est une lutte qui devrait être
engagée contre cela. Pour avoir côtoyé des artistes de
près, nous n'avons jamais entendu l'un d'eux se complaire dans cette
situation. C'est le genre d'artiste, toujours selon lui, qui participe surtout
aux off des festivals, et qui subsiste seulement grâce à la vente
de spectacle. Face à eux, il mentionne les saltimbanques, ou les
artistes qui font la manche. La manche serait « un marché libre
»52, un test avant de proposer les spectacles aux
programmateurs. Cette conception des choses ne différencie que
très partiellement les amateurs des professionnels à notre sens,
et ne reconnait pas assez la qualité artistique des arts de la rue comme
forme d'art tout aussi noble que le théâtre, mais qui a choisi
d'utiliser la rue. Du moins si cette situation était possible en 2000,
force est de constater qu'en 2016, les festivals d'art de la rue sont en
danger, et du même coup les compagnies également.
52 Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, op.
Cit. p. 133
68
Un lien est à établir entre l'image subversive
du théâtre en espace public, où la parole est
dégagée de toute pression sociale et politique, et le soutien
économique en baisse des arts de la rue par les institutions. Sortir de
l'institution mais se rattacher financièrement à elle n'est-il
pas hypocrite ? Auquel cas, quelles sont les solutions pour subvenir sans
être redevable, sans tutelle ? Peut-être que le message doit
être encore plus fort, peut-être que c'est sur la reconnaissance
qu'il faut insister, sur le renouveau permis par cette forme artistique. En
montrant que le théâtre de rue est plus ouvert, et
s'intéresse plus sincèrement aux réalités sociales,
en se déplaçant jusqu'au public, peut-être pouvons-nous
penser qu'il gagnera en reconnaissance et se développera davantage.
C) Evolution vers un théâtre plus
ouvert
Finalement, l'écueil à éviter est de
mêler, dans les discours, les lieux, et l'institution. Après
toutes ces pistes dégagées, nous comprenons que ce que fuit l'art
de la rue, ce n'est pas un lieu, mais c'est le cadre qu'un lieu fermé
impose. Après réflexion, nous constatons quelque chose de
très trivial : n'importe quel art a besoin d'un lieu. Un lieu pour
créer, un lieu pour diffuser, un lieu pour partager, pour montrer. Un
lieu pour dire. La rue, bien qu'elle ne soit pas close sur elle-même,
bien qu'elle soit plus libre, est un lieu, un lieu conventionnel
puisqu'urbanisé. Mais avant tout un lieu, jusqu'alors, plus ou moins
libre dans lequel les trois partenaires que sont l'espace, le public et les
acteurs, se mêlent et agissent ensemble.
a) Un lieu ouvert et libre : la rue
La rue est un lieu, un espace public dans le sens ouvert
à tous, sans restriction. C'est le lieu de la liberté. Il y a
trois façons de comprendre la liberté : la liberté comme
absence de contraintes, la liberté comme possibilité de faire ou
de ne pas faire, la liberté comme déploiement dans le monde.
Laeticia Lafforgue, de la Khta Compagnie, explique lors de
l'émission La Nouvelle Vague du 11 février 2016 sur France
Culture, « La rue : Espace public, espace scénique :
69
réinvention des codes », que la rue est un lieu de
vie, un espace de vie. Pour elle, la rue est le lieu de réalisation du
projet politique de la société dans laquelle on vit, on peut y
observer la société. Laeticia Lafforgue imagine la rue comme un
parchemin, un endroit politique, un lieu d'observation. Néanmoins, et
c'est un point intéressant nous semble-t-il, elle soulève que
c'est également un lieu intime, le lieu où on se rencontre, et
où l'on peut avoir peur. La rue, la place, est un espace
d'émotion, entre l'intime et le commun, entre le personnel et le
partagé. Lorsque le théâtre investit le pavé, il
s'approprie un espace commun, et a un pouvoir d'unification.
Parce que si la rue est le lieu de tous, il est surtout le
lieu de la solitude, de l'enfermement finalement. Nous voulons dire par
là que la rue n'est pas toujours un lieu de sociabilité, on se
croise, se rencontre mais on ne se parle pas. On se frôle, se bouscule,
se regarde, mais on n'entre pas en interaction avec des inconnus pour la bonne
et simple raison que ce sont justement des inconnus. Or nous partageons tous le
même monde, le même extérieur, le même air. Montaigne
disait « On ne naît pas homme, on le devient. ». En effet, si
tout nous est donné à l'avance, si les éléments
sont présents pour favoriser la rencontre et le partage, et du
même coup la possibilité de façonner un monde, on ne le
fait pas naturellement. Il faut y travailler, il faut provoquer les choses.
Peut-être pouvons-nous voir le théâtre de rue comme
l'instrument de partage offert aux habitants afin de favoriser leur jugement
critique et de vivre, comme nous l'avons vu précédemment, une
expérience collective.
En page de garde de cette étude nous avons choisi
l'image provocatrice de l'art libre avec le sloggan « L'art est public
», métaphore à triple sens utilisée pour parler de
l'art public c'est-à-dire dans la rue, en espace public, mais aussi pour
dire que l'art, notamment le théâtre, doit être accessible
à tous, sans restriction, et que chacun doit pouvoir en faire
l'expérience, car la liberté c'est aussi ça. Et le
déplacement du spectacle vivant en plein air, entend également
favoriser l'accès à tous. Enfin, c'est à entendre
également comme « La République », afin d'annoncer qui
doit être l'acteur d'un soutien et d'une aide aux arts de la rue, la
République, le gouvernement. Un autre sens que l'on peut comprendre
également, c'est que la rue investie par l'art est le propre de la
République, notamment la République française qui
prône parmi la « liberté, égalité et
70
fraternité ». Ainsi ce slogan ouvre plusieurs
grilles de lecture, toutes aussi intéressantes les unes que les autres,
pour défendre l'idée que l'art de la rue a sa place dans le
paysage culturel, qu'il est peut-être même nécessaire, et
qu'il se déploie dans un lieu ouvert et libre : la rue.
C'est pourquoi a été créé
l'événement « Rue Libre ! ». Cela a été
annoncé comme une manifestation revendicatrice. En effet, la
liberté de la rue est ardemment défendue par les artistes, les
connaisseurs, et les professionnels du milieu, regroupés sous une seule
entité, la Fédération nationale des arts de la rue. Cette
dernière a choisi de soutenir le principe de liberté par l'action
même de jouer dans la rue. C'est donc en 2007 qu'est née «
Rue Libre ! ». L'actuelle présidente de la
Fédération, Lucile Rimbert, définit
l'événement en ces termes :
« C'est la journée nationale des arts de la rue
(1), traditionnellement
organisée pour l'unique journée de
vingt-cinq heures de l'année, celle où on
passe à
l'heure d'hiver. Nous profitons de cette heure supplémentaire
pour
remettre les pendules à l'heure... »53
C'est pleine de messages que se déroule cette
journée d'arts de la rue, afin de réagir bien souvent à
une actualité défavorable et insupportable. C'est aussi un bel
acte de solidarité, puisque dans la France entière, chaque
région se soude pour organiser cette journée. La preuve que les
arts de la rue commencent à avoir un réseau d'importance. «
L'art est l'affaire de tous, » revendiquait la FNAR dans l'appel à
mobilisation pour une politique culturelle réinventée, « La
rue est nôtre » précisent-ils aussi dans l'Edito du dossier
de presse pour Rue Libre, accompagné d'un manifeste éclairant sur
leur position face aux arts de la rue54. Ainsi, si le
théâtre de rue est un théâtre plus ouvert, c'est en
ce sens qu'il permet une liberté d'expression, de mouvement et d'action,
qui ne serait pas possible en salle.
53 Lucile Rimbert in Libération :
« Rue Libre ! » les restrictions dans l'espace public
dénaturent l'artistique, interviewée par Frédérique
Roussel, 17 octobre 2016
54 Voir Annexe 8 : Edito et manifeste Rue Libre -
FNAR
71
Par exemple, cette année, Rue Libre a duré
jusqu'au 29 octobre, et un message grandeur nature a été
délivré : une Marianne géante pour rappeler que la rue est
un lieu de liberté. Comme nous pouvons l'observer, cette statue tend la
main droite, elle semble pointer du doigt, dénoncer. Dirigée vers
les municipalités, c'est un message purement politique qu'elle apporte.
Si Laeticia Lafforgue voyait la rue comme lieu du politique, la
fédération
l'a bien appliqué en l'investissant comme tel.
Si la rue est le lieu de la peur, c'est parce que c'est le
seul endroit où il est encore permis de donner son opinion, de protester
ou de partager quelque chose, librement, et communément. Ainsi,
l'événement entend montrer que la rue est un lieu libre, mais
surtout qu'elle doit le rester. La démarche des artistes est donc de
repenser l'espace public, lui donner un nouveau sens, afin qu'il ne se perde
pas dans les méandres de la
72
société de circulation si nous osons dire,
c'est-à-dire une société de « l'homme
overbooké », du temps qui presse, ou encore de l'aliénation
au travail.
Il faut réhabituer les gens à partager leur
espace, leur vie, et à être tant acteur que destinataire de ce
partage. « Encore faut-il les autoriser à détourner -
provisoirement - les règles et les usages qui régissent
habituellement les espaces communs... » rajoute la FNAR lors de la
création de cette journée internationale des arts de la rue. Car
s'il en va d'un droit fondamental de tout être que la rue soit un lieu
librement accessible, et le lieu de la parole comme nous allons le voir, il est
nécessaire de le rappeler à tous, et la culture en espace public
peut porter cette voix-là.
b) La rue : le lieu de la parole
« La culture, pour être vivante, doit s'inscrire
dans la cité et dans la vie des
hommes qui l'habitent.
»55
Cette idée montre bien que le spectacle vivant a une
place à tenir au coeur de la ville, au coeur de la vie des habitants. La
rue c'est le lieu de la parole, le lieu de la manifestation, de la
protestation, le lieu où l'on exprime ce que l'on pense au reste du
monde. Mais c'est également, surtout depuis ces derniers mois, le lieu
de la peur, le lieu où tout peut nous arriver. Les actes terroristes qui
ont sévis ces derniers temps, montrent que la rue n'est pas un lieu de
haute sécurité, tout simplement parce que c'est un espace ouvert,
libre, et de fait incontrôlable. Alors faut-il avoir peur de ce lieu de
l'altérité, du doute et de la foule ? Plutôt que de rester
enfermer à avoir peur de ce qui arrivera demain, nous postulons que, par
l'art de la rue, celle-ci peut être investie, prise en main par ceux qui
ont les mots, ceux qui sauront donner de l'espoir, donner un sourire, ou mettre
un mot sur des sentiments éprouvés par tous. Globalement nous
dirons que s'ils sont sourds, alors il faut crier encore plus fort. La culture
peut être une arme de défense notable si elle est suivie par le
public, si elle est acte de solidarité. Dans ce cadre, la rue devient
une force, incontrôlable elle aussi.
55 Paul Rasse, Le théâtre dans l'espace public
Avignon Off , Édisud, Aix-en-Provence, 2003, p. 41
73
« L'espace public, lieu par excellence de la
confrontation et de l'altérité,
incarne ce qui fait la
société. [...] Comment, dans ces conditions,
l'artiste
entre-t-il en relation avec cet espace policé ? Quel que
soit son
positionnement (résistance, contournement, ironie,
récit...), il lui revient
d'inventer de nouveaux dispositifs
d'appréhension et de compréhension des
lieux, contre des
évidences et ses non-dits. »56
En effet, Célia Dèbre rappelle ici que l'artiste
a un rôle politique dès lors qu'il se positionne dans l'espace
commun et universel de la place publique. Il lui revient de réinventer
un espace, et un rapport aux autres. La rue c'est le lieu du lien social. Il
incombe à l'artiste de faire de ce lieu de la parole, un lieu de
liberté d'expression, dans lequel dire sera possible. C'est une
reconquête et une réinvention de l'espace public que doivent
réaliser les arts de la rue. C'est un espace vaste,
indéterminé, et non aménagé spécifiquement.
Il faut donc occuper la rue, l'habiter par la prestance de l'art et par les
mots.
Des questionnements mériteraient d'être
soulevés. Est-ce que le théâtre de rue ne pourrait pas
amener à instaurer un plus haut degré de tolérance ?
Comment une politique culturelle déterminée et provocatrice comme
celle des arts de la rue pourrait faire changer les mentalités ? En quoi
cette expérience pourrait-elle être une catharsis réelle
face à une crise et un pessimisme grandissant de nos
générations ? L'époque actuelle a besoin de changement
pour évoluer. Il y a une nécessité et une demande de
nouveauté de la part de la population française, et la culture
pourrait être un moyen d'y parvenir. Mais pour cela il faut sortir des
craintes, sortir des cadres, sortir de l'instrumentalisation. Il faut
réinventer un espace où tout reste possible. Nous postulons que
la rue peut être cet espace-là.
A titre d'exemple, évoquons le Théâtre
à Bretelles créé en 1973 à Paris, et qui
allait déjà dans ce sens-là. En effet, il s'agissait pour
Laurent Berman et Anne Quésemand de faire de la politique autrement. Ils
ont choisi la rue pour dire, la rue pour réveiller les
mentalités. Si les discours démagogiques et
surmédiatisés ne prennent pas auprès des habitants, le
théâtre lui peut peut-être être une force. Finalement
qu'est-ce que le théâtre de rue si ce n'est, dans son sens le plus
épuré, la déclamation d'un texte délivrant un
message, sur la place publique, là où tout le monde peut
l'entendre. Anne Quésemand
56 Op. cit., Célia Dèbre, Arts
Espace Public, « Art et espace public ; un sens politique ? »,
p. 28
74
explique justement que leur credo était le «
n'importe où », c'est-à-dire faire du théâtre
sans se soucier du lieu, de détails techniques ou de réception.
Et c'est en réaction aux institutions qu'ils ont voulu s'insurger. Le
regard que l'on posait sur eux était péjoratif puisqu'ils
étaient vus comme des saltimbanques et ça ne lui suffisait pas,
c'était trop réducteur par rapport à l'objectif poursuivi
; celui de confondre les gens entre eux, de confondre les cultures, les genres,
les idées, pour en ressortir plus fort et plus inspiré. Si la rue
est le lieu de la parole, elle est donc celui du possible développement
du jugement critique. Car dans l'espace public, il n'y a pas de filtre, pas de
magnéto coupé, pas de censure. Ce qui est dit est dit, même
si on l'interdit par la suite, quelques-uns l'auront entendu, et pourront
poursuivre les mêmes buts.
Aujourd'hui, si l'on a un besoin de partage, dans un lieu dont
nous sommes usagers, c'est probablement en réaction à une
société individualiste et pessimiste. La part de social, de
commun, d'expérience, disparait peu à peu au
théâtre, et la rue peut combler cela.
Mais même la rue et le théâtre qui s'y
déploie sont en train de se normaliser, de s'institutionnaliser par des
règles, mais également par la montée en puissance du
numérique. A l'heure du numérique, on ne parle plus, on
interagit, on ne voit pas, on visualise, on n'assiste pas, on vit en
différé. La surprise, l'imprévu, la rencontre inattendue
qui était un atout du théâtre en espace public disparait
peu à peu. On ne bat plus autant le pavé que dans les
années 60, on ne crie plus nos pensées à qui veut
l'entendre. C'est l'outil numérique qui s'empare de cela ; les
protestations se font sur les réseaux sociaux, on tweet une
réaction pour dire ce qu'on pense. Cela favorise probablement
l'individualisme, chacun derrière son écran pense pouvoir changer
le monde en réagissant verbalement. Mais les mots écrits puis
déclamés et mis en scène, sont plus forts que les
publications éphémères du numérique, du moins c'est
ce que pensent les défenseurs de la culture à message.
De plus, précisons que dans la rue, la médiation
est directe entre l'oeuvre présentée et le public. Or, l'art de
la rue est multi sensoriel en ce sens qu'il met en oeuvre le corps, les
mimiques, un décor, l'architecture existante, la voix, le langage,
l'écriture, les vêtements, le rapport à l'autre, et la
politique. Une multiplicité des outils donc, à ciel ouvert, pour
faire de la culture autrement. Cela rend le théâtre de rue
peut-être plus réaliste que le
75
théâtre en salle, puisqu'il est impacté
immédiatement par les réactions des gens, par les bruits de la
ville, et par les aléas. De sorte que la rue, si elle est le lieu de la
parole désenclavée, elle est aussi le lieu de l'image, de la
représentation par essence. L'espace public est le lieu où l'on
se montre, où l'on « parait », où l'on cultive une
image. C'est, ou du moins c'est censé être, un lieu libre, un lieu
d'expression, et l'expression est précisément le propre de
l'art.
III- THÉATRE DES LIBERTÉS OU LIBERTÉ
DU THÉATRE ?
Dans République57, Platon voyait le
théâtre comme néfaste puisqu'il réveillerait les
émotions du public, qui perd le contrôle de ses affects, et se
perd dans ses passions premières. Le théâtre ne serait donc
que corruption, subversion et pâle reflet de la réalité
d'après le philosophe.
A cette analyse, nous souhaiterions répondre à
Platon : n'est-ce pas là tout l'intérêt du
théâtre ? Voir une scène qui pourrait ressembler à
la réalité, mais qui ne l'est pas, avoir le doute le temps d'une
représentation de ne plus savoir si nous ne sommes pas les propres
acteurs de la pièce, et pouvoir libérer nos sentiments. La vertu
cathartique du théâtre n'est pas à négliger, et elle
est peut-être d'autant plus présente dans l'espace public,
où rien de physique n'empêche l'expression de ses émotions
et où le décor même ne peut être que réaliste
puisque c'est celui du quotidien des gens.
A) Un public plus libre et donc plus
varié
a) L'a(rt)narchie de la rue
57 Platon, La République. Du régime
politique, trad. par Pierre Pachet, Paris, 1993, pp. 509-510
76
Nous l'avons vu, et c'est notre credo, la question du lieu est
importante dans le spectacle à ciel ouvert. Si nous avons choisi de nous
demander ce que la rue pouvait faire au théâtre et vice versa, et
en quoi cela pourrait être un avenir pour l'art théâtral et
la liberté d'expression, c'est parce que l'art en plein air est
paradoxal ; à la fois libérateur et inquiétant. En effet,
l'espace extérieur est celui de tous les dangers, de tous les
aléas. Lors d'un festival de rue par exemple, on ne peut pas
prévoir les intempéries météorologiques. Notre
professeur de Conception de projets culturels, Sonia Sérafin avait pour
habitude de dire « Dans un festival, votre pire ennemi, c'est le vent.
». Certes, les aléas climatiques peuvent altérer la
proposition artistique, cela a un côté imprévisible et
immaitrisable. Il faut donc prévoir un lieu de repli à chaque
représentation ou bien assumer les annulations qui pourraient
décevoir le public, et handicaper les artistes ainsi que les
programmateurs. Il en va de la responsabilité de l'organisateur et du
directeur du festival de ne pas prendre ces considérations à la
légère. C'est pourquoi l'art de la rue est un secteur très
professionnalisé, il faut en comprendre les enjeux, pour mener à
bien un événement de la sorte. Il ne faut pas être
négligent, mais au contraire être très prévoyant.
Ainsi, le théâtre de rue nécessite des mesures de
sécurité supérieures par rapport à la salle, et
c'est peut-être là son plus gros désavantage. Dans une
salle de théâtre, tous les dispositifs sont déjà
prévus, et surtout sont permanents. En espace public, tout est à
faire, tout est à prévoir, tout est à sécuriser.
Lors des Fêtes de la Mirabelle 2015, d'énormes
rafales de vent sévissaient sur le centre-ville de Metz. Nous avions
alors un lieu de repli qui n'était autre que
l'Opéra-théâtre justement, une salle institutionnelle, si
jamais la place d'Armes, entre cathédrale et Hôtel de Ville,
n'était plus assez sécurisée et confortable pour le public
face au vent et à la pluie. L'adjoint à la culture, pour une
question d'image en grande partie probablement, pour ne pas perdre de
spectateurs en route également, a souhaité rester en
extérieur, mais nous avons vu les techniciens faire grise mine à
cette annonce, et redoubler de prudence pour le matériel de son et
lumières ainsi que la protection du public. La sécurité
est donc bien un enjeu majeur dans l'art en espace public, c'est pourquoi nous
parlons avec un certain jeu de mot, d'anarchie de la rue. Parce que rien
77
n'est prévisible, ni contrôlable, ce qui est
d'autant plus compliqué à organiser et à maintenir face
aux attaques adverses. En effet, une autre raison qui nous pousse à
parler d'anarchie de la rue, c'est la concession de l'état d'urgence. Il
s'agit d'un fait d'actualité qui concerne en grande partie la culture et
plus particulièrement notre secteur d'activité puisque la rue est
la première cible des attaques, et des risques terroristes. En effet, si
elle est accessible à tous pour l'art, elle est également
accessible à tous les dangers.
Serge Calvier, de la Fédération nationale des
arts de la rue, s'inquiète. Quelle est la place et la garantie de la
liberté d'expression dans une atmosphère contrôlée,
régulée, et bridée ? 58 D'autres artistes
critiquent le choix des festivals de s'adapter à l'état d'urgence
en appliquant une sécurité démesurée, ou en
annulant certaines représentations jugées trop risquées.
De plus il ne faut pas oublier que la sécurité représente
un coût majeur dans le budget d'un festival. Le préfet Hubert
Weigel s'est vu confier la lourde tâche de la sécurité des
manifestations culturelles, mais il doit faire avec le peu de moyens des
organisateurs également. Ainsi, il faudrait que de nouveaux budgets
soient débloqués en faveur de la sécurité dans les
événements à caractère culturel, afin que les
risques soient moindres, et que les festivals ou artistes ne se voient pas
encore retranchés dans leur manque de moyen déjà
considérable. Le terrorisme est l'affaire de tous mais n'est la
volonté de personne, en assumer les conséquences ne devrait donc
pas forcément revenir aux compagnies ou aux organisateurs de spectacles,
sous prétexte que le lieu choisi pour la représentation, est le
plus visé et le plus atteignable : la rue.
Ainsi, nous pouvons parler d'anarchie de la rue en de
multiples sens. Tant dans le fait que le public est libre, donc libre
d'intervenir dans la création artistique, libre de la déranger ou
au contraire d'y apporter quelque chose d'intéressant. La rue est un
lieu difficile à canaliser, difficile à prévoir
également. Il ne faut pas être trop dérangeant pour les
habitants, ni pour les passants qui justement ne souhaiteraient que passer, et
non s'arrêter et être embêtés par une proposition
artistique jugée trop invasive pour eux. Il ne faut pas empêcher
les forces de l'ordre, ou de la santé de faire leur travail, il ne
s'agit pas non plus d'être invisible, puisque le fait d'assumer sa
présence sur un espace public non dédié est la force
majeure de l'art de la rue. Il faut pouvoir gérer les imprévus
météorologiques et
58 Cyrille Planson, La Scène, le magazine
des professionnels du spectacle, n°82, Nantes, automne 2016, p.3
78
sonores des alentours. De plus, une remarque triviale s'impose
à notre réflexion : l'hiver il fait froid, l'espace
extérieur rime avec affronter des températures insupportables
à long terme. Ainsi, l'hiver, on ne voit pas de compagnie de
théâtre dans la rue. C'est une période tout à fait
creuse pour ce secteur, d'autant que la majorité des festivals ont lieu
en été. Cela pose un double problème : premièrement
l'été ne durant pas non plus très longtemps, beaucoup de
festivals ont lieu à la même date, il est donc difficile pour
certaines compagnies d'assister à tout ce qu'elles voudraient, et
d'autre part cela donne la suprématie aux salles pour les
périodes hivernales, qui ne désemplissent pas, contrairement
à l'art de la rue qui se fait discret jusqu'à l'été
suivant. L'espace public a donc ses inconvénients que la salle
ignore.
Il y a longtemps, on s'est dit qu'en les mettant tous dans une
salle fermée, ces fous qui prétendent faire de l'art en criant
leurs tirades qui viennent bien souvent se railler de la société
et du pouvoir mis en place, ne dérangeraient personne, et surtout ne
formeraient qu'un cercle restreint, pas trop visible, pas trop subversif. Mais
avec les artistes de rue, c'est toute cette conception qui part en
éclat. Les artistes deviennent incontrôlables, les élus
paniquent et ne peuvent plus intervenir : la rue est un lieu public. Le public
est libre d'assister et d'entendre ce qui est déclamé, et
surtout, aucun filtre n'est possible. Ceux qui sont là peuvent partir
à tout moment, et s'ils choisissent de rester c'est par choix, et non
par obligation tel que dans une salle qu'on n'ose pas quitter, parce que les
règles le proscrivent.
b) Public non captif : une liberté
d'improvisation
A l'origine, le public dit captif est employé pour
désigner les scolaires notamment, qui assistent à une
représentation artistique parce que leur professeur l'impose, et non par
choix. Captif dans le sens, imposé par l'éducation, cadré
par un modèle scolaire. Mais comme nous l'avons bien vu, le
théâtre de rue se définit par de nombreux termes, sauf
celui de se complaire dans un cadre.
Qui dit lieu public dit public libre, et donc non captif des
règles imposées dans les salles de théâtre. Les
interdictions de manger, boire et fumer pendant la représentation,
79
l'obligation d'éteindre son téléphone
portable pour ne pas déranger le bon déroulement du spectacle,
tous ces codes et ces libertés bridées sont levés avec
l'art de la rue qui n'interdit rien et autorise tout. Tout, mais le respect
quand même. Le confort du spectateur est donc à son maximum
puisqu'il est libre de faire ce qu'il souhaite. Finalement, si ces
règles étaient si importantes et si clairement définies
dans le théâtre dit institutionnel, on peut penser que l'artiste
de rue doit s'en retrouvé gêné. La liberté du
spectateur serait au détriment de son jeu. Et pourtant, nombre
d'artistes assurent qu'ils préfèrent jouer dans l'espace public
que sur scène, précisément pour avoir face à eux un
public à l'aise, et non captif de la représentation artistique.
Ainsi un jeu s'instaure entre l'artiste et son public. Tout devient possible.
La place à l'improvisation est plus grande également.
Nous l'avons vu durant le Festival Hop Hop Hop à Metz,
le public du théâtre à ciel ouvert est très
différent tant dans son genre que dans son comportement. Tout d'abord on
observe une variété de catégories socio-professionnelles
et de classes d'âge. Hommes, femmes, enfants, familles, couples, amis, le
public est très diversifié. Cela s'explique premièrement
par le fait que la programmation s'ouvre à tous, mais aussi parce que le
théâtre de rue est un art de passage. Beaucoup de gens passaient
Place Saint-Louis, et devant la foule qui s'y étendait,
s'arrêtaient pour voir de quoi il s'agissait. C'est pourquoi, l'art de la
rue est un art que l'on pourrait considérer
d'éphémère. On repasse le lendemain, au même
endroit, et le territoire a repris sa forme normale, les pavés sont
vides, les passants passent et ne s'arrêtent plus. La
représentation est terminée. Mais lorsque le théâtre
envahit l'espace, le public devient acteur de la représentation.
En effet, nous citerons par exemple la compagnie AFAG
Théâtre avec leur pièce La vraie vie des Pirates
qui a pris place à Metz en juillet 2015 lors de la
6ème édition d'Hop Hop Hop. Nous fréquentions
alors le festival en tant que spectatrice, et avons pu assister à un
formidable jeté de seaux d'eau au milieu de la place Saint-Louis,
éclaboussant les spectateurs au passage. Certains étaient
même pris à parti. Cette relation de complicité qu'il
existe peut-être dans les salles mais davantage pour les One Man Show que
pour le théâtre pur, se retrouve très fréquemment
dans l'art de la rue. Et c'est la non captivité du public qui le permet
pensons-nous. Les arts de la rue permettent un vivre
80
ensemble et un lien social unique. De plus, l'humour en espace
public semble plus facile que dans une salle. Dans une salle on peut avoir
tendance à trouver que les artistes surjouent, dans la rue, c'est le
comique de geste et de situation qui fonctionne le mieux. En effet, lors de
cette même édition, nous avions assisté à la
représentation des Cupidons de la Compagnie les Goulus. Trois
jeunes hommes, déguisés en anges plus ou moins
efféminés qui se baladaient donc en petite tenue dans la rue. La
situation et le costume même provoquaient le rire de la foule. Dans une
salle, en aurait-il été de même ? Nous en doutons.
En cela on comprend bien que l'art de la rue, non seulement
anime un territoire, mais il est également un art de libertés, le
lieu est libre, le public est également libre, d'applaudir ou non,
d'aimer ou pas, de rester ou de partir à tout moment. C'est un public
qui n'est pas forcément adepte du théâtre, ou de la culture
de manière générale, mêlé à un public
qui peut être très spécialiste de l'art, et connaisseur de
l'importance de la culture. Ce sont des habitants, des touristes, des
habitués d'un lieu, qui découvrent une proposition artistique
originale dans leur monde à eux. Contrairement au théâtre
en tant que bâtiment, il n'est pas besoin de se fondre dans un monde
qu'on ne connait pas, un monde qui n'est peut-être pas le nôtre
pour avoir la chance d'apprécier du théâtre. Là,
c'est le théâtre qui vient à la rencontre d'un monde et qui
s'y fond.
Si l'on parle souvent de médiation culturelle, c'est
une notion à remettre dangereusement en question dans ce chapitre.
Est-il besoin d'une médiation dans les arts de la rue ? Le public
doit-il être préparé ? Guidé ? Doit-on expliquer ce
qui n'est pas donné d'avance à la compréhension de tous ?
Faut-il faire un lien entre l'artiste, la représentation et le public
qui la reçoit ?
« La médiation culturelle a en commun de
multiplier les sens qu'elle porte f...]
Or elle s'en écarte aussi
parce que son rayonnement a pris des détours
inattendus et qu'elle
investissait des lieux publics. Les ruelles devenaient des
scènes, le
mobilier urbain faisait figure de décor, les lumières de la ville
se
transformaient en projecteurs. Le quartier constituait un nouvel espace
de
diffusion culturelle. En fait, ce qui distinguait particulièrement
les Ateliers
81
Labyrinthe artistique, c'est que le rôle de
médiateur et celui d'artiste était
fusionné. »59
En réalité c'est peut-être ça qu'il
faut comprendre et retenir de toutes ces analyses et réflexions. Le
médiateur culturel dans l'art de la rue, c'est l'artiste et le lieu
lui-même. La médiation entre les artistes et les spectateurs se
fait tellement directement, sans préparation, sans pré-requis,
sans filtre, qu'elle semble inexistante. Or, nous savons que la
réception d'un art quel qu'il soit ne peut être totale et de
qualité s'il n'y a nulle médiation auparavant. Du moins, c'est un
outil qui permet une meilleure appréciation de la qualité
artistique, et qui requiert une certaine expertise. Mais qui de plus expert que
l'artiste pour transmettre son art à un public venu le voir ?
Finalement, c'est à force de recherches et d'idées en
idées que nous comprenons là le rôle d'un médiateur,
et les caractéristiques propres au théâtre de rue.
D'ailleurs, nous l'avons évoqué, l'espace public est
lui-même force de médiation entre les artistes et les spectateurs.
C'est un trio inébranlable et interdépendant qui fait la force de
cette forme artistique. Les liens qui les unissent pour ne faire qu'une
expérience collective a quelque chose de spontané. Nous parlions
de spontanéité dès l'introduction et l'avons
rappelé au cours de cette étude de nombreuses fois. En effet,
l'aspect naturel et direct des arts de la rue est indéniable, et rare
dans une discipline artistique.
c) Réinventer la société par de
nouveaux langages
De nouveaux langages, de nouvelles écritures
apparaissent à partir des années 7080. Si c'est
l'émergence du nouveau roman dans l'histoire littéraire, avec un
langage plus déconstruit, plus décousu, et davantage
centré sur la réalité quotidienne de la
société, nous pouvons dire que l'art de la rue en est la
représentation théâtrale et actuelle.
« En s'appropriant l'espace ouvert, hors des salles
consacrées à la culture et au spectacle, ils ont forgé des
écritures singulières qui réinventent le rapport entre
actes artistiques et publics dans les paysages du quotidien. »60
59 Jean-Marie Lafortune, La médiation
culturelle : le sens des mots et l'essence des pratiques, Presses de
l'Université du Québec, p.115
60 Voir annexe 4
82
En effet, tel est le but du théâtre en espace
public, s'imprégner physiquement du quotidien pour réinventer les
relations humaines, et le rapport à ce qui nous entoure, notamment
l'art. Nous pensons que nous vivons une époque où il est
important de pouvoir encore dire ce que l'on pense, où il est important
de mettre des mots sur les malaises, les mal-être et les tensions
sociales. Le monde semble se déchirer peu à peu, la
littérature tente déjà de mettre des mots sur tout cela,
et y arrive en grande partie. Néanmoins, c'est un art qui est tout sauf
accessible à tous, un livre coûte cher, et faire la
démarche d'aller en bibliothèque reste réservé
à une certaine part de la population française. Les
bibliothèques sont en ce sens pires que les salles de
théâtre, car elles sont de plus en plus dépeuplées,
c'est pourquoi des actions culturelles y sont souvent proposées, afin de
les faire revivre un peu et sortir de l'image dans laquelle on les enferme.
Toujours est-il que si la littérature sait trouver de nouveaux langages
pour exprimer la société actuelle, et les peurs ou
inquiétudes de chacun, elle ne se diffuse pas à un assez large
public. L'art de la rue a ce quelque chose en plus que les romans n'ont pas,
c'est qu'il est immédiat. Il est virulent par son
immédiateté d'ailleurs. Il est présent, là,
maintenant, sous les yeux de tous, sans déplacement, sans
préparation, sans avoir besoin de connaissances particulières. Le
théâtre de rue permet ainsi de réinventer la
société par de nouveaux langages.
On dit différemment, on exprime autrement, on se bat
par les mots et les gestes dans un espace de liberté, celui de la rue.
Ainsi, sortir des normes institutionnelles par le théâtre de rue
semble possible, puisqu'il s'agit d'un nouveau moyen pour faire passer des
messages. La censure a sévi sous Louis XIV, La Fontaine a pensé
aux fables animales pour transmettre des idées, Napoléon III a
instauré une politique dénuée de toute liberté
d'expression, Victor Hugo s'est exilé est a continué à
écrire depuis l'Angleterre en dissimulant ses messages dans ses textes.
Aujourd'hui encore, il serait naïf de croire que l'on peut s'exprimer
comme on le souhaite sans que les médias s'en emparent. Pour exemple,
l'action des Femen fait des ravages à chaque fois qu'elles
osent se manifester. La censure existe toujours, mais sous d'autres formes.
Ainsi, le théâtre de rue, sous couvert de proposer une
démarche artistique au tout public, entend être également
un théâtre d'idées. Soit à travers les textes
déclamés, soit à travers l'acte même d'être
dans la rue et d'être seul maître, durant le spectacle, de ce qui
est dit et montré :
83
« ... Ils font du théâtre, ils font des
livres. Le théâtre, on le sait, vient du livre.
Pas de
théâtre, même sans texte, qui ne soit aventure de la
langue...Sous les
lignes les plus froides, une chaleur: une voix, toujours,
dormait dans
l'encrier... »61
Pour étayer ce point de vue, nous pensons à un
exemple précis de nouveau langage. Nous nous éloignons un peu du
théâtre de rue, pour montrer que la salle tente à sa
manière d'innover et de changer la représentation que nous en
avons. Notre exemple s'attachera à la musique classique, l'un des champs
artistiques probablement le plus codifié et le plus institutionnel.
L'Orchestre d'Auvergne, fondé en 1981 à Clermont-Ferrand a
toujours eu une image de proposition artistique dirigée vers un public
d'un certain âge. Or la croissance démographique de cette partie
de la population s'éteint plus qu'elle ne se renouvèle. Ainsi,
depuis plusieurs années, la direction artistique s'emploie à
renouveler son public, chose que beaucoup d'ensembles musicaux essaient de
faire par ailleurs. Récemment, l'Orchestre a mis en place les «
Midnight music ». Premièrement le terme anglophone employé
sonne le renouveau et la modernité. Mais au-delà, il s'agit d'un
nouveau langage artistique. En effet, cette action culturelle vise surtout les
jeunes et les étudiants, en leur proposant de monter sur scène
avec les artistes, s'installer confortablement dans des poufs, fermer les yeux
et ressentir l'oeuvre artistique au plus près. Cette forme unique en
France, a connu un vif succès le 22 novembre dernier.
61 Daniel Mesguich à propos d'A. Quesemand et L. Berman,
Préface de La Trilogie du Rat, Editions
l'Attrape-Science, 2008
84
(c) La Montagne
Ainsi, la salle, ici en l'occurrence
l'Opéra-théâtre de Clermont-Ferrand, essaie de briser les
codes, et surtout de briser la distance public/artistes en ne faisant qu'un
seul et même ensemble sur scène. Nous sommes forcés de
reconnaître que l'expérience artistique vécue est tout
aussi commune, tout aussi collective que nous l'avons prouvé pour les
arts de la rue. Il serait donc faux d'avancer que la salle, parce
qu'institutionnelle, se meut dans ses codes et n'essaie pas d'innover. User de
nouveaux langages artistiques, faire vivre autrement l'oeuvre, est la
priorité de nombreux domaines d'art, et n'appartient donc pas seulement
aux arts de la rue. Il s'agit bien ici aussi d'une réinvention de la
société, des hiérarchies, et de l'expérience
sensible. Néanmoins, cela reste clos. Cela ressemble peut-être
davantage à une expérience scientifique, qu'à un partage
spontané. Telle est la différence à noter entre la rue et
la salle, puisque la démarche est toujours la
85
même, il faut se déplacer, effectuer un mouvement
physique et psychologique pour « se rendre » à l'Opéra,
et ce terme demeure marqué par l'élitisme. De plus, seules 80
personnes pouvaient accéder à cette expérience, car, pour
des raisons techniques, la scène ne pouvait accueillir une foule plus
nombreuse. La salle a donc bien des inconvénients que l'art de la rue
connait moins, et elle reste très cadrée.
L'invention de nouveaux langages reste donc une
opportunité confiée au théâtre en espace public qui
a, disons, davantage les moyens de dire autrement.
B) Peut-on parler d'un théâtre plus
subversif ?
Le théâtre de rue, comme nous l'avons
montré tout au long de cette étude peut dire plus librement.
L'indicible est beaucoup moins présent dans la rue que dans une salle
subventionnée. C'est pourquoi le théâtre en espace public
peut faire peur aux dirigeants, il est souvent qualifié de subversif et
sulfureux. Dans la mesure où il est libre, et prend place dans l'espace
commun et partagé par tous, il est difficile de l'enfermer dans un
cadre, de le limiter.
a) Le théâtre de rue : l'art du sans tabou
?
Si l'on parle d'un théâtre des libertés,
une question se pose en regard de la société : dans la rue, les
tabous sont-ils présents ? Nous verrons dans la partie suivante que la
rue n'est peut-être pas aussi libre qu'on le croit, et qu'elle peut
être sensible à une certaine censure. Néanmoins, aucun
moyen ne peut réellement, jusqu'alors, empêcher de dire et
d'exprimer. Nous avons vécu une expérience qui le
démontre. En mars dernier, l'Opéra-théâtre de Metz a
accueilli la pièce The Fairy Queen produite par l'ensemble
Contraste et la Compagnie Deracinemoa. Rappelons que la compagnie est
spécialisée avant tout dans le théâtre de rue, et
dans l'humour décalé, l'absurde. C'est une première pour
ses artistes de se représenter dans une salle. Les codes ne sont pas les
mêmes et leur jeu est différent, le lieu dans lequel se
déploie la proposition artistique altère forcément
celle-ci.
86
Lieu clos, public conditionné, scène,
décors, bref, le quotidien d'une pièce de théâtre en
salle. Bien que le public soit averti du genre d'humour employé par les
acteurs de la compagnie bien implantée dans la région, un passage
a semblé choquer de nombreuses personnes. La pièce est une
réécriture du Songe d'une nuit d'été de
Shakespeare. La compagnie a choisi dans la réécriture de ce grand
classique, de bousculer les codes en travestissant Hermia en Boris, joué
par Laurent-Guillaume Dehlinger. Ce dernier aime Lysandre, ce qui crée,
physiquement, une relation homosexuelle et un travestissement.
(c) Marion Delpeuch
« Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un
théâtre où chacun doit jouer son rôle »
William Shakespeare
Ainsi, nous avons pu percevoir une tension, et des soupirs
dans le public lors de scènes de rapprochement entre les deux
personnages. La compagnie habituée à jouer avec les codes, et
à faire fi des tabous, ne s'embarrasse pas du politiquement correct et
de lisser ce qui pourrait faire des vagues. Par contre le public de
théâtre, habitué de l'Opéra-théâtre,
n'a pas l'habitude de voir ce qui fait débat dans les médias et
qui crée du consensus. Cet
87
exemple montre bien que l'art de la rue, ou du moins les
artistes de rue, même lorsqu'ils se reproduisent en salle, restent
subversifs et n'hésitent pas à s'emparer de ce qui dérange
pour le déconstruire et en jouer, toujours sur le ton de l'humour.
« Hop Hop Hop : arme de destruction massive contre la
bêtise,
l'obscurantisme, le réactionisme, la xénophobie,
le racisme, l'anxiété, la peur,
la guerre,
l'insécurité, les extrémistes, les conformistes, les
fascistes, les
terroristes, les emmerdeurs et les gros cons.
»62
Peut-on dire que le théâtre en espace public est
donc un art du sans tabou ? Peut-être pas non plus, car il y a toujours
une part d'indicible qui va avec la médiatisation et
l'institutionnalisation. La liberté de création et d'expression
peut être limitée par les programmateurs eux-mêmes qui ont
un droit de regard sur les pièces et ne souhaiteraient pas prendre de
risques face à leurs financeurs.
Néanmoins, le théâtre de rue peut
sensibiliser à des sujets qui pourraient être jugés de
tabous tels que l'homosexualité, le harcèlement de rue, en somme
ce qu'on n'ose pas dire ou montrer. Le théâtre anglais a bien su
s'emparer de cette idée de subversion, en montrant ce qu'on ne veut pas
forcément voir, en provoquant. C'est également le propre des
performances : quelque chose de gênant, d'oppressant parfois,
d'interrogateur pour le public. C'est seulement en 1956 qu'a été
abolie la censure en Angleterre, ce qui explique l'émergence du
théâtre subversif à sa suite. Subversion signifie
renversement, renverser les codes, les manières de vivre, les habitudes
donc. Si nous pourrions citer bon nombre de pièces de
théâtre jouées en salle qui tentent de bousculer les codes,
nous nous apercevons que c'est tout de même régulé, et
contrôlé. Dans la rue, les mêmes discours peuvent être
tenus, mais les réactions du public sont plus directes, plus complices
peut-être aussi. C'est pourquoi on parle d'un art du sans tabou, car si
on provoque autant qu'en salle, on a plus de liberté, spatialement
parlant, pour dire.
« L'espace public est un espace de liberté, mais
il répond aussi à des normes et des règles autant que la
création en espace public. Cependant elle laisse une vraie
liberté au spectateur, et comme c'est dans l'oeil du spectateur que se
font les arts de rue, c'est cette liberté qui transparaît dans les
créations. Mais cette liberté est aussi possible en salle qu'en
rue, et elle existe, à chacun de
s'en saisir. »
62 Laurent-Guillaume Dehlinger, Festival Hop Hop
Hop
88
Ce que dit Laurent ici, étaye notre raisonnement. En
effet, si liberté il y a dans la rue, c'est le spectateur qui l'induit.
Et c'est peut-être la seule différence avec la salle, qui s'ouvre
de plus en plus et qui se défait autant que possible des codes. De sorte
que cela peut être exorcisant pour le public également,
habitué à voir ce que le pouvoir autorise, et non ce qui
dérange. Certains peuvent se reconnaitre dans une proposition
artistique. N'est-ce pas là la vocation de l'art ? Que quelques-uns se
reconnaissent dans l'oeuvre, se sentent compris, se sentent soutenus ou du
moins se sentent moins isolés. Si le théâtre en espace
public peut permettre d'aider les plus exclus, et de faire changer certaines
mentalités, alors ce sera vraiment un outil de progrès dans la
société. Si nous revenons à l'étude de cas qui nous
intéresse, le festival Hop Hop Hop, nous avons remarqué que le
directeur artistique, s'entoure en partie d'une équipe à
orientation homosexuelle. Pourquoi s'entourer d'une certaine identité
sexuelle ? Est-ce un hasard ? Ou une volonté, qui collerait à des
principes que la compagnie veut défendre également ? Cette
question restera en suspens mais c'est une remarque qui nous semble
intéressante dans le côté libéré des arts de
la rue.
b) Critique de la société
Le théâtre de rue est-il plus subversif que le
théâtre en salle ?
Rousseau, dans La Lettre à
d'Alembert63, opère une violente critique contre les
acteurs de théâtre. Sa verve est notamment lancée contre
les femmes, qu'il juge d'immorales. La raison ? Pour lui, si elles sont
prêtes à jouer un jeu sur scène, à se montrer,
à s'exhiber, pour des raisons financières, c'est-à-dire en
tant que leur métier, alors elles sont forcément prêtes
à le faire en dehors du théâtre, pour de l'argent aussi. En
somme, Rousseau compare les actrices à des filles de joie. Si l'on
mesure la qualité sexiste de ce genre de jugement, bien qu'il soit
formulé au XVIIIème siècle, nous comprenons que les
mentalités soient toujours bien peu évoluées quant aux
femmes dans le milieu culturel. Le théâtre, en tant que jeu
répété, calculé, presque hypocrite donc, sur
63 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à
d'Alembert, édition par Jean Varloot, Paris, 1758
89
les planches, revêt bien un rôle subversif
évident, depuis toujours. Et ce rôle semble ne pas devoir
être assumé par des femmes.
Si l'on considère la place de la femme dans la
société et dans la culture, on ne peut que constater son absence.
De plus, l'espace public est très masculin, marqué par des
siècles de société patriarcale. C'est la figure masculine
qui domine, qui s'impose, que l'on remarque. L'homme est au-devant de la
scène dans les médias, en politique, dans les forces de l'ordre.
C'est l'homme qui a la prédominance dans la rue. Dans un monde aussi
conservateur que le nôtre, les femmes sont donc les premières
touchées. Elles font la une lorsqu'il s'agit du harcèlement de
rue. La femme est une victime et une cible de l'espace public plus qu'une
actrice de ce lieu, susceptible d'être interpellée chaque fois
qu'elle sort, chaque fois qu'elle se confronte au monde. Les codes
vestimentaires entrent aussitôt en compte. Une jeune fille en jupe dans
la rue, est une cible facile à atteindre par des remarques, des
questions, des interpellations. Elle est en prise à un contrôle
social qu'elle reproduit elle-même. Alors si l'on conjugue cela à
la présence de femmes artistes en espace public, on peut voir l'art de
la rue comme subversif certes, mais surtout comme une arme face aux attaques
sexistes, un moyen de lutte. Un nouveau langage comme nous l'avons vu pour
faire changer les choses, pour critiquer une société qui ne
convient plus.
La rue est vue comme lieu de rassemblement et d'unité.
Si l'on considère l'art comme vecteur de rassemblement, instant de
contemplation durant lequel une expérience collective unique se vit,
alors nous ne pouvons faire l'économie de rappeler que la rue est le
principal lieu pour cela, et que la forme de théâtre qui s'y
déploie peut être une arme face à l'obscurantisme. C'est
une manière de prendre la parole. Une manière également de
conjuguer manifestation et Beauté artistique. Le théâtre de
rue n'est pas le seul à avoir ce pouvoir, le street art s'en
empare également.
Nous nous autorisons un léger écart pour revenir
à l'actualité, et nous servirons de cette étude pour
rappeler l'événement tragique du 6 janvier 2015. Une expression
marquera les esprits longtemps encore « Nous sommes Charlie. ». Le
pronom « nous » évoque la pluralité, le nombre, et la
cohésion. C'est un pluriel qui ne forme qu'un. Parce que la rue c'est
aussi ça, c'est un lieu, des milliers de personnes, et une unité,
une masse compacte. Les défilés, rassemblements et minutes de
silence qui ont eu lieu partout en
90
France suite à l'attentat du Journal Charlie Hebdo
a montré au monde entier que les hommes pouvaient être unis,
et que l'espace public était le meilleur vecteur d'unité et de
solidarité. Personne n'a songé à se rassembler dans des
salles, entre des murs. Et il était difficile de rester enfermé
chez soi. Nous avons ressenti comme un besoin d'être avec eux, avec ces
hommes et ces femmes, avec ces frères et ces soeurs. Une force morale ou
physique, mais non moins inconsciente nous a poussé à les
rejoindre, tous ces inconnus qui marchaient pour la liberté. Une peur de
la solitude, l'envie de ne pas rester seul ce jour-là, mais d'être
entouré par nos proches, d'autres êtres humains, qu'on ne connait
pas et qu'on connait pourtant si bien ; la différence n'est pas un
défaut, elle est une force. Alors on descend de chez soi, on ouvre la
porte, et on se noie dans la foule et le vacarme de la rue. Parce que dans la
rue on est libre, et parce que personne ne peut nous l'enlever.
« Apolitiques cette marche, cet élan, cette
émotion ? Ou bien hautement
politiques, au sens propre, très
propre ? f...] Soudain cette universalité est
ressentie en moi, qui
que je sois, car nos différences sont bien ce que tous les
humains
ont de commun. Un universel très théorique, enfin devenu
visible,
palpable, exprimable. Se voir ainsi rassemblés a pu
apprendre à chacun, un
peu, sur soi-même. »64
Si cette remarque s'applique plus aux caractéristiques
propres de la rue, nous faisons un lien, peut-être capilotracté,
avec le théâtre de rue, qui sort des normes institutionnelles pour
dire ce qui est tu, et unir les gens autour d'une même pensée.
Nous assistons chaque jour à des manifestations qui tournent mal.
Pourquoi en venir aux mains, pourquoi faire appel à la violence, alors
que l'art, noble, pur et beau, peut signifier autant ? Depuis toujours l'art
critique, l'art dénonce. Les oeuvres d'art qui remplissent nos
musées sont toutes chargées d'un message. Combien d'oeuvres
avons-nous analysées comme critique de la société de
consommation ? Critique du sexisme ? Critique du pouvoir ? Que ce soit l'art
littéraire, pictural, photographique, ou l'art dit vivant, la culture de
manière générale peut permettre des prises de conscience,
et être un porte-parole d'une pensée collective. Conjuguons cela
à l'espace public qui, nous l'avons vu, est le lieu idéal pour
exprimer ses idées. Et nous comprenons alors que le théâtre
de rue est à double tranchant : un théâtre des
libertés, et une liberté du théâtre.
64 Jean-Paul Jouary, Nous sommes Charlie,
« Comment peut-être Charlie ? », Paris, Librairie
Générale Française, 2015, p.83
91
c) Effet pervers : une censure de la rue ?
Mais à chaque modèle, il y a des limites. Cette
étude prouve que l'art de la rue est plus libre, plus porteur de
messages que le théâtre en salle, et donc un possible avenir
à la liberté d'expression, mais il est finalement assez
codé également, de plus en plus. En effet, de toute
évidence la rue est dangereuse, si elle est le lieu de rassemblement,
elle est aussi le lieu du risque. Preuve en est, récemment la braderie
de Lille a été annulée, les Fêtes de la Mirabelle de
Metz ont été encadrées par les forces de l'armée,
les marchés de Noël sont hantés par la présence des
militaires qui viennent briser l'imaginaire et la féérie, et le
feu d'artifice du 14 juillet à Nice restera dans les mémoires
comme une peur des rassemblements culturels publics. Maintenant chaque
manifestation culturelle est sur-surveillée, des blocs de bétons
sont mis en place pour éviter un camion qui traverserait la foule. Faire
du théâtre dans la rue est donc devenu une prise de risque qui
n'existait pas à ses débuts, et nécessite des mesures de
sécurité qui n'existent pas dans le théâtre
traditionnel. Si ce n'était pas le cas au début, si la rue
était le lieu de la liberté, elle devient d'année en
année le lieu du danger, de l'inattendu. L'insécurité
prime dans les mentalités et cela ne permet pas une bonne
publicité pour ce secteur qui pourrait perdre peu à peu son
audience. Cela peut faire des forces actuelles du théâtre de rue,
des faiblesses qui conduiraient les spectateurs dans les salles plus qu'en
extérieur.
L'art de la rue est contestataire, il lutte contre ces peurs,
et souhaite faire vivre une expérience sensible positive à son
public, loin de toute paranoïa ou de toute inquiétude. Finalement,
on comprend qu'espace public et société sont indissociable, et
impactent forcément la proposition artistique.
Néanmoins, depuis 2015, le secteur des arts de la rue
connait de nouvelles difficultés. Des cas de censure se sont fait sentir
ce qui inquiète les professionnels. Les attentats de Paris le 13
novembre ont entrainé un plan Vigipirate très actif. Et bien que
ce soit un concert de hard rock dans une salle qui a été
déclencheur, c'est le théâtre de rue qui semble être
le premier art touché puisqu'il se produit en dehors des lieux
dédiés au spectacle, sans enceinte protectrice. Suite à
cela, la mise en place de l'état d'urgence n'a
92
fait qu'aggraver la situation pour les artistes et
programmateurs. Nous l'avons vu, la plupart des festivals de spectacle de rue
sont gratuits, donc sans billetterie, ce qui entraine un difficile
contrôle des jauges. Mais l'insécurité n'est pas le seul
problème du secteur. Les pouvoirs publics ne veulent plus prendre de
risque, et laissent de moins en moins de place à la contestation, et
à la subversion, de peur d'avoir des répercussions sur le
territoire par la suite. Le provocant Charlie Hebdo a marqué plus d'un
politique. Si la meilleure réaction serait de ne pas se laisser abattre
et de continuer de plus belle à dire ce que l'on pense, sans censure,
sans retenue, ne pas se taire et crier encore plus fort pour que les forces
obscures ne vainquent pas, ce n'est pas forcément l'avis des dirigeants
qui préfèrent la sécurité à l'attaque pour
la protection des habitants et la bonne image de la ville. Ainsi, la
liberté de création et d'expression se voit amoindrie, notamment
parce que la rue n'est pas contrôlable. La Fédération
nationale des arts de la rue réagit à ces attaques, en
précisant que le théâtre de rue vise à
établir du débat, et non à troubler l'ordre
public.65 Elle s'exprime d'ailleurs en ces termes :
« Nous souhaitons alerter les citoyens et les pouvoirs
publics sur
l'importance de la place de l'art dans la cité :
l'art et la culture nous
unissent et sont une dimension fondamentale
d'un meilleur vivre-ensemble
qui tissent au quotidien les liens qui font une
démocratie.
La peur sécuritaire du débordement
et l'exacerbation du principe de
précaution ne doit pas guider les
politiques publiques. La liberté d'expression
artistique a une valeur
publique universelle et doit être un repère
déterminant
de la République. »
Citons par exemple le spectacle « Les Regardeurs »
de la compagnie Les Souffleurs commandos poétiques. Ce
spectacle a été annulé pour cause de trouble de l'ordre
public. Dans cette représentation publique, les artistes, perchés
en haut des immeubles parisiens, observent la ville et suivent le quotidien et
son rythme, entrecoupé de réflexions existentielles sur la vie
afin de faire changer le regard des gens. En représentation à
Chalon dans la rue, c'est à Paris que la compagnie s'est vue interdite
de représentation. Cela a donc suscité de vives réactions,
notamment un communiqué de presse de la compagnie66 et un
soutien de la FNAR devenue membre de l'Observatoire de
65
http://www.federationartsdelarue.org/La-liberte-d-expression-et-de.html
66 Voir Annexe 9 : Communiqué de presse de la
compagnie Les Souffleurs commandos poétiques
la liberté de création. Nous voyons bien dans ce
communiqué que l'intention des artistes était bonne, et qu'ils
sont affligés d'être les premières victimes d'une politique
sécuritaire. L'art de la rue, même s'il n'est pas
institutionnalisé est donc loin d'être tout à fait libre et
indépendant. Finalement, sa place au sein de l'espace public le rend
plus vulnérable aux attaques et aux interdits. Donc si nous parlions
d'un théâtre des libertés, nous devons bien
reconnaître qu'il y a des limites à cela, ce qui justifiait notre
point d'interrogation dans le titre. Le théâtre de rue, n'est
peut-être pas plus libre, quantitativement, que le théâtre
en salle.
Lucile Rimbert, présidente de la
Fédération, attire l'attention sur ce problème
auprès des médias également, dans son interview à
Libération.
« Depuis des années, on travaille sur un
équilibre entre artistes, habitants et
sécurité. Sans
sur-sécurisation. Le spectacle de rue est toujours un moment
où
l'espace public est vécu autrement. Or nous assistons
à des mesures
sécuritaires appliquées de façon
disparate, soit liées au contexte des projets,
aux choix politiques
des élus, aux préfets. La liberté de circulation
prévaut
pour la Nuit banche ou à Chalonnes-sur-Loire mais on
se retrouve avec des
barrières dans le centre-ville d'Aurillac, des
jauges limitées, des fouilles à
certaines entrées, des
concentrations de propositions sur un lieu encadré.
Autant de
restrictions de circulation dans l'espace public qui dénaturent
les
projets artistiques. »67
En effet, le contrôle de l'espace public de
manière générale, certes nécessaire face aux
violences qui sont faites dernièrement, altèrent la beauté
et le propos de l'expression artistique. Et s'il n'y a pas censure, il y a
dénaturation, ce qui provoque une certaine lassitude et un certain
pessimisme chez les plus optimistes d'entre nous, les artistes.
93
67 Lucile Rimbert, op.cit.
94
CONCLUSION
Le théâtre de rue est un genre artistique
complexe, qui évolue rapidement au rythme de la société et
de l'actualité. S'il s'agit bien d'une forme novatrice, nous avons vu
que ses racines étaient profondes puisqu'il tire ses origines de
l'Antiquité. Art en constante mutation, le théâtre en
espace public entend refléter la société telle qu'elle
est. Art du sans tabou, le spectacle à ciel ouvert dit ce que d'autres
arts institutionnalisés et instrumentalisés ne peuvent se
permettre de dire.
C'est une forme qui évite au maximum la censure, qui
n'a pas peur d'être subversif et polémique. Mais c'est souvent
à travers l'humour que le théâtre de rue essaie de faire
passer des messages. En effet, il s'agit d'un champ artistique dans lequel nous
pouvons placer l'espoir du changement puisqu'il défend la liberté
d'expression, la liberté du jugement critique, de l'expérience
sensible du monde qui nous entoure, et le partage. Cette idée de partage
se retrouve dans la participation des habitants aux propositions artistiques,
mais également dans l'ancrage territorial fort. Les artistes de rue
participent au maillage culturel et favorisent l'attractivité d'un
territoire en mettant en valeur son architecture, son patrimoine, ses
traditions parfois, et surtout, animent l'espace public. Pourtant il convient
de ne pas mêler animation de l'espace urbain avec proposition artistique
au coeur de l'espace urbain. Il ne s'agit pas d'animer mais de donner à
voir une oeuvre artistique de qualité. Et c'est probablement ce point
qui reste à ancrer dans l'imaginaire collectif, puisqu'une partie de la
population et certains politiques, non sensibilisées à cette
forme artistique, jette un oeil méprisant sur les arts de la rue, vus
comme banlieusards, et dénué de professionnalisme. Pourtant, dans
une période d'individualisme fort, de pessimisme et de peur, le
théâtre de rue peut être rassembleur,
fédérateur et créer du lien social.
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Nous avons choisi de mettre cette forme artistique en
parallèle avec le théâtre en salle, afin d'observer leurs
différences, leurs atouts et leurs faiblesses aujourd'hui et pour
l'avenir. Mai 68 n'est pas si loin, on l'exprime simplement
différemment. Mais la population semble être dans le même
état d'esprit face aux institutions qui ont le pouvoir. On souhaite
sortir des carcans, des déterminismes, et des cadres. L'art de la rue
peut être une voie vers cela. Néanmoins, nous avons vu qu'il
était de plus en plus institutionnalisé, codifié. On se
rend compte, à travers cette étude, qu'il est difficile, en
France, d'être totalement indépendant et détaché du
système si l'on souhaite en même temps une reconnaissance, une
médiatisation, et un développement économique durable.
Sans le soutien des collectivités territoriales, le théâtre
en plein air n'a guère de chance de survivre. La précarité
dans ce milieu est forte, et la reconnaissance professionnelle et artistique du
secteur est faible. Pour que les financements se développent, et que les
artistes de rue aient les moyens d'investir un lieu public à l'image de
la compagnie Transe Express par exemple, il faut des moyens, il faut un
soutien, et une reconnaissance médiatique.
De plus, nous souhaiterions attirer l'attention sur le fait
qu'en s'institutionnalisant de plus en plus, le théâtre de rue
pourrait en venir à perdre ses valeurs initiales. En effet, la
caractéristique inhérente à cette pratique artistique est
de créer pour, par, avec et dans la rue. La rue et le texte, la rue et
les artistes, la rue et le public, tous ces éléments ne font
qu'un. La rue n'est pas une scène théâtrale
déplacée en extérieur parce qu'il fait beau et que c'est
agréable, mais tout le processus de création se fait en lien avec
cet espace public. Il est intégré à la production
même de l'oeuvre. Et la réception des habitants n'est pas aussi
distante que celle du théâtre en salle ; l'oeuvre est construite
en vue d'une certaine réception du public. On brise les murs entre le
peuple et les artistes, tous sont au même plan, sur le même bitume,
dans la même société. Le public fait partie de l'espace de
jeu, et acquiert avec les arts de la rue, une liberté unique en art. La
liberté d'être eux-mêmes, d'agir comme ils le souhaitent,
d'aller et venir, de rire, manger, boire ou fumer tout en faisant
l'expérience de l'art. Nous postulons, à la suite de toutes les
réflexions qui ont été réalisées à
l'instar de Malraux sur l'expérience de l'art, que pour ressentir
l'émotion artistique, il n'est pas nécessaire d'être
conditionné dans un espace clos, dans un fauteuil-prison, dans un sens
défini, face aux acteurs, les uns à côté des autres.
Le silence, le
respect, en somme la suppression de toute liberté,
imposés au théâtre en salle n'est autre qu'un
conditionnement forcé, une obligation qui hiérarchise le statut
spectateur/artiste.
Dans ce cadre, puisqu'il s'agit bien d'un cadre,
l'expérience de l'art est prévue, mesurée, et non
spontanée. Le lien public/artiste/espace/oeuvre n'existe pas
réellement, c'est une illusion, c'est ce qui est prévu. Il n'y a
pas de place pour l'imprévu. Si les arts de la rue sont les arts de
l'éphémère, nous devons remarquer que c'est
précisément ce qui renforce l'expérience collective
vécue. Il fallait être là, à ce moment-là,
entouré de ces autres spectateurs, pour vivre le théâtre en
espace public. Une heure après, la rue est balayée, vidée,
il n'y a plus nulle trace d'une forme artistique quelconque. L'art de la rue
est de passage, et c'est ce qui renforce les messages qu'il délivre.
D'autant plus que les artistes de rue marquent le pavé. Lorsque ceux qui
en ont fait l'expérience repassent le lendemain ou un mois après
dans le même lieu, dans cet espace qu'ils arpentent chaque jour pour
certains, la mémoire de l'instant collectif vécu revient et
marque les esprits.
Néanmoins, une idée est revenue
régulièrement tout au long de notre étude. Il s'agit des
difficultés des arts de la rue, notamment celles liées à
l'actualité ; le théâtre de rue souffre de
désengagement, de restrictions et d'attaques dont il ne devrait pas
à être victime. Le sentiment d'insécurité croissant,
et les mesures de protection synonyme pour les artistes de mesure de
restriction de la création artistique, pèsent sur le champ
artistique dans sa globalité.
« La rue reste cependant la seule école, celle
du spectateur. »68
96
68 Laurent-Guillaume Dehlinger
97
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100
Faisant suite à l'acte fondateur d'Aurillac de
l'été 1997, La Fédération, association
professionnelle des arts de la rue, a démarré le 21 septembre
1997 à Châtillon et compte aujourd'hui plus de 400
adhérents.
http://atilf.atilf.fr/
http://www.lartestpublic.fr/
http://www.cnarsurlepont.fr/