Université Aix-Marseille
Département d'Anthropologie
MASTER PROFESSIONNEL Anthropologie et Métiers du
Développement durable
ETHT7
Mémoire de recherche
appliquée
La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie :
la mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la protection
d'une espèce
« emblématique »
menacée
Audrey DUPONT
Figure 1: Charlie, le dugong de Thio remontant à la
surface, plage de la Moara (c) Perrier, Thio, 2014
Année 2014-2015
Sous la direction d'Elsa Faugère et de Catherine
Sabinot
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
Juin 2015 2
Les opinions exprimées dans ce mémoire sont celles
de l'auteur et ne sauraient en aucun cas engager Aix-Marseille
Université, ni les directeurs de mémoire.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Remerciements
Je remercie tout d'abord mes encadrants de stage, Catherine
Sabinot (IRD Nouméa) et Lionel Gardes (Agence des aires marines
protégées Nouméa) pour leur confiance et
l'opportunité qu'ils m'ont offerte de réaliser ce stage. Je
souhaite exprimer ma gratitude envers les organismes auxquels ils sont
rattachés pour m'avoir pris en charge, m'avoir accueillie dans leurs
locaux et m'avoir intégrée dans leurs équipes de travail
ou de recherche.
Merci tout particulièrement aux Unités Mixte de
Recherche Espace-Dev et du GRED de l'IRD, ainsi qu'au GIE-Océanide pour
la mise à disposition de l'espace de travail, les rencontres et
discussions qui s'y sont déroulées. Je suis notamment
reconnaissante envers celles qui m'ont apporté leurs connaissances dans
différents domaines, m'ont ouverte de nouvelles pistes de
réflexion ou m'ont simplement soutenue et inspirée : merci
à Emilie Rastello, aux « filles de Yaté » mais aussi
à Marlène Dégremont, à Marie Toussaint et aux
autres doctorantes hébergées par le GRED. De même, merci
à l'équipe de l'Agence des aires marine protégées
pour les échanges, les conseils, le soutien logistique, et le travail en
équipe.
Je souhaite également remercier les personnes qui
représentent les structures partenaires du Plan d'Actions dugong
(notamment le WWF, Opérations Cétacés !, la Province Nord
et la Province Sud), le musée de Nouvelle-Calédonie et l'Agence
de Développement de la Culture Kanak (ADCK) avec qui j'ai
échangé et qui m'ont beaucoup apporté. Ensuite, j'ai une
pensée toute émue pour les personnes qui m'ont aidé
à la réalisation de cette étude, pour celles que j'ai
interrogées lors de cette enquête et pour celles qui m'ont
accordé leur temps et m'ont transmis une infime partie de leurs savoirs.
Je m'excuse d'avance de ne pas pouvoir citer tout le monde et leur rendre
hommage comme il se doit, mais je les remercie profondément pour leur
accueil, leur patience et leur gentillesse.
Pour la réalisation de ce mémoire universitaire,
je tiens à remercier Elsa Faugère pour avoir accepter de me
suivre dans cette aventure et d'avoir été disponible pour
répondre à mes questions et doutes. Je remercie également
monsieur Jacky Bouju sans qui ce master et cette étude ne serait pas.
Enfin, je souhaite remercier ceux qui ont partagé mon
quotidien sur Nouméa et les découvertes de cette incroyable
île qu'est la Nouvelle-Calédonie ! Je voudrais adresser
également mes remerciements à ma famille, à Guillaume et
aux copains marseillais et toulousains qui m'ont soutenue pendant le stage et
à mon retour en métropole dans l'exercice de rédaction.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Note au lecteur
Ce mémoire a été réalisé
suite à un stage en anthropologie de six mois en
Nouvelle-Calédonie, encadré par l'Agence des Aires Marines
Protégées (AAMP) et l'Institut de Recherche pour le
Développement (IRD). Ces deux organismes m'ont largement
accompagnée dans la réalisation de cette évaluation de la
place du dugong dans la société néo-calédonienne.
Au total, j'ai passé deux mois à Nouméa dans les bureaux
des structures encadrantes et un peu moins de quatre mois sur deux terrains
d'enquête : la commune de Pouébo et la Zone Côtière
Ouest. Mais, étant donné que j'ai mené des entretiens sur
Nouméa, j'ai réussi à les intégrer au rapport final
remis aux commanditaires de l'étude. Théoriquement, je m'appuie
donc sur trois zones de terrain plutôt que deux.
Lors de l'enquête, j'ai essentiellement travaillé
dans les communes de Moindou, de Bourail et de Poya, sur la côte Ouest de
la Grande-Terre. Pour plus de commodité dans la rédaction,
j'appelle ces zones d'enquête « Zone Côtière Ouest
», et ce même si cela est inexact. En outre, un comité de
gestion de la zone inscrite au Patrimoine Mondial de l'UNESCO depuis 2008 porte
le même nom. Pour ne pas mélanger les deux termes, j'emploie le
sigle de « ZCO » pour désigner l'association de gestion.
Enfin, il me semblait nécessaire de revenir sur
certaines définitions de termes qui, dans le langage calédonien
comme dans le jargon anthropologique, peuvent créer des malentendus
lorsqu'ils ne sont pas utilisés de manière très
précises. Nous avons rassemblé ces concepts et termes dans un
Lexique à la fin du document qui propose leur définition
adapté au développement de la problématique de ce
mémoire.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Sommaire
SOMMAIRE 5
TABLE DES SIGLES ET DES ABREVIATIONS 6
INTRODUCTION 7
I. CONTEXTE DE L'ETUDE 9
I.1. CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE ET ENVIRONNEMENT EN
NOUVELLE-CALEDONIE 9
I.2. PRESENTATION DU PLAN D'ACTION DUGONG ET DE L'ETUDE 14
I.3. METHODOLOGIE DE RECHERCHE 17
I.4. PRESENTATION RAPIDE DES LIEUX D'ENQUETE 21
I.5. PROBLEMATISATION A PARTIR DES SAVOIRS ET DES PRATIQUES
27
II. CONSTRUCTION D'UNE POLITIQUE DE CONSERVATION PAR LES
ACTEURS DU PLAN D'ACTIONS A PARTIR DE « SAVOIRS SCIENTIFIQUES »
32
II.1. PREOCCUPATION DES ACTEURS DU PLAN D'ACTIONS POUR LE DUGONG
32
II.2. CONFIGURATION DES ACTEURS « INSTITUTIONNELS »
RASSEMBLES AUTOUR DE CETTE
ETUDE : UNE GOUVERNANCE COMMUNE ? 39
II.3. STRATEGIES ET ACTIONS DU PLAN D'ACTIONS DUGONG 45
III. TYPOLOGIE COMPAREE DES « SAVOIRS »
RELATIFS AU DUGONG :
ENTRE SCIENCE ET TRADITION 51
III.1. « SI JE VOUS DIS « DUGONG », QU'AVEZ-VOUS
ENVIE DE ME DIRE ? » 51
III.2. « SAVOIRS NATURALISTES LOCAUX » VS «
SAVOIRS SCIENTIFIQUES » ? 54
III.3. REPARTITION IDENTITAIRE ENTRE « SAVOIRS AUTOCHTONES
», « SAVOIRS
TRADITIONNELS » ET « SAVOIR MODERNE » LIES AU
DUGONG 59
IV. PERCEPTIONS ET PRATIQUES RELATIVES A LA PROTECTION
DU DUGONG : ARTICULATION DES SAVOIRS ET DES INTERETS DES ACTEURS
« LOCAUX » ET « INSTITUTIONNELS » ?
71
IV.1. CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE EN QUESTION : EST-CE QUE LES
« POPULATIONS
LOCALES » SONT SUSCEPTIBLES DE PROTEGER LE DUGONG ? 71
IV.2. MOBILISATION DES « SAVOIRS AUTOCHTONES » AU
SERVICE DE LA PROTECTION
ENVIRONNEMENTALE : L'AIRE MARINE PROTEGEE HYABE / LE-JAO 74
IV.3. PROTECTION DU DUGONG DANS LA ZONE COTIERE OUEST : UN
ENCHEVETREMENT
D'ECHELLES, DE LOGIQUES ET DE PRATIQUES 81
CONCLUSION 91
LEXIQUE 93
BIBLIOGRAPHIE 95
TABLE DES FIGURES 100
TABLE DES MATIERES 101
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
Table des sigles et des abréviations
AAMP : Agence des Aires Marines
Protégées
AMP : Aires Marines Protégées
AGDR : Aire de Gestion Durable des Ressources
ADCK : Agence de Développement de la
Culture Kanak
ADRAF : Agence de Développement Rural et
de l'Aménagement Foncier
CDB : Convention sur la Diversité
Biologique de 1992
CI : Conservation Internationale (ONG
internationale)
DDEE : Direction Développement Economique
& l'Environnement (PN)
DENV : Direction de l'Environnement (Province
Sud)
FLNKS : Front de Libération National
Kanak Socialiste (parti indépendantiste)
GTR : Groupe Technique Restreint (du Plan
d'actions Dugong 2010-2015)
ISEE : Institut de la Statistique et des Etudes
Economiques
IRD : Institut de Recherche pour le
Développement
ONG : Organisme non gouvernemental
ORSTOM : Office de la Recherche Scientifique
Technique Outre-Mer (actuel IRD)
PN : Province Nord
PS : Province Sud
RAP : Programme d'Evaluation Rapide de la
Biodiversité
RNS : Réserve de Nature Sauvage
RPCR : Rassemblement Pour la Calédonie
dans la République (parti loyaliste)
TDR : Termes De Référence (contrat
de stage)
UICN : Union Internationale de Conservation de
la Nature
UMR : Unité Mixte de Recherche
UNESCO : Organisation des Nations Unies pour
l'Education, Science et Culture
UPM : Union Progressiste
Mélanésienne
WWF : World Wide Fund (Fond Mondial pour la
Nature)
ZCO : Zone Côtière Ouest
(comité de gestion de la zone classée UNESCO)
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Introduction
Le dugong (appelé couramment « vache marine »
en Nouvelle-Calédonie) est un mammifère marin, classé
parmi les « espèces emblématiques », qui, avec le
lamantin, est le seul représentant des dugongidés
(Siréniens). Cet animal est un herbivore qui se nourrit d'herbiers de
phanérogames. Il fréquente les zones côtières
tropicales ou sub-tropicales d'environ trente-sept pays dans le monde entre
l'Afrique de l'est et le Vanuatu. Le Pacifique est la zone où la
population est la plus abondante : le Détroit de Torres en Australie
concentre la première population mondiale (60 - 70 000 individus) et la
Nouvelle-Calédonie représente la troisième mondiale (un
peu plus de 1000 animaux).
La distribution de cette espèce dépend de la
profusion de nourriture, ce qui signifie que le dugong est
particulièrement présent dans les zones marines possédant
des herbiers, comme en Nouvelle-Calédonie. Sur ce territoire, il
fréquente souvent les zones lagonaires coralliens et sablonneux en eaux
peu profondes, où se trouvent les herbiers. Des sessions de comptage de
l'espèce par survols aériens en 2003 et en 2008 ont permis aux
biologistes de repérer les régions de Nouvelle-Calédonie
les plus densément peuplées en dugongs. Le plus grand nombre de
dugongs vit dans les zones côtières, où le trafic maritime
et les activités humaines sont les plus développées : 84%
de la population vit sur la côte Ouest et 16% dans le Nord. Ils ont aussi
constaté une possible diminution de la population.
Cette diminution est donc la conséquence de diverses
pressions observées sur l'animal. Si les dugongs peuvent mourir de
« causes naturelles » en étant la proie potentielle de requins
ou en mourant de vieillesse1, le trafic maritime, la
dégradation de l'habitat par l'homme, les pollutions, la chasse ou
encore le braconnage sont autant de menaces qui nuisent à sa survie
(Cléguer, 2010). Il s'agit d'un mammifère marin en danger de
disparition qui a été classée en 2010 parmi les
espèces vulnérables dans la liste rouge de l'Union Internationale
pour la Conservation de la Nature (UICN). Les environnementalistes et les
décideurs concernés par sa sauvegarde en
Nouvelle-Calédonie ont alors pensé qu'ils devaient/pouvaient agir
sur les menaces d'origine anthropique et c'est pourquoi ils se sont
associés dans la création du « Plan d'actions dugong
Nouvelle-Calédonie 2010-2015 ».
Dans un premier temps, la priorité était
donnée par les acteurs du Plan d'actions à l'amélioration
des connaissances sur l'animal quant à son comportement biologique, ses
déplacements et sa physiologie afin de mieux le protéger et de
mieux cibler les menaces qui pèsent sur lui. Il s'agissait donc
d'acquérir certains savoirs biologiques et écologiques
nécessaires à la mise en oeuvre des stratégies de
conservation efficaces, qui devaient être complétés d'une
connaissance anthropologique et ethnoécologique pour comprendre la
valeur du dugong en Nouvelle-Calédonie et intégrer les habitants
de l'archipel dans l'effort de protection. Puisque l'objectif est actuellement
de partager les savoirs scientifiques portant sur l'animal et
d'améliorer les modes de gestion en place, il est important de mieux
comprendre la population locale, de la consulter et de l'inclure dans la
gestion des ressources maritimes, notamment du dugong.
Les membres du Plan d'actions ont alors émis le besoin
de mieux comprendre les relations que les Néo-calédoniens
entretiennent avec l'animal et ont prévu des fonds pour financer un
stage en anthropologie afin de répondre à ce questionnement.
Cette recherche est
1 Ils peuvent vivre jusqu'à 70 ans, voire
plus.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
d'autant plus importante que le dugong jouit d'un statut
particulier en Nouvelle-Calédonie puisqu'il est classé parmi les
« espèces emblématiques » du territoire. Ainsi, en
collaboration avec les membres et partenaires du Plan d'actions, nous avons
établi un projet d'étude mobilisant les outils de la
socio-anthropologie et de l'ethnoécologie, dont l'objectif principal
était de définir et d'analyser la place de l'animal dans les
diverses communautés de la société
néo-calédonienne. Cette étude était orientée
sur deux zones d'enquête, qui présentaient la particularité
d'accueillir une forte densité de dugongs : la commune de Pouébo
- où la population est connue pour sa tradition de la chasse à ce
mammifère - et la Zone Côtière Ouest (ZCO) entre
Bourail-Poya - où des rumeurs de braconnage circulent abondamment.
Durant cette enquête, il nous a été
demandé de travailler sur le plus grand nombre et le plus «
diversifié » possible d'individus, et ce dans des contextes
variés. Nous avons été particulièrement
marquée par la multiplicité des discours, par la
complexité des relations entretenues avec le mammifère marin et
par les décalages voire les incompréhensions entre les
différents groupes en présence dans ce projet. Nous nous sommes
alors interrogée sur l'origine de ces barrières. L'une des
explications les plus évidentes est à chercher dans le
rassemblement de personnes appartenant à des identités
culturelles et des cultures professionnelles diverses. Ils possèdent des
savoirs et des pratiques de nature différents. Ainsi, nous avons
formulé une problématique sur la mobilisation de certaines
connaissances et pratiques liées à l'animal dans ce projet, et
qui parfois se confrontent. Ces thématiques guident le
développement de notre réflexion qui vise finalement à
mettre en avant le fait que le milieu de la conservation est, pour reprendre la
terminologie d'Olivier de Sardan (1995), une « arène »
où s'affrontent divers groupes sociaux avec divers savoirs. Enfin, dans
une moindre mesure, nous posons quelques jalons qui nous permettent de
comprendre le processus de mise au rang de « patrimoine » d'un
élément naturel dans le contexte de la Nouvelle-Calédonie,
autrement dit de cerner la dynamique de « patrimonialisation » du
dugong.
Pour se faire, nous introduirons le contexte de l'étude
en présentant la situation sociale, politique et environnementale sur
l'archipel et sur les différents terrains de l'enquête, puis le
Plan d'actions dugong Nouvelle-Calédonie 2010-2015 dans lequel
s'incère notre étude. Ensuite, nous décrirons la
méthodologie que nous avons suivi durant l'enquête ainsi que celle
déterminée par les membres du Groupe Restreint de Travail (GTR)
du Plan d'actions, et nous proposons une problématisation de ce
mémoire à partir de cette expérience et des diverses
lectures réalisées pour l'analyse des données.
Dans une seconde partie, nous nous attachons à
comprendre comment le dugong est devenu un objet de conservation et à
décrire les logiques des acteurs institutionnels qui ont menées
à l'élaboration de ce programme de conservation. Nous mettrons en
évidence le positionnement des différents acteurs vis à
vis du projet et nous tenterons de déterminer quels savoirs ont
été mobilisés pour mettre en place cette politique de
conservation.
Enfin, nous mettrons en exergue la diversité des
perceptions, des savoirs et des pratiques concernant l'animal détenus
par la « population locale », leurs éventuelles contradictions
ainsi que leurs confrontations avec les représentations et les
stratégies des acteurs institutionnels pour protéger le dugong.
Nous présenterons les actions actuellement menées par les
différents acteurs pour tenter d'atténuer les pressions d'origine
anthropique exercées sur ce mammifère et nous montrerons que les
intérêts divergents des acteurs locaux et institutionnels peuvent
constituer un frein à l'élaboration d'une stratégie
cohérente à l'échelle de l'archipel.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
I. Contexte de l'étude
I.1. Contexte sociopolitique et environnement en
Nouvelle-Calédonie
La Nouvelle-Calédonie (cf. figure 2) est un archipel
dans l'océan Pacifique - à 1500 km à l'est de l'Australie,
à 2000km au Nord de la Nouvelle-Zélande et à plus de 17
000km de la France - qui relève de la souveraineté
française depuis 1853, date du début de la colonisation. Selon le
recensement de 2014, il compte 268 767 habitantsi (soit 23 200
habitants de plus qu'au dernier recensement en 2009), répartis sur
l'île de la Grande Terre, l'île des Pins, l'archipel de Belep et
les îles Loyautés (Ouvéa, Lifou et Maré). Sur
l'ensemble de l'archipel, environ 23% de la population vit en tribu, 11% en
milieu rural et 66 % en zone urbaine (« Évolution et structure de
la population », ISEE, 2009).
Cet archipel possède un statut particulier selon le
droit français, celui de collectivité territoriale
française « sui-generis » et procède à un
transfert progressif des compétences régaliennes depuis la
signature des accords Matignon-Oudinot en 1988. Suite à ces accords, des
consultations électorales sont prévues entre 2014-2018 afin de
prendre une décision collective sur la question de l'indépendance
nationale et le « pays » travaille à la formation d'une
identité et d'une communauté politique
néo-calédonienne. L'ensemble de ce processus de «
décolonisation » est le fruit d'une « histoire » qui
s'est complexifiée dès les premières explorations
européennes en 1774.
I.1.1. Du passé colonial au « Destin commun
» : bref historique
La population autochtone de Nouvelle-Calédonie, les
Mélanésiens ou Kanak, a vu débarquer de nombreux
Européens depuis l'arrivée de James Cook en 1774, dont des
baleiniers, des santaliers, des aventuriers parcourant le monde et des
religieux. Le 24 septembre 1853, le contre-amiral envoyé par l'empereur
proclama officiellement à Balade l'annexion de la
Nouvelle-Calédonie, ce qui signa la prise de possession du territoire
par les soldats français. Pour peupler cette nouvelle colonie, la France
s'appuya sur deux types de colonisation : « libre » et «
pénale » (des détenus sont envoyés purger leur peine
d'emprisonnement en Nouvelle-Calédonie avec souvent une assignation
à résidence perpétuelle). Peu de colons libres firent le
voyage2 et, face à la difficile implantation d'une
colonisation choisie, le gouvernement fonda sa stratégie sur la «
colonisation par le bagne ». La Nouvelle-Calédonie devint
essentiellement une terre de déportation et de transportation (Terrier,
2010). Au total, les destins de quelques 25 000 personnes ont été
contrariés par l'exil pénitencier, dont celui de quelques
révolutionnaires de la Commune de Paris en 1871 ou
révoltés de la grande Kabylie en 1874 (Atlas
Nouvelle-Calédonie, 2012). Ils ont participé au
développement des infrastructures de l'île et, une fois leur peine
terminée ou après avoir été relâchés
pour bonne conduite, ils ont pu jouir d'une possible réhabilitation
grâce à la loi du 30 mai 1854. L'installation des anciennes
familles pénales3 a donc constitué les principaux
points de peuplement européen sur la Grande Terre, presque exclusivement
sur la côte ouest, plus propice à l'exploitation agricole et
à l'élevage.
2 Les principaux colons libres sont des
anglo-saxons issu des colonies britanniques du Pacifique, des fonctionnaires
travaillant sur place, des colons du sucre ou du café, des colons venus
du Nord de la France ou des européens à la recherche d'une vie
meilleure. (Terrier, 2010 : 15)
3 Que nous appelons aujourd'hui les «
Calédoniens d'origine européenne » ou « Caldoches
».
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
Figure 2 : Carte de la Nouvelle-Calédonie et
répartition des trois Provinces et des zones d'enquête : commune
de Pouébo et région de Moindou-Bourail-Poya (c) source de la
carte :
www.senat.fr
Parallèlement à l'installation des populations
d'origine européenne et maghrébine, plusieurs vagues
d'immigration économique sur le territoire se sont
succédées dés le début de la colonisation
française. À la fin des années 1850, plusieurs raisons ont
poussé les colons a cherché de la main d'oeuvre
étrangère pour le développement du pays (Angleviel, 2005).
Entre les années 1858-1880, des Malabars4, quelques
Wallisiens, des Hébridais5 et des Chinois sont venus
prêtés main forte, notamment dans la plantation agricole mais
aussi dans les mines à partir de 1874, date de la première
exploitation du nickel.
En 1931, la Nouvelle-Calédonie n'était
officiellement plus une colonie pénitentiaire (Terrier, 2010) mais
l'administration coloniale a continué d'être extrêmement
violente et méprisante envers la société
mélanésienne puisque, comme le rappelle Isabelle Merle, «
la Nouvelle-Calédonie est le seul territoire de l'Empire
français où furent créées de véritables
réserves indigènes à l'instar des réserves
indiennes américaines, dénoncées, par ailleurs, comme le
symbole de la violence coloniale « anglo-saxonne » »
(Merle, 1999 : 1). Le régime délimita arbitrairement les terres
dédiées aux indigènes à partir de 1867-1868 sous
l'impulsion du gouverneur Guillian. L'État s'appropria les terres
jugées « inoccupées » et créa le système
et « réserves » et de « tribus », regroupement en
« village » de clans sous l'autorité
4 Indiens originaires de l'île de la
Réunion ou du Sud de l'Inde.
http://fr.wiktionary.org/wiki/malabar
5 Personnes venues des Nouvelles-Hébrides,
ancien nom du Vanuatu.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
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et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
d'un chef défini comme interlocuteur
privilégié6, et ce afin de contrôler les
déplacements et d'instaurer des taxes (Atlas Nouvelle-Calédonie,
2012).
Suite à ces spoliations répétées,
à l'occupation de terres ancestrales et au vagabondage du bétail
des « colons », une Insurrection Kanak, conduite par le chef guerrier
Ataï, éclata en 1878 et fut sévèrement
réprimandée : cela marqua le début du régime de
l'indigénat qui exclut peu à peu les Kanak du droit commun en les
privant de liberté (Blet, 2014). En 1946, à la fin de la Seconde
Guerre Mondiale, la Nouvelle-Calédonie fut reconnue en tant que
territoire d'Outre-mer, ce qui tourna la page de l'indigénat. Sur le
plan juridique, on accorda la citoyenneté française aux
Mélanésiens. Même si cela ne signifia pas la fin des
discriminations de la part de la société anciennement coloniale,
ils avaient néanmoins accès au droit de vote, à la
scolarisation, à la liberté de résidence et de
circulation, au droit de travail etc. (Ibid.).
Grâce à ces outils, quelques
Mélanésiens ont constitué un parti politique, l'Union
Calédonienne7, qui visait l'abolition des rivalités
ethniques à travers l'autonomie politique et la lutte contre les
permanences coloniales (Atlas de Nouvelle Calédonie, 2012). Le
gouvernement français sous de Gaulle, qui souhaitait combattre les
velléités séparatistes, confisqua l'autonomie fraichement
acquise à partir de 1958 et ce jusqu'en 1975, notamment en nationalisant
la compétence minière (Ibidem). Ces années furent aussi
marquées par le boom du Nickel et l'immigration métropolitaine et
polynésienne accrue, qui occasionna un changement social rapide en
mixant le corps électoral. C'est également à cette
époque que la Nouvelle-Calédonie a accueilli plusieurs vagues
d'immigration libre avec des travailleurs « pieds-noirs
»8, antillais, réunionnais, malgaches, mais aussi
toujours métropolitains, et qui perdure encore (Camille, 2010). Enfin,
des enfants ou jeunes adultes des îles voisines du Pacifique Sud
(Vanuatu, Tahiti, Wallis et Futuna etc.) sont venus sur la Grande-Terre pour
compléter leurs études ou chercher du travail à partir des
années 1970-1980 (information issue des entretiens).
A la fin des années 1975, les tensions sociales et
politiques se cristallisent autour de la question de la souveraineté et
les tensions ne vont cesser de s'accroitre jusqu'à la période des
« Évènements » de 1984 à 1988. La succession des
remaniements fonciers et des politiques de redistributions des terres (en 1978
et en 1982) n'arrivent pas à contenir le mouvement populaire qui ne
cherche plus l'autonomie mais l'indépendance, et ce surtout depuis la
création en 1984 du Front de Libération National Kanak Socialiste
(FLNKS - Blet, 2014). Cette période marqua ainsi la réaffirmation
d'une identité kanak forte qui veut s'émanciper et retrouver une
place décente dans une société qui le lui avait, jusque
là, toujours refusée.
La prise d'otage d'Ouvéa, et les meurtres qui en
découlent, déclencha la signature des Accords de Matignon-Oudinot
de 1988 par les partis indépendantiste (FLNKS) et loyaliste (RPCR) afin
« rétablir la paix des coeurs, des esprits et des âmes ...
» (Atlas de la Nouvelle-Calédonie, 2012). La poignée de main
entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur est devenu le symbole de la
réconciliation et de l'ouverture du dialogue avec les partis. Ces
accords reconnaissent l'identité kanak, souhaitent établir une
politique de rééquilibrage économique entre les
régions du territoire et préparent son autodétermination
dans une échéance de dix ans. Ils débouchent alors sur
l'Accord de Nouméa de 1998, qui accentue le processus de transfert de
compétence, lancé par les accords précédents, et le
rend irréversible. La Nouvelle-
6 Définition de « tribu » : en
Nouvelle-Calédonie, une tribu est une invention coloniale qui date du
temps de la création des réserves et qui rassemble plusieurs
clans, plusieurs familles kanak sur une propriété appartenant au
clan « terrien ».
7 Dont le crédo était « Deux
couleurs mais un seul peuple ! »
8 Les français originaire d'Algérie ou
installés en Afrique du Nord
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
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emblématique » menacée
Calédonie a 20 ans pour réaliser sa «
décolonisation programmée » et pour regrouper toutes les
communautés de la société néo-calédonienne
sous une même nationalité. Ainsi, la notion de « Destin
commun » émerge avec cet accord qui vise à construire un
nouveau contrat social national basé sur une « communauté de
destin » pluriethnique.9 Celle-ci ne peut reposer que sur la
reconnaissance de la légitimité de la population kanak mais aussi
des autres communautés composant la société de
Nouvelle-Calédonie dans la participation à la construction du
pays (Ibid.).
I.1.2. Découpage administratif et gestion de
l'espace maritime
Les Accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa par la
suite ont joué un rôle important dans la reconnaissance du fait
colonial et de la culture kanak et l'autorité dite «
coutumière». Si les huit aires coutumières, les huit
conseils coutumiers et le conseil consultatif coutumier du territoire datent de
la loi référendaire du 9 novembre 1988 découlant des
accords de Matignon, le statut coutumier est pleinement reconnu grâce
à la loi organique de mars 1999, qui instaure le Sénat coutumier,
place et lieu du conseil consultatif10. Les Accords de Nouméa
ont donc davantage valorisé le patrimoine kanak, notamment par le
rétablissement du nom des lieux en langues locales, l'enseignement des
langues kanak, le retour des objets culturels et la redistribution des terres
coutumières à travers l'Agence de Développement Rural et
de l'Aménagement Foncier (ADRAF - Ibidem). Ce sont ces mêmes
textes qui ont déterminé la composition et le mode de
fonctionnement du Gouvernement de Nouvelle-Calédonie, ordonné par
le Congrés, l'assemblée délibérante de Nouvelle
Calédonie responsable de la gouvernance législative et
administrative du pays. Ce gouvernement est l'organe exécutif de la
collectivité de Nouvelle-Calédonie et participe de la gouvernance
du territoire tout comme les autres institutions précédemment
citées.
Ces accords ont également prévu le transfert et
dans la répartition des compétences et le
rééquilibrage économique et social, notamment par la
création de relais administratifs intermédiaires entre le
Gouvernement de Nouvelle-Calédonie et la population. Il s'agit des trois
provinces (cf. figure 2) : la Province Nord (PN - 50 487 habitants), la
Province Sud (PS - 199 983 habitants) et la Province des Loyautés (18
297 habitants)11. Effectives depuis le début des
années 2000, les Provinces possèdent, entre autres
compétences, la responsabilité de la gestion du patrimoine
naturel et environnemental ; et ce depuis la loi organique de 1999. Le
gouvernement de Nouvelle-Calédonie n'est donc pas directement en charge
de la compétence environnementale.
Si la Province des îles Loyautés n'a pas encore
rédigé un texte de loi de référence, les Provinces
Sud et Nord ont voté leurs codes de l'environnement en 2008 et 2009,
sous délibération du Congrés. Ces textes sont
complétés et actualisés régulièrement afin
de mieux compiler les règlementations déjà existantes et
celles mises en place depuis la création de ces institutions. (Atlas de
la Nouvelle-Calédonie, 2012). De plus, la PN et la PS ont des lignes
politiques différentes, voire opposées. La participation
effective de la population dans la prise
9 Définition de destin commun :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Destin_commun
10 Cf.
http://www.senat-coutumier.nc/le-senat-coutumier/historique
Nous voulons aussi insister sur le fait que ce processus de
reconnaissance de la culture kanak est toujours en cours aujourd'hui puisque
les chefferies des aires coutumières se sont réunies le 12 avril
dernier (2014) pour signer la charte du peuple Kanak sur le socle commun de
leurs valeurs et des principes fondamentaux de leur civilisation. Cette chartre
cherche à créer un « cadre juridique supérieur »
assurant la pérennité de l'unité et de la
souveraineté du Peuple Kanak (Bernard, 2014).
11 Chiffres du dernier recensement de 2014 :
http://www.isee.nc/
Juin 2015 13
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
de décision et dans la mise en place des mesures de
protection environnementale n'a pas la même importance d'une Province
à une autre. Ce phénomène est notamment lié
à la répartition socio-ethnique de la population : une grande
majorité des habitants de la PN est kanak alors que la PS
présente une grande mixité culturelle.
A la PS, la Direction de l'Environnement (la DENV) emploie
environ une centaine de personnes pour organiser la gestion de l'environnement.
Dans le récent service de l'« Évaluation environnementale
» de la DENV, qui s'occupe aussi de la gestion des espaces marins, un
expert en faune marine est chargé de suivre la mise en place de la
conservation des espèces marines, dont le dugong (information
tirée des entretiens). La Province Nord possède un pôle
« Environnement et Ressources Naturelles » au sein de la Direction du
Développement Économique et de l'Environnement (DDEE) et dans
lequel s'insère la sous-direction des milieux et ressources aquatiques.
Cette dernière a pour mission de coordonner l'action publique pour
gérer les ressources marines, les aires protégées et
valoriser le patrimoine naturel marin. Toutefois, la Zone Économique
Exclusive (ZEE) reste la propriété de l'État
français qui exerce des droits souverains en matière
d'exploration et d'usages des ressources sur cette zone (Atlas de la
Nouvelle-Calédonie, 2012).
Concernant le lagon calédonien, les Provinces ont
contribué à la définition des statuts juridiques des aires
marines protégées par la rédaction des Codes de
l'Environnement de la Province Nord et Sud. Ces statuts juridiques ont la
particularité d'être holistes puisqu'ils délimitent des
espaces où la protection de l'eau, de la faune, de la flore, ainsi que
du patrimoine historique et culturel attachés à ces lieux sont
considérés. Ces aires se sont généralisées
avec la Convention sur la Diversité Biologique de 1992 (CDB) et
utilisent les catégories de protection définies par l'Union
Internationale de Conservation de la Nature (UICN)12. Aujourd'hui
une trentaine d'aires marines protégées ont été
créées en Province Nord et Sud, sur une surface cumulée de
4000 km2, et six sites répartis dans 4 collectivités ont
été inscrits en 2008 sur la liste des biens naturels au
patrimoine mondial de l'UNESCO. Ce « Bien » est reconnu par
l'État français comme une aire marine protégées
étendue et s'intègre aussi dans le Code de l'environnement
français13.
Si cette inscription n'est pas une mesure de protection en
soi, elle établit néanmoins un cadre législatif
international et impose un modèle de gestion concertée.
Jusque-là, la Nouvelle-Calédonie ne possédait pas ou peu
d'association locale dédiée à la gestion de
l'environnement (Atlas de Nouvelle-Calédonie, 2012). A la fin des
années 1990-début 2000, les seuls acteurs non-institutionnels
présents sur le territoire en matière de protection naturelle
étaient les Organisations Non-Gouvernementales (ONG) internationales
comme World Wildlife Funds (WWF). Ainsi, le classement au patrimoine mondial de
ces 6 sites oblige les jeunes provinces à s'investir dans une nouvelle
gouvernance basée sur des comités de gestions participatifs,
sensés favoriser l'engagement et la prise en compte de la population
dans la protection environnementale (Ibidem). Ils sont devenus aujourd'hui des
acteurs régionaux importants, comme nous allons le constater plus loin
avec le site de la Zone Côtière Ouest (ZCO), qui accueille un
comité de gestion monté en association du même nom, ou
encore les comités de gestion présents sur les aires marines de
la Zone Côtière Nord et Est (ZCNE).
Afin de faire respecter la règlementation, les
Provinces ont fondé des services de protection maritime et terrestre :
la Brigade nature de la Province Nord et la Protection du lagon dans la
Province Sud. Plus qu'un travail de surveillance, ces agents sont surtout
chargés
12
http://fr.wikipedia.org/wiki/Aire_marine_prot%C3%A9g%C3%A9e
13
http://www.aires-marines.fr/LAgence/Organisation/Antennes/Antenne-Nouvelle-Caledonie
Juin 2015 14
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
de sensibiliser la population aux règles de pêche
et de conduite en mer. De plus, depuis 2013, des agents assermentés des
deux Provinces sont habilités à dresser des procès verbaux
lorsqu'ils constatent des infractions commises par les pêcheurs et/ou
plaisanciers.
Enfin, d'autres acteurs apportent un appui aux
collectivités territoriales et au gouvernement calédonien dans la
gestion de la ressource marine. C'est le cas de l'Agence des aires marines
protégées (AAMP), établissement français public
à caractère administratif dédié à la
protection de parcs naturels marins, qui dépend du ministère
français de l'Écologie, du Développement Durable et de
l'Énergie. Une antenne dépendante du siège à Brest
s'est implantée en juillet 2009 à Nouméa par la mutation
de Lionel Gardes, chef de l'antenne et salarié permanent. À ce
jour, la structure compte 4 personnes et emploie principalement son personnel
venu de métropole en contrat de deux ans.
Dans le contexte particulier de la Nouvelle-Calédonie,
toujours en processus de transfert de compétences suite à
l'Accord de Matignon de 1988 et de l'Accord de Nouméa en 1998,
l'implantation d'un établissement dépendant de l'État
français n'est pas sans signification Cette dernière a pour
mission de susciter l'adhésion des acteurs environnementaux
calédoniens (gouvernement, Provinces, associations locales, ONG...) aux
« Plans Nationaux », ainsi que de lancer des projets dans le but
qu'ils soient récupérés par la suite par les structures
locales. Les Plans Nationaux d'actions sont des « outils
stratégiques qui visent à assurer le maintien ou le
rétablissement dans un état de conservation favorable
d'espèces menacées ou faisant l'objet d'un intérêt
particulier »14. Ce dispositif est mis en place lorsque
les mesures de protection d'un animal paraissent insuffisantes aux yeux des
organes dépendant des institutions politiques nationales
françaises.
Or, l'Agence des aires marines protégées (AAMP)
est chargée de l'animation du Plan d'actions dugong
Nouvelle-Calédonie 2010-2015, un projet de conservation du dugong
basé sur la concertation des acteurs environnementaux du territoire,
tels ceux précédemment cités, et sur la sensibilisation de
la population aux enjeux liés à sa protection. Pour se faire, ils
ont financé cette recherche en anthropologie afin de mieux cerner les
relations entre les néo-calédoniens et l'animal, et de comprendre
les perceptions locales des mesures de protection mises en place jusque
là pour le protéger, comme nous l'expliquons dans la prochaine
partie.
I.2. Présentation du Plan d'action dugong et
de l'étude I.2.1. Présentation du Plan d'actions dugong
2010-2015
En Nouvelle-Calédonie, le dugong est une espèce
menacée qui possède un statut particulier : celui d'espèce
« emblématique ». Les acteurs environnementaux présents
sur le territoire ont jugé nécessaire de mettre en place de
nouvelles mesures de conservation de cet animal, au moment où les
institutions assurant la gouvernance environnementale étaient encore
récentes (2009-2010). Parmi les différentes stratégies
pour améliorer sa protection, l'Agence nationale des aires
protégées a mis en place dés 2010 un Plan d'actions
dugong.
Le Plan d'actions dugong a été
créé suite à des comptages des dugongs par survols
aériens en 2003 et 2008 dans le cadre du programme ZoNéCo, mis en
place par le Gouvernement Français et Calédonien dans l'objectif
« de rassembler et de rendre accessibles les
14 Rapport du Ministère de l'Écologie
et du Développement Durable, Plans Nationaux d'actions en faveur des
espaces menacées. Objectifs et exemples d'actions,
www.developpement-durable.gouv.fr
Juin 2015 15
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
informations nécessaires à l'inventaire, la
valorisation et la gestion des ressources minérales et vivantes de la
Zone Economique Exclusive de la Nouvelle-Calédonie
»15. Ce comptage a notamment été
encadré par Claire Garrigue, responsable scientifique de l'ONG de
défense des grands mammifères marins « Opération
Cétacés !s ! » et ayant mené une étude en
biologie sur le dugong pour l'ORSTOM16 en 1994. Les résultats
de ce comptage semblaient inquiétants quant à la
pérennité de l'espèce.
Ce plan d'actions rassemble dans un Groupe de Travail
Restreint (GTR) un certain nombre d'acteurs concernés par la protection
de l'animal dont l'Agence des aires marines protégées (AAMP), le
WWF - Nouvelle-Calédonie et l'IRD17 (qui ont tous trois
financé une grande partie du stage), les Provinces Nord, Sud et des
Îles Loyautés, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le
Sénat Coutumier, l'État français et Opération
Cétacés !s. Il compte aussi des partenariats « choisis
» parmi les responsables de la sensibilisation environnementale du
territoire (l'association Symbiose, le Rectorat de l'académie de
Nouméa, le magasine l'OEil etc.) et des partenariats « de fait
». Par exemple, ils collaborent ponctuellement avec le comité de
gestion environnemental de la ZCO (dans la région de Bourail-Poya) qui
promeut la sensibilisation environnementale sur le terrain et qui est
particulièrement sensible au sort du dugong.
Suivant le protocole définis par les Plans Nationaux
d'actions de l'État français18, le Plan d'actions
dugong est articulé selon trois volets : un volet connaissance,
un volet sensibilisation et communication - qui cherche à faire
connaître le dugong et les enjeux de sa conservation - et un volet
gouvernance - pour construire des connaissances qui puissent
être partagées à différentes échelles pour
une meilleure protection. Au début du projet, plusieurs travaux
dirigés par l'AAMP, dont une monographie du dugong réalisé
à partir des informations tirés des campagnes de survols
aériens et un rapport préliminaire de l'enquête
régionale dugong de 2011, font état d'un réel manque de
connaissances sur cette espèce en Nouvelle-Calédonie. Le volet
connaissance cherche ainsi à compléter les connaissances
initiales sur le statut de conservation, la biologie et l'écologie des
dugongs de Nouvelle Calédonie via de nouveaux comptages, des travaux de
génétique, des études sur les pressions et les aspects
socio-économiques, en lien avec l'importance des dugongs dans la culture
calédonienne, ainsi que des études permettant de mieux comprendre
le comportement des dugongs et leur utilisation de l'habitat.
Ce stage s'insère dans le programme d'approfondissement
des connaissances et devrait renseigner une thèse sur le dugong en
biologie marine, conduite par un ancien consultant de l'AAMP, membre
également d'Opération Cétacés !, qui a
déterminé la marche à suivre concernant sa protection en
Nouvelle-Calédonie. L'encadrement scientifique et pédagogique de
l'étude été délégué à
Catherine Sabinot, ethno-écologue et anthropologue à l'Institut
de Recherche pour le Développement (IRD) et spécialiste des zones
côtières. Elle a été associée au projet et
travaille de concert avec l'AAMP afin de définir les besoins en
matière d'approfondissement des connaissances. Elle a aussi
négocié la stratégie d'encadrement du stage avec l'ancien
responsable de l'animation du Plan d'actions dugong de l'AAMP,
15 Source ZoNéCo :
http://www.zoneco.nc/Genese-et-objectifs-globaux
- information tirée du mémoire appliqué de Marie Toussaint
(2010).
16 ancien nom de l'IRD.
17 L'IRD ne faisait pas officiellement partie du
GTR mais qui il y est souvent associé pour ses compétences
scientifiques diverses.
18 Rapport du Ministère de l'Écologie
et du Développement Durable, Plans Nationaux d'actions en faveur des
espaces menacées. Objectifs et exemples d'actions,
www.developpement-durable.gouv.fr
Juin 2015 16
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
remplacé un mois avant le début du stage. Ils
ont rédigé ensemble l'offre de stage en spécifiant que
l'étude était produite dans une logique de partage et de mise en
commun des efforts pour la protection de l'espèce, qu'ils ont
nommé « méthodologie partagée ».
I.2.2. Objectifs annoncés de l'évaluation
anthropologique
Dans une monographie du dugong (Cléguer, 2010), le
consultant défend la pertinence de la réalisation d'une
étude sur la valeur culturelle et symbolique de l'animal en
Nouvelle-Calédonie. D'après ce document, sur les côtes du
Détroit de Torres en Australie, une enquête similaire a
été menée et a prouvée que la chasse au dugong
était réalisée pour des raisons culturelles.
Jusqu'à présent, l'effort de conservation s'était
concentré sur la biologie marine et un tel travail n'avait jamais
été réalisé sur le territoire calédonien.
Les acteurs du plan d'action ont pris en compte les suggestions du consultant
et ont compris que cela pourrait appuyer la mise en place de mesures de gestion
plus respectueuses et respectées par les populations locales. Ce stage
est donc sensé combler ce manque.
L'Agence des aires marines protégées, l'IRD et
le WWF-Nouvelle-Calédonie ont financé ce stage qui a pour mission
de compléter et renseigner les données scientifiques disponibles.
Une méthodologie indicative se basant sur une « bibliographie
des représentativités culturelles du dugong dans le Pacifique Sud
» a été proposée par le consultant dans la
monographie du dugong et a représenté le point de départ
du stage. Comme les productions d'artefacts et d'images représentant le
dugong, de textes littéraires et/ou en sciences humaines et sociales
relatifs au dugong et propres à la Nouvelle-Calédonie
étaient peu voire pas connues par les acteurs institutionnels, la liste
des finalités de l'étude commençait donc par un inventaire
de tous les contes, légendes, histoires, peintures, sculptures,
productions sonores et visuelles néo-calédoniens, mettant en
scène le dugong.19
Dans les Termes de Références (TDR) du stage, il
est écrit que l'étudiant est chargé de «
définir et analyser, par des approches diachronique et synchronique,
la place accordée au dugong parmi les autres espèces marines en
Nouvelle-Calédonie » par la population locale. Autrement dit,
l'objectif est de réaliser une ethnographie approfondie des perceptions,
savoirs et pratiques sociales liés à l'animal en tenant en compte
leur évolution dans le temps. Étant donné que la culture
kanak comporte des mythes liés aux espèces et possède un
système social basé sur ce que l'on appelle le «
totémisme », il paraissait pertinent de se pencher plus
spécifiquement sur les représentations de cette communauté
« majoritaire ».
Toutefois, l'étude a aussi été
élaborée pour enrichir le travail des acteurs de la
sensibilisation et des agents du volet sensibilisation-communication du plan
d'action : ils ont besoin d'une vision globale concernant les perceptions de
cet animal par les néo-calédoniens, et ce pour mieux
définir les priorités de sensibilisation et affiner les messages
à diffuser. Aussi l'objectif du stagiaire est-il de rencontrer et
d'enquêter le plus de représentants possibles de
communautés différentes : les Kanak mais aussi les
Calédoniens d'origine européenne, les Wallisiens-Futuniens, les
Tahitiens, les Vietnamiens, les Indonésiens, les
19 Le dugong n'avait jusque là jamais
été un sujet de recherche en sciences sociales avant ce stage, ni
n'a jamais fait l'objet d'inventaire par des archivistes et documentalistes.
L'intérêt pour la relation entre la population et un animal est
quelque chose de plutôt original en Nouvelle-Calédonie, à
en croire les propos du directeur de l'Agence de Développement de la
Culture Kanak (ADCK) : « Ca explique pourquoi dugong et tortue, on ne
les a jamais traité comme cela, de manière frontale. Ca ne fait
pas partie des problématiques qui sont propres au fonctionnement d'une
tribu, d'une chefferie... » (Emmanuel Tjabaou, ADCK, 21 juillet
2014)
Juin 2015 17
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Métropolitains et Européens venus s'installer
sur l'île etc. Si certains d'entre eux sont devenus ou sont nés
Néo-Calédoniens, d'autres ont conservé leur
nationalité d'origine.
De plus, ce travail apporte des éléments qui
aident à mieux cerner « les attentes locales en terme de
gouvernance et de préservation de l'espace marin et de ses ressources,
particulièrement du dugong » (Termes de
références du stage rédigés par l'AAMP et l'IRD).
La récolte de données s'axe donc aussi sur les perceptions par la
population de la règlementation et de ses applications. L'étude
doit mettre en avant les revendications locales, les attentes et les craintes
des néo-calédoniens relatives aux politiques de conservation de
l'animal et du milieu marin en général. Elle pourra
déjà brosser à grands traits les prémisses d'un
diagnostic de situation sur la pertinence et l'efficacité des mesures
légales et administratives mises en place. En effet, elle permet
d'avancer le travail de définition des hypothèses et
stratégies d'action à partir de la prise en compte de l'analyse
des réalités locales. (Blet, 2014). Cette phase est un moment
d'un projet puisqu'il « d'analyser la situation partagée par
les populations locales et les acteurs institutionnels afin de définir
les actions pertinentes à mener, mais également d'établir
une relation de confiance » (Ibidem : 6).
Pour résumer, cette étude anthropologique
comporte trois moments principaux :
- l'inventaire des productions artistiques et
littéraires liées au dugong. Ce dernier, associé à
une micro-analyse anthropologique à partir de ces objets, est à
la fois une source d'information et un point de la comparaison pour l'analyse
des données récoltées sur le terrain.
- l'ethnographie sur les représentations, les savoirs
et les pratiques sociales relatives au dugong dans les zones d'enquête -
définies collectivement - pour caractériser la place du dugong
dans la société de Nouvelle-Calédonie.
- l'état des lieux sur les perceptions de la
règlementation et de son application, ce qui permettrait
d'améliorer la gouvernance des acteurs institutionnels en matière
de conservation de l'espèce.
Tous ces objectifs participent d'une «
méthodologie partagée » avec les encadrants du stage, les
acteurs institutionnels et associatifs du plan d'actions, étant
donné que l'organisation d'un travail collectif et d'un espace de
discussion avec les partenaires est également l'une des visées du
projet. Cette recherche anthropologique sert donc l'action de plusieurs
façons, par la production d'un rapport qui peut servir les actions de
sensibilisation ou encore par la mobilisation des acteurs environnementaux
autour de ce travail. Elle n'a de sens que si elle est accessible au plus grand
nombre des organismes concernés par la sauvegarde du dugong. Ce faisant,
cette étude « doit se soumettre simultanément aux
règles de la recherche et à celles de l'action, sous peine de
n'être qu'une mauvaise recherche et une mauvaise action »
(Olivier de Sardan, 1995 : 248).
I.3. Méthodologie de
recherche
« En tant que processus de connaissance, la
recherche-action est soumise aux mêmes exigences méthodologiques
et épistémologiques que toute recherche » (Ibidem).
Parmi ces exigences, l'étude doit suivre un certain protocole
scientifique afin de pouvoir retirer des données du terrain une analyse
solide et viable. Ainsi, la présente étude s'est
déroulée suivant
Juin 2015 18
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
quatre moment : la recherche bibliographique - qui permet de
mieux appréhender son terrain et son objet d'étude, la production
des outils méthodologiques - envisagés pour récolter les
données, la récolte des informations - qui amène toujours
l'anthropologue à adapter sa méthode originale, et enfin le
traitement des donnée et l'analyse - qui « font parler le terrain
». J'ai tenté de rendre compte le plus fidèlement possible
de toute la complexité de la réalité que j'ai
vécue, observée ou entendue dans la production d'un rapport final
de stage, qui cherchait à respecter mon souci d' «
objectivité » et de scientificité. En réalité,
dans ce travail d'écriture, j'ai essayé de taire mes propres
jugements de valeurs ou, en tout cas, de les confronter à la
subjectivité des autres. Cette démarche d' « objectivation
» s'apparente ainsi à l'approche réflexive et comparatiste
du point de vue de l'anthropologue. De plus, le caractère «
objectif » de mon analyse s'est construite autour d'une description
détaillée des faits observées et une argumentation solide,
et s'est manifesté par l'emploi de formules finalement consensuelles.
I.3.1. Construction et appropriation de l'objet
d'enquête
Le premier mois du stage, passé entre les bureaux de
l'IRD et de l'AAMP, était notamment dédié aux recherches
bibliographiques sur les savoirs scientifiques concernant le dugong, sur les
espèces emblématiques, la gestion des espèces
menacées et sur les fondamentaux de l'anthropologie de l'environnement.
Je me suis également penchée sur la littérature relative
à la société néo-calédonienne. De plus,
durant cette période, j'ai développé des relations avec
des personnes-ressources, avec des partenaires du projet et d'autres acteurs en
lien avec l'exercice de recherche. La construction de l'étude s'est donc
opérée sur le mode de la concertation, suivant le principe de
« méthodologie partagée ». Le Plan d'actions s'appuie
sur le Groupe Technique Restreint (GTR) que je rencontrais
régulièrement ainsi que leurs partenaires lors de
réunions/présentations où j'exposais les résultats
bruts post-terrain.
En outre, j'ai sollicité l'appui de structures
culturelles sur Nouméa comme l'Agence de Développement de la
Culture Kanak (ADCK) et le musée de Nouvelle-Calédonie de
Nouméa. Ils m'ont aidé à réaliser l'inventaire sur
les oeuvres artistiques et de la littérature orale kanak, à
découvrir l'univers kanak et à mieux cerner la complexité
de la société néo-calédonienne. Tous ces
échanges ont été déterminants dans la
familiarisation avec l'objet d'étude et dans la réflexion sur la
construction du rapport final, dans l'introduction sur les zones
d'enquête, dans la compréhension du fonctionnement des politiques
environnementales en Nouvelle-Calédonie et des volontés des
politiques publiques concernant la protection du dugong.
I.3.2. Production des outils méthodologiques
En parallèle de ce travail de concertation, j'ai
produit des supports méthodologiques afin de préparer le travail
d'enquête. Je me suis aussi inspirée du travail d'autres
stagiaires à l'IRD en anthropologie encadrées par Catherine
Sabinot, notamment les ébauches de plan du rapport de stage de Sarah
Bernard, qui terminait sa mission sur l'étude des représentations
et pratiques sociales relatives à la tortue marine dans la région
de Yaté, Province Sud. J'ai élaboré un guide d'entretien
autour de deux axes principaux : un sur les représentations et les
pratiques sociales et un autre sur les perceptions et connaissances de la
population locale concernant la réglementation et la protection du
dugong. Je l'ai ensuite présenté et partagé aux
partenaires du plan d'actions qui ont pu émettre leurs commentaires et
corrections que j'ai ensuite intégré.
Juin 2015 19
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
J'ai testé la portée opérationnelle du
guide d'entretiens lors des premières interviews avant le terrain avec
les institutions partenaires du projet. Bien évidement, cet outil s'est
confronté aux réalités du terrain et s'est peu à
peu modifié au fil des rencontres et de la poursuite de la
réflexion. Concernant les autres outils tels l'observation et
l'observation participante, j'ai relu les textes sur la méthodologie
anthropologique rédigés par Olivier de Sardan et me suis
armée d'un carnet de terrain pour affiner ma recherche et multiplier les
sources d'informations. Ainsi, lors de mon enquête, je me suis
essentiellement appuyée sur ces trois outils.
I.3.3. Déroulé de l'enquête et
récolte des informations
Lors des premières réunions du GTR, il a
été décidé que je travaille sur deux zones. Ce
groupe de travail était constitué de personnes liées
à ces régions comme par exemple un chargé de mission du
WWF, qui appuie les compétences techniques de l'association de gestion
de l'aire marine protégée de Pouébo, et un agent de la
Province Nord, originaire de Poya. Le recours à ces personnes paraissait
faciliter mon accès et introduction au terrain.
La première enquête sur Pouébo (cf. figure
3) devait être courte puisque les acteurs semblaient plus
intéressés par la Zone Côtière Ouest, une
région où le métissage culturel est
particulièrement important, et où l'information semblait plus
difficile d'accès pour diverses raisons. Ce séjour durait deux
semaines et demi, du 30 juillet au 17 août 2014. Ensuite, nous avons
collectivement convenu d'un retour sur le terrain, cette fois-ci dans la Zone
Côtière Ouest, à partir du 25 août au 21 novembre
2014. Dans ma conception du travail, j'ai aussi choisi d'intégrer les
acteurs institutionnels dans le champ de l'étude, basé ou
rencontré pour la plupart à Nouméa. Lors de mes passages
à la capitale, j'ai continué à y récolter des
données, notamment en interrogeant des personnes à l'IRD, qui est
devenu un lieu de rencontres et d'échanges précieux.
La large distribution des terrains fait parti de la
particularité de ce stage. Contrairement aux terrains anthropologiques
« classiques », le stagiaire-anthropologue n'est pas affecté
sur un lieu particulier mais sur plusieurs et sur des temps relativement
courts. Dans la Zone Côtière Ouest, qui est une zone
particulièrement étendue, les lieux de résidences sur
place ont conditionnés l'étude. S'il était entendu que je
m'ancre davantage dans un lieu précis, la réalité du
terrain en a décidé autrement : j'ai donc travaillé dans
plusieurs endroits différents (la tribu de Kélé à
Moindou, dans la région de Moindah dans la commune de Poya-Sud, dans
Poya-village et Poya-Nord, et sur la commune de Bourail et ses alentours- cf.
figure 4).
Une part importante de la méthodologie d'enquête
s'attache à repérer les acteurs stratégiques et des
personnes à interroger. J'avais commencé cette recherche le
premier mois à Nouméa mais elle était difficile à
réaliser en ne sachant pas avec exactitude le lieu de déroulement
de l'enquête. J'ai pu néanmoins compter sur l'aide des partenaires
élargis du Plan d'actions comme l'association de la ZCO, les agents de
la Province Nord, la mairie de Bourail et de Poya pour parfaire ce travail
d'identification, qui s'est aussi construit au fur et à mesure des
rencontres en fonction des recommandations des personnes que j'interrogeais.
J'ai également reçu l'assistance de certaines
personnes-ressources présentes sur les zones d'enquête qui ont
facilité cette étape et m'ont donné à comprendre
les logiques et contextes locaux à l'oeuvre. Ainsi, les contraintes
logistiques et la réalité sur le terrain ont largement
conditionné l'étude, les méthodes utilisées ainsi
que l'énergie déployée dans la poursuite de
l'enquête.
Juin 2015 20
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Pour la récolte des informations, les méthodes
anthropologiques de l'observation, l'observation participante et des entretiens
- à la fois semi-directifs et ouverts, formels et informels - ont
été déployé. Concernant les entretiens, j'ai
tenté au maximum de les enregistrer avec un dictaphone quand cela
était possible, afin de pouvoir revenir sur ce qu'il a été
expliqué par l'individu interrogé. J'ai suivi le guide
d'entretien réalisé en amont, tout en le rectifiant au fur et
à mesure de l'enquête, et j'ai pris des notes afin d'optimiser le
futur travail de retranscription. Mais les échanges courts avec des
personnes croisées au hasard des rues ou dans une situation
particulière de la vie quotidienne ont aussi informé
l'étude, c'est pourquoi ils ont été autant que possible
pris en compte. Je couchais régulièrement sur le papier le soir
les observations et discussions que j'avais pu faire dans la journée.
Enfin, pour donner une idée des données récoltées,
j'ai réalisé au total des entretiens longs auprès de
cinquante-sept personnes de tout âge et origines confondues et j'ai
rencontré soixante-treize personnes qui ont complété ou
renseigné de manières ponctuelles les informations que j'avais
obtenues lors des entretiens longs.
I.3.4. Traitement et analyse des données
Nous avons appliqué le principe de «
triangulation des informations » (Olivier de Sardan, 2003) afin
de traiter et d'analyser les discours des personnes. Si une information ne peut
être utilisable qu'une fois écrite, l'écrire ne suffit pas,
il faut encore la comprendre et la réfléchir dans un contexte
particulier et la comparer à d'autres informations issues d'autres
sources (divers locuteurs, référence dans un ouvrage etc.). Toute
la difficulté du travail anthropologique est de compiler, de confronter
et de bien rendre compte des points de vue de tous.
Étant donné le temps court de toute recherche
appliquée, il m'a fallu mener de front l'enquête, le traitement
des données et l'analyse. Je me suis donc organisée sur le
terrain pour débloquer le temps nécessaire à la
réalisation des retranscriptions des entretiens et j'ai poursuivi cette
activité durant les temps passés sur Nouméa entre deux
séjours sur le terrain, ainsi que le dernier mois à la fin de la
période d'enquête. Le travail de traitement et d'analyse des
données a été rythmé par les comptes-rendus de
terrain présentés lors des réunions du GTR et leurs
exigences de rendus (au bout de trois mois d'enquête, on m'a
demandé d'élaborer une ébauche de plan pour le rapport de
stage), ainsi que par les différentes restitutions publiques. J'ai donc
profité de la concertation de plusieurs points de vue et de l'obligation
de préparer les restitutions et rendus, ce qui m'a demandé
d'organiser les données, de les analyser et de construire une
réflexion au fur et à mesure du terrain.
Enfin, la « méthodologie concertée »
du stage, convenue dés le départ avec l'AAMP et l'IRD,
était éprouvante car j'étais constamment tiraillée
entre les intérêts des uns et des autres. De plus, s'il
était difficile de faire entendre sa voix face à autant
d'acteurs, mon analyse en a aussi gagné en finesse et en
solidité. La confrontation des idées et le travail permanent de
négociation des marges de manoeuvres ont été une force car
cela m'a permis d'améliorer mes compétences argumentatives, de
traduire les concepts anthropologiques dans un langage courant, de m'interroger
sur la pratique anthropologique et sur la pertinence de ses outils, et de
sortir de ma subjectivité - condition nécessaire pour rentrer
dans les critères anthropologiques.
De même, ce travail de concertation a participé
à la formation de ma problématique actuelle sur la
diversité et la confrontation des savoirs, des pratiques et des
représentations autour du dugong. En effet, tout au long du stage, j'ai
éprouvé la multiplicité des acteurs impliqués dans
le Plan d'actions mais également des terrains d'enquête et des
personnes
Juin 2015 21
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
rencontrées. Afin de mieux rendre compte de ces
décalages évidents entre les individus
sollicités20 dans cette étude, d'attester des
difficultés que nous avons rencontré pour croiser les
informations provenant d'une telle quantité d'interlocuteurs et de
prouver la complexité sociale de la « société
néo-calédonienne », nous avons tenu à rendre compte
des réalités micro-locales en présentant rapidement des
lieux d'enquête.
I.4. Présentation rapide des lieux
d'enquête
I.4.1. La commune de Pouébo
La commune de Pouébo, située dans la
région Nord-Est de la Grande-Terre, dans la Province Nord et dans l'aire
coutumière Hoot-ma-Whaap, constitue une longue bande
côtière de 70 km enchâssée entre une chaîne de
montagne et un lagon turquoise. Elle est composée de deux
districts21 (le district coutumier de Balade au nord et celui de
Pouébo au sud) rassemblant 16 tribus dont deux indépendantes :
celles de Paalo et Colnett. La région représente 2452 personnes
soit 12 individus/km2, ce qui est peu comparé au reste de la
Nouvelle-Calédonie (recensement 2014, densité de la population
par commune et par province,
www.isee.nc). Elle est
peuplée majoritairement par des Kanak (95%), quelques familles
calédoniennes d'origine Européenne22 aux
extrémités nord et sud, quelques Européens au village
(Bodmer, 2010 : 4).
lieux d'enquête
ISEE, 1996
Langues vernaculaires
Figure 3 : Répartition géographique et
langues sur la commune de Pouébo (c) réalisation : Dupont
20 Nous cherchons à montrer la distance
entre les diverses perceptions de la nature en Brousse, entre les
différentes représentations broussardes et celles détenues
par les acteurs de institutionnels, et entre les intérêts des
divers acteurs institutionnels.
21 Subdivision administrative sous autorité
et juridiction de la commune, qui regroupe une ou plusieurs tribus respectant
l'organisation des aires d'influence de chaque « grand-chef » qui
administre ce territoire (cf. Cornier, 2010 : 30).
22 Il s'agit de Calédoniens nés sur
le territoire, ou en France, qui sont présents en
Nouvelle-Calédonie depuis plusieurs années
Juin 2015 22
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
L'une des particularités de la commune reste sa forte
diversité linguistique. Sur l'espace de 70 km, on retrouve trois
ensembles linguistiques bien marqués : le « Nyelâyu »
parlé dans les tribus de Balade, le « Cââc » qui
se cantonne au centre de Pouébo et le « Jawé » au sud
du village. Cette distribution linguistique conditionne le découpage du
territoire suivant : le district de Balade, la zone de Pouébo-village et
le district de Lé-Jao, administré par son Grand-chef Noel Poindi.
Cette répartition spatiale est celle reconnue par les habitants
interrogés dans cette enquête. Si le travail d'enquête a
été en majorité mené dans les tribus de
Yambé et Diahoué, nous avons aussi interrogé des personnes
de la tribu de Saint-Denis de Balade et de Saint-Louis et Saint-Denis à
Pouébo (cf. figure 3).
La faune et la flore terrestres et marines exceptionnelles ont
été internationalement reconnues, particulièrement par le
classement UNESCO du lagon en 2008 et par la mise en place d'aires marines
protégées, comme celles de Hyabé/Lé-Jao ou de
Dohimen et de Yeega dans la commune de Hienghène, inaugurées en
2010 (Le Journal des aires marines protégées de Pweebo et
Hyehen, WWF, Association Ka Poraou, Association de l'aire marine
protégée de Hyabé/Lé-Jao, OGAF et PN, mars 2014).
Du fait de son éloignement de Nouméa, la région s'est
tardivement préoccupée de son développement touristique,
même si quelques aménagements touristiques qui permettent à
quelques familles d'avoir des revenus de leurs activités.
Sur place, quelques emplois dans le bâtiment, dans les
professions administratives, au dispensaire, à l'OPT, des revenus
ponctuels obtenus à travers la professionnalisation des activités
de pêche ou la vente d'objets artistiques dynamisent ce territoire. Mais,
depuis cinq ans environ, beaucoup de personnes partent travailler en dehors de
la zone, à Hienghène, particulièrement vers les sites
miniers de la zone VKP (Voh/Koné/Pouembout) ou encore vers des
agglomérations de la côte-est ou à Nouméa (Cornier,
2010 : 30). Ces mouvements ne semblent pas a priori perturber une
certaine continuité des modes de vie traditionnel puisque nombre
d'habitants des tribus pratiquent toujours des activités
vivrières (agriculture, pêche, chasse) pour s'alimenter et
s'organisent socialement selon des systèmes d'alliances et
d'échanges complexes et hérités des parents et
grands-parents (Ibidem). Toutefois, face aux changements sociaux importants
actuels en Nouvelle-Calédonie, vécus par certains « Jeunes
» comme par les « Vieux » comme une rupture, le système
coutumier ne fonctionne plus comme « avant ».
Les transformations impactées par l'amélioration
des conditions matérielles et économiques dans la région
sont très récentes et la population ne sait peut-être pas
encore comment réagir pour faire face à ces changements qui,
s'ils apportent du confort, génèrent aussi des
inquiétudes. Ainsi elle exprime une certaine peur de perdre ses valeurs
et ses savoirs traditionnels parce que la transmission culturelle, du fait des
facteurs précédemment cités, ne se fait plus comme «
avant». L'école et le développement économique
à la fois souhaité et craint sont perçus comme des freins
à la communication entre les personnes, qui formulent une grande
distinction entre le mode de vie « traditionnel » et la vie «
moderne », surtout parmi les générations les plus
anciennes.
I.4.2. La Zone Côte Ouest : de Moindou à
Poya
La « Zone Côtière Ouest »23
est un Bien inscrit au Patrimoine Mondial de l'UNESCO en 2008. Ce
périmètre côtier s'étend sur 70 km entre les
communes de La Foa et Bourail et
23 Même si cela est inexact, nous utilisons le terme
« Zone Côtière Ouest » pour désigner la zone de
Moindou à Poya, simplement par commodité et pour faciliter la
lecture.
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
comporte une aire marine protégée
étendue, ainsi que des zones tampons maritime et terrestre. Lors de
notre enquête, nous avons essentiellement travaillé dans les
communes de Moindou, de Bourail et de Poya, que nous présenterons en
suivant. Dans cette zone, les personnes interrogées sont issues de
toutes communautés confondues ; habitent autant en bord de mer qu'en
vallée, dans la campagne ou en « ville » ; et sont originaires
de différentes zones d'habitation (cf. figure 4).
Comme nous l'avons évoqué
précédemment, l'histoire de cette zone est particulière
puisqu'elle a été une « terre d'accueil ». Si quelques
ressortissants de pays voisins moins favorisés ou certains colons libres
ou pénaux s'y sont installé, la région était
attractive grâce à la présence de richesses minières
(surtout dans la commune de Poya et plus au nord) et grâce à
l'étendue des terres cultivables (café, canne à sucre
etc.) ou propices à l'élevage (bovin, porcin etc.). Avec
l'exploration minière et l'implantation de filières agricoles,
elle s'est développée économiquement et a ainsi
attiré de nouveaux travailleurs. La mixité ethnique y est
particulièrement forte, comme l'atteste ce tableau que nous avons
élaboré à partir du document « Évolution et
structure de la population » de l'ISEE (2009).
Région de Poé + domaine de Deva
Poya village + tribu de Nepou + Népoui + Moindah
(Poya Sud)
Tribu de Nétéa et Montfaoué
Bourail village + la Roche Percée +
vallée de Nessadiou
Tribu de Oua-Oué + vallée de Boghen
Tribu de Kélé
Figure 4 : Répartition des personnes
enquêtées sur Moindou-Bourail-Poya (c) réalisation : Dupont
sur fonds de carte GIE-
Océanide, 2009
Tribu de Kélé à Moindou
Nous avons réalisé une partie de l'enquête
dans la tribu de Kélé, commune de Moindou. Cette tribu est
aujourd'hui une dépendance de la tribu Moméa (170 habitants,
ISEE, 2009) qui date de la demande d'extension de la réserve dans les
années 1950/1960 par les Vieux afin de
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Juin 2015 24
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
pouvoir pêcher. D'après les
Mélanésiens interrogées, puisqu'ils disposaient d'une voie
d'accès facile à la mer et surtout qu'ils étaient proches
d'une vaste zone de mangroves, les habitants se sont spécialisés
dans la pêche, notamment celle du crabe de palétuviers. Dans les
années 1960, ils auraient divisé l'espace maritime en zones de
pêche délimitées par familles, actuellement au nombre de
onze.
La langue vernaculaire parlée dans la zone est le
Sîchee, un langage issu du bord de mer et dérivé de la
langue Ajië, qui aurait été parlé de Bouloupari
à Poya mais qui se meurt aujourd'hui. Seules dix-neuf personnes la
maîtrisent encore, dont deux dans la tribu. Deux personnes de la tribu
d'une cinquantaine d'années ont expliqué que leurs parents
avaient estimé que s'ils apprenaient uniquement le français, cela
améliorerait leur scolaire. L'autre raison majeure de cette « perte
» réside en ce que certaines familles ne sont pas originaires de la
zone et ainsi, qu'il ne s'agit pas de la langue maternelle à transmettre
aux enfants. Ainsi, cette disparition lente est une conséquence des
mouvements de populations induits par la colonisation, les politiques
coloniales et les représentations que les adultes se faisaient de leur
propre langue et de l'apprentissage à l'école.
Enfin, la plupart des résidents de la tribu vit des
activités vivrières comme l'agriculture, la chasse et la
pêche, ainsi que de « petits boulots » occasionnels. D'autres
pratiquent la pêche en tant qu'activité professionnelle pour
revendre les fruits de la pêche tous les jeudis à un colporteur,
qui s'arrête à la tribu pour recueillir et acheminer les poissons
jusqu'à Nouméa.
Commune de Bourail
La région de Bourail a été le
siège de nombreux affrontements durant l'Insurrection du peuple Kanak en
1878. Les tribus originaires, réparties en deux groupes, les Oröwe
(ceux de la montagne) et les Nékou (ceux du bord de mer - cf. Alain
Saussol, 1979 ), se sont retrouvées éclatées. Les langues
vernaculaires locales qui sont actuellement abondamment parlées sont
celles qui correspondent à ces deux tribus (le neku et
l''orôê). Aujourd'hui, seule la tribu de Gouaro se trouve en bord
de mer et regroupe des personnes sans terre suite de ces mouvements de
population. La colonisation libre et pénitentiaire, avec par la
distribution de concessions foncières, a créé la dynamique
urbaine et économique autour de Bourail, véritable «
capitale de la Brousse » (5444 hab. 2014 établis sur 797
Km2, soit 6,8 hab. par Km2) et pôle agricole
historique du territoire. Parmi les vallées les plus denses en
exploitations agricoles, nous pouvons citer celles de Boghen et de Nessadiou,
cédée en partie par la tribu de Nékou aux
déportés arabes qui souhaitaient s'installer à la fin de
la colonisation pénale.
Le long de la route principale, Bourail-village rassemble de
nombreuses infrastructures à ses concitoyens comme une mairie, une
église, une bibliothèque, de nombreux commerces de
proximité et des hypermarchés, des médecins, des snacks de
route, des banques, un commissariat, des écoles, un collège, un
lycée, un complexe sportif, un marché, un centre de secours
principal, une antenne de la Province Sud, une salle de cinéma etc. qui
offrent des emplois au coeur même de la petite ville. Cette
dernière exerce une certaine attractivité sur la population aux
alentours (toute appartenance ethnique confondue) qui descendent ou montent
« en ville » pour s'approvisionner, travailler, se divertir,
rencontrer les personnes.
Économiquement développée, la commune
devient peu à peu une destination de choix, principalement pour les
récents arrivants en quête de « villas secondaires »,
comme l'indique un calédonien d'origine européenne de quarante
ans : « Il y a une arrivée massive de personnes qui ne sont pas
d'ici. A la Roche [Percée], sur les 105 familles présentes sur
le
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
lieu, seulement 12 sont originaires de la
Nouvelle-Calédonie ». De plus, la proximité avec
Nouméa (à peine deux heures de voiture) en fait une destination
touristique facile d'accès. Les stratégies économiques de
la Province et de la municipalité s'orientent d'ailleurs sur cette
nouvelle activité, comme on peut le constater avec la récente
construction à l'entrée de la ville d'un musée
couplé d'un office de tourisme, des aménagements pour le camping
et les activités nautiques, à la plage de Poé notamment,
ou des projets de grande envergure comme la construction de l'hôtel de
luxe Sheraton au domaine de Gouaro-Deva.
Commune de Poya
La commune de Poya, établie sur la frontière
entre la Province Sud (230 hab. en 2014) et la Province Nord (2806 hab. en
2014), est moins peuplée et moins urbanisé que Bourail (3,5 hab.
par Km2). En revanche, elle est plus étendue (845
Km2), si bien que les lieux d'habitation ne présentent de
centralité qu'en raison de la présence du village et de la
mairie, qui joue le rôle de point de rassemblement. Nous avons
réalisé notre enquête en interrogeant des personnes
résidant sur presque toutes les zones d'habitation de la commune
(Moindah-Poya Sud, les tribus de la chaîne Montfaoué et
Nétéa, Poya-village, le village de Népoui et la tribu du
bord de mer Népou). Ces lieux sont investis depuis longtemps par les
résidents de la région, parmi lesquels on compte quelques
immigrés ou enfants d'immigrés (wallisien, japonais, javanais,
Ni-Vanuatu, etc.) venus chercher du travail dans les mines dés la fin du
XIXème siècle.
Historiquement, Poya est un centre ouvrier important
grâce la proximité des mines dans le massif de Me Maoya. Si ces
mines donnent du travail à beaucoup de personnes venues de toute la
côte, la rareté des logements disponibles empêche leur
installation sur la commune. Toutefois, dans les années 1950, le village
de Népoui a été initialement construit pour accueillir ces
travailleurs étrangers qui se sont intégrés à la
population locale. Aujourd'hui, la grande partie des actifs habitent et ont
leur emploi dans la commune (75% des actifs, ISEE 2009) alors que d'autres
viennent y travailler.
Même si l'un des principaux secteurs d'activité
reste la mine, les emplois liés à l'éducation, à la
santé, au transport, au commerce et aux autres services mais aussi
à l'élevage et à l'agriculture sont conséquents.
Cette relative prospérité économique et l'offre d'emplois,
notamment à la mine, ont bouleversé les modes de vie des
habitants sur place. Comme l'indique un employé de la mairie
calédonien d'origine européenne d'une cinquantaine
d'année, « beaucoup de gens ont tout arrêté en
travaillant24. [Nous parlions des activités
vivrières - champs, pêche, élevage]. La plupart des
savoirs liés à la terre se sont perdus. C'est plus facile de
travailler à la mine. Tu travailles de telle heure à telle heure
et voilà, surtout que la mine ce n'est plus celle des années
1900. [...] On met trop vite la faute sur l'argent mais c'est la
facilité que ca amène qui a tout bouleversé ».
Il semblerait donc que les problématiques liées à la
perte du mode de vie « traditionnel » à l'épreuve de la
« modernité » soient plus ou moins les mêmes que dans la
commune de Pouébo.
Sur la commune, la majorité des tribus se trouvent dans
la chaîne et font partie du district coutumier de Muéo,
rattaché en partie à l'aire coutumière Ajië-Aro.
Seule Népou a rassemblé les clans de pêcheurs, mais ce
n'est pas une exception puisque les communes voisines possèdent
également une tribu de bord de mer : la tribu d'Ounjo pour Pouembout et
la tribu de Gouaro pour Bourail. Il est néanmoins vrai que la
majorité des tribus de la Côte
24 Dans ce cas précis, travailler signifie
faire le champ qui n'est pas considéré comme un « travail
contre salaire » comme on peut le faire en étant employé
dans une usine par exemple.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
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emblématique » menacée
Ouest se trouvent dans la chaîne à cause de
l'installation des premiers Européens sur les plaines (les meilleures
terres cultivables), de l'Insurrection de 1878 et de la politique de
cantonnement.25
Dans les massifs de Poya, les tribus sont assez
éloignées les unes des autres puisque la tribu de Niklîai
est en bas de la chaîne, et celle de Gohapin, en plein coeur des
montagnes. Cela explique peut-être pourquoi elles ont
évoluées séparément et ont relativement bien
conservé leurs propres langues vernaculaires comme l'arhâ,
l'arhö ou l'ajie. Toutefois, du fait des restrictions foncières,
les Kanak ont vu leurs espaces cultivables se réduire drastiquement,
alors que des propriétaires terriens ont acquis des
propriétés importantes, formant la richesse de quelques grandes
familles calédoniennes d'origine européenne (Dalloz, 1991).
Malgré la Réforme foncière amorcée dés les
années 1970, les transformations induites de la colonisation ne sont pas
effacées et sont encore perçues parfois comme un sujet
douloureux. D'après les habitants, les problèmes fonciers ont
été partiellement responsables des représentations
ségrégationnistes locales.
Par conséquent, à travers ces courtes
descriptions des situations socio-économiques sur les terrains
d'enquête de cette étude, nous percevons l'identité en
« patchwork » de la Nouvelle-Calédonie qui abritent une
pluralité ethnique et linguistique importante, différentes
communautés avec des relations complexes, ainsi que des
réalités économiques micro-locales très diverses.
De même, il semble que ces trois thèmes soient liés et
qu'aux différenciations ethniques se mêlent des disparités
économiques et sociales (niveaux de vie, manières d'être,
idéologies politiques) qui creusent toujours les écarts entre les
groupes.
Il faut également comprendre que la
société néo-calédonienne s'est construite et
continue de se construire à travers la distinction entre les
communautés qui la compose, comme le prouvent l'exemple de l'Institut de
la Statistique et des Études Économiques (ISEE) qui distinguent
toujours les appartenances ethniques dans l'élaboration de ses
graphiques. « Les gens sont vus du côté ethnique en
Nouvelle-Calédonie », affirme un Calédonien
interrogé par Benoît Carteron lors de son enquête sur les
identités culturelles (Carteron, 2008 : 10). Selon lui, « les
Calédoniens se voient d'abord à travers les différences
ethniques, tandis que les appartenances associées aux autres statuts
sociaux sont relégués au second plan » (Ibidem).
Ensuite, l'ethnologue retrace l'origine de l'émergence
de cette séparation. Les drames coloniaux auraient lourdement
fractionnés la société néo-calédonienne
suivant des motifs d'appartenances communautaires et de séparation
idéologique entre allochtone et autochtone (Carteron, 2008). Ce faisant,
l'auteur porte une attention particulière sur les tensions existantes
entre les deux communautés majoritaires « les plus anciennement
» établis, à savoir autour du peuple Kanak et de la
population européenne ou d'origine européenne. Les raisons des
rancunes historiques sont alors systématiquement soulevées
lorsqu'il y a conflit entre ces deux grands groupes, ainsi que la question des
origines du peuplement (Ibidem : 10).
25 Le cantonnement a entraîné des
recompositions importantes puisque certains clans rebelles ont ainsi
été déplacés par le pouvoir colonial dans le but
d'affaiblir leur assise. Ils ont été regroupés avec
d'autres clans au sein des tribus, avec qui ils pouvaient être en
conflits ou n'avaient pas contracté d'alliances par le passé. Les
clans terriens des tribus ont donc adopté ou attaché ces clans
accueillis, dans le but de recréer un lien social (Blet, 2014 : 28).
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
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emblématique » menacée
A ce sujet, les propos de Paul Nyaoutine, leader du parti
indépendantiste kanak, dans son ouvrage de 2006 sont
particulièrement éclairants sur primauté du peuple Kanak
dans la reconnaissance des communautés néo-calédoniennes
:
« Nous ne sommes pas une communauté parmi
d'autres, nous sommes le peuple indigène de ce pays. Les peuples
vietnamien, indonésien, wallisien-futunien, maohi se trouvent au
Vietnam, en Indonésie, à Uvéa mo Futuna
[Wallis-et-Futuna], à Tahiti. Les expatriés de tous ces pays ont
fondé ici des communautés distinctes f...] On ne peut pas traiter
le peuple Kanak sur le registre d'une communauté parmi tant d'autres. Ce
serait nous nier en tant que peuple autochtone. » (Nyaoutine, 2006 :
124)
De la même manière, certains Calédoniens
d'origine européenne veulent, depuis peu, faire reconnaître leur
identité propre. Par exemple, les membres de la Fondation des pionniers
de Nouvelle-Calédonie26 se définissent comme le «
peuple colon fondateur », formé des descendants de colons libres et
pénaux ainsi que des immigrés asiatiques. Ils ont
participé activement à l'édification du pays et souhaitent
rendre légitime leur « groupe culturel » aux yeux de tous,
pour ne plus être considéré comme des victimes de
l'histoire coloniale (Carteron, 2008 : 11).
Mais ces logiques de distinction ethnique
néo-calédonienne est peut-être d'autant plus forte qu'un
rassemblement autour d'une appartenance nationale est en train de se former
depuis les accords de Matignon et ceux de Nouméa, notamment à
travers la diffusion de l'idée de « destin commun ». Autrement
dit, il est possible que chaque groupe social de Nouvelle-Calédonie
s'interroge sur sa propre identité et sur son héritage culturel
afin de forger l'identité « nationale » de demain. En ce sens,
l'environnement et le champ de la protection environnementale son investi par
différents acteurs pour défendre ou pour créer une
identité particulière, plus ou moins étendue, reconnue et
légitime. Il s'agit là d'une des thèses que nous soutenons
dans ce mémoire en prenant le cas particulier du dugong et des
différents enjeux repérés autour de sa conservation.
I.5. Problématisation à partir des
savoirs et des pratiques
I.5.1. Ancrage anthropologique de l'étude : entre
anthropologie de la nature et de l'environnement
Mais avant de présenter les thèses que nous
soutenons, nous souhaitons mieux définir les concepts que nous utilisons
à travers l'exploration des diverses références
anthropologiques qui ont guidé notre réflexion. Au début
notre stage, nous avons réalisé de nombreuses lectures afin
d'obtenir les outils nécessaires pour analyser les
représentations et usages de la population relatives au dugong et
recueillis durant le travail d'enquête. Pour cela, nous nous sommes
autant intéressée à l'anthropologie de la nature, par la
lecture de Philippe Descola (2007) et de la lecture critique qu'en fait
Claudine Friedberg (2007), qu'à l'anthropologie de l'environnement,
notamment aux travaux d'Olivier de Sardan (1995), de Bernard Kalaora (1997), de
Juhé-Beaulation et Cormier-Salem (2013), de Sabrina Doyon et Catherine
Sabinot (2013), ou encore d'Elsa Faugère (2008). Nous nous situons donc
entre ces deux approches complémentaires : quand la première
s'occupe de comprendre les représentations et les usages de la nature
d'un groupe donné, l'autre tente de déterminer
26 Créée en 2003.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
l'utilisation de ces savoirs et la mobilisation de la nature
ou de l'environnement dans la sphère des politiques de conservation.
Concepts de « Nature » en anthropologie
fondamentale
La relation des sociétés à
l'environnement naturel et la notion même de « Nature » sont la
source de constructions sociales et politiques qui ont connu à travers
le temps et connaissent encore aujourd'hui de nombreuses variations. La notion
de « nature » et les représentations qui s'y rattachent, mais
également celles d'environnement ou de biodiversité qui en
découlent, dépendent aussi d'appréhensions et
sensibilités différentes selon les individus. Afin de nous
permettre de mieux comprendre ces divergences, nous abordons d'abord les
analyses du processus de construction de la nature et de ses
représentations proposés par l'anthropologue aux théories
assez contestées, Philippe Descola (Par delà nature et
culture, 2005), que nous avons lu avec recul en nous appuyant notamment
sur les analyses de Claudine Friedberg (Par delà le visible,
2007).
Dans un premier temps, dans son ouvrage, Descola étudie
la conception (encore actuelle) de la « Nature » se
référant à ce qui n'a pas été
créé par l'homme, le « non-humain ». Cette vision signe
la rupture entre la « nature et l'homme », une opposition couramment
étudiée en anthropologie et qui serait le fruit de l'histoire
occidentale. Selon lui, elle est à l'origine de la vision du «
grand partage » entre « Eux » (les « sauvages » qui ne
se distinguent pas de la nature) et « Nous ». Cette affirmation est
contestée par Friedberg, qui indique que cette rupture entre l'homme et
la nature n'est pas absolue en Occident : ce principe de distinction est
difficile à retrouver en Chine, en Inde ou au Japon (Fiedberg, 2007).
Ensuite, Descola (2005) démontre à travers
l'analyse de plusieurs exemples que, dans certaines sociétés, les
humains et les « non-humains » ne sont pas vu comme des
catégories très distinctes, bien au contraire. En effet, avec le
cas chez les Achuar, l'auteur avance que « certains peuples
conçoivent leur insertion dans l'environnement d'une manière fort
différente de la notre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs
sociaux gérant leurs relations à un écosystème,
mais comme de simples composantes d'un ensemble plus vaste au sein duquel
aucune discrimination véritable n'est établie entre humains et
non-humains ».
A partir de ces principes, il développe une
théorie sur les perceptions des rapports entre l'homme et la nature,
basés sur les ontologies. Elles sont rapportées dans le tableau
de Descola repris par Claudine Friedberg dans son article :
Nous retenons que la « nature » est une construction
sociale qui ne regarde pas les mêmes usages et perceptions selon les
groupes sociaux. Il existe plusieurs « manières d'être
à la nature » qui varient selon les sociétés à
travers un panel large de postures qui oscillent entre
Juin 2015 29
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
une relation de continuité/filiation et/ou de rupture,
voire de volonté de maîtrise de la nature par l'homme. Chacune
d'elles produit autour de cette notion un ensemble de savoirs, de pratiques, de
représentations et de règles sociales qui déterminent
comment les individus pensent et interagissent avec leur environnement. De la
même manière, les nouveaux paradigmes liés à
l'élément naturel imaginés par le « monde occidental
» par la création contemporaine de deux concepts, celui d'«
environnement » et de « biodiversité »,
re-déterminent les comportements des personnes vis-à-vis de la
nature ainsi que l'approche anthropologique qui tente de les analyser.
Glissement sémantique en Occident : Environnement
et Biodiversité
L'élaboration du concept d' « environnement »
s'est nourrie en grande partie des contextes sociaux et politiques des
années 1960 et 1970 (Kalaora, 1997 ; Aubertin, Boisvert et Vivien, 1998
; Faugère, 2008), en Europe de l'ouest et aux Etats-Unis. Elle trouve
son origine dans le souci de « protection de la nature » des
Européens qui, jusqu'aux mouvements de décolonisation,
comprenaient la gestion des ressources naturelles en termes d'exploitation,
mais aussi de préservation de la beauté naturelle. Cette approche
protectionniste excluait l'homme des « espaces
protégés », des territoires délimités et
administrés par des structures diverses pour préserver la
spécificité de ces zones naturelles (Doyon & Sabinot,
2013).
Mais dès la fin du XIXème siècle, les
conservationnistes défendaient l'idée que l'homme fait partie
intégrante de la nature et qu'en conséquence, il faut l'inclure
dans les politiques de protection et l'éduquer au « bon usage de la
nature ». Les stratégies protectionnistes et conservationnistes se
sont mutuellement rejetées parce qu'elles partaient de prémices
différentes, notamment sur l'acception du terme « nature »
(Ibidem). Ainsi, le « grand partage » entre nature/culture, qui
s'érigeait en modèle occidental de penser le monde et qui
était imposé à d'autres civilisations, s'est trouvé
quelque peu ébranlé par l'émergence de nouvelles
façons d'envisager la nature, notamment en fonction de la sphère
politique et économique. La prise de conscience qui
accéléra la construction du concept d' « environnement
» est marquée par la transformation du sens de la notion de nature,
qui passe « du domaine des sentiments à celui de la raison et
du politique » (Kalaora, 1997).
Alors que son acception la plus basique se rapporte à
tout ce qui entoure un sujet donné, l'« environnement »
devient le terme consacré pour désigner l'espace naturel et la
diversité biologique. Il intègre autant les espèces
animales que végétales mais se rapporte aussi à l'homme,
dans son rapport avec cet élément naturel, sans idée
d'opposition mais plutôt de relation (Agrech, 2014). La notion est
concomitante avec le concept de « biodiversité », mis en
exergue lors du Sommet de la Terre à Rio de 1992 avec la création
de la Convention sur la diversité biologique (CDB). Ce terme provient de
l'expression « diversité biologique » et comprend «
l'ensemble des relations entre toutes les composantes du vivant »,
réparties sur trois niveaux : écosystèmes, espèces
et gènes (Aubertin, Boisvert et Vivien, 1998).
Ainsi, tout comme Elsa Faugère, nous nous situons dans
une « anthropologie du « souci de l'environnement »
» qui « a suivi l'essor des préoccupations
écologiques et environnementales dans les sociétés
occidentales au cours des années 1960/1970 » (Faugère, 2008
: 155). Cette dernière est également l'héritière de
la diffusion dans les années 1980 de l'idée de «
développement durable », qui s'efforce « de répondre
aux besoins du présent sans compromettre la capacité des
satisfaire ceux des générations futures. » (Rapport dit
Brundtland, 1987) suivant le principe des « trois « E » :
Économie, Équité, Environnement » (Brunel, 2004 : 5).
En ce sens, nous nous intéressons plus précisément
à la « transmission de la nature aux générations
futures, c'est-à-dire sur une conception de la nature en tant que
Juin 2015 30
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
patrimoine à protéger et à transmettre
», telle la définition du concept de « nature-patrimoine
» (Vivien, 2001 - cité par Faugère, 2008 : 155).
I.5.2. Construction d'une problématique sur la
confrontation des savoirs et pratiques autour du dugong
Par conséquent, si la compréhension de notre
sujet par les « savoirs » et les pratiques est liée aux
objectifs de la mission commandée par l'AAMP, l'IRD et le
WWF-Nouvelle-Calédonie, elle est également concomitante d'une
certaine anthropologie, qui est parfois mobilisée par les organismes de
conservation pour attester de la « valeur patrimoniale » de
l'élément naturel à protéger comme l'indique les
différents articles de l'ouvrage dirigée par
Juhé-Beaulaton et Cormier-Salem en 2013, Effervescence patrimoniale
au Sud. Dans le domaine de la patrimonialisation, deux tendances se
dégagent actuellement par soit « la remise en cause d'anciens
patrimoines-territoires par l'évolution économique et sociale
», soit la « construction rapide d'objet et/ou de
territoires patrimonialisés par des initiatives privées :
création de musées locaux, de réserves naturelles par des
communautés locales » (Ibidem : 44). Nous verrons par la suite
que le cas de la constitution du dugong en tant qu'« espèce
emblématique » relève un peu de ces deux tendances.
Si la mise en patrimoine de la biodiversité et
l'articulation entre patrimoine culturel et naturel sont des thématiques
de recherche bien connues en sciences sociales, elles renvoient toutes deux
à des questions d'appartenance identitaire et culturelle et prennent
appui sur des concepts tels que les « savoirs locaux » et la
tradition. D'après la définition de « tradition »
proposée dans le Lexique, elle est un objet de la transmission : «
c'est ce qu'il convient de savoir ou faire pour faire partie d'un groupe
qui, ce faisant, arrive à se reconnait ou à s'imaginer une
identité culturelle commune (Izard, 1991 : 710) ». Autrement
dit, la tradition est un ensemble de « savoirs » qui relèvent
du système interprétatif du monde engendré par un groupe
particulier et dont les membres ont l'habitude de se transmettre depuis un
certain temps (au moins deux générations).
De la même manière, les « savoirs et
savoir-faire locaux » sont également des objets très divers
de la transmission et de circulation entre les personnes, que ce soit au sein
d'une même famille, entre les générations, ou encore entre
les groupes sociaux. En ce sens, un savoir est résolument dynamique pour
deux raisons majeures :
- il est constamment enrichi des contacts
répétés avec d'autres savoirs ;
- il n'existe que s'il est partagé entre certains
individus et pas par d'autres ;
La dernière proposition signifie qu'un savoir est le
gage d'une certaine appartenance et reconnaissance culturelle ou identitaire
entre les détenteurs d'un savoir similaire. En parallèle, les
pratiques, au sens de « faire » et de « savoir-faire »,
empruntent les mêmes logiques qui sous-tendent la formation et le
mouvement des savoirs. En outre, il est possible que plus un savoir est ancien
et s'apparente à la tradition, plus il est susceptible de fonder une
valeur ajoutée d'ordre « patrimoniale ». Cette
hypothèse fait écho à la définition de «
patrimoine » proposée par Valérie Boisvert (dans
Cormier-Salem, 2005 : 47) en tant que « valeur attribuée à
quelque chose et qui touche le domaine de l'identité et de la
transmission ».
Par conséquent, ces concepts anthropologiques et
méthodes d'analyse nous ont amené à porter notre attention
sur les divers savoirs et pratiques liés au dugong, qui se trouvent plus
ou
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
moins engagés dans ce processus de «
patrimonialisation » amorcer par le Plan d'actions dugong dans le but de
favoriser la conservation de cet animal. Par « patrimonialisation »
ou « mise en patrimoine », nous entendons l'« appropriation de
la nature - matérielle, symbolique et culturelle - d'un
élément ou d'un ensemble d'éléments de cette «
nature » donnant à un environnement la spécificité
d'être « patrimoine naturel » transmis de
génération en génération. Ce processus, pas
nécessairement consensuel, suppose de donner une valeur ajoutée
à un environnement, d'en préserver un ou des
éléments emblématiques, de leur reconnaître une
qualité particulière et d'en assumer la pérennité
» (Doyon & Sabinot, 2013 : 166). Aussi souhaitons-nous porter notre
regard non pas sur le patrimoine mais plutôt sur « les processus de
sa qualification » (Juhé-Beaulaton et Cormier-Salem, 2013 :14), et
ce à travers l'analyse des savoirs et des pratiques différemment
répartis selon les acteurs et de leur mobilisation dans le projet de
conservation.
Nous avons ainsi identifié un certains nombres
d'acteurs que nous avons répartis en deux groupes bien distincts en
fonction des « types » de savoirs qu'ils disent mobiliser :
- les « acteurs institutionnels » partenaires ou
membres du Plan d'actions dugong 2010-2015 et qui ont construit leur
stratégie de conservation à partir de « savoirs
scientifiques » ;
- les « acteurs locaux » présents sur les
terrains qui ne sont pas officiellement liés au Plan d'actions et qui
sont sensés avoir développé des « savoirs locaux
» / « traditionnels » d'ordre empirique ainsi que des pratiques
sociales concernant le dugong ;
Cette séparation est également bien connue de
l'anthropologie du développement puisque Olivier de Sardan formule le
premier principe de distinction en ces termes : « Autour des actions
de développement deux mondes entrent en contact. On pourrait parler de
deux cultures, deux univers de significations, deux systèmes de sens,
comme on voudra [...] D'un côté, il y a la configuration de
représentations des « destinataires », à savoir les
« populations-cibles » [...]. De l'autre côté, il y a la
configuration de représentations des institutions de
développement et de leurs opérateurs » (1995 : 185).
Les deux prochaines parties de cette étude
s'attacheront à comprendre comment ces types de savoirs sont
susceptibles de se télescoper et / ou de se rejoindre, notamment en
fonction des intentions et identités revendiquées par les
différents acteurs. Puisque le savoir est une entité qui circule
et qui évolue, les relations entre ces différents savoirs sont
tout aussi dynamiques et dépendent des acteurs en présence. De
plus, le monde du développement et de la conservation est une «
arène » (Olivier de Sardan : 1995) où se confrontent les
intérêts et les savoirs des uns et des autres afin
d'acquérir ou de préserver leur contrôle ou leur influence.
Nous mettons donc en lumière les relations entre les protagonistes au
sein des différents groupes à partir de l'analyse des
stratégies et des rapports entre les savoirs.
Enfin, nous conclurons sur une partie qui met en perspective
les pratiques des acteurs « locaux » et « institutionnels »
autour de la protection du dugong et leur possible articulation. Les objectifs
de cette partie sont de poser la question du compromis entre les acteurs pour
sauver le dugong et de recentrer notre réflexion sur l'utilisation de la
valeur patrimoniale de ce mammifère. En ce sens, nous nous interrogeons
sur les pratiques et les perceptions des différents groupes («
population locale », « acteurs environnementaux locaux », «
acteurs institutionnels ») en matière de protection
environnementale et sur la mobilisation ou non du statut «
emblématique » de l'animal.
Juin 2015 32
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
II. Construction d'une politique de conservation par
les acteurs du Plan d'actions à partir de « savoirs scientifiques
»
II.1. Préoccupation des acteurs du Plan
d'actions pour le dugong
Pour rédiger cette section, où nous
retraçons l'historique des mentions du dugong dans toute la
littérature écrite à notre disposition, nous nous sommes
appuyée sur les premiers récits évoquant l'animal, sur
notre recherche dans les musées d'oeuvres d'art le représentant
et les rapports scientifiques trouvés sur internet ou transmis par
l'AAMP. Nous avons été frappée de constater la quasi
absence de production artistique autochtone et nous remarquons que les auteurs
ayant cité l'animal dans leurs travaux ou oeuvres sont presque
exclusivement des « non-kanak ». En fait, l'écriture est
arrivée sur l'île avec la colonisation, sans quoi les autochtones
possédaient et possède toujours une culture de l'oralité.
Le format écrit est l'une des formes de transmission des connaissances
les plus utilisés, notamment par les sciences. Notre propos ici est de
décrire la mise en discours et donc en politique du dugong, à
partir des résultats de prospections biologiques et scientifiques.
II.1.1. « Mettre en mots, en
chiffres et en politique »27
le dugong : des premiers écrits aux recherches
scientifiques
Le dugong est un animal qui est aujourd'hui au coeur des
politiques de conservation du fait de son statut d'espèce
menacée. Mais sa « popularité » est elle aussi assez
nouvelle puisqu'elle date de seulement d'une paire d'année. Comme
l'exprime un habitant de plus de quarante ans d'une tribu de la chaîne de
Poya : « On n'entendait pas trop parler du dugong quand j'étais
petit, c'est seulement maintenant, avec les politiques ». Dans la
plupart des entretiens réalisés, les personnes de plus de
quarante ans ont tendance à expliquer que les
Néo-Calédoniens28pêchaient cette espèce,
qu'ils le mangeaient mais que ce n'était pas un sujet de discussion dans
la vie quotidienne ou en tout cas, pas dans les termes employés
actuellement. De ce fait, il n'est pas étonnant que nous ayons
trouvé finalement assez peu de références après
avoir réalisé une première recherche sur les mentions de
l'animal dans la littérature néo-calédonienne29
et avoir visité les différents musées de la capitale
à la recherche d'oeuvres d'art le représentant.
D'après Petelo Tuilalo, le responsable des collections
artistiques contemporaines et des expositions à l'ADCK, les productions
graphiques kanak sont marquées par la présence « des
animaux terrestres ou marins qui sont des totems de la tribu [et donc qui]
possèdent une valeur sacrée ». Mais selon lui,
contrairement à la tortue marine est très présente dans
ses collections, il n'existe pas ou peu d'oeuvres symbolisant le dugong dans
l'art kanak. Il explique cette différence en émettant
l'hypothèse d'un « tabou30 » plus marqué sur
le dugong que sur la tortue ; à moins qu'il soit peu
représenté compte tenu de sa rareté. En tout cas,
27 Expression reprise à Elsa Faugère
(Faugère, 2008).
28 A fortiori les Kanak puis les Caldoches qui les ont
copié
29 Non sans difficulté puisque les
systèmes de classification des oeuvres littéraires à
l'ADCK ne sont pas les mêmes qu'en France. En tapant le mot « dugong
»ou « vache marine » dans le catalogue de recherche
bibliographique, il était impossible de trouver les ouvrages, les films
ou les enregistrements mentionnant l'animal.
30 Nous utilisons ce terme dans le sens d'interdit et
de secret.
Juin 2015 33
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
d'aucun parmi les acteurs institutionnels culturels que nous
avons interrogés ne connait d'oeuvre d'art liée à cet
animal.
Toutefois, nous avons listé un certain nombre d'oeuvres
littéraires rédigées par des personnes d'origines diverses
: certains sont des explorateurs légendaires comme Jules Garnier ou
Charles Lemire, d'autres sont des écrivains calédoniens
célèbres comme Georges Baudoux ou Jean Mariotti, souvent
étudiés dans les programmes scolaires parce que
considérés comme les fondateurs de la littérature
calédonienne.
Jules Garnier un ingénieur venu en
Nouvelle-Calédonie en 1863 au moment de l'exploration minière, a
rapporté ses tribulations dans un carnet en 1871. Il raconte avoir
été témoin d'une pêche extraordinaire au dugong par
les habitants de la tribu de Mahamat à Balade, dans le Nord-Est de la
Grande Terre, dans l'actuelle commune de Pouébo. Dans sa description
(cf. Annexe II du mémoire), plusieurs hommes couraient se jeter dans
l'eau et nager vers le large - certains portaient des cordes - à la
rencontre du dugong. Ils ont entouré l'animal et ont plongé sur
lui à tour de rôle, à mesure de l'air qui se vidait dans
leurs poumons. Ils ont ensuite saisi les nageoires puis la queue, l'ont
empêché de respirer à la surface. Une fois asphyxié,
ils l'ont attaché au bateau avec la corde et ramené vers le
bord.
D'autres auteurs, comme Georges Baudoux ou Jean Mariotti,
évoquent les techniques de pêche traditionnelle (celle
réalisée par les Kanak) en les intégrant dans la
continuité de la narration. Ces deux auteurs ont marqué
l'histoire de la littérature calédonienne par leur
intérêt concernant la communauté mélanésienne
et par la récolte dense et minutieuse de données ethnographiques
importantes - notamment des contes et légendes. Leurs oeuvres sont
remarquables parce qu'elles sont des réécritures fictives
à partir de leurs observations du monde kanak (Soula, 2014). Par
exemple, le personnage principal de Jean Mariotti (1941), Poindi, est le
premier à avoir réalisé une pêche miraculeuse : il a
attrapé de ses mains une loche, un poulpe, quatre tortues et un dugong.
Le narrateur indique qu'habituellement, la pêche au dugong n'est pas
systématiquement couronnée de succès et seul, le
héros a réussi à sauter sur le dos de l'animal.
Après s'être engagé dans une bataille périlleuse en
corps à corps, il a enfoncé des tampons de niaoulis dans les
narines du dugong pour le noyer et l'a achevé à coups de pointes
de gaïac (arbre). Ainsi, toutes les indications concernant la pêche
ne sont pas fournies pour elles-mêmes par l'auteur : en se servant
d'éléments observés ou entendus, il voulait surtout mettre
l'accent sur la difficulté de cette pêche et le mérite du
personnage.
Par conséquent, les premières « mises en
mots » de cette espèce dont on peut retrouver la trace - parce
qu'elles sont écrites - semblent se référer aux savoirs et
savoir-faire de la population autochtone de l'archipel. A l'inverse, Charles
Lemire, un fonctionnaire des Postes qui a voyagé à pied en
Nouvelle-Calédonie en tenant un carnet de bord (1884), donne des
précisions sur la morphologie de l'animal et son rôle dans
l'écosystème : ce « gros cétacé
mammifère » fait trois mètres de long pour deux
mètres de circonférence, cinq cent kilogrammes et
empêcherait, en broutant les herbiers, les plantes
vénéneuses de se développer. De même, il le compare
à son homologue guyanais, le lamantin, mais aussi au phoque. Autrement
dit, en s'intéressant aux savoirs « scientifiques » concernant
la nature, cet auteur établit une description « naturaliste»
presque à la manière d'un biologiste.
D'après notre recherche, il s'agit de l'une des
premières descriptions de ce type et il faudra attendre plus de cent ans
pour que des biologistes s'intéressent véritablement à cet
animal. Pourtant, l'exploration biologique des ressources marines de
Nouvelle-Calédonie est conduite depuis 1946 à l'IRD (anciennement
IFO puis ORSTOM), date de l'implantation de la structure à
Nouméa. D'après les propos de Jacqueline Thomas, responsable de
la
Juin 2015 34
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
communication scientifique, « les disciplines
fondatrices étaient la phytopathologie, l'océano-biologie
et l'entomologie. Il s'agissait à l'époque de faire
l'inventaire des ressources coloniales »31. Ce
désintérêt peut alors s'expliquer de plusieurs
façons. Comme nous l'avons constaté à de très
nombreuses reprises sur le terrain, le dugong est une espèce fortement
associée au monde kanak et aux savoirs traditionnels dans les
représentations populaires. Ce faisant, les scientifiques n'ont pas
voulu perturber les dispositions locales le concernant, ou l'ont
déprécié. Ensuite, la seconde hypothèse, plus
plausible, consiste à dire que le dugong n'était pas perçu
à l'époque comme un animal menacé et donc, les recherches
le concernant n'étaient pas prioritaires.
En tout cas, le premier rapport de l'ORSTOM consacré
aux tortues et au dugong est une note technique de décembre 1994
rédigée par Claire Garrigue, qui travaillait pour le laboratoire
d'Océanographie de l'ORSTOM depuis 1989. Ces deux pages donnent des
indications sommaires sur les différents noms de l'animal, sur sa
répartition dans le monde, sur sa physiologie et sa morphologie.
Grâce aux notes bibliographiques, on découvre qu'il existe des
écrits scientifiques sur le dugong depuis au moins 1977 et sont
notamment menés par Hélène Marsh, la directrice de
thèse de Christophe Cléguer. Actuellement, Christophe
Cléguer et Claire Garrigue sont les scientifiques de
référence en Nouvelle-Calédonie concernant le dugong et
sont ainsi affiliés au Plan d'actions dugong depuis le départ.
Tous deux sont membres d'Opération
Cétacés !, l'association de chercheurs qui a mené la
majorité des recherches qui ont prédécédé
l'élaboration du plan d'action, notamment les prospections de 2003 et de
2008 mis en place par l'ADECAL (Agence de Développement
Économique de Nouvelle-Calédonie - qui coordonne des projets
financés par l'État, le gouvernement Calédonien et les
trois Provinces) dans le cadre du programme ZoNéCo. Ce dernier
« a pour objectif principal de rassembler et de
rendre accessibles les informations nécessaires à l'inventaire,
la valorisation et la gestion des ressources minérales et vivantes de la
Zone Economique Exclusive et des lagons de la Nouvelle-Calédonie
»32.
Lors d'un premier survol aérien en 2003
réalisé par l'ONG, les prestataires ont compté les dugongs
sur une zone restreinte et d'après un calcul algorithme, ils estiment la
taille de la population de dugong à u peu plus de 1800 individus. Dans
une synthèse des résultats obtenus, les membres du programme
déclaraient :
« Dans l'état actuel des connaissances, la
population de la Nouvelle-Calédonie, bien que minuscule par rapport
à la population australienne, représente la plus importante
concentration d'Océanie et la troisième population mondiale. De
ce fait la Nouvelle Calédonie porte une responsabilité pour la
conservation mondiale de l'espèce dont les populations sont en
diminution dans toute son aire de distribution.
En termes de conservation, le dugong est donc le
mammifère marin le plus important de la Nouvelle-Calédonie et
l'établissement de son statut s'avère nécessaire. Pour
cela l'obtention d'autres d'informations, telles que la distribution
saisonnière, la tendance de la population et les menaces qui
pèsent sur elle, doivent être obtenues
».33
31
http://www.espace-sciences.org/archives/science/12602.html
32
http://www.zoneco.nc/presentation/historique
33
http://www.zoneco.nc/resultats-thematiques/relation-ressources-environnement-lagonaire/etat-de-la-population-de-dugong-en
Juin 2015 35
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Ce type de discours n'est pas sans rappeler ceux liés
aux monuments ou paysages classés au Patrimoine Mondial de l'UNESCO. Il
est clairement exposé que le dugong doit-être un animal
prioritaire dans les objectifs de conservation de Nouvelle-Calédonie
étant donné que sa population représente la
troisième mondiale. Et puisque cette estimation est le résultat
d'un programme financé par les acteurs institutionnels qui sont ensuite
associé au Plan d'actions dugong, nous pouvons supposer que ces premiers
chiffres ont enclenchés un processus de réflexion pour
améliorer la conservation de cette espèce.
Toutefois, il semblerait que ce soit les résultats
obtenus par la prospection de 2008 qui aient certainement confirmé le
processus de création du Plan d'action dugong. En effet, dans le rapport
final d'avril 2009, l'ensemble des scientifiques associés à cette
campagne de comptage en Province Nord et Sud constatent une grande diminution
du nombre de dugongs fréquentant le lagon : de 1814 en 2003, il serait
passé à 964. En cinq années, la population aurait donc
chuté de 47 %, et ce avec un pourcentage de certitude estimé
à 85 %. Le document présente un ton alarmiste et sollicite
l'intervention des politiques publiques, comme nous pouvons le lire dans
l'extrait suivant :
« . La limite maximale du niveau de mortalité
anthropique supportable est d'une dizaine de dugongs par an.
· Les quelques informations disponibles sur les
menaces d'origine anthropiques laissent supposer que cette valeur ai
été dépassée conduisant inexorablement à une
diminution de la population.
· Les résultats de cette étude sont
alarmants. Ils soulignent l'urgence de mettre en place des études
complémentaires et insistent sur la nécessité de
développer des mesures de conservation permettant d'assurer la survie de
la population.
· Si cette tendance se poursuit la population va
tout droit vers l'extinction et il restera moins de 50 dugongs dans la
population d'ici vingt ans. Il est impératif de procéder à
un troisième échantillonnage afin de confirmer cette tendance
avec une meilleure certitude » (Garrigue, Oremus, Patenaude, Schaffar,
2009 : 6).
Par conséquent, le format du Plan d'action dugong avec
un volet « renforcement des connaissances », « sensibilisation
» et « gouvernance » semblait correspondre aux attentes de ces
scientifiques. Le budget alloué au volet connaissance a
été distribué pour financer des études
complémentaires sur la densité de population, leur
déplacement, la biologie comportementale et génétique du
dugong, mais aussi pour réaliser une enquête relative au niveau de
connaissance qu'ont les pêcheurs calédoniens de la population de
dugongs ainsi qu'une étude sur la symbolique et usages du dugong chez
les différentes ethnies de Nouvelle-Calédonie34.
Nous observons bien ici le lien entre « science »,
entre la « mise en mot et en chiffre » et l'élaboration d'une
certaine politique de conservation autour du Plan d'actions dugong. La ligne
directrice de l'Agence et de ce projet est d'utiliser les recherches
scientifiques dans le but de renforcer l'action. Seulement, ils viennent
s'ajouter à diverses mesures déjà existantes, notamment au
niveau du cadre législatif mis en place par différents acteurs
associés au projet : l'État français, le gouvernement
néo-calédonien ou encore les Provinces. Ainsi, la science et la
politique ne sont pas les seuls types de savoirs mis à profit pour
améliorer la protection du
34 Il s'agit de cette étude en
anthropologie, et ce même si elle compte bien plus de sujets de recherche
que la simple valeur symbolique accordée au dugong par les
différents groupes ethniques.
Juin 2015 36
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
dugong : les savoirs et compétences juridiques de
certains acteurs dits « institutionnels »35 rentrent aussi en jeu.
II.1.2. Historique des mesures de protection du dugong :
des échelles différentes
Nous avons établi un historique des mesures
légales mises en place pour protéger le dugong, à
l'international puis dans le contexte néo-calédonien, en nous
inspirant de celui réalisé dans la monographie sur le dugong
(Cléguer, 2010). Cette chronologie a le mérite de montrer comment
l'implication de différents acteurs, relevant de compétences
juridiques, est répartie sur des échelles allant du global au
local. Enfin, nous souhaitons mieux comprendre l'évolution de la prise
en compte du dugong en tant qu'espèce menacée dans le monde et en
Nouvelle-Calédonie.
Contexte international
Depuis les années 1970, des mesures de protection et
conservation du dugong sur le plan international se sont multipliées, se
sont étendues et sont devenues plus drastiques. En 1973, la Convention
Internationale sur le Commerce des Espèces menacées (CITES)
répertorie le dugong dans son Annexe I relatives aux espèces les
plus en danger et interdit le « commerce international de leurs
spécimens » (CITES, 2009). La convention de Berne, conçue en
1979, vise à favoriser la conservation de la flore et la faune sauvages
ainsi que leurs habitats naturels. Si le dugong n'apparaît pas dans
l'Annexe I du document, qui d'ailleurs a été ratifié qu'en
1989 par la France, il est présent dans l'Annexe II de la Convention
relative aux espèces migratrices appartenant à la faune sauvage.
Dans les textes de lois, le dugong est donc affilié aux espèces
migratrices. Les politiques le classent parmi les espèces qui ont «
un état de conservation défavorable (....) pouvant
bénéficier d'une coopération internationale de
manière significative» (CMS, 2009).
Il n'est pas encore reconnu comme une espèce
menacée et cette prise de conscience progressive se fera par la
signature en 2007 d'un mémorandum d'Entente (MoU) sur la conservation et
la gestion des dugongs et de leurs habitats dans l'ensemble de leur aire de
répartition. Ce texte marque la volonté de plusieurs pays dont la
France de collaborer étroitement pour améliorer l'état de
conservation de l'animal. Enfin, depuis 2010, il est inscrit sur la Liste Rouge
de l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) en tant
qu'espèce vulnérable, ce qui contraint les pays dont les bandes
côtières sont fréquentées par le dugong à
prendre des mesures nécessaires à sa protection.
Contexte régional
Parmi les États concernés par ce document, on
compte nombre de pays du Pacifique Sud qui ont fondé des organisations
spécialisées dans la définition et la mise en place de
programmes de gestion et de conservation comme le Programme Régional
Océanien de l'Environnement (PROE). Cet organisme est chargé de
« promouvoir la coopération, d'appuyer les efforts de
protection et d'amélioration de l'environnement du Pacifique insulaire
ainsi que de favoriser le développement durable » (PROE,
2008). Plusieurs plans
35 Par « acteurs institutionnels », nous
entendons toute personne morale qui appartient à une « structure
sociale (ou un système de relations sociales) dotée d'une [...]
règle du jeu acceptée socialement. Toute institution se
présente comme un ensemble de tâches, règles, conduites
entre les personnes et pratiques. Elles sont dotées d'une
finalité particulière » (wikipedia).
Juin 2015 37
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
d'actions quinquennaux ont vu le jour concernant des
espèces d'intérêt particulier pour le Pacifique, comme les
tortues marines, les cétacés et le dugong.
Grâce à une collaboration entre le PROE et la
Convention de la Conservation des Espèces Migratoires Sauvages
(UNEP/CMS), le plan d'actions régional dugong 2008-2012 a
organisé l' « Année du Pacifique du Dugong en 2011 ».
Elle concrétise les efforts du PROE et de la CMS qui, à la suite
de divers ateliers tenus après la signature du mémorandum
d'entente (MoU), ont convenu d'un protocole collectif de conservation.
L'Australie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Calédonie,
les îles de Palau, le Vanuatu et les îles Salomon ont
participé à la mise en place ce projet politique et ont
appuyé leurs démarches sur la valeur culturelle de l'animal dans
leurs territoires (PROE, Lady of the Sea, Dugongs respect and Protect,
2011).
Contexte national
La France a établi un Arrêté national le
27 juillet 1995 fixant la liste des mammifères marins
protégés. Il est interdit « sur tout le territoire
national (....) et en tout temps, la destruction, la mutilation, la capture ou
l'enlèvement intentionnels, et la naturalisation des mammifères
marins » (Légifrance, 2006). Cet arrêté concerne
entre autres toutes les espèces de cétacés et de
siréniens. Il est modifié par l'Arrêté du 24 Juillet
2006 puis par l'Arrêté du 1er juillet 2011 (Légifrance,
2015).
Ensuite, suite aux conclusions du Grenelle Environnement, la
loi Grenelle de 2009 et 2010 ratifie un cadre législatif concernant la
protection des espèces végétales et animales en danger
critique d'extinction en France métropolitaine et d'Outre-mer. Elle vise
la mise en place de plans de conservation ou de restauration compatibles avec
les activités humaines d'ici à 2013. Le Ministère de
l'Écologie, du Développement durable et de l'Environnement
français a reconnu 72 espèces ou groupes d'espèces
correspondant à ce cadre législatif, dont le dugong. Il a
établi un protocole d'actions auquel répond le Plan d'actions
Dugong Nouvelle-Calédonie 2010-2015, piloté par l'Agence des
aires marines protégées, comportant un volet Connaissance, un
volet Gestion et Restauration, un volet Protection et un volet Sensibilisation
(Plans Nationaux d'actions en faveur des espèces menacées,
Objectifs et Exemples d'actions, Ministère de l'Écologie, du
Développement durable et de l'Environnement français, 2012). De
plus, ce plan s'inscrit dans la démarche de l'agence qui cherche
à dynamiser les collaborations entre les divers acteurs dans la
construction d'une politique nationale, provinciale et locale efficace en
matière de protection de cette espèce.
Contexte provincial
Si la Nouvelle-Calédonie a montré un réel
intérêt pour le domaine environnemental en signant diverses
conventions internationales comme la Convention Mondiale sur la
Biodiversité en 1992 et la Convention Apia en 1993 (qui a abouti
à la fondation du PROE), elle a trouvé les moyens de faire
appliquer sa politique qu'à partir de la création des Provinces
(entretien avec un agent de la Province Nord). Toutefois, elle a reconnu les
pressions exercées par le dugong en ratifiant la
délibération n°68 de la Loi du 25 juin 1962, qui stipule que
« sont interdites sauf autorisation spéciale et exceptionnelle
notamment pour des fêtes traditionnelles et coutumières
». Les personnes qui chassent le dugong pour ces occasions sont dans
l'obligation de fournir aux autorités locales des informations sur la
date et le lieu de la capture, la taille et le sexe de l'animal. (Gouvernement
de la Nouvelle-Calédonie, 2006).
Juin 2015 38
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Ce texte est toujours en vigueur aujourd'hui, notamment dans
la Province des Îles Loyautés qui n'est pas encore dotée
d'un code de l'environnement comme les autres Provinces.
Les Codes de l'environnement de la Province Nord et Sud de
2008-2009 ont prévu de rassembler et de compléter le cadre
législatif antérieur à leur mise en place. En revanche,
ils n'ont pas exactement les mêmes exigences concernant la chasse au
dugong. En effet, la Province Sud interdit totalement la chasse et le commerce
d'espèces menacées comme le dugong. La violation de cet
amendement peut être sanctionnée au maximum par 6 mois
d'emprisonnement et 1 073 000 francs CFP d'amende, qui est doublée
lorsqu'elle est commise dans une aire marine protégée.
La Province Nord n'est pas plus souple concernant ses
sanctions pénales de captures et de mutilation envers l'espèce.
Toutefois, le code prévoit dans l'Article 341-56 un système de
dérogations exceptionnelles pour la pêche du dugong dans le cadre
de consommation pour des cérémonies coutumières. Les
coutumiers (le chef de clan) peuvent donc faire une demande d'autorisation de
pêche, qu'ils adressent au Sénat Coutumier, qui l'envoie ensuite
à la Province. A ce moment là, les deux institutions entament une
procédure de discussion autour de la légitimité de la
demande et de négociation avec les demandeurs. Depuis 2004, la PN s'est
engagée avec les représentants coutumiers dans un travail de
négociation et de sensibilisation sur la fragilité de
l'espèce auprès des demandeurs et de la population locale. Dans
les faits, depuis cette date, elle n'a pas répondu favorablement
à une seule demande de dugong.
La mise en place des aires marines protégées a
été un des leviers utilisés par les institutions et les
organismes de protection de l'environnement pour sauvegarder l'espèce.
La chasse au dugong est totalement interdite en Province Nord et Sud dans les
aires marines protégées intégrant la sauvegarde de
l'espèce dans leurs objectifs premiers, comme les aires marines de la
côte ouest ou encore l'« Aire de Gestion Durable des Ressources de
Hyabé-Lé Jao » dans la commune de Pouébo. Celles-ci
peuvent compter sur le soutien de la population locale de ces zones.
Enfin, le « Plan d'actions dugong
Nouvelle-Calédonie 2010-2015 » est chargé de dynamiser tout
ce processus par la valorisation des collaborations entre les divers acteurs
liés à la protection de l'animal. Il est élaboré et
orchestré par l'Agence des aires marine protégées, et
intègre la Province Nord, la Province Sud, la Province des Îles
Loyauté, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le
Sénat coutumier, l'Etat, le WWF et Opération
Cétacés !s dans la construction d'une politique nationale,
provinciale et locale efficace en matière de protection de cette
espèce.
Toutefois, tous ces organismes ne sont pas actifs dans tous
les projets et actions proposés dans la Plan d'actions. En effet, il
semblerait que les acteurs restent plus ou moins indépendants concernant
les choix de financement des actions rentrant dans le plan d'actions.
D'après les explications d'un agent provincial, « toutes les
actions du plan ne sont pas financées par tout le monde »,
chacune des structures, en fonction de ses intérêts, de ses
priorités, de son budget et de sa disponibilité, s'investit dans
tel ou tel projet. Seulement, ils ne possèdent pas tous le même
statut.
Prenons l'exemple donné par cette personne, celui de la
thèse en biologie marine, encadré scientifiquement par
l'Université James Cook de à Townsville (Australie),
Opération Cétacés !s et des membres de l'IRD, qui est
intégré au volet « Connaissance » du
Juin 2015 39
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
programme36. Elle vise à valoriser les
données déjà récoltées par l'Agence des
aires marines protégées ou encore l'IRD, ainsi que celles
obtenues après un projet-pilote en Nouvelle-Calédonie de balisage
des dugongs réalisées en 2013. Ce projet a été
réalisé par Opération Cétacés !s grâce
aux financements de la Province Sud. Aussi voyons-nous bien qu'autour d'un
projet précis, les acteurs sont interconnectés les uns aux autres
suivant des relations complexes de bailleur / exécutant et entre des
représentants des politiques publiques / des scientifiques de
différentes structures / des partenaires « ressources »
d'information.
Concernant notre étude, nous avons travaillé en
collaboration avec certains membres du Groupe Technique Restreint (cf. Annexe I
du mémoire), c'est-à-dire l'Agence des aires marines
protégées, le WWF, Opération Cétacés !, les
Provinces Nord et Sud - et l'IRD. Comment ce projet d'évaluation est-il
compris par les divers acteurs impliqués ? Quelles postures adoptent-ils
? En quoi ces intérêts divergents ont-ils influencés
l'orientation de cette recherche ? Finalement, quels sont les objectifs
réels de ce stage ? Si nous souhaitons établir le portrait et le
rôle de chacun de ces « acteurs institutionnels » dans ce
projet, nous en profitons aussi pour donner une idée des conflits
d'intérêts, qui eux-mêmes sous-tendent tout projet de
développement.
II.2. Configuration des acteurs «
institutionnels » rassemblés autour de cette étude : une
gouvernance commune ?
Dans le Plan d'actions dugong 2010-2015, l'accent est mis sur
le travail de coordination des acteurs à l'échelle territoriale,
ce à quoi travaillent les membres du volet « gouvernance ».
L'objectif principal est de « construire une connaissance
partagée sur les enjeux locaux de conservation et s'inscrire dans les
dynamiques régionales et internationales ». Il est
compléter dans la seconde phase du projet par une étape cherchant
à « pérenniser ce programme commun à
l'échelle pays après 2015 »37 C'est ainsi
qu'une méthodologie de la concertation a été mis en place
par l'Agence des aires marines protégées. Parmi les acteurs
concertés, nous comptons ceux qui suivent et qui sont aussi
mobilisés autour de notre étude.
II.2.1. Le coordinateur-gestionnaire : l'Agence des aires
marines protégées (AAMP)
L'Agence des aires marines protégées,
établissement français public à caractère
administratif dédié à la protection de parcs naturels
marins et basé à Brest. Cette agence a été
créée suite à la loi de n° 2006-436 du 14 avril 2006
relative aux parcs marins et dépend du ministère français
de l'Écologie, du Développement Durable et de l'Énergie.
Elle assume donc les fonctions de gestionnaire. Une antenne dépendante
du siège s'est implantée en juillet 2009 à Nouméa,
Nouvelle-Calédonie, grâce à la mutation de Lionel Gardes,
chef de l'antenne et salarié permanent. À ce jour, la structure
compte quatre personnes recrutées en Métropole, qu'elle emploie
en contrat de type volontariat. Sur le site internet de l'Agence, il est
spécifié qu'elle est financée par l'État
français pour :
- valoriser « l'appui aux politiques publiques de
création et de gestion d'aires marines protégées sur
l'ensemble du domaine maritime français » ;
36 Tout comme notre étude. Nous rappelons que
celui qui rédige la thèse est un ancien consultant de l'Agence
des aires marines protégées et avait préconnisé de
réaliser une étude en sciences sociales sur le dugong.
37
http://www.aires-marines.fr/Proteger/Protection-des-habitats-et-des-especes/Protection-du-Dugong
Juin 2015 40
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
- assurer « l'animation du réseau des aires
marines protégées » ;
- soutenir techniquement et financièrement les parcs
naturels marins ;
- renforcer le « potentiel français dans les
négociations internationales sur la mer ».
L'organisation du Plan d'actions dugong rentre parfaitement
dans ce format et remplit ces objectifs en suscitant la concertation entre
différents acteurs, et ce depuis le début du programme. L'AAMP a
organisé la première réunion de « cadrage » le 3
novembre 2009, cinq mois après son installation sur Nouméa,
où elle exposait le projet aux institutions invitées (les
Province Nord, Sud et des îles Loyautés ; le WWF ; le Gouvernement
de Nouvelle-Calédonie ; Opération Cétacés !; le
Sénat Coutumier). Dans le compte-rendu de la réunion, il est
spécifié que la politique d'appui de l'Agence en faveur des
collectivités de Nouvelle-Calédonie met un point d'honneur
à construire un projet avec l'aide de plusieurs acteurs présents
sur tout le territoire. Il est donc fort probable que cet organisme ait d'abord
élaboré ce projet38 avant de s'implanter dans la zone
au moment du lancement du programme. Enfin, lors de cette réunion, les
acteurs présents ont accepté que l'AAMP finance en grande partie
le projet et le pilote avec l'aide d'un comité de pilotage basé
sur la participation des partenaires.
Dans ce projet, elle joue donc le rôle de
médiateur entre les acteurs, non sans mal de part son statut d'agence
nationale. Elle peut être soupçonnée d'ingérence de
la part de l'État français et son mode de fonctionnement est
parfois peu adapté aux réalités
néo-calédoniennes. Par exemple, le recrutement régulier de
son personnel en Métropole n'est pas sans générer aussi
des problèmes de cohérence des actions et des difficultés
d'adaptation au contexte local complexe39. Ce faisant, cette
structure a mauvaise presse parmi l'ensemble des acteurs institutionnels et
locaux impliqués dans la protection environnementale.
Concernant cette étude, les agents de l'AAMP ont
participé au soutien logistique et technique, laissant à
disposition toute la documentation disponible et s'occupant des moyens de
locomotion pour accéder aux terrains, ainsi que le soutien financier.
Dans ce stage, ils occupaient une position « centrale » puisque la
plupart des réunions avec les autres acteurs institutionnels se
déroulaient dans leurs locaux et, par ces biais de compte-rendu, ils
contrôlaient le bon déroulement et l'effectivité du stage.
Leurs attentes concrètes sur les données et l'analyse des
données étaient portées sur leur objectif de soutien
à la sensibilisation autour des enjeux de la protection du dugong
à la population locale, ainsi que sur leurs ambitions d'animation et de
concertation des acteurs (comptes-rendus post-terrain avec l'IRD et le WWF ;
restitutions publiques avec les partenaires du projet etc.).
II.2.2. Les ONG de conservation animale : le
WWF-Nouvelle-Calédonie et Opération Cétacés
!
Opération Cétacés ! est une association
de Nouvelle-Calédonie - certains disent une ONG - créée en
1966 par Claire Garrigue qui est la « responsable scientifique
d'Opération Cétacés. A l'origine de la création
d'Opération Cétacés, [elle a] développé
différents projets de
38 qui suit le modèle des Plans d'Actions
Nationaux du ministère en charge de l'environnement en
Métropole.
39 Par exemple, la personne au poste de
chargé de l'animation du Plan d'actions présente depuis le
début est partie et a été remplacée un mois avant
le début de ce notre stage. Son successeur, à qui on a
délégué la responsabilité d'encadrer ce stage,
n'était bien évidemment pas en mesure de le faire au
départ. Ce faisant, nous n'avons pas eu accès à une part
considérable d'informations nécessaires pour ce
mémoire.
Juin 2015 41
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
recherches sur les mammifères marins de Nouvelle
Calédonie »40. Si son sujet principal reste les baleines
à bosse qui hivernent dans les lagons néo-calédoniens,
elle s'intéresse aussi aux espèces de dauphin les plus courants
autour de la Grande-Terre et aux dugongs.
Elle s'est ensuite entourée d'autres scientifiques pour
développer son projet. Leurs actions sont essentiellement
tournées vers des activités de recherche scientifique et de
l'appui aux politiques de conservation par la recherche. Elle a pour mission de
promouvoir le partage tout public des connaissances des mammifères
marins de Nouvelle-Calédonie à travers des conférences,
des ateliers pédagogiques, des expositions, des documentaires, des
publications d'ouvrage d'identification des espèces...41
Concernant le dugong, elle n'a été seulement un
simple appui aux politiques publiques mais le « sonneur d'alerte »
cherchant à rallier les acteurs environnementaux à la cause de
cet animal. Certains membres, comme Claire Garrigue, ont démarché
pendant des années (début des années 2000) des
financements pour réaliser des comptages de population afin de
vérifier les menaces pesant sur l'espèce, en s'indignant du peu
de données disponibles. Ensuite, l'association a construit des
partenariats privilégiés avec les Provinces ou encore avec l'AAMP
pour réaliser les études et les suivis des populations sur le
territoire et est devenue la référence en matière de
connaissances scientifiques sur ce mammifère marin.
Cette étude en sciences sociales a été
proposée par un membre de l'association dans un document rassemblant les
données disponibles à l'époque sur cet animal : la
monographie réalisée par Christophe Cléguer, l'actuel
thésard en biologie marine financé par le Plan d'actions dugong.
Ce dernier tout comme Claire Garrigue sont intéressées par la
recherche sur les espèces marines en général et par toute
information qui peut renseigner, discuter ou différer de leurs
connaissances actuelles. En ce sens, la découverte de la classification
vernaculaire locale dans la région de Pouébo a
particulièrement retenue leur attention (cf. p.56).
Le WWF est une ONG environnementale internationale qui
intervient depuis 2001 en Nouvelle-Calédonie (WWF, 2011). À
l'échelle internationale, sa philosophie d'intervention est
orientée selon trois axes : sauver la biodiversité, promouvoir
une exploitation raisonnée et durable des ressources naturelles,
diminuer les déchets et pollutions. Sa stratégie d'intervention
actuelle date des années 1990, où le WWF s'est lancé dans
la délimitation d'écorégions à l'échelle
planétaire et cherche à sensibiliser les hommes sur les impacts
qu'ils ont sur leur environnement et leur responsabilité face aux
générations futures. Pour se faire, elle n'hésite pas
à mener des campagnes de communication à très grande
échelle. Ensuite, comme la plupart des ONG, elle se définit comme
étant apolitique, c'est à dire qu'elle souhaite rester neutre et
autonome vis-à-vis de la sphère politique. « Ainsi le
WWF se définit comme une organisation émanant de la
société civile et se dégageant de la sphère
étatique » (BLET, 2014 : 44).
L'antenne du WWF en Nouvelle-Calédonie, qui
dépend du WWF-France, a été fondée en 2001, dans le
but de lancer un programme de conservation des forêts sèches,
suite à un appel d'urgence lancé par des botanistes. Elle dispose
d'une certaine autonomie concernant le siège puisque ses membres ne font
pas l'objet d'une évaluation mais obtiennent leurs salaires et certains
financements pour des actions à mener par le WWF-France (Ibid.). En
Nouvelle-
40
http://www.operationcetaces.nc/index.php?page=claire-garrigue
41 http://www.operationcetaces.nc/
Juin 2015 42
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Calédonie, les objectifs spécifiques
développés par l'ONG sont relatif à la protection des
quatre éco-régions présentes sur le territoire : la
forêt sèche, la forêt humide, l'eau douce et les
récifs coraliens mais aussi liés à la prévention
contre les menaces qui pèsent sur la biodiversité
calédonienne.
La personne du WWF impliquée dans la Plan d'action
dugong avec laquelle nous avions le plus de contact était la
chargée de programme « Milieux Marin et Eau Douce ». Elle a
repris il y a trois ans le travail réalisé dans la zone de
Pouébo par son prédécesseur qui a coordonné le
projet d'aire marine protégée de Hyabé-Lé-Jao avec
la population (cf.). Sur cette commune, elle intervient surtout comme «
appui opérationnel » à l'association de la gestion de l'aire
marine, c'est-à-dire, pour reprendre ses propos :
« Il y a des plans de gestion où dedans, tu
avais tout un tas d'actions réparties par thématique : le dugong,
les tortues, les bénitiers, la pêche etc... Tous les ans, de ces
plans de gestions, on tire des plans d'action, et nous ce qu'on appelle «
soutien opérationnel », c'est par exemple sur les bénitiers.
On est investi avec [eux] depuis le début, on va continuer à
[les] soutenir, on va [les] aider techniquement, scientifiquement,
financièrement... »
Seulement, ce statut d'« appui opérationnel »
n'est pas du goût de tout le monde en Province Nord puisque certains
accusent le WWF de court-circuiter le travail des politiques publiques et
même, se sont engagés dans une bataille de territoire avec l'ONG
pour les presser vers la sortie. Pourtant, le projet de l'aire de Hyabe
Lé-Jao est l'oeuvre du travail depuis dix ans des agents du WWF
présents sur le terrain d'animation et d'écoute des propositions
et des besoins des habitants. Ce climat tendu entre les deux structures n'est
pas favorable à la pérennité de la gestion par les
côtiers.
Concernant notre étude, les attentes du WWF sont
multiples : si l'association voyait en ce stage le moyen de continuer son
activité de sondage des discours et des opinions de la population, il
offrait l'occasion d'officialiser l'existence de certains savoirs locaux
liés au dugong aux yeux des décideurs. Ensuite, il est possible
qu'elle attendait peut-être quelques retours sur son activité et
certainement quelques éléments de réponse pour expliquer
pourquoi, entre janvier et juin 2014, deux dugongs ont été
pêchés dans la région, et ce alors que, selon le
chargé de programme « Milieux Marin et Eau Douce » en parlant
des habitants de la commune :
« Je pense qu'ils sont impliqués parce que
c'est une revendication forte au début du projet. Je pense
qu'effectivement qu'ils sont impliqués dans la protection du dugong. Il
y a des périodes plus difficiles que d'autres parce qu'il y a pleins de
facteurs qu'on ne maîtrise pas qui se rajoutent dessus mais les valeurs
elles sont là et ça se perds pas du jour au lendemain
».
II.2.3. Les politiques publiques impliquées : la
DENV en Province Sud et la DDEE en Province Nord
La DENV applique les missions provinciales en matière
de gestion, exploitation et préservation des ressources naturelles. Les
quatre-vingt dix agents affectés qu'elle emploie, sont pour plus de la
moitié attribué à des missions de surveillance et de
terrain (Gardes-Nature) et pour les autres à l'instruction des dossiers
d'installations d'infrastructures classées
Juin 2015 43
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
ICPE42, des demandes de forages et de captage, des
études d'impact et des demandes de permis de chasse. L'institution
gère aussi les parcs naturels de la Province, la création de
sentiers de randonnée, la réhabilitation des sites miniers, le
développement durable, la gestion des déchets, la qualité
de l'air et l'inscription au patrimoine mondial de sites remarquables
etc.43
Comme nous l'avons déjà mentionné, suite
à la réorganisation de la Province fin 2013, le récent
service de l'« Évaluation environnementale » de la DENV
s'occupe aussi de la gestion des espaces marins. Un expert en faune marine est
chargé de suivre la mise en place de la conservation des espèces
marines, dont la tortue, la baleine et le dugong. Cette personne est membre du
Groupe Restreint de Travail du plan d'actions et prend part aux
décisions concernant les actions à mener, notamment concernant
notre étude.
Cet individu nous a confié en entretien qu'il a
insisté auprès du GTR pour que cette étude ne s'effectue
pas uniquement en milieu kanak, et même qu'elle se déroule aux
alentours de la commune de Bourail, où les rumeurs de pêches et de
trafics sont nombreuses. La Province Sud est parfaitement au courant de ces
bruits qui courent et sait aussi que les spécimens dans cette
région sont, d'après les habitants et les scientifiques qui ont
effectué des balisages, particulièrement craintif à
l'approche de l'homme. Selon l'agent, ce comportement est lié à
la prédation et laisse supposer une menace importante envers ces
animaux.
Les attentes provinciales concernant cette étude
étaient donc de mettre en lumière les savoirs et les perceptions
relatifs au dugong ainsi que les modes de gestion locale de la mer de plusieurs
communautés présentes sur la zone. De même, elle semblait
intéressée plus spécifiquement par le
phénomène du braconnage, puisqu'elle souhaite l'éradiquer
dans la zone, et a formulé le besoin de comprendre les raisons qui
poussent les braconniers à agir de la sorte.
À l'inverse de la Province Sud, la Province Nord est
connue par l'ensemble de Néo-Calédoniens comme une institution
à vocation participative, c'est-à-dire qu'elle essaie
d'intégrer ou au moins de consulter les habitants provinciaux pour la
mise en oeuvre des mesures de protection environnementale. Elle possède
un pôle « Environnement et Ressources Naturelles » au sein de
la Direction du Développement Économique et de l'Environnement
(DDEE) et dans lequel s'insère la sous-direction des milieux et
ressources aquatiques. Cette dernière a pour mission de coordonner
l'action publique pour gérer les ressources marines, les aires
protégées et valoriser le patrimoine naturel marin. Le «
Service des milieux et ressources aquatiques » est plus
spécialement habilité à gérer toutes les ressources
marines et dulçaquicoles (qui vit en eau douce), les aires marines
protégées, et la valorisation du patrimoine naturel marin et
dulçaquicole du territoire. Deux agents chargés de projets
relevant de ce département sont intégrés dans le GTR du
Plan d'actions et nous ont aidée à accéder au terrain,
notamment dans la commune de Poya.
Les attentes concernant cette étude pour la PN ne sont
pas très différentes de celles du WWF en ce qui concerne la
région de Pouébo puisqu'elle souhaite certainement continuer
à
42 Une installation classée pour la
protection de l'environnement (ICPE), en France, est une installation
exploitée ou détenue par toute personne physique ou morale,
publique ou privée, qui peut présenter des dangers ou des
inconvénients pour la commodité des riverains, la santé,
la sécurité, la salubrité publique, l'agriculture, la
protection de la nature et de l'environnement, la conservation des sites et des
monuments (wikipedia).
43 http://www.biodiversite.nc/
Juin 2015 44
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
nouer le dialogue avec les populations côtières,
sonder leur opinion et leurs discours, avoir un retour sur leur activité
dans la zone concernant les mesures législatives mises en place et faire
valoir les savoirs locaux liés au dugong. Enfin, elles ne sont pas
éloignées non plus de celles de la Province Sud dans la commune
de Bourail : les habitants de Poya-Nord ont la réputation d'être
quelque peu réactionnaires concernant la législation.
II.2.4. L'encadrant scientifique : l'Institut de
Recherche dans le Développement (IRD).
L'IRD est un établissement de recherche public
français à caractère scientifique et technologique (EPST).
Il est placé sous la double tutelle du ministère de
l'enseignement supérieur et de la recherche, et du ministère des
affaires étrangères et européennes. Il est né d'une
réforme de l'ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique
d'Outre-mer) datant de 1998 (TOUSSAINT, 2010 : 22). La structure abrite
plusieurs unités de recherche, chacun généralement
spécialisé dans une thématique et discipline
particulière. Si l'unité de recherche COREUS 227 prête
parfois son matériel pour effectuer des analyses
génétiques concernant le dugong (pour Marc Orémus, expert
biologiste marin membre d'Opération Cétacés !), elle n'est
pas impliquée dans le Plan d'actions dugong comme l'UMR Espace-Dev
228.
Il s'agit d'une entité accueillie à l'IRD dans
le but de « développer des méthodes, des indicateurs
statiques ou dynamiques de suivi de l'environnement adaptés aux
situations insulaires. L'enjeu scientifique est de démontrer
l'intérêt d'une approche transdisciplinaire en améliorant
la connaissance des phénomènes spatio-temporels naturels ou
anthropiques observés, de les analyser et les modéliser en
simulant les lois complexes régissant leurs
interactions.»44 Autrement dit, cette unité de
recherche n'est pas fondée spécifiquement sur les
compétences anthropologiques mais valorise plutôt le dialogue
entre les disciplines scientifiques.
Il y a un peu moins de deux ans, un poste occupé par un
mathématicien s'est libéré dans cette section, laissant le
champ libre à des candidats de différentes disciplines, dont les
sciences sociales, de postuler. L'ethno-biologiste-anthropologue Catherine
Sabinot a ainsi été reçue au concours d'entrée de
l'IRD et a été affiliée à cette position. Elle
s`est rapidement investie dans plusieurs programmes de recherches ou des
projets de développement liés à l'environnement, dont le
Plan d'actions dugong. Elle a démarché le GTR pour proposer
d'assurer l'encadrement d'un stage et, assez rapidement, les acteurs
précédemment cités ont alloué un budget pour ce
projet de recherche-action.
Ayant effectué son DEA et sa thèse sur les
attentes global/local puis sur les dynamiques de savoirs autour des tortues
marines, d'abord au Sénégal puis au Gabon (Sabinot, 2003 ; 2008),
elle paraissait la mieux à même d'assurer l'encadrement
scientifique du stage. Cette étude, tout comme celles d'autres
étudiants, s'inscrit parfaitement dans ses centres
d'intérêts et lui permet de découvrir ces
thématiques dans le contexte néo-calédonien.
Elle a rejoint l'équipe du plan d'actions en ayant le
statut de chercheur en anthropologie, ce qui signifie qu'elle tente de
conserver le plus possible une attitude et un regard détaché face
à la problématique des espèces menacées et aux
actions proposées. Afin d'assurer son assise professionnelle, son
objectif principal aujourd'hui est de construire un
44
http://www.espace.ird.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=66:nouvellecaledonie&catid=37&I
temid=163
Juin 2015 45
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
pôle d'excellence scientifique en anthropologie et en
sciences sociales spécialisé sur les « espèces
emblématiques » de Nouvelle-Calédonie. Pour se faire, elle
tente d'identifier et de s'ajuster aux besoins des acteurs de la conservation
afin de multiplier les partenariats avec eux et de financer des recherches.
Au sein du plan d'action et concernant cette étude,
toutes ces institutions adoptent des attitudes et des positions
différentes. L'objectif de créer une politique commun entre tous
ces acteurs s'avèrent être une tâche où tous les
points de vue de chacun est pris en compte dans la validation d''une action. En
d'autres termes, cette tentative de fédération d'acteurs autour
de l'objectif de protéger efficacement le dugong possède sa
méthodologie propre de prises de décisions : la concertation.
Enfin, nous nous sommes interrogée sur les actions mises en place par
l'Agence et ces partenaires pour améliorer leur efficacité.
Pourquoi les acteurs institutionnels ont-ils financé une étude en
sciences sociales pour évaluer la place du dugong dans la
société néo-calédonienne ?
II.3. Stratégies et actions du Plan d'actions
dugong
II.3.1. Actions axées sur la sensibilisation et
aires marines protégées
La mise en place des aires marines protégées par
les organes de la conservation en Nouvelle-Calédonie, ainsi que la
surveillance de ces zones par un personnel qualifié, sont les
premières mesures déployées pour préserver les
écosystèmes et leurs faunes. Aussi, en protégeant les
herbiers dont se nourrissent les dugongs, ces acteurs assurent en partie la
survie de ces animaux. Le choix de tels outils de conservation est lié
aux difficultés de localiser les individus qui se déplacent sur
l'ensemble des zones côtières. Certains membres du Plan d'actions
dugong comme les Provinces sont garantes de ce dispositif de conservation.
Seulement, il ne semble pas suffisamment efficace puisque les
pronostics continuent d'attester la diminution de la population de dugongs sur
le territoire. Selon les Provinces et de nombreux autres environnementalistes,
le seul moyen de stopper les pressions anthropiques, et surtout le braconnage,
est de condamner fortement un fraudeur surpris en flagrant délit de
pêche par les gardes-nature.45 Un agent de la Province Sud
déclare même en souriant : « Le jour où cela
arrive, le mec, on le pend sur la place publique ! » (Nouméa,
2014). Face à l'impuissance des mesures de conservation juridique, une
campagne de sensibilisation de la population paraît être
nécessaire, comme l'indique un environnementaliste du GTR :
« Le gros problème du dugong c'est quand tu
veux arrêter cette diminution comment tu veux arrêter le braconnage
? Tu ne peux pas mettre un mec derrière chaque dugong ! C'est la
sensibilisation maintenant parce que les gens ils en parlent beaucoup plus
qu'avant du dugong, et tant mieux ! » (Nouméa, 2014).
Le volet « sensibilisation/éducation/communication
» est au coeur de ce programme qui tente de « faire
connaître au plus grand nombre l'écologie du dugong, les menaces
qui pèsent sur lui et la nécessité de le préserver
». 46 Sur le long terme, cette campagne a pour vocation de
modifier les comportements des Néo-Calédoniens vis-à-vis
de cet animal afin qu'ils soient plus « responsables ». Pour cela, le
chargé de l'animation du plan d'actions et ses
45 Les Provinces n'ont pas le droit de
réaliser des perquisition au domicile des personne pour vérifier
que leur réfrigérateur ne contiennent pas de viande de dugong.
46
http://www.aires-marines.fr/Proteger/Protection-des-habitats-et-des-especes/Protection-du-Dugong
Juin 2015 46
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
collaborateurs ont développé des outils et des
supports afin de sensibiliser différents publics. Nous soutenons donc
que l'inventaire des oeuvres plastiques et littéraires relatives au
dugong ainsi que l'étude réalisée pendant le leur
permettent de mobiliser de nouvelles ressources pour accomplir ce travail et
pour mieux adapter leur message à la population.
Quoi qu'il en soit, dans les supports de communication, le
dugong est très souvent assimilé à une «
espèce emblématique » du lagon néo-calédonien.
Cela semble être un argument récurrent pour invoquer la
nécessité de sa protection. Nous nous attardons maintenant sur la
polysémie du terme « emblématique » car, dans les
discours, on retrouve régulièrement ce mot pour qualifier le
dugong. Pourtant, les institutions ne l'emploient pas de la même
manière suivant les contextes d'élocution, comme s'ils ne
s'étaient jamais véritablement interrogé sur sa
signification ou que cet adjectif associé au nom « dugong »
allait de soit...
II.3.2. Stratégies axées sur la «
patrimonialisation » du dugong : du caractère «
emblématique » de cette
espèce
Si nous constatons que ce mot possède plusieurs
acceptions s'apparentant à plusieurs domaines de compétences,
notre objectif dans cette partie est avant tout de faire dialoguer nos lectures
anthropologiques sur la notion d' « espèce emblématique
» et nos observations de terrain. Ainsi, nous révélons
quelques pistes de réflexion sur l'utilisation éventuelle de
cette étude et sur les enjeux de la patrimonialisation du dugong,
souhaitée par les acteurs institutionnels impliqués dans le plan
d'actions.
Définition : un terme propre à la
conservation environnementale
« Espèce emblématique . · nf.
Espèce sauvage ayant une importance culturelle, religieuse, parfois
économique, pour l'Homme dans une région donnée. Exemple
. · la louve pour les romains, le sanglier pour les gaulois...
» (Inventaire National du Patrimoine Naturel, INPN). Cette
définition est succincte et ne permet pas d'appréhender tout ce
que cette notion implique en termes de relation à l'animal et de la
place qu'il tient dans un projet de conservation.
Tout d'abord, cette expression consacrée provient du
monde de la conservation qui désigne un statut juridique, de
conservation attribué à certaines espèces «
représentatives ». Leur protection sert de témoin aux
mesures de protection d'un environnement, d'un écosystème. En
effet, comme il est impossible de tenir compte de l'ensemble des espèces
vivantes et de les protéger chacune séparément, les
politiques de conservation ont choisi de se concentrer sur quelques
espèces menacées de disparition. Celles-ci sont perçues
comme importantes dans une zone donnée selon plusieurs critères
établis, mais aussi suivant le degré de médiatisation, les
représentations populaires de l'animal ou encore les choix politiques
(Le Perchec, Judas, Dossier de l'INRA n°29 : 11). Lorsque le but
visé est la conservation d'un habitat, le recourt à des
espèces emblématiques est un moyen efficace pour mesurer
l'amélioration de l'habitat et pour préserver l'ensemble des
espèces issues de cet habitat. Et inversement, lorsqu'on cherche
à protéger un animal en particulier, on protège son
habitat et les autres espèces y résidant. Il s'agit du principe
de l' « espèce-parapluie », dont la protection profite aux
autres animaux de l'habitat (Ibidem).
D'après l'auteur du texte, ce principe s'applique
à la majeure partie des espèces protégées, à
l'exception des espèces migratrices qui, par leur mobilité, sont
plus difficiles à protéger. Ainsi, il nous semble que certaines
stratégies de protection du dugong en Nouvelle-
Juin 2015 47
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Calédonie rentrent dans cette catégorie d'
« espèce-parapluie ». En effet, les efforts des
conservationnistes se sont aussi centrés sur la création d'aires
marines protégées afin de protéger des zones à
herbiers marins, le « garde-manger » des dugongs mais aussi de
nombreuse autres espèces, comme la tortue verte par exemple.
Objectif communication : l'importance de l'image et de la
charge émotionnelle dans la conservation du dugong
Ensuite, dans le sens commun, le mot « emblème
» est assez ambigu car il incarne à la fois le contenu et le
contenant, le fond et la forme, c'est-à-dire qu'il est à la fois
la « représentation d'une figure à valeur symbolique
particulière » (Littré) et synonyme de symbole. Si nous
reprenons l'exemple de la louve pour les Romains, l'animal incarne le peuple
romain, qui peut-être désigner par l'évocation de cette
espèce, et en même temps le représente, un peu à la
manière d'un logo ou d'un écusson selon les époques. Aussi
faut-il comprendre l'expression « espèce emblématique »
selon ce double sens : l'animal possède une charge symbolique forte,
renvoyant aux cultures ou perceptions sociales données, mais il est
invoqué pour signifier autre chose, comme outil de communication par
exemple.
A ce propos, dans leur ouvrage L'Animal sauvage : entre
nuisance et patrimoine de 2009, Frioux et Pépy évoquent une
utilisation stratégique de l'image de l'animal, celle de l'ours blanc,
employée à travers les médias comme « emblème
» de la dégradation de l'environnement. Les acteurs de la
protection de l'environnement ont communiqué avec un autre langage en
mobilisant l'image de certaines espèces animales, au fort potentiel
symbolique et esthétique, pour provoquer l'émotion du grand
public et véhiculer un message : celui de l'importance de la cause
qu'ils défendent. Ce n'est donc pas un hasard si les acteurs du Plan
d'actions ont formulé le besoin de posséder un inventaire
répertoriant toutes les oeuvres d'art, les productions sonores ou
filmiques, les objets d'artisanat ou encore la littérature orale comme
écrite évoquant le dugong originaires de
Nouvelle-Calédonie. Ce support est un appui incontestable à la
mobilisation d'images et de symboles pouvant servir à « rendre
visible » sur la place publique cet animal.
En outre, un agent de la Province Sud a beaucoup
insisté sur sa volonté de modifier l'image populaire du dugong,
souvent encore assimilé à une ressource alimentaire de prestige,
pour qu'elle s'apparente à celle du dauphin. Selon lui, le dauphin est
une espèce qui possède une forte charge émotionnelle,
grâce notamment à des films largement diffusés comme
Flipper-le dauphin. Ce faisant, toujours selon son discours, il est «
impensable » de pêcher un dauphin parce que c'est un animal qui est
« trop joli pour être mangé » et qui attire la
sympathie populaire. Son objectif est donc de rendre le dugong aussi «
intouchable » que le dauphin.
Cependant, modifier les représentations locales sur les
espèces à partir de la diffusion d'une certaine image
s'avère une entreprise compliqué en Nouvelle-Calédonie. En
effet, si l'on considère l'exemple de la tortue marine, qui pourtant
jouit d'une image internationale positive à travers les nombreux
cartoons et films sur le sujet qui sont diffusés dans les canaux
télévisés, ce n'est pas pour autant qu'elle est «
intouchable » pour tous. Quoiqu'il en soit, il semble que la tortue est
davantage visible que le dugong, ce qui facilite considérablement le
travail de sensibilisation du grand public. Ainsi, comme l'indique un membre
d'une association locale de défense environnementale sur la zone,
contrairement à la protection de la tortue marine,
Juin 2015 48
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
« La protection du dugong est moins facile que
protection de la tortue. La tortue, on en voit beaucoup plus, elle est plus
visible du grand public et donc c'est plus facile de sensibiliser dessus. Le
dugong au contraire est un animal discret et craintif, qui n'est pas facilement
détectable dans l'eau. Le public le connaît moins du coup voire
pas du tout » (Bourail, homme de quarante ans).
En voulant « redorer » l'image du dugong, il nous
semble que les acteurs environnementaux souhaitent modifier les comportements
de la population locale, ce qui illustre leur prétention à agir
dans la sphère du politique. Cette étude participe alors,
à partir de l'inventaire sur les oeuvres néo-calédoniennes
sur le dugong mais aussi de l'étude des représentations locales
de l'animal, à cette bataille de l'image dans laquelle les politiques
publiques ainsi que le Plan d'actions dugong se sont impliqués.
Un animal « emblématique » pour
« tous les calédoniens » : construction sociopolitique d'un
« emblème national »
Les sciences sociales ont souvent expliqué le terme
« emblématique » sous l'angle de la politique par
l'étude du processus de construction sociopolitique de l'espèce
dite « emblématique » (Collomb, 2009 ; Hénon, David,
Plante : 2003 ; Doyon & Sabinot : 2013). L'exemple du processus de
patrimonialisation du coelacanthe aux Comores est particulièrement
intéressant pour répondre à cette question. Dans l'article
sur les Comores de Gilbert David, Christine Hénon et Raphael Plante de
2003, le terme « emblématique » ne relève pas
uniquement d'un statut légal : l'animal renvoie également
à la notion de « territoire » puisqu'il sert de justification
à l'identité nationale en construction. Ce gouvernement, devenu
indépendant, a dû trouver des images et des
références populaires pour fédérer un peuple et
créer ainsi une « Nation ». Il ne faut pas perdre de vue que,
lorsque nous parlons de « Nation », nous parlons de cette «
communauté imaginée à l'intérieur d'un espace, et
donc d'un territoire, délimité par des frontières
marquées » (Anderson, 1983).
Le coelacanthe, un poisson qui a toujours fasciné les
biologistes depuis sa découverte, fait l'objet d'une
récupération culturelle tardive, qui est à la fois une
cause et une conséquence politique. Jusque là, les comoriens
n'accordaient absolument aucune valeur à cet animal parce qu'il ne
possédait aucune valeur gustative, ou autre. A l'inverse, il s'agit d'un
animal mythique pour certains scientifiques occidentaux, qui voyaient en lui un
animal préhistorique dont l'étude pouvait faire avancer la
recherche. A l'indépendance du pays, il est devenu symbole national,
porteur de l'identité comorienne, alors qu'il n'avait pas de
signification particulière pour les populations locales. Pour des
raisons de prestige international et de développement économique
(éco-tourisme, prospections scientifiques etc.), le gouvernement a
décidé d'en faire un « emblème national », sans
d'ailleurs qu'il ne se heurte à de fortes résistances de la part
de la population.
Cette hypothèse d'une utilisation du dugong comme
« emblème national » n'est pas à écarter si l'on
considère que le gouvernement de Nouvelle-Calédonie et
l'État français comptent parmi les partenaires de ce projet de
recherche sur la place du dugong dans la
société-néo-calédonienne et qu'ils cherchent
à promouvoir la notion de « destin commun » et la construction
d'une identité néo-calédonienne afin de préparer la
sortie éventuelle de l'archipel du protectorat français en 2018.
Elle est d'autant plus active que certains acteurs provinciaux
n'hésitent pas à affirmer en entretien qu'ils sont convaincus que
le dugong est un animal « emblématique » pour « TOUS
les Calédoniens ».47 Cette idée est aussi
partagée par
47 Le terme « Calédonien » est
à comprendre ici comme synonyme de Néo-Calédonien.
Juin 2015 49
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
une partie de la population si l'on considère cette
déclaration : « Si tu n'as pas mangé au moins une fois
de la tortue ou de la vache-marine dans ta vie, c'est que tu n'es pas
calédonien ! ».
De même, la construction d'une identité nationale
passe par la sollicitation d'emblèmes nationaux, où tout le monde
se reconnaît, mais aussi par la mise en commun des savoirs de toutes les
communautés. En tout cas, il s'agit du parti-pris d'Emmanuel Tjibaou, le
directeur de l'ADCK, qui s'interroge sur ce qu'est l'identité kanak
aujourd'hui et sur comment les générations actuelles peuvent se
réapproprier un héritage culturel perçu comme
morcelé. D'après lui, sa fonction lui permet d'être acteur
de la réalisation du « destin commun » :
« Comment on fait aujourd'hui pour se
réapproprier ce que les Vieux ne nous ont dit qu'en partie ? C'est le
cheminement des kanak aujourd'hui et de l'ADCK. C'est un travail difficile
parce que l'on doit se réapproprier des choses qu'on doit transmettre
aussi aux autres communautés, puisque nous sommes dans l'idée
d'un « destin commun » [...]
Le destin commun, c'est la politique quoi ! Qu'est-ce
qu'on met à la disposition des autres et qu'est-ce que les autres nous
donnent ? Mais pour pouvoir partager avec les autres, il faut se
connaître soi-même. C'est nous même qui déterminons ce
qui est bon de conserver ou pas, c'est à la société
d'abord de dire ».
Par conséquent, si nous suivons son raisonnement, toute
entreprise de recherche s'axant sur les thématiques des savoirs et de
l'identité participe de cette construction d'une société
du « destin commun », de cet idéal politique à
atteindre dans les années à venir.
Ensuite, Gérard Collomb reprend le thème de la
« récupération politique » (Collomb, 2009 : 15) d'un
animal emblématique en prenant l'exemple de la protection des tortues
marines en Guyane française. A l'inverse des Comores, les relations sont
plutôt conflictuelles entre les conservationnistes et les
indigènes parce que, selon l'auteur, les premiers
déconsidèrent les pratiques culinaires traditionnelles des
seconds. Il explique que cette opposition, qui s'est cristallisée autour
de la récolte des oeufs de ponte sur la plage, est représentative
d'un « conflit d'usage » de la ressource mais révèle un
problème plus profond : celui de l'opposition des modes de pensée
« traditionnelle » et occidentale.
A travers les différents outils techniques de
protection environnementale, comme la Réserve naturelle de l'Amana de
Guyane, des mesures juridiques ont été prises pour soutenir une
certaine « construction sociale et politique qui tend à faire
des tortues marines un patrimoine naturel et un bien commun destiné
à être transmis » (Collomb, 2009 :
14). Les acteurs de la conservation participent donc et
influencent la construction sociale d'un espace donné en tentant de
faire reconnaitre la valeur symbolique de l'espèce. Autrement dit, cette
volonté politique de construire, par l'invocation d'un animal, un objet
de transfert de savoirs au sein de la population perturbe les pratiques locales
actuelles pour en créer de nouvelles plus uniformisées, et donc
partagées.
L'auteur de l'article met en avant deux thèmes que nous
retrouvons dans notre développement : - l'opposition entre pensée
« traditionnelle » et « savoirs locaux » / pensée
« moderne » et « savoir scientifique » ;
- évolution, transmission et syncrétisme entre les
savoirs.
Juin 2015 50
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Il met également en lumière que ces mouvements
dépendent d'actes politiques décidés par les acteurs de la
conservation ou les politiques publiques. Par conséquent, en
commanditant une étude en sciences sociales sur les pratiques et
représentations du dugong dans la société
néo-calédonienne, nous pouvons constater que les décideurs
politiques de la protection de cette espèce en Nouvelle-Calédonie
essaient d'enclencher ce processus de ce que nous avons défini comme la
« patrimonialisation ». Dans cette démarche, les «
savoirs locaux » sont un enjeu considérable pour les acteurs
institutionnels qui peuvent les utiliser à des fins politiques. Nous
explorerons ponctuellement ces pistes de recherche à travers l'analyse
des dynamiques des savoirs et des pratiques relatifs au dugong.
Juin 2015 51
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
III. Typologie comparée des « savoirs
» relatifs au dugong : entre science et tradition
Dans cette partie, nous entendons introduire certains savoirs
détenus par la dite « population locale » et de comprendre
comment ils s'accordent ou non aux perceptions et aux intérêts des
acteurs relevant du « savoir scientifique ». Par là, nous
souhaitons bien prouver que, contrairement aux idées reçues,
« savoir local » et « savoir scientifique » ne s'opposent
pas nécessairement et même, qu'au sein de la catégorie des
« savoirs locaux », il existe une certaine diversité et de
grandes disparités dans la transmission des savoirs en fonction des
lieux d'enquête. Autrement dit, la « société
néo-calédonienne », ce « local » si
spécifique à cette étude, est une création des
acteurs du Plan d'action dugong qui ne semble pas aussi homogène que le
suggère l'utilisation du singulier. Cette catégorie rassemble une
large gamme d'acteurs ayant différents profils, statuts, âges,
métiers et occupations, lieux de vie, positions sociales, appartenances
ethniques etc. Tous ces facteurs sont à prendre en compte dans la
formation du « savoir » relatif au dugong et dans ses
modalités de transmission.
III.1. « Si je vous
dis « dugong », qu'avez-vous envie de me dire ?
»
En réaction au mot « dugong », certaines
personnes ont eu tendance à expliquer qu'à priori, ils ne savent
rien sur l'animal parce que l'animal est assimilé à la tradition
kanak. En tant que « non-kanak », ils ne perçoivent pas
légitimes ou habilités à s'exprimer sur cet animal.
Cependant, quand on insiste un peu, ils soulignent le fait que le terme «
dugong » est d'origine « scientifique » et qu'ils ne l'emploient
pas au quotidien. La plupart des personnes interrogées en Brousse
semblent toutes préférer l'expression « vache-marine
».
D'après un entretien réalisé
auprès d'une jeune stagiaire de l'IRD, « vache marine » est
également employé pour qualifier les quelques dugongs
aperçus dans la mer Rouge, notamment par les touristes-plongeurs venus
explorer les fonds, à la recherche du mammifère qui demeure
près des herbiers de la plage de Marsa Alam (Égypte). Nous avons
réalisé une recherche internet pour vérifier ses propos
et, effectivement, le terme « vache marine » est internationalement
connu ; ce qui signifie donc que cette désignation n'est pas propre aux
habitants de l'île. Quoiqu'il en soit, les Néo-calédoniens
rencontrés en Brousse lui attribuent ce nom (commun à tout le
territoire), et ce depuis de nombreuses années. L'extrait d'entretien
suivant résume bien pourquoi les Néo-Calédoniens
l'appellent comme tel :
« Nous, le nom scientifique on le connaît mais
on ne veut pas l'appeler comme cela. Elle a un nom, c'est la
« vache marine » ! Ca a été le nom calédonien
qui a été donné comme cela. [...] Que tu prends n'importe
qui, Kanak ou Blancs, qui que ce soit, c'est un nom que nous lui avons
donné quoi. [...] Le nom de la vache marine aujourd'hui elle part. Dans
quelques années... En fin de compte quand celui qui disait la «
vache marine », c'était dans un sens « beh j'en ai
pêché une quoi », c'était dans le sens nourriture
quoi. » (Bourail, un pêcheur professionnel, Calédonien
d'origine européenne de quarante-cinq ans).
Or, à travers ces propos, nous comprenons bien pourquoi
l'un des chevaux de l'Agence des aires marines protégées
concernant la conservation du dugong porte sur la terminologie utilisée
pour désigner le mammifère. Le chef de l'antenne à
Nouméa nous a expliqué que si
Juin 2015 52
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
les personnes continuent à dire « vache-marine
», cela signifie qu'ils persistent à considérer l'animal
comme une ressource alimentaire potentielle, à cause de la comparaison
avec la « vache ». Ainsi, l'un des objectifs du travail de
communication du Plan d'actions est de vulgariser le plus possible l'emploi de
l'appellation « scientifique » à travers des campagnes de
sensibilisation dans les écoles ou les manifestations environnementales
par exemple. Mais, d'après les données de l'enquête, il
semble que cette entreprise soit difficile à réaliser en Brousse
parce qu'elle touche à la question de l'identité.
De plus, la réticence de la « population locale
» concernant le mot « dugong » renvoie à d'autres
problématiques : celles de la reconnaissance du statut des acteurs
institutionnels comme les porteurs du « savoir scientifique » et des
relations entre les deux groupes. En se distinguant de ces derniers et en leur
attribuant le « savoir scientifique », les
Néo-calédoniens établissent une distinction et donc,
mettent à distance et/ou en doute la légitimité de ces
acteurs environnementaux.
Cette analyse est parallèle à une idée,
défendue par un gendarme à la retraite qui était
responsable de la protection des réserves de Bourail, selon laquelle
certains broussards persistent à vivre comme au temps des années
1950-1960 où la ressource marine était largement abondante,
où les préoccupations environnementales n'existaient pas et
surtout où la compétence environnementale n'était pas
l'affaire des politiques publiques. Ils défient les autorités
sous prétexte qu'« avant, il n'y avait pas toutes ces
règles ». Autrement dit, les personnes qui pensent de cette
manière seraient, selon lui, les plus susceptibles d'être des
braconniers en puissance car ils persistent à ne pas vouloir respecter
les lois et ne reconnaissent pas la légitimité des Provinces et
de l'ensemble des acteurs institutionnels. A ce propos, un Calédonien
d'origine européenne retraité de la mairie de Poya déclare
dans un entretien :
« Nous, on essaie de préserver les ressources
mais le problème c'est les mentalités. Il faut que les gens
comprennent que les lois ne sont pas là pour les
embêter mais pour protéger les ressources dans
le long terme ».
Nous mobilisons cet exemple simplement pour montrer que la
légitimité des instances environnementales n'est pas encore
totalement établie en Brousse et que le choix des mots employés
par les personnes peut être significatif d'une volonté de
distinction plus ou moins importante de ces acteurs, et ce pour deux raisons
majeures : soit parce qu'ils ne sont pas considérés comme
légitimes, soit parce qu'ils détiennent le « savoir
scientifique », perçu comme opposé aux « savoirs locaux
» par les Néo-Calédoniens. Autrement dit, il s'agit encore
une fois d'une bataille de l'identité puisque le but des habitants de
l'île qui ne veulent pas parler de « dugong » est d'affirmer :
« Nous ne sommes pas eux ».
Cette volonté de se distinguer des acteurs
institutionnels est peut-être liée aux multiples déceptions
d'une partie des Néo-Calédoniens face à la PS par exemple,
dont on reproche régulièrement les décisions politiques
imposées et la rigidité. Ils sont susceptibles de perdre peu
à peu confiance dans ces autorités, à mesure de leurs
propres désillusions et de la non-prise en compte de leurs opinions. Le
discours d'un jeune pêcheur de la tribu de Kélé est
particulièrement significatif de ce sentiment d'abandon et de la
méfiance d'une partie de la population locale pour ces acteurs :
« C'est moi qui ai retrouvé le dugong mort
retourné dont on t'a parlé l'autre jour. Je l'ai dit à la
tantine et elle a dit que c'était elle qui l'avait vu quand elle a
appelé les autorités parce qu'après, ils vont croire que
c'est moi qui l'ait
Juin 2015 53
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
tué... La Province n'a rien fait, on ne les a
jamais vu venir pour récupérer la carcasse et cela n'a rien
changé alors maintenant je ne dis plus rien. »
Ensuite, il existe deux niveaux de revendication identitaire
que nous avons repérés à partir de l'analyse lexicale :
l'identité broussarde néo-calédonienne et
l'identité micro-locale. Dans le contexte mélanésien sur
Pouébo, les Vieux possèdent d'autres mots pour désigner
l'animal : ils utilisent le « nom en langue » plus que celui de
« vache-marine ». Ce sont principalement des Vieux qui
mélangent les langues parce que beaucoup maîtrisent mieux leur
langue maternelle locale que le français. Les Kanak de plus de cinquante
ans emploient également ces termes comme des synonymes, et certainement
moins les jeunes qui peuvent être moins à l'aise que leurs
aînés avec ce langage.
Pour résumer, en classant le terme « dugong »
dans la catégorie des mots « scientifiques », les
Néo-calédoniens rencontrés sur les terrains
d'enquête affirment qu'ils ne souhaitent pas l'utiliser. Ils
préfèrent employer le mot qui leur semble le plus proche d'eux,
soit celui de « vache-marine » (identité broussarde), soit
celui en langue vernaculaire (identité Kanak locale). Aussi, à
travers l'analyse de l'utilisation de ce terme, nous pouvons en déduire
plusieurs hypothèses sur lesquels nous nous basons dans la suite du
développement :
- la distinction identitaire des groupes s'opère par
une séparation entre les types de connaissances ;
- il existe des relations complexes entre « savoirs
» et « identités » en Nouvelle-Calédonie ;
- les identités néo-calédoniennes
fluctuent et se fondent sur plusieurs oppositions en fonction des «
batailles » à mener : acteurs locaux / institutionnels, la Brousse
/ Nouméa48 ; au sein de la communauté broussarde :
kanak / « non-kanak » ; au sein de la communauté
mélanésienne de Pouébo par exemple : Jeunes / Vieux.
Enfin, nous avons remarqué que les habitants de la
commune de Pouébo connaissaient mieux leur dialecte et
l'étymologie du terme « dugong » en langue que dans les autres
terrains d'enquête. Un Vieux de la tribu de Yambé nous
éclaire sur la signification de « mudep », le nom en
Jawé pour « dugong » :
« C'est ça qui est difficile parce que l'on ne
sait pas ce nom là. On ne peut pas trouver pour traduire. On dit
seulement mudep, c'est la fumée dans le mot dedans. "Mu" . ·
c'est fumée. "Dep" . · c'est la vache-marine. On fait la liaison
avec. La fumée et le "dep". »
En effet, comme la baleine, le dugong est un mammifère
qui respire en remontant à la surface pour récolter par leur
« évent »49. Le terme « fumée »
qu'utilise le vieil homme fait référence au nuage de gouttelettes
d'eau rejeté par l'animal lorsqu'il respire. Les noms en langue à
Pouébo sont directement liés aux observations par la population
du comportement de l'animal. Cela signifie donc que ces personnes ont
développé des connaissances forgées à
48 De nombreux acteurs institutionnels
rencontrés dans le cadre du stage sont basé à
Nouméa - exemple : IRD, Agence des aires marines
protégées, WWF, Province Sud...
49 C'est le mot scientifique pour désigner le
trou par lequel ils respirent.
Juin 2015 54
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
partir de l'observation de leur environnement,
c'est-à-dire des « savoirs naturalistes locaux ». La formation
de ces savoirs ne semble pas si éloignée de celle de certaines
sciences comme la biologie, qui suit une démarche
inductive50. En ce sens, nous nous interrogeons sur l'effective
opposition entre « savoirs locaux » et « savoirs scientifiques
» à travers l'exemple des « savoirs naturalistes locaux
».
III.2. « Savoirs
naturalistes locaux » vs « savoirs scientifiques »
?
Dans l'article de Laurence Bérard (et al. 2005),
l'auteure acte la naissance de l'expression « savoirs naturalistes
locaux » dès la négociation de la Convention sur la
diversité biologique en 1992. Ce texte entend mettre en avant le «
respect, la préservation et le maintien des connaissances,
innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui
incarnent un mode de vie traditionnel », c'est-à-dire
revaloriser les connaissances et les pratiques locales liées à un
objet de la protection de la biodiversité. Un savoir naturaliste local
désigne donc toute connaissance écologique, agricole, botanique,
anatomique, physiologique, zoologique, paysagère construite,
testée et conservée par une communauté dans un territoire
donné (définition CDB). Concernant le dugong, ces connaissances
sont relatives à l'observation attentive par les populations
côtières (en général) de l'animal, mais aussi au nom
qu'il possède, à la manière de le classer dans l'univers
animalier, à son comportement etc.
III.2.1. Un modèle « local
» de classifier cet animal ?
Selon la classification de Linné, un naturaliste
suédois du XVIIIème siècle qui a fondé les bases du
système moderne de nomenclature des espèces, le dugong appartient
à la catégorie des mammifères. Ils forment une
classe d'animaux vertébrés, dont l'homme fait également
partie, qui sont caractérisés essentiellement par l'allaitement
des jeunes individus, un coeur à quatre cavités, un
système nerveux et encéphalique développé, une
température interne constante et une respiration
pulmonaire51. Bien que les mammifères soient initialement
adaptés à la vie sur la terre ferme, certains se sont
secondairement adaptés à la vie en milieu aquatique ou marin. Le
dugong appartient donc au règne des mammifères marins selon la
classification scientifique « classique » largement diffusée
dans le monde. D'après les entretiens et les discussions menées
sur le terrain, il semble que les habitants connaissent globalement bien ce
terme et sa signification générale.
Mais notre enquête sur la zone de Pouébo a
révélé que beaucoup de Vieux, en continuant de parler leur
langue vernaculaire, perpétuent la manière dont leurs parents,
leurs grands-parents catégorisaient le dugong parmi les
éléments naturels. Que ce soit en Nyelâyu, en
Cââc ou en Jawé, l'animal fait partie du grand ensemble des
« animaux de la mer », qu'ils traduisent en français
par « poisson » mais qu'ils emploient rarement. Dans la
langue traditionnelle, ils invoquent directement le nom de l'animal dont ils
parlent et non la catégorie auquel il appartient. Par conséquent,
ils ont tendance à dire : « On va pêcher le dawa / ou le
picot / ou la tortue / ou le dugong » plutôt que « On
va pêcher du poisson ». Nous souhaitons simplement souligner le
fait que le système de distinction des espèces dans la culture
mélanésienne est différent de la nomenclature «
scientifique » de Linné. Et cela se comprend
50 Qui part de l'observation pour mener à une
hypothèse ou à un modèle scientifique.
51
http://fr.wikipedia.org/wiki/Classification_classique
Juin 2015 55
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
assez facilement si nous considérons le travail
d'Isabelle Leblic (2008) qui explique que le monde naturel dans la tradition
kanak se découpe entre la terre et la mer. Il existe donc les «
animaux de la terre » et les animaux de la mer ».
Cela ne signifie aucunement que les Vieux de la commune ne
connaissent pas le terme « mammifère » en français et
ne savent pas ce qu'il signifie. Ensuite, puisque la langue, les savoirs et
techniques liées à l'animal sont davantage maîtrisés
par les Kanak d'un certain âge (plus de cinquante ans), les « jeunes
» des tribus de Pouébo ont moins conscience de cette
différence de classification entre leur langue et le français.
Certains utilisent le terme scientifique de « mammifère »
appris à l'école pour le classer, d'autres ne se sont pas poser
la question et ne sauraient dire à quelle famille il appartient. Dans la
Zone Côtière Ouest, la situation est quelque peu
différente. Les personnes, de tout âge et origine confondus,
semblent le qualifier de « mammifère » de manière quasi
générale. Seules certaines personnes de la tribu de la montagne
expliquent ne pas savoir comment le classer. Il s'agit de cas isolés
puisque la grosse majorité des personnes arrivent à le classer,
notamment dans la famille des « mammifères marins ».
En revanche, à Pouébo, deux Vieux parmi les plus
âgés (plus de soixante ans) de la tribu de Yambé et de la
tribu de Saint-Denis de Balade ont expliqué que leurs anciens
distinguaient deux types de dugong : le « mukâc » et
le « poralic » (en Jawé). Selon eux, ces
espèces seraient cousins et sont nettement distinguer par leur apparence
physique : « c'était deux races différentes et dans les
deux, il y avait chez chacun des mâles et des femelles ». Le
premier est grand de plus de 3 mètres environ (« il pouvait
faire la taille de la table »), d'une forme allongée mais
massive et porte la couleur noire ou grise. D'après le Vieux de la tribu
de Yambé, le suffixe « kâc » signifie l'« homme
» en langue, ce qui lui donne peut-être une valeur
supplémentaire - d'autant plus que cette espèce a totalement
disparu des côtes de la commune :
« Le court, on le voit encore mais le gros là,
on n'en voit plus. Peut-être dans le Nord et sur la Côte Ouest.
Ici, avant il y en avait et maintenant, il n'y en a plu. Depuis les
années 1960, on n'en voit plus des gros ».
L'autre espèce, le « poralic » doit son nom
à un poisson qui se nomme de cette manière en langue vernaculaire
: le poisson-ballon. Selon un jeune de la commune, « c'est pour cela
que l'on dit "poralic" parce que la forme doit être la même et
l'autre est plus comme une baleine, il est long, allongé. » Le
« poralic » est donc plus court, de couleur marron « feuille
d'automne » et possède un ventre bien gras de la même
forme que le poisson-ballon.
Cette manière de distinguer ces deux espèces de
dugong semble propre à la région de Pouébo ou du Nord de
la Grande-Terre car nous n'avons pas entendu parler d'une telle distinction
dans la Zone Côtière Ouest ou dans nos échanges à
Nouméa. Elle n'est pourtant pas reconnue par les sciences de la vie et
de la terre car il n'existe officiellement qu'une seule et même
espèce de dugong, le « dugong dugon ».
Toutefois, lors des restitutions des données de
l'enquête aux divers partenaires du Plan d'actions, la découverte
de cette nomenclenture et de l'observation de deux « types » de
dugong a particulièrement intéressé le chercheur en
biologie marine travaillant sur cet animal, le détenteur des
connaissances scientifiques les plus poussées concernant l'animal. Selon
lui, cette distinction possède une équivalence scientifique et il
émet l'hypothèse que la différenciation de couleur, qu'il
a pu aussi observée, s'explique par la différence d'âge des
dugongs : le « mukâc » serait un vieux dugong et le «
poralic » serait plus jeune. Autrement
Juin 2015 56
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
dit, les connaissances locales lui ont apportées une
information jugée importante concernant l'âge des dugongs
présents sur la côte nord-est.
Par conséquent, tout comme le biologiste marin Simon
Foale dans son article de 2006, le thésard en biologie marine
travaillant sur le dugong met l'accent sur la complémentarité des
savoirs « autochtones » avec les « savoirs
scientifiques ». Et s'« il y aura peut-être toujours des
aspects du monde naturel sur lesquels les Mélanésiens qui
pratiquent la pêche de subsistance et les scientifiques ne seront jamais
d'accord, [...] je pense qu'il existe déjà un degré
considérable de concordance épistémologique, ou qu'il est
possible d'y parvenir facilement » (Foale, 2006 : 142). Cela signifie
donc que certains scientifiques n'opposent pas forcément ces deux types
de connaissances mais reconnaissent au contraire leur nécessité
afin de mieux renseigner les savoirs qu'ils forment. De la même
manière, en commandant une étude en sciences sociales sur les
« savoirs » détenus par la population autour du dugong, les
acteurs environnementaux y voient aussi un intérêt évident
pour servir l'objectif de conservation.
Ainsi, nous comprenons qu'à l'échelle de
l'île et des terrains d'enquête, il n'existe pas un modèle
local de classer la nature mais des modèles qui dépendent des
systèmes cognitifs admis par des groupes sociaux plus ou moins larges.
Ensuite, concernant l'opposition au « savoir scientifique », il est
vrai que les termes et les représentations sont différents mais
ils semblent complémentaires et peuvent s'apporter l'un et l'autre. En
effet, en reprenant l'exemple de l'emploi du terme « mammifère
» à Pouébo, nous nous apercevons que la population
connaît le terme et donc, est influencé par le savoir
scientifique. De plus, et c'est là l'idée que nous
défendons dans la prochaine section, tous ces savoirs se recoupent
puisqu'ils partent tous de l'observation d'une même
réalité.
III.2.2. Assimilations à d'autres espèces
et à l'homme
Animaux associés au dugong pour leur
proximité physique et comportementale
Les habitants de l'île que nous avons rencontré
ont tendance à établir de nombreux parallèle avec d'autres
espèces de Nouvelle-Calédonie à partir de
caractéristiques physiques proches. Par exemple, le dugong
possède les mêmes attributs que les cétacés, comme
la baleine ou le dauphin : la silhouette générale et la queue.
Cette assimilation est relativement ancienne puisque, dans ses écrits,
Charles Lemire de 1884 (Voyage à pied en Nouvelle-Calédonie
et description des Nouvelles-Hébrides, 2012 : 329) le qualifie de
« gros cétacé mammifère ». De
même, comme nous l'avons expliqué précédemment,
certains Vieux de la commune de Pouébo nous ont parlé du «
pudo» (la baleine en langue Jawé) en évoquant le «
mudep » (dugong).
Ensuite, beaucoup de personnes ont observé le dugong
depuis le bord de mer en train. Ils l'ont se nourrir et savent qu'il «
broute » les herbes marines (tout comme la tortue verte auquel il est
également associé). Cela les emmène à penser
à la vache, qui broute et qui possède un peu le même
gabarit, ou encore au cochon, qui se nourrit de manière similaire en
remuant le sol avec son groin semblable à son museau. Ces «
ruminants » sont plutôt des animaux du quotidien dont tout le monde
connaît le comportement. En se référant à eux, les
Néo-Calédoniens essaient de qualifier son comportement par la
métaphore et ils le rendent peut-être plus proche d'eux, de leur
vie quotidienne.
Juin 2015 57
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Enfin, le dugong est souvent associé à la tortue
parce que, comme l'indique un notable de Pouébo : « ils mangent
à la table et finissent dans la même assiette ! ». En effet,
tout comme la tortue marine, le dugong se nourrit d'herbier et est mangé
lors des mêmes cérémonies coutumières kanak, telles
la Fête de la Nouvelle-Igname, les mariages ou encore les deuils etc.
(cf. sections suivantes). En outre, il faut noter que certains animaux auxquels
l'animal est associé (telles la tortue marine, la baleine, la raie ou le
requin) sont aussi des animaux importants dans la tradition kanak car ils
représentent des totems importants. Ils sont perçus par
l'ensemble de la population néo-calédonienne comme des «
emblèmes » de l'île. En ce sens, cette association est
basée à la fois sur l'observation des comportements des deux
animaux et sur leur place dans la tradition kanak.
Ainsi, par le jeu des analogies, les personnes
interrogées ayant déjà observées un dugong à
travers leurs pratiques de la mer sont capables de décrire avec une
relative précision le comportement de l'animal. Certes, ils n'utilisent
pas le même vocabulaire que celui des scientifiques ou des
environnementalistes mais leurs connaissances, relativement poussées, du
comportement du mammifère sont du même ordre. L'autre analogie
d'ordre comportemental qui revient régulièrement dans les
discours est celle du dugong et de l'homme. Elle est portée plus
particulièrement par les Kanaks et ce pour plusieurs raisons. Si
certains évitent l'emploi du vocabulaire scientifique en
préférant la métaphore pour désigner le fait que le
dugong est un mammifère, ils emploient en fait un outil conceptuel qui
est particulièrement utilisé dans leur propre système de
sens.
Analogie avec l'homme comme manifestation de la
pensée symbolique kanak
En effet, ils appartiennent à une société
qui fonctionne sur la base du totémisme. Il s'agit d'« un
mouvement de génération continue où se trouvent
associés des humains et des non-humains, les uns et les autres
partageant avec leur totem certaines propriétés, et une
identité de nature entre eux consistant en un ensemble d'attributs
moraux, physiques et comportementaux ». (Friedberg, 2007 : 170).
L'homme paraît donc se différencier de l'espèce animale,
végétale ou minérale mais il entretient une relation de
filiation avec la nature, notamment à travers l'invocation des totems
partageant des caractéristiques avec certains individus qui se
reconnaissent de ce/ces totem(s).
Dans sa thèse (2004), Jean-Brice Herrenschmitt a
analysé la structure des mythes mélanésiens, qui
intègrent très souvent des « opérateurs
totémiques » dans la trame narrative. Il explique que le
rôle du totem n'est pas tant de marquer la différence que de
favoriser la communication entre l'homme et la nature. Par conséquent,
il ne doit pas se comprendre comme appartenant à la nature et à
la culture mais comme l' « enfant » et le « médiateur
» de ces deux entités (Herrenschmitt, 2004 : 117). Dans les mythes
analysés, les opérateurs totémiques invoqués sont
le trait d'union entre la nature et la culture, entre l'environnement et
l'homme. « Au lieu de les opposer, leur présence et leur
complicité montrent à quel point ce n'est pas le rejet de la
nature qui est fondamentalement enjeu, mais bien l'affirmation de la
dualité comme vecteur civilisateur et fondement culturel »
(Ibid.). Il se situe donc dans la continuité de la pensée de
Lévi-Strauss qui explique que le totémisme est une méthode
classificatoire établissant une « homologie des écarts
différentiels entre une série naturelle, les espèces
éponymes, et une série culturelle, les segments sociaux
» (Lévi-Strauss, 1962 : 204).
Juin 2015 58
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la
confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce
« emblématique »
menacée
En ce sens, les mythes kanak sont des paraboles de la
genèse sociale et culturelle d'un groupe défini, qui y puise son
identité et sa mémoire sur la base d'une histoire d'un ou
plusieurs ancêtres mythiques, en des lieux donnés. Ainsi, il n'est
pas étonnant de constater que cette analogie entre l'homme et le dugong
ont été repéré dans de nombreux mythes kanak
récoltés sur le terrain, qui sont tous sensiblement
différents mais possèdent la même trame narrative. Par
exemple, le mythe de la création d'un clan de la tribu de
Kélé, qui se revendique du totem dugong, indique que le
mammifère est aussi poilu qu'un homme, voire possède une origine
humaine ancienne. Il nous a été raconté par une vielle
dame d'une tribu de la chaîne de Bourail et le voici retranscrit :
« Les gens dont je parle là, ce sont les gens
de la vache-marine. Ils avaient dit qu'il y avait deux frères dans le
clan. Ils se sont disputé, ils n'arrivent pas à s'entendre et les
parents n'arrivent pas à les réconcilier. Ca fait que le plus
jeune, il voulait se réconcilier avec son frère mais il ne veut
pas. Comme son frère ne voulait pas accepter sa demande de
réconciliation, il a préféré partir. Il a
décidé de partir de lui-même.
Quand il est parti, avant de partir, il y avait chez eux
un régime de bananes-poingo. Il a pris deux bananes, deux bananes
mûres pour partir. Il marche, marche et continue sa route en descendant
vers la mer. En marchant, il avait faim, il a mangé la moitié
d'une banane. Il ne l'a pas mangé en entier, ca fait qu'il lui restait
une banane entière et la demi-banane. Il va, il descend dans l'eau parce
qu'il boude son frère. Il descend dans la mer, il descend. Il a mis le
reste de bananes qu'il n'a pas mange sous son bras et il descend, il descend
dans la mer. La marée monte sur lui, elle continue à monter et
lui à descendre. Son frère, il reste là-haut et regarde
après lui mais il ne peut rien faire. L'autre il descend, il descend
jusqu'à ce que l'eau recouvre sa tête. C'est comme cela qu'il
s'est transformé.
Et tu sais, à chaque fois qu'ils vont tuer cela,
quand il dépouille la bête pour la manger, ils trouvent toujours
cette forme de banane en entier et de demi-banane sous l'aisselle. Moi je dis
parce que j'ai vu, c'est pour cela que je crois en cette histoire. La peau, ce
n'est pas comme la peau du poisson, c'est comme cela [elle caresse son bras].
Il a des poils.
C'est la légende du clan dont sont issu les XXX. Il
y avait beaucoup de descendants de ces clans, il ne reste plus que ces
gens-là. C'est-à-dire que du temps des anciens avant, il n'y
avait pas encore la religion mais chaque clan a sa propre idole pour pouvoir
croire en quelque chose. Maintenant, il y a la religion mais avant
c'était les animaux. »
De même, Emmanuel Tjibaou explique que le dugong, s'il
fait parti des grandes espèces marines, possède probablement un
statut spécifique dans la culture mélanésienne. Il incarne
l'ancêtre, et donc un être lié au monde humain : «
Les espèces de mammifères marins, ils ont ce statut là
de référence, un ancêtre commun à tous, c'est comme
un Vieux quoi ».
Ainsi, si, par la référence analogique entre
l'homme et l'animal, les personnes manifestent le fait que le dugong est un
mammifère, cette manière de comprendre le monde semble
s'éloigner du protocole et des modes de savoir mis en place par les
sciences. En fait, il s'agit là d'une caractéristique des «
savoirs populaires » bien connue de l'anthropologie du
développement puisque Olivier de Sardan formule leur distinction ainsi :
les « savoirs populaires techniques sont localisés,
contextualisés, empiriques, là où les savoirs technico-
Juin 2015 59
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
scientifiques sont standardisés, uniformisés,
formalisés » (Olivier de Sardan, 1995 : 193). Si auparavant, nous
avions convenu d'une possible complémentarité entre le «
savoir scientifique » et les « savoirs naturalistes locaux » par
exemple, il semble que ceux qui sont rattachés à la tradition
kanak soient plus difficilement compatibles avec le « savoir scientifique
».
III.3. Répartition identitaire entre «
savoirs autochtones », « savoirs traditionnels » et «
savoir moderne » liés au dugong
III.3.1. « Savoirs autochtones
» : le dugong dans les diverses traditions
kanak
Nous avons choisi d'employer ici le terme de « savoir
autochtone » pour qualifier les savoirs issus de la tradition kanak et de
le différencier ainsi d'autres « savoirs traditionnels ». Nous
justifions ce choix par le fait que l'identité des Kanak est
actuellement l'objet d'une reconnaissance officielle et internationale en tant
que « peuple autochtone ». En effet, le 12 avril 2014, les chefferies
des huit aires coutumières se sont réunies pour rédiger la
« Charte du peuple Kanak », signant le socle commun de leurs
valeurs et des principes fondamentaux de leur civilisation. Cette charte a pour
objectif « de doter le Peuple Kanak d'un cadre juridique
supérieur embrassant une réalité historique, de fait, et
garantissant son unité et l'expression de sa souveraineté
inhérente. f...] Cette démarche étant une contribution
préalable et incontournable à la construction d'un destin commun.
» (La Charte du Peuple Kanak, 2014 : 10).
Par « autochtone », nous entendons la
définition donnée dans l'ouvrage dirigé par
Stéphane Pessina Dassonville, Le statut des peuples autochtones,
à la croisée des savoirs, suivant laquelle « les
nations autochtones sont celles qui, liées par une continuité
historique avec les sociétés antérieures à
l'invasion et avec les sociétés précoloniales qui se sont
développées sur leurs territoires, se jugent distinctes des
autres éléments des sociétés qui dominent à
présent sur leurs territoires ou parties de ces territoires. Ce sont
à présent des éléments non dominants de la
société et elles sont déterminées à
conserver, développer et transmettre aux générations
futures les territoires de leurs ancêtres et leur identité
ethnique qui constituent la base de la continuité de leurs existences en
tant que peuple... »52 (2012 : 14). Puisque, selon nos
observations et entretiens, les Mélanésiens ressentent une menace
importante concernant la transmission de leurs valeurs et savoirs,53
il nous paraissait donc approprier d'employer le terme d' « autochtone
» pour qualifier leur système cognitif. Ce faisant, nous
reconnaissons la portée politique de la sauvegarde de ces savoirs.
La tradition et la coutume kanak sont multiples et plus ou
moins respectées selon les individus et les régions du territoire
néo-calédonien. Le lieu d'habitation (mer ou terre) joue un
rôle majeur dans la mobilisation de tel ou tel élément
naturel dans la coutume, et il en va de même pour la mobilisation du
dugong dans la coutume. Une tribu de la montagne mobilise
52 E/CN.4/Sub.2/1986/7/Add.I, Par. 379 à
382.
53C'est pourquoi ils ont rédigé une
Charte d'ailleurs, pour qu'ils puissent continuer à faire respecter
leurs règles sociales sans qu'elles ne s'effritent et disparaissent. En
ce sens, nous pouvons établir un parallèle avec l'Agence de
Développement de la Culture Kanak qui s'est donné pour mission de
récolter les « savoirs menacés d'extinction » avec la
mort des Vieux et ainsi, qui institutionnalise et écrit des
connaissances étaient informelles et orales.
Juin 2015 60
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
plus facilement un animal de son quotidien direct comme la
roussette54 ou le lézard qu'une espèce qui vit dans un
autre environnement. Les connaissances sur le dugong et son importance dans la
coutume diffèrent selon que les personnes habitent les tribus de la
chaîne ou de bord de mer. Sur le terrain, cette répartition des
connaissances paraît toujours actuelle, même si nous avons
rencontré quelques exceptions majeures. Par exemple, c'est une femme qui
habite dans la chaîne qui nous a raconté le mythe sur le dugong
précédemment cité.
Mais globalement, les zones où les personnes attribuent
une place à ce mammifère marin dans leur coutume sont
situées en bord de mer et où la densité de population de
dugongs est relativement conséquente.55 Dans ces endroits,
les habitants n'attribuent pas la même valeur à leur coutume
locale, ni ne possèdent la même relation à leur tradition,
notamment liée au milieu marin. Entre autre raison, la plus
évidente est à chercher du côté de l'histoire : les
tribus de toute la côte ouest ont réalisé de nombreuses
migrations vers l'intérieur des terres au moment de l'Insurrection Kanak
de 1878, c'est pourquoi aujourd'hui il y a assez peu de tribus de bord de mer
sur cette côte. Les savoirs relatifs à la pêche et aux
animaux marins ont certainement subi des altérations et les coutumiers
ont dû s'adapter et adapter leurs coutumes à leurs nouveaux lieux
de vie. A l'inverse, à cause du désintérêt des
colons pour ces zones, la Province Nord concentre une forte majorité
Kanak qui semble avoir mieux préservé ses traditions, et ce
malgré les impacts des premiers contacts avec la civilisation
européenne.
Le dugong est donc intégré de différentes
manières dans les traditions locales que ce soit dans la tradition orale
qu'au niveau des manifestations culturelles importantes comme certaines
cérémonies coutumières. Lors de ces
événements, les animaux et la nourriture ont une fonction
symbolique importante à jouer, comme nous le rappelle Emmanuel Tjibaou,
directeur de l'ADCK :
« Dans les cérémonies
coutumières, le truc ce n'est pas de manger mais de communier. Manger
c'est facile, mais la fonction de ces animaux c'est plutôt de rappeler ce
lien qui fait de nous des hommes. C'est parce qu'on est debout ici dans cet
espace social, c'est parce que les ancêtres ils nous ont donné la
vie. f...] Dans les discours traditionnels, il arrive que les noms des
espèces soient cités, le nom des pics et des reliefs, parce que
justement ce qui est mis en avant, c'est ce qu'il représente, l'esprit,
les forces qu'il représente. »
Parmi les cérémonies coutumières
où le dugong était important, nous pouvons citer la
cérémonie de la Nouvelle Igname dans la région de
Pouébo. Si aujourd'hui elle n'est plus célébrée
dans toutes les tribus de la commune, elle célébrait la fin du
cycle de l'igname (un tubercule des plus sacrées pour les Kanak) ou le
début d'une nouvelle période de culture du champ. C'était
une fête importante qui favorisait la cohésion sociale et
où chaque famille apportait ses ignames, cultivées avec efforts
pendant toute l'année, et d'autres « provisions » (aliments)
pour accompagner l'igname et le taro. Ce faisant, les clans de la terre se
chargeaient de chasser la roussette et le notou (deux animaux «
sacrés » présents en montagne) et les clans de la mer
amenaient la tortue et le dugong.
Leur viande était donc particulièrement
recherchée pour accompagner l'igname, comme l'atteste les propos de
l'ancien maire de Pouébo, qui explique que leur consommation lors de
54 La roussette est une espèce de
chauve-souris, seul mammifère terrestre endémique à la
Nouvelle-Calédonie.
55 Les tribus de bord de mer dans la région
nord, de Voh-Koné-Pouembout (avec la tribu d'Oundjo, connue pour la
chasse au dugong) à Pouébo, en passant par Koumac, Poum et
Ouégoa (tribu de Tiari) ; et les tribus de bord de mer de la
région sud-ouest, principalement près de la commune de La Foa et
de Moindou.
Juin 2015 61
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
la Fête de l'Igname était primordiale pour les
clans de la mer afin que l'année soit féconde et que tout se
passe bien :
« Je pense que cela va plus loin que cela. Il faut la
tortue et le dugong pour les vieux, c'est important pour la fête de
l'igname. Si on ne l'a pas, c'est vraiment quelque chose de grave. Oui
aujourd'hui [on s'adapte avec la loi]. Mais c'est une fête culturelle.
Pour les Vieux qui font encore brûler les ignames, il FAUT cela, tu
comprends ? »
A cette occasion, le meilleur morceau était
réservé au chef de la tribu car, lors de cet
événement, la chefferie de la tribu est aussi à l'honneur.
Mais cette association entre le dugong et la chefferie dans la coutume n'est
pas propre à la commune de Pouébo, plutôt à la
région nord en général : la commune de Poum, les
îles de Belep au nord de la Grande-Terre, la commune de Koumac etc. A
Koumac par exemple, certaines tribus consommaient ce mammifère pour les
mariages, les enterrements et les intronisations de grands chefs. Ce sont aussi
des régions où les habitants pratiquaient la pêche
traditionnelle.
En parallèle, d'après des informations
récoltées en entretien, la tribu de Kélé plus au
sud sur la Côte Ouest est moins connue pour sa pêche traditionnelle
au dugong, et ce même si un coutumier de la tribu nous a avoué :
« cela fait plus de quarante ans que l'on n'a pas pêché
le dugong pour les coutumes » (Kélé, 2014). Selon une
habitante, le dernier dugong qui ait été pêché puis
consommé était destiné à l'enterrement du petit
chef de la tribu de Moméa à la fin des années 1970 -
début 1980. Toutefois, le dugong n'a pas disparu de la transmission
orale dans cette tribu puisque nous avons récolté le mythe
précédemment cité, que nous avons retrouvé par la
suite plusieurs fois sur les terrains d'enquête (Poya - tribu de la
chaîne et du bord de mer) mais avec des variations et des adaptations
à la toponymie et aux thématiques locales importantes. Ainsi,
nous voyons bien combien les « savoirs traditionnels » kanak relatifs
au dugong sont disparates au sein même de cette communauté
d'appartenance.
Comme pour appuyer ce constat, un jeune homme de Pouébo
d'une trentaine d'années affirme que :
« Chaque représentation est propre à
chacun, à chaque région, à chaque tribu. C'est pour cela
qu'on n'a pas forcément les mêmes représentations. [...]
Oui, ce sont parfois les mêmes : on fête tous la fête de
l'igname, on fête aussi les mariages, les baptêmes et tout.
Ça, ça ne change pas. Mais nous avons des interprétations
sur les mammifères, c'est chacun, c'est propre à ses
traditions».
Dans le monde mélanésien, il existe des
réalités micro-sociales voire micro-culturelles
différentes, qui impliquent des variations dans la tradition kanak et
dans la relation entre ces micro-groupes et le dugong.
En outre, les habitants de Pouébo ne le consommaient
pas uniquement lors de cette occasion, mais aussi pour les enterrements et les
mariages jugés importants, comme ceux des chefs. A ce propos, le grand
chef du district du Lé-Jao nous raconte une anecdote qui prouve bien que
l'animal était recherché pour ces cérémonies,
même si ce n'est plus le cas aujourd'hui :
« Le jour de mon mariage, en octobre 2009,
c'était le moment où la règlementation est
appliquée donc j'ai fait la demande de deux tortues légales. Ca
fait qu'il y en qui sont allés. Ils sont pas allés aux tortues,
ils sont d'abord allés au poisson. Et quand ils attendaient le poisson
pour la première pêche,
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
beh le dugong est venu se coller au bateau. Ils ont
hésité à harponner parce qu'ils savaient que
c'était interdit. Donc ils sont revenus et ils m'ont demandé :
« Il y a le dugong en bas, demain on retourne, qu'est-ce qu'on fait ?
». Le lendemain, ils sont partis et pareil, même scénario.
C'est un peu comme un « Prenez-moi, la règlementation ce n'est pas
pour vous ! » Et non. J'ai dit non parce qu'il faut respecter la loi
maintenant.»
Dans cette déclaration, qui certes illustre le fait que
le dugong était consommé pour d'autres cérémonies
que la Fête de l'Igname, l'interlocuteur nous indique que les savoirs
traditionnels kanak se modifient au contact d'autres types de savoirs et
d'autres pratiques qui sont aujourd'hui valorisés par la
société, mais aussi et surtout il donne un indice sur le conflit
potentiel entre les récentes lois et le respect de sa tradition et
culture. Nous avions déjà évoqué quelques exemples
qui prouvaient qu'ils étaient en mutation56 sans pourtant
mettre en évidence les luttes sous-tendus entre les personnes
détenant différents types de « savoirs » : savoirs
scientifiques / savoirs traditionnels ou autochtones / savoirs juridiques
etc.
De plus, cela montre dans quel sens s'opère la mutation
des savoirs traditionnels : ils plient sous le poids des politiques
environnementales néo-calédoniennes, influencées par des
décisions prises par les instances internationales ; et donc de
l'hégémonie du global. Pour aller plus loin dans l'analyse de
cette dynamique, nous nous interrogeons sur les perceptions locales de
l'environnement et du dugong et sur ce qui, fondamentalement,
différencie le point de vue des acteurs institutionnels et de la «
population locale ». Est-ce simplement un conflit entre modèle de
la connaissance ou un conflit d'intérêts ?
III.3.2. Opposition « culturelle
» entre les acteurs sur la base des savoirs sur la nature
: dépassement des préjugés
Pour répondre à cette question, nous continuons
avec un notable de Pouébo :
« Le Kanak a besoin de la nature pour survivre, c'est
ce qui fait la différence entre le Kanak et l'Européen
vis-à-vis de la nature. Pour moi, c'est la domination, les
Européens ont voulu dompter la nature ! Le Kanak vit avec la nature,
l'Européen cherche à dominer et maîtriser la nature. [...]
Je dis cela parce que pour la fête de l'igname, la tortue on va
pêcher au dernier moment pour des questions de conservation, et on en
trouve toujours. On dirait qu'elles nous attendent les deux tortues à
prendre. Il n'y a que les esprits qui le savent, c'est le mystère de la
vie ».
Cette personne exprime alors l'idée que les
sociétés occidentales n'ont pas le même rapport à la
nature que le peuple autochtone. Si nous suivons son raisonnement, il met en
avant le fait que les perceptions culturelles façonnent les
modalités de l'action : parce que les Kanak vivent dans une relation de
complicité et de respect culturel envers la nature, elle leur offre ce
dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, sans qu'ils ne
soient contraints de planifier ou de faire trop d'efforts.
Au contraire, l'« Européen » cherche à
dominer la nature puisque, comme nous l'avons remarqué
précédemment, sa conception de l'environnement est basée
sur la rivalité entre humain et « non-humain », en employant
la terminologie de Philippe Descola (2007).
56 Par exemple le fait que les Jeunes de
Pouébo emploient davantage le terme « mammifère » que
celui en langue vernaculaire.
Juin 2015 63
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
L'homme, bien plus qu'il ne tente d'imiter ou de s'en
inspirer, souhaite recréer voire surpasser la nature. Cette
manière de penser la nature est attribuée à l' «
Occident » que l'on peut définir comme une civilisation
transfrontalière qui se confond souvent au « capitalisme
historique ». Selon Immanuel Wallerstein, il est « assez
évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec
les principales tendances de la pensée « universelle »
occidentale depuis la fin du Moyen-Âge. » (Wallerstein,
1990).
À travers son discours, l'habitant de Pouébo a
certainement voulu désigner cette manière « capitaliste
» d'être au monde, qu'il oppose à sa propre culture. Il
signifie donc qu'il existe deux groupes culturels distincts : les Kanak, qui
possèdent une relation de complicité et de filiation avec la
nature, et les Européens, qui pensent la nature comme une ressource
exploitable que l'homme peut maitriser, notamment grâce aux sciences.
Encore une fois, il s'agit là d'une stratégie de distinction des
uns par rapport aux autres, ce qui signifie très clairement que la
nature possède une dimension identitaire forte, que cette personne
souhaite affirmée.
Cette distinction ne prend donc absolument pas en compte les
possibles hybridations entre les deux modes de pensée ou encore les
autres manières de considérer l'environnement «
européenne » qui se fondent sur une autre relation que
l'exploitation. A ce propos, une stagiaire de l'IRD parisienne de vingt ans
nous a communiqué sa fascination pour le milieu marin qu'elle a
elle-même désignée comme une « relation
basée sur le plaisir ». De plus, elle était aussi
bénévole à l'Aquarium de Nouméa car, pour elle,
« si on perd le milieu marin, les premiers à en subir les
conséquences, c'est nous parce que tu n'as plus la ressource marine que,
mine de rien, on utilise beaucoup. f...] Tant que les gens n'ont pas
réussi à se l'approprier de telle ou telle manière, f...]
ils ne s'en intéressent pas et ca leur passe au dessus ». Elle
a tenu à transmettre ses connaissances scientifiques au grand public
parce que dans un but de préservation de l'environnement. Son
témoignage indique donc deux types de relations «
européennes » à la nature autre que celle de l'exploitation
: le plaisir et la protection de l'environnement.
D'ailleurs, il nous semble la perception de l'environnement en
tant que ressource exploitable n'est pas uniquement attribuable aux seuls
Européens, ce serait donner raison aux opinions communes et aux images
que chaque culture se fait d'elle-même. La distinction entre le Kanak et
l'Européen joue ainsi sur le plan des idées communes : quand les
sociétés mélanésiennes reflètent une
idée de la nature et de l'organisation sociale dans une relation de
continuité et de tradition, la société occidentale est en
rupture avec l'élément naturel et paraît résolument
moderne. Par conséquent, ces idées alimentent la distinction que
la « population locale », a fortiori certains Kanak, opère
entre « eux » et « nous » (les Européens, les
scientifiques, les politiques publiques, les conservationnistes, les
capitalistes etc.), entre les « savoirs traditionnels » et les «
savoirs modernes ».
Cependant, la catégorie des « savoirs
traditionnels » n'est pas homogène en Nouvelle-Calédonie
puisqu'elle est aussi l'objet de revendication ou de différenciation
identitaire. Comme nous l'avons évoqué
précédemment, les Kanak sont un peuple « autochtone »
et ainsi, si l'ensemble de leurs savoirs est « traditionnel »
puisqu'il se transmet de génération en génération,
il est aussi « autochtone ». En reprenant l'exemple du rapport
à la nature, est-ce que cela signifie qu'ils sont les seuls à
posséder un rapport « privilégié » à
l'environnement ? Comment comprendre et qualifier les savoirs relatifs à
la nature dans l'ensemble de la brousse néo-calédonienne ?
Juin 2015 64
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Si les perceptions et les pratiques relatives à
l'environnement sont parfois associées ou différenciées
dans les discours suivant les appartenances communautaires, elles sont aussi
partagées entre communautés, notamment entre Kanak et
Calédoniens d'origine européenne. Les frontières entre les
deux cultures précédemment évoquées sont plus
minces qu'il n'y paraît. Si chaque communauté s'affirme dans son
rapport aux autres identités culturelles en présence, il existe
depuis les premiers contacts entre les « cultures » un réel
phénomène d'acculturation entre les groupes, qui se traduit par
des emprunts dans les manières de vivre. Certains
préfèrent alors insister sur les ressemblances entre les groupes,
comme un Calédonien d'origine européenne de soixante ans, qui
affirme que « la tradition calédonienne et
mélanésienne c'est la même. Les cultures se ressemblent.
Par exemple, que tu sois en tribu ou pas, le premier geste quand tu arrives
chez quelqu'un : on te propose du café ».
De même, leur approche de la nature est souvent
abordée avec pragmatisme, autour de certaines activités relatives
à la nature comme l'élevage ou l'agriculture. Toutes les
habitations que nous avons visitées dans la Zone Côtière
Ouest, que ce soit en tribu ou non, comportent un jardin, un poulailler et de
nombreuses plantes, et ce même au sein des villes-villages. Cela prouve
bien une certaine partage des savoir-faire par delà les
frontières communautaires, y compris concernant le rapport à la
nature. Concernant l'agriculture et l'élevage, il s'agit parfois des
professions des personnes interrogées : beaucoup se sont
spécialisés dans l'élevage de boeuf, de cerfs, de porcs,
de brebis et de chevaux, dans les vergers, dans l'apiculture ou encore dans
l'horticulture, dans la pêche et la vente d'un poisson particulier etc.
Puisque toutes les personnes de la Côte Ouest partagent un mode de vie
proche en lien avec l'environnement, mais aussi un certain nombre de savoirs et
pratiques, nous avons choisi de le qualifier de « broussard ».
Pourtant, d'après nos observations dans la Zone
Côtière Ouest, à l'inverse des peuples autochtones
d'Océanie, les Calédoniens d'origine européenne ne
revendiquent pas la valeur symbolique de la nature car ils n'ont
aucune « croyance particulière » dans ce domaine. Par
exemple, ils ne disposent pas d'une « culture » basée
sur le totémisme et ils ne confèrent aucune symbolique aux
espèces animales et végétales. Mais il nous semble que ce
constat doit être nuancé puisqu'un homme de la région de
Bourail, ayant toujours vécu avec les Kanak car étant le seul
« Blanc » autour de son domicile, explique :
« Mais tout de même, il y a certaines
superstitions qui sont assez communes entre nous. Les Vieux, ils disaient par
exemple qu'il ne fallait pas faire de mal à un tricot rayé
pendant la pêche, cela portait malheur. Pareil, à la chasse, quand
tu tues un animal qui est trop petit, trop jeune, beh on rentrait souvent
bredouille ».
Ces « superstitions » jouent finalement le
rôle de règles de conduite à observer pour récolter
les fruits d'une pêche ou d'une chasse. Elles partent du
présupposé que toute mauvaise action d'une personne, celui qui ne
respecte pas la règle, est directement sanctionné par la nature
elle-même. Autrement dit, l'environnement possède ses propres lois
qu'il faut respecter. Cette logique se rapproche beaucoup des interdictions qui
existent sur les « lieux tabous » en milieu kanak par exemple, qui
représentent à des lieux « sacrés » qu'il faut
respecter. Il faut comprendre que ces endroits ont souvent été
marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre
(historique ou mythique), ce qui leur vaut l'appellation « sacrés
» (Wickel et Herrenschmitt, GIE Océanide, 2009).
Toutefois, ces « superstitions » qui se
transmettaient de génération en génération sont
celles des anciens Calédoniens d'origine européenne, du temps du
père de l'homme interrogé.
Juin 2015 65
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Il s'agit donc de « savoirs traditionnels » plus ou
moins propres à la communauté calédonienne d'origine
européenne. Il est fort probable qu'elles ne soient plus
enseignées aujourd'hui aux générations actuelles. Le temps
qu'évoque notre interlocuteur est perçu comme révolu,
celui où les Caldoches parlaient les langues vernaculaires kanaks et
où les proximités entre les deux cultures étaient
nécessaires pour la survie de chacun. Par exemple, il raconte comment
son père aidait les Kanak à l'époque de l'indigénat
: comme ils ne pouvaient pas posséder de fusil pour chasser, son
père chassait pour eux ou leur céderait quelques uns de ses
boeufs. Il pratiquait la philosophie du partage et de la solidarité avec
tout un chacun. Depuis les Évènements, selon lui, les deux
peuples ont pris l'habitude de s'affronter et de se critiquer, ce qui a nourri
des antagonismes réciproques.
Nous retrouvons ces conflits entre les deux communautés
dans certaines pratiques anciennes relatives au dugong, comme celle de la
pêche. Concernant les « savoirs traditionnels » liés
à cet animal et propres à la Nouvelle-Calédonie, ce sont
les deux peuples les plus longtemps installés sur le territoire qui les
ont développés. Ce constat paraît plutôt
évident si nous considérons que le dugong est animal
endémique que l'on retrouve en grand nombre autour des côtes de la
Grande-Terre et qu'un savoir traditionnel relève de
sociétés « une longue histoire d'interaction avec leur
environnement naturel » (définition UNESCO, cf. Lexique).
Toutefois, la reconnaissance du statut « traditionnel » des pratiques
de pêche des Calédoniens d'origine européenne ne semble pas
du goût de tout le monde, comme nous le démontrons dans la partie
suivante.
III.3.3. Pêche au dugong : une
activité « traditionnelle » kanak et
calédonienne !
Parmi les pratiques associées au dugong, la pêche
est l'une des activités les plus spontanément
évoquées en entretien et des plus connues par les
Néo-calédoniens interrogés lors de cette enquête. Si
la pêche kanak au dugong est un phénomène connu, celle
réalisée par les Calédoniens d'origine européenne
l'est beaucoup moins et en tout cas, est totalement
ségrégée par certaines personnes pour plusieurs raisons
que nous aborderons par la suite. Dans un premier temps, nous souhaitons
montrer qu'il existe bel et bien des « traditions » de pêche,
et dans la communauté mélanésienne et chez les
Calédoniens d'origine européennes, à partir de la
description des outils et méthodes de pêche.
Entre autre occasion, la pêche au dugong dans la
communauté mélanésienne est réalisée pour
approvisionner la population en poissons nécessaires pour
célébrer les cérémonies coutumières, telles
la « Fête de la Nouvelle Igname » à Pouébo. Il
s'agit donc d'une pêche dite « traditionnelle » qui, selon
Isabelle Leblic, est l'une des seules à avoir « perduré
» pour répondre aux besoins des cérémonies
coutumières (Leblic, 2008). Elle s'effectuait avec des outils artisanaux
fabriqués à la main par les pêcheurs eux-mêmes
à partir des matières premières qu'ils possédaient
comme la coco ou différents bois. Parmi les plus outils les plus
significatifs, nous pouvons citer le harpon ou la sagaie, et ce même s'il
existe une pêche traditionnelle au filet à grosses mailles.
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
Juin 2015 66
Figure 5 : Harpon en fer à béton avec une
bouée attachée au bout pour être utilisée comme
flotteur
(c) Dupont, Pouébo, 2014. Il appartient à un
pêcheur de Saint-Denis de Balade
D'après les habitants de Pouébo, le harpon fait
partie des outils dévolus à la pêche traditionnelle
à la tortue et à celle du dugong. S'ils étaient
fabriqués par les pêcheurs « du temps des Vieux », ils
sont façonnés désormais dans du fer à béton.
Selon les propos d'un des deux pêcheurs précédemment
cités, les Vieux utilisaient du bois de banian pour sculpter le manche
du harpon et ce sont les mêmes instruments qui sont utilisés
à la fois pour la pêche à la tortue et pour celle au
dugong. Ce n'est pas le cas dans d'autres régions qui pratiquent
également la pêche traditionnelle à ces deux espèces
puisque, dans la commune de Koumac, certaines tribus possèdent deux noms
en langue pour exprimer « la sagaie pour la tortue » et la «
sagaie pour le dugong ».
Nous avons recensé plusieurs types de harpons, tous
« faits maison », employés pour la pêche au dugong. Par
exemple, la tribu de Kélé possède sa propre manière
de façonner une sagaie, même si seules six personnes sont encore
capables de la fabriquer. Il s'agit d'un harpon où le crochet qui sert
à harponner est tressé avec des « tiges en fer » autour
de bois pour le fixer. Ensuite, il suffit de laisser l'objet une nuit dans
l'eau salée pour que le bois gonfle et les « fers » se
resserrent. Les familles de pêcheurs de dugongs issues de la
communauté calédonienne d'origine européenne utilisaient
quant-à-elles un harpon fabriqué dés les années
1950-1960, qui était « monté sur un barbé » pour
« ne pas lâcher » la proie.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Figure 6 : Exemples de pointes barbées (c) M.
Barré, 2003, p.37.
D'après un pêcheur professionnel
calédonien d'origine européenne de la région de Bourail,
la « vraie fabrication » d'un harpon à barbé permet aux
pêcheurs d'être plus efficaces :
« Je dis la vraie fabrication d'harpon parce
qu'ensuite ils ont fait toutes ces bêtises. Tu as des fabrications
d'harpon où la pointe est droite. Ca fait que quand tu piques la vache
marine, la vache marine qui fait 4 mètres, quand tu piques, bon si tu la
piques mal, c'est fini. La vache marine elle plonge et tu ne la revoies plus.
Dans la nuit, les mecs ils peuvent en piquer 5 et en ramener qu'une seule !
»
Le « harpon à barbé » était
constitué d'une tige en fer de cinquante centimètres,
surmontée d'une manille (pièce en acier forgé
constituée d'un étrier) sur laquelle était placée
une pointe à barbe de cinq centimètres. Il existe plusieurs
versions de ce même instrument et nous en avons recensé deux :
soit la fin du manche se finissait en boucle, à laquelle une corde
était attachée avant d'être reliée au bateau.
L'autre outil n'en possède pas mais tous deux ont un manche creux en
forme de « tuyau », dans lequel la corde passe et relie directement
le bateau à la pointe. Selon le même pêcheur :
« La pointe était montée sur une
manille, le tuyau s'emboîtait un peu dedans. Le jeu du tuyau, tu ne
pouvais pas le tirer à la main mais avec la force de la vache marine, ca
fait qu'il se déboîtait et il s'accrochait à la vache
marine. Ce qui fait que la corde elle tirait sur le tuyau mais elle
était sur la vache marine. Ca fait que la corde était
accrochée à la proie ».
Il semble donc que chaque famille de pêcheur de dugong
calédonienne d'origine européenne fabriquait son instrument selon
son propre savoir-faire. Bien évidemment, ces outils se sont
modernisés avec les évolutions technologiques : la pointe
n'était plus façonnée dans du « fer » mais dans
de l'inox etc. Aujourd'hui, peut être que si la pêche était
encore autorisée, on constaterait d'autres avancées sur ces
instruments, à moins que les personnes ne lui préfèrent
les fusils sous-marins actuels.
Le harpon n'est pas utilisé essentiellement pour la
« pêche traditionnelle » mais aussi pour ce que nous nommons
les « pêches à l'occasion ». C'est une activité
qui n'est pas exclusivement réservée aux Calédoniens
d'origine européenne puisque certains Kanak la pratiquaient aussi.
Ladite « occasion » était provoquée par la
présence de l'animal mais
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
reposait surtout sur la décision du pêcheur dans
son bateau. Lorsque les pêcheurs des tribus comme les pêcheurs
calédoniens d'origine européenne apercevaient depuis leur
embarcation un dugong qui passait à côté, ils pouvaient
alors décider de l'attraper pour le ramener au rivage (ou non). A ce
moment, ils avaient toujours une sagaie dans le fonds du bateau dont ils se
servaient contre l'animal.
La fabrication et l'utilisation de cet instrument pour la
pêche au dugong se sont transmises en ce temps là de père
en fils57 puisque les deux pêcheurs calédoniens
d'origine européenne, de quarante cinq-cinquante ans, ont
déclaré avoir déjà pêché ce
mammifère avec leur père. L'un d'entre eux nous explique qu'il
n'avait qu'une seule chance pour harponné l'animal parce que,
après la première attaque, il était stressé et
durcissait sa peau qui devenait trop dure pour faire rentrer la pointe du
harpon. Son père lui avait indiqué le meilleur moment pour
l'attaquer : « Il fallait le piquer juste avant qu'il lâche
l'aire, juste avant qu'il respire. Et oui, le dugong, il a une peau qui est
plus molle quand il respire. Elle se détend à ce moment là
».
En revanche, les techniques au harpon semblent
différentes de celles des clans pêcheurs de Pouébo en
charge de cette pêche. Grâce à leurs récits, nous
avons réussi à dégager le déroulement d'une
pêche au harpon à bouée. Cette dernière était
encore couramment pratiquée dans la zone jusque dans les années
1980 environ.
Étapes de la pêche traditionnelle dans la
commune de Pouébo d'après les descriptions des Vieux et moins
Vieux interrogés
1. Préparation de la grosse pêche entre
hommes
Les vieux pêcheurs de Pouébo appelaient
« grosses pêches » les pêches en groupe rassemblant une
dizaine d'individus (voire plus), qui étaient organisées par les
anciens pour répondre aux besoins des cérémonies
coutumières. A cette occasion, les Vieux de l'époque
sélectionnaient les hommes (jeunes et moins jeunes) qui participaient
à la pêche au moins cinq jours avant la date effective de
l'activité. Ils se retrouvaient dans une maison construite en bord de
mer, prés de la zone de mise à l'eau de l'embarcation, afin de se
retrouver « entre hommes ». Durant cette préparation, les
participants préparaient les provisions et l'embarcation, ils se
mettaient en conditions en préparant des « médicaments
», des « potions » pour rendre la pêche fructueuse, ou
encore ils se racontaient des anecdotes, des récits des pêches
précédentes
2. Repérer l'animal depuis le
bateau
Idéalement, la pêche traditionnelle au
dugong s'effectuait de jour, par temps de marée haute et de forte houle.
S'il n'y avait pas de houle, alors les pêcheurs se rabattaient sur la
tortue pour célébrer la fête de l'Igname. Ensuite, les
pêcheurs naviguaient dans les zones susceptibles
fréquentées par les dugongs, comme les platiers où l'herbe
marine y est abondante. La plupart du temps, ces derniers savent où se
trouvent ces animaux parce qu'ils ont tendance à rester sur un
même périmètre.
3. Le harponner dans les reins ou dans le dos avec
le harpon à bouée
Lorsque la bête repérée à la
surface au moment où elle respire, les pêcheurs s'approchent et
l'un d'eux tente de la harponner avec la sagaie à bouée avant
qu'elle ne plonge à nouveau. Ils n'ont souvent qu'une seule chance parce
que, une fois stressée, le dugong se contracte et sa peau devient
impénétrable. La bouée du harpon possède plusieurs
fonctions : elle ralentit ralentir l'animal dans sa fuite, elle l'empêche
de plonger et elle permet de repérer ses déplacements depuis la
surface.
4. Poursuivre l'animal pour le fatiguer, le «
courser » avec le bateau
Une fois harponné, ils suivent les traces du dugong,
qui essaie de s'enfuir à toute allure mais il est vite rattraper par les
pêcheurs rapides grâce au moteur puissant du bateau. Cette course a
pour but d'épuiser
57 Nous n'avons pas rencontré de femme
calédonienne d'origine européenne ayant raconté avoir
déjà pêché le dugong.
Juin 2015 69
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
l'animal. Pour éviter le bateau qui le gêne dans
sa fuite, il fait des demi-cercles, il tourne et découvre son ventre.
Les pêcheurs attendent ce moment pour « le piquer » à
nouveau avec une autre sagaie, restée sur le bateau, ce qui continue de
le fatiguer jusqu'au moment où il s'arrête presque.
5. Sauter sur l'animal pour l'attraper et noyer
l'animal en enfonçant les doigts dans les narines
Deux ou trois pêcheurs sautent à l'eau, sur
l'animal pour l'immobiliser et lui enfoncer deux doigts dans les « narines
», habituellement engorgée par des clapets ou des « bouchons
», selon le terme consacré des pêcheurs de
Pouébo.
6. Attacher le dugong à l'un des
côtés du bateau, devant et derrière
Lorsque l'animal est mort, il est trop lourd pour que les
trois ou quatre personnes puissent l'amarrer sur le bateau. Les pêcheurs
qui sont dans l'eau attachent d'un côté ou de l'autre de
l'embarcation la tête et la queue du dugong, afin de pouvoir le ramener
au bord de mer et le découper.
7. Découper l'animal selon des
méthodes spéciales sur la plage ou dans la tribu
Dans certaines tribus, la découpe de la viande de
tortue ou de dugong se faisait directement en bord de mer, et dans d'autres, il
fallait ramener la bête au sein de la tribu. Tout le monde n'était
pas habilité à réaliser cette étape car cela
demandait un certain doigté et savoir-faire que seuls quelques uns
détenaient. Si un non-initié dépecer l'animal, alors la
viande était fichue : « elle a le goût du savon
».
Ainsi, les Kanak ne sont pas les seuls à avoir
pêché le dugong, les Calédoniens d'origine
européenne aussi, et ce même s'ils déclarent ne pas
employer les mêmes techniques. S'il ne s'agit pas d'une «
pêche traditionnelle » au sens entendu par les Kanak (une
pêche pour les cérémonies coutumières), certaines
familles de pêcheurs parmi les Calédoniens d'origine
européenne possédaient une « tradition » de la
pêche au dugong. Ils ont façonné des outils spéciaux
et ont développé leurs propres techniques pour le pêcher,
des techniques qu'ils ont conservé de générations en
générations jusqu'à aujourd'hui. En ce sens, nous
affirmons qu'ils possèdent une « tradition » de cette
pêche et nous rappelons qu'en anthropologie, une « tradition »
est « un objet de la transmission : c'est ce qu'il convient de savoir
ou faire pour faire partie d'un groupe qui, ce faisant, arrive à se
reconnait ou à s'imaginer une identité culturelle commune
» (cf. définition donnée dans le Lexique - Izard et
Bonte, 1991 : 710).
Nous insistons sur cet aspect parce que, lors d'une des
restitutions de ce travail dans les zones d'enquête, nous avons
suscité une vague de vives contestations de la part du public en
avançant qu'il existait une pêche traditionnelle kanak ET
calédonienne. Nous avons défendu la position anthropologique et
donc insisté sur les définitions du vocabulaire employé
(mot « tradition ») sans que cela n'ait retenu leur attention. Au
contraire, certains « non-caldoches » ont perçu le fait qu'on
associe les pratiques « traditionnelles » mélanésiennes
aux pratiques des Calédoniens d'origine européenne comme une
insulte aux Kanak. Aussi les thématiques des savoirs et du patrimoine
culturel à sauvegarder semblent-elles rester le monopole de la
revendication identitaire kanak. Cela s'explique certainement du fait que les
Mélanésiens jouissent d'une reconnaissance en droit grâce
au statut de « peuple autochtone » et non les Calédoniens
d'origine européenne, qui ne possèdent pas une place culturelle
bien définie dans la société. D'ailleurs, certaines
personnes nous ont déclaré qu'il s'agissait d'une
communauté « sans tradition », ni « culture »
propre.
De la même manière, certains Calédoniens
d'origine européenne, notamment ceux qui revendiquent le plus leur
identité calédonienne, peuvent avoir une image très
négative parmi la population broussarde. Par exemple, concernant la
pêche au dugong ou à la tortue, ils sont souvent accusés de
braconnage, comme le prouve le témoignage d'un jeune pêcheur
appartenant à l'Association Bouraillaise pour la défense des
Lieux de loisirs, de l'Environnement et du Patrimoine culturel et Identitaire
Calédonien (ABLEPIC) :
Juin 2015 70
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
« Quand on s'est monté en association, les
journaux stipulaient : « Les braconniers hors la loi se sont
constitués en association ». f...] Il existe aujourd'hui une
réelle diabolisation du caldoche. Ce problème est tu mais il est
présent partout » (Bourail, homme d'une vingtaine
d'années).
De même, à la question : « Mais qui est-ce
qui braconne le dugong ? », beaucoup de personnes ont répondu qu'il
s'agissait des Calédoniens d'origine européenne ayant de gros
moyens et du bon matériel de pêche. Ainsi, les différentes
communautés utilisent la thématique des savoirs culturels
relatifs au dugong comme arguments supplémentaires dans leurs conflits
ethniques ou dans leur lutte pour la reconnaissance identitaire.
Dans cette partie, le thème de la permutation des
connaissances entre autres a été abordé à travers
l'analyse comparée entre les savoirs traditionnels ou autochtones
relatifs au dugong et le mode de connaissance scientifique. Nous avons alors
constaté que les frontières entre ces deux sphères, entre
le « traditionnel » et le « moderne », sont plus souples
qu'il n'y paraît au départ car elles peuvent s'apporter l'une et
l'autre. Toutefois, même si les acteurs institutionnels du Plan d'actions
s'intéressent de plus en plus aux « savoirs locaux »
concernant cet animal, notamment grâce à la présente
étude, les populations locales sont davantage poussées à
acquérir des connaissances qui correspondent à la « culture
des développeurs ». Elles sont relatives à la biologie (par
exemple, la classification du dugong) mais aussi au cadre juridique en vigueur
et aux mesures de protection environnementale.
Par conséquent, nous nous sommes posée la
question de savoir si la dynamique des savoirs entre acteurs «
institutionnels » et « locaux » concernant la
préservation de la ressource marine était similaire à
celle relevant des savoirs de types scientifiques. Qu'en est-il
également des pratiques locales en matière de protections
environnementales ? Sont-elles en adéquation avec les mesures
légales ? Les habitants souhaitent-ils que la ressource marine soit
préservée, a fortiori le dugong ? Pour répondre à
ces questions, nous nous sommes d'abord intéressée à la
notion de « conscience environnementale ».
Juin 2015 71
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
IV. Perceptions et pratiques relatives à la
protection du dugong : articulation des savoirs et des intérêts
des acteurs « locaux » et « institutionnels
» ?
IV.1. Conscience environnementale en question :
est-ce que les « populations locales » sont susceptibles de
protéger le dugong ?
Que devons-nous entendre par « conscience
environnementale » ? S'il l'on considère l'acception la plus vaste
du terme « environnement », comme le font Isabelle Leblic et Jean
Trichet (2008), celui-ci désigne tout objet qui entoure un être.
En ce sens, l'homme s'inspire de ce qui est à côté de lui,
de l' « autre » en général, pour bâtir son
univers psychique, mental, relationnel et social. Et vice-versa, par son action
et selon son idée préalable, il modèle son environnement
qui se modifie à son contact. « L'homme est aussi l'acteur de
l'étude de son propre environnement, juge et partie. C'est un
privilège qui le met, seul, à même de procéder
à des choix utiles ou nuisibles à son environnement »
(Trichet & Leblic, 2008 : 6). Il s'agit là d'un trait commun
à toutes les sociétés du monde. La communauté
mélanésienne de Pouébo est donc consciente de son
environnement, y compris naturel puisque, comme nous l'avons déjà
évoqué précédemment, une partie de son organisation
sociale est basée sur une certaine compréhension et
interprétation collective de cet élément.
De plus, les habitants ont adopté le discours des
environnementalistes et le vocabulaire propre au monde du développement.
Il semble que les sociétés mélanésiennes, notamment
celle de Pouébo, ont très bien intégré le concept
de « développement durable »58 et l'enjeu
environnemental. Si, à partir des années 1970, on constate la
montée des « réactions spontanées d'une opinion
qui prend conscience de la croissance des risques qu'engendre une recherche
effrénée du profit par l'application de n'importe quelle
conquête technique, quelles qu'en soient les conséquences à
long terme » (citation du géographe Pierre Georges ; Brunel,
2004 : 23), le peuple kanak n'a pas été épargné par
cette mobilisation et ce mouvement. Parmi les problèmes majeurs touchant
l'environnement aujourd'hui, nous pouvons citer le réchauffement
climatique ou encore les pollutions de toutes sortes. Or, certaines personnes
de la tribu de Diahoué s'inquiètent du fait que des «
indicateurs écologiques », guidant et rythmant le « calendrier
» des Vieux qui se base sur l'observation de la nature et de la lune, sont
moins fiables qu'avant à cause du changement climatique qui modifie les
mouvements naturels. Certains Vieux, quelques notables et certains jeunes des
tribus de la commune de Pouébo emploient d'elles-mêmes des termes
comme « changement climatique », ce qui prouve bien qu'une partie de
la population est pleinement consciente des problèmes environnementaux
en jeu actuellement.
Il est également possible que de récents projets
de conservation dans la région, comme l'aire marine
protégée de Hyabé/Lé-Jao dans le district Sud au
milieu des années 2000, aient modifié les représentations
que les gens ont et se construisent de l'environnement, notamment maritime,
ainsi que leurs pratiques. C'est ce que nous tâchons de décrire
à travers notre
58 Le « développement durable, c'est
s'efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre
la capacité des satisfaire ceux des générations futures.
» (Rapport dit Brundtland, 1987). Aujourd'hui, une action s'inscrit dans
le développement durable « quand elle parvient à concilier
les trois « E » : Économie, Équité,
Environnement » (Brunel, 2004 : 5).
Juin 2015 72
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
ethnographie des représentations et des usages de
l'espace maritime, en prenant en compte leurs évolutions temporelles.
« Avant, on ne s'en préoccupait pas parce
qu'on pensait que la ressource était inépuisable. Et puis, les
gens faisaient n'importe quoi, ils pêchaient à la dynamite ou
à la bombe à carbure quand j'étais gamin. J'ai vu faire
mais j'ai jamais fait, c'était trop dangereux. [...] Par contre, ils ne
savaient pas que certaines méthodes de pêche étaient
dangereuses pour l'environnement ».
Ce témoignage d'un homme de plus de soixante ans d'une
tribu de Pouébo met en lumière une conception de la nature comme
une ressource tellement abondante que la question de la sauvegarde des
espèces ne se pose pas et que, en ce sens, il n'existe aucune «
conscience environnementale ». Cette représentation de
l'environnement est encore très ancrée dans les mentalités
en Nouvelle-Calédonie, que ce soit dans la Zone Côtière
Ouest ou sur Pouébo. En effet, un pêcheur d'une tribu de la
commune a toujours entendu son père et son grand-père lui
répéter que « plus on pêche du poisson et plus le
poisson est abondant ». Un tel discours illustre bien combien les
Néo-calédoniens perçoivent/percevaient leur nature comme
généreuse, ce qui a engendré des pratiques de
prélèvements assez extrêmes.
« Quand j'étais jeune, je devais avoir 16-17
ans, il y a eu un grand rassemblement chez les Atiti à Yaté. Ils
avaient pêché 53 tortues en 3h30 ! Bon je veux bien qu'on tue des
tortues pour faire un bougna, mais autant ! C'était devenu un concours,
à celui qui en ramenait [à terre] le plus et le plus vite.
C'était comme cela avant les mentalités, c'est encore le cas
d'ailleurs » (Bourail, homme de plus de soixante ans).
Ce type de concours et de surenchère semblait donc
faire partir des mentalités broussardes depuis au moins cinquante ans,
à en croire notre informateur. Lors de notre enquête, nous avons
également rencontré des personnes qui s'adonnent à ce
genre de pratique, notamment autour du cerf : plus elles touchent de cerfs et
plus la reconnaissance des autres chasseurs, et donc leur prestige, est
grand(e). Un autre interlocuteur, un gendarme de Bourail à la retraite,
rajoute que cette manière de considérer la ressource naturelle
est toujours actuelle pour une certaine partie de la population :
« Au niveau des pratiques de pêches et de
chasse, les [broussards] vivent comme il y a 30 ou 40 ans, ils
n'évoluent pas avec la société. Ils sont dans une logique
d'abondance, c'est un problème ».
D'un autre côté, à cette époque,
« les gens pêchaient selon leur besoin et maintenant, ce n'est
plus le cas ». De nombreuses personnes s'entendent pour dater les
dérives de la surpêche, de la chasse intensive et de la
surconsommation à l' « arrivée du congélateur »,
qui a facilité le mode de conservation. A la place de partager les
fruits de ses activités vivrières, les habitants des campagnes
préfèreraient garder la nourriture pour eux-mêmes, marquant
ainsi la perte d'une certaine philosophie de la redistribution et le
début de l'aire « individualiste ». Nous n'avons pas
réussi à savoir avec exactitude le moment où les
congélateurs ont été introduit en Brousse mais nous savons
que le courant électrique était accessible sur la commune de
Pouébo à la fin des années 1980-début des
années 1990 et sur le Côte-Ouest à la fin des années
1960-1970.
De plus, les broussards donnent souvent comme explication
à cette suractivité l'augmentation de la densité de
population, l'amélioration des outils, méthodes et moyens de
prélèvements des animaux dans le milieu naturel, ainsi que le
non-respect des espaces côtiers
Juin 2015 73
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
en général par le développement
touristique et les nouveaux arrivants sur le territoire. Mais la raison qui
reste la plus partagée est celle de l'argent : certains
Néo-calédoniens sont tellement intéressés par
devenir de plus en plus riche, à travers la vente de leur pêche ou
de leur chasse, qu'ils n'ont aucune considération pour les
conséquences environnementales de leur activité. Ainsi, les
« temps modernes » signent la fin du mythe de l'abondance et le
début de l'attrait pour l'argent au détriment de la nature.
Mais d'un autre côté, les
Néo-calédoniens ne cessent de constater les dégradations
massives depuis quelques années sur l'environnement, ce qui a
peut-être eu pour effet de réveiller la « conscience
environnementale » de certains et le souci de la transmission aux
générations futures :
« On a fait un grand-pas et depuis pas très
longtemps en matière d'environnement. [...] Et c'est pour cela que je me
suis engagé dans l'environnement. C'est venu du constat qu'il avait de
grosses dégradations sur la mer comme dans les terres. Et puis, j'ai
envie de préserver la nature pour nos enfants, pour qu'ils connaissent
ce que l'on a connu » (Bourail, homme de plus de soixante ans).
Selon cette personne, la population s'est aperçue d'un
changement dans la densité et la fréquentation des espèces
dans les lieux où ils ont l'habitude de pêcher et de chasser.
Cette prise de conscience a bouleversé les comportements de ceux qui
sont les plus sensibles à la cause environnementale, qui se sont parfois
engagés dans la protection de la nature. Or, cette responsabilité
était souvent déléguée aux seuls coutumiers, comme
en témoigne cette phrase d'un employé de la mairie de Poya
à la retraite : « Nous, on n'est pas des coutumiers. On
participe à la protection de la nature alors que c'est un rôle qui
d'habitude est attribué aux coutumiers. Mais ca va rentrer dans les
mentalités aussi, c'est un processus long ». Il semble donc
que la protection environnementale soit une nouvelle attitude que beaucoup
d'habitants aimeraient voir se propager, mais aussi un moyen de redynamiser la
cohésion sociale et la vie en Brousse à travers des
réunions d'informations, des actions, des foires, des projets...
A ce propos, le gendarme à la retraite,
déjà évoqué, indique qu'en l'espace de trente ans,
il a remarqué que de nombreux projets relatifs à
l'éco-tourisme ou à la protection de l'environnement se sont
développés dans les alentours de Bourail et de la Côte
Ouest en général. Un autre complète en expliquant que,
depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000,
les décideurs politiques sont de plus en plus tournés vers ces
questions, avec la création des Provinces par exemple. Il ajoute :
« Mais je trouve qu'il y a un vrai changement.
Maintenant on commence à faire attention à la nature, à la
respecter. Par exemple, les sociétés minières ne peuvent
plus faire n'importe quoi. C'est une bonne chose. Avant ils rasaient la
montagne n'importe comment et maintenant, il y a des procédures, donc ca
montre bien... Au niveau de la mer, c'est pareil avec les réserves.
»
Pour conclure, il semblerait qu'une évolution à
double vitesse des « mentalités » concernant la protection de
la nature soit en marche : si certains continuent à vivre sans se
soucier des conséquences de leurs activités maritimes sur la
population animale, des associations locales, de plus en plus nombreuses et
avec des légitimités différentes en matière de
gouvernance environnementale, ont vu le jour depuis cinq à dix ans.
Toutefois, cela ne signifie aucunement que tous les broussards se sentent
concernés par la protection
Juin 2015 74
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
environnementale mais plutôt que les discours et les
manières de penser sont de plus en plus tournés vers ces
enjeux-là. Ce phénomène révèle l'apparition
d'idées et des pratiques renouvelées ou renforcées autour
de la protection de l'environnement par les Néo-Calédoniens.
En matière de protection du dugong, l'aire marine
protégée est l'outil juridique et effectif de protection le plus
utilisé par les acteurs institutionnels. Elle s'accompagne d'une
surveillance maritime plus ou moins stricte en fonction des statuts
légaux. Ils mobilisent donc un savoir et des pratiques notamment
législatives pour défendre cet animal, ce qui pose la question de
la compatibilité de telles méthodes avec les modes de vie locaux.
Est-ce que les populations côtières possédaient
déjà leurs propres modes de gestion maritime ? Est-il possible
que cet instrument légal court-circuite les pratiques locales ou au
contraire, sont-ils complémentaires ?
Pour répondre à ces interrogations, nous
exposons deux cas où la place des pratiques locales en matière de
protection environnementale n'est pas abordée de façon similaire
par les acteurs de la conservation. Nous proposons dans le premier cas, celui
de l'aire marine de Hyabé-Lé-Jao dans la commune de
Pouébo, une analyse à l'échelle micro-locale des
mécanismes engagés pour sauvegarder le dugong. Dans la seconde
situation, nous changeons d'échelle en considérant les pratiques
et savoirs de plusieurs acteurs institutionnels, environnementaux et locaux.
IV.2. Mobilisation des « savoirs autochtones
» au service de la protection environnementale : l'aire marine
protégée Hyabé / Lé-Jao
IV.2.1. Clans de la mer et gestion maritime à
Pouébo
La mer est un élément important dans la commune
de Pouébo puisque nombre de tribus se réclament d'être du
bord de mer, dont celles étudiées plus particulièrement :
la tribu de Saint-Denis de Balade (district de Balade au nord), les tribus de
Yambé et Diahoué (district de Lé-Jao au sud). Suivant la
position géographique d'un foyer dans une tribu59, les
habitants se définissent comme issus de la « chaîne » ou
du bord de « mer », ce qui modifie considérablement leurs
univers spirituels et leur pratiques sociales.
Dans la tradition locale, un clan de la « terre » et
un autre de la « mer » ne se référaient pas aux
mêmes espèces végétales ni animales. Par exemple,
les indicateurs temporels observés par la population dans le milieu
naturel variaient selon le lieu d'habitation. Si les tribus de bord de mer de
la commune de Pouébo savent lorsqu'ils doivent planter l'igname en
fonction de l'apparition des baleines, les tribus de la chaîne
repèrent cette période grâce aux feuilles jaunissantes d'un
arbre précis. De même, les membres de ces tribus que nous avons
interrogées ont souvent exprimé leur illégitimité
à parler du milieu maritime parce que, pour eux, « on ne parle que
ce dont on connaît ». Or, comme ils sont davantage reliés aux
plantes et aux animaux de la forêt, ils peuvent difficilement aborder ce
sujet.
En outre, en fonction de leurs environnements naturels
proches, la population ne pratiquait pas des activités similaires. Si
les clans d'une tribu n'étaient pas tous dévolus à la
même tâche, seuls certains clans de la montagne étaient
habilités à chasser et d'autres clans de bord de mer à
pêcher. Ce faisant, ils n'observaient pas non plus les mêmes
rituels de
59 Selon que la tribu se situe du côté
« mer » ou du côté « terre » le long de la
route provinciale.
Juin 2015 75
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
préparation à ces activités. En effet,
d'après un entretien réalisé auprès de la
bibliothécaire de la médiathèque de Pouébo-village,
depuis les années 1870, les tribus de la chaîne s'approvisionnent
occasionnellement en poissons auprès des clans de pêcheurs, en
faisant une demande et un geste auprès d'un individu de la tribu de bord
de mer qui, en réponse, organisait une pêche collective (Cornier,
2010 : 81). Selon cette même personne, l'inverse était aussi vrai
concernant les clans de bord de mer et l'approvisionnement en viande.
Ainsi, l'organisation traditionnelle de la vie entre les
tribus de la commune de Pouébo reposait sur la répartition entre
« peuple de la mer » et « peuple de la terre » qui
étaient relié par un système d'échanges
réguliers entre les deux milieux. Si ce grand partage, encore reconnu
actuellement, oriente certaines règles sociales et de modes de penser,
les personnes n'ont donc pas les mêmes perceptions de la mer en fonction
de leur lieu d'origine. En ce sens, nous observerons cette distinction dans le
rapport, entre ceux qui sont nés près de la mer et ceux qui ne la
connaissent « que de loin ». Ce sont donc les clans de la mer qui
sont garants de sa protection et de sa gestion.
IV.2.2. Découpage local de l'espace
maritime
La question de la gestion de l'espace marin repose sur le
présupposé de l'existence de règles foncières
maritimes reconnues localement. Comme nous l'avons remarqué, l'enjeu des
ressources marines est totalement lié « aux spécialisations
fonctionnelles des clans au sein des chefferies (en particulier les «
clans pêcheurs » reconnus « détenteur[s] des
connaissances et des objets magico-religieux nécessaires à la
capture de la faune marine », Leblic, 1989 : 112) » - des
spécialisations qui se transforment au fil du temps (LeMeur, Saboua,
Poncet, Toussaint, 2012 : 241). Ceci prouve bien que les habitants
s'approprient l'espace marin, et ce d'autant plus qu'ils délimitent les
zones de pêche par tribu. En effet, selon Leblic, chaque tribu aurait
toute légitimité de pêcher dans le territoire en mer qui
correspond aux limites terrestres de la tribu (Ibidem). Cet aspect
transparaît également dans les discours récoltés sur
le terrain, même si aujourd'hui ces frontières maritimes, et les
règles associées à leur transgression, seraient de moins
en moins respectées.
En effet, un vieux pêcheur d'au moins soixante dix ans
de la tribu de Yambé nous explique que ces limites-là ne sont
plus réellement respectées depuis sa jeunesse où il
partait à la pêche à la tortue ou au dugong :
« Des fois, on était tout près de la
tribu de Tchambouène, il aurait fallu faire le geste avec les gens de
Tchambouène et si on allait plus loin, il fallait faire avec les gens de
Pouébo. Le chef coutumier, le petit chef ou un autre Vieux, n'importe
lequel. Mais s'ils voient le bateau, ils vont commencer à parler de
cela. Il fallait faire normalement, mais on ne le faisait pas ».
Aussi ces délimitations ne sont plus respectées
aujourd'hui, non sans exacerber parfois des tensions entre diverses tribus
voisines. Si ces règles ne sont plus réellement
respectées, d'autres indicateurs manifestent de l'appropriation par la
population locale de l'espace maritime, comme certains modes de gestion
traditionnels. De la même manière qu'il existe des lieux «
tabous » sur la terre, on en retrouve en mer. D'après la coutume,
les habitants doivent respecter ces endroits en effectuant certains rituels ou
en évitant d'y pénétrer, afin de ne pas contrarier les
esprits des anciens qui en sont les gardiens. Ces tabous font alors partie
intégrante de l'ensemble « cosmopolitique » kanak, tout en
participant à la gestion de la ressource terrestre ou halieutique.
Juin 2015 76
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
IV.2.3. Zones taboues et réserves
coutumières
En effet, les clans des pêcheurs de la région
auraient toujours protégé le lagon en mettant en place des zones
« taboues », voire des zones de protection coutumière, qui ont
été établies dans des temps ancestraux. Par exemple,
prés de la tribu de Saint-Denis de Balade, il est possible d'apercevoir
depuis le col d'Amos un lieu tabou où l'eau est « noire »
parce que l'endroit est profond :
« Le tabou il est tout noir, mais tous les poissons
qui passent, soit un requin, soit un perroquet, soit un modap mais ils sont
tout blancs, comme le cahier, comme c'est noir le tabou » (Saint-Denis de
Balade, petit-chef de la tribu de plus de soixante ans).
Cet endroit se nomme en nyelayû Dalac Yelem (la mer
défendue) et, même si cet endroit n'appartient plus à la
tribu de Saint-Denis mais à celle de Tiari plus au nord (commune de
Ouégoa), la plupart des habitants aux alentours continueraient de
respecter le tabou qui l'entoure. Ils demandent l'autorisation de passer ou de
pêcher aux membres de la tribu « propriétaire » et,
lorsqu'ils y passent en bateau, ils font un geste ou une parole en signe de
respect. Si les personnes ne respectent et ne respectaient pas ces
règles, il pouvait leur arriver des malheurs causés par des
esprits des anciens, qui chercheraient à punir la faute commise.
Ainsi, la fréquentation et les activités sur ces
zones se trouvent donc régulées par des règles
coutumières ; mais ce n'est pas tant ce qui caractérise le mieux
ces tabous. En effet, à travers ce discours, nous pouvons
appréhender la valeur culturelle de tels endroits. Plus que des
modèles traditionnels de gestion, ils participent de la coutume kanak et
se réfèrent à des histoires qui leur donnent vie et sens,
ainsi qu'aux règles qui les entourent.
Dans la tribu de Yambé, s'il existe aussi des zones
taboues en mer du même ordre, d'autres sont des endroits que le petit
chef de la tribu a décidé de protéger. Par exemple, la
partie gauche du récif Pewen (« Péwhane » -
cf. figure 7) est une réserve mise en place par le petit chef de la
tribu, avec l'accord des anciens de la tribu, afin d'être sûr
d'avoir du poisson lors de cérémonies comme la fête de la
Nouvelle Igname : c'est ce que l'on nomme une réserve coutumière.
Ce sont d'ailleurs les coutumiers qui ont autorité sur cet espace qui,
pendant sept ans, a été interdit à la pêche.
Aujourd'hui, ils auraient rendu de nouveau la pêche possible à cet
endroit pour les résidents de la tribu uniquement.
Enfin, d'autres zones font l'objet d'une protection stricte,
cette fois-ci coutumière60 : ce sont les réserves
coutumières traditionnelles. Ces espaces sont mis en place par le chef
de la tribu pour préserver la ressource dans ce territoire afin de
permettre à la tribu de s'approvisionner abondamment en viande ou
poisson lorsqu'elle fête un événement important, comme la
cérémonie de la Nouvelle Igname sur Pouébo. De fait, la
protection de la nature est assimilée à la protection de la
ressource, et les coutumiers ne cherchent pas à sauvegarder directement
l'environnement pour lui-même mais pour assoir l'organisation sociale en
place. Les règles coutumières ont avant tout pour objectif de
normaliser les actions humaines plus que pour protéger la nature, qui
est un effet plus qu'un objectif de cette règlementation. Cela ne
signifie pas que, traditionnellement, les Kanak ne se préoccupent pas de
l'environnement. Seulement, ils le font pour de certaines raisons, dont la plus
primordiale est celle de la survie de leur culture.
60 Qui dépend de l'autorité
coutumière kanak basée sur la chefferie et le système de
parenté
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Mais la traversée de la réserve
coutumière et des zones taboues de la tribu de Yambé est
totalement interdite parce qu'elles ont été recouvertes par des
aires marines protégées intégrale. Autrement dit, à
l'autorité coutumière se superpose celle de la Province Nord, et
ce sous demande des coutumiers eux-mêmes. Comment cette AMP s'est-elle
construite ? Quel a été le rôle et la place des coutumiers
dans ce projet ? Comment et surtout, pourquoi ont-ils tenu à
intégrer cet outil de protection juridique ?
IV.2.4. Mise en place de l'aire marine
protégée Hyabé / Lé-Jao
Selon un document rédigé par le WWF et les
déclarations des personnes interrogées, le projet d'aires marines
protégées sur la zone de Pouébo, initié en juin
2006, a été formulé grâce à la collaboration
étroite entre le WWF (chargé d'animer le projet), la Province
Nord et les habitants de la région. Celui-ci fait suite au Programme
d'évaluation rapide de la biodiversité (RAP) sur l'ensemble de la
zone Nord-Est de 2004, commandité par Conservation International (CI) et
la PN, qui a révélé « la richesse des fonds
marins de cette zone, ainsi que son importance pour les tribus
côtières. Les conclusions et recommandations de l'étude
incluaient donc la création d'aires marines protégées,
leur mise en réseau, l'intégration des règles
coutumières, la création de zones de
non-prélèvements et la rédaction de plans de gestion
» (document privé WWF).
Figure 7 : Aire Marine Protégée de
Hyabé/Lé-Jao, face à la tribu de Yambé (c)
réalisation : WWF
Cette étude a été une étape
préalable avant la mise en place du Coral Reef Initiative in the South
Pacific (CRISP), lancé en 2005 par l'AFD et ses partenaires. A cette
occasion, le WWF-Nouvelle-Calédonie s'est investie dans une Analyse
Eco-Régionale marine de la Nouvelle-Calédonie, « afin
d'identifier un réseau de 19 aires d'intérêt majeur pour la
conservation de la biodiversité et des ressources marines »
(Faninoz, rapport CRISP - Aires Marines du Nord-Est, WWF, 2009 : 1). Ensuite,
étant partenaire technique de ce projet à
Juin 2015 78
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
l'initiative du Programme Régional Océanien de
l'Environnement (PROE), l'ONG s'est investi dans l'animation du projet de
création d'une aire marine protégée en collaborant
étroitement avec la population locale, et ce afin de correspondre aux
objectifs de gestion participative du CRISP :
« L'initiative pour la
protection et la gestion des récifs coralliens dans le Pacifique,
engagée par la France et ouverte à toutes les contributions, a
pour but de développer pour l'avenir une vision de ces milieux uniques
et des peuples qui en dépendent ; elle se propose de mettre en place des
stratégies et des projets visant à préserver leur
biodiversité et à développer les services
économiques et environnementaux qu'ils rendent, tant au niveau local que
global. Elle est conçue en outre comme un vecteur d'intégration
régionale entre états développés et pays en voie de
développement du Pacifique » (Ibid.)
La conservation marine de ces zones rencontre un nouvel
élan en 2008 avec l'inscription des « Lagons de
Nouvelle-Calédonie, diversité récifale et
écosystèmes associés » au Patrimoine mondial de
l'UNESCO. Cet événement marque le début de
l'élaboration des plans de gestion des AMP de Pouébo et
Hienghène et la fondation des comités de gestion participative.
Sur l'aire protégée de Pouébo, le Comité de Gestion
est composée de quinze personnes réunissant des
représentants coutumiers, de la PN et de la commune. Ensuite, l'Aire de
Gestion Durable des Ressources (AGDR) de Hyabe-Lé-Jao est officiellement
inaugurée en 2010, recouvrant 7080 hectares (Ibidem). Elle est
dotée d'une « zone tampon », d'une superficie de 31,058 km2,
définie sur le domaine terrestre immédiatement adjacent. L'espace
maritime est découpée en trois Réserves de Nature Sauvage
(RNS) : celle de Whanga/Lé-Dan - celle de
Whan-Denece-Pouarape- et celle de Péwhane (cf figure
7). Ces zones possèdent des statuts juridiques précis
spécifiés dans l'article 212-2 du Code de l'Environnement de la
PN qui stipule que :
Article 212-2
La réserve de nature sauvage est une zone naturelle peu
ou pas modifiée par l'homme, dénuée d'occupation
permanente ou significative. Elle est gérée de façon
à préserver ses caractéristiques naturelles intactes, avec
un niveau d'intervention sur le terrain très faible ou nul,
excepté en ce qui concerne la lutte contre les espèces
envahissantes.
Ne peuvent être tolérées dans les
réserves de nature sauvage que les activités scientifiques,
environnementales, la circulation (en dehors - sur les sites terrestres - de
l'usage de véhicules à moteur), l'implantation d'infrastructures
légères compatibles avec l'objectif de gestion (refuges,
mouillages, sentiers aménagés par exemple), les activités
de chasse, de pêche ou de cueillette à caractère
traditionnel dûment autorisées par le président de
l'assemblée de Province nord.
Y est interdit tout acte de nature à nuire ou à
apporter des perturbations à la faune, à la flore, aux paysages
et écosystèmes.
Article 212-2 du Code de l'Environnement de la Province Nord,
2009, p.19
Voilà pourquoi un jeune homme de 30 ans, habitant
prés de la tribu de Yambé, affirme que : « Ca fait que
nous ici, les réserves c'est des zones interdits. On peut passer sur les
bords mais pas dans les zones, c'est interdit ».
Ces zones n'ont pas été choisies au hasard. En
effet, les réserves suivent plus au moins les délimitations des
zones taboues ou des réserves traditionnelles dont elles portent le nom,
à
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
savoir Whanga/Lé-Dan et
Whan-Denece-Pouarape. L'animatrice de l'association
de gestion de l'aire marine explique ainsi que « c'est la zone taboue
là [en parlant de Whanga / Lé-Dan], et la Province elle s'est
mise aussi. Elle a encerclé cela, pour renforcer la protection par les
traditions, par les Vieux. Ici c'est pareil que là là [en parlant
de Whan-Denece], et les Vieux ils disaient qu'il y avait un geste à
faire pour aller là-bas ».
La PN, le WWF et les habitants sont donc tombés
d'accord pour partager la responsabilité de l`AGDR et pour partager la
gouvernance de cette zone. Ce faisant, les autorités «
administratives » et « coutumières » se superposent sur
les réserves au nord, sur la deuxième barrière de corail.
Il s'agissait à la fois d'une demande des Vieux de mettre en place des
mesures pour respecter ces lieux, pour faire respecter le tabou par tous, et
une démarche de la Province de préserver des endroits où
la biodiversité est particulièrement riche, puisqu'elle est
fréquentée par des espèces menacées comme le
dugong. Pour paraphraser le discours d'une personne interrogée en
entretien, en balisant ces endroits tabous, où l'on ne pouvait pas
passer sans faire un geste, les locaux valorisent cet endroit et en montrent
l'importance.
Toutefois, la gestion du récif de Péwhane
est double parce que la zone est partagée entre la réserve
coutumière et la Province avec la RNS. D'après l'animatrice de
l'association, les anciens n'auraient pas « demandé à ce que
l'aire marine protégée soit sur la réserve
coutumière pour pouvoir aller pêcher lors de la fête de
l'igname ». Cela signifie donc que seuls les coutumiers ont plus
d'autorité sur cet espace de la réserve coutumière, qui
est quand même intégrée au plus large espace de l'AGDR.
D'ailleurs, les eaux de l'AGDR sont tout à fait
praticables pour les membres de la tribu ou par les individus extérieurs
qui possèdent leur accord préalable. Ce faisant, toujours selon
la même personne, les coutumiers ont voulu établir « des
aires marines protégées sans nous interdire de faire la
pêche. On fait un petit endroit pour la préservation et un endroit
pour nous la tribu pour nous aller pêcher au quotidien. Nous on donne cet
espace là à l'aire marine protégée mais il faut
aussi qu'on trouve notre poisson de tous les jours ». Autrement dit,
l'Aire de Gestion Durable est un outil qui permet aux individus de la tribu de
gérer la circulation des bateaux extérieurs sur leur territoire
maritime, tout en ne les privant pas de la possibilité de subvenir
à leurs besoins par la pêche.
A ce propos, un pêcheur de soixante ans de la tribu de
Saint-Denis de Balade nous explique que les habitants de Yambé ont
participé au projet d'aire marine pour palier aux problèmes avec
certaines tribus limitrophes, notamment Tchambouène, puisque les
règles concernant les frontières des zones de pêche
attribuées par tribu ne sont pas respectées. De fait, la
motivation de la population vivant face à l'aire protégée
était également liée à la sauvegarde de leur espace
de pêche des autres tribus aux alentours.
Il ajoute d'ailleurs qu'il a constaté la
dégradation de la ressource halieutique sur ses côtes et pense
qu'il serait pertinent de mettre en place des mesures de protection similaires
à celles de l'aire marine protégée de
Hyabé/Lé-Jao. Selon lui, « il y a beaucoup de
pêcheurs pour peu de poissons sur notre zone maritime. Parfois d'ailleurs
on revient bredouille ». Il serait judicieux de délimiter une
aire marine protégée à Balade parce que la tradition de la
pêche est plus importante dans ce secteur que dans les tribus plus au
Sud, et ce d'autant plus que cette activité reste une source de revenus
importante pour les pêcheurs de tout âge dans ce district. En
revanche, il n'est pas sûr que l'organisation sociopolitique permette
à sa tribu de concevoir un tel projet puisqu'il déclare en
entretien :
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
« Mais là-bas [en parlant de Yambé,
seule tribu protestante], ils sont plus volontaires. C'est leur religion qui
les réunit. On peut agir suivant ses volontés lorsqu'on est si
bien regroupés. Là-haut, à Yambé, ils se sont
entendus avec le chef et ils ont créé les AMP avec comité
de co-gestion. C'est une prise de décision collective. J'ai beaucoup de
respect pour les gens de là-bas parce que la tribu a une structure bien
fonctionnelle et c'est loin d'être le cas ici... »
Néanmoins, toutes les pêches ne sont pas
autorisées sur l'ensemble de l'AGDR. En effet, à la demande du
Comité de Gestion de l'aire, il existe des modalités
spécifiques de gestion concernant la tortue et surtout le dugong.
Malgré la loi instituée par l'article 341-56 du Code de
l'environnement de la PN, le dugong est strictement protégé dans
cette zone : aucune pêche n'est autorisée y compris pour des
cérémonies coutumières. La raison principale,
invoquée par les habitants de la tribu, d'une telle
règlementation sur cette espèce se trouve résumée
dans une déclaration de l'ancien maire de Pouébo :
« C'est le dugong au service de la coutume et non
l'inverse, c'est pour cela que c'est à nous de la protéger. Pour
protéger les valeurs etc. En préservant notre environnement, on
préserve notre culture».
Les membres de la tribu se servent donc de la
règlementation et des outils de gestion à leur disposition pour
sauvegarder l'environnement et pour préserver leur culture. De
même, ils mobilisent leurs « savoirs traditionnels » relatifs
au dugong et », qui possèdent à la fois une dimension
symbolique et un aspect pratique de gestion de l'environnement. Cela prouve
qu'ils ont parfaitement assimilé les discours environnementaux actuels,
mais surtout qu'ils possèdent une conception « patrimoniale »
de la nature.
Enfin, à travers cette étude de cas, le terme
« emblématique » affilié au dugong prend tout son sens
à travers un jeu de correspondances entre les intérêts des
acteurs institutionnels liés à la conservation et entre les
populations côtières de la commune et leur système
culturel. Tout d'abord, il est emblématique dans un sens «
conservationniste » puisque les différents acteurs l'utilisent
comme un prétexte pour protéger des zones qui sont
fréquentées par de nombreux autres poissons, à la
manière d'une « espèce parapluie ».
En plus, il était particulièrement important
pour les clans de la mer, ce qui fait qu'ils cherchent à la
protéger afin de préserver les savoirs et pratiques
traditionnelles qui lui sont concomitants : le respect des zones taboues,
l'image d'un peuple chasseur de dugong ; et ce même s'ils ne peuvent plus
le pêcher. Nous pouvons très bien imaginer que, au cours d'une
rencontre en bateau avec l'animal, les Vieux assurent la transmission orale de
ces techniques par les récits de pêche ou encore de son rôle
dans les cérémonies coutumières. Il possède donc
une valeur d'ordre du patrimoine pour les populations locales.
En parallèle, cette valeur permet aux acteurs du Plan
d'actions dugong présents sur la zone de l'utiliser comme argument ou
ressource supplémentaire à la protection ainsi que comme
justificatif de la pertinence de leurs actions. Grâce à cela, ils
sont également capables de mobiliser les habitants dans l'effort de
protection et d'assurer leur participation. Mais ce n'est pas tout car nous
n'avons pas assez insisté sur le fait que la prise en compte des savoirs
traditionnels kanak et des pratiques coutumières est essentielle dans
les stratégies et de l'attitude politique de la Province Nord. En effet,
la Province Nord, dont la majorité des habitants sont kanak, est
particulièrement volontaire dans la « réalisation d'une
gouvernance considérant les usages coutumiers », et ce afin de
les préserver et de les valoriser au même
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
titre que la biodiversité naturelle.61 Il
est évident que le WWF implanté sur cette zone suit les
mêmes prérogatives.
Cependant, cet objectif d'intégration et même de
consultation (assimilé à une démarche « participative
»), qui était en bonne voie d'application au début de la
création de l'aire marine protégée, semble aujourd'hui
bien compromis à cause du manque de cohérence lié aux
projets de développement et aux relations complexes entre deux acteurs
institutionnels : le WWF et la Province Nord. A ce propos, un agent du WWF
déplore la perte progressive du côté participatif :
« Je pense qu'on perd des gens, pour moi, ça
c'est passé quand le dugong a été de nouveau
pêché62. Cela illustre vraiment le malaise du moment.
Au début, c'était vraiment une demande des Vieux de
protéger les vaches marines de la zone, parce qu'ils savent qu'il n'y en
avait plus beaucoup et que c'était une espèce très fragile
et en même temps très emblématique dans leurs coutumes.
[...][Ceux qui étaient en poste] étaient sur le départ
quand je suis arrivé. Après tout le staff a changé et on a
perdu un peu l'historique du projet et on est passé à une gestion
pour moi très provinciale. [...] Aujourd'hui au comité de
gestion, il y a souvent une, deux ou trois personnes avant il y en avait dix ou
quinze autour de la table, ça prenait la journée mais ce
n'était pas grave parce que les gens parlaient librement et
c'était vraiment leur projet d'aire marine protéger. Maintenant
par contre, on sent bien l'inconfort, ce manque de participatif des gens qui
s'éloignent petit à petit doucement mais très
sûrement du projet et nous ce qu'on aimerait c'est vraiment remettre en
place la gouvernance... » (Nouméa, agent environnemental).
Quoiqu'il en soit, le cas de l'aire marine
protégée de Hyabé-Lé-Jao démontre que la
mobilisation des « savoirs traditionnels » peut susciter, au moins un
temps, un compromis entre les acteurs autour d'une espèce «
emblématique », à travers la compréhension par les
deux parties de cette valeur patrimoniale ajoutée. Mais la convergence
des pratiques et des savoirs n'est pas toujours possible, tellement les «
cultures » des « développeurs » et des «
développés », des acteurs institutionnels et la «
population locale » sont éloignées, comme nous allons le
constater dans l'exposé de la question de la protection du dugong dans
la Zone Côtière Ouest.
IV.3. Protection du dugong dans la Zone
Côtière Ouest : un enchevêtrement d'échelles, de
logiques et de pratiques
Avant d'aller plus loin dans notre développement, nous
souhaitons souligner que les activités liées à la mer sont
particulièrement diversifiées sur cette côte, notamment du
fait de la forte densité humaine, de la forte mixité culturelle
et du développement économique et touristique. Si certaines
personnes habitent près du bord de mer, la pêche et les sorties en
bateaux ne font pas pour autant partie de leurs activités quotidiennes,
à moins d'être pêcheur professionnel ou dans la protection
maritime. La plupart travaillent la semaine et ne montent dans leurs bateaux
que lorsque le temps le leur permet le week-end. En règle
générale, comme
61 Séminaire de l'IRD du 27 août 2014,
Margot Uzan, juriste étudiante en M2 Université de Toulouse,
« La Création d'un système d'aires protégées
en province des îles loyauté »
62 Deux dugongs ont été
pêchés, l'un de manière accidentelle et l'autre volontaire,
entre janvier et juin 2014
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
le souligne Jean-Claude Mermoud (1997) et comme nous l'avons
constaté sur le terrain, les broussards partent en bateau tôt le
matin avec la famille ou des amis, emportent avec eux un pique-nique, leur
palmes-masques-tubas, leur matériel de plongée et/ ou leur
matériel de pêche afin de s'occuper durant la journée. Le
but est de trouver un coin tranquille où se poser, sur un îlot ou
en pleine mer, pour profiter du temps ensemble et de ce bol d'air frais.
Autrement dit, la mer est devenue moins une source de revenus qu'un synonyme de
plaisir et de loisir entre amis.
Ce sont dans ces moments qu'ils croisent sur leurs routes les
« plaisanciers » et les touristes venus de Nouméa ou
d'ailleurs pour découvrir les plages de sable fin de Poé, la
faille au requin en plongée et en kayak, ou pratiquer du Kite-surf par
exemple. Bien évidemment, ces activités sont aussi dans une
certaine mesure pratiquées par la population locale. Mais ces visites
fréquentes et les « embouteillages de bateaux » dans le lagon
sont souvent sources de conflits entre la plupart des broussards qui se mettent
tous d'accord pour railler les personnes venues de l'extérieur.
Enfin, dans la Zone Côtière Ouest, les habitants
parlent peu de la protection du dugong en soi mais bel et bien de protection
maritime. Cette remarque est significative puisqu'elle indique que la
dégradation des ressources halieutiques est importante dans cette
région où la densité population est en forte croissance.
Les menaces ne pèsent donc pas seulement sur le dugong mais sur de
nombreuses espèces marines. Si nous définissons quels sont les
mesures de protection de la mer, qui ont un impact sur la protection de
l'animal, alors nous analysons les pratiques et les savoir-faire qui sont
mobilisés pour protéger cette espèce.
IV.3.1. Mesures juridiques pour la conservation du milieu
marin et du dugong
La gestion de l'espace maritime sur la Zone
Côtière Ouest se présente comme un enchevêtrement de
mesures légales, mises en place notamment par la Province Sud et Nord.
Ces deux structures assurent la surveillance et la règlementation de
l'usage maritime de manière propre et différenciée. Les
lois appliquées dans cette région sont ainsi dépendantes
de ces systèmes séparés, et ce malgré qu'elles
aient toutes pour objectif de protéger l'espace maritime, les
activités nautiques et les ressources naturelles. Parmi ces mesures,
nous comptons plusieurs réserves naturelles plus ou moins anciennes et
la création d'un parc marin en 2008, avec la mise au rang de patrimoine
mondial de l'UNESCO des lagons de Nouvelle-Calédonie.
Aires marines protégées des communes de
Poya et de Bourail
L'AMP de Nékoro (cf. Annexe IV du mémoire) est
une Réserve Naturelle Intégrale (RNI), « correspondant
à la catégorie de gestion I.a de l'Union internationale pour la
conservation de la nature » (Code de l'environnement Province Nord,
2009). Dans l'Agenda des marées de la PN, il est spécifié
qu'en tant que Réserve de Nature Intégrale (RNI), il y est
interdit d'exercer « toute pêche de quelque nature que ce soit,
plongée ou baignade et installation de cabanes sur les îlots
». D'après l'article de Dolorès Bodmer (Bodmer, 2010)
et les témoignages recueillis sur la commune de Poya, elle couvre une
superficie d'environ 1260 hectares et a été mise en place en 2000
grâce à la mobilisation des agents de la commune et des coutumiers
du district de Muéo depuis 1995. Si certes, l'exploitation
minière de la région pollue les eaux marines de la région,
il semble que les pressions sur les milieux étaient relativement faibles
et n'étaient liées qu'à la pêche.
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
En fait, les objectifs portaient essentiellement sur la «
création d'une zone de conservation d'un habitat et des
espèces emblématiques que sont les dugongs et les tortues
» (Province Nord, 2000) ; c'est pourquoi cette zone a
été délimitée de façon à
intégrer des mangroves, des platiers, une quarantaine de patates
coralliennes mais surtout de vastes platiers et herbiers
fréquentés par les dugongs et les tortues. Cependant, les efforts
pour mettre en place un Comité de Gestion qui s'occupe de cette aire
protégée a été long à se mettre en place
puisque, selon ce qui est écrit dans l'Agenda des marées, la
concertation et la mobilisation des acteurs de la commune (mairie, coutumiers,
associations, pêcheurs professionnels et plaisanciers) date de 2014, et
ce grâce à un travail initié il y a trois ans par un agent
de la Province Nord et négocié auprès de la nouvelle
mairesse.
Les réserves de Bourail (cf. Annexe IV du
mémoire) ont été mises en place en 1993 à la
demande de la commune et en s'appuyant sur des critères biologiques, et
notamment l'existence de zones de pontes de tortues et d'habitat unique en
Nouvelle-Calédonie pour la langouste Panulirus homarus.
L'Assemblée de la PS a donc créé trois réserves
spéciales marines sur les sites de la baie de la Roche Percée et
la Baie des tortues, une autre zone comprenant l'île Verte et un
périmètre le long de la plage de Poé. L'ensemble
représente une surface totale de 2 339 ha dont 17 de milieu terrestre et
2 322 d'écosystème marin. A l'intérieur de ces
réserves, la capture ou la destruction par quelque procédé
que ce soit des poissons, crustacés, coquillages et autres animaux
marins ainsi que la récolte du corail sont interdits, sans que pour
autant la fréquentation du public ne soit proscrite. Des
dérogations aux précédentes interdictions peuvent
être accordées par la PS à des fins d'étude ou de
recherches scientifiques ou pour des raisons tenant à la
nécessité de rétablir l'équilibre des
espèces. D'après un ancien gendarme à la retraite de la
commune, ayant travaillé dans la protection maritime pendant trente ans,
celles-ci étaient des zones où la surveillance était
géré par la municipalité qui dépêchait des
représentants de l'autorité judiciaire (gendarmes ou policiers)
sur place afin de s'assurer le respect de la législation. Aujourd'hui,
dans le Code de l'environnement, ces trois aires protégées sont
encore des réserves naturelles règlementées mais
accessibles au public.
Article 211-10 du Code de l'environnement de la Province
Sud, version de 2014, p.36.
Si les AMP de la Roche Percée et de la Baie des tortues
et de l'île Verte ont été créées
principalement pour protéger les tortues « grosses têtes
» (Caretta caretta), en préservant les sites de ponte (plage de la
Roche Percée et de l'île Verte), elles protègent aussi
quelques dugongs qui viennent profiter des herbiers disponibles. A l'inverse,
l'AMP de la plage de Poé semble contenir les activités denses
liées aux loisirs. D'après le Code de l'environnement de la
Province Sud, les personnes habilitées « à constater les
infractions au présent titre, outre les officiers et agents de police
judiciaire et les agents des douanes, les fonctionnaires et agents
assermentés et commissionnés à cet effet. Les agents
assermentés habilités à constater les infractions aux
dispositions sont également habilités, dans l'exercice de leurs
fonctions, à
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
visiter les aires protégées en vue de
s'assurer du respect des règles auxquelles elles sont soumises et d'y
constater toute infraction » (article 216-1, p. 83). Autrement dit,
les agents de municipaux et les agents du service de la Protection Lagon
travaillent de concert pour assurer la surveillance de ces aires marines
protégées.
Le parc marin de la Zone Côtière Ouest
intégrant les réserves
Ces espaces particuliers sont intégrés à
un ensemble plus large. Dans le cadre de son Code de l'environnement paru en
2009, la Province Sud a attribué le statut de « parc marin »
(cf. figure 8) aux sites inscrits au patrimoine Mondial63. Le parc
marin de la Zone Côtière Ouest (314500 hectares) est l'une des
deux zones, avec le Grand Lagon Sud (48200 hectares), qui assure la protection
réglementaire des zones appartenant à l'ensemble des sites
inscrits sur la liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO. Elle intègre
les trois réserves intégrales précédemment
citées dans son aire de limitation, la Zone Côtière Ouest,
ainsi que la réserve naturelle marine de « Ouano ». Cela
signifie que ce parc marin doit se comprendre comme une aire de plus grande
échelle regroupant plusieurs catégories d'aires
protégées. Ce parc provincial est régi par un plan de
gestion participative, élaboré par un comité de gestion :
il s'agit de l'association de la ZCO qui inclut les représentants de
toutes les catégories socioprofessionnelles de la région. La
création de cette structure a été rendue obligatoire par
le classement au patrimoine mondial de l'UNESCO, afin de développer une
démarche participative qui n'était pas formulée dans les
dispositions du Code de l'environnement. Les activités humaines font
l'objet d'un zonage, qui consiste à dédier de vastes
étendues soit à la pêche, soit aux activités de
loisirs et de tourisme, soit à la conservation.
Le classement de la Zone Côtière Ouest au
Patrimoine Mondial de l'UNESCO, et donc la protection législative
subventionnée par l'organisation internationale, a été
possible grâce à la présence d'une biodiversité et
d'espèces marines rares ou menacées. Selon un document
présentant le Plan de Gestion participatif de la ZCO, «
l'ensemble des passes de la côte Ouest constitue des habitats
importants pour le dugong puisque des agrégations
répétées ont été constatées sur
plusieurs jours. Les populations de dugongs de cette zone sont parmi les plus
importantes de Nouvelle-Calédonie. La Zone Côtière Ouest
tient donc un rôle essentiel en termes d'enjeu de conservation à
l'échelle régionale et internationale concernant les
espèces précédemment citées » (Section
« Biodiversité et espèces emblématiques »,
Province Sud, ZCO, UNESCO, Lagons de Nouvelle-Calédonie, 2008-2010 :
14). De fait, favoriser la protection du dugong et des autres espèces
« emblématiques »64 de la région fait partie
des missions de la ZCO. Aussi comprenons-nous pourquoi l'association de la ZCO
a choisi de représenter un dugong dans son logo (cf. Annexe V, dans la
Tableau des acteurs).
63 Et ce alors que la PN n'a pas encore
déterminé de statut spécifique à la zone du grand
Lagon Nord et de la zone Côtière Nord et Est, qui composent
l'ensemble du Bien protégé (document UICN, « Les Espaces
Protégés Français », 2010).
64 Nous notons là le lien évident
entre le terme « emblématique » et « endémique
», propre à un aire géographique que l'on ne retrouve nulle
part ailleurs.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Figure 8 : La Zone Côtière Ouest inscrite au
Patrimoine Mondiale de l'UNESCO et son parc marin en bleu (c)
réalisation : Province Sud
Ainsi, si le paysage de la conservation des espaces marins de
la zone et des espèces qui les fréquentent semblait auparavant
morcelé, les acteurs institutionnels en charge de la protection
environnementale ont fait appel aux organismes internationaux, ce qui a
entraîné la création d'un grand espace plus global de
protection : le parc marin. En parallèle, cet organisme international a
imposé la participation de la population locale dans l'effort de
conservation, ce qui a abouti à la création de la ZCO,
rassemblant au total plus de soixante-dix membres selon les déclarations
de sa présidente. Mais quels savoirs et pratiques liés à
la protection maritime cette logique de mobilisation de la population dans
l'effort de conservation emploie-t-elle ? Repose-t-elle, comme nous l'avons vu
à Pouébo, sur la convergence des savoirs locaux avec les
pratiques juridiques ? Pour répondre à ces interrogations, nous
nous intéressons aux « courtiers locaux du développement
» 65 de la zone, qui garantissent le dialogue entre population locale et
acteurs institutionnels, et aux modalités de transfert entre les
systèmes cognitifs.
65 Par « courtiers locaux du
développement », nous entendons « les acteurs sociaux
implantés dans une arène locale qui servent
d'intermédiaires pour drainer (vers l'espace social correspondant
à cette arène) des ressources extérieures relevant de ce
que l'on appelle communément « l'aide au développement
» (Olivier de Sardan, 1995 : 211).
Juin 2015 86
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
IV.3.2. Comité de la ZCO et les autres
associations environnementales locales
L'association, créée officiellement en 2007,
constitue un relai entre les acteurs institutionnels et les habitants de la
zone puisque, d'après son site internet, ses objectifs principaux sont
les suivants :
« Favoriser la communication et la sensibilisation de
l'ensemble des parties prenantes, et notamment des socioprofessionnels dont
l'activité peut avoir un impact sur le bien ;
Favoriser des actions de communication et de sensibilisation
en direction du grand public ;
Promouvoir des actions et expériences de
développement local durable ; Participer à la réflexion
sur la gestion concertée des biens en série ».
Selon la présidente de l'association, il s'agit d'un
« groupe à vocation participative pour gestion de
l'environnement » qui a la vocation de représenter «
toutes les communautés sans distinction. La ZCO a ce rôle
là, de dénoncer les incohérences, les injustices et faire
entendre le point de vue de tous les calédoniens qui ne peuvent pas
forcement s'exprimer, qui n'ont pas l'occasion de s'exprimer etc. »
(Moindou, 2014). La ZCO représente donc la « population locale
» en parlant en son nom auprès des Provinces, des organismes
internationaux, des collectivités territoriales.
De plus, elle est composée de personnes d'origine
sociale et culturelle très diverse, issus de corps de métier
différents mais qui sont souvent liés à l'environnement ou
aux politiques publiques66. De ce fait, ces membres se sont
rassemblés autour d'un intérêt commun, la protection
environnementale de la région, et ont partagé leurs connaissances
et ont certaines compétences relevant de la logique « projet »
: réunions du Comité Administratif, concertation des acteurs
régionaux, préparation d'actions et d'événements
pour la sensibilisation, édition d'un journal, gestion d'un site
internet etc. Les propos d'une pêcheuse professionnelle habitant en
tribu, membre de l'association, sont particulièrement
révélateurs des activités auxquelles elle participe :
« La ZCO c'est la reconnaissance administrative de la
population. Nous on a participé à la rédaction du Plan de
Gestion et à sa mise en place. Chaque membre est bénévole
[...] En 2010-2011, on a édité notre premier livre puis un
deuxième numéro juste après. On travaille aussi sur le
code de l'environnement, on le connait bien.
J'aime bien parce que j'apprends tout le temps des choses et
puis c'est une ambiance conviviale. [...] Je vais aux réunions parce que
c'est important. Sauf si je ne peux vraiment pas, si je ne trouve pas
d'occasion pour y aller en voiture ».
66 Le Conseil Administratif est constitué
d'un « collège » des agriculteurs / éleveurs, des
pêcheurs, des coutumiers qui rassemble des professionnels de ces domaines
liés à l'environnement, mais aussi d'un collège des ONG,
de la société civile et des opérateurs touristiques.
Juin 2015 87
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
De même, un retraité de Bourail engagé dans
la ZCO ajoute :
L'entrée à la ZCO s'est fait pour moi par la
présidente, on se connaît depuis très longtemps. C'est un
partage de connaissances, il y a beaucoup de personnes pour renseigner sur les
choses, sur la mer parce que nous on connaît moins finalement, on est de
la chaîne.
Par exemple, il y a beaucoup de kanak qui ont des
croyances autour de la mer, ce sont qui nous apprennent tout cela. Moi, je n'en
ai pas vraiment des croyances sur la nature, je vis dedans, c'est tout
».
Par conséquent, si la ZCO joue un rôle de
médiateur et de traducteur entre les divers groupes socioprofessionnels,
les acteurs institutionnels de la conservation et la population (qui
appartiennent tous à des systèmes culturels différents),
il semble que ses membres soient également des « diffuseurs »
de connaissances acquises personnellement dans la vie quotidienne, mais aussi
d'ordre scientifique, juridique et administrative auprès de la
population. Concernant la protection du dugong, l'association remplit une
mission d'information, de communication et de sensibilisation auprès de
la population locale (« grand public ») autour des lois et des
menaces pesant sur l'espèce, comme l'atteste le témoignage du
retraité de Bourail : « Nous, on fait de la sensibilisation sur
le dugong surtout mais on manque de moyens pour mettre en oeuvre de grandes
choses ».
Seulement, sa représentativité a des limites
puisque ce ne sont pas les seules associations environnementales locales ou
rassemblement d'individu autour d'enjeux de conservation présente dans
cette région. Ils s'ajoutent aux mesures de protection ordonnées
par les Provinces, et même semblent se substituer aux manques politiques
de ces institutions comme le soutient le fondateur d'une de ces associations,
« c'est nous qui faisons le sale boulot que les institutions ne font
pas. Sur les questions politiques, ce sont les petites mains de la Province,
qui mettent en place de vraies actions concrètes » (Bourail,
2014). Tous ces acteurs sont attachés à une zone
géographique maritime ou terrestre bien précise, plus ou moins
vaste, sur laquelle ils essaient de faire valoir leurs influences et leurs
légitimités. Ils mettent en avant des causes «
environnementales » différentes qui soit se recouvrent, soit sont
sources de conflits.
Si ces acteurs possèdent des légitimités
différentes dans ce domaine, il n'en reste pas moins qu'ils sont
présents et composent le paysage « surchargé » de la
« protection environnementale » de la région. Cela signifie
aussi que la ZCO n'est pas le seul organisme à diffuser et à
développer des savoirs autres que les « savoirs traditionnels
locaux » auprès de la population locale. Sur le terrain, nous avons
constaté que les interactions entre les uns et les autres sont complexes
et relèvent parfois d'animosités personnelles, sous couverts de
distinctions ethniques. Pour comprendre toutes ces interactions, nous vous
incitons à vous référer au tableau des stratégies
d'acteurs qui les rend plus lisibles (Annexe V du mémoire). La Zone
Côtière Ouest, plus qu'une zone inscrite au Patrimoine Mondial de
l'UNESCO, est donc un espace où les revendications identitaires,
territoriales et environnementales se mélangent et se confrontent les
unes aux autres, rendant difficile toute entreprise de convergence des efforts
orchestrée par un agent extérieur.
Ainsi, les associations locales environnementales comme la ZCO
se positionnent comme interlocuteur privilégié avec les
collectivités territoriales, les autres acteurs environnementaux et
institutionnels. Pour se faire, les personnes engagées dans ces
Juin 2015 88
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
organismes ont dû acquérir un nouveau langage
pour être crédible et audible, des pratiques d'organisation plus
ou moins uniformisées pour mettre en place des actions effectives, des
connaissances poussées sur le cadre législatif dans la Province
Sud etc. Ils maitrisent donc certains savoirs et savoir-faire qui sont
différents que ceux hérités des traditions locales par
exemple et qui ne sont pas nécessairement partagés par le reste
de la population. En d'autres termes, ils ont suivi le modèle «
projet » et de la concertation, qui peut-être commun aux domaines de
la gestion environnementale et de la gouvernance.
De même, ils sont garants de la diffusion sur le terrain
des connaissances scientifiques (souvent invoquées par les politiques
publiques comme justification et base de l'action), à des fins de
sensibilisation auprès des principaux acteurs concernés par les
textes de loi mais aussi auprès de l'opinion publique, qu'ils cherchent
à rallier à leur cause. Ceci ne semble pas un objectif facile
à atteindre puisque, selon les propos d'un des fondateurs d'association
précédemment cité :
« Mais il ne faut pas se leurrer, la plupart de la
population est rétrograde et ne se sent pas concernée par
environnement. Il y a 80 % de la population qui ne font rien, ne font aucun
effort. Pourtant, les gens de la brousse, ils ne sont pas contre la protection
de l'environnement, ils aiment bien faire leur coup de pêche de temps en
temps et voir les poissons dans le lagon. Et si l'on perd notre nature, on perd
aussi notre culture. La mer, c'est une valeur commune qui est largement
partagée, c'est une manière d'être océanien
».
Cette personne a très bien absorbée le discours
conservationniste actuel qui tend à articuler protection de la nature
avec préservation de la culture, tout comme les habitants
impliqués dans le Comité de gestion de l'aire marine
protégée de Hyabe/Lé-Jao à Pouébo.
Seulement, les leviers utilisés par les politiques de conservation,
comme celui du patrimoine, semblent moins ancrés
IV.3.3. Gestion de l'espace maritime dans la tribu de
Kélé : et les « savoirs traditionnels
» dans tout cela ?
Parmi la population mélanésienne de la Zone
Côtière Ouest67, les habitants respectent les zones
taboues, même en milieu marin, qu'ils soient « Jeunes » ou
« Vieux ». Il existe beaucoup d'histoires autour de ces lieux qui
explorent différentes thématiques, comme l'indiquent Antoine
Wickel et Jean-Brice Herrenschmitt dans leur rapport sur la toponymie maritime
dans la région (GIE Océanide, 2009). Dans cette étude,
dont l'objectif était de réaliser un état des lieux des
zones taboues et de la toponymie maritime de la Zone Côtière
Ouest, les sites font référence :
- pour 40% à l'histoire précoloniale ;
- pour 30 % à la ressource halieutiques et aux pratiques
de pêche
- pour 25 % à des mythes, légendes, histoires
liées à des esprits surnaturels ;
- pour 5 % à l'histoire coloniale et contemporaine ;
(Ibid. : 26)
67 Nous avons choisi d'utiliser les données
récoltées dans la tribu de Kélé concernant les
« savoirs tradtionnels » car nous avons plus d'informations sur cette
thématique étant donné que nous sommes restée dans
la tribu plus longtemps. Nous aurions voulu être équitable dans la
description des « savoirs traditionnels » liés a la gestion
maritime et exposer davantage les savoirs des Calédoniens d'origine
européenne par exemple, mais nous n'avions pas suffisamment de
données exploitables.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Il insiste également sur le fait que les lieux «
tabous » sont davantage associés à des lieux «
sacrés » qu'il faut respecter, plutôt qu'ils ne constituent
de réelles règles de conduite à observer. Autrement dit,
ce sont simplement des lieux que les personnes évitent de
fréquenter, et ce parce qu'ils ont souvent été
marqués par la présence, la lutte, la mort d'un
ancêtre (historique ou mythique). Par conséquent
et par respect pour cet ancêtre, ces endroits deviennent «
sacrés ». Ensuite, toujours selon le rapport du GIE
Océanide, « le tabou désigne plus l'interdit qui
accompagne le lieu que le lieu en lui-même » (Ibidem). Nos
données de terrains semblent aller dans le sens de cette analyse, comme
le suggère les propos d'un jeune homme d'une vingtaine d'années
de la tribu de Kélé :
« Comme tabou, il y a l'île aux morts
par exemple. C'est la grand-mère qui m'a expliqué cela.
C'est un endroit où avant, ils laissaient les morts. C'est un endroit
tabou où il ne faut pas aller, c'est dangereux si tu ne suis pas la
règle. Moi je respecte, il ne faut pas jouer avec ces choses là
[...] Il existe un autre endroit d'ailleurs où c'est tabou : c'est
le coude de la rivière qui mène à la mer.
Il y a un endroit où il ne faut pas plonger. Un jour, il y en a un qui a
plongé et bien les Vieux ils l'ont retrouvé mort, accroché
aux rochers ! C'est ma mère qui m'a raconté cela ».
Aussi les lieux tabous sont-ils respectés par les
habitants qui ne s'y aventurent pas par peur des représailles ou de
vengeance des esprits des Anciens présents dans les tabous.
Contrairement à Pouébo, ces lieux ne semblent pas
particulièrement significatifs de pratiques traditionnelles, dans le
sens d'inscrit dans la tradition locale. Ils sont simplement la manifestation
et la source de mythes, d'histoires et de diverses représentations
liées à la culture locale. Ce sont peut-être là les
seuls « vestiges » de pratiques et savoirs traditionnels concernant
la gestion de la mer qui se sont fortement modifiées du fait de
l'installation de la colonie pénitentiaire et des mélanges
culturels profonds.
Pourtant, puisque cette tribu est située en bord de
mer, la majorité des habitants possède un bateau dès
qu'ils peuvent se le payer et deviennent pêcheur occasionnel ou
professionnel. Les plus jeunes pratiquent la chasse sous-marine en groupe car
il s'agit d'une occasion pour s'amuser ensemble, de sortir s'aérer et de
s'amuser à faire des concours, ou encore de rire gentiment les uns des
autres. La pêche devient un loisir pour les jeunes Kanak, un peu à
la façon des « coups de pêche » attribués aux
Calédoniens d'origine européenne mais résolument
broussards. Il en va de même pour la chasse au cerf. D'ailleurs, certains
partent chasser en bateau, afin de tirer sur les animaux qui se sont
réfugiés sur les îlots alentours par temps de marée
basse.
Enfin, comme dans la plupart des tribus de bord de mer, les
habitants de Kélé possèdent une zone de pêche
exclusive en face de la tribu, qui leur est spécialement
réservée et dont ils s'occupent. D'après les entretiens,
les habitants de la tribu de Kélé estiment que leur rôle
est d'assurer eux-mêmes la protection de leur zone de pêche de
l'invasion de potentiels fraudeurs ou d'autres pêcheurs venus profiter de
leur abondance en poissons, conséquence d'un système de gestion
efficace de la ressource basé sur leur vigilance acharnée. A ce
propos, le discours d'un jeune pêcheur / chasseur est
particulièrement révélateur de la manière de penser
dans la tribu :
« Nous on protège notre lagon à
Kélé. On prend le bateau, on a grandi ici, on sait comment cela
se passe et on connait la mangrove par coeur et le lagon aussi. À
Kélé, nous on sait comment protéger notre lagon,
même les Vieux : on
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
tire au fusil et on fait partir ceux qui ne viennent pas
de là. C'est chez nous. Quand j'en vois un qui essaie de venir sur
Kélé, sur nos lagons, je le vire ».
Il s'agit là d'une pratique qui n'est pas unique mais
qui existe ailleurs, dans des contextes différents et même en
dehors des tribus. L'exemple donné par un habitant de Bourail d'une
femme âgée calédonienne d'origine européenne qui
protège sa propriété maritime confirme que cette pratique
est répandue dans la Zone Côtière Ouest :
« J'ai vu les vieux pêcheurs qui voulaient
pêcher à l'îlot XXX, vers XXX, chez Madame XXX. C'est elle
qui fait la loi là-bas, elle tirait sur les bateaux à coups de
fusils » (Bourail, homme à la retraite, 2014).
Pour conclure, par la création de cette association,
l'UNESCO et la Province Sud ont tenu à former un comité de
gestion de la Zone Côtière Ouest avec la population locale. Mais
contrairement à l'association de gestion de l'aire marine
protégée de Pouébo, la ZCO s'est formée avec la
création du parc marin et son inscription au Patrimoine Mondial, mais
surtout par le travail d'un agent de la Province sur place venu
démarcher les potentiels participants parmi les habitants. L'association
a donc suivi des directives qui lui ont été dictées «
par le haut », par l'organisme international de l'UNESCO et surtout la
Province Sud. Puisque la décision de réaliser ce projet de
comité ne leur a pas appartenu, ses membres ont dû s'adapter
fortement aux modes de fonctionnement et au vocabulaire de ces acteurs.
En ce sens, il n'est pas étonnant de constater que les
savoirs et pratiques traditionnels de la population autour du dugong ou
liés à la protection maritime ont moins été pris en
compte dés le départ du projet par les gestionnaires que dans
l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao. En outre,
la problématique du patrimoine culturel lié à
l'écosystème et aux espèces emblématiques qui
fréquentent le « Bien-en-série » (les six sites
classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO) n'a pas été
véritablement au coeur de la protection internationale du lagon. Ce sont
les arguments de la biodiversité et du caractère exceptionnel de
ces lieux qui ont décidé le comité d'évaluation de
l'UNESCO à l'inscrire sur la liste. Pourtant, la ZCO comme la Zone du
Grand Lagon Nord (où se trouve l'aire protégée de
Hyabé) sont intégrées dans cet espace de conservation et
leur gouvernance est déléguée aux services publics
compétents, c'est-à-dire aux Provinces Nord et Sud. La seule
explication concernant leur différence d'administration correspond aux
priorités politiques de chacune des institutions provinciales.
Par conséquent, dans le contexte
néo-calédonien, la question de l'intégration des savoirs
et des pratiques locaux dans l'effort de conservation rejoint celle de la
participation envisagée par les acteurs institutionnels responsables des
programmes. Il faut souligner que les échelles et les contextes de
protection entre les deux exemples donnés ne sont pas les mêmes.
Il est sans doute plus difficile de mettre en oeuvre une démarche «
participative » dans la Zone Côtière Ouest, dans cette
région qui est plus vaste et surtout, qui abrite des conflits
ethnico-culturels denses et complexes intervenant dans la problématique
de la conservation de la biodiversité et du patrimoine culturel.
Juin 2015 91
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Conclusion
Ce mémoire anthropologique a été
rédigé à partir d'une expérience de stage en
Nouvelle-Calédonie sur l' « évaluation de la place du dugong
la société néo-calédonienne »,
commanditée par les partenaires du Plan d'actions dugong 2010-2015.
L'objectif principal de notre développement est de décrire la
dynamique des représentations, des savoirs et des pratiques relatives
à notre objet d'étude entre deux groupes d'acteurs qui
s'affrontent dans ce projet de patrimonialisation - la population locale et les
institutions en charge du projet - et ce tout en insistant sur les
contradictions internes à ces mêmes catégories non
homogènes. Notre postulat de départ était le suivant :
tous les savoirs et pratiques sociales sont déterminés et
déterminent une certaine appartenance identitaire à une
société, une communauté, une entité sociale
donnée.
Au sein de la catégorie « population locale
», l'opposition entre groupes sociaux la plus rencontrée sur le
terrain est celle entre la communauté kanak et les Calédoniens
d'origine européenne. Elle est particulièrement
révélatrice des conflits socio-ethniques de l'archipel, qui
prennent le pas sur de nombreux des sujets touchant cette
société, y compris sur la question du dugong et de sa protection.
Si nous avons travaillé durant le stage auprès de nombreuses
communautés différentes, nous avons choisi d'exposer ici nos
analyses sur la relation aux savoirs relatifs au dugong des Kanak et des
Calédoniens d'origine européenne car ce sont les seuls groupes
à posséder une tradition de la pêche et de la consommation
de ce mammifère marin. Dans ce rapport de force ethnique, la
problématique de la conservation du patrimoine culturel reste le
monopole de la revendication identitaire mélanésienne puisque
l'identité culturelle « caldoche » peine à être
reconnue de tous dans la société actuelle
néo-calédonienne.
Ces confrontations peuvent aussi se déployer entre la
population locale et les membres institutionnels de ce projet de conservation,
en s'associant à une opposition entre tradition et savoir dit «
scientifique ». Seulement, ces frontières entre savoirs sont moins
immuables que présupposé. Par exemple, certains habitants, par
leur implication dans les comités de gestion des aires marines
protégées mis en place pour préserver les
écosystèmes et leurs faunes (donc le dugong dans les aires
conservant les herbiers marins), acquièrent de nouvelles
compétences pour s'adapter au format-type-projet, au vocabulaire
employé par les acteurs institutionnels et donc à leur type de
connaissance. A terme, ce transfert de savoirs, notamment sur la biologie du
dugong, vers la population locale est un objectif-clef à atteindre pour
le plan d'actions, qu'il réalise à travers des campagnes de
communication et de sensibilisation.
Par conséquent, notre questionnement s'est
également porté sur la place des savoirs locaux dans cette
stratégie de conservation à l'échelle territoriale, et
dans une moindre mesure, sur le rôle de cette étude dans la
politique de conservation lancée par le Plan d'actions dugong. En
utilisant d'une certaine manière ces savoirs, les acteurs
institutionnels peuvent solliciter la participation et la mobilisation des
habitants dans les projets de conservation, inversant ainsi quelque peu le sens
de la circulation des connaissances. L'inverse est aussi vrai : en invoquant
les « savoirs scientifiques », les populations locales deviennent des
interlocuteurs de choix pour les institutions. De fait, notre étude est
une occasion pour tous les acteurs impliqués dans la protection du
dugong de mieux comprendre les savoirs et perceptions des uns et des autres et
de permettre un dialogue plus apaisé et plus équilibré.
Juin 2015 92
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Enfin, l'axe patrimonial sous-entendu dans l'expression «
espèce emblématique » se conçoit dans la conjugaison
entre « le passé, le présent, le futur » (Bérard
et al. 2005 : 30) afin de construire aujourd'hui un avenir en
considérant les événements passés. Autrement dit,
la reconnaissance du patrimoine a pour vocation de jouer les consensus entre
les différents partis, c'est pourquoi il s'agit d'un outil très
mobilisé dans la réalisation du « Destin commun ». A ce
titre, nous rappelons les propos d'Emmanuel Tjibaou, directeur de l'ADCK, qui
résument l'idée de l'articulation entre patrimoine et politique
simplement :
« Le destin commun, c'est la politique quoi !
Qu'est-ce qu'on met à la disposition des autres et qu'est-ce que les
autres nous donnent ? Mais pour pouvoir partager avec les autres, il faut se
connaître soi-même » (E. Tjibaou, Nouméa, juillet
2014).
Toutefois, certaines questions demeurent concernant la
compatibilité entre les objectifs de la conservation environnementale et
ceux relatifs au patrimoine culturel. Le milieu de la protection
environnementale étant un vecteur de changement social et le garant de
la transmission d'une pensée « scientifique », comment
concevoir alors que les acteurs environnementaux institutionnels puissent
prétendre oeuvrer à la pérennité de savoirs
traditionnels en permanent recul ? En effet, ces derniers souhaitent
sauvegarder le dugong en invoquant son importance patrimoniale et, en
parallèle, ils interdisent sa pêche aux populations locales,
mettant ainsi à mal une consommation et une pratique anciennes qui vont
sans doute se perdre. Ce paradoxe n'est pas surmonté dans ce
mémoire mais s'impose et mériterait d'être davantage
exploré dans d'autres travaux anthropologiques.
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
Lexique
Brousse
|
La brousse est devenue tout lieu non urbain, puis tout lieu
hors de Nouméa et spécialement sur la Grande-Terre. Les habitants
de la Brousse sont les « broussards » (Croix du Sud).
|
Calédonien d'origine européenne
/ Caldoche
|
« Habitant de Nouvelle-Calédonie d'origine
européenne, souvent de souche ancienne » (L-J Brabançon,
2007). Le terme « caldoche » possède initialement une
connotation péjorative mais serait utilisé plus couramment
aujourd'hui, notamment par certains Calédoniens européens qui
cherchent à revendiquer leur identité calédonienne,
à la même manière des Mélanésiens en adoptant
le mot « Kanak ». Toutefois, certains chercheurs en sciences
sociales, comme Jean-Claude Mermoud, préfèrent ouvrir cette
définition à d'autres Calédoniens aux origines culturelles
plus larges que celles des seuls Européens (1997).
|
Le terme seul de « Calédonien » est le nom
que se donnent les habitants de Nouvelle-Calédonie, toute appartenance
ethnique confondue.
|
Coutume
|
Faire la coutume : organiser une
cérémonie symbolique basée sur l'échange de paroles
et de biens pour marquer un événement important pour la
société. Parfois, « faire une coutume » et « faire
un geste » sont synonyme.
Faire un geste : échanger une parole,
un geste et/ou des biens pour sceller un contrat moral entre deux personnes.
Ils sont mobilisés à des fins diverses et certains gestes peuvent
être « forts » quand ils suivent des « chemins coutumiers
» bien définis (Cornier, 2010 : 36).
|
Culture
|
Il s'agit d'une chose sans quoi l'homme ne peut exister, ce
qui signifie que tout homme possède une culture propre au groupe social
auquel il est relié. Lévi-Strauss ajoute une idée à
ce concept : la culture est ce qui permet aux hommes et aux groupes humains de
se distinguer les uns des autres. Toute culture est balancée entre le
désir d'ouverture et le besoin de fermeture sur elle-même, afin de
positionner comme différente de la voisine (Izard, 1991 : 190-92).
|
Endémique
|
En biologie, une espèce est dite endémique d'une
région déterminée si elle n'existe que dans cette zone
(Larousse).
|
Espèce emblématique
|
Espèce sauvage ayant une importance culturelle,
religieuse, parfois économique, pour l'Homme dans une région
donnée. Exemple : la louve pour les Romains, le sanglier pour les
Gaulois... (Inventaire National du Patrimoine Naturel, INPN, 2013).
|
Ethnie / ethnicité
|
« Aspect des relations sociales entre les acteurs sociaux
qui se considèrent ou sont considérés par les autres comme
étant culturellement distincts des membres d'autres groupes avec
lesquels ils ont un minimum d'interactions régulières »
(Martiniello, 1995 : 19).
|
Identité
|
L'identité, pour un individu par exemple,
représente la reconnaissance de ce qu'il est par lui-même ou par
les autres. Chaque personne endosse plusieurs « casquettes » dans la
vie quotidienne et donc possède plusieurs identités (personnelle,
familiale,
religieuse, culturelle, sociale, professionnelle etc.) qui
conditionnent son comportement en fonction des contextes d'action (Carteron,
2008).
|
Jeunes / Vieux
|
« Vieux » est un terme qui est souvent
utilisé en milieu kanak (mais pas uniquement) pour désigner des
personnes relativement âgées (au moins 50 ans). Il témoigne
d'une forme de respect envers la personne ainsi nommée (Bernard,
2014).
|
Juin 2015 93
Juin 2015 94
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
|
La catégorie des « Jeunes » est aussi floue
que celle des « Vieux » mais semble rassembler toutes les personnes
de moins d'environ 30-35 ans. Elle est souvent employée par les «
Vieux » pour désigner la « nouvelle »
génération qui construit la société de demain.
|
Kanak / Mélanésien
|
Peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie. Autrefois, on
le désignait plus volontiers par peuple « Mélanésien
» car le terme « Kanak » avait une connotation
péjorative. Le terme « Kanak », et non plus « Canaques
», est invariable et s'écrit avec un « k » depuis la loi
organique du 11 mars 1999 sur la Nouvelle-Calédonie (Carteron, 2008,
note 1 :7)
|
Métropolitain / Zoreille
|
Français de Métropole séjournant depuis
plus ou moins longtemps en Nouvelle-Calédonie, aussi appelé un
« Zoreille ». Ce dernier a un caractère désobligeant
mais parfois, il peut être employé amicalement.
|
Patrimoine
|
Valeur attribuée à quelque chose et qui touche
le domaine de l'identité et de la transmission. Ce statut peut se
superposer à d'autres fonctions, à d'autres types d'utilisations
et dépend de l'identité des personnes qui s'engagent à la
défendre (Boisvert, 2005).
|
Savoirs
traditionnels et autochtones
|
« Les savoirs locaux et autochtones comprennent les
connaissances, savoir-faire et philosophies développés par des
sociétés ayant une longue histoire d'interaction avec
|
leur environnement naturel. Pour les peuples ruraux et
autochtones, le savoir
|
traditionnel est à la base des décisions
prises sur des aspects fondamentaux de leur vie quotidienne. Ce savoir est une
partie intégrante d'un système culturel qui prend appui
|
sur la langue, les systèmes de classification, les
pratiques d'utilisation des ressources, les interactions sociales, les rituels
et la spiritualité » (définition UNESCO, http.www.
|
unesco.org ).
|
Savoirs liés à la tradition d'une région
(Cf. définition de la « tradition »). Mais dans les discours,
le terme de « savoirs traditionnels » s'il est employé se
réfère davantage aux savoirs liés à la coutume et
au système culturel kanak.
|
Science, savoir scientifique
|
« Ensemble de connaissances, d'études d'une
valeur universelle, caractérisées
|
par un objet et une méthode déterminés,
et fondées sur des relations objectives
|
vérifiables » (Petit Robert, 2009)
|
Même si cela n'est peut-être pas tout à fait
exact, nous employons dans ce mémoire
l'expression de « savoir scientifique » pour
désigner les savoirs des acteurs institutionnels impliqués
dans le projet du Plan d'actions dugong.
|
Tradition
|
Il semble que la plupart des personnes comprennent le terme
comme « ce qui d'un passé persiste dans le présent,
où elle est transmise, et demeure agissante et acceptée par ceux
qui la reçoivent et qui à leur tour, au fil des
générations, la transmettent. » (Izard et Bonte, 1991 :
710)
|
En anthropologie, la tradition est un objet de la transmission
: c'est ce qu'il convient de savoir ou faire pour faire partie d'un groupe
qui, ce faisant, arrive à se reconnait ou à s'imaginer une
identité culturelle commune. « La tradition dont on a
conscience, c'est celle qu'on ne respecte plus, où du moins, dont on est
près de se détacher » (Ibidem).
|
Transmission
|
Processus de sélection puis de circulation entre au moins
2 personnes de divers savoirs,
connaissances, rumeurs, opinions, pratiques, discours qu'il a
paru important de partager. Cette circulation participe de la
continuité de la vie sociale et se fait selon des modalités qui
sont propres à chaque groupe (oral, écrit, par geste, entre
père/fils et vice-versa, entre mère/fille et vice-versa etc.).
|
Juin 2015 95
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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dugong
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http://www.senat-coutumier.nc/
http://nouvelle-caledonie.wwf.fr/
http://www.operationcetaces.nc/
http://www.developpement-durable.gouv.fr/
http://www.biodiversite.nc/
http://whc.unesco.org/
Juin 2015 100
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Table des figures
Figure 1: Charlie, le dugong de Thio remontant à la
surface, plage de la Moara (c) Perrier,
Thio, 2014 1
Figure 2 : Carte de la Nouvelle-Calédonie et
répartition des trois Provinces et des zones d'enquête : commune
de Pouébo et région de Moindou-Bourail-Poya (c) source de la
carte :
www.senat.fr 10
Figure 3 : Répartition géographique et langues sur
la commune de Pouébo (c) réalisation :
Dupont 21
Figure 4 : Répartition des personnes
enquêtées sur Moindou-Bourail-Poya (c) réalisation :
Dupont sur fonds de carte GIE-Océanide, 2009 23
Figure 5 : Harpon en fer à béton avec une
bouée attachée au bout pour être utilisée comme
flotteur (c) Dupont, Pouébo, 2014. Il appartient à un
pêcheur de Saint-Denis de Balade . 66
Figure 6 : Exemples de pointes barbées (c) M.
Barré, 2003, p.37. 67
Figure 7 : Aire Marine Protégée de
Hyabé/Lé-Jao, face à la tribu de Yambé (c)
réalisation :
WWF 77
Figure 8 : La Zone Côtière Ouest inscrite au
Patrimoine Mondiale de l'UNESCO et son parc
marin en bleu (c) réalisation : Province Sud 85
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Table des matières
SOMMAIRE 5
TABLE DES SIGLES ET DES ABREVIATIONS 6
INTRODUCTION 7
I. CONTEXTE DE L'ETUDE 9
I.1. CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE ET ENVIRONNEMENT EN
NOUVELLE-CALEDONIE 9
I.1.1. Du passé colonial au « Destin commun
» : bref historique 9
I.1.2. Découpage administratif et gestion de l'espace
maritime 12
I.2. PRESENTATION DU PLAN D'ACTION DUGONG ET DE L'ETUDE 14
I.2.1. Présentation du Plan d'actions dugong
2010-2015 14
I.2.2. Objectifs annoncés de l'évaluation
anthropologique 16
I.3. METHODOLOGIE DE RECHERCHE 17
I.3.1. Construction et appropriation de l'objet
d'enquête 18
I.3.2. Production des outils méthodologiques
18
I.3.3. Déroulé de l'enquête et
récolte des informations 19
I.3.4. Traitement et analyse des données 20
I.4. PRESENTATION RAPIDE DES LIEUX D'ENQUETE 21
I.4.1. La commune de Pouébo 21
I.4.2. La Zone Côte Ouest : de Moindou à Poya
22
Tribu de Kélé à Moindou 23
Commune de Bourail 24
Commune de Poya 25
I.5. PROBLEMATISATION A PARTIR DES SAVOIRS ET DES PRATIQUES
27 I.5.1. Ancrage anthropologique de l'étude : entre
anthropologie de la nature et de l'environnement27
Concepts de « Nature » en anthropologie fondamentale
28
Glissement sémantique en Occident : Environnement et
Biodiversité 29
I.5.2. Construction d'une problématique sur la
confrontation des savoirs et pratiques autour du dugong
30
II. CONSTRUCTION D'UNE POLITIQUE DE CONSERVATION PAR
LES
ACTEURS DU PLAN D'ACTIONS A PARTIR DE « SAVOIRS
SCIENTIFIQUES »
32
II.1. PREOCCUPATION DES ACTEURS DU PLAN D'ACTIONS POUR LE
DUGONG 32 II.1.1. « Mettre en mots, en chiffres et en politique
» le dugong : des premiers écrits aux recherches
scientifiques 32
II.1.2. Historique des mesures de protection du dugong : des
échelles différentes 36
Contexte international 36
Contexte régional 36
Contexte national 37
Contexte provincial 37
II.2. CONFIGURATION DES ACTEURS « INSTITUTIONNELS »
RASSEMBLES AUTOUR DE CETTE
ETUDE : UNE GOUVERNANCE COMMUNE ? 39
II.2.1. Le coordinateur-gestionnaire : l'Agence des aires
marines protégées (AAMP) 39
II.2.2. Les ONG de conservation animale : le
WWF-Nouvelle-Calédonie et Opération Cétacés I
40
II.2.3. Les politiques publiques impliquées : la DENV
en Province Sud et la DDEE en Province Nord
42
II.2.4. L'encadrant scientifique : l'Institut de Recherche
dans le Développement (IRD). 44
II.3. STRATEGIES ET ACTIONS DU PLAN D'ACTIONS DUGONG 45
II.3.1. Actions axées sur la sensibilisation et aires
marines protégées 45
II.3.2. Stratégies axées sur la «
patrimonialisation » du dugong : du caractère «
emblématique » de cette
espèce 46
Juin 2015 102
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Définition : un terme propre à la conservation
environnementale 46
Objectif communication : l'importance de l'image et de la charge
émotionnelle dans la conservation du dugong
47 Un animal « emblématique » pour «
tous les calédoniens » : construction sociopolitique d'un «
emblème
national » 48
III. TYPOLOGIE COMPAREE DES « SAVOIRS »
RELATIFS AU DUGONG :
|
ENTRE SCIENCE ET TRADITION
|
|
51
|
III.1. « SI JE VOUS DIS « DUGONG », QU'AVEZ-VOUS
ENVIE DE ME DIRE ? »
|
|
51
|
III.2. « SAVOIRS NATURALISTES LOCAUX » VS «
SAVOIRS SCIENTIFIQUES »
|
?
|
54
|
III.2.1. Un modèle « local » de classifier
cet animal ?
|
|
54
|
III.2.2. Assimilations à d'autres espèces et
à l'homme
|
|
56
|
Animaux associés au dugong pour leur proximité
physique et comportementale
|
|
56
|
Analogie avec l'homme comme manifestation de la pensée
symbolique kanak
|
|
57
|
III.3. REPARTITION IDENTITAIRE ENTRE « SAVOIRS AUTOCHTONES
», « SAVOIRS
TRADITIONNELS » ET « SAVOIR MODERNE » LIES AU
DUGONG 59
III.3.1. « Savoirs autochtones » : le dugong dans
les diverses traditions kanak 59
III.3.2. Opposition « culturelle » entre les
acteurs sur la base des savoirs sur la nature : dépassement des
préjugés 62
III.3.3. Pêche au dugong : une activité «
traditionnelle » kanak et calédonienne ! 65
IV. PERCEPTIONS ET PRATIQUES RELATIVES A LA PROTECTION
DU DUGONG : ARTICULATION DES SAVOIRS ET DES INTERETS DES ACTEURS
« LOCAUX » ET « INSTITUTIONNELS » ?
71
IV.1. CONSCIENCE ENVIRONNEMENTALE EN QUESTION : EST-CE QUE LES
« POPULATIONS
LOCALES » SONT SUSCEPTIBLES DE PROTEGER LE DUGONG ? 71
IV.2. MOBILISATION DES « SAVOIRS AUTOCHTONES » AU
SERVICE DE LA PROTECTION
ENVIRONNEMENTALE : L'AIRE MARINE PROTEGEE HYABE / LE-JAO 74
IV.2.1. Clans de la mer et gestion maritime à
Pouébo 74
IV.2.2. Découpage local de l'espace maritime
75
IV.2.3. Zones taboues et réserves coutumières
76
IV.2.4. Mise en place de l'aire marine
protégée Hyabé / Lé-Jao 77
IV.3. PROTECTION DU DUGONG DANS LA ZONE COTIERE OUEST : UN
ENCHEVETREMENT
D'ECHELLES, DE LOGIQUES ET DE PRATIQUES 81
IV.3.1. Mesures juridiques pour la conservation du milieu
marin et du dugong 82
Aires marines protégées des communes de Poya et de
Bourail 82
Le parc marin de la Zone Côtière Ouest
intégrant les réserves 84
IV.3.2. Comité de la ZCO et les autres associations
environnementales locales 86
IV.3.3. Gestion de l'espace maritime dans la tribu de
Kélé : et les « savoirs traditionnels » dans
tout
cela ? 88
CONCLUSION 91
LEXIQUE 93
BIBLIOGRAPHIE 95
TABLE DES FIGURES 100
TABLE DES MATIERES 101
Juin 2015 103
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
NOM : DUPONT
|
Prénom : Audrey
|
Soutenance : 18 juin 2015
|
DIPLÔME : Master Professionnel « Anthropologie
& Métiers du développement durable » Département
d'anthropologie - Université Aix-Marseille
|
TITRE : La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie
: la mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la
protection d'une espèce « emblématique »
menacée
|
RESUME en français:
Le dugong est un mammifère marin fréquentant les
côtes de Nouvelle-Calédonie, classé parmi les «
espèces emblématiques » de l'archipel et les espèces
vulnérables dans la liste rouge de l'Union Internationale pour la
Conservation de la Nature (UICN) depuis 2010. Pour le protéger, des
organismes internationaux, nationaux, provinciaux se sont mobilisés pour
construire des politiques de conservation, dont le « Plan d'actions dugong
2010-2015 », dans lequel s'ancre cette étude. Cette dernière
a pour objectif de définir et d'analyser la place de l'animal dans les
diverses communautés de la société
néo-calédonienne. À travers l'analyse des
différents savoirs et pratiques liés à cette espèce
et réunis dans ce projet de conservation, notre réflexion vise
finalement à mettre en avant le fait que le Plan d'actions dugong est
une « arène » où s'affrontent divers groupes sociaux,
notamment les acteurs « locaux » et « institutionnels ».
Dans une moindre mesure, nous posons quelques jalons qui nous permettent de
comprendre le processus de mise au rang de « patrimoine » d'un
élément naturel dans le contexte de la Nouvelle-Calédonie,
autrement dit de cerner la dynamique de « patrimonialisation » du
dugong.
|
MOTS CLES : Nouvelle-Calédonie, Espèces
emblématiques, Conservation, Patrimonialisation, Savoirs traditionnels,
Savoir scientifique, Relations sociaux-ethniques
|
TITLE : Dugong's conservation in New-Caledonia : mobilizing
and confronting different knowledge and practice for the protection of an
« emblematic » endangered specie
|
ABSTRACT in english :
Dugongs are marine mammalian inhabitants of New Caledonians
coasts, classified as emblematic species of the island but also as vulnerable
species in the red list of the International Union for Conservation of Nature
(UICN) since 2010. In order to protect them, international, national and
provincial organisms decided to develop conservation politics, such as the
« Plan d'actions dugong 2010-2015 », in which this study takes part.
The objectives of this study are to define and analyze the
place of the animal in the different communities of the New
Caledonian society. Through the analysis of knowledge and practices linked
to this species and joined in this conservation project, we finally point out
the several confrontations between the social groups included into this
conservation project, especially between "local" and "institutional" actors.
Moreover we expose some keys to understand the heritage recognition process of
a natural element in the New Caledonian context.
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KEY WORDS : New-Caledonia, Emblematic Species, Conservation,
Patrimonialization, Traditional Knowledge, Scientific Knowledge, Inter-ethnic
relations
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CENTRE DE FORMATION : Département d'anthropologie,
Université Aix-Marseille, Maison Méditerranéenne des
Sciences de l'Homme : 5 rue du Château de l'Horloge - B.P. 647,13094
Aix-en-Provence CEDEX 2 France
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