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Villes de la peur
Pratiques et discours sécuritaires au Brésil
Photo : Marco Vitale. La Police Militaire entre dans la Favela de
la Rocinha. Novembre 2017.
UNIVERSITÉ DE BRETAGNE
OCCIDENTALE
Villes de la Peur,
Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil
Auix Macadré
Mémoire de Master 2, présenté à
l'Université de Bretagne Occidentale (UBO), dans le cadre du Master
Civilisations, Cultures et Sociétés (CCS) - Ethnologie et
Ethnographie
Sous la direction de Mme. Géraldine Le Roux
2
Mai 2018
3
À la mémoire de Marielle Francisco da Silva,
assassinée le 14 mars 2018 à Rio de Janeiro.
4
Remerciements
Écrire ce travail n'a pas toujours été
une tâche aisée. Avant de l'entreprendre, il m'a d'abord fallu
dominer la langue portugaise. Cette tâche élémentaire n'a
été possible que grâce à la patience parfois
démesurée de certains de mes amis brésiliens. Je pense
notamment à mes premières rencontres, lors de mon arrivée
sur le continent Sud-Américain en juillet 2015. Je me souviens des
interminables conversations avec Davi et Alesson qui m'écoutaient avec
attention pendant mes longs moments de balbutiements. Il m'a ensuite fallu
appréhender le Brésil dans toute sa complexité. Je me dois
ici de remercier toutes celles et tous ceux qui m'ont permis de m'immerger dans
cette nouvelle culture, toutes celles et tous ceux qui ont pris le temps de
répondre à chacune de mes questions dont certaines devaient
parfois leur paraître absurdes. Je pense encore à mes amis et
amies du Brésil : Ludmila, Kaio, Manu, Gabriela, Emmanuel, Wellington,
Jojo, Cida et ses enfants, Jacinto, Natália, Guilherme,... ; mais aussi
à mes compagnons français expatriés qui, s'ils ne
répondaient pas à mes questions, avaient le mérite d'en
poser d'autres : Thomas, Benoît, Robin, Lucie,... Comme le disait
poétiquement le photographe Sebastião Salgado, les humains sont
« le sel de la terre ». Ce sont ces personnes, et tant d'autres, qui
ont fait le sel du Brésil tel que je l'ai connu.
Ce travail n'aurait pas pu voir le jour sans l'aide des deux
universités qui l'ont parrainé, l'Université de Bretagne
Occidentale et l'Universidade Federal do Rio Grande do Norte, mais surtout sans
l'aide des personnes qui les composent. Je remercie ainsi Djalma Perreira,
Anne-Marie Salvan, Anne-Claire Thierry, Mohamed Saki, Michel Kerjean et
Gabriela Bento qui ont traité avec attention et rapidité toutes
les démarches administratives nécessaires au bon
déroulement de mon séjour à Natal. Il me faut aussi
remercier tous les étudiants et professeurs du Département
d'Anthropologie Sociale de l'UFRN qui m'ont accueilli au sein de l'institution
avec plus de bienveillance et d'enthousiasme que je ne pouvais en
espérer. D'autre part, les cours dispensés par les professeurs
Glebson Viera, Jean Segata et Rozelli Porto méritent ici mention pour
avoir été fondamentaux dans la formation de ma pensée
pendant ces trois dernières années. Mais surtout, il me faut
remercier la professeure Camille Mazé, pour avoir été, du
côté français, à l'origine de l'échange et
pour avoir supervisé ma première année de Master ; la
professeure Géraldine Le Roux pour avoir fait en sorte que je puisse
poursuivre mes études à Natal, pour avoir accepté de
diriger ce travail et pour ses nombreux et pertinents commentaires ; la
professeure Julie Cavignac pour m'avoir reçu, orienté et soutenu
pendant trois ans à
5
l'Universidade Federal do Rio Grande do Norte, pour m'avoir
permis de connaître le Sertão brésilien et pour tous les
agréables moments passés à ses côtés ; la
professeure Juliana Melo pour toutes ses indications bibliographiques, pour ses
commentaires essentiels, pour toutes ses réponses à mes
nombreuses questions et pour son amitié. Enfin, ce travail repose sur la
participation des habitants du Conjunto dos Professores et notamment ceux
faisant partie du Conseil communautaire de sécurité du quartier
ainsi que sur la contribution des commandants du cinquième Bataillon de
Police Militaire de Natal. Les uns et les autres ont toujours été
très réceptifs à mes questions et ont accepté ma
présence à leur côté avec beaucoup de bienveillance
et d'enthousiasme. Je leur en suis infiniment reconnaissant. Enfin, mes plus
sincères remerciements vont à ma mère, mon père et
mes deux frères pour leurs encouragements, pour la relecture de mon
travail, pour leur considérable soutien dans tous les domaines de ma vie
et pour la liberté qu'ils m'ont permis d'atteindre.
Résumé :
Depuis la fin des années 70, le Brésil fait face
à un inquiétante augmentation de la criminalité urbaine.
Parallèlement, la peur de la criminalité a progressivement pris
une importance significative dans la vie et le quotidien des individus et donne
aujourd'hui lieu à des pratiques et des discours sécuritaires qui
tentent, matériellement et symboliquement, de restaurer l'ordre dans un
pays souvent jugé chaotique par ses propres citoyens. Perpétuant
des mécanismes hérités de la période esclavagiste,
ces pratiques et discours sécuritaires participent à la
criminalisation d'une certaine frange de la population, actualisent les
différentes formes de ségrégations et, paradoxalement,
entretiennent un cycle de la violence plus qu'ils n'y mettent un terme.
Mots-clés : Brésil ; Violence ;
Criminalité urbaine ; Peur ; Sécurité ; Racisme
Resumo :
Desde o final da década de 70, o Brasil tem enfrentado
um aumento preocupante da criminalidade urbana. Paralelamente, o medo da
criminalidade, gradualmente tomou uma importância significativa na vida e
no cotidiano dos indivíduos e dá origem à práticas
e discursos que tentam, materialmente e simbolicamente, restaurar a ordem num
país muitas vezes concebido como caótico pelos próprios
cidadãos. Perpetuando mecanismos oriundos do período
escravocrata, essas práticas e discursos participam da
criminalização de determinados grupos sociais, atualizam as
diversas formas de segregação e, paradoxalmente, contribuem ainda
mais para a manutenção de um ciclo da violência.
6
Palavras-chaves : Brasil ; Violência ;
Criminalidade urbana ; Medo ; Segurança ; Racismo
7
Table des matières
Introduction
|
10
|
Partie 1 : Natal face à l'augmentation de la
criminalité urbaine
|
24
|
I/ Eléments de contextualisation à propos de la
criminalité urbaine au Brésil
|
24
|
A) La notion de « criminalité urbaine »
|
24
|
B) Contextualisation historique de la criminalité
urbaine au Brésil
|
.26
|
C) Une criminalité urbaine géographiquement,
économiquement et
ethniquement marquée
|
29
|
D) Organisations criminelles et crime désorganisé
|
32
|
|
II/ Natal, une ville dangereuse
|
35
|
A) Statistiques criminelles
|
36
|
B) Histoires d'agressions. La dangerosité vécue
|
.50
|
Partie 2 : Le crime face au discours
|
60
|
I/ Différence entre risque réel et risque
perçu
|
60
|
II/ Le discours sur le crime
|
62
|
III/ Sentiment d'insécurité
|
66
|
Partie 3 : Se protéger : stratégies
d'évitement de la criminalité urbaine
|
70
|
I/ Considérations d'ordre politique et culturel
|
70
|
A) Privatisation de la res publica
|
70
|
B) Le jeitinho brasileiro
|
.73
|
|
II/ Protéger sa personne
|
75
|
A) Savoir se comporter dans la rue
|
77
|
B) Quelques règles préalables à
l'utilisation des moyens de transport
|
80
|
C) Abandonner l'espace public
|
81
|
II/ Protéger son foyer
|
82
|
8
Sécuriser l'habitat vertical
82
|
B) La vie en « condominio »
|
84
|
|
III/ Sécuriser le quartier
|
85
|
A) Sociétés de sécurité
privée et vigiles de rue
|
.85
|
B) Le projet Vizinhança Solidária e
Batalhão Participativo
|
87
|
|
Partie 4 : S'éloigner de la criminalité
urbaine, s'éloigner de l'Autre
|
94
|
I/ Contrôler l'espace, contrôler Autrui
|
.94
|
II/ Déplacement de la criminalité urbaine
|
.99
|
III/ Inégalités dans le domaine de la
sécurité
|
.101
|
IV/ Criminalisation de la pauvreté,
ségrégation spatiale et peur de la différence
|
108
|
A) Criminalisation de la pauvreté
|
.109
|
B) Peur de la différence
|
112
|
|
Partie 5 : Construction sociale du « bandit »
et pratiques répressives
|
114
|
I/ « Bandido bom é bandido morto »
|
114
|
A) Le « bandit » et le Diable
|
.117
|
B) Le « bandit » acteur
|
119
|
C) Bipartition du monde
|
121
|
|
II/ Corps tuables
|
123
|
A) Violences policières
|
124
|
B) Impunités judiciaires
|
130
|
III/ Corps emprisonnables
|
133
|
A) Incarcération de masse
|
133
|
B) Conditions inhumaines
|
138
|
|
IV/ Construction du crime ..140
Considérations finales .144
Liste des images, cartes, graphiques et tableaux
149
Références bibliographiques
.150
9
« On dit d'un fleuve emportant tout qu'il est
violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l'enserrent.
»
Bertolt Brecht
10
Introduction
Plus de 60.000 homicides ont été
enregistrés au Brésil en 2017. Soit une moyenne d'environ 170 par
jour. À titre de comparaison, entre 2011 et 2015, la Guerre de Syrie a
fait 256.000 victimes, quand, sur la même période, 279.000
personnes décédaient de mort violente au Brésil. En 2012,
le Brésil se plaçait ainsi à la 7ème place du
classement mondial des pays selon leurs taux d'homicides avec un taux de 27,4
pour 100.000 habitants (contre 5,3 aux États-Unis ou 0,6 en France)
(Waiselfisz, 2014, p.73-74).
Dans ce pays aux dimensions continentales, 54,5% de ces
victimes d'homicides avaient entre 15 et 29 ans, 91,6% étaient des
hommes et 73% s'identifiaient comme Noirs ou Métisses. Les taux
d'homicides chez les populations jeunes et Noires ou Métisses montent
ainsi à 80,7 pour 100.000 habitants (Ibid, p.152).
Ces chiffres sont issus d'un rapport sur la violence
brésilienne, coordonné par le sociologue Julio Jacobo Waiselfisz,
titulaire du Prix National de la Sécurité Publique et des Droits
Humains. Dans l'introduction de ce précieux document,
l'ex-présidente de la République Dilma Rousseff, commente :
« La violence contre la jeunesse noire est maintenant un
problème d'État au Brésil. Un des grands défis du
gouvernement brésilien est la création de politiques capables de
réduire la violence, principalement dans les périphéries
du pays, où résident les jeunes en situation de
vulnérabilité sociale. [...] Je tiens à vous dire que le
Gouvernement Fédéral donnera tout son soutien au Plan
«Jeunesse Vivante» (Juventude Viva), et nous articulons toutes les
sphères, tous les ministères, tous les gouvernements
étatiques mais aussi la justice [...] pour assurer qu'il y ait de fait
une focalisation sur ce que beaucoup désignent sous le nom de
génocide de la jeunesse noire. » (Ibid, p. 1)
1
Le problème de la criminalité urbaine est
récent au Brésil. Ce n'est en effet qu'à partir de la fin
des années 70 et du début des années 80 que celle-ci
commence à s'établir dans le
1 Traduction de l'auteur
11
paysage social comme une des principales problématiques
nationales. Conjointement à son développement progressif, son
corollaire, la peur de la criminalité a fait une entrée
foudroyante dans la culture brésilienne et dans les consciences
individuelles. En effet, bien que les homicides touchent essentiellement la
jeunesse masculine Noire et économiquement défavorisée du
pays, la criminalité urbaine atteint cependant divers autres groupes
sociaux, notamment sous la forme de crimes contre les biens, et entretient un
fort sentiment d'insécurité largement partagé par toutes
les classes sociales. Dans un pays où les ressources économiques
privées sont bien souvent utilisées pour combler les
défaillances de l'État - comme c'est régulièrement
le cas dans le domaine de la sécurité - les habitants des jeunes
métropoles brésiliennes mettent en place, selon leur
inventivité et leurs possibilités financières, des
stratégies sécuritaires censées les mettre à l'abri
des actes de criminalité urbaine. Que ces dernières prennent la
forme de pratiques quotidiennes de vigilance, de contrôle citoyen
minutieux des quartiers résidentiels ouverts, d'auto-enfermement dans
des complexes hautement sécurisés, de mise à
l'écart des populations jugées dangereuses ou
d'incarcération des groupes sociaux criminalisés, elles
façonnent des géométries urbaines qui tendent à
transformer les villes en « phobopoles », c'est-à-dire en
« villes dominées par la peur de la criminalité violente
» et par le contrôle
2
croissant de leurs espaces (Souza, 2008). D'autre part, le
sentiment croissant d'insécurité génère une
omniprésence de la question criminelle dans les discours - que ceux-ci
émanent de la classe politique, de la sphère médiatique ou
de la société civile - et participe à l'entretien d'un
ordre symbolique du monde sous-tendu par une idéologie
sécuritaire.
Dans la suite des nombreuses recherches déjà
réalisées au Brésil sur la criminalité, la peur de
la criminalité et la sécurité, il s'agira alors dans ce
travail de questionner les pratiques et les discours sécuritaires afin
notamment de faire émerger les problématiques qu'ils
véhiculent.
Apporter des réponses pratiques à l'augmentation
de la criminalité urbaine relève en grande partie du travail des
différents organes publics - mais aussi de la mise en place
d'initiatives citoyennes. De toute évidence il s'agit là d'une
entreprise fastidieuse et d'une infinie complexité, notamment pour avoir
à faire à la réalité imprévisible du monde
humain. Cette entreprise requiert un habile jonglage entre politiques
préventives et répressives, entre mesures sociales et
économiques, entre programmes à court-terme, à moyen terme
et à
2 Traduction de l'auteur
12
long-terme. Malheureusement, il n'existe aucune solution
miracle pour faire baisser les indices de criminalité.
Réfléchir de manière théorique sur
ces questions est une entreprise plus commode. Aucun anthropologue ni aucun
sociologue, dans les cadres de ses fonctions, n'a jamais envoyé un
régiment de police démanteler un réseau criminel dans une
des 800 favelas de Rio de Janeiro et sûrement aucun n'a jamais dû
se sentir responsable de la centaine de meurtres de policiers
comptabilisée dans la « cité merveilleuse » chaque
année. Cependant, le rôle du chercheur en sciences sociales
travaillant sur les questions de criminalité urbaine n'est pas
nécessairement celui de proposer des solutions. Je crois plutôt
que sa tâche est celle de faire émerger des problématiques
utiles à la réflexion en vue de la production de politiques
adéquates. Mon souhait, derrière ce travail, est de voir un jour
le cycle de la violence brésilienne s'arrêter. Ma contribution
sera alors celle de mettre en évidence, sur le papier, certains
mécanismes sociaux par lesquels ce cycle est alimenté.
Assurément, il s'agit d'un maigre apport et d'autre part, j'ai bien
conscience que les conclusions de ce travail pourront sembler quelque peu en
décalage face aux nécessités sécuritaires
immédiates de nombreux citoyens. Cependant, la paix sociale et le bien
vivre ensemble sont à mon sens des objectifs à définir
aujourd'hui pour prendre effet demain. La violence quant à elle, si elle
peut résoudre rapidement un problème, ce n'est à mon avis
que pour le voir revenir régénéré et
démultiplié.
Ici et là-bas
J'ai passé presque trois années de ma vie
à Natal, dans le Nordeste brésilien. Pendant trois ans, j'y ai
partagé le quotidien des Natalenses. J'ai appris à
connaître leur culture et leur mode de vie, j'ai écouté
leurs aspirations et leurs mécontentements, j'ai goûté
à leurs joies et j'ai profité des plaisirs qu'offre le
Brésil. Avec le temps, avec le perfectionnement de mon portugais, avec
l'incorporation en moi de la culture hôte, j'ai commencé à
me sentir non plus étranger mais presque citoyen. Mon sort me semblait
de plus en plus lié à celui des Brésiliens. Avec eux, j'ai
partagé de nombreux moments heureux mais j'ai aussi fait
l'expérience de leurs problèmes. J'ai été
confronté à la criminalité urbaine, j'ai partagé
plusieurs fois leur peurs et leurs angoisses, j'ai accompagné et
déploré la crise politique que traverse le pays et de nombreuses
fois, j'ai rêvé avec eux d'une société plus juste.
Aujourd'hui j'écris ce travail en français, dans ma langue
maternelle et mon lectorat
13
sera donc francophone. Il pourra peut-être servir
à certains de mes concitoyens qui, comme moi, s'intéressent
à la question de la criminalité sur le continent
Sud-américain. En tout cas, je ne voudrais pas qu'il soit lu sous le
signe de l'exotisme. Teresa Caldeira nous avait averti que « les
anthropologues du «style euro-américain» procèdent
généralement comme Marco Polo : ils décrivent les villes
étrangères qu'ils visitent à des personnes qui n'y ont
jamais été, sans parler de leurs propres sociétés
et cultures » , (Caldeira, 2000, p. 19) garantissant ainsi
3
que ces dernières restent préservées.
S'il est vrai que mon écriture s'inscrit dans ce cadre et que la France
est très peu mentionnée dans ce travail, je voudrais rappeler que
le monde est aujourd'hui globalisé et que les problématiques que
je soulève ici pourraient ne pas être si éloignées
de la réalité française. Certes les chiffres de la
criminalité urbaine en France n'atteignent pas un dixième de ceux
du Brésil. Cependant, ce travail met en avant certains aspects de la
société brésilienne qui devraient nous faire
réfléchir sur nos propres sociétés. Je pense
notamment à la manière dont la peur de la criminalité
engendre une crainte de l'altérité et la criminalisation de toute
une frange de la population. Il me semble que des parallèles
évidents pourront être fait à ce propos. Si effectivement
ce travail s'établit comme une critique sociale de la
société brésilienne et pourra emporter le lecteur vers des
paysages lointains, il faut toutefois, pendant sa lecture, garder à
l'esprit que peu importe les époques ou les lieux, les mécanismes
qui sous-tendent la violence sont souvent les mêmes.
D'autre part, si ce travail est écrit en
français, c'est parce qu'il devait être présenté en
France. Cela ne m'a pas laissé l'opportunité du doute sur la
langue à utiliser et je crois que de toute façon, si j'avais pu
choisir, je me serais tourné vers la facilité et donc vers ma
langue maternelle. Mais aujourd'hui que je tiens ce document dans mes mains, je
voudrais qu'il soit en portugais. Car il concerne beaucoup plus mes amis
brésiliens, quotidiennement affectés par les questions qui y sont
traitées. Natal est une ville qui me tient à coeur, une ville
à laquelle mon identité est liée et dont je me sens en
quelque sorte citoyen. Or, « les villes dont nous sommes citoyens sont des
villes dans lesquelles nous souhaitons intervenir, des villes que nous voulons
construire, réformer, critiquer et transformer » (Caldeira,
2000,
4
p.20). Ce travail critique Natal. Mais j'aurais aimé
que cette critique soit constructive, qu'elle participe à transformer la
ville. Je ne voudrais pas que cette critique reste une critique
française du Brésil adressée à des Français
qui en lisant ce travail risquent d'ailleurs de perdre l'envie de
connaître ce pays tout en contraste. Peut-être qu'un jour je le
traduirai.
3 Traduction de l'auteur
4 Traduction de l'auteur
14
Méthodologie
Je voudrais avant tout faire une remarque d'ordre syntaxique.
Si je reconnais que l'utilisation à l'écrit du masculin pour
désigner des groupes mixtes reproduit dans la langue les
mécanismes de la domination masculine et qu'il serait plus juste
d'utiliser des formes telles que : « é/ée », je
considère cependant que ces nouvelles incitations scripturales rendent
moins fluide la lecture. J'ai essayé dans la mesure du possible, d'opter
pour des tournures de phrases qui ne produisent pas de discrimination de genre.
D'autre part, jamais le mot « homme » n'a été
employé ici pour se référer à la catégorie
humaine dans son ensemble. J'ai conscience que ce ne sont que de maigres
contributions insuffisantes et je m'excuse par avance pour les
déceptions que mon écriture pourrait causer chez certain/es.
Ce travail n'a pas été le centre de mon
intérêt pendant les trois années que j'ai passées
à Natal. Je n'ai en effet commencé à appréhender
les questions de criminalité et de sécurité dans une
optique académique qu'à partir de ma dernière année
au Brésil. Cependant la question de la criminalité
brésilienne a, dès mes premiers pas sur le continent, fortement
attiré mon attention et apprendre à vivre dans une ville
affichant un des plus forts taux d'homicides au monde a été
d'ailleurs, je crois, l'un des aspects les plus marquants de mon
expérience d'expatrié. Pour cette raison, j'ai tendance à
considérer que mon ethnographie des pratiques et discours
sécuritaires a commencé dès mon arrivée sur le
territoire, d'autant que le quartier dans lequel j'ai résidé
pendant trois ans est également celui qui sert de cadre ethnographique
à ce travail.
Concernant l'enquête de terrain à proprement
parler, elle a été réalisée entre les mois de mars
2017 et mars 2018 à Natal. Après avoir interrogé quelques
personnes de mon quartier quant à leur sentiment face à
l'augmentation de la criminalité, j'ai rapidement été
dirigé vers Fiona , Présidente du Conseil communautaire de
sécurité du Conjunto dos
5
Professores, qui m'a introduit auprès des
différents participants de ce conseil. C'est avec eux qu'a
été réalisée la plus grande partie des entretiens
utilisés dans ce travail. D'autre part, la fréquentation de ces
individus m'a aussi amené à côtoyer
régulièrement divers agents de police. Deux d'entre eux ont
accepté de se livrer à des entretiens : le Capitaine Styvenson et
le Colonel Major Correia Lima.
5 Dans un soucis d'anonymat, tous les noms des
enquêtés ont été modifiés.
15
Le Conseil communautaire de sécurité du Conjunto
dos Professores est une association citoyenne de sécurité
basée dans le quartier du Conjunto dos Professores qui a pour objectif
le rapprochement des habitants - notamment grâce aux nouvelles
technologies de l'information et de la communication - en vue de promouvoir la
sécurité au sein du quartier. Il compte environ 700
adhérents dont les degrés de participation sont extrêmement
variés. Alors que certains ont simplement donné un justificatif
de domicile pour être admis au sein des groupes Whatsapp du Conseil et ne
suivent que de loin les discussions qui s'y tiennent, d'autres se
réunissent plusieurs fois par mois pour discuter activement des mesures
à prendre pour améliorer la sécurité dans le
quartier. Si la plupart des entretiens ont été
réalisés avec des membres actifs de l'association et donc avec
des individus particulièrement concernés par les questions de
sécurité, j'ai aussi pris le soin d'interroger des personnes plus
en retrait ainsi que certaines personnes ne faisant pas partie du Conseil
communautaire de sécurité (mais résidant dans le
quartier). Tous les entretiens ont été menés de
manière semi-directive et ont été enregistrés.
D'autre part, résidant moi-même dans le Conjunto
dos Professores au moment de l'enquête, j'ai pu intégrer les
différents groupes Whatsapp du Conseil communautaire de
sécurité : « Comunidade », « Emergência
1» , « Emergência 2 » et « Emergência 3 ».
Les groupes Emergência 1, 2 et 3 sont des groupes d'urgence comme leur
nom l'indiquent. Ils servent aux habitants à communiquer rapidement
lorsqu'ils font face à un incident criminel ou lorsqu'ils suspectent
l'imminence d'un tel incident. L'application Whatsapp n'offrant la
possibilité de constituer des groupes que de 256 personnes au maximum,
ces groupes sont presque remplis. C'est la raison pour laquelle il existe trois
groupes « Emergência » et non un seul. Le groupe «
Comunidade » permet quant à lui aux individus qui en font partie de
discuter entre eux en toute liberté. Alors que, dans un souci
d'efficacité, au sein des groupes « Emergência », toute
conversation n'ayant pas pour objet un événement urgent est
interdite, sur le groupe « Comunidade » au contraire, les
participants peuvent se livrer à des débats aussi variés
qu'ils le souhaitent.
Ma présence au sein de ces groupes constitue une source
significative des informations que j'ai pu recueillir. En effet, pendant un an,
j'ai lu avec attention toutes les conversations échangées au
travers de l'application et j'ai recopié celles qui attiraient mon
attention. Si cette méthode d'enquête ne pouvait supplanter la
réalisation d'entretiens, il faut toutefois noter qu'elle
présente certains avantages. En premier lieu, je crois pouvoir affirmer
que plusieurs participants à ces groupes n'avaient tout simplement pas
conscience de mon
16
existence et ne savaient pas qu'ils faisaient l'objet d'une
enquête ethnographique. Cela peut poser un problème d'un point de
vue éthique, mais il me semble qu'à partir du moment où
leur anonymat est conservé, ils n'encourent aucun préjudice. En
revanche cette méthode m'a permis de recueillir des informations brutes
sans que l'observation ne participe à la modification du sujet
d'observation. En effet, dans ce cas précis, ma présence sur les
groupes Whatsapp « Comunidade » et « Emergência »
étant ignorée de certains, ces derniers ont pu articuler des
discours qu'ils n'auraient peut-être pas tenus ou qu'ils auraient
peut-être nuancés s'ils s'étaient sus «
observés ». En deuxième lieu, cette « observation 2.0
» m'a permis d'avoir un aperçu général des discours
d'une bonne partie des 700 membres du Conseil communautaire de
sécurité, chose qu'il aurait été bien plus
compliqué d'atteindre au travers d'entretiens. Ainsi, si les entretiens
m'ont permis d'approfondir les sujets qui m'intéressaient et de
recueillir des récits beaucoup plus étoffés. La lecture
des conversations se déroulant sur les groupes Whatsapp m'a aidé
à inscrire les discours particuliers dans la « culture » plus
générale du groupe d'habitants et de constater
l'adéquation des propos recueillis lors des entretiens avec les modes de
pensée du groupe. En définitive, je crois que la combinaison de
ces deux méthodes d'enquête m'a offert la possibilité d'une
observation à la fois ciblée et détaillée autant
qu'élargie et englobante.
Repères spatiaux
L'enquête a été réalisée
dans le Conjunto dos Professores qui est un sous-quartier du quartier de Capim
Macio. Le quartier de Capim Macio se trouve dans la Zone Sud de Natal, capitale
de l'État du Rio Grande do Norte, située dans le Nordeste
brésilien.
Le Brésil
Le Brésil est un pays de 8,5 millions de km2
et d'environ 208 millions d'habitants. Il est divisé en cinq
régions : Norte, Nordeste, Centro, Sud et Sudeste et en 27 Unités
Fédératives (ou « États »).
17
Carte 1 : Carte politique du Brésil
Carte Politique du Brésil montrant les 5
régions et les 27 Unités Fédératives.
Sources : IBGE - 2018
Colonie portugaise pendant plus de trois siècles, le
Brésil déclare son indépendance le 7 septembre 1822, sous
le règne du régent Dom Pedro qui se fait couronner Empereur et
prend le nom de Pierre Ier. Suite à la proclamation de l'abolition de
l'esclavage par son fils Pierre II en 1888, les grands propriétaires
terriens renversent l'Empire et proclament la République en 1889.
Celle-ci sera désignée plus tard comme la « Vieille
République » ou la « République Café com
leite » (café au lait) du fait de la mainmise des grands
propriétaires de l'industrie du café et du lait sur le pouvoir
politique et économique. En conséquence de la crise
économique mondiale de 1929, l'oligarchie de la Vieille
République est renversée par un coup d'État fomenté
par Getulio Vargas, le 4 novembre 1930. Après quatre ans à la
tête de l'État, Getulio Vargas est élu Président en
1934 et se lance dans des réformes novatrices (droit de vote des femmes,
institution de la sécurité sociale,...) avant de céder
à la tentation fasciste : l'Estado Novo interdit les partis politiques
et soumet la presse à une étroite censure. Au sortir de la
Seconde Guerre Mondiale, le Brésil passe ensuite par une ouverture
18
démocratique durant laquelle les présidents
élus par le Congrès se succèdent. Mais en 1964, le trop
progressiste João Goulart est renversé par le corps militaire qui
instaure l'état d'exception. Dans le contexte de la Guerre Froide, cette
prise de pouvoir est justifiée par une « remise en ordre »
anti-communiste. Mais peu à peu les principes de l'État de droit
sont bafoués et la dictature s'installe au Brésil,
précédant ainsi de quelques années ses voisins (Chili et
Uruguay en 1973, Argentine en 1976). Des escadrons de la mort sont
constitués. Ils pratiquent la torture et traquent les opposants
politiques qui forment à partir des années 70 la majorité
de la population carcérale du pays. Après plus de 15 ans de
régime militaire, le début des années 80 marque un retour
progressif de l'État de droit et débouche sur la fin de la
dictature en 1985 et sur la promulgation d'une nouvelle Constitution en 1988,
qui instaure la démocratie représentative basée sur le
suffrage universel. Le Brésil est ainsi une jeune démocratie et
trente années n'ont pas suffi à mettre définitivement fin
au pouvoir du corps militaire qui reprend de sa vigueur à mesure que la
criminalité urbaine se fait de plus en plus présente dans la
société. D'autre part, en 2016, la Présidente Dilma
Rousseff a été destituée par le Congrès au travers
de ce que la plupart des commentateurs s'accordent à nommer un coup
d'État institutionnel.
Concernant la conjoncture politique, ce travail s'inscrit donc
dans le cadre d'une période trouble et mouvementée, où
l'avenir de la la démocratie semble incertain. Début 2018, au
cours d'une année marquée par les futures élections,
l'ex-président Luiz Inácio da Silva Lula a été
incarcéré pour corruption dans le cadre de la retentissante
affaire « Lava Jato ». Le leader populiste de gauche, qui
était présenté comme le principal prétendant
à la tête de l'État, voit ainsi ses chances de se
présenter aux élections extrêmement réduites. Fait
qui mérite d'être cité, la veille du jugement par le
Tribunal Fédéral Suprême, du recours de Lula, le
Général de l'armée brésilienne Eduardo Villas
Bôas, affirmait, dans une menace à peine voilée contre la
plus haute institution judiciaire du pays :
« Je garantis à la Nation que l'Armée
Brésilienne partage l'aspiration de tous les citoyens du bien
[cidadãos de bem] au refus de l'impunité et au respect
de la Constitution, à la paix sociale et à la Démocratie,
tout autant qu'elle reste attentive à ses missions institutionnelles.
»6
Suite à l'incarcération du chef du Parti des
Travailleurs, une autoroute s'est ouverte pour le candidat d'extrême
droite et militaire réserviste Jair Bolsonaro, aujourd'hui
cité
6 Traduction de l'auteur. Folha de São Paulo, 3 avril
2018, « Na véspera de julgamento sobre Lula, comandante do
Exército diz repudiar impunidade ».
19
comme favori par les instituts de sondages. Celui qui a
commencé son parcours politique sous la dictature est notamment connu
pour ses positions en faveur de la peine de mort, de la réduction de la
majorité pénale, du droit au port d'arme, et pour ses prises de
paroles virulentes contre les droits des homosexuels et des
minorités.
Du point de vue économique, le Brésil est la
septième économie mondiale avec un PIB de 2 396 milliards de
dollars en 2012. Sa balance commerciale est positive et sa dette
extérieure est d'environ 321 milliards de dollars. Mais le Brésil
est aussi et surtout un des
7
pays les plus inégalitaires du monde avec un coefficient
de Gini de 0,513 en 2015 . Selon le
8
World Inequality Data Base, dirigé par Thomas Piketty,
au Brésil, les 1% les plus riches se partagent 28,3% du revenu national.
À l'autre extrémité, 52,2 millions de brésiliens,
soit un quart de la population totale, vivent au dessous du seuil de
pauvreté et 13,35 millions se trouvent dans une situation
d'extrême pauvreté.9
Ces chiffres doivent être mis en relation avec la
prétendue « Démocratie Raciale » dont le Brésil
se vantait jusqu'il y a peu devant la Communauté Internationale. En
effet, malgré les apparences affichées, cent trente ans
après l'abolition de l'esclavage, l'histoire n'a pas encore permis aux
afro-descendants d'accéder au même statut social,
économique et politique que les populations blanches. À ce
propos, le rapport de la Commission d'Enquête du Sénat sur les
Assassinats de Jeunes est particulièrement éclairant :
« Les données de l'IBGE concernant la
pauvreté au Brésil montrent qu'actuellement, le contingent de la
population noire, qui représente 53,6% de la population totale, est
sur-représentée au sein des 10% les plus pauvres, avec une
participation de l'ordre de 76%. Inversement, si nous observons les groupes aux
revenus les plus élevés, la sous-représentation de la
population noire n'est pas moins flagrante. Parmi les 1% les plus riches, la
participation de la population noire n'est que de 15% du total. »
Après avoir cité d'autres chiffres concernant
notamment les indices de mortalité infantile, de revenus, de
chômage, de scolarité et d'accès au services publics, la
Commission conclut :
7 Données IBGE
8 Données Banque Mondiale
9 Données IBGE - Síntese dos Indicadores Sociais
2017
« Le scénario global se caractérise par
l'existence d'une différence significative entre le mode de vie des
Noirs et des Blancs au Brésil. »
La Commission note ensuite :
« Le manque d'importance donnée à la
question raciale, jusque dans les secteurs les plus progressistes prouve la
force du racisme dans la société brésilienne. Ce racisme
peut être défini comme une idéologie, c'est à dire,
comme un ensemble de croyances et valeurs qui classifient et ordonnent les
individus en fonction de leur phénotype. Selon l'échelle de
valeur produite par le racisme, l'archétype blanc européen
revêt la position dominante, comme modèle positif
supérieur, alors qu'à l'opposé, l'archétype noir
africain persiste comme modèle négatif inférieur. Le
racisme est incrusté dans les relations sociales en
général. Il agit comme une espèce de filtre social,
ouvrant des opportunités à certains et fermant des portes
à d'autres et dessine une société extrêmement
inégale et injuste, dont les bases reposent sur le clivage racial.
»
Le rapport de la Commission d'Enquête Parlementaire
rappelle ensuite les racines historiques du racisme brésilien :
« En tant qu'idéologie, le racisme s'est
développé comme source d'inspiration pour la construction de
l'idéal national. À partir de la seconde moitié du
XIXème siècle, avec la naissance des théories
eugénistes, qui stipulaient la supériorité de la race
blanche, se renforce l'idée de la nécessité du
blanchissement comme unique possibilité de construction d'une nation
développée. Ainsi, alors que le pays discutait la suppression du
régime esclavagiste, le racisme scientifique gagnait du terrain et
subventionnait la création de politiques tournées vers
l'immigration d'éléments européens en vue du
blanchissement de la société brésilienne. »
20
Enfin, la Commission postule que :
21
« au Brésil, le racisme a pour effet de
naturaliser la réalité en place, de favoriser l'absence de
changements sociaux et de participer à la perpétuation des
inégalités, de la pauvreté et de la misère. La
société brésilienne ne parvient pas à concevoir
l'existence d'un contingent gigantesque de pauvres, de mendiants et d'individus
habitant dans des bidonvilles, comme une situation méritant d'être
affrontée et solutionnée. Au contraire, tout cela semble faire
partie d'un naturel et séculaire paysage social brésilien. Le
racisme empêche que les individus reconnaissent dans les pauvres et les
misérables leurs semblables. Il n'y a aucune indignation ni
volonté de changement de la part des classes moyennes et
supérieures. C'est comme s'il existait des catégories distinctes
de personnes. Un groupe privilégié disposant des droits de la
citoyenneté et un autre dont la réalité est au contraire
celle de la pauvreté, de la misère et du manque d'État et
de citoyenneté. Se crée ainsi un terreau culturel favorable
à la perpétuation des inégalités. Le racisme
revêt un rôle fondamental dans ce processus. »
10 (CPI do Assassinato de Jovens, 2016).
Le Brésil reste ainsi un pays hautement
inégalitaire et où, statistiquement, la couleur de peau
entretient des liens étroits avec le statut social. Pour en saisir toute
la teneur, il faut penser en terme d'intersectionnalité et porter un
regard macro-sociologique sur la réalité de la
société brésilienne : statistiquement, les marqueurs
sociaux se recoupent : les Noirs sont pauvres, les pauvres vivent en
périphérie, les gens qui vivent en périphérie sont
pauvres, les pauvres sont noirs... Comme nous le verrons par la suite, la
racisme sert de toile de fond permettant de légitimer un «
autoritarisme socialement implanté » (Pinheiro, 1994) dont les
effets sont la ségrégation urbaine et le contrôle parfois
violent des populations vulnérables.
Natal
Natal est une ville de 885.180 habitants (environ 1,5 million
avec la région
11
métropolitaine) et s'étend sur un territoire
d'environ 167 km2. Elle est la capitale de l'État du Rio
Grande do Norte dans le Nordeste Brésilien. Elle est divisée en 4
grandes régions administratives (Zone Nord, Zone Sud, Zone Ouest et Zone
Est) et en 36 quartiers. Comme
10 Traductions de l'auteur
11 Estimations IBGE, 2017.
22
beaucoup d'autres agglomérations brésiliennes,
Natal se présente comme une ville architecturalement marquée par
l'existence de fortes inégalités économiques, le paysage
urbain alternant entre hauts immeubles luxueux, quartiers précaires de
périphérie,
12
« condominios fechados » , favelas et
quartiers résidentiels.
Carte 2 : Carte administrative de Natal
Carte des divisions administratives de Natal
Source : SEMSURB, 2010
12 Le terme portugais « condominio » qui n'a
pas vraiment de traduction en français, désigne des structures
habitationnelles régies par un droit de propriété
partagé. Dans la pratique, il s'agit d'immeubles ou de
conglomérat de maisons possédant des espaces communs et
étant, dans la majorité des cas, des espaces hautement
sécurisés destinés aux classes
privilégiées.
23
Capim Macio et le Conjunto dos Professores
Capim Macio est un quartier principalement résidentiel,
situé dans la Zone Sud de Natal. Il affiche des prix au mètre
carré, parmi les plus chers de la capitale et est constitué en
majorité d'immeubles luxueux et de vastes maisons. Les salaires de ses
habitants sont parmi les plus élevés de la ville (au début
des années 2000, 58% des habitants de ce quartier gagnaient plus de 10
salaires minimums . Le quartier occupe une position
13
privilégiée au sein de la capitale : il est
voisin du quartier touristique de Ponta Negra et de la plage du même nom
; il est traversé par la principale artère de la ville, l'avenue
Roberto Freire, ce qui rend l'accès aux autres quartiers de la ville
relativement aisé ; il abrite plusieurs universités
privées et débouche directement sur l'Université
Fédérale ; il possède également de nombreux
restaurants, centres commerciaux et supermarchés. En 2010, Capim Macio
abritait un peu plus de 20 000 habitants répartis dans 12
sous-quartiers. Environ 60% de cette population habitent dans des maisons et
40% dans des immeubles.14
Le Conjunto dos Professores est un de ces sous-quartiers de
Capim Macio. Lors du dernier recensement, en 2009, il était
composé de 256 unités d'habitation et abritait 1024 habitants.
À l'exception de quelques très rares immeubles, presque toutes
les foyers sont des maisons, souvent de un ou deux étages avec garage et
jardin. C'est un sous-quartier presque uniquement résidentiel, avec
très peu de commerces. S'il fut initialement construit dans le but de
loger les professeurs de l'Université Fédérale qui lui
fait face, aujourd'hui, le sous-quartier a beaucoup perdu de cette
spécificité et est habité par des personnes aux
professions variées. Mis à part la place centrale Helio
Galvão, le Conjunto dos Professores est essentiellement constitué
de rues et de maisons relativement similaires les unes aux autres.
13 Au brésil, les statistiques utilisent
généralement la valeur d'un salaire minimum (954 reais
aujourd'hui, soit 225€) pour définir la valeur des autres
salaires.
14 Sources : SEMSURB, 2010
24
Partie 1 : Natal face à l'augmentation de
la criminalité urbaine
Depuis la fin des années 70 et le début des
années 80, le Brésil fait face à une inquiétante
augmentation de la criminalité urbaine. Pendant la première
décennie du XXIème siècle, le Rio Grande do Norte est
l'État brésilien qui a le plus souffert de cette situation avec
une augmentation des taux d'homicides de 229% entre 2002 et 2012, passant ainsi
de 10,2 homicides pour 100.000 habitants en 2002 à 34,7 en 2012, sans
jamais afficher de baisse d'une année à l'autre (Waiselfisz,
2014, p. 37). Il s'agira alors dans ce chapitre d'apporter quelques
explications sur la notion de criminalité urbaine, sur la forme qu'elle
a pris lors de ces quarante dernières années et sur son
développement au sein des métropoles (I). Dans un second temps
l'accent sera mis sur la ville de Natal en vue d'établir une
évaluation exhaustive de la conjoncture criminelle au sein de la
métropole (II).
I/ Eléments de contextualisation à
propos de la criminalité urbaine au Brésil
A) La notion de « criminalité urbaine »
La criminalité représente l'ensemble des actes
illégaux, délictuels et criminels, commis dans un milieu
donné à une époque donnée. Dans l'imaginaire
collectif, la criminalité est souvent associée aux classes
sociales les plus défavorisées et les sciences sociales ont
d'abord partagé ce point de vue du sens commun. De nombreux auteurs ont
ainsi postulé l'hypothèse que la violence et la
criminalité trouvaient essentiellement leur origine dans des facteurs de
nature économique (pauvreté, manque d'opportunité,
inégalités,...). Si les périphéries urbaines de
nombreux pays du monde contemporain favorisent effectivement le
développement d'une culture criminelle dont l'expression la plus
significative se trouve dans l'existence d'organisations criminelles du type
gangs, cartels ou factions, de nombreux chercheurs en sciences sociales
(Wacquant, 1999 ; Misse, 2007 ; Adorno, 1996 ; Zaluar, 1996) se sont rapidement
opposés à cette association simpliste entre criminalité et
conditions économiques et ont montré que la transgression des
règles était une pratique commune à l'ensemble des strates
de la société. Alors que dans l'imaginaire collectif, la
criminalité est généralement associée aux
braquages, aux vols à main armée et aux bandes
25
de jeunes qualifiés de « voyous », il ne faut
pas oublier que le terme regroupe des phénomènes aussi divers que
le détournement de fonds, le harcèlement au travail ou
l'usurpation d'identité, pour ne citer que quelques exemples qui
permettent de la resituer dans toute sa transversalité.
Dans ce travail, il sera cependant question de la
criminalité qui fait justement l'objet des fantasmes collectifs. Pour la
différencier des nombreux types de criminalité existants, j'ai
choisi de l'appeler « criminalité urbaine ». Cette
dénomination est contestable car elle pourrait englober plus d'actes
criminels que ceux que je souhaiterais isoler ici. Si on prenait sa
définition dans son sens littéral, la « criminalité
urbaine » rassemblerait en effet tous les actes criminels commis au sein
de la ville. Cependant, loin de moi, l'idée de me pencher sur une telle
entreprise. Mais, comme il n'est commode ni pour moi d'énoncer à
chaque paragraphe la liste de tous les crimes et délits dont il est ici
question, ni pour le lecteur de les lire, l'utilisation d'un terme
général s'imposait. Mon choix s'est porté sur celui de
« criminalité urbaine », notamment pour souligner le
caractère contemporain du phénomène. Si les actes qu'elle
englobe existent depuis des centaines d'années, il est cependant notoire
que les métropoles brésiliennes font aujourd'hui face à
une augmentation significative d'un certain type de criminalité,
augmentation qui n'est pas sans rapport avec les transformations sociales de
l'ère post-industrielle et dont les premiers symptômes ont
été repérés, dans un autre contexte, par les
sociologues de l'école de Chicago au cours de la première
moitié du XXème siècle.
Le terme de « criminalité urbaine » a
également pour avantage de placer la criminalité dans la rue. Les
actes criminels qui m'ont intéressé au long de mon enquête
étaient en effet ceux qui à la fois provoquaient un sentiment
d'angoisse chez les citoyens durant la fréquentation de leurs espaces
quotidiens, et qui en même temps surgissaient de la masse anonyme de la
ville. J'entends ainsi par criminalité urbaine les actes criminels dans
lesquels les victimes sont en principe inconnues des agresseurs et les
agresseurs inconnus des victimes et dont la réalisation nécessite
le déplacement des agresseurs jusqu'aux victimes ou jusqu'à leurs
biens. Il s'agira ainsi bien souvent de crimes commis au sein de l'espace
public et frappant aléatoirement ceux qui le fréquentent. Ce sont
ces caractéristiques d'anonymat et de hasard, cette idée que
l'acte criminel peut surgir à n'importe quel moment et n'importe
où, qui génèrent un sentiment de peur chez les individus
et qui font la singularité de la criminalité urbaine. On pourrait
ainsi la définir également
26
comme la criminalité qui entretient les peurs contre
l'intégrité physique et mobilise les logiques sécuritaires
au quotidien.
Une liste des crimes et délits qu'elle englobe sera
donnée dans la deuxième partie de ce chapitre, mais le lecteur
aura d'ores et déjà compris que dans les faits, la
criminalité urbaine telle que je la conçois rassemble des actes
criminels tels que les attaques à main armée, les vols, les
homicides ou encore les cambriolages.
B) Contextualisation historique de la criminalité
urbaine au Brésil
La criminalité urbaine devient une préoccupation
dans la société brésilienne au début des
années 80. De tout temps, bien sûr, la violence a fait partie du
Brésil. Violence de la colonisation en premier lieu, violence dans les
rapports interindividuels ensuite, tout au long de son histoire et notamment
avec la traite négrière. Mais la criminalité urbaine telle
qu'elle existe aujourd'hui et l'attention qui lui est portée sont des
phénomènes spécifiques aux quarante dernières
années. Dans la seconde moitié du XXème siècle, la
violence qui était au centre des préoccupations, avant que la
criminalité urbaine ne devienne un problème social, était
celle du régime militaire, au pouvoir entre 1964 et 1985. Angelina
Peralva fait remarquer, à juste titre, que « alors que par le
passé, la violence émanait directement du système
politique et des institutions, depuis la sortie du régime autoritaire
elle s'est généralisée à l'ensemble de la
société civile. » (Peralva, 2001). Au Brésil la
démocratisation récente de la société s'est
effectivement accompagnée d'une augmentation de la criminalité
urbaine. Comment alors expliquer cette recrudescence des actes de violence au
sein de la population ? Pour le comprendre, il faut d'abord se pencher sur la
structure des villes brésiliennes. La fin du XIXème et le
début du XXème siècle ont réuni au Brésil
deux éléments particuliers : la fin de l'esclavage (avec la
Lei Áurea (Loi d'Or) en 1888) et le début d'une
urbanisation accélérée, dont l'exemple le plus frappant
peut être trouvé dans le cas de São Paulo : alors que la
ville ne comptait que 64.934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008, p.38), les
derniers recensements donnent des estimations qui dépassent les 12
millions. Paradoxalement, les villes brésiliennes sont sorties de terre
sans plan d'urbanisme, laissant à l'initiative privée le soin de
dessiner le nouveau visage du pays. Alors que les promoteurs immobiliers
inondaient (et inondent encore) les centres urbains de buildings de haut
standing, les périphéries se constituaient sous les coups de
marteau des affranchis. Rapidement, les nouvelles métropoles prirent la
forme qu'on leur connaît aujourd'hui : d'un
27
côté de riches centres urbains habités par
la classe blanche et de l'autre des périphéries pauvres
principalement peuplées de descendants d'esclaves. Cette
géométrie de l'espace est le reflet de la hiérarchie
sociale, celle d'un Brésil à deux vitesses et à deux
citoyennetés, profondément inégales. Et depuis l'abolition
de l'esclavage jusqu'à aujourd'hui, les différents
systèmes politiques successifs, appuyés par l'économie de
marché, ont su maintenir cette dualité de statuts. Cent trente
ans après la Lei Áurea, le Brésil continue en
effet d'afficher deux citoyennetés différenciées et
inégalitaires (Holston, 2013, p. 98) : celle de ceux qui profitent des
avantages de l'État démocratique et celle de ceux qui n'en
récoltent que les inconvénients. D'ailleurs l'État de
droit n'a jamais existé dans les périphéries
brésiliennes. Depuis toujours, ce sont des espaces abandonnés par
les institutions gouvernementales. On peut s'aventurer dans une favela et y
trouver une école, mais si on discute avec ses professeurs, on comprend
bien vite qu'elle survit difficilement uniquement grâce à la
volonté et aux nombreux sacrifices de ces derniers. En 2010 l'UNICEF,
s'appuyant sur des données de l'IBGE , calculait que 3,8 millions
d'enfants ne sont pas scolarisés au Brésil et alors que
15
l'école y est obligatoire jusqu'à 17 ans, 17,4%
des 15-17 ans seraient hors du système scolaire . Il va sans dire que
ces chiffres ne concernent pas les classes aisées dont les
16
enfants sont dans la majorité des cas inscrits dans des
écoles privées offrant des cours de bien meilleure
qualité. Les conséquences se font sentir à
l'université. Malgré l'institution de diverses politiques de
quotas basés sur la couleur de peau initiée en 2000, en 2011,
seulement 35,8% des 18-24 ans s'identifiant à la couleur noire
étaient inscrits à l'université, contre 65,7% de ceux
s'identifiant à la couleur blanche . L'exemple de l'éducation
est
17
symptomatique et la situation est approximativement similaire
en ce qui concerne tous les autres services publics. Qu'il s'agisse des
transports, des hôpitaux, du raccordement à l'égout ou de
la présence policière, la plupart des favelas et
périphéries urbaines affichent des statistiques alarmantes.
C'est en grande partie cette absence étatique dans
certaines zones du territoire qui a, petit à petit, permis
l'implantation du narcotrafic dans les quartiers pauvres des métropoles
brésiliennes. Dans les années 80, la production de cocaïne
est en pleine effervescence dans les pays voisins et notamment dans la Colombie
de Pablo Escobar. Alors qu'en Amérique du Sud, le marché se
concentrait sur le Pérou, la Bolivie et la Colombie, sa
géographie se transforme peu à peu à partir du dernier
quart du XXème siècle et se développe sur tout le
15 L'IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e
estatística) est le principal organe public producteur de statistiques
au Brésil.
16 Sources : IBGE, 2012
17 Sources : IBGE, 2012
28
continent. Suivant le modèle des cartels colombiens ou
des gangs mexicains, des petits criminels brésiliens fondent les
premières factions criminelles. Le Comando Vermelho (CV), naît en
1979 dans la prison de Cândido Mendes sur l'île Ilha Grande
à quelques kilomètres de Rio de Janeiro, suivi 14 ans plus tard
par le Primeiro Comando da Capital (PCC) qui occupe aujourd'hui le podium
national des organisations criminelles. Constituées initialement pour
lutter contre les conditions précaires du système
carcéral, celles-ci se tournent néanmoins rapidement vers le
narcotrafic pour financer leurs activités. Si leur centre de
commandement se trouve dans les prisons, elles investissent néanmoins
les espaces liminaires que sont les favelas et les périphéries
pour y instituer leurs points de vente, renforçant par la même
occasion l'éloignement social de ces espaces qui deviennent de
véritables fiefs du narcotrafic. Pour mener à bien leurs
activités illégales, les factions criminelles ferment les favelas
au contrôle policier et des trafiquants s'érigent en petits
seigneurs locaux, notamment à Rio de Janeiro où la
géographie particulière permet le cloisonnement total des
territoires. Ce sont eux qui assurent désormais le fonctionnement des
services dans les communautés. Ils fournissent l'accès aux ondes
télévisuelles, sont juges des litiges entre habitants, financent
les travaux dans les écoles et assurent la sécurité de la
zone. Mais parallèlement, leurs organisations recrutent et
rémunèrent des enfants pour accomplir les petites tâches du
narcotrafic, elles arment lourdement leurs membres et précipitent
parfois les espaces contrôlés dans des guerres de territoires
contre les organisations ennemies. D'autre part la cocaïne et son
dérivé, le « crack », stupéfiants hautement
addictifs et en théorie réservés à la vente, sont
bien souvent consommés par les propres participants au trafic,
malgré les mises en garde et/ou interdictions énoncées par
les parties supérieures de la hiérarchie des organisations
criminelles.
C'est ce cocktail explosif de narcotrafic, d'escalade de
l'armement et de consommation de psychotropes qui a créé au fil
du temps, dans les quartiers défavorisés, les conditions
d'émergence d'une criminalité urbaine et d'une culture criminelle
propre à ces espaces. Dans un article paru dans une revue
française le sociologue Sérgio Adorno, spécialiste des
questions de violence et fondateur du Núcleo de Estudos da
Violência à l'Université Fédérale de
São Paulo et s'appuyant notamment sur les travaux de l'anthropologue
Luiz Eduardo Soares, résume en un paragraphe ces différents
points :
« L'omniprésence du trafic de drogues au sein des
classes
populaires constitue un autre obstacle au monopole
étatique de la violence, comme l'ont montré les études de
Zaluar, Peralva et Soares. Soares
29
identifie treize raisons pour lesquelles le trafic d'armes et
de drogues sous-tend l'une des dynamiques les plus perverses du Brésil,
où il faut compter : le nombre élevé de morts, la
désorganisation de la vie associative et politique dans les milieux
populaires, le régime despotique imposé aux favelas et aux
quartiers populaires en général, le recrutement d'enfants et
d'adolescents, dont la vie est ainsi prématurément compromise, la
dissémination de valeurs bellicistes contraires à l'universalisme
politique et citoyen, la dégradation du sentiment d'appartenance
communautaire traditionnelle, le renforcement de sensibilités
patriarcales, de l'homophobie et de la misogynie, le lien entretenu avec les
crimes «col blanc» et avec d'autres types de pratiques criminelles.
En un mot, le trafic de drogues se substitue à l'autorité morale
des institutions sociales régulières par le caractère
despotique et/ou tyrannique des règles édictées par les
criminels, opposant ainsi au monopole étatique de la violence toute une
série d'obstacles. En outre, l'existence, dans la plupart des grandes
villes brésiliennes, de zones où prévalent des
règles édictées par le trafic de drogues suggère la
constitution de «kystes» urbains affranchis de l'application des
lois. » (Adorno, 2005).
C) Une criminalité urbaine géographiquement,
économiquement et ethniquement marquée
« L'unique différence entre les jeunes qui volent
et ceux qui sont volés c'est le mur social qui divise le pays.
»18
Reginaldo Ferreira da Silva (Ferréz), Manual
prático do ódio,
2014.
Dans ces conditions, la criminalité urbaine
brésilienne a pris une forme particulière. Certes, certains
jeunes des classes aisées s'adonnent parfois à des
activités qu'on rangera dans la catégorie de criminalité
urbaine, telles que des vols à main armée, mais il n'en reste pas
moins que la grande majorité de ces activités sont commises par
des jeunes hommes, noirs, pauvres et issus des quartiers populaires. Les
principaux facteurs explicatifs historiques viennent d'être
évoqués. Ils s'actualisent dans le présent et se
perpétuent dans
18 Traduction de l'auteur
30
les lignes d'un cercle vicieux.
Dépossédés de perspectives d'avenir, abandonnés des
services de l'État, parfois orphelins livrés à
eux-mêmes et grandissant dans un environnement où le narcotrafic
est omniprésent, certains jeunes des périphéries,
préfèrent rejoindre les bancs de l'école du crime qui leur
offrent une illusion de prise en main de leur destin plutôt que de subir
la trajectoire de laissés pour compte de la mondialisation qui leur est
tracée. Chaque parcours est individuel et répond à ses
propres logiques, chaque individu qui, à un moment donné de sa
vie, entreprend la pratique d'actions criminelles, a sa propre histoire et ses
propres motivations. Cependant l'environnement des périphéries
urbaines et la place qu'occupent leurs habitants dans la société
favorisent aujourd'hui l'émergence de certains parcours criminels. En
premier lieu, les périphéries urbaines sont le foyer de
prédilection d'une sorte de contre-culture délinquante que les
auteurs brésiliens s'accordent à nommer « sujétion
criminelle » (Misse, 2010, Teixeira, 2009, Ramalho, 2002). Face aux lois
du marché, face à la violence symbolique des classes
aisées vis à vis des classes populaires, face à la
violence institutionnelle, l'identité de « bandit »
s'érige comme une possible subjectivité divergente et subversive.
Être « bandit », c'est s'opposer, consciemment ou non, à
la morale publique, aux règles du monde telles qu'elles sont
formulées par la société et renverser les normes d'un
système économique inégalitaire. L'appartenance à
cette catégorie identitaire offre un certain nombre de privilèges
symboliques et matériels parmi lesquels l'accès à la
consommation, le prestige, le pouvoir, le respect et la reconnaissance de la
virilité masculine. Cependant elle est une catégorie à
double tranchant et c'est pourquoi son foyer de prédilection se trouve
dans les périphéries urbaines. Elle est une catégorie
dangereuse, sérieuse, trop fortement moralement et physiquement
condamnée pour qu'elle sorte des quartiers pauvres. Seuls ceux qui n'ont
rien à perdre osent s'aventurer à la revendiquer. Le sociologue
de l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, Michel Misse
parle de « sujétion criminelle » pour signifier cette
identification sociale et auto-identification à la criminalité
urbaine. Expliquant que la sujétion criminelle est
territorialisée dans les espaces contrôlés par le
narcotrafic et qu'elle est le résultat d'une désignation sociale
produisant une « exclusion criminelle spécifique » ainsi que
d'une attribution au sujet d'une tendance à pratiquer des crimes et
d'une auto-représentation de l'agent, l'auteur rappelle aussi que le
sujet criminel est un individu inévitablement condamné :
« [Il] n'est pas quelqu'un qui commet des crimes, mais
qui en commettra toujours, un bandit, un sujet dangereux, un sujet
irrécupérable, quelqu'un dont on peut naturellement
désirer qu'il meurt, un sujet qui peut être tué,
31
qui est tuable. À la limite de la sujétion
criminelle, le sujet criminel est celui qui peut être tué.
»
Et il ajoute un peu plus loin :
« le rôle de «bandit» est à tel
point réifié dans l'individu qu'il n'y a que très peu
d'espace, pour négocier, manipuler ou abandonner l'identité
publique stigmatisée. [...] Il s'agit d'un processus d'inscription du
crime dans la subjectivité de l'agent, comme s'il s'agissait d'une
possession. » (Misse,
19
2010).
La pratique d'actes de criminalité urbaine est ainsi
particulièrement périlleuse au Brésil. Le « bandit
» étant perçu comme le principal responsable du
désordre social et de tous les maux du pays, la reconnaissance de ses
droits fondamentaux lui est reniée et la valeur de sa vie est absolument
dépréciée. « Bandido bom é bandido morto
» (un bon bandit est un bandit mort) dit l'adage populaire. Se livrer
à des actes de criminalité urbaine, c'est donc accepter
l'idée de perdre la vie à tout instant, et le coup fatal peut
venir de divers acteurs parmi lesquels les forces de police, les
citoyens-justiciers, les agents pénitentiaires ou encore les autres
individus pris dans des logiques criminelles, notamment lors de guerres de
factions ou à l'occasion de règlements de comptes.
D'autre part, le système carcéral est un
environnement extrêmement violent. En témoignent les
récents massacres dans les prisons du Nord et Nord-Est du pays qui ont
fait au moins 160 morts en janvier 2017 (Manso, Dias, 2017). Pour cette raison,
les juges
20
hésitent à y envoyer les individus des classes
privilégiées qui sont souvent considérés inaptes
à survivre dans ces espaces. La loi sur la possession de
stupéfiants, par exemple, ne détermine pas une quantité
permettant de différencier la consommation du trafic et
l'appréciation laissée aux juges offre à voir des
situations a priori paradoxales où un jeune de classe populaire pris en
possession de 2 grammes de cocaïne sera incarcéré pour
trafic, alors qu'un individu de classe aisée, arrêté en
possession de 100 grammes pourra être considéré comme
consommateur et relaxé. Si ces inégalités de traitement
judiciaire sont
19 Traductions de l'auteur
20 Le 1er janvier 2017, 56 détenus membres de
l'organisation criminelle « PCC » sont assassinés dans une
prison de Manaus par une faction rivale. S'en suivent des représailles
dans d'autres prisons du pays : une semaine plus tard 5 détenus sont
assassinés à Manaus et 33 sont assassinés dans la ville
voisine de Boa Vista ; le 14 janvier au moins 60 prisonniers sont
assassinés dans la prison de Natal. Les images rapportent des actes de
violences extrêmes (torture, décapitations, cannibalisme...).
32
moralement justifiées dans la pratique par la
protection d'individus dont l'espérance de vie dans les prisons est
estimée à quelques jours, en contrepartie, elles contribuent
à créer une surreprésentation des classes populaires dans
les institutions carcérales. Or, comme l'ont montré de nombreux
auteurs (voir par exemple : Foucault, 1993, p. 234-236 ; Ramalho, 2002), les
prisons - et notamment les prisons brésiliennes -, loin de
réaliser leurs fonctions de réinsertion et de resocialisation,
favorisent l'organisation des réseaux criminels, augmentent les taux de
récidives des détenus et plongent leur famille dans des
conditions favorables à l'émergence de futurs comportements
criminels, ces différents facteurs débouchant in fine
sur le renforcement des liens entre criminalité urbaine et classes
populaires.
La criminalité urbaine au Brésil est donc
principalement l'apanage d'une certaine frange de la population appartenant
à certains espaces. Les marqueurs sociaux se recoupant, il est possible
de synthétiser la situation en disant que statistiquement, la
criminalité urbaine est majoritairement pratiquée par des jeunes
hommes, noirs, pauvres et habitant les quartiers populaires des
métropoles. Cette information mérite ici d'être
soulignée, car un des principaux objectifs de ce travail sera de montrer
comment la peur que génère ce type de criminalité et les
discours et représentations qui lui sont associés, mobilisent des
pratiques sécuritaires et des politiques répressives qui au lieu
de pacifier la société, alimentent ce cercle vicieux de la
criminalité et renforcent l'éloignement, l'intolérance et
la violence entre les différents groupes sociaux.
D) Organisations criminelles et crime
désorganisé
Au Brésil, la criminalité urbaine est en pleine
transformation depuis quelques années. Au sortir de la dictature
militaire, elle était surtout le fait d'individualités ou de
petits groupes nommés « quadrilhas » . Certes le
Comando Vermelho , la première véritable organisation
criminelle brésilienne était née en 1979, mais sa
structure restait largement horizontale et, comme le disait un de ses
fondateurs, il s'agissait moins d'une organisation que d'un « comportement
», « une forme de survivre dans l'adversité » (Da Silva
Lima, 2001). En 2018, les réseaux criminels sont
hyper-structurés, hiérarchisés et transnationaux. Cette
transformation radicale est le fruit de plusieurs facteurs concomitants.
33
En premier lieu, c'est entre le début des années
80 et la fin des années 90 que se font véritablement ressentir
les nouvelles configurations sociales apportées par la globalisation. La
flexibilisation et la précarisation du travail, la concurrence
économique internationale, la libéralisation des flux, comptent
parmi les nouvelles réalités auxquelles les travailleurs
brésiliens doivent s'adapter en cette fin de XXème siècle.
Parallèlement, les nouvelles technologies de l'information et de la
communication font leur apparition. Alors que les frontières de
l'État-Nation se font de plus en plus poreuses et les transits de
capitaux, de marchandises et de personnes de plus en plus aisés, les
nouvelles technologies permettent aux différents réseaux
criminels une meilleure coopération internationale et facilitent
considérablement le blanchiment d'argent. La vente de cocaïne,
quant à elle, est en pleine explosion avec une multiplication par deux
de la production entre 1982 et 1985 (Zaluar, 2000, p. 257). Avec la politique
États-Unienne d'ingérence dans les affaires colombiennes et le
développement d'une coopération active entre Amérique du
Nord et Europe dans la surveillance du transit des marchandises illicites, la
« coca » se fraye de nouveaux chemins par l'Amazonie. Rapidement,
« le Brésil se constitue alors comme entrepôt central des
chargements de cocaïne provenant des pays andins [...] en directions des
Etats-Unis et de l'Europe. » (Dias, 2011, p. 70). La production de
cocaïne devenant la « première entreprise multinationale
autochtone d'Amérique Latine et sa première forme authentique
d'intégration économique » (Leeds, 2003, p.234), des
organisations émergent sur le continent pour
21
répondre à la demande mondiale en forte hausse.
Elles prennent les noms de Primeiro Comando da Capital, Comando Vermelho,
Amigos dos Amigos ou encore Terceiro Comando . Profitant des
nouvelles technologies de l'information et de la communication, s'inspirant des
nouveaux modèles entrepreneuriaux de l'économie formelle et
tirant partie du déversement d'armes et d'équipements militaires
sur le marché mondial suite à la chute du Mur de Berlin, elles
s'érigent en quelques années en puissants réseaux
hiérarchisés, lourdement armés et géographiquement
présents sur la majeure partie du territoire national.
Le Primeiro Comando da Capital (PCC) fait figure
d'exemple. Créé en 1993 dans la prison de Taubaté,
à quelques kilomètres de São Paulo, avec pour ambition de
combattre l'oppression au sein du système carcéral et de venger
la mort des 111 morts du massacre de Carandiru , le PCC révolutionne
22 en quelques années les dynamiques
criminelles et les
rapports entre détenus, avant de s'ériger en
principale organisation criminelle du pays avec une présence dans
presque tous les États brésiliens mais aussi au Paraguay, en
Bolivie et
21 Traductions de l'auteur
22 Le 2 octobre 1992, suite à une rébellion dans
le centre pénitentiaire de Carandiru, une intervention de la Police
Militaire de l'État de São Paulo cause la mort de 111
détenus.
34
possiblement, en Argentine et au Pérou (Manso, Dias,
2017). Contrôlant également environ 90% des établissements
pénitentiaires du pays, le PCC a ainsi été
désigné par Feltran sous le nom de « gouvernement du monde
du crime » (Feltran, 2008). Avec l'aide des nouvelles technologies, la
faction pauliste étend sa suprématie, et « les prisons -
ironiquement appelées universités par les détenus -
deviennent une espèce de cabinet du crime, d'où commencent
à être articulées les principales stratégies pour la
gestion à l'intérieur des murs et pour l'articulation et
l'ampliation du réseau à l'extérieur. » (Manso, Dias,
2017).
23
Intra-muros, l'organisation pacifie les rapports entre
détenus en s'imposant comme un organe gestionnaire de conflit capable de
mettre fin au règne de la loi du plus fort. Et à partir d'un
commandement hiérarchique interne aux prisons, elle organise les
activités criminelles sur tout le territoire et plus
particulièrement dans l'État de São Paulo. Petit à
petit la criminalité urbaine change de forme. Jusqu'alors
dispersée et désorganisée, sous l'influence des factions,
elle devient structurée et hiérarchisée. Ses
activités prennent aussi un nouveau visage. À São Paulo,
le quasi monopole de la violence physique du PCC sur la ville à partir
des années 2000 est synonyme de pacification (Dias, 2011, p. 165-174 ;
Feltran, 2016). Mais dans les autres États du pays, les ambitions
expansionnistes de l'organisation pauliste sont souvent perçues d'un
mauvais oeil par les réseaux criminels locaux, notamment dans le Nord et
Nord-Est du pays où à partir de la fin des années 2000,
des collectifs s'unissent et fondent leurs propres organisations en opposition
au PCC : en 2007 surgissent, par exemple, le Comando da Paz dans
l'État de Bahia et la Familia do Norte à Manaus. En 2013
est fondé le Sindicato do Crime do RN à Natal. Depuis
ces récentes formations, de nombreux États du Brésil font
face à une guerre des factions qui s'opposent notamment pour le
contrôle des routes commerciales de la cocaïne. En 2016, le
phénomène a pris de l'ampleur avec la rupture de l'alliance
historique entre le PCC et le Comando Vermelho en vigueur depuis
presque 20 ans . Dans le Nord et le Nord-Est, le PCC s'oppose ainsi à
une
24
jeune coalition, réunissant notamment le Sindicato
do Crime do RN, le Comando Vermelho et la Familia do Norte, dans
une suite d'affrontements sanglants pour le contrôle des principaux ports
et points stratégiques de la région (Manaus, São
Luís, Fortaleza, Natal). Si les actes criminels isolés restent
d'actualité, la tendance semble indiquer un enrôlement progressif
des acteurs criminels dans ces réseaux organisés à la
recherche de « soldats ». Le développement récent de
ces organisations pourrait avoir des conséquences sur les actes de
criminalité urbaine. À Natal, le Syndicat du Crime do RN affirme
condamner les violences contre la population au motif que des proches des
adhérents à l'organisation
23 Traductions de l'auteur
24 El Pais, 17 novembre 2017 (
https://brasil.elpais.com/brasil/2016/10/17/politica/1476734977_178370.html)
35
pourraient faire partie des victimes . En revanche, le capital
économique et la puissance de
25
feu des réseaux criminels leur octroient
progressivement du pouvoir politique et leur intrication avec les crimes de
« col blanc » semble se renforcer, créant des collusions
dangereuses entre intérêts du narcotrafic et intérêts
des institutions. Dans un pays où la majorité des partis
politiques et plusieurs grandes entreprises font actuellement face à
d'importants scandales de corruption, la frontière entre le légal
et l'illégal apparaît fragile tandis que les liens entre le
narcotrafic et l'élite financière et politique semblent plus
étroits que jamais.
II/ Natal, une ville dangereuse
On pourra toujours relativiser, mais Natal reste en principe
une de ces villes qui n'inspire pas une confiance absolue à ses
habitants. Il existe des métropoles plus dangereuses certes. Mais il y
en a aussi des plus sûres. Le danger dépend des endroits. Des
horaires également. D'un grand nombre de paramètres en fin de
compte. Il y a des personnes qui vivent à Natal depuis trente ans,
à qui il n'est jamais rien arrivé et d'autres qui n'y
séjournent que six mois et qui y ont subi des agressions par arme
à feux à plusieurs reprises. Comme nous le verrons, il y a des
stratégies pour éviter au maximum ces situations. Il y a la
chance aussi, à laquelle certains donnent le nom de Dieu. Mais,
indépendamment de l'existence ou non d'entités protectrices, il y
a les chiffres, les statistiques, qui traduisent une tendance
générale de la situation. Il faudra toutefois les utiliser avec
précaution, se rappeler que tout n'est pas quantifiable et que parmi le
quantifié il y a des erreurs, des manques, des omissions, et des
manipulations. Que derrière des chiffres, il peut y avoir des
intérêts et des revendications.
Pour mesurer la dangerosité d'une ville, on peut
également s'appuyer sur les récits de ses habitants, faire
confiance aux histoires qui se racontent et sont racontées au chercheur
en sciences sociales, relier entre elles les différentes versions,
écouter les conversations quotidiennes et observer les modes de vie. Si
tout cela est pratiqué pendant suffisamment longtemps, on obtiendra un
aperçu général de la situation. Le danger viendra alors
s'inscrire dans sa composante humaine, transformant les chiffres en
récits, les statistiques en émotions et en réalité
vécue et transmise.
25 Information obtenue à partir d'une ethnographie de
l'organisation, encore en cours de développement, par Natália
Firmino Amarante
36
C'est cette jonction, cette fusion entre le
général et le particulier, entre le quantitatif et le qualitatif
- pour reprendre les termes des sciences sociales -, retranscrite ici par mes
soins qui, je crois, permettra la compréhension des risques encourus par
les habitants de Natal dans leur fréquentation de la ville. Ayant
vécu presque trois ans dans cette métropole, ayant partagé
quotidiennement le sentiment d'insécurité des Natalenses pendant
toute cette période, mon écriture, à l'instar de toute
production ethnographique, ne saurait s'extraire de ma subjectivité,
émanation de mes expériences de vie en France et au
Brésil. Si les statistiques de la criminalité à Natal
échappent à cette subjectivité, il faudra toutefois garder
à l'esprit que les récits d'agressions, ici retranscrits portent
la marque de mes rencontres et de mes impressions, de ce qui me semble
être la réalité telle que je me la représente, telle
qu'elle s'est présentée à moi, telle qu'a eu lieu la
rencontre entre elle et moi.
Ceci étant, voyons tout d'abord ces chiffres (A).
Illustrons les, ensuite, en leur donnant la texture de
l'événement, du traumatisme et du vécu (B).
A) Statistiques criminelles
Trois principales sources de données seront
utilisées ici afin de confronter leurs chiffres et d'avoir une vision la
plus proche possible de la réalité : la Mapa da
Violência 2014 , les successifs Anuário Brasileiro de
Segurança Pública et la Mapa da Violência Letal
Intencional do Rio Grande do Norte.
Malheureusement, ces sources recensent principalement les
homicides et les statistiques concernant les autres crimes et délits
sont plus délicates à obtenir. En effet, alors que sur leur site
internet, la Police Civile et la Police Militaire du Rio Grande do Norte
revendiquent toutes deux la transparence et affirment communiquer leurs
statistiques sur Internet, dans les faits, mis à part les chiffres des
homicides, ces statistiques sont introuvables.26
26 Sur le site de la Police Civile, il est par exemple
possible de télécharger un fichier .excel du nom de
« statistiques criminelles » qui liste tous les crimes et
délits commis dans le Rio Grande do Norte. Seul problème : selon
leur tableau, pas une seule occurence criminelle n'est recensée et
chaque type de crime ou de délit est suivi d'un « 0 ».
37
La Mapa da Violência 2014 a été
réalisée par le professeur Julio Jacobo Waiselfisz27
avec l'appui de divers organes du Gouvernement Fédéral :
Secretaria-Geral da Presidência da República, Secretaria
Nacional de Juventude et Secretaria de Políticas de
Promoção da Igualdade Racial. Pour la réalisation de
ce rapport sur la violence au Brésil, le professeur Julio Jacobo
Waiselfisz a utilisé les chiffres du Ministère de la Santé
et notamment ceux issus du Sistema de Informação sobre
Mortalidade (Système d'Information sur la Mortalité) (SIM),
réputés pour leur fiabilité en raison de leur provenance
médicale.
Les Anuário Brasileiro de Segurança
Pública sont, quant à eux, réalisés chaque
année par le Forum Brasileiro de Segurança Pública,
organisation à but non lucratif, réunissant
différents experts en sécurité publique, tels que des
policiers, des élus, des universitaires, des ONG, ou des professionnels
de la Justice. Les données utilisées dans ces rapports annuels
sont issues des Secretarias Estaduais de Segurança Pública
e/ou Defesa Social (Secretariats Étatiques de
Sécurité Publique et/ou de Défense Sociale) et de l'
Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (Institut
Brésilien de Géographie et de Statistiques) (IBGE).
Enfin, la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio
Grande do Norte est un document réalisé par l'
Observatorio da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte
(Observatoire de la Violence Létale Intentionnelle du Rio Grande do
Norte) (OBVIO) qui est un laboratoire de recherche universitaire rassemblant
des membres de l' Universidade Federal Rural do Semi-Árido
(UFERSA) et de l' Universidade Potiguar (UnP). Les chiffres
utilisés dans ce rapport sont issus de différentes sources telles
que les statistiques du Secretaria de Estado de Segurança
Pública e de Defesa Social do Rio Grande do Norte
(Secrétariat Étatique de Sécurité Publique et
de Défense Sociale du Rio Grande do Norte) (SESED), les propres
recherches des participants et les statistiques du Ministère de la
Santé.
Selon la Mapa da Violência 2014 , au
Brésil, en 2012, le taux d'homicide était de 29 pour 100.000
habitants. Alors que dans les États du Sud-Ouest les taux d'homicides
indiquent une amélioration de la situation avec une baisse de 43% entre
2002 et 2012, au Nord et au Nord-Est, elle s'est au contraire
dégradée avec des augmentations de plus de
27 Le professeur Julio Jacobo Waiselfisz a été
Directeur des départements de Sciences sociales des Universités
de El Salvador au Salvador et de San Juan en Argentine. Il a aussi
été pro-recteur académique de l'Université
Nationale de Comahue en Argentine. Il a exercé diverses fonctions de
consultant ou spécialiste dans plusieurs organes de l'ONU (UNESCO, PNUD,
OEA, IICA). En 2013, il a reçu le Prix National de
Sécurité Publique et Droits Humains pour l'ensemble de sa
carrière.
38
70% sur la même période. Le Rio Grande do Norte
est l'État brésilien qui affiche la plus forte hausse (229%) :
alors qu'en 2002, le taux d'homicides était de 10,6 % 0
, en 2012 il était de 34,7.
39
Tableau 1 : Nombre d'homicides dans les États
brésiliens entre 2002 et 2012
Nombre d'homicides dans la population totale, selon les
États brésiliens entre 2002 et 2012. Source : Mapa da
Violência 2014.
40
Tableau 2 : Taux d'homicides dans les États
brésiliens entre 2002 et 2012
Taux d'homicides (pour 100.000 habitants) dans les
États brésiliens entre 2002 et 2012 Source : Mapa da
Violência 2014.
41
Si les données de la Mapa da Violência (MdV)
s'arrêtent en 2012, l'Anuário Brasileiro de Segurança
Pública (ABSP) et la Mapa da Violência Letal Intencional
do Rio Grande do Norte (OBVIO), donnent des informations pour les
années suivantes, informations qui confirment la hausse entamée
depuis 2002.
Nombre total d'homicides dans le Rio Grande do Norte de
2007 à 2016 selon trois sources différentes.
Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal
Intencional do Rio Grande do Norte
Hormis la chute inexpliquée recensée par
l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública en
2012, on voit clairement que, lors de ces dix dernières années,
la tendance a été à la hausse. Il faut rappeler que la
population totale de l'État a également augmentée. Pas
dans les mêmes proportions cependant. Cette augmentation aurait en effet
été de 86% entre 2006 et 2016 , alors que à partir de la
moyenne des données de 2007 et de 2016 l'augmentation
28
du nombre d'homicides serait de 276%.
Parmi ces homicides, environ un tiers sont commis à
Natal dont la population (885.000 habitants) représente environ un quart
de la population totale de l'État du Rio
29
Grande do Norte. Au regard des trois rapports, le nombre
d'homicides a augmenté entre
28 Données IBGE
29 Données IBGE
2007 et 2013 avant d'afficher une possible baisse. Cependant
les derniers chiffres de 2017 ne semblent pas confirmer cette
tendance.30
Nombre total d'homicides à Natal de 2007 à
2016 selon trois sources différentes. Sources : Anuário
Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014,
Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte
30 Selon l 'Observatório da
Violência Letal Intencional, il y aurait eu 622 homicides à
Natal en 2017 et 2408 dans le Rio Grande do Norte. Ainsi 2017 serait
l'année comptabilisant le plus d'homicides enregistrés dans la
région.
42
43
Taux d'homicides pour 100.000 habitants à Natal
entre 2007 et 2016
Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal
Intencional do Rio Grande do Norte
Ces dernières années, Natal figurait alors parmi
les capitales étatiques du pays aux plus forts taux d'homicides, comme
en atteste le graphique 4 ci-dessous. On remarquera par ailleurs que
excepté Porto Alegre, les quinze capitales aux plus forts taux
d'homicides se trouvent dans le Norte (Nord) ou dans le Nordeste
(Nord Est) et que les neuf capitales du Nordeste (Aracaju, Natal,
São Luís, Maceió, Salvador, João Pessoa, Teresina,
Recife, Fortaleza) figurent parmi ces quinze.
44
Taux d'homicides pour 100.000 habitants dans les
capitales de la République Fédérative Brésilienne
en 2016 et dans quelques pays du Monde (dernières données
disponibles).
Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública, UNDOC
Cependant, les homicides ne sont pas répartis de la
même manière au sein de la métropole. Ainsi le quartier de
Capim Macio, dans lequel a été réalisée
l'ethnographie, présente des taux relativement bas en comparaison avec
les autres zones de la capitale. En 2017, sept homicides ont été
recensés au sein de l'AISP 10 (Aire Intégré de
Sécurité Publique) qui réunit les quartiers de Capim Macio
et de Néopolis, faisant de cette AISP, la deuxième moins meurtrie
par les homicides. À l'opposé, plus de 50 homicides ont
été recensés dans chacune des quatre AISP de la Zone Nord
(et jusqu'à 87 dans l'AISP 09).
45
Carte 3 : Carte des homicides à Natal selon les
Aires Intégrées de Sécurité Publique
Carte des homicides recensés à Natal
selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique
entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017
Sources : COINE/SESED
Ainsi, selon le rapport du Secrétariat de
Sécurité Publique et de Défense sociale, seulement 8,1%
des homicides ont eu lieu dans la Zone Sud lors de l'année 2017.
46
Pourcentages d'homicides selon les Zones Administratives
de Natal, entre le 1er janvier
et le 31 décembre 2017. Sources :
SESED/COINE
On peut donc constater que malgré l'existence d'un
très fort taux d'homicides au sein de la métropole, ces crimes
ont surtout lieu dans la Zone Ouest et dans la Zone Nord de Natal, la Zone Sud
n'étant que peu affectée. La raison de ces différences
s'explique par le fait que la majorité des homicides sont liés
à des conflits entre membres d'organisations criminelles liées au
trafic de stupéfiants (60,5% en 2017 ) principalement implantées
dans les quartiers défavorisés de la Zone
31
Ouest et de la Zone Nord.
Cependant, ce ne sont pas uniquement les homicides qui
entretiennent la peur chez les populations des métropoles
brésiliennes. En effet, si, notamment dans la Zone Sud de Natal, les
vols avec violence entraînent rarement des meurtres ( latrocinio
), ils n'en constituent pas moins des événements
traumatiques provoquant le déclenchement de logiques
sécuritaires. Toutefois, il est difficile d'obtenir une idée
précise du nombre de ces agressions. Alors que pour connaître les
chiffres des homicides à Natal, différentes sources sont
disponibles, pour ce qui est des vols, les seules données statistiques
existantes sont celles des organes de sécurité publique. De plus,
du fait du
31 Données SESED
47
discrédit envers les autorités
policières, comme j'ai pu le constater, de nombreux vols ne sont pas
signalés à ces dernières. Présentons tout de
même les chiffres rapportés par les Anuário Brasileiro
de Segurança Pública et par le Sistema Nacional de
Informações de Segurança Pública (SINESP). Il
faut garder à l'esprit que tant dans le premier rapport que dans le
second, les chiffres présentés sont issus du Secretaria
Estadual de Segurança Pública e Defesa Social (SESED) et
qu'ils reposent donc uniquement sur les données fournies par cet
organe.
Dans son rapport de 2015, le SINESP, qui, pour définir
les taux moyens de vols, utilise les chiffres des vols de voitures et des vols
contre les institutions financières (car « ils sont les types de
vols les plus fréquemment dénoncés à la police
»), range Natal parmi les villes aux taux de vols intermédiaires
avec un taux de 101,8 vols pour 100.000 habitants :
Taux de vols pour 100.000 habitants, calculés sur
la base des taux de vols de voitures et des taux de vols contre les
institutions financières, dans les capitales étatiques
brésiliennes en 2014.
Sources : SINESP - Diagnóstico dos Homicídios no
Brasil, 2015
Ne considérant que les vols de voitures, et se basant
sur des chiffres de 2016 (soit deux ans plus tard), l'Anuário
Brasileiro de Segurança Pública 2017 donne des taux
généraux bien supérieurs
48
et place Natal dans le haut du classement : avec 3763 vols de
voitures en 2016, Natal avait, selon cette étude, un taux de 980,3 vols
de voitures pour 100.000 habitants.
Taux de vols pour 100.000 habitants, calculés sur
la base des taux de vols de voitures, dans les capitales étatiques
brésiliennes en 2016.
Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública 2017
À Natal, il semblerait que la répartition
géographique des vols de voitures soit plus diffuse que celle des
homicides. En août 2017, le Secretaria Estadual de Segurança
Pública e Defesa Social publiait une carte des vols de voitures et
de motos déclarés aux autorités entre le 1er janvier et le
31 juillet 2017. Bien qu'il faille lire avec prudence cette carte, on peut y
voir que 111 vols de véhicules ont été enregistrés
dans le quartier de Capim Macio et que contrairement aux homicides, beaucoup de
vols de véhicules ont lieu dans la Zone Sud natalense.
49
Carte 4 : Carte des vols de véhicules à
Natal en 2017
Carte des vols de véhicules (en nombre absolu)
enregistrés à Natal entre le 1er janvier et le 31 juillet 2017
Sources : COINE/SESED
50
Répartition des vols de véhicules
enregistrés, selon les Zones Administratives de Natal entre le
1er
janvier et le 31 juillet 2017. Sources :
COINE/SESED
Au vue de ces différents rapports, Natal serait donc,
depuis quelques années, une ville présentant de forts taux
d'homicides et de vols. D'autre part les chiffres exposés montrent que
si le quartier de Capim Macio et la Zone Sud en général, sont
relativement épargnés des forts taux d'homicides, ils sont au
contraire plus sujets aux vols. Cependant il faut lire ces chiffres avec
retenue car nombreux sont les facteurs qui peuvent altérer la
réalité. C'est pourquoi il s'agira maintenant d'écouter
les récits des enquêtés qui témoignent sinon de
l'exactitude des statistiques, au moins de la présence marquante de la
criminalité urbaine dans la vie des Natalenses.
B) Histoire d'agressions. La dangerosité
vécue
Pendant mes trois années de vie à Natal, les
récits de victimisation ont fait partie intégrante de mon
quotidien. Ces récits, je suis allé à leur rencontre,
certes, en demandant à mes enquêtés, quand je le sentais
opportun, de me raconter les événements traumatisants qu'ils
avaient vécus. Cependant, ils sont aussi venus à moi sans que je
n'aille à leur rencontre, dans des cadres tout à fait
extérieurs à mon enquête. Une conversation saisie dans le
bus ou dans la file du supermarché, un plainte sur les réseaux
sociaux, le récit d'un ami à la table d'un bar, un échange
rapide avec un voisin,... Innombrables sont les
51
interactions qui ont pour objet la criminalité urbaine.
Le constat est sans appel : il est difficile de passer une semaine à
Natal sans entendre parler d'une agression. Et mes enquêtés en
témoignent. À la question « Combien de jours ou semaines
estimez-vous qu'il peut se passer sans que vous entendiez parler d'une
agression », les réponses fusent : « Semaines ???! Mais
ça se compte en heures ! » ou « Même pas un jour !
». Cette forte présence des récits d'agression dans les
conversations du quotidien, c'est ce que Teresa Caldeira a
dénommé « fala do crime » / « talk of crime »
(que je traduirai par « discours sur le crime »). Nous discuterons
plus loin des tenants et aboutissants de ce discours sur le crime. Pour
l'instant contentons nous de faire remarquer que ces discours, outre le fait de
témoigner de la réalité quantitative des agressions
exposée dans le paragraphe précédent (A), manifestent
l'intensité du vécu douloureux de ces événements
vécus par les habitants de l'agglomération.
Car être victime d'une agression à main
armée est souvent synonyme de véritable traumatisme. Selon une
étude réalisée en 2004 à l'Université
Fédérale de São Paulo auprès de 2530 habitants des
différentes régions de la métropole, environ 10% des
personnes ayant souffert d'un épisode de violence mettant en jeu leur
vie, au cours de l'année, présentaient des symptômes de
stress post-traumatique, c'est à dire des « problèmes
émotionnels suffisamment débilitants pour les empêcher de
suivre le cours normal de leur vie et les entraînant souvent à
abandonner leur travail et à modifier le quotidien de leur famille.
» (Zorzetto, 2008). Si certaines de ces victimes de violences continuent
de
32
présenter des symptômes parfois très
handicapants de ce stress post-traumatique pendant plusieurs années
voire pendant toute leur vie, la majorité d'entre elles semblent
toutefois revenir à une vie normale quelques semaines ou quelques mois
après l'agression. Quoiqu'il en soit, une attaque à main
armée, événement qui place subitement l'individu face au
canon d'une arme à feu, cette irruption de la menace de mort dans le
quotidien, provoque un état de choc chez l'agressé.
Voyons, au travers du récit des enquêtés,
les différentes formes que prend, à Natal, la criminalité
urbaine. Il est possible de dégager certains modèles,
basés, tant sur le code pénal que sur les catégorisations
exprimées par les enquêtés. Exceptés les viols et
les homicides, la majorité des actes de criminalité urbaine,
redoutés par les habitants, ont pour finalité l'extorsion de
biens matériels. Le droit brésilien distingue trois formes de vol
: le roubo , le furto et l' apropriação
indébita . Cette dernière, désignant les cas
où une chose est
32 Traduction de l'auteur
52
prêtée et non rendue, elle rentre difficilement
dans la catégorie de criminalité urbaine et nous la laisserons
donc de côté.
1- Les différents types de vols avec violence (
roubo)
Juridiquement, le « roubo » est le vol qui
implique le contact violent ou menaçant avec la victime. Dans le langage
quotidien, les brésiliens préfèrent le terme «
assalto » (assaut), qui n'est pas une catégorie juridique
mais qui exprime peut être mieux la teneur violente de ce type
d'interaction.
a) Le vol à main armée de biens de petite
taille
Les vols à main armée de biens de petite taille,
tels que les téléphones portables, les portefeuilles, les montres
ou les sacs à main, sont parmi les actes de criminalité urbaine
les plus fréquents et font figure de modèle de l' assalto
. Écoutons Cibele, victime d'un vol à main armée en
septembre 2016 :
« C'était dans ma rue, je revenais de
l'arrêt de bus. J'étais avec mes écouteurs reliés
à mon portable qui était dans mon sac et les écouteurs
cachés sous mes cheveux. Et sur le chemin, j'ai vu un type sur une moto,
qui venait vers moi en passant la main sous son tee-shirt. J'ai trouvé
ça bizarre, mais j'ai continué mon chemin. Et c'est quand j'ai
traversé la rue qu'il est venu s'arrêter devant moi et m'a mis son
arme sur le visage en me demandant mon téléphone. Il y a pas mal
de voitures qui passent dans cette rue, mais à part moi, il n'y avait
aucun piéton à ce moment là. Et du coup, ouais, il m'a
demandé mon téléphone. Moi, choquée, je me suis
retournée pour qu'il prenne le téléphone dans mon sac,
mais finalement je l'ai pris et je lui ai donné. Ensuite il est
allé un peu plus loin, sûrement pour éteindre le
téléphone ou enlever la carte SIM. A ce moment là, je me
suis retournée pour voir la plaque de la moto mais il s'est
tourné vers moi en pointant à nouveau l'arme vers moi et en
disant «regarde pas sinon je tire». Finalement je n'ai réussi
à voir que les lettres de la plaque et je suis partie. »
Entretien avec Cibele, 22 ans, jeune travailleuse - 18
mars 2017.33
33 Traduction de l'auteur
53
Ce vol que Cibele raconte, représente le prototype du
vol à main armée ayant cours dans les rues de Natal. En effet,
parmi tous les récits d'agressions recueillis auprès de mes
enquêtés, environ la moitié répondent à ce
schéma au point d'être presque interchangeables. Si
l'événement a en soi des conséquences matérielles
limitées, c'est dans sa composante psychologique qu'il produit des
effets plus conséquents. Se retrouver face à la menace d'une arme
à feu et être placé dans un état d'impuissance
complète sont en effet des situations souvent relatées avec
malaise par les enquêtés.
b) Le vol de voiture avec violence
Voici le témoignage de Marcos dont la conjointe s'est
fait voler la voiture alors qu'elle était sur le point de la stationner
dans le garage de la maison. Le couple de sexagénaires qui habitait
depuis plus de 15 ans dans le Conjunto dos Professores a
déménagé suite à cette agression.
« Mon épouse était dans la voiture à
l'arrêt. Elle allait appuyer sur la télécommande pour
ouvrir le portail quand deux hommes ont surgi de chaque côté de la
voiture. Celui qui était de son côté a pointé un
pistolet sur la vitre et lui a ordonné de descendre de la voiture. Elle
est sortie et il l'a frappée à la tête avec l'arme. Ensuite
les deux hommes sont rentrés dans la voiture et ils sont partis à
toute vitesse. Ma femme a été complètement
traumatisée, tu sais... Dès le lendemain, elle ne voulait plus
habiter là-bas. [...] Comme nous avions une autre maison à Natal
et qu'elle était libre à l'époque, nous sommes
allés nous y installer. Mais pour elle, le sentiment de danger
persistait parce que finalement le problème restait le même, il
pouvait arriver exactement la même chose devant notre deuxième
habitation [...] Alors nous avons décidé de vendre la maison et
d'acheter un appartement à la place. Et maintenant elle est plus
tranquille, grâce à Dieu. »
Entretien avec Marcos, 58 ans, ancien militaire,
habitant du Conjunto dos Professores - 23 avril 201734
34 Traduction de l'auteur
54
Ce témoignage est intéressant car en plus
d'illustrer les vols de voiture, il montre aussi les failles de
sécurité propres aux quartiers résidentiels de maisons. Il
explique ainsi en partie pourquoi, comme nous le verrons par la suite, ces
quartiers font aujourd'hui face à une dynamique d'abandon, leurs
habitants préférant la sécurité offerte par les
immeubles.
c) Le cambriolage résidentiel avec violence
Le cambriolage de résidence, pratiqué avec
violence, fait également partie des types de vols fréquemment
évoqués par les enquêtés. Si leur occurrence au sein
de la capitale semble restreinte, ce type de cambriolage est connu pour
être fréquent dans les « casa de praia »
(littéralement « maison de plage ») que certains Natalenses
possèdent sur le littoral. J'ai choisi d'utiliser ici mon propre
témoignage pour illustrer ce type d'événement :
« 18 décembre 2017 :
Hier, Natalia m'a invité à l'anniversaire d'une
de ses amies, dans une maison de vacances à quelques 40 km au Nord de
Natal. L'événement avait lieu dans un petit village de
pêche devenu obscur après la tombée de la nuit. Il y avait
une trentaine d'invités qui déambulaient entre la maison et la
petite allée en sable éclairée par un
réverbère à la lumière orangeâtre. Vers 2h30
du matin, alors que la fête battait son plein, je quittais la table,
installée dans la ruelle pour l'occasion, et allais chercher une
bière dans la cuisine. À mon retour, deux individus torse nu,
armés de carabines et portant leur tee-shirt enroulé autour de la
tête pour se couvrir le visage, pointaient leur arme sur le visage des
invités en criant : «tout le monde à terre, tout le monde a
terre, é um assalto porra !» Alors que la troupe
s'exécutait, je profitais de ne pas avoir été
repéré pour faire demi-tour et courir me cacher dans une des
chambres avec Natalia qui était aussi à l'intérieur de la
maison quand les assaillants y avaient surgi. Dans la pièce où
nous entrâmes, une jeune femme dormait sur un grand lit, deux
bébés à ses côtés. Par chance, seule celle-ci
se réveilla et nous restâmes ainsi une dizaine de minutes,
enfermés, essayant mutuellement de nous calmer en attendant avec
appréhension le moment où les deux individus armés
tourneraient la poignée de la porte et feraient irruption dans notre
espace jusqu'alors sécurisé. Mais les minutes passaient et le
moment fatidique ne
55
survenait pas. Quand les bruits que nous parvenions à
entendre indiquèrent que le danger semblait s'éloigner, nous
sortîmes discrètement de notre cachette. Les deux individus
étaient bien partis. Après avoir mis les invités à
terre, ils leur avaient volé leur téléphone, et avaient
pris la fuite. La soirée reprit son cours, chacun commentant à sa
manière chaque petit détail de l'événement.
À ma surprise, personne ne jugea opportun d'appeler la police. »
Extrait du carnet de terrain, décembre
2017
Ce type de crime, qui vient jusqu'à s'immiscer à
l'intérieur des propriétés, figure parmi ceux qui
terrorisent le plus la population et donne lieu, comme nous le verrons par la
suite, à de nombreuses stratégies de protection des
résidences, créant ce que certains ont appelé un urbanisme
de la peur (Pattaroni, Pedrazzini, 2010).
d) Série de vols à main armée en bande
organisée ( arrastão )
Selon la doctrine juridique, le terme «
arrastão » désigne une certaine modalité de
vol à main armée, pratiquée par un groupe de plusieurs
individus qui, se déplaçant dans un espace
généralement urbain (rue, quartier, plage,...), se livrent
à une série de vols consécutifs.
Écoutons le témoignage de Sylvania :
« Ils étaient quatre, avec des fusils à
pompe et des revolvers. Ils ont remonté toute la rue Maréchal
Rondon. Ils ont commencé par braquer la supérette au coin de la
rue, ensuite ils sont arrivés à l'açaï . On n'a
même
35
pas eu le temps de s'enfuir parce que pendant que deux d'entre
eux étaient encore dans la supérette, les deux autres venaient
déjà vers nous. Le premier a pointé son arme vers moi et
il a crié à tout le monde de vider les sacs à main et de
mettre tous les objets de valeur sur les tables. Pendant ce temps le
deuxième était déjà en train de passer dans les
rangs avec un sac à dos. Il mettait tout dedans en enlevant les
batteries des téléphones très rapidement. À un
moment une dame s'est levée et a dit «jamais je ne
35 L'açaï est un fruit amazonien. Dans le cas ici
présent, Sylvania veut signifier par ce mot un établissement qui
vend des sorbets préparés à base du fruit.
56
permettrai qu'on me vole ! Je ne vous donnerai pas mes
affaires jeune homme !» Je sais pas ce qui lui a pris, mais le voleur l'a
poussée, elle est tombée par terre et il lui a quand même
pris ses affaires. Cette folle, elle aurait pu nous faire tuer ! Quand je l'ai
vu tomber, mon coeur a fait un bond, je me suis dit : «ça y est
ça va mal tourner...» Bon, finalement personne n'a
été blessé. Ça n'a pas duré longtemps mais
dans ma tête ça paraissait une éternité ! [...]
Ensuite ils sont partis en direction de la sandwicherie un peu plus loin. Il
n'y avait déjà plus personne là bas mais ils ont quand
même pris la caisse du vieux monsieur. C'est honteux, ce monsieur il
travaille ici depuis plus de vingt ans, il est adorable, il a
déjà du mal à payer ses factures et une bande de voyous
vient lui prendre l'argent qu'il a gagné dans la journée...
»
Entretien avec Sylvania, 61 ans, retraitée et
participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos
Professores - 12 avril 201736
e) Le vol avec homicide ( latrocínio )
Le « latrocínio » est défini
comme le vol avec homicide. Il s'agit du cas où l'individu tue la
victime pour la voler. Dans les cas où il y a tentative de meurtre sans
réussite, on dira que le latrocínio n'a pas
été consommé mais le crime entrera toutefois dans la
catégorie pénale. Dans la pratique il peut s'agir d'un vol
à main armée qui tourne mal. La victime ne souhaitant pas
céder ses propriétés, le voleur lui tire dessus.
Peu de cas de crimes de ce type m'ont été
rapportés par les enquêtés. Mais écoutons tout de
même le témoignage de Pablo, vigile de rue dans le Conjunto dos
Professores, à qui je demandais quelques détails après
avoir été mis au courant d'un
37
latrocínio non consommé, à quelques
pas de mon domicile :
« Le monsieur ne voulait pas donner ses affaires. Bon le
bandit il a insisté, deux fois, trois fois et finalement il s'est
énervé et lui a tiré dans la jambe. Bon, il est pas mort,
mais une balle dans la jambe c'est con quand même... Tu vois, il faut
vraiment être coopératif. Si un mec te pointe avec un flingue, tu
réfléchis pas : tu donnes ton téléphone, tes
billets, ton sac, tout ! [...] Il y
36 Traduction de l'auteur
37 Malheureusement cette discussion ne fût pas
enregistrée. J'ai essayé de la transcrire ici le plus
fidèlement possible à la forme dont les paroles furent
énoncées.
57
en qui se croient plus malin que les autres mais finalement tu
les retrouves aux urgences. »
Conversation informelle avec Pablo, vigile de rue dans
le Conjunto dos Professores depuis 14 ans - septembre
201738
2- Les différents types de vols sans violence (
furto)
Selon le code pénal brésilien, le «
furto » se caractérise par l'action de
déposséder un propriétaire d'une chose, contre sa
volonté, mais sans faire usage de la violence ou de menaces contre
celui-ci.
a) Le vol à la tire de biens de petite taille
Le vol à la tire de biens de petite taille est moins
souvent raconté par les enquêtés que les vols à main
armée. En effet, seuls deux d'entre eux ont fait mention de tels
délits. Peut-être par oubli ou peut-être parce qu'ils
estimaient qu'une agression de ce type n'était pas assez importante pour
être mentionnée dans l'entretien, ou peut-être tout
simplement parce qu'ils sont moins fréquents. Illustrons les tout de
même grâce au récit de Jacqueline :
« Alors... j'allais monter dans le bus et il y avait une
file, il y avait pas mal de monde qui voulait monter. Mon portefeuille, il
était dans la poche avant de mon jean, il dépassait un petit peu,
parce que tu sais comment sont les poches des jeans des femmes... Et le voleur,
je pense qu'il l'avait repéré déjà. Dans la file,
on était tous un peu les uns sur les autres et il était
derrière moi et là, il en a profité pour me bousculer un
peu, comme s'il tombait sur moi. Sur le coup j'ai pas senti que c'était
pour me prendre mon portefeuille. Il a fait ça super bien, j'ai rien
senti du tout. Ensuite il est sorti de la file. Sur le moment j'ai pas trop
compris pourquoi, je me suis dit qu'il devait s'être fait un peu mal.
Mais c'est quand je me suis assise dans le bus que j'ai compris qu'il me
manquait quelque chose. Et tout de suite ça a fait tilt ! Je me suis
levée pour aller voir le chauffeur et pour essayer de faire quelque
chose, mais le mec était déjà plus là. Je me suis
vraiment sentie débile à ce moment là... »
38 Traduction de l'auteur
58
Entretien avec Jacqueline, femme d'une quarantaine
d'année, participante au Conseil communautaire de sécurité
du Conjunto dos Professores - octobre 201739
b) Vol de voiture sans violence
Malgré le fait que la plupart des foyers des quartiers
centraux de Natal possèdent un garage et que très peu de voitures
sont stationnées dans la rue, les vols de ces biens sont toutefois
également une des réalités avec laquelle les habitants
doivent composer. Cependant, aucun récit contenant ce type de
délit ne m'a été rapporté.
3- Les autres crimes redoutés
a) Les meurtres
Les meurtres fournissent la majeure partie des chiffres des
homicides recensés dans le Rio Grande do Norte. Cependant ils ne
touchent que très peu les populations de la Zone Sud de Natal et sont
majoritairement le résultat de règlements de comptes entre
narcotrafiquants ou d'affrontements entre jeunes de groupes criminels ennemis.
Dans le Conjunto dos Professores un unique cas de meurtre a été
enregistré au cours des trois dernières années. Le 8
novembre 2017, un avocat sort de chez lui vers 9h du matin. Une salve de tirs,
provenant d'une voiture stationnée devant la résidence depuis
plusieurs minutes, l'atteint au visage. L'avocat s'écroule et la voiture
prend la fuite. Si l'enquête n'a pas encore été
élucidée, la police privilégie l'hypothèse d'une
exécution préméditée.
b) Les violences sexuelles
Les violences sexuelles constituent également un des
crimes particulièrement redoutés par la population. Cependant, il
s'agit bien plus souvent d'actes commis par l'entourage de la victime que par
des inconnus. D'autre part, s'agissant d'événements hautement
traumatiques et souvent marqués par la difficulté de
témoigner, au cours des entretiens, le sujet n'a toujours
été abordé que sous l'angle d'une peur future et jamais
sous celui d'un souvenir raconté.
39 Traduction de l'auteur
Pour finir, on pourra conclure avec cette phrase de Ricardo
qui, comme s'il s'agissait de maladies contractées dans une vie,
énumère les actes de criminalité dont il a
déjà été la cible :
« Malheureusement, j'ai déjà souffert de
nombreuses formes de violences. J'ai déjà eu le cambriolage de ma
maison, j'ai déjà eu un braquage ici à l'entreprise, on
m'a déjà volé ma voiture, j'ai déjà eu des
vols à la tire, j'ai déjà eu un vol à la sortie de
la banque, une séquestration dans une maison de vacances... Presque tous
les types de crime contre le patrimoine, j'ai déjà eu. Et c'est
quelque chose qui traumatise énormément. »
Entretien avec Rodrigo, 41 ans, Commercial et
participant au Conseil communautaire de sécurité - octobre
201740
59
40 Traduction de l'auteur
60
Partie 2 : Le crime face au discours
« Une fatalité. C'est juste arrivé. Ma
voiture de fonction était à Monte Alegre, [mon chauffeur]
était allé déposer un parent là-bas, un membre de
la famille. Quatre individus sont arrivés par surprise et ont pris la
voiture. Ça arrive. C'est normal. »41
Robson Faria, Gouverneur du Rio Grande
do Norte, interrogé par InterTV suite au vol de sa
voiture de fonction le 28 mars 2018.
Comme en témoignent les chiffres et les récits
des enquêtés, à Natal, la criminalité urbaine n'est
pas une chimère illusoire basée sur les fantasmes et
l'imagination. Le risque de subir une agression au sein de la métropole
est en effet bien présent. Cependant, pour comprendre le fort sentiment
d'insécurité qui traverse la société
brésilienne, il n'est pas possible, je crois, de le détacher du
discours sur le crime. Les recherches sur le sujet ont en effet montré
que la peur de la criminalité est une question isolable de la
criminalité elle même. Autrement dit, il n'y a pas
nécessairement de relation entre criminalité et peur de la
criminalité. Cette dernière, en effet, existe selon des facteurs
bien plus nombreux que la seule existence d'un risque réel (I). Dans le
cas brésilien, un de ses déclencheurs est ce que Caldeira a
nommé la « fala do crime » / « talk of crime » et
que je traduirai ici par « discours sur le crime ». Il s'agira alors
dans ce chapitre de présenter et décrypter ce discours sur le
crime (II) afin de donner une tentative d'explication de ce fort sentiment
d'insécurité ressenti, dont je détaillerai ensuite les
aspects (III).
I/ Différence entre risque réel et risque
perçu
Parallèlement à l'augmentation de la
criminalité urbaine, le contexte actuel brésilien laisse
également apparaître une augmentation significative du sentiment
de peur et d'insécurité. Si la criminalité urbaine est
sans aucun doute un problème social, certains auteurs affirment
toutefois que la peur du crime est un problème en soi, et parfois
même de
41 Traduction de l'auteur
61
plus grande importance que le crime lui même (Hale,
1996). En effet, malgré sa fonction biologique essentielle de
protection, la peur s'inscrit également dans des cadres culturels, prend
des formes différentes et a des objets différents selon les
groupes sociaux et peut ainsi donner lieu à des comportements
préjudiciables, notamment quand elle est exagérée et
qu'elle se trouve en décalage avec les risques réellement
encourus.
Mesurer la peur de la criminalité d'un groupe social
n'est pas une chose facile. En effet, la peur est un phénomène
largement subjectif. La psychologie la range dans le domaine des
émotions de base ou primaires, au côté de la joie, la
tristesse, la colère, le dégoût et la surprise. Et à
ce titre elle n'est pas expérimentée de la même
façon par chaque individu. Elle aura des causes différentes, des
effets différents, provoquera des sensations différentes et
entraînera des conséquences différentes chez chacun. Les
études réalisées dans le domaine, le prouvent : la peur de
la criminalité est le résultat de nombreux facteurs parmi
lesquels l'existence réelle de risque de victimisation n'est pas
nécessairement déterminant. Sur ce point, les différents
auteurs s'accordent par exemple sur le fait que le groupe social ayant le moins
peur de la criminalité urbaine est en général celui des
jeunes hommes alors que, paradoxalement, c'est aussi celui qui le plus
exposé aux actes de violence (Stafford & Galle, 1984 ; Davis
Rodrigues & De Oliveira, 2012). Parmi les facteurs qui influencent le
sentiment de peur on notera ainsi : le genre, l'âge, le revenu et la
capacité économique de se protéger, l'existence ou non
d'un épisode de victimisation, l'exposition aux médias et les
considérations du milieu (situation du quartier, relations de
voisinage,...) (Grabosky, 1995).
Comme cela a déjà été
mentionné, l'ethnographie sur laquelle se base ce travail a
été réalisée dans un quartier (Conjunto dos
Professores). Aucun ciblage social n'a été réalisé
sinon celui de limiter la population enquêtée aux
frontières géographiques de ce quartier. Si effectivement le
sentiment de peur identifié chez les individus a pu être
évoqué de manières amplement différentes, il
ressort en dernière instance que le sentiment d'insécurité
reste largement partagé par la plupart des individus,
indépendamment de différences telles que le genre, l'âge ou
le revenu. Ainsi, si lors des entretiens, certains individus ont affirmé
se sentir en sécurité, il n'en reste pas moins qu'un important
sentiment d'insécurité est partagé par la
majorité.
Au vu des chiffres de la criminalité urbaine à
Natal exposés dans la première partie et compte tenu des
différentes expériences d'agressions vécues et
racontées par les enquêtés,
62
on admettra que, à la différence de certaines
zones géographiques où les risques de victimisation sont faibles
mais le sentiment d'insécurité élevé, la peur de la
criminalité urbaine à Natal et dans le Conjunto dos Professores
repose sur des fondements objectifs concrets et possède une certaine
cohérence face à la réalité.
Cependant, nous allons voir maintenant que la peur de la
criminalité urbaine a pris une place qu'on pourrait qualifier de «
structurelle » dans la société brésilienne. En effet,
dans le sens où la criminalité urbaine est devenue une des
principales inquiétudes des brésiliens et qu'elle occupe une
place prépondérante dans les discours (qu'ils proviennent de la
classe politique, de la sphère médiatique ou de la
société civile), elle s'érige comme un moteur
idéologique puissant, créateur d'une réalité
symbolique et matérielle dont certains aspects seront questionnés
dans ce travail. Comme l'a montré l'anthropologue Alba Zaluar,
« grâce à une configuration culturelle,
institutionnelle et économique particulière, la peur
réaliste du crime, dont les taux ont systématiquement
augmenté ces dernières décennies, s'est transformée
en effroi ou en terreur irrationnels et a favorisé le retour de la
dichotomie nette et absolue entre le bien et le mal. » (Zaluar, 2004,
p.43).
42
II/ Le discours sur le crime
Les récits qui ont pour objet la criminalité
font partie intégrante du quotidien de la plupart des différentes
strates des populations urbaines brésiliennes. Face à
l'augmentation de la violence au sein des métropoles, le crime est
devenu un sujet récurrent des conversations. D'autre part il est
fréquemment invoqué dans les allocutions politiques et s'est
imposé comme un thème de prédilection des médias.
Dans son livre Cidade de Muros, Crime, Segregação e Cidadania
em São Paulo, paru en 2000, Teresa Pires do Rio Caldeira
décrit ce phénomène sous le nom de « fala do crime
» / « talk of crime » , que je traduirai ici
43
par « discours sur le crime ». S'inscrivant,
à la suite d'Allen Feldman et de Michel Taussig, dans une tradition
théorique postulant que « la narration fait la médiation de
la violence et l'aide à proliférer », l'auteur affirme que
le discours sur le crime se multiplie et perpétue un
42 Traduction de l'auteur
43 L'auteure brésilienne a écrit son livre en
Anglais (Teresa Caldeira, City of Walls: Crime, Segregation, and Citizenship in
São Paulo, University of California Press, 473 p., 2001), mais c'est sa
traduction qui fût publiée en premier.
63
cycle de la peur et de la violence produisant des effets
contraires à ceux promus par les idéaux démocratiques :
« Le discours sur le crime - c'est à dire tout
type de conversations, commentaires, récits, blagues, débats et
plaisanteries dont les thèmes sont le crime et la peur - est contagieux.
Lorsqu'un cas est raconté, d'autres vont très probablement suivre
; et il est rare qu'un commentaire reste sans réponse. Le discours sur
le crime est également fragmenté et répétitif. Il
surgit au milieu des plus diverses interactions, les ponctuant,
répétant la même histoire ou des variations de la
même histoire, en n'utilisant généralement que quelques
ressources narratives. Malgré les répétitions, les
individus ne s'en lassent jamais. Au contraire, ils semblent contraints de
parler indéfiniment de crimes, comme si les interminables analyses de
cas pouvaient les aider à trouver un moyen de faire face à leurs
expériences déconcertantes ou à la nature arbitraire et
inattendue de la violence. Cependant, la répétition des
récits, ne fait que renforcer la sensation de danger,
d'insécurité et de perturbation. Ainsi, le discours sur le crime
alimente un cycle selon lequel la peur est travaillée et reproduite et
avec lequel la violence est dans le même temps combattue et
amplifiée. »44 (Caldeira, 2000, p. 27).
Dix huit ans après la publication de Cidade de
Muros , la situation décrite par Teresa Caldeira à
São Paulo est malheureusement d'actualité à Natal,
où il est difficile de passer plus d'une semaine sans avoir à
faire à des récits portant sur la criminalité urbaine. En
raison de leur caractère événementiel et traumatique, les
agressions sont en effet presque systématiquement racontées.
Celui qui en a été victime en fera le récit à son
entourage qui lui même utilisera le récit rapporté dans
d'autres conversations, propageant ainsi l'information dans les
différents réseaux relationnels. Les destinataires de ces
récits, quant à eux, commenteront à l'aide d'autres
histoires d'agressions vécues ou entendues, entretenant ainsi une
prolifération du discours sur le crime. S'agissant de ces conversations
du quotidien, la logique qui sous-tend de tels échanges peut être
expliquée par le recours aux théories interactionnistes. Les
récits et la manière dont ils sont racontés peuvent en
effet être compris comme des actes de langage qui permettent à
ceux qui les énoncent de se mettre en scène dans le monde social.
Les agressions étant des événements impressionnants et
flirtant avec
44 Traduction de l'auteur
64
la frontière entre la vie et la mort, leurs
récits mobilisent les émotions et suscitent intérêt
et attention chez les auditeurs autant qu'ils permettent aux
énonciateurs de faire ressortir certaines caractéristiques de
leur identité qu'ils désirent valoriser (courage,
détachement, capacité de raconter une histoire,...). Cependant,
par la même occasion, ils propagent également la peur. À
force d'être répétés, les récits s'inscrivent
dans la mémoire des individus qui, quand ils vivent la ville au
quotidien, font l'expérience désagréable de la
réminiscence incessante des histoires entendues.
D'autre part, le sentiment d'insécurité est
également alimenté - selon d'autres logiques - par la classe
politique et par la sphère médiatique (dont les relations sont
souvent étroites). La diffusion massive sur les ondes
télévisuelles de faits divers sanglants et terrorisants augmente
drastiquement la sensation de risque et incite à l'élaboration de
programmes politiques focalisés sur la sécurité publique
au détriment d'autres mesures pourtant tout aussi importantes. Comme le
prouve les scores de popularité du candidat à l'élection
présidentielle 2018, Jair Bolsonaro, le sentiment croissant
d'insécurité des populations urbaines, tend à favoriser
l'émergence de solutions politiques répressives basées sur
le court terme et aux relents autoritaristes : « La violence doit se
combattre par la violence », disait le candidat dans une récente
interview. Car, comme argumente Caldeira, le discours sur le crime ne favorise
pas uniquement la prolifération de la peur, mais s'érige
également comme une tentative discursive de rétablissement
d'ordre « dans un univers qui semble avoir perdu sens » (Ibid, p.
28). La criminalité apparaît en effet comme
élément
45
perturbateur voire dégénérateur. Les
enquêtés se demandent « dans quel pays ils vivent » et
font la relation entre augmentation de la criminalité urbaine et perte
de valeur ou de sens : « plus personne ne se respecte », « il
n'y a plus de morale dans ce pays », disent-ils. Pour remédier au
désordre moral et matériel causé par la
criminalité, le discours sur le crime
« représente un effort de rétablissement de
l'ordre et du sens. Contrairement à l'expérience du crime, qui
rompt avec le sens et désorganise le monde, le discours sur le crime le
réorganise symboliquement par le biais d'une tentative de
rétablissement d'un cadre statique du monde. Cette réorganisation
symbolique est exprimée dans des termes simplistes, qui s'appuient sur
l'élaboration de paires d'opposition
45 Traduction de l'auteur
65
évidentes offertes par l'univers du crime, la plus
courante d'entre elles étant celle du bien contre le mal. » (Ibid,
p. 28).
46
Le discours sur le crime a donc deux conséquences
d'envergure : il fait proliférer la peur et il participe au
développement d'un ordre symbolique manichéen.
Écoutons par exemple le discours que prononçait
à la mairie de Natal la Conseillère Municipale Nina Souza, le 13
décembre 2017, lors d'une séance de vote qui avait pour objet la
fermeture de certaines rues de la ville, réservant leur accès aux
riverains :
« La chambre a fait sa part dans le combat contre cette
véritable vague de violence que nous vivons. Personne n'est satisfait de
l'actuelle situation d'insécurité de notre État, et nous
devons penser au citoyen du bien [ cidadão de bem], qui est
enfermé chez lui, craignant de sortir dans la rue et d'être
braqué. La population est recluse dans les maisons alors que les bandits
profitent de nos rue. Il n'est plus possible que le natalense soit soumis
à cette condition de véritable otage au sein de sa propre
résidence. »
Extrait du discours de Nina Souza à la chambre
municipale, 13 décembre 2017.47
Cette allocution est un exemple type des discours
prononcés par la classe politique brésilienne - mais qui sont
également actualisés (par mimétisme pourrait-on dire) dans
la société civile. Il illustre la manière dont, en
quelques phrases, le discours sur le crime peut à la fois mobiliser les
peurs et créer des dichotomies simplistes et dangereuses : d'un
côté, des « bandits » profitant de l'espace public. De
l'autre des « citoyens du bien », retenus en otages dans leur propre
résidence. Nous analyserons plus en détail, la position
symbolique du bandit dans la société brésilienne. Pour
l'instant, contentons nous de remarquer que le discours sur le crime est un
puissant moteur idéologique de réclusion,
ségrégation et division sociale. D'autre part, en
éloignant symboliquement les individus et en faisant circuler le refus
de la qualité de citoyen à certains, il fait s'abattre sur eux la
violence privée et la violence institutionnelle :
« L'ordre symbolique engendré par le discours sur
le crime ne fait pas que discriminer certains groupes, promouvoir leur
criminalisation et les
46 Traduction de l'auteur
47 Traduction de l'auteur
66
transformer en victimes de la violence. Il fait
également circuler la peur au travers de la répétition
d'histoires et, par dessus tout, il participe à
délégitimer les institutions de l'ordre et à
légitimer la privatisation de la justice et le recours à des
moyens de vengeance violents et illégaux. Si le discours sur le crime
promeut une resymbolisation de la violence, il ne le fait pas en
légitimant la violence légale pour combattre la violence
illégale, mais en faisant exactement le contraire. [...] Finalement, le
discours sur le crime est aussi en désaccord avec les valeurs
d'égalité sociale, de tolérance et de respect des droits
d'autrui. Le discours sur le crime est productif, mais ce qu'il aide à
produire, c'est de la ségrégation (sociale et spatiale), des abus
de la part des institutions de l'ordre, une remise en cause des droits de la
citoyenneté et, enfin, il aide à produire la violence elle
même. Si le discours sur le crime crée de l'ordre, ce n'est pas un
ordre démocratique, égalitaire et tolérant, mais
exactement son opposé. »48 (Caldeira, 2000, p. 43-44).
Nous verrons plus en détails dans les prochains
chapitres, les conséquences de la réorganisation symbolique du
monde produite par le discours sur le crime. Mais d'abord revenons sur le
sentiment d'insécurité qu'il participe à produire.
III/ Sentiment d'insécurité
L'augmentation de la criminalité et la circulation du
discours sur le crime produisent une aggravation du sentiment
d'insécurité chez les populations des métropoles
brésiliennes. Natal ne fait pas figure d'exception. Qu'il s'agisse des
habitants du Conjunto dos Professores avec lesquels je me suis entretenus ou
que je considère toutes les personnes avec lesquelles le sujet de la
violence a été évoqué, les opinions ne divergent
pas et sont sans équivoque : jusqu'à il y a environ 15 ans, les
Natalenses se sentaient en sécurité dans leur ville. Cette
époque est d'ailleurs souvent remémorée avec une certaine
nostalgie et est parfois évoquée à l'aide d'images «
romantisées » qui signifient l'existence d'un temps perdu et
regretté, effacé derrière l'ombre de la criminalité
:
48 Traduction de l'auteur
67
« Quand j'étais jeune c'était pas comme
ça, on n'avait pas tous ces problèmes qu'on a aujourd'hui. Natal
c'était une ville super tranquille, une des plus tranquilles du
Brésil même. Alors qu'à Rio la situation était
déjà chaotique, nous ici, on vivait très bien. On passait
des heures sur les places sans se soucier de rien. Les portes étaient
toujours ouvertes et on restait discuter avec nos voisins devant la maison. Les
enfants se baladaient dans la rue même après la nuit
tombée. »49
Entretien avec Sylvania, 61 ans, retraitée et
participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos
Professores - 12 avril 2017.
Aujourd'hui la situation est toute autre. À de rares
exceptions près, l'ensemble des personnes interrogées admettent
ressentir un fort sentiment d'insécurité dans de nombreuses
situations de la vie quotidienne. Cristina raconte : « Nous ressentons
tous un sentiment de peur, de panique pour sortir dans la rue. Moi par exemple
après avoir été agressée, je suis restée 6
mois sans aller dans la rue. » (Entretien avec Cristina, 44 ans,
50
juin 2017). La voie publique est en effet un espace
redouté par l'ensemble des enquêtés et un grand nombre
d'entre eux affirme ne pas avoir le courage de sortir à pieds. Mais
l'insécurité se fait ressentir également dans d'autres
lieux : au restaurant, sur le lieu de travail, ou même au sein du propre
foyer. À ce propos Maria explique que :
« Il y a des vagabonds qui traînent dans le
quartier ces derniers temps, la nuit. Ça fait environ un mois que
ça dure. Presque toutes les nuits il sont là, juste dans la rue.
Ils essayent de rentrer dans les maisons. Je le sais, moi je ne dors plus et
presque toutes les nuits j'entends les chiens qui aboient. Toujours à la
même heure, entre 3 et 4h du matin. La semaine dernière il y en
avait un dans le jardin d'une voisine, on l'avait repéré et la
police était en route mais il a réussi à s'enfuir avant
que les policiers n'arrivent. »51
Entretien avec Maria, retraitée et participante
au Conseil communautaire de sécurité - octobre 2017
Stefanie, elle, raconte être sujette à des moments
d'angoisses :
« des fois, il m'arrive d'avoir des crises de panique
absurdes... L'autre jour, par exemple, j'étais à la terrasse d'un
restaurant et j'ai vu un homme
49 Traduction de l'auteur
50 Traduction de l'auteur
51 Traduction de l'auteur
68
marcher d'un air décidé vers nous, il fixait
dans notre direction et juste un peu avant d'être à notre niveau,
il a mis sa main dans sa poche pour prendre son téléphone.
C'était juste son téléphone, tu comprends ! Mais sur le
moment j'ai vraiment cru qu'il allait sortir une arme et nous agresser, j'en
étais persuadée. Mon coeur s'est complétement
emballé. Et après j'arrivais pas à m'en remettre,
j'étais mal à l'aise... À chaque moto qui passait dans la
rue, j'avais encore plus peur, je voulais juste rentrer chez moi... »52
Entretien avec Stefanie, 29 ans, étudiante -
avril 2017
Ces deux exemples sont symptomatiques de la situation
vécue par la plupart des enquêtés. Cependant, au fur et
à mesure de mon ethnographie, et surtout à travers l'audition de
mes entretiens, je me suis aperçu que les propos qui exprimaient la peur
par le biais de descriptions d'émotions étaient finalement assez
rares sinon réduits. Le récit de Stéfanie est ainsi
à mon sens celui qui parvient le mieux à transmettre une
émotion vécue. Les enquêtés ressentent la peur. Ils
le disent. Mais la construction discursive d'un champ lexical
étoffé de la peur est plus difficile à identifier dans
leurs propos. L'analyse attentive des entretiens montre qu'interrogés
sur leurs émotions face aux dangers, les enquêtés balaient
souvent d'un revers de main, le fond de la question pour diriger le discours
soit vers des agressions vécues ou écoutées soit vers des
stratégies mises en place au quotidien pour justement éviter les
moments d'appréhension. Citons un exemple :
Question : « Comment vous sentez vous dans votre propre
maison en relation à la criminalité ? »
Réponse : « Bon parfois je suis pas tout à
fait confiant c'est sûr, mais on a Caju, notre chien qui monte la garde,
on a des caméras, qui sont visibles de l'extérieur. Rien que le
chien et les caméras ça fait déjà renoncer un bon
nombre de voleurs. Et puis si malgré ça quelqu'un essayait quand
même de passer par dessus le mur, je crois que les bouts de verre et le
fil électrique finiraient par l'en dissuader totalement. Non vraiment,
je crois que cette maison est assez bien gardée. »53
Entretien avec Claudio, 52 ans, cadre administratif et
membre du Conseil communautaire de sécurité - novembre
2017.
52 Traduction de l'auteur
53 Traduction de l'auteur
69
Il m'a fallu me rendre à l'évidence : la peur
est une émotion, c'est à dire, une expérience corporelle
subjective et singulière, une expérience que même les
poètes peinent à transformer en mots. Pour ethnographier la peur
il apparaît alors plus judicieux de procéder à
l'observation des stratégies qui permettent à la peur
d'être relayée dans le domaine de la « peur d'avoir peur
», plutôt que de tenter de retranscrire des émotions peu
mises en avant par les enquêtés. Pour éviter de ressentir
la peur, les individus mettent en place des mécanismes, ils rythment
leurs activités quotidiennes, ils organisent leur espace. En un mot, ils
s'adaptent. Et, à mon sens, l'analyse de ces adaptations constitue le
meilleur vecteur permettant d'entrevoir objectivement le sentiment
d'insécurité.
70
Partie 3 : Se protéger : stratégies
d'évitement de la criminalité urbaine
La criminalité urbaine et la peur de la
criminalité urbaine sont partie intégrante de la vie des citoyens
de Natal. Elles organisent, modulent le quotidien des habitants, influencent
leur manière de concevoir et vivre la ville, leur manière de
tisser des liens sociaux avec leurs semblables et avec les organes de
sécurité (publics ou privés).
J'ai tenté de décrire précédemment
comment le sentiment d'insécurité est vécu par les
habitants du Conjunto dos Professores. Dans ce chapitre j'essaierai de
retranscrire le plus fidèlement possible ce qu'on pourrait qualifier
d'habitus sécuritaire, je veux dire par là l'ensemble des
comportements adoptés quotidiennement par les habitants en vue de
garantir leur intégrité physique et patrimoniale face à la
criminalité urbaine. J'ai choisi de diviser la description de ces
pratiques en trois parties qui retracent l'organisation sécuritaire du
quotidien : protéger sa personne (II), protéger le foyer (III) et
protéger le quartier (IV). Cependant, il m'a semblé qu'une bonne
compréhension de ces pratiques nécessitait le retour sur quelques
explications préambulaires concernant la culture politique
brésilienne (I).
I/ Considérations d'ordre politique et culturel
Pour comprendre les stratégies que les individus (et
notamment ceux du Conjunto dos Professores) mettent en place pour se
protéger de la criminalité urbaine, il faut d'abord comprendre
certaines particularités de la vie sociale et politique
brésilienne.
A) Privatisation de la res publica
Lors de son indépendance en 1822, le Brésil
était peuplé d'environ 4,4 millions d'individus (2,5 millions de
personnes libres, 1,1 million d'esclaves et une population indigène
d'environ 800 000 individus), répartis sur un espace géographique
d'envergure
54
continentale. Rapidement, le nouvel État
brésilien s'est vu confronté à un problème «
de taille » : les densités de population étant
extrêmement faibles, la possibilité pour les autorités
54 Sources : IBGE, 1990
71
d'établir un pouvoir sur l'ensemble du territoire s'est
avérée illusoire. « Exprimé plus simplement,
l'État national n'existait pas dans la plus grande partie du territoire
national. » (Holston, 2013, p. 99). Comme le fait remarquer
l'anthropologue américain James Holston, cet état de fait allait
s'inscrire dans le temps et poser, en partie, les bases de la culture politique
brésilienne :
« Cette incapacité de se consolider nationalement
a caractérisé l'État pendant toute la période
impériale et a survécu à l'avènement de la
République. Bien que nous ne puissions réduire ce problème
aux seules questions géographiques, l'incapacité de l'État
à administrer les grands espaces du pays a forcé ce dernier
à maintenir certains accords et habitudes qui ont eu des
conséquences importantes sur le développement de la
citoyenneté. » (Ibid, p. 99)
55
Pour faire face à l'immensité du territoire et
pour remédier à l'incapacité des autorités
publiques de l'administrer, l'Empire (1822 - 1889) a fait le choix de s'appuyer
sur les élites locales pour assurer sa suprématie. Holston donne
ainsi l'exemple de la création des Guarda Municipal en 1831,
sorte de milices privées, commandées par des barons locaux et
supposées assurer les intérêts de l'Etat sur les
territoires, mais qui se sont avérées au contraire,
préjudiciables à sa consolidation : « Bien que parfois elles
aient pu accomplir les fonctions de l'État, elles le faisaient de
façon à maintenir le gouvernement national otage des structures
de pouvoir locales et privées » (Ibid, p. 100), au point que le
rôle de ces structures s'est finalement établi comme une des
caractéristiques de la culture politique brésilienne.
« Cette alliance entre le pouvoir public et les pouvoirs
particuliers locaux, entre la loi et la force privée [...] a
signifié une privatisation du public dans tout le pays. Ainsi, cette
appropriation de la res publica est devenue une norme tacite de la
sphère publique au Brésil. » (Ibid, p. 100).
56
Si en 2018, l'État brésilien est présent
sur une partie du territoire bien plus importante qu'il n'a pu l'être
auparavant, il n'en reste pas moins que, d'une part il existe encore de
nombreux espaces où la présence étatique est faible ou
inexistante (favelas, campagnes,...) et que d'autre part le recours au
privé dans l'organisation des différents secteurs de la
55 Traductions de l'auteur
56 Traductions de l'auteur
72
société reste un phénomène de
grande ampleur, notamment renforcé dans les années 80 par la
libéralisation de l'économie. En témoigne, par exemple, la
supériorité numérique des agents de sécurité
privée face aux agents publics .
57
De fait, sous certains aspects, le Brésil
s'insère dans l'économie de marché avec une certaine
aisance qui permet à l'État de se délester de ses
fonctions sans que cela ne soit remis en cause par les classes dominantes. Dans
une société où les juges gagnent plus de trente fois le
salaire minimum, l'existence de l'État est même souvent
jugée superflue voire néfaste par les classes qui peuvent
négocier sur le marché privé des services de meilleure
qualité que ceux proposés par le service public - qu'il s'agisse
de soins, d'éducation, de transport ou de sécurité. On
rappellera également l'existence d'une corruption
généralisée de toutes les strates du pouvoir public qui
incite à une large méfiance des brésiliens envers les
représentants de l'État.
D'autre part, et dans le cas qui nous intéresse ici,
depuis le sortir de la dictature militaire, le nouvel ordre démocratique
s'est montré incapable d'assurer à ses citoyens un des objectifs
pourtant à l'origine du pacte social : la sécurité. Comme
le note Angelina Peralva,
« Le Brésil démocratique est devenu
incapable de contrôler sa propre violence, car incapable de créer
des institutions susceptibles de mener à bien cette tâche. La
démocratie, conçue d'abord de façon limitée en tant
qu'ouverture du système politique (élections libres,
liberté d'association et d'opinion), n'a pas fait preuve ïune
capacité autorégulatrice pour ce qui est de la gestion des
conflits. » (Peralva, 2001)
Si l'échec de l'État dans son rôle de
protection des citoyens s'explique en partie par des politiques de
sécurité publique axées sur la répression et
conduites avec peu de moyens humains et financiers, la corruption
policière figure également parmi les obstacles à la bonne
conduite de ces politiques :
« Une partie de la criminalité, et en particulier
celle due aux réseaux mafieux les plus structurés, les
réseaux dits du «crime organisé», est
57 Sources : Pesquisa Nacional por Amostra de
Domicílios - PNAD, do Instituto Brasileiro de Geografia e
Estatística - IBGE, 2005
73
sous-tendue par l'action et l'immixtion directe de policiers et
ex-policiers dans les activités criminelles. » (Ibid).
Malgré la récente initiative de projets
sécuritaires développés conjointement par les forces de
l'ordre et les citoyens, qui font en quelque sorte exception à la
règle, il faudra alors concevoir les stratégies
sécuritaires mises en place par les individus comme des tentatives de
ceux-ci de palier aux défaillances de l'État, par le biais d'un
recours à leur inventivité personnelle et à leur capital
économique.
B) Le jeitinho brasileiro
Pour combler aux défaillances de l'État, les
brésiliens ont dû inventer une façon d'être au monde
qui fait paradoxalement leur honte et leur fierté. Je veux parler du
« jeitinho brasileiro », trait caractéristique de la culture
brésilienne dont aucun mot de la langue française ne saurait
englober toute la spécificité. « Dar um jeito » c'est
arranger, réussir quelque chose par la débrouille, par la
négociation ou par le passage par une petite porte. C'est réparer
une erreur ou un objet, améliorer une situation, ajuster des variables,
régler un problème ou un conflit, toujours avec cette idée
de malice individuelle et de foi en la flexibilité du monde. Le
bricoleur va « dar um jeito » de réparer sa bicyclette
cassée en utilisant des pièces apparemment inappropriées
à cet usage. La professeur va « dar um jeito » de regarder le
travail de l'étudiant entre midi et deux en négociant avec ses
collègues le report du déjeuner de quelques dizaines de minutes,
et les collègues vont « dar um jeito » en trouvant un moyen
d'informer leur classe que, peut-être, ils seront un peu en retard. Une
mère de famille célibataire dont le maigre salaire ne tient pas
jusqu'à la fin du mois va « dar um jeito » d'assurer les
nécessités de ses enfants par on ne sait quel moyen. Et l'avocat
d'un homme arrêté au volant avec 3,5 g d'alcool dans le sang va
« dar um jeito » d'éviter un procès en invitant le
délégué de police au restaurant. Honte et fierté
donc, car le « jeitinho brasileiro » range sous une même
appellation extrêmement large des actes aussi différents et
opposés que les prouesses techniques les plus spectaculaires et
inattendues et les plus abjects actes de corruption. Il ne serait pas
surprenant d'ailleurs d'apprendre à ce propos que quand fut
prémédité l'assassinat de Marielle Franco,
conseillère municipale, militante des droits humains et rapporteuse de
la commission de surveillance de l'intervention fédérale dans la
politique de sécurité de l'Etat de Rio, froidement
exécutée le 14 mars 2018, le tueur à gage eût
répondu à ses mandants : « vou dar um jeito ».
74
Le jeitinho brasileiro illustre donc à la fois
un trait culturel de débrouillardise et la flexibilité des
institutions, les deux s'alimentant rétroactivement : c'est bien parce
que les institutions sont flexibles qu'il est possible de « dar um jeito
» et c'est bien parce que le « jeitinho brasileiro » est reconnu
et toléré que les institutions peinent à prendre la voie
de la rigidité. Au Brésil, tout est négociable pour autant
qu'on en ait les conditions (en termes de capital social et économique).
Chaque strate de la société est imprégnée de cette
flexibilité arbitraire qui relègue les lois au statut de principe
abstrait et détournable. L'individu de classe défavorisée
pourra vendre des chapeaux sur la plage sans jamais être
inquiété par les services de fiscalisation. Le jeune homme de
classe moyenne qui s'est vu retirer les points de son permis de conduire pourra
soudoyer un agent du département de fiscalisation routière
(DETRAN) pour faire réapparaître ses points comme par magie. Et
les suspects du scandale « Helicoca », hélicoptère de
la famille du sénateur Zezé Perrella intercepté avec une
demie tonne de cocaïne à son bord, pourront dormir paisiblement.
Ils ne seront même pas soumis à un interrogatoire.
Faire l'analyse des stratégies sécuritaires
mises en place par les citoyens ne pourrait alors se passer d'intégrer
à ses développements le « jeitinho brasileiro », ce
trait culturel de la débrouillardise et de la flexibilité qui
fait exister l'innovation politique plutôt dans le cadre des
négociations interindividuelles qu'au sein du champ politique
institutionnel. À défaut de pouvoir compter sur les instances
étatiques, les Brésiliens comptent en effet avant tout sur
eux-mêmes.
« Ici à Capim Macio, la situation de la
criminalité était insupportable, personne ne pouvait aller se
balader sur la place, on ne pouvait même pas aller à
l'église. [...] Du coup on a décidé de voir si on pouvait
changer ça, faire notre part pour voir si on arrivait à faire
baisser les chiffres de la criminalité à un niveau acceptable.
S'il existe un niveau acceptable de criminalité. »58
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil de sécurité du
Conjunto dos Professeur - octobre 2017.
On voit au travers du discours de Ricardo, la banalité
du discrédit des institutions étatiques. La police ne
règle pas le problème ? Qu'à cela ne tienne, les habitants
prendront en main la question de la sécurité.
58 Traduction de l'auteur
75
Mais surtout, le jeitinho brasileiro offre un
modèle d'interprétation des relations entretenues entre policiers
et citoyens qui seront développées dans la troisième
partie de ce chapitre. Inviter les agents de l'État à prendre le
petit déjeuner, leur acheter le repas du midi, organiser des
événements divers en leur honneur, leur glisser quelques billets
dans la poche de temps à autre,... Ces actes sont de véritables
stratégies de la part des citoyens qui les pratiquent et leur
effectivité n'est possible qu'à cause ou grâce à la
flexibilité du système brésilien. Au travers d'offrandes
et de flatteries, les habitants, bien conscients de leurs
intérêts, négocient la présence de la voiture de
police qui peut se permettre, selon le bon vouloir des policiers qui la
conduisent, de délaisser certains quartiers au profit du Conjunto dos
Professores. C'est encore grâce à cette flexibilité que
j'ai par exemple pu observer un matin une quarantaine de policiers (soit
certainement la plupart des effectifs en service du 5e bataillon ce jour
là) réunis sur la place Hélio Galvão pour prendre
le café avec une trentaine d'habitants pendant environ une heure, alors
qu'ils ont pourtant pour mission d'assurer la sécurité des
175.000 citoyens de la Zone Sud de Natal.
II/ Protéger sa personne
Si le sentiment de peur issu de la criminalité urbaine
peut être difficile à contrôler, en revanche, il est
possible de réduire ces moments d'inquiétude ou d'angoisse et ce
notamment en réduisant le facteur de risque d'occurrence d'une
victimisation. De la même manière qu'il est possible, grâce
à l'adoption de certains comportements, de réduire les risques
que représentent le trafic routier (traverser au passage piéton,
être attentif aux voitures,...), il est tout aussi possible de
réduire les risques d'agressions criminelles grâce à la
mise en place de stratégies défensives quotidiennes.
En guise d'introduction à cette partie, je reproduis
ci-dessous un des messages qui fut publié dans les groupes Whatsapp du
Conseil communautaire de sécurité en décembre 2017,
lorsque les services de police du Rio Grande do Norte se mirent en
grève. S'il peut sembler radical en certains de ses paragraphes, il
illustre cependant avec pertinence quelques unes des stratégies que les
habitants du Conjunto dos Professores mettent en place quotidiennement dans
leur recherche de sécurité.
76
« Quelques conseils de sécurité pour
survivre dans le Rio Grande do Norte
1- Pas de sorties dans les bars, restaurants, snacks,
à ciel ouvert. 2- Ne pas sortir de chez soi après 22h 3-
Circulez sur des voies animées. Évitez les raccourcis 4- Ne
vous rendez jamais à la pharmacie. Passez commande pour vous faire
livrer. 5- Vous avez faim? Faites vous livrer. 6- Sorties uniquement dans
les centres commerciaux. 7- Maison de vacances sans sécurité
privée et armée, n'y pensez même pas.
8- En voiture, quand vous vous arrêtez à un feu
rouge, maintenez une certaine distance avec la voiture de devant de
façon à en voir les pneus arrière. Cela permettra de
manoeuvrer si nécessaire.
9- Au feu rouge, ne vous arrêtez pas sur la voie de
gauche. Préférez la voie du milieu.
10- Maintenez une double distance de
sécurité avec les motos.
11- En voiture, ne vous arrêtez pas pour utiliser
votre portable.
12- Si vous allez chercher quelqu'un, ne restez pas à
l'arrêt au point de rendez-vous. Faites des tours de pâté de
maison jusqu'à ce que le passager arrive.
13- Si vous habitez une maison, faites plusieurs tours de
pâté de maison avant de rentrer la voiture dans le garage. Quand
vous sortez de chez vous, vérifiez qu'il n'y a personne de suspect dans
la rue, de préférence grâce aux caméras de
surveillance.
14- Si vous habitez une maison, installez des fils
électriques, des capteurs, des caméras de surveillance et
adoptez des chiens de garde. Mais le mieux est de déménager en
condominio fechado ou en appartement.
15- Si vous avez les moyens d'acheter une voiture
blindée, n'hésitez pas !!
16- Soyez toujours suspicieux de tout et de tous.
17- Gardez toujours une posture défensive et soyez
toujours en alerte.
18- Quand vous vous dirigez vers votre véhicule
garé dans la rue, ne le rejoignez pas directement. Observez les
alentours et si tout est tranquille, entrez et démarrez
rapidement.
77
19- Quand vous vous rendez dans un lieu public
(boulangerie, restaurant, bar,...), préférez ceux qui
possèdent des agents de sécurité armés.
Les vigiles avec matraque et sifflet ne servent plus à rien. 20-
N'allez jamais au distributeur de nuit, ni le week-end, ni dans des endroits
peu fréquentés. Préférez toujours les centres
commerciaux. 22- Quand vous faites le plein, sortez du véhicule et
gardez une posture défensive. 22- Oubliez les discussions sur le
trottoir, face à la maison. Cette époque est révolue
! 23- Et le plus important : en cas d'agression, NE JAMAIS RÉAGIR
!!
Que Dieu nous bénisse et nous protège.
»59
Texte partagé sur les groupes Whatsapp du
Conseil communautaire de sécurité, décembre
2017
A) Savoir se comporter dans la rue
« Quand je suis à pieds, toute seule, dans la rue,
je me sens super vulnérable, j'ai l'impression d'être une cible
sur pattes. Je déteste être à pieds, il faut toujours
regarder à droite, à gauche, derrière,... Il faut toujours
être à l'affût, surveiller les motos qui passent, entrer
dans un commerce quand il y a un danger... »60
Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante -
août 2017.
Comme en témoigne Sarah, marcher dans les rues de Natal
et en l'occurrence, de Capim Macio est presque perçu comme un acte de
courage par la plupart des enquêtés et requiert une vigilance
accrue. Si la condition de piéton semble être évitée
au maximum au point que certains habitants affirment ne jamais sortir à
pieds, il est cependant difficile, pour la majorité de la population, de
vivre sans mettre un pied dehors. Chacun développe alors un
répertoire de stratégies qui permettra d'éviter au maximum
la survenue d'un événement traumatique.
59 Traduction de l'auteur
60 Traduction de l'auteur
78
La plus fondamentale de ces stratégies réside
dans l'organisation des horaires de sorties. À Natal, tout au long de
l'année, le soleil se lève vers 5h et se couche aux alentours de
17h30. Pour la plupart des habitants, la nuit étant synonyme d'une plus
grande insécurité, être hors du foyer entre 17h30 et 5h du
matin constitue déjà une mise en danger de sa personne. Du fait
des horaires de travail, nombreux sont les Natalenses qui ne rentrent chez eux
qu'après la tombée de la nuit, mais ces derniers redoublent alors
de prudence. Après 20h les rues du Conjunto dos Professores sont
désertes. Passent encore quelques voitures, mais il est très rare
de rencontrer un piéton. Chacun se retranche chez soi et le silence
laisse à peine imaginer qu'il y a encore de la vie derrière les
façades et les portails des maisons figées dans le temps
jusqu'à l'aube. Les habitants du Conjunto dos Professores savent
également qu'il y a des horaires à éviter dans la mesure
du possible. Les heures de pointe des travailleurs sont aussi les heures de
pointe des voleurs. Ricardo m'explique :
« Quand on regarde la carte des horaires et des lieux
d'occurrence des agressions, on voit clairement que la grande majorité
des incidents a lieu le matin quand les gens vont au travail et le soir quand
ils reviennent du travail, entre 6h et 8h30 le matin et entre 16h et 18h le
soir. La plupart des crimes ont lieu dans le Village et la plupart sont contre
des piétons. Du
61
coup si tu es dans ces horaires, dans le Village, à
pieds, tu as des statistiques très favorables pour être
attaqué [ assaltado]. Du coup il faut qu'on pense qu'on doit
changer nos habitudes afin d'être moins attaquables [
assaltavel]. »62
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Cette phrase montre aussi qu'outre une attention portée
aux horaires de sorties, les habitants sont également vigilants aux
lieux de sorties. La plupart des enquêtés affirment par exemple
modifier fréquemment leurs trajets par peur d'être victime d'un
acte de criminalité urbaine. Certaines petites rues sont
délaissées au profit des grands axes, l'utilisation du tissu
urbain se fait presque uniquement dans une optique de transit et se promener
dans le quartier est un concept qui n'existe pas.
En effet, tout déplacement à pieds implique un
certain malaise. Comme le disait Sarah, être piéton c'est
être une cible potentielle et se trouver dans une situation de
61 Le Village est un autre sous-quartier de Capim
Macio. Il est limitrophe au Conjunto dos Professores.
62 Traduction de l'auteur
79
particulière vulnérabilité. Il faut alors
être attentif, poser un regard suspicieux sur les autres piétons,
sur les cyclistes, sur les motos. Il faut éviter les signes
ostentatoires de richesse. Certains possèdent deux
téléphones portables : le téléphone officiel et le
« celular do ladrão », le téléphone du
voleur, de moindre qualité qui sera remis à l'agresseur en cas d'
assalto :
« Ces dernières années, on s'est plus ou
moins habitué, ou on a été obligé de s'habituer
à la violence. C'est cette certitude qu'on peut être
attaqué (assaltado). Ce truc de plaisanter : «ah j'ai de l'argent,
je vais le diviser, je vais en garder une partie ici et une autre à un
autre endroit de mon corps et cette part ça sera celle du voleur.»
Par exemple j'ai un bon téléphone, un smartphone et un plus
simple, en cas de vol. »
Entretien avec Artur, jeune homme d'une trentaine
d'années, participant au Conseil communautaire de sécurité
du Conjunto dos Professores - novembre 2017
Nombre d'enquêtés affirment également
sortir avec peu d'effets personnels mais avoir toujours quelque chose à
donner :
« Tu comprends, si tu n'as rien sur toi, c'est là
que ça devient dangereux, le type peut croire que tu veux pas
coopérer et alors tu risques de te faire tirer dessus. »
Entretien avec Jacqueline, femme d'une quarantaine
d'année, participante au Conseil communautaire de sécurité
du Conjunto dos Professores - octobre 2017
Leticia, quant à elle, témoigne qu'elle va
jusqu'à penser aux chaussures qu'elle peut utiliser pour sortir dans la
rue :
« J'adore les talons, mais je ne vais pas utiliser des
talons pour marcher dans la rue, parce que je sais que si j'ai besoin de
courir, je vais tomber. »63
Entretien avec Leticia, 23 ans, étudiante -
septembre 2017
63 Traductions de l'auteur
80
B) Quelques règles préalables à
l'utilisation des moyens de transport
Utiliser un moyen de transport, public ou privé, est
souvent jugé plus sûr que de se déplacer à pieds.
Mais là aussi il faudra observer certaines règles de
sécurité.
En voiture, il est conseillé d'éviter de rester
à l'arrêt. Si l'automobiliste ne trouve pas sa destination il
préférera souvent se renseigner en roulant, quitte à faire
usage de son téléphone au volant, plutôt que de
s'arrêter pour ouvrir son GPS. Les vitres de la plupart des automobiles
sont teintées et nombreux sont les individus qui n'osent pas les
abaisser. La nuit il est fréquent de voir des automobilistes passer au
feu rouge pour ne pas rester à l'arrêt (et la jurisprudence est
relativement laxiste dans ce domaine). Presque chaque maison du quartier
possède son propre garage et à la nuit tombée très
peu de voitures sont garées dans les rues. Ricardo qui dirige une
école de langues dans le quartier m'explique comment il se gare quand il
arrive à l'école :
« Moi quand j'arrive au boulot, je me gare en marche
arrière. Je ne me gare pas en marche arrière parce que c'est plus
facile de sortir, je me gare en marche arrière parce que si j'entre en
marche avant, je suis totalement vulnérable. Si quelqu'un vient
m'aborder, je ne vais pas le voir venir et je vais me faire avoir. Mais quand
je me gare en marche arrière, je vois tout ce qu'il se passe et au
moindre mouvement suspect, je passe la première et je m'en vais. Ici,
à l'entreprise on a un protocole d'entrée et de sortie. Le
premier va à sa voiture pendant que l'autre ferme la porte. Et on sait
que si un des deux est abordé, l'autre doit fuir pour pouvoir chercher
de l'aide. Ça ne sert à rien de rester, ça ferait juste
une victime de plus. Donc voilà, ce sont des petits détails du
quotidien qui font que tu as plus de sécurité. Moi, ça
doit faire, je sais pas, au moins 5 ans que j'ai pas été victime
d'une agression. Mais c'est depuis que j'ai changé mes habitudes.
»64
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Du fait de la relative aisance économique et
matérielle de la plupart des habitants du Conjunto dos Professores,
rares sont ceux qui se déplacent en bus, mais ceux qui le font
développent également des stratégies préventives
quand ils utilisent ce moyen de transport :
64 Traduction de l'auteur
81
être doublement sur ses gardes à l'arrêt de
bus, s'asseoir à côté d'une personne qui semble
inoffensive, choisir une place ni trop à l'avant du bus ni trop à
l'arrière, garder son sac sur les genoux, ranger son
téléphone portable dans une poche inaccessible,...
Enfin, les trajets en taxi ou en Uber sont également
effectués sous le joug de mesures de protection personnelle, comme en
témoignent par exemple les dires de Sarah :
« À chaque fois que je rentre dans un taxi ou dans
un Uber, je regarde la plaque d'immatriculation et je l'envoie à ma
mère en disant où je suis et où je vais. Et si je trouve
que le type est louche, j'appelle quelqu'un et je fais exprès de
raconter que je suis dans un Uber à tel endroit pour montrer que
quelqu'un sait où je suis. »65
Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante -
août 2017.
C) Abandonner l'espace public
La peur de la criminalité façonne ainsi une
utilisation particulière de la ville. La rue cesse d'être un
espace de vie pour se transformer en un simple espace de transit auquel Marc
Augé (1992) appliquerait peut-être son concept de non-lieu. Dans
le Conjunto dos Professores, il n'est pas question de traîner sur les
trottoirs. Et si on sort de chez soi, c'est pour se rendre en un lieu bien
défini, un lieu souvent privé, parfois public mais dans ce cas,
bien souvent privatisé : lieu de travail, centre commercial,
église, maison d'un proche, salle de sport,... Les espaces non
privatisés fréquentés par les habitants du Conjunto dos
Professores sont rares. Outre leur occupation de la place de l'église
qui retiendra notre attention un peu plus loin, les enquêtés
affirment se rendre sur le trottoir de l'avenue Roberto Freire pour y faire
leur jogging et disent aller à la plage de temps à autre, mais
uniquement sous les parasols proposés par les kiosques, qui offrent une
sensation de sécurité. La rue devient ainsi ce no man's land
que les citadins, comme en temps de guerre, ne traversent que pour
atteindre une autre tranchée, la boule au ventre. Tous les trajets sont
bien définis et se font presque uniquement en voiture. Ils mènent
de la maison fortifiée au lieu de travail protégé, du lieu
de travail protégé au centre commercial sécurisé et
du centre commercial sécurisé à la maison
fortifiée.
65 Traduction de l'auteur
82
II/ Protéger son foyer
A) Sécuriser l'habitat vertical
Au Brésil sans doute plus qu'ailleurs, sécuriser
son lieu de résidence est devenu une priorité pour les individus.
L'objectif est de se protéger des intrusions qui ont souvent pour
finalité le vol de biens (voiture, bijoux, matériel
électronique) mais qui peuvent parfois conduire à des
séquestrations voire à des homicides. Si les dispositifs de
sécurité des condominios horizontaux et verticaux sont
aujourd'hui nécessairement intégrés dans les plans des
promoteurs immobiliers qui les construisent, les maisons des classes moyennes
de Natal sont souvent plus anciennes et l'aspect sécuritaire
n'était pas nécessairement un point central à
l'époque de leur construction. Pour cette raison, avec le sentiment
d'insécurité grandissant, les habitants de quartiers tels que le
Conjunto dos Professores ont progressivement adapté l'architecture de
leur maison en vue, sinon d'empêcher les intrusions, au moins de
décourager les éventuels intrus. Maria raconte :
« Il y a 20 ans, on n'avait pas tous ces problèmes
de criminalité qu'on a aujourd'hui. On était toujours devant la
maison, dans la rue et on laissait tout ouvert, moi ma porte d'entrée
était toujours ouverte, le garage aussi. Aujourd'hui, on est
obligé de s'enfermer, j'ai dû changer de portail, en mettre un
plus solide, acheter des caméras de surveillance, j'ai fait mettre des
fils électriques sur les murs aussi. Et on peut plus rester devant la
maison comme on le faisait à l'époque. Ça c'est triste...
»66
Entretien avec Maria, retraitée et participante
au Conseil communautaire de sécurité - octobre 2017
Dans le Conjunto dos Professores, les résidences
longent la rue. Cependant la grande majorité d'entre elles sont
cachées derrière de hauts murs et des portails métalliques
automatiques. Certaines sont plus visibles et ne s'abritent que derrière
des grilles. Mais presque toutes sont protégées par des
dispositifs empêchant l'intrusion : fils barbelés, clôtures
électriques, détecteurs de mouvements, alarmes, bouts de verres
aiguisés incrustés dans le ciment sur le haut des murs,
caméras de surveillance, chiens de garde,... Chaque maison est une
véritable petite forteresse familiale. Et pour cause, malgré
toutes les protections mises en place, certains individus parviennent encore
à s'introduire dans les
66 Traduction de l'auteur
83
demeures. Manuel qui s'est fait subtiliser son ordinateur dans
sa propre chambre, alors qu'il y dormait, me montre le stratagème :
selon ses dires, un individu nécessairement de très petite taille
a réussi à rentrer dans son jardin de nuit, escalader
jusqu'à la fenêtre de sa chambre au premier étage
(tâche qui au regard de la configuration du mur semblait presque
impossible) et effectuer une figure de contorsionniste pour se faufiler par un
trou minuscule entre les barreaux de la fenêtre, subtiliser un ordinateur
et repartir sans que personne ne se réveille. En me montrant le passage
à présent comblé par des planches de bois, il commente
:
« Regarde, tu vois le petit trou ici entre les grilles de
la fenêtre, quelqu'un a réussi à passer par là,
c'est incroyable, jamais je n'aurais pensé que quelqu'un pourrait
réussir à passer par ce trou ! Ça ne peut qu'être un
enfant qui a fait ça ! Et le pire c'est que je dormais juste là,
tu vois, ça c'est super flippant ! L'ordi à la limite, c'est pas
trop grave, mais me dire que quelqu'un était ici, dans ma chambre,
pendant que je dormais, ça j'arrive toujours pas à m'en remettre.
»67
Entretien avec Manuel, 41 ans, Artiste et habitant du
Conjunto dos Professores - février 2017
Pour les plus inquiets, et malgré tous les dispositifs
de sécurité mis en place, la maison reste un espace de
potentielle occurrence criminelle. Plusieurs enquêtés affirment en
effet que leur sensation de sécurité dans leur propre logement,
surtout à la nuit tombée, n'est pas satisfaisante, certains
affirmant même avoir des troubles du sommeil. C'est le cas par exemple de
Maria, qui après une succession de tentatives de cambriolages chez
plusieurs de ses voisins, toujours aux alentours de 3h du matin, me confie ne
pas réussir à dormir avant 4h « depuis plus d'un mois
».
Si, comme nous allons le voir par la suite, le
développement d'un réseau communautaire de sécurité
dans le quartier offre une plus grande sensation de possibilités de
réaction face aux actes criminels (notamment grâce à des
dispositifs de demande d'intervention policière
accélérée), en ce qui concerne le cas des intrusions
nocturnes, le sentiment de sécurité n'est pas
nécessairement renforcé, les habitants estimant en effet
qu'à partir d'une certaine heure la vigilance citoyenne et
policière diminue fortement, laissant chaque foyer isolé et
vulnérable face à l'obscurité de la nuit.
67 Traduction de l'auteur
84
Ce sentiment insoluble d'insécurité est la
raison pour laquelle de plus en plus d'habitants de quartier
résidentiels, Conjunto dos Professores ou autres, quittent les maisons,
souvent jugées vulnérables, pour migrer vers des appartements.
B) La vie en « condominio
»
Le Conjunto dos Professores n'abrite que de très rares
immeubles. Toutefois il m'a semblé ici approprié, en vue de
l'argumentation future, de témoigner rapidement d'une autre
modalité d'habiter, choisie par une partie des classes moyennes et
hautes brésiliennes, d'autant que certains des autres sous-quartiers de
Capim Macio, limitrophes au Conjunto dos Professores, sont eux plus fournis en
construction verticales.
Alors qu'en France, les tours modernes sont
généralement plutôt destinées aux logements sociaux
et sont le symbole des banlieues défavorisées, au Brésil,
et notamment à Natal, la verticalité est un privilège des
classes économiquement privilégiées. Depuis les
années 70, les métropoles brésiliennes voient en effet
pousser des immeubles de 10 à 20 étages en général,
de différents standing mais presque uniquement destinés aux
classes favorisées. Le succès de la formule est notamment
dû à l'arsenal sécuritaire déployé par les
promoteurs immobiliers dans leurs plans de construction de ces édifices.
Encerclés de hauts murs coiffés de barbelés, l'unique
moyen de pénétrer dans ces immeubles se fait par la porte
principale dont l'ouverture est conditionnée à l'identification
des personnes par un gardien siégeant dans une guérite. Cette
dernière fait office de véritable tour de contrôle. Elle
est en contact avec les habitants qui signalent et autorisent les
entrées de visiteurs et elle est munie de nombreux écrans de
surveillance affichant en temps réel les prises de vues des
différentes caméras positionnées stratégiquement
dans l'immeuble.
Les condominios verticaux peuvent prendre la forme
d'ensemble d'immeubles rassemblés sur un terrain entourés de
hauts murs infranchissables. Mais le terme condominio peut
également servir à désigner un unique immeuble. Le point
commun entre les deux options réside dans l'arsenal sécuritaire
déployé et dans la mise en commun d'espaces partagés. Dans
un cas comme dans l'autre, la plupart des condominios offrent en
effet, en plus des nombreux dispositifs de sécurité, diverses
structures (salles de sport, piscines, salles de réunion, salles de
fêtes, salles de cinéma, salons de beauté, jeux
85
d'enfants,...) qui permettent aux habitants de réduire
le temps passé hors de ces complexes et de diminuer ainsi leur
exposition aux actes de criminalité urbaine.
III/ Sécuriser le quartier
A) Sociétés de sécurité
privée et vigiles de rue
En réponse à la demande sécuritaire,
c'est d'abord le marché des entreprises privées qui a investi les
rues de ces nouveaux quartiers principalement résidentiels et
touristiques de la Zone Sud. Il semblerait en effet, que tant au plan
international que national ou local, la réunion de plusieurs facteurs,
parmi lesquels l'augmentation de la criminalité, l'augmentation des
angoisses face à celle-ci, le discrédit envers les
autorités étatiques ou la simple constatation des lacunes de ces
autorités, ont offert des espaces légaux et des incitations
économiques ayant pour conséquence un fort développement
des entreprises de sécurité privée. Si la violence
légitime est reconnue, au sein des démocraties modernes, comme
appartenant à l'État, les chiffres indiquent cependant un
transfert croissant de cette prérogative vers les institutions
privées. Alors que dans les pays du Nord, la croissance annuelle du
marché de la sécurité privée ne frôle que les
8%, dans les pays du Sud, en revanche, les enquêtes quantitatives
exposent des taux variant entre 30 et 40% (Vanderschueren, 2000 ; Felix, 2002 ;
Melo, 2008), au point que dans beaucoup de ces pays, les agents de
sécurité privée sont aujourd'hui plus nombreux que les
agents de l'État. Comme l'a expliqué Caldeira, ces entreprises
sont apparues au Brésil à la fin des années 60, en
réponse aux braquages de banques récurrents (Caldeira, 2000), et
ont connu un fort développement dans les années 90 en
conséquence de l'augmentation de la criminalité (Zanetic, 2009).
En 2005 le nombre de ces agents sur le territoire national oscillait, selon les
différentes enquêtes et modes de calcul, entre 557.500 et
1.648.570 . À titre de
68 69
comparaison, en 2003, le Ministère de la Justice
affirmait que le contingent des forces publiques atteignait le chiffre de
506.411 agents (115.960 policiers civils et 390.451 policiers militaires).
68 Sources : FENAVIST/MEZZO PLANEJAMENTO, 2005
69 Sources : Pesquisa Nacional por Amostra de
Domicílios - PNAD, do Instituto Brasileiro de Geografia e
Estatística - IBGE, 2005
86
La grande majorité des agents de sécurité
privée sont employés par des entreprises (banques, transports de
fonds, centres commerciaux, restaurants,...) ou par le secteur public
lui-même (Zanetic, 2009). Cependant, mon ethnographie montre qu'il existe
également deux secteurs de la sécurité privée, dont
l'offre se dirige plutôt en direction des particuliers, qui accompagnent
cette croissance générale du marché des entreprises de
sécurité. Le premier, qui s'inscrit dans les cadres
juridico-légaux, prend la forme d'entreprises de prestations de service
de sécurité et de surveillance à destination des
particuliers. Il s'agit principalement de l'installation de matériels de
surveillance électronique (caméras de surveillance, capteurs de
mouvement) reliés au centre de commande de la société qui,
en cas d'incident, met à disposition des agents qui se rendront sur le
lieu en question. Le second appartient au secteur informel et est interdit par
les normes juridiques. En effet, alors que conformément à
l'article 144, paragraphe 5 de la Constitution Fédérale, seule
revient à la police militaire la tâche de « police ostensible
» sur la voie publique, Natal, tout comme les autres villes
brésiliennes, fourmille d'humbles vigiles informels qui surveillent les
maisons, les carrefours et les rues des quartiers résidentiels. Il
s'agit dans la plupart des cas de quelques individus, chacun assis sur une
chaise en un point stratégique, qui se relaient pour assurer une
présence continue. Ces agents ne possèdent
généralement aucun équipement adapté à
l'appréhension d'un individu armé mais sont
rémunérés par les habitants dans l'optique de dissuader de
potentiels agresseurs. Edson, qui surveille la même rue du Conjuntos dos
Professores depuis 21 ans me raconte :
« On est 3 : Paulo et moi, on se relaie, on fait 12h /
12h et le troisième nous remplace de temps en temps. On surveille les 7
maisons qui sont là, tu vois : à partir de la maison jaune au
fond jusqu'à celle là, la dernière. [...] On n'est pas
armé, on n'a pas le droit, mais si un voleur essaye de cambrioler une
maison, on peut toujours appeler la police. C'est surtout de la dissuasion
qu'on fait, moi je suis entre le voleur et la maison, si le type veut
cambrioler, je sais que je suis son premier ennemi, je suis sur son chemin,
entre lui et sa cible. »70
Entretien avec Edson, homme d'une quarantaine
d'années, vigile dans le Conjunto dos Professores - octobre
2017
Dans le Conjunto dos Professores, ils doivent être
presque une cinquantaine à exercer cette profession, de la même
manière que le décrit Edson. Casquette sur la tête,
70 Traduction de l'auteur
87
paisiblement assis sur une vieille chaise en plastique
placée à l'ombre d'un manguier, ils sont les yeux de la rue.
Cependant, ni les entreprises privées et formelles ni
les vigiles de rue informels, ne satisfont entièrement les habitants du
Conjunto dos Professores. En premier lieu, ils coûtent chers, (chaque
foyer contractant débourse entre 50 et 300 reais par mois pour
les vigiles et/ou entre 200 et 600 reais pour les entreprises en
règle). Par ailleurs, ils ne sont pas toujours efficaces. Et pour finir,
ils font peser sur eux les suspicions. Ana, interrogée sur
l'efficacité de ces deux types de services, se plaint :
« Ma voisine avait un contrat avec [nom de l'entreprise],
elle payait une fortune. Eh bien quand les bandits sont entrés chez elle
pendant qu'elle était en vacances, ça n'a strictement servi
à rien. Alors, moi je dis : est ce que ça vaut vraiment la peine
? [...] Ce genre d'entreprises, ils recrutent leur personnel dans les quartiers
pauvres pour avoir une main d'oeuvre bon marché. Petit à petit
les employés connaissent le quotidien des habitants. Et parfois dans
leur quartier ils s'impliquent avec des vagabonds et montent des plans pour
voler les maisons qu'ils sont censés surveiller. »71
Entretien avec Ana, retraitée et participante
au Conseil communautaire de sécurité du
Conjuntos dos Professores - décembre
2017.
Dans le Conjunto dos Professores, c'est sûrement face
aux constats du manque d'effectifs et de financement de la police militaire et
de l'insuffisance des services proposés par le marché
privé de la sécurité, qu'a été bien
acceptée, dès ses débuts en mars 2016, l'idée d'un
programme de sécurité publique qui associe habilement citoyens et
forces de l'ordre.
B) Le projet Vizinhança Solidária e
Batalhão Participativo
En 2016, en réponse à une demande de la
Secretaria de Estado da Segurança Pública e da Defesa
Social, le Colonel Major Lima, alors Commandant du 5ème Bataillon
de Police Militaire de Natal, initie le projet « Vizinhança
Solidária e Batalhão Participativo »
71 Traduction de l'auteur
88
(voisinage solidaire et bataillon participatif) dans la Zone
Sud de Natal. Inspiré d'autres expériences
développées à travers le monde, le projet s'articule
autour de trois axes principaux : unir les habitants d'un quartier à
travers l'objectif sécuritaire ; rapprocher fortement citoyens et forces
de l'ordre de sorte que la surveillance et les mesures de prévention et
d'intervention soient simplifiées, discutées et optimisées
; utiliser les technologies disponibles pour faciliter la réussite de
ces objectifs sécuritaires.
« Avant, au niveau de la violence c'était super
tranquille. Je suis arrivé ici en 80, dans cette maison. C'était
super tranquille, on laissait la porte ouverte, le portail ouvert, tout
était ouvert. Y'avait pas de voleur, quasiment pas. Mais en raison de la
violence qu'il y a aujourd'hui, on a décidé de créer un
conseil de sécurité avec la Police Militaire. »
Entretien avec Fiona, 64 ans, retraitée et
Présidente du Conseil communautaire de sécurité -
septembre 2017
« Ici à Capim Macio, la situation de la
criminalité était insupportable, personne ne pouvait aller se
balader sur la place, on ne pouvait même pas aller à
l'église. Et au-delà de ma vie personnelle ça a
commencé à affecter ma vie professionnelle aussi. J'ai une
école ici et les gens disaient «ah mais c'est dangereux ici».
Du coup on a décidé de voir si on pouvait changer ça,
faire notre part pour voir si on arrivait à faire baisser les chiffres
de la criminalité à un niveau acceptable. S'il existe un niveau
acceptable de criminalité. C'était ça l'idée.
»72
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
En mars 2016, le Colonel Major Correia Lima, alors en charge
du commandement du 5ème Bataillon de police militaire de Natal et
diplômé en sécurité publique, lance un projet sous
le nom de Vizinhança Solidária e Batalhão
Participativo . Le projet est une réponse à des forts taux
de criminalité urbaine et à la constatation par le Major
lui-même des problèmes dont souffre le 5ème Bataillon. Il
m'explique :
« Quand nous sommes arrivés pour assumer le
commandement du 5ème Bataillon, qui est le bataillon responsable de la
sécurité de la Zone Sud, nous avons détecté un fort
indice de crimes contre le patrimoine, c'est à
72 Traductions de l'auteur
89
dire des vols, des vols à main armée. Nous avons
aussi détecté que la police avait très peu d'effectifs
pour une région si grande. Pour te donner une idée, en 1998, la
Zone Sud avait 23 voitures pour effectuer le maintien de l'ordre dans toute la
Zone Sud. Et quand je suis arrivé il n'y en avait que 7. On a alors
décidé de changer de stratégie et de passer à
quelque chose de plus proactif, une police de proximité.
»73
Entretien avec le Colonel Major Correia Lima - novembre
2017
L'idée d'une police de proximité fait peu
à peu son chemin au Brésil. Depuis la fin de la dictature
militaire, la tendance est en effet à la décentralisation des
politiques publiques et la sécurité n'y fait pas exception comme
en témoigne l'article 144 de la constitution Fédérale de
1988 qui stipule que « la sécurité est un droit et un devoir
de tous ». C'est Anthony Garotinho, Gouverneur de l'État de Rio de
Janeiro qui, en 1999, va poser en premier les bases de nouveaux programmes de
sécurité publique. Outre le constat d'une augmentation
inquiétante de la criminalité urbaine dans l'État de Rio
de Janeiro comme dans le reste du Brésil, Garotinho pointe du doigt un
problème fâcheux dont souffre la société
brésilienne, résultat de près de trente années de
dictature militaire : les relations entre police et citoyens sont
catastrophiques, basées sur la méfiance et la peur, la haine et
le rejet. Le projet de Garotinho est donc celui de restaurer ces relations
à travers un objectif commun aux deux parties : l'objectif
sécuritaire. En se basant sur le découpage géographique
des Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP),
divisions administratives de sécurité récemment
créées, le Gouverneur de l'État de Rio de Janeiro institue
en 1999 les premiers Conseils Communautaires de Sécurité du pays.
La première section de la loi qui les institue définit leurs
fonctions de manière générale :
« (a) approcher les institutions policières de la
communauté, restaurer leur image, restituer leur
crédibilité et transmettre à la population un sentiment de
sécurité et une plus grande confiance ; (b) améliorer le
contrôle de la criminalité grâce à l'appui de ceux
qui vivent de près et quotidiennement les problèmes : les
habitants ; (c) élever le niveau de conscience communautaire à
propos de la complexité des problèmes relatifs à la
sécurité publique afin que jamais, dans notre Etat, il n'y ait un
espace pour le renforcement de discours qui proposent la barbarie comme
méthode
73 Traduction de l'auteur
90
pour combattre la barbarie. » (Rio de Janeiro (Estado),
Résolution SSP
74
263 du 26 juillet 1999).
Après Rio de Janeiro c'est au tour de Brasilia
d'instaurer des Conseils Communautaires de Sécurité, en 2000,
(Barbosa, 2013), puis Porto Alegre et São Paulo. À Natal ils font
leur apparition en 2013. Institués par l'ordonnance N° 217/2013-GS/SESED
du 30 septembre, ils prennent le nom de Conseils Communautaires de
Coopération de Défense Sociale (CCCDS). Leur objectif
général, selon l'ordonnance est de « promouvoir une forte
intégration des agents de Sécurité Publique avec la
Communauté, guidés par la Philosophie de la Police Communautaire,
avec pour objectif l'amélioration de la qualité du service, le
changement du contexte social et la diminution conséquente de la
criminalité, en identifiant, priorisant et recherchant ensemble des
solutions. »
En mars 2016, le Colonel Major Correia Lima lance, dans la la
Zone Sud de Natal, le projet Vizinhança Solidária e
Batalhão Participativo qui s'inscrit dans la descendance directe
des Conseils nouvellement créés. Plusieurs quartiers de la
région répondent positivement à l'initiative et instituent
des associations citoyennes qui prennent des noms divers selon les quartiers.
Dans le Conjunto dos Professores les habitants s'accordent pour baptiser le
nouvel organe « Conseil communautaire de sécurité ».
Pour les autorités de police comme pour les citoyens, l'objectif
recherché est celui de réduire les occurrences criminelles par le
biais de la participation et la coopération.
En pratique, dans le Conjunto dos Professores, le projet
fonctionne de la sorte : environ 700 habitants, dont deux sont directement
reliés à la police militaire, effectuent un contrôle
continu et presque omniscient sur les rues du quartier à l'aide de
nombreuses caméras de surveillance privées et de trois groupes
Whatsapp dont les règles,
75
fréquemment rappelées, sont ainsi
énoncées :
« Ceci sera notre principal instrument et il ne devra
être utilisé qu'en cas de nécessité, lors de
situations imminentes ou évidentes d'insécurité, d'urgence
ou de risque. Individus ou voitures suspectes, actions criminelles
74 Traduction de l'auteur
75 Étant donné qu'un groupe Whatsapp ne peut
contenir que 256 participants, la communauté a réparti la
population en trois groupes similaires (« Emergência 1 »,
« Emergência 2 » et « Emergência 3 »).
91
réelles, demande de secours ou cas similaires... Tout
type d'alertes de criminalité. »76
Extrait des règles d'utilisation des groupes
Whatsapp « Emergência ».
Ainsi, lorsqu'une action criminelle est détectée
ou lorsqu'un individu ou le comportement d'un individu est jugé suspect
par un habitant, ce dernier en informe la communauté par le biais d'un
message sur le groupe Whatsapp, souvent accompagné d'une photo ou d'une
vidéo prise par une caméra de surveillance . Les autres
participants du
77
groupe seront ainsi prévenus du danger potentiel et
pourront, en outre, partager leurs avis sur la situation. Dans la plupart des
cas, les messages postés sur le groupe Whatsapp prennent la forme d'une
demande d'identification adressée au voisinage, d'une demande
d'identification par la police, d'une demande d'intervention de la police en
réponse à un acte criminel ou d'une simple interrogation ou mise
en garde à la vue d'un phénomène jugé
étrange. Deux individus, la Présidente et le
Vice-Président du Conseil communautaire de sécurité, sont
en lien direct avec le téléphone de la patrouille de Police
Militaire en charge de la sécurité du quartier et pourront alors,
si cela est jugé nécessaire, entrer directement en contact avec
celle-ci, sans avoir à passer par la centrale téléphonique
de la Police Militaire. Les résultats semblent probants. Le
Vice-Président du Conseil communautaire de sécurité avance
des chiffres avec un air satisfait :
« Au sein même du CEOSP, la centrale
téléphonique, il existe un temps d'attente de traitement pour que
soit donné un ordre à une patrouille. Ce temps, il est en moyenne
de 23 minutes. [...] Avec notre nouvelle manière de faire, la
communauté elle-même fait le tri pour savoir quelles sont les
situations où la police doit intervenir ou non, et le temps de
réponse et d'arrivée de la voiture est bien plus court.
Aujourd'hui, je calcule, il est de 3 minutes en moyenne. »
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Après deux ans d'existence, le projet
Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo
semble en effet satisfaire la majeure partie des habitants du Conjunto dos
Professores qui disent ressentir une plus grande sensation de
sécurité qu'avant le lancement du projet. La police est plus
souvent présente, notamment aux alentours de la place Helio Galvao
qui
76 Traduction de l'auteur
77 Presque toutes les résidences du quartier
sont équipées de caméras de surveillance privées
dont certaines filment la rue.
92
recommencerait à être fréquentée
par les riverains, les relations entre les forces de l'ordre et les citoyens
sont jugées « en amélioration » par les deux parties et
la création des groupes Whatsapp permet une meilleure communication
entre les habitants, les aidant ainsi à identifier rapidement les
sources de danger.
Cependant, la participation citoyenne à la surveillance
de la voie publique ne saurait remplacer efficacement le rôle dissuasif
de la Police Militaire. Le 5ème bataillon en charge de la Zone Sud ne
possédant que sept voiture pour assurer la sécurité de
175.000 habitants, sa présence dans tous les quartiers ne peut
être effective et continue. Avec le développement des liens entre
le bataillon et les citoyens, promu par le projet Vizinhança
Solidária e Batalhão Participativo, s'est aussi ouverte la
possibilité pour les communautés d'utiliser leur ressources pour
maintenir les patrouilles de police dans leur enceinte. En effet, si le
rapprochement des forces de l'ordre et des citoyens était effectivement
un des axes fondamentaux du projet, j'ai pu observé que les rapports
dépassent souvent le simple rapprochement pour passer sous le joug de ce
qu'on pourrait caractériser de tentatives stratégiques
d'appropriation de la Police Militaire par les habitants du Conjunto dos
Professores. La criminalité urbaine et le fort sentiment
d'insécurité ressenti par les individus, joint à un
sous-effectif policier aux bas salaires, voire sans salaire , sont parmi les
facteurs
78
principaux qui induisent l'émergence de
stratégies corruptives de la part des habitants à destination des
policiers :
« Ils passent la journée dans la rue, de 7h
à 19h. Quand ils finissent leur service, je leur offre un repas. Parce
que si tu n'offres pas quelque chose, tu n'as rien en retour. D'une certaine
manière, tu dois offrir quelque chose. Donc je leur paye un repas. On ne
peut pas leur donner d'argent , du coup
79
je vais quelque part, un snack par exemple, je paye en avance une
quantité
X et ensuite les policiers vont là-bas et mangent. On
paye le déjeuner aussi, j'en paye un par semaine dans un restaurant,
selon le nombre de personnes qui vont déjeuner. La semaine
dernière ils étaient six, six policiers. Et j'ai réussi
à négocier un autre déjeuner. Donc deux déjeuners
par semaine. [...]. Il faut leur offrir quelque chose tu comprends. Ils ne
viennent pas parce qu'ils sont fonctionnaires, parce qu'ils sont de la
police
78 Fin 2017, les policiers (mais aussi les pompiers et les
enseignants) restèrent impayés pendant 3 mois, ce qui mena
à une grève illégale des forces de l'ordre qui dura plus
de trois semaines.
79 Après m'avoir confié, dans cet entretien, ne
pas donner de pot-de-vins aux policiers, Fiona l'a pourtant fait devant moi
quelques jours plus tard.
93
militaire ou parce qu'ils ont la responsabilité de
venir. Non. Parce qu'il y a plein de quartiers. Rien que dans la zone sud il y
a douze quartiers qu'ils doivent surveiller. Ils viennent parce qu'ici on les
reçoit bien. »
Entretien avec Fiona, 64 ans, retraitée et
Présidente du Conseil communautaire de sécurité -
septembre 2017
Outre ces offres de repas, la communauté organise
régulièrement des événements au profit de la police
militaire : petit-déjeuner sur la place de l'église, fête
des enfants de policiers, anniversaire du bataillon,... Et fin 2017, lorsque
les polices civiles et militaires de Natal initièrent une grève
qui allait durer plus des trois semaines en réponse à des
salaires en retard de trois mois, plusieurs communautés de quartiers de
la Zone Sud (Conjunto dos Professores en tête) s'unirent pour venir en
aide aux policiers du 5ème bataillon, parvenant à réunir
une somme de plus de 6000 reais et à leur pourvoir environ 250 «
cestas
80
basicas » .
81
Si derrière le discours officiel qui est celui de
« remercier la police pour le travail qu'ils font dans notre
communauté », existent en réalité de
véritables stratégies sécuritaires qui sont à
l'oeuvre et mon ethnographie montre que les habitants du Conjunto dos
Professores, profitent amplement du projet Vizinhança
Solidária e Batalhão Participativo pour soudoyer
discrètement les forces de police, dans l'espoir de
bénéficier de traitements de faveur et d'une meilleure
protection.
80 Environ 1500€
81 Les «cestas basicas» sont des sacs d'une
vingtaine de kilos, remplis d'aliments de bases (riz, harricots, huile,
café, sucre, pâtes,...). On peut les acheter en supermarché
pour une somme d'environ 50 reais.
94
Partie 4 : S'éloigner de la criminalité
urbaine, s'éloigner de l'Autre
L'exemple des habitants du Conjunto dos Professores, montre
ainsi une forme d'habiter l'espace qui se caractérise par une tentative
de contrôle des différents facteurs pouvant influencer les indices
de criminalité urbaine. La peur des actes de violence, s'apparentant en
dernier ressort à une angoisse existentielle, une angoisse de mort,
précipite les individus (Natalenses dans notre cas mais ailleurs aussi)
vers la mise en place de stratégies et d'attitudes dont la
finalité est la protection de l'intégrité personnelle.
Pour se protéger, il faut alors contrôler l'espace et
contrôler l'Autre (I). Si d'un point de vue local les efforts semblent
porter leurs fruits, notre analyse plus englobante va montrer que la
criminalité urbaine ne tend pas à baisser mais plutôt
à être déplacée et à sortir des espaces de
surveillance accrue (II), avec comme effet collatéral la
perpétuation d'un urbanisme ségrégué et
ségrégant qui accentue toujours un peu plus les
inégalités en relayant les actes criminels vers les
périphéries urbaines, abandonnées de l'État et
financièrement incapables de s'équiper en dispositifs de
sécurité privée (III). Avec comme conséquence une
marginalisation de la pauvreté et le renforcement d'une peur de l'Autre
(IV).
I/ Contrôler l'espace, contrôler Autrui
Comme le montre l'exemple des pratiques des habitants du
Conjunto dos Professores, la criminalité et la peur de la
criminalité motivent des stratégies qui visent à la
sécurisation de l'espace (foyer, quartier). Les individus souhaitent en
effet pouvoir se mouvoir dans la ville sans avoir à faire à
l'expérience d'un sentiment d'insécurité. Pour y parvenir,
ceux-ci développent des pratiques qui transforment petit à petit
les villes en « phobopoles » (Souza, 2008). La caractéristique
de ces nouvelles formations urbaines est de concentrer les efforts sur le
contrôle de l'espace et des individus qui le fréquentent.
Comme nous l'avons vu précédemment, une partie
de plus en plus significative des classes privilégiées fait le
choix de s'établir dans des condominios . Ces nouvelles
structures font de la sécurité la pierre angulaire de leur
réussite. Fermés sur l'extérieur, protégés
par de
95
hauts murs barbelés et possédant un arsenal de
contrôle qui en limite l'accès aux seuls habitants, les
condominios offrent en effet une alternative prisée aux
quartiers résidentiels ouverts jugés trop vulnérables.
C'est le cas notamment des condominios horizontaux dont certains sont
de véritables localités hermétiques et auto-suffisantes
où il est possible de passer toute une vie sans en quitter l'enceinte.
Débora Pastana donne ainsi l'exemple du Complexe Urbanistique
Intégré d'Alphaville à São Paulo qui abrite
aujourd'hui environ 35.000 habitants :
« Bien qu'elle ne possède pas d'hôpital ni
de cimetière, l'infrastructure organisée d'Alphaville dispose de
secours médico-hospitaliers, de juges des petites affaires, d'un
procureur, d'un forum et d'un poste de police. Le local possède
également des structures de divertissement, deux shoppings, une
université, plusieurs banques et écoles, outre les trois
supermarchés et les nombreux bureaux. Toute cette infrastructure permet
à l'individu de passer sa vie entière dans cette pseudo-ville
standardisée et ceinturée de hauts murs, où tout
paraît n'être que bonheur et harmonie. Il restera toutefois
à cet individu la tâche de naître ailleurs et d'être
enterré à l'extérieur. [...] Il en résulte une
distanciation totale de cet individu avec sa ville, causant ainsi la perte
d'identité citoyenne, notamment concernant sa responsabilité
sociale et civique face aux autres citoyens. » (Pastana,
82
2005).
Alphaville constitue l'exemple extrême du quartier
sécurisé et les brésiliens vivant dans ce genre de
complexes ne représentent qu'une minorité. Cependant, cette
minorité est composée de l'élite économique du
pays, et pour cette raison, Alphaville s'établit en modèle
d'habitat convoité par une frange non négligeable de la
population et inspire le développement de projets urbanistiques qui en
reprennent les grands axes. Ainsi, les plans de construction des
condominios verticaux des classes hautes et moyennes intègrent
désormais presque systématiquement, en plus des nombreux
dispositifs de sécurisation, des espaces communs offrant un large panel
de services (salles de sport, piscines, salles de réunion, salles de
fêtes, salles de cinéma, salons de beauté, parcs avec jeux
d'enfants,...) qui permettent aux habitants de réduire le temps
passé hors de ces complexes et de diminuer ainsi leur exposition aux
actes de criminalité urbaine. Dans ces cas de figure, le contrôle
de l'espace est inhérent à la structure urbanistique : le
complexe est fermé sur lui
82 Traduction de l'auteur
96
même et le contrôle de la déviance est
opéré intra-muros à la fois par le contrôle social
et par les sociétés gestionnaires de ces complexes habitationnels
qui édictent les règles du vivre-ensemble et les font respecter
à l'aide des agents de sécurité qu'elles emploient. Le
contrôle de l'espace extra-muros n'est quant à lui pas
nécessaire : les rues qui bordent les condominios n'ont pas
d'autre vocation que celle du transit automobile. Les immeubles se font face
avec à leurs pieds, de hauts murs, des guérites aux vitres
teintées et une rue déserte. Dès lors, pour les habitants
des condominios verticaux, les stratégies d'évitement de
la criminalité prennent la forme d'un auto-contrôle et d'un
abandon de l'espace public. L'utilisation de la ville est marquée par le
respect de parcours prédéfinis dont les points d'arrêts se
font dans des espaces presque aussi privatisés et
sécurisés que les ensembles résidentiels dans lesquels
vivent ces classes privilégiées : shoppings, banques, lieux de
travail, écoles privées,... Pour préserver le sentiment de
sécurité, les individus restent dans ces périmètres
et font l'impasse sur certaines activités telles que fréquenter
les parcs ou se promener dans le quartier. Ils s'imposent une discipline
sécuritaire qui avec le temps devient à tel point
intériorisée qu'il serait plus juste de parler d'habitus
sécuritaire.
Comme nous l'avons vu avec l'exemple du projet
Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo ,
pour les habitants des quartiers résidentiels ouverts tel que le
Conjunto dos Professores, l'effort est double : en plus de soumettre leur mode
de vie à une discipline sécuritaire, les individus tentent
d'établir la sécurisation de l'espace que les autorités
publiques peinent à assurer. Dans le Conjunto dos Professores, cette
sécurisation passe notamment par l'utilisation des nouvelles
technologies et par la coopération avec le 5ème Bataillon de
Police Militaire. Ces différentes ressources permettent aux habitants
d'établir une forme de contrôle sur les entrées et les
sorties des individus étrangers au quartier. En effet, grâce
notamment au nouveau programme Vizinhança Solidária e
Batalhão Participativo et grâce aux nouvelles technologies
qui le sous-tendent, chaque individu inconnu faisant irruption dans le quartier
est facilement repéré et peut rapidement être
appréhendé par la police. Au travers des mécanismes de
suspicion (par un habitant), exposition (sur les groupes Whatsapp), demande
d'intervention (de la police), appréhension (de l'individu
suspecté), l'entrée dans le quartier du Conjunto dos Professores
devient ainsi synonyme, pour certains individus, de contrôle policier
systématique.
Voici un exemple de « résolution de suspicion
» au travers d'une discussion sur le groupe Whatsapp, qui eut lieu le 2
novembre 2017 :
97
« Rodrigo : - Jeune couple. Elle avec un tee-shirt bleu
et lui avec un tee-shirt bleu marine. Ils sont dans la rue Professor
José Gurgel et toquent aux portes des maisons disant qu'ils ont
reçu l'autorisation du prêtre pour faire des prières. J'ai
observé qu'à certaines maisons, au lieu de sonner, ils notent le
numéro de la maison.
Denyse : - Quelle imagination !! Coup fourré, c'est
certain !!
Pedro : - Ils sont passés chez moi dimanche, je n'ai
pas ouvert, j'avais trop peur !
Jacqueline : - J'ouvre pas non plus, c'est bien trop louche Pedro
: - Quelqu'un de l'église aurait des infos ?
Lydia : - Ils sont passés ici aussi. Mon mari n'a pas
ouvert.
Denyse : - Fiona, ça serait mieux de demander à
la police de faire un contrôle.
André : - Oui, c'est le minimum. Pedro : - Bien
sûr.
Fiona : - La police vient de passer à côté
du [centre commercial] Cidade Jardim. Mais je pense que ce sont les jeunes du
Shalom. Je vais appeler la police pour vérifier. Dans tous les cas,
n'ouvrez pas avant que je poste ici leur identité.
Fiona (quelques minutes plus tard) : - La police a
vérifié, ce sont des jeunes de bonnes familles : Caio et Isabela
Daniel, Bia Leandro et Hanna Amanda. En raison de la fête de Nossa
Senhora da Apresentação, le prêtre leur a bien donné
l'ordre. Vous pouvez être tranquilles. »83
Discussion sur le groupe Whatsapp « Emergência
3 » - novembre 2017.
83 Traduction de l'auteur
98
Cet exemple est emblématique de la tendance actuelle en
place dans le Conjunto dos Professores. Tous les jours, de nombreux «
intrus » sont ainsi soumis à la suspicion sur les groupes Whatsapp
du Conseil communautaire de sécurité. Tous les mouvements
jugés inhabituels sont analysés et discutés sur les
réseaux de communication et la peur collective justifie bien souvent des
demandes d'interventions policières pour des cas pourtant parfois
anodins. Certains participants au Conseil communautaire de
sécurité estiment d'ailleurs que la suspicion criminelle à
laquelle sont soumis les individus qui entrent dans le quartier est parfois
exagérée. Prenons un exemple : en juillet 2017, deux
étudiants de biologie passèrent à plusieurs reprises dans
le Conjunto dos Professores pour procéder à des analyses sur les
chiens du quartier. L'événement donna lieu à un houleux
débat quant à l'exagération des mesures
préventives, les uns jugeant qu'il ne fallait pas laisser entrer les
deux étudiants dans les foyers, les autres estimant que la
réalisation des analyses était une mesure de santé
publique. Geraldo écrivit ce message sur le groupe Whatsapp «
Emergencia 2 » avant de le quitter :
« Mes amis, quand la question de sécurité
devient une hystérie collective, ça devient malsain. Ce ne sont
que deux étudiants faisant un travail d'analyse. Face aux diverses
réactions, je vous remercie de votre attention et je vous remercie pour
mon insertion dans le groupe, mais se placer en position d'otage chaque fois
que quelqu'un étranger à la communauté apparaît,
devient paradoxalement une menace mortelle. Ça ne va pas. Je
préfère conserver ma tranquillité psychologique. Bonne
chance à tous. L'idée d'un groupe pour améliorer la
SÉCURITÉ est bonne. »84
Message posté par Geraldo sur le groupe Whatsapp
« Emergencia 2 » - juillet 2017
La peur de la criminalité et le sentiment
d'insécurité justifient ainsi des tentatives de contrôle de
l'espace qui s'appuient sur le contrôle des corps. Les caméras de
surveillance du quartier filment les individus étrangers à la
communauté, les vidéos enregistrées sont partagées
sur les réseaux de communication et les mesures jugées
adéquates sont décidées : appréhension
policière, évitement, refus d'ouvrir les portes des foyers.
« Le citadin lambda en vient à nourrir un
sentiment d'insécurité qui transforme son regard sur tous les
autres citadins. Au lieu d'entretenir une «indifférence
civile» à l'égard du passant inconnu en le tenant à
distance,
84 Traduction de l'auteur
99
tout en lui accordant une confiance minimale, il se met
à le soupçonner. On assiste ainsi à une véritable
transformation du lien social au sein de la ville qui prend la forme d'une
«sociabilité de surveillance» : les liens se resserrent au
niveau du voisinage le plus immédiat - avec les gens que l'on
«connaît bien» - et la méfiance gouverne le rapport
à l'«étranger» , toujours vu, à la limite de la
paranoïa, comme un agresseur potentiel. » (Pattaroni, Pedrazzini,
2010).
D'autre part de nombreux habitants militent pour la fermeture
complète du quartier. Suite à l'adoption par le conseil
municipal, le 14 décembre 2017, de la loi qui institue le programme
« bairro seguro », certains quartiers résidentiels de
Natal pourront en effet être fermés à la circulation
à l'aide de portails, dès lors que 80% des habitants
concernés approuveront la fermeture de leur quartier. Dans le Conjunto
dos Professores, les négociations sont en cours.
Comme le constatait déjà Teresa Caldeira au
début des années 2000,
« Ces vingt dernières années, dans des
villes aussi diverses que Sao Paulo, Los Angeles, Johannesburg, Buenos-Aires,
Budapest, Mexico et Miami, différents groupes sociaux, notamment issus
des classes les plus aisées, ont fait usage de la peur de la violence et
du crime pour justifier [...] de nouvelles technologies d'exclusion sociale.
» (Caldeira, 2000, p. 9).
85
II/ Déplacement de la criminalité urbaine
Si le projet Vizinhança Solidária e
Batalhão Participativo a permis une diminution de la
criminalité dans le Conjunto dos Professores (Le Colonel Major Correia
Lima parle d'une « réduction de 74% des indices de crimes contre le
patrimoine dans certains quartiers » participant au projet) et une
augmentation de la sensation de sécurité, ce n'est pas le cas
dans le reste de la métropole dont les statistiques témoignent
d'une situation préoccupante .
86
Mais le projet n'a pas d'ambitions globales, comme en
témoignent les dires de Ricardo :
85 Traduction de l'auteur
86 2405 homicides en 2017 dans un État de 3,4 millions
d'habitants. 1995 en 2016. 1670 en 2015. La grande majorité ont lieu
dans la capitale. Données OBVIO (Observatório da Violência
Letal Intencional no Rio Grande do Norte).
100
« En termes pratiques, je n'ai jamais pensé, ce
n'est pas à ma portée, ça ne m'intéresse pas et je
sais que je ne suis pas capable, aujourd'hui, d'éliminer la
criminalité ou de résoudre de manière complète et
totale la criminalité ici. Du coup, en vérité, nous sommes
très pratiques et très conscients que ce que nous faisons: c'est
éloigner de nous la criminalité. [...]. Le voleur, il sort pour
voler et il va voler. Mais s'il voit qu'ici c'est difficile, il va voler dans
d'autres quartiers et pas ici. Donc ce que nous faisons, c'est une migration
des bandits vers d'autres quartiers. Et ça c'est très clair pour
la police ou pour les statistiques. Plus on travaille ici, plus les crimes
augmentent dans les quartiers voisins. C'est fantastique, le bandit il va
toujours vers le facile. C'est la caractéristique même du bandit.
»
Et un peu plus loin il ajoute cette phrase (qui assimile
d'ailleurs consommateur de drogue et individu pratiquant des vols) :
« Le voleur quand il voit les caméras, il pense :
«non, je ne vais pas utiliser de la drogue ici, je vais chercher un autre
endroit.» Et la drogue est vraiment un problème. Parce que quand il
y a un consommateur, il va y avoir un trafiquant et ça augmente le
nombre de vols et d'agressions dans la communauté. Du coup on essaye au
maximum que la drogue sorte d'ici et qu'elle aille en périphérie.
»87
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Les mots sont clairs et se passeraient presque de commentaires
: l'objectif, selon le Vice-Président du Conseil communautaire de
sécurité, n'est pas d'éliminer la criminalité mais
bien de la déplacer, la relayer vers les autres quartiers, notamment
pauvres de la ville.
Factuellement, c'est effectivement ce qu'il est possible
d'observer : dans le Conjunto dos Professores, grâce aux
différents mécanismes de contrôle mis en place depuis la
naissance du projet communautaire de sécurité, les taux de
criminalité urbaine chutent tandis que le sentiment de
sécurité augmente. « Les bandits n'osent même plus
venir ici, ils savent que c'est dangereux pour eux ici », m'ont
affirmé plusieurs enquêtés. Toutefois, au niveau de la
ville, les chiffres de la criminalité et les taux d'homicides augmentent
chaque
87 Traductions de l'auteur
101
année au point que Natal est maintenant souvent
citée comme une des villes les plus dangereuses du Brésil et du
monde par les ONG ou par les instituts d'étude de la criminalité
.
88
Et il faut mettre cette observation en relation avec les
statistiques : parmi les 4 grandes divisions administratives de la
métropole (Zone Sud, Zone Nord, Zone Ouest, Zone Est), la Zone Nord, qui
est celle dont les revenus par habitant sont les plus faibles, est aussi celle
qui possède la plus grande population (environ 355 000 habitants ) et la
plus faible
89
quantité d'effectifs de policiers militaires par
habitant, alors que c'est celle qui affiche les plus forts taux d'homicides
(266 homicides recensés en 2017). La Zone Sud, au contraire, dont la
population n'excède pas les 175 000 habitants et dont les taux
d'homicides sont bien inférieurs (47 homicides en 2017 ), est sous la
protection d'environ 200 policiers du 5ème
90
Bataillon de Police Militaire.
Outre les inégalités économiques et
sociales, outre les inégalités dans l'accès aux soins,
à l'éducation ou à la justice, ce sont donc
également des inégalités dans le domaine de la
sécurité et de la protection de l'intégrité
physique et patrimoniale qui se dessinent chaque jour un peu plus au
Brésil.
III/ Inégalités dans le domaine de la
sécurité
Les villes brésiliennes se sont construites et
continuent de se construire selon des schémas hautement
ségrégationnistes qu'on peut grossièrement traduire par
l'opposition centre-périphérie. Ce processus de
ségrégation urbaine commence à la fin du XIXe
siècle. Avec la proclamation de l'abolition de l'esclavage le 13 mai
1888, les noirs du Brésil sont officiellement libres. Il leur reste
à savoir ce qu'ils feront de cette liberté. Certains
décident de rester travailler dans les plantations. Ils recevront alors
un salaire contre leurs efforts. D'autres tentent leur chance vers la ville.
Ils ne possèdent presque rien et vont commencer une nouvelle vie,
à partir de zéro. Dans les jeunes métropoles de ce
début de XXème siècle, ils construisent alors des baraques
de fortune, là où il reste de la place : à flanc de
colline à
88 Voir par exemple le Ranking 2017 de las 50 ciudades
más violentas del Mundo de l'ONG Seguridad, justicia y paz, Consejo
Ciudadano para la Seguridad Pública y Justicia Penal A.C., qui place
Natal à la 4ème place des villes les plus violentes du monde.
89 Sources : SEMSURB, 2016
90 Sources : COINE/SESED, 2018
102
Rio de Janeiro, Belo Horizonte ou Salvador ou à la
marge des centres urbains à São Paulo, Recife ou Fortaleza. C'est
la naissance de la périphérie brésilienne. En 2018, soit
cent trente ans plus tard, la situation n'a pas beaucoup changé. Les
chiffres de la démographie urbaine ont explosé certes (à
titre d'exemple Sao Paulo abritait 64 934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008)
contre plus de 12 millions en 2017), mais les répartitions
géographiques populationnelles sont les mêmes : des centres-villes
de populations riches et blanches et des périphéries urbaines de
populations pauvres et majoritairement noires. Nette fracture sociale, spatiale
et ethnique dont la sécurité ne pouvait qu'embrasser les
frontières.
Cheminant conjointement avec l'augmentation des
inégalités et avec l'augmentation de la criminalité
urbaine, l'urbanisation rapide que connaît le Brésil au
XXème siècle (accélérée par l'exode rural)
se fonde progressivement sur une division presque binaire de l'espace urbain.
D'un côté des quartiers riches super-protégés, des
enclaves sécuritaires qui recourent à un enfermement
systématique derrière de hauts murs barbelés,
électrifiés et surveillés par des caméras, des
guérites et des gardes privés armés. De l'autre, la
favela, territoire d'une guerre civile qui a pour principaux acteurs les gangs
et l'armée et où les victimes innocentes de balles perdues ou
d'homicides arbitraires se comptent par dizaines de milliers chaque
année. Entre les deux, des quartiers, tel le Conjunto dos Professores,
qui essaient, avec leurs moyens, de sécuriser ce no man's land qu'est
devenue la rue.
À Natal, le croisement entre inégalités
ethno-socio-économiques et inégalités face à la
violence peut être mis en évidence par la mise en relation de la
carte des crimes violents létaux intentionnels réalisée
par la Coordenadoria de Informações Estatísticas e
Análise Criminal (COINE) et les tableaux des revenus moyens
établis par le Secretária de Meio Ambiente e Urbanismo
(SEMSURB).
103
Carte 5 : Carte des homicides à Natal selon les
Aires Intégrées de Sécurité Publique
(AISP)
Carte des homicides recensés à Natal
selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique
entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017
Sources : COINE/SESED
104
Tableaux 3, 4, 5 et 6 : Tableaux des salaires nominaux
moyens mensuels dans les quartiers de Natal, calculés en nombre de
salaires minimums
Les données sont explicites. Prenons l'exemple des AISP
(Aire Intégrée de Sécurité Publique) 01 et 07. Les
quartiers qui composent l'AISP 01 - Tirol, Lagoa Seca et Barro Vermelho -
affichent respectivement des valeurs de salaire nominal moyen mensuel de 6,46 ;
2,21 et 4,31, soit une moyenne de 4,33 pour l'AISP 01. En 2017, 2 homicides ont
été
91
91 Au brésil, les statistiques utilisent souvent la
valeur d'un salaire minimum (954 reais aujourd'hui, soit 225€) pour
définir la valeur des autres salaires.
105
recensés dans l'AISP 01. À moins d'une dizaine
de kilomètres de là, l'AISP 07. Au sein de l'AISP 07, les valeurs
du salaire nominal moyen mensuel sont de 0,96 dans le quartier Quintas, 1,08
dans le quartier Nordeste et 0,75 dans le quartier Bom Pastor, soit une moyenne
de 0,93. En 2017, la SESED a compté 81 homicides dans l'AISP 07.
Le rapport de la SESED nous donne d'autres informations. En
2017 ceux qui ont été tués par homicide dans le Rio Grande
do Norte étaient en large majorité des individus de sexe masculin
(93,8%) et la plupart étaient jeunes (30% avaient entre 18 et 23 ans,
60% avaient entre 12 et 29 ans).
Pourcentages des victimes d'homicides selon le genre,
dans le Rio Grande do Norte en 2017 Sources : COINE/SESED - 2018
Pourcentages des victimes d'homicides selon l'âge,
dans le Rio Grande do Norte en 2017. Sources : COINE SESED - 2018.
Si l'enquête réalisée dans le Rio Grande
do Norte ne donne pas d'information d'ordre ethnique dans son analyse des
crimes violents létaux intentionnels, en revanche, le rapport de 2014 du
Fórum Brasileiro de Segurança Pública , relate
que 68% des victimes d'homicides violents décédées en 2013
au Brésil s'identifiaient à la couleur noire .
92
106
92 Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública, 2014
107
Pourcentages des victimes de crimes violents
létaux intentionnels au Brésil en 2013, selon leur identification
à une couleur de peau
Sources : Anuário Brasileiro de Segurança
Pública 2014
Quoi qu'il en soit, au Brésil, les quartiers à
faibles revenus sont majoritairement composés d'individus Noirs ou
Métisses et on peut ainsi en déduire, sans peur de se tromper,
que la grande majorité des 81 personnes tuées dans l'AISP 07 se
considéraient certainement Noirs ou Métisses. Les
théoriciens de la criminalité urbaine brésilienne sont
unanimes : les vraies victimes de la violence au Brésil sont les jeunes
hommes, noirs, pauvres et « périphériques » .
93
Au travers des pratiques de contrôle de l'espace urbain
qui se développent dans les quartiers qui en ont les moyens
économiques (que ces pratiques prennent la forme d'une fermeture
hermétique systématique comme c'est le cas avec les
condominios fechados ou qu'elles s'illustrent dans la surveillance
d'espace ouverts, comme c'est le cas dans le Conjunto dos Professores), se
dessinent des géographies de la ville fortement inégalitaires
où la sécurité devient l'apanage des classes
privilégiées. Avec le perfectionnement des contrôles dans
ces quartiers, l'opportunité criminelle, facteur essentiel de
l'occurrence des actes de criminalité, se voit considérablement
réduite, incitant les auteurs d'infractions à
93 Il existe d'ailleurs un acronyme, souvent utilisé
par les milieux militants et académiques pour désigner la
condition sociale d'un certain groupe de la population : « PPP »,
preto pobre periferico (Noir, pauvre, périphérique).
108
préférer des zones géographiques plus
vulnérables. Dans un pays où l'État se montre incapable
d'assurer la sécurité publique, ce sont ainsi bien souvent les
logiques économiques qui créent les dichotomies
sécuritaires : la paix pour ceux qui ont les moyens de corrompre la
police, d'installer des caméras de surveillance et/ou de payer des
entreprises de sécurité privée et
l'insécurité pour ceux qui vivent sur les territoires
abandonnés des autorités publiques et contrôlés par
le narcotrafic.
La fracture sociale n'en n'est que renforcée. Alors que
les classes sociales privilégiées de la société
n'osent pas s'aventurer dans les quartiers pauvres, les mécanismes de
contrôle des quartiers riches restreignent l'accès des classes
défavorisées à ces quartiers, ces deux
phénomènes conduisant in fine à
l'éloignement géographique et culturel des différentes
classes sociales et à une peur de l'altérité.
IV/ Criminalisation de la pauvreté,
ségrégation spatiale et peur de la différence
« 9 janvier 2018 :
Les gens font leur jogging sur le trottoir de l'avenue Roberto
Freire. Ils sont blancs, ils sont propres et en bonne santé. De mon
vélo j'aperçois un jeune homme noir qui court, un sac sous le
bras. Il est une des rares personnes à la peau foncée qui court
sur ce trottoir. Une question surgit dans mon esprit : aurait il volé ce
sac, pourquoi court-il si vite ? La société raciste de la Zone
Sud de Natal a pris d'assaut mon jugement. Je constate avec douleur que je
viens de suspecter un homme en raison de son apparence. Il court, comme les
autres, mais il est noir et l'état de son corps et de ses
vêtements laisse supposer qu'il est pauvre, qu'il n'habite pas ici. Et
pour cela, alors que les autres individus courent pour s'entretenir, lui il
court pour fuir. Je regarde les autres coureurs, ceux qui sont de la même
couleur de peau que moi, de la même classe sociale. Se sont ils
demandés eux aussi l'espace d'un instant si le jeune homme noir aux
habits abîmés était en train de s'enfuir ? Combien se sont
posés cette question ? Et comment se sont-ils sentis à se poser
une telle question ? Moi, j'ai honte. Et j'essaye tant bien que mal de me
déculpabiliser. Après tout c'est mon
109
insertion dans cette société raciste qui me fait
avoir ce genre de réaction...
»
Extrait de mon carnet de terrain - janvier
2018
A) Criminalisation de la pauvreté
Comme je me suis attaché à le démontrer
au début de ce travail, l'histoire brésilienne a produit les
conditions d'émergence d'une criminalité urbaine majoritairement
noire, pauvre, jeune et masculine. Dans les métropoles du pays,
réunir ces quatre conditions, c'est alors être sûr
d'être fréquemment regardé d'un oeil méfiant et
d'être souvent stigmatisé comme « bandit ». Cependant,
il n'est pas nécessaire d'afficher une apparence présentant ces
quatre marqueurs sociaux pour que s'abatte sur certains individus le marteau de
la criminalisation. Mon ethnographie montre en effet que
l'étanchéité sociale et l'éloignement
géographique joints à l'impact de la peur de la
criminalité urbaine, tendent à la suspicion et à la
criminalisation de la pauvreté sous toute ses formes.
Prenons deux cas illustratifs auxquels j'ai pu assister. Je
les retranscris ici à partir de mon carnet de terrain :
« 9 novembre 2017 :
Il est 8h40 du matin. Je suis sur la place Hélio
Galvão en compagnie d'une trentaine d'habitants du Conjunto dos
Professores et d'une quarantaine d'agents de la Police Militaire. La
communauté organise aujourd'hui un petit-déjeuner dont l'objectif
est officiellement celui de «remercier les policiers pour leur travail
dans le quartier». L'ambiance est aux échanges amicaux, à la
rigolade. Les gens se pressent autour de la longue et unique table pour
déguster les nombreux plats cuisinés pour l'occasion. D'autres
prennent des photos : policiers et habitants, main dans la main, en guise de
symbole des nouveaux liens créés depuis la naissance du projet
Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo .
Alors que, pour filmer une vue d'ensemble de l'événement, je
m'éloigne
110
légèrement du groupe, un jeune homme
métisse assis seul sur un banc et dont les habits trahissent la
condition sociale m'interpelle :
94
« Hé ! Tu crois que je pourrais avoir quelque
chose à manger ? Un café, un sandwich, n'importe quoi ?
Compte tenu de la quantité exagérée de
nourriture, je lui réponds que cela me paraît possible et qu'il
lui suffit de demander.
- Tu peux aller demander pour moi ? J'ai un peu honte, me
confie-t-il alors. - OK, je lui rétorque, je vais faire ça.
»
Je retourne donc vers l'attroupement. Les gens discutent,
debout autour de la table, et je peine à capter l'attention. Une dame
d'une cinquantaine d'années s'approche finalement de moi, ouverte
à la conversation. Après quelques échanges cordiaux, je
lui explique la demande du jeune homme assis sur le banc et l'interroge sur la
possibilité de lui apporter un morceau de tarte et un café.
Froidement, elle me répond: « Non non non, surtout pas ! Si on leur
donne à manger, ça les attire et ensuite ils reviennent. Encore
plus nombreux. [...] Et ce sont eux qui salissent les places et qui
amènent la criminalité dans le quartier. »»
Extrait du journal de terrain - 9 novembre
2017
« 22 novembre 2017 :
Les façades mal entretenues des maisons de Bom Pastor
défilent derrière les vitres de la voiture de Maria. Aujourd'hui
comme promis, la retraitée, habitante du Conjunto dos Professores,
m'emmène rencontrer un de ses vieux amis, le capitaine Styvenson. Le
policier a fixé le lieu et l'horaire : 10h au poste de police de Bom
Pastor, quartier pauvre de la Zone Est natalense. Il est presque 10h30 et
malgré nos allées et venues, le commissariat reste introuvable.
Assis sur mon siège, j'écoute attentivement le discours de Maria
:
95
« Aïe aïe aïe, mais qu'est ce que je fais
ici ?? Si ma famille savait que je suis ici, ils me tueraient ! Olala regarde
moi ça, y'a que des bandits ici ! Regarde celui-là ! Oh mon Dieu,
je dois être folle pour venir ici. »
La sexagénaire se résoud finalement à
l'évidence : nous ne trouverons pas le commissariat tout seuls et il va
nous falloir demander
94 Malheureusement ces discussions ne furent pas
enregistrées. J'ai essayé de les transcrire ici le plus
fidèlement possible à la forme dont elles furent
énoncées.
95 Là encore, la conversation ne fût pas
enregistrée et prend donc ici la forme d'une reconstitution.
111
notre chemin. Agrippée à son volant, Maria se
lance alors en quête d'un habitant qu'elle juge moins suspect que les
autres. La tâche s'avère ardue : « Celui là ? Non non
non ! Il est trop louche ! Et la dame assise sur le bord du trottoir à
droite ? Non plus ! Mon Dieu y en a pas un qui m'inspire confiance ici !
»
Elle passe ainsi en revue une dizaine de personnes avant de
finalement prudemment oser se renseigner auprès d'un vieux monsieur qui,
aimablement, nous indique le chemin à prendre. »
Extrait du journal de terrain - 22 novembre
2017
Si dans le premier exemple l'individu est bien un jeune homme
métisse et pauvre et porte ainsi sur son corps l'ensemble des marqueurs
sociaux qui suscitent l'idée fantasmatique d'une insertion dans des
parcours criminels, dans le second exemple, en revanche, Maria voit des «
bandits » en des personnes de genres, âges et couleurs de peau
différents, le facteur les englobant étant en dernière
instance leur localisation dans un quartier pauvre de la ville. Mais dans les
deux cas, les discours de ces femmes illustrent ce qu'il est aujourd'hui commun
d'appeler la « criminalisation de la pauvreté ». Dans le
premier cas, pour porter sur lui, inscrits sur son corps, des signes
extérieurs de pauvreté (vêtements et couleur de peau
notamment), le jeune homme du banc public, qui ne laissait apparaître
aucun signe d'ambition criminelle, se vit classé dans une
catégorie non nommée (« ils »), mais accusée de
représenter l'origine de la saleté et de la criminalité
dans le quartier. Pour porter en lui et sur lui les marqueurs sociaux de la
suspicion criminelle (en déformant un peu l'expression de Michel Misse),
le jeune homme a été tenu à part du groupe,
condamné, seul sur son banc, à observer de loin le festin.
C'est en vérité toute une classe sociale qui est
ainsi stigmatisée et soupçonnée de se livrer à des
actions criminelles. Dans la Zone Sud de Natal, et notamment dans le Conjunto
dos Professores, la population est majoritairement blanche,
économiquement privilégiée, bien habillée et, au
moins en apparence, en bonne santé. Dès lors, l'individu qui ne
correspond pas à ces modèles et qui affiche, au contraire, une
apparence « périphérique » est tout de suite
présumé criminel , notamment si, en plus des marqueurs sociaux
de
96
pauvreté, l'individu est un homme et qu'il est jeune.
96 D'abord il est présumé criminel, ensuite on
se demandera si c'est un ouvrier (constatation issues de la lecture des
conversation sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de
sécurité).
112
Alors que le premier exemple illustre la réaction
causée par l'intrusion de la pauvreté dans un quartier
aisé, le second montre le processus inverse mais toujours du point de
vue de la classe dominante. Le discours de Maria, entrant dans un quartier
pauvre de la ville, est ainsi une autre illustration de la criminalisation de
la pauvreté et des rapports de cette dernière avec les processus
de ségrégation spatiale, ici exacerbés. Pour une habitante
de la Zone Sud de la ville, qui ne sort qu'à de très rares
occasions des quartiers des classes hautes et moyennes, les signes
extérieurs de pauvreté affichés par les individus avec
lesquels elle n'a presque aucun contact dans son quotidien, se confondent avec
des signes extérieurs de criminalité. L'éloignement
géographique, induit par le marché immobilier et par des projets
urbains et/ou sécuritaires de repli sur soi des classes aisées
(tels que le projet Vizinhança solidária e Batalhão
participativo ) conduit ainsi à un éloignement social et
culturel qui façonne des conceptions de l'altérité
difficilement compatibles avec l'ambition démocratique d'un vivre
ensemble pacifié. « Cette division spatiale qui résulte
principalement de la ségrégation spatiale entre classes [...]
empêche l'expérience de contact entre individus d'avoir lieu,
contribuant considérablement au renforcement des préjugés
sur la base de l'ignorance et de la peur. » (Lazzari da Silveira,
2013).
97
B) Peur de la différence
« Le différent, la différence, se punit
avec beaucoup plus de facilité que le semblable. »
Moraes, 2005, p. 98
Les étrangers relèvent d'un statut ambigu dans
une société. Parfois perçus comme des dieux, tels les
conquistadors espagnols pour les Aztèques, parfois craints comme des
bêtes, tels les Vikings pour les Anglais, la figure de l'étranger
illustre le lien paradoxal entre fascination et appréhension que
l'inconnu ou le méconnu génère dans l'esprit humain et
dans les sociétés. Les « favelados » sont des
étrangers au sein de leur pays. Écartés des quartiers
centraux par les lois du marché, observés d'un oeil
méfiant dans les centres commerciaux, évincés du secteur
de l'emploi formel, les individus des classes défavorisées
disparaissent peu à peu de certains espaces urbains. En retour, leurs
espaces sont parfois aussi fermés à la circulation : « avec
ta gueule, si tu rentres là dedans tout seul tu ne ressors pas »,
s'amusait le Capitaine Styvenson, en me montrant du doigt la favela do
Japão . Au
97 Traduction de l'auteur
113
Brésil, les contacts entre les différentes
classes sociales s'amenuisent. Reste encore les employées de maison, ces
femmes pauvres qui travaillent à plein temps dans les familles
aisées, mais de ce qu'il me semble avoir perçu, cette relation
particulière, aux allures d'un autre siècle, aurait plutôt
tendance à renforcer les conflits de classes qu'à ne les
amenuiser (traitements à la limite de l'esclavagisme et violence
symbolique d'un côté, petits vols de l'autre...). Mais
globalement, les zones de contact, de socialisation, de rencontre de l'Autre,
me semblent en voie d'extinction. Et la fiction en atteste. Le fait que la
première série brésilienne de Netflix prenne le petit nom
de « 3% » est à mon avis symptomatique de la tendance
nationale. La production, qui dépeint une dystopie dans laquelle le
monde est divisé entre le « Continent », monde en ruine et
« l'Autre Rive », île paradisiaque et havre de paix qui abrite
les 3% de l'élite, n'est finalement pas si loin de la
réalité. Quant au « Processus », unique espace-temps de
contact entre les deux classes sociales, n'ayant lieu qu'une fois par an et
permettant de sélectionner quelques individus du Continent pour faire
partie de l'élite, on peut facilement le lire comme une métaphore
hyperbolisée du marché du travail et de la
méritocratie.
Si le Conjunto dos Professores n'est pas un île
inaccessible, son statut de quartier résidentiel contrôlé
par les habitants en fait toutefois un espace très peu
fréquenté par les classes populaires. D'autre part, la structure
de la ville permet à ses habitants de transiter presque uniquement par
des itinéraires et des espaces d'où la pauvreté est
évincée (du quartier résidentiel au lieu de travail, du
lieu de travail au centre commercial, du centre commercial au quartier
résidentiel, toujours en voiture) rendant les moments de contacts entre
les classes souvent réduits à des interactions qui prennent la
forme de petits services contre charité (laver les pare-brises au feu
rouge par exemple), événements qui ne vont pas sans susciter les
paranoïas. Laveurs de pare brises suspectés d'attendre l'ouverture
de la vitre pour sortir une arme et voler la voiture, légendes sur les
chauffeurs de Uber assassins,... sur les groupes Whatsapp les racontars
circulent et diffusent une peur ambiante qui incite au repli sur soi et
transforme les interactions en moments d'appréhension.
Dans cette atmosphère de suspicion
généralisée, un groupe social concentre la foudre sociale
et, à la manière d'un bouc-émissaire, fait office de
réceptacle des ressentiments accumulées par les frustrations
issues de la peur : le « bandit ».
114
Partie 5 : Construction sociale du
« bandit » et pratiques répressives
Comme nous l'avons vu, chez les participants au Conseil
communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores, la peur de
la criminalité est aussi une peur de l'Autre : une peur du criminel, du
« bandit », mais aussi une peur du différent, du
marginalisé, du pauvre, du Noir, du « favelado »... Cette
peur, traduite dans l'espace ségrégué, est un des facteurs
qui favorise l'émergence, au sein de la société
brésilienne, d'une radicalisation des discours à l'encontre de
certains individus et groupes sociaux (I), discours qui in fine,
légitiment la perpétuation de pratiques violentes de la part des
forces de l'ordre (II) et justifient le développement d'un État
carcéral et punitif (III). Ces pratiques, loin de résoudre le
problème de la criminalité urbaine, participent paradoxalement
à son développement.
I/ « Bandido bom é bandido morto »
« J'ai connu l'enfer, j'ai connu l'invisibilité,
j'ai connu ceux qui se saisissent de ta souffrance pour t'enfoncer un peu plus,
j'ai connu ceux qui t'offrent de la drogue pour que tu la consommes et la
vendes. J'ai choisi l'alcool. À 15 ans je n'avais déjà
plus envie de voir le soleil. Quand je me réveillais, il faisait
déjà nuit. Je buvais comme si l'alcool était un repas.
Quand je sortais dans la rue pour trouver de la thune, je voyais les autres
enfants heureux avec leurs parents, revenant de l'école. Bourrée
et affamée, je regardais les gens jeter à la poubelle des bouts
de pain que je voulais manger.
J'ai passé une semaine enfermée, buvant,
pleurant, dormant et à me souvenir de mon grand-père qui chantait
dans le jardin des musiques avec mon nom. Quelque chose me faisait croire que
je ne devais pas avoir peur, que je ne manquerais à personne. Quelque
chose me disait que j'allais faire mal à quelqu'un à n'importe
quel moment. Mais quelque chose me disait qu'il existait encore un endroit
heureux pour moi, avec des gens qui s'inquiétaient pour moi.
115
J'avais la haine de Dieu, du monde et des gens heureux, parce
que je devais manger les restes de nourriture de personnes qui faisaient
semblant de ne pas me voir. Je devais dormir avec un couteau sous l'oreiller,
pour ne pas être violée, parce que ma maison n'avait pas de porte.
Quand je vois des gamins qui vivent dans la rue, je les ramène à
la maison, je leur raconte d'abord mon histoire, je gagne leur respect et
ensuite j'essaye de connaitre un peu de leur vie.
C'est comme ça que ça c'est passé avec
mon ami Zé, mort en décembre dernier. Il avait 13 ans et
survivait dans la rue, comme moi à l'époque. Il n'avait pas
réussi à avoir une place à l'école, mon producteur
a essayé, en passant par la préfecture, mais il n'a pas
réussi non plus. Zé voulait étudier cette année,
mais il passait ses journées dans la rue, travaillant pour aider sa
mère et ses frères. Il était au mauvais endroit au mauvais
moment. Il n'a pas couru parce qu'il était un enfant et qu'il
n'était pas armé. Zé était noir. Je me souviens
comme si c'était hier, de lui, de son frère et d'un ami chantant
des musiques de Pablo Vittar. Malgré toutes les difficultés,
Zé était un gamin souriant et drôle. Il a été
assassiné parce qu'il était noir et pauvre.
Comment extraire la haine du coeur des gens qui perdent des
membres de leur famille, innocents ? [...] Comment tirer les enfants des rues,
où ils crèvent de faim et sont exploités pour pouvoir
aider leur mère et leurs cadets ? Comment éloigner ces enfants
des drogues et du crime ? Dans ma communauté, il y avait des espaces de
sport et de loisirs pour les gamins, mais ils ont tout enlevé. Avec tous
ces vols du gouvernement, ils ont mis fin à tout un tas de projets dans
les communautés. Il y a deux semaines ils ont même fermé le
poste de soins de Jurujuba.
Je trouve ça très facile que des personnes qui
naissent déjà stables psychologiquement et financièrement,
qui naissent héritières, bardées de privilèges de
blancs, avec des factures et la fac payées chaque mois par les parents,
qui reçoivent en cadeau une voiture pour leur dix-huitième
anniversaire, alimentent le discours de la haine, écrivant sur leur
iPhone,
116
depuis leur maison accueillante qu'un bon bandit est un bandit
mort, pour peu qu'il soit favelado, noir et pauvre. Vous croyez qu'un jeune
favelado choisit par volonté propre d'entrer dans le monde du crime, ou
de descendre dans le centre pour voler un téléphone ou faire la
manche ? Vous croyez vraiment que ces jeunes souhaitent errer dans les rues et
être invisibles ? Vous croyez que le rêve de ces jeunes est de
finir leur vie dans une prison ? [...] Eux aussi veulent étudier. Comme
vous, ils voudraient une maison, une famille et pouvoir manger à leur
faim.
Il est difficile d'imaginer vos enfants blancs, studieux,
privilégiés, être arrêtés et avoir besoin que
leurs droits humains soient respectés. [...] Nous savons bien que vos
enfants ne seront pas arrêtés pour avoir vendu de la drogue en
soirée. Tout le monde sait qu'un fils à papa qui fait des
conneries est seulement en train de passer par une «phase rebelle» et
que jamais il ne sera vu comme un «trafiquant». Ce titre appartient
au jeune favelado noir et pauvre. Mais vos enfants peuvent revenir
bourrés de soirée, écraser et tuer quelqu'un d'important.
À ce moment là vous comprendrez le sens de Droits Humains.
À ce moment-là il vous faudra revoir vos concepts. Un bon bandit
est il un bandit mort lorsque le bandit est de votre famille ? »98
MC Carol, Compositrice brésilienne, texte
publié sur sa page Facebook, le 17 mars 2018
Depuis ces trente dernières années, le
Brésil fait face à une crise de la sécurité. Le
thème de la criminalité s'est logiquement établi comme un
des principaux sujets discutés, que ce soit par les organisations
politiques, les médias ou la société civile. Le «
discours sur le crime » (Caldeira, 2000) s'est peu à peu
érigé en champ symbolique de représentations des agents du
crime et donne lieu à des positions radicales contre ces mêmes
agents. Si la plupart des attaques à main armée dans des
quartiers tels que le Conjunto dos Professores ne se terminent presque jamais
en homicide, elles placent toutefois les victimes face à une arme et
face à une menace de mort, provoquant ainsi dans de nombreux cas des
états de stress post-traumatiques. Joints à une mauvaise
compréhension des 60.000 homicides que
98 Traduction de l'auteur
117
le Brésil recense chaque année et à une
prolifération des émissions télévisuelles
exacerbant les faits divers, ces traumatismes et leurs récits,
génèrent chez nombre de brésiliens un sentiment de danger
de mort permanent et une sensation d'impuissance face au contrôle de la
situation. En réponse, des discours radicaux se développent au
sein de certaines franges de la population, gagnant aujourd'hui une importance
significative dans la société, comme en témoigne par
exemple la popularité du candidat Jair Bolsonaro aux élections
présidentielles de 2018. Ces discours peuvent être
résumés à l'aide de ces petites phrase qui font leur
succès : « bandido bom é bandido morto » (un
bon bandit est un bandit mort), « violência se combate com
violência » (la violence se combat par la violence) ou encore
« menos um » (un de moins) lorsqu'un individu tombe sous les
balles de la police.
Pour saisir toute la teneur de ces discours qui, par leur
force symbolique, participent au maintien et à la dégradation de
pratiques policières et carcérales allant à l'encontre des
Droits Humains et de la Constitution Fédérale, il faut les
replacer dans le contexte culturel brésilien et comprendre comment sont
perçus les « bandits » dans ce pays.
Il est possible de déceler dans l'imaginaire social
brésilien deux principales manières de concevoir les individus
qui pratiquent des actes de criminalité urbaine. Ces
représentations ne sont assurément pas universalisables et ne
peuvent être attribuées à l'ensemble de la population
brésilienne qui, comme toute population, produit des
représentations multiples, diversifiées et contradictoires.
Cependant, cette diversité des discours et des points de vue
n'empêche pas, à mon avis, la systématisation de
catégories dès lors que ces représentations sont
partagées par un nombre suffisamment important d'individus au point de
créer un ordre symbolique ayant des conséquences observables dans
le monde social.
A) Le « bandit » et le Diable
Au Brésil, seulement 8% de la population se
déclare sans religion, tandis que 65% se dit catholique, 22%
évangélique, 2% spiritiste et 0,3% de confession
afro-brésilienne . En
99
comparaison avec des pays de tradition plus athéiste,
le Sacré occupe une place significative dans la société
brésilienne et participe fortement au positionnement moral,
idéologique et politique des individus.
99 Sources : IBGE - censo Demográfico de 2000
118
Si au sein de l'offre religieuse, nombreuses sont les
congrégations qui promeuvent des morales inclusives et
compréhensives, d'autres cependant adoptent des lignes de pensée
particulièrement radicales contre les auteurs d'actes de
criminalité. C'est le cas notamment des églises
évangéliques, en plein développement ces vingt
dernières années. Il serait là encore tout à fait
fallacieux de généraliser et de ranger sous une même
appellation l'ensemble des courants et des églises qui se revendiquent
du courant évangélique et de leur attribuer les mêmes
positionnements, mais il me semble toutefois important de signaler l'importance
croissante de certaines d'entre elles dont le positionnement idéologique
est assez surprenant. Citons par exemple l' Igreja Universal do Reino de
Deus ou l'Assembleia de Deus. Si comme le fait remarquer John
Boswell, ce sont plus les cadres sociaux qui permettent le développement
des idéologies religieuses que l'inverse (Boswell, 1985), il
n'empêche que les églises évangéliques
possèdent un pouvoir politique 100 101
et médiatique dont il ne faudrait pas mésestimer
le rôle dans la fabrication de l'opinion publique. Pour prendre l'exemple
de l' Igreja Universal do Reino de Deus, que j'ai eu l'occasion de
fréquenter dans un objectif ethnographique, si effectivement son
développement rapide est en partie dû à une
méthodique adéquation du positionnement de l'institution
religieuse avec les attentes populaires (au point de formuler des opinions
divergentes selon les besoins), il n'en reste pas moins que les prêches
des pasteurs s'appuient sur de redoutables techniques de manipulation qui
participent largement au façonnement d'un ordre moral et symbolique que
de nombreux fidèles n'osent remettre en cause. Or la rhétorique
de ces mouvements, souvent qualifiés de néo-pentecôtistes,
est fondée sur les dualismes et les oppositions : cidadão do
bem/bandido , Dieu/Satan, entité
bienveillante/démon, Bien/Mal. Cesar Pinheiro Teixeira a analysé
les répercussions de cette conception du monde sur la
représentation du « bandit » dans l'univers
pentecôtiste. Il remarque que pour ces mouvements qui considèrent
que la Terre est le lieu d'une guerre spirituelle entre Dieu et le Diable, les
agents criminels « font partie de l'armée du Démon et sont
possédés par le mal. [...] De manière
générale, pour les pentecôtistes, le «bandit» est
une personne utilisée par le Démon afin que ce dernier puisse
atteindre ses trois principaux objectifs : tuer, voler et détruire
» (Teixeira, 2009, p.59 - 60). Dès lors, aux yeux de ces mouvements
religieux, l'action criminelle perd tous ses liens avec une inclusion dans le
monde social et voit son explication relayée au domaine
théologique : le « bandit » n'est pas le produit d'un
environnement matériel, social,
100 Au Sénat et à la Chambre des
Députés, existe une formation évangélique
couramment appelée Bancada Evangélica , composée
de 87 députés fédéraux (513 au total) et 3
sénateurs (81 au total). Elle s'articule autours de son refus de
l'égalité ethnique, de l'égalité de genre, du droit
à l'avortement, du droit à l'euthanasie et du droit au mariage
homosexuel.
101 Plusieurs évêques du courant
pentecôtiste sont aussi directeurs de chaînes de
télévision, de journaux ou de chaînes radio. C'est par
exemple la cas d'Edir Macedo, fondateur de l' Igreja Universal do Reino de
Deus et propriétaire du Groupe Record, troisième plus gros
conglomérat médiatique du pays.
119
historique et culturel. Il est, au contraire, l'objet d'une
utilisation par une entité maléfique qui s'est emparée de
son corps et le pousse sur le chemin du « Mal ». Pour cette raison,
il pourra être sauvé par la conversion religieuse : « Pour
les pentecôtistes, il y a toujours une possibilité de changement
pour le bandit, à partir du moment où celui ci «accepte
Jésus dans sa vie.» » (Ibid, p. 62). Cependant, Cesar Pinheiro
Teixeira note la position paradoxale du mouvement pentecôtiste : alors
que l'agent criminel, du fait d'être utilisé par une entité
maléfique, pourrait être perçu comme exempt de
responsabilité, les pentecôtistes renversent l'ordre de
causalité et affirment que la présence de l'entité
maléfique dans le corps de l'agent criminel est le résultat des
actes de ce dernier et non l'inverse :
« C'est en agissant d'une manière
spécifique que l'individu «donne un espace» pour l'action du
Diable dans sa vie. Ce n'est pas le Diable qui prend possession du sujet et qui
provoque ainsi des maléfices dans sa vie ; mais au contraire, c'est un
certain type de comportement qui «attire» l'entité maligne.
[...] La responsabilité, dans ce cas, est donc de l'individu. [...]
[Cela] montre comment il peut exister, dans l'interprétation que les
pentecôtistes font des «bandits», une influence maligne et une
volonté individuelle dans une même action. » (Ibid, p. 65)
102
Cela nous amène à l'autre représentation
courante du « bandit » dans la société
brésilienne.
B) Le « bandit-acteur »
L'autre principale conception de l'agent criminel
présente dans la société brésilienne est celle du
« bandit » comme individu rationnel, doté de libre arbitre,
ayant fait consciemment le choix d'une carrière délinquante.
Cette ligne de pensée, héritée des théologies
chrétiennes et de l'idéologie méritocratique, est mise en
avant notamment par les groupes politiques de droite et par les médias.
Tout comme la première conception, celle-ci tend également
à extraire les individus de leur contexte social. Avec la même
logique que celle qui prétend que celui qui a « réussi sa
vie » a atteint ses objectifs par sa seule détermination, ses
choix, ses efforts et ses compétences, les tenants d'une telle
philosophie considèrent le « bandit » comme acteur de son
destin criminel et mettent de côté tous les déterminismes
et les injustices sociales. « Il y a bien des jeunes dans les quartiers
pauvres
102 Traductions de l'auteur
120
qui ne deviennent pas bandits, il y en a plein même !
» me confiait Maria, sous-entendant par-là que ceux qui s'adonnent
à des actions criminelles avaient toutes les cartes en main pour
décider ou non de poursuivre une carrière délinquante. Or
toutes les enquêtes ethnographiques réalisées auprès
d'individus ayant (ou ayant eu) un lien avec le monde criminel le
démontrent (et la simple logique sociologique suffit à le
deviner) : le soi-disant
103
choix de carrière criminelle n'est dans la plupart des
cas pas un choix mais bien le résultat d'une série de hasards
rendus possibles par l'insertion dans un environnement spécifique. Et si
certains agents criminels affirment malgré tout l'existence d'une
décision dans leur processus d'insertion dans le monde criminel, il faut
néanmoins relativiser ce choix en l'insérant dans le panel des
autres opportunités envisageables : si l'adolescent de classe moyenne
peut faire le choix d'une carrière criminelle, sa condition lui offre
également la possibilité d'étudier à
l'université, de voyager à la découverte d'un autre pays
ou d'obtenir un emploi décent et bien rémunéré,
pour ne citer que quelques opportunités parmi les plus classiques. En
revanche, un adolescent habitant en périphérie aura bien souvent
le choix entre le monde du crime qui est au coin de sa rue et qui
présente de nombreux atouts attractifs, ou des emplois fatigants,
ingrats et peu rémunérés, souvent hors du marché
formel et donc sans protection sociale. S'il veut aller à
l'université, il devra redoubler d'efforts et combler tout seul les
déficiences du système éducatif public. Alors que le
Brésil affiche un coefficient de Gini parmi les plus
élevés de la planète, certains s'obstinent encore à
penser que « quand on veut on peut » et que l'insertion dans des
processus criminels est le résultat de la paresse.
Pas si différente, de la conception religieuse, dans
ses résultats, cette forme de compréhension du processus
d'insertion dans une carrière délinquante, débouche
également sur une partition binaire du monde social : d'un
côté les bons et honnêtes travailleurs qui
économisent pendant un an pour acheter un smartphone, de l'autre les
dangereux fainéants dénués de morale qui le subtilisent.
« Citoyen du bien » ( cidadão de bem ) contre «
bandit » ( bandido ), catégories essentialistes,
transversales à presque tous les groupes sociaux.
103 Voir par exemple : Teixeira, 2009.
121
C) Bipartition du monde
Le Brésil s'aventure sur un chemin dangereux, celui
d'une division spatiale, ethnique, économique et culturelle, division
souvent binaire, manichéenne, découpant le monde en deux grandes
catégories : le Bien et le Mal, le cidadão do bem et le
bandido , nous et eux.
Cette bipartition de la société
brésilienne, dont on peut trouver une des principales explications dans
le développement des religions néo-pentecôtistes,
réfute la thèse fondamentale qui soutient toute la construction
des sciences sociales et en justifie l'existence : le postulat d'une influence
centrale de l'environnement sous toutes ses formes (économique, social,
matériel, familial, naturel,...) dans la construction des êtres.
Le « bandit », ou tout du moins l'image mentale qu'il
représente dans l'imaginaire collectif, n'est en effet bien souvent pas
considéré comme un individu dont les actions criminelles
pourraient en partie trouver leur origine dans son insertion au sein d'un
contexte social particulier. Pour une large part de la population, il sera au
contraire perçu, soit comme un individu rationnel, autonome, responsable
et conscient de ses actes, soit comme un agent des forces du Mal, poussé
à l'action criminelle par un quelconque démon. Soit il est
considéré comme sujet (d'une entité maléfique) soit
comme acteur avec le maximum de libre arbitre que peut contenir le terme, mais
rarement il est considéré comme agent (au sens d'individu
à la fois agencé socialement et capable d'agir). C'est pourquoi,
le bandit au Brésil, n'a que trois chemins possibles : la mort, la
prison ou la conversion religieuse (Teixeira, 2009). S'il est acteur,
terrifiant la population en toute connaissance de cause, alors la mort ou la
prison lui seront appropriées et lui feront payer le désordre
social dont il est la cause. S'il est objet d'une entité
maléfique, soumis à l'influence d'une force obscure, la
conversion religieuse fera l'affaire. Mais la responsabilité de la
société civile et politique, bien rarement est mise en cause
lorsqu'il s'agit d'expliquer les carrières criminelles des jeunes de
périphérie. C'est, je crois, cette responsabilité sociale
que Bruno Barreto a tenté de pointer du doigt au cinéma dans son
film Ultima parada 174 , en retraçant l'histoire de Sandro
Barbosa do Nascimento, jeune noir de périphérie qui, en 2000,
avait été la cible de la fureur nationale lorsqu'il avait pris en
otage le bus 174 à Rio de Janeiro. En racontant l'histoire de Sandro,
depuis le moment où il est encore dans le ventre de sa mère et
jusqu'à sa mort sous les balles de la police et en exposant une vie
faite d'injustices, de souffrances, de violences et de mauvaises influences, le
cinéaste inscrit l'action criminelle et son auteur dans son contexte
social, celui de milliers de jeunes brésiliens. Et ceux-là
mêmes qui interprètent cette
122
action comme le résultat de l'intervention d'une
entité maléfique pourraient peut-être, au visionnage de
cette oeuvre, parler de « destin criminel ».
Les résultats d'une telle bipartition du monde entre
les bons et les mauvais sont tragiques : en plus de souffrir de violences
institutionnelles, notamment dans leur accès limité aux services
de soins, de sécurité et d'éducation, les jeunes de
périphérie « souffrent d'une intense répression
policière et voient compromis leur droit de défense au sein du
système de justice criminelle, outre la violence symbolique dont ils
souffrent quand ils sont jugés responsables de la violence. »
(Ferreira da Silva, 2011). « Menos um ! » (un de
104
moins !). L'expression est revenue plus d'une fois sur le
groupe Whatsapp de la communauté à l'annonce de la mort de
voleurs, qui dans leur fuite, furent abattus par les forces de l'ordre.
Ricardo, lui, m'a confié expressément que « faire une
révolution ça ne servirait à rien, à part
peut-être si les citoyens sortaient armés dans les rues et tuaient
tous
les bandits. » (Entretien avec Ricardo, 38 ans, octobre
2017). Ce genre de discours,
105
souhaitant la mort sans jugement, incitant la police à
faire feu arbitrairement sur les « bandits » ou sur ceux qui en ont
l'apparence, est fréquent dans le Conjunto dos Professores et au
Brésil en général. « Bandido bom é bandido
morto ! » selon l'adage populaire. « La peur réaliste du
crime, dont les indices ont systématiquement augmentés ces
dernières décennies, s'est transformée en effroi ou en
terreur irrationnelle [...], a favorisé le retour de la dichotomie nette
et absolue entre le Bien et le Mal » (Zaluar, 2004) et permet
106
aujourd'hui la prononciation publique de tels discours
mortifères et déshumanisants. Loin d'être l'apanage des
habitants du Conjunto dos Professores , ils bâtissent une
réalité
107
symbolique et matérielle qui, si elle ne concerne pour
l'instant que la catégorie du « bandit », pourrait bien,
à long terme, s'appliquer à l'ensemble de la population des
périphéries urbaines.
104 Traduction de l'auteur
105 Traduction de l'auteur
106 Traduction de l'auteur
107 On retrouve ces discours aussi bien dans la bouche des
politiciens ou des journalistes que dans celles des habitants des quartiers
pauvres qui tentent par là de se démarquer des agents
criminels.
123
II/ Corps tuables
« Quand les autres sont rendus coupables du mal qui
nous atteint, et quand les croyances sont transcendantes et absolues,
l'idée de mal s'associe à la classification des ennemis, des
rivaux, des étrangers et des différents comme agents du
Démon. Cette posture face au mal peut déboucher sur la
justification du sacrifice et de l'extermination de l'autre pour maintenir la
normalité et l'ordre en place. Autrement dit, si l'autre est
associé au mal et au Démon, le recours à la violence pour
la résolution des conflits pourra être considérée
valide et justifiée. »108
Cesar Pinheiro Teixeira, 2009, p.62
La bipartition de la sphère sociale entre «
cidadão de bem » (citoyen du bien) et « bandido »
(bandit) a pour conséquence l'exclusion du bandit du pacte social. Dans
l'imaginaire collectif, le « bandit » est cette entité
étrangère qui terrorise la population et menace l'ordre de la
nation. Pour cette raison le « bandit » n'est pas un citoyen (ni
encore moins un « citoyen du bien »). Il est au contraire un ennemi
intérieur. Tel un bouc émissaire, il représente la cause
de tous les maux du pays et incarne une des explications de son mauvais
fonctionnement. Il inspire la peur. Mi-homme mi-bête, son existence en
tant que concitoyen lui est refusée. Et en tant qu'ennemi
intérieur, en tant qu'étranger au pacte social, il ne peut se
prévaloir des mêmes règles que les autres citoyens. Son
existence est régie par un état d'exception coutumier : il est un
être indigne de vivre, un corp tuable (Zaccone, 2015), un être dont
on peut désirer qu'il meurt (Misse, 2010). Si la majorité des
homicides recensés sont issus d'affrontements et de règlements de
compte entre individus reliés, de près ou de loin, au «
monde du crime » et peuvent ainsi être attribués en partie
à l'inaction de l'État et à son incapacité à
faire prévaloir son monopole de la force légitime, une partie
significative des homicides est toutefois à mettre directement sur le
compte des autorités policières (A), dont les actions
meurtrières sont rendues possibles grâce à
l'impunité juridique dont ces derniers bénéficient
largement (B).
108 Traduction de l'auteur
124
A) Violences policières
Les violences policières sont le résultat d'une
longue tradition répressive issue du régime esclavagiste. Comme
le note le juriste, philosophe et sociologue Laurindo Dias Minhoto,
« La souffrance physique comme forme
privilégiée de la punition constitue une pratique qui remonte au
système policier des temps coloniaux. Dans la mesure où elle
fonctionnait comme supplément à la coercition exercée par
les seigneurs des esclaves, l'institution policière brésilienne
s'est érigée sur la base de l'intériorisation des
nombreuses pratiques sanguinaires utilisées à l'époque.
Les seigneurs des esclaves [...], comme chacun le sait, pouvaient utiliser,
jouir et abuser de leurs biens selon leur bon vouloir. C'est
précisément cette combinaison inusitée, cette folle
mixture entre le droit de propriété bourgeois et le recours
à la main d'oeuvre esclave qui permet de comprendre la façon
particulière dont s'est construit et structuré l'institution
policière brésilienne. Au Brésil, la police a
mimétisé le pilori seigneurial. Avec la modernisation
incomplète et hautement inégale du pays, le modèle sauvage
de la préservation de l'ordre dans les plantations [senzala] a
été étendu au contrôle des hommes libres des classes
subalternes. » (Minhoto, 2002)
L'avènement du régime militaire en 1964 n'a fait
que renforcer le pouvoir de la police qui, notamment au travers de la
constitution d'escadrons de la mort pratiquait la torture et les assassinats
sans avoir de compte à rendre à la justice :
« Pendant la dictature militaire, sous l'argument de la
"sécurité nationale" - sorte de remake de l'idéologie de
la subversion, construite à partir de l'identification d'un "ennemi
intérieur" - s'est observée une extension sans
précédent du pouvoir de la police militaire. En
conséquence, existe depuis lors, au Brésil, un processus
croissant de militarisation du contrôle du crime, selon lequel les
stratégies de combat contre la criminalité et celles visant le
maintien de l'ordre public, incorporent des tactiques
généralement utilisées lors d'opérations de guerre.
» (Ibid)
109
109 Traductions de l'auteur
125
Selon l'Anuário Brasileiro de Segurança
Pública , sur les 61.283 mortes violentes intentionnelles
recensées au Brésil en 2016, 4.222 étaient le
résultat d'une action policière, faisant ainsi de la police
brésilienne la police la plus meurtrière du monde. Sur ces 4222
personnes, 99,3% étaient des hommes, 81,8% avaient entre 12 et 29 ans et
76,2% étaient noirs . Dans le Rio Grande do Norte, ils furent 65
à succomber sous les balles de la Police
110
en 2016.
D'un point de vue juridique, dans la plupart des cas
recensés, ces homicides entrent dans le cadre de ce que le code
pénal définit sous le nom de « résistance à
arrestation suivie de mort » (article 121 du Code Pénal
Brésilien) et qui ne constitue pas un crime si l'agent le pratique en
état de nécessité, de légitime défense ou en
stricte application du devoir légal.
Il est difficile de savoir si les 4222 homicides commis par la
police brésilienne en 2016 rentrent dans cette exception pénale
ou non :
« En raison du fait que les investigations sont conduites
par la propre Police Militaire [...] les preuves peuvent être facilement
manipulées et un crime être transformé en action
légitime. [...] Dans de nombreux cas, alors que la mort est
déjà avérée, les policiers transportent le corps
vers un hôpital, donnant ainsi l'impression qu'ils accomplissent leur
devoir ce qui rend difficile la construction de la preuve de
l'illégalité de l'action. Selon les cas, l'autopsie pourra
contredire la version policière et montrer qu'il y a eu exécution
de la victime. Quoi qu'il en soit "résistance à arrestation
suivie de mort" est un justificatif omniprésent dans les enquêtes
policières militaires et c'est bien souvent cette version qui
prévaut lors des procès quand il n'y a ni preuve ni témoin
qui la contredisent. » (Neme, 2000).
111
Cependant, certains éléments nous alertent sur
la violence des pratiques policières. En premier lieu, il y a les
nombreux rapports alarmants des différentes organisations non
gouvernementales et de l'ONU (Amnesty International, 2005, 2007, 2010, 2015 ;
Human
110 Anuário Brasileiro de Segurança Pública,
2017
111 Traduction de l'auteur
126
Rights Watch, 1997, 2009 ; ONU, 2007, 2010). Amnesty
International, par exemple, introduit son rapport de 2015 en disant que :
« Les exécutions extrajudiciaires commises par des
policiers sont fréquentes au Brésil. Dans le contexte qui a pris
le nom de "guerre aux drogues", la Police Militaire a fait usage de la force
létale de forme inutile et excessive, provoquant des milliers de morts
durant les dernières décennies. Les autorités utilisent
fréquemment les termes "actes de résistance" ou "homicides
résultant d'interventions policière" comme un rideau de
fumée servant à dissimuler les exécutions extrajudiciaires
réalisées par des policiers. »112
D'autre part, la position discursive et l'univers symbolique
des différents organes policiers témoignent indirectement des
pratiques létales de ces organes. Citons par exemple l'écusson du
BOPE (Batalhão de Operações Policiais Especiais) qui
représente un crâne perforé de haut en bas par un couteau
et orné de deux pistolets.
Image 2 : Écusson du Batalhão de
Operações especiais (BOPE)
Source : Batalhão de Operações especiais
112 Amnistie Internationale, « Você matou meu filho.
Homicídios cometidos pela Polícia Militar na cidade do Rio de
Janeiro », 2015. Traduction de l'auteur
127
En 2013, ce même bataillon, chargé des
opérations tactiques en territoire urbain, avait été
filmé lors d'un entraînement dans un parc public de Rio de
Janeiro, entonnant un chant de guerre dont les paroles étaient les
suivante :
« C'est le Bope qui prépare l'invasion, Et pour
l'invasion, aucune négociation, Le tir est dans la tête et
l'agresseur au sol. Et on rentre au QG pour fêter ça. »113
Quant à la Rondas Ostensivas Tobias de Aguiar
(ROTA), plus important bataillon de Police Militaire du Brésil, un
simple coup d'oeil sur sa page Facebook suffit à prendre la
114
température du positionnement idéologique de
l'institution face aux agents criminels. En effet, la majorité des
vidéos mises en ligne sur cette page suivie par plus d'un million
d'internautes, mettent en scène des faits divers d'agressions
criminelles avec toujours cette question en légende : « qu'est ce
qu'ils méritent ces marginaux ? ». On se passera de rapporter ici
les nombreux commentaires apportant réponses à cette
interrogation...
Enfin, plusieurs études dénoncent la peur de
l'institution policière ressentie par les brésiliens et notamment
par les classes les plus vulnérables. Un rapport du Fórum
Brasileiro de Segurança Pública , montre ainsi que 67% des
jeunes brésiliens ont peur de la Police
115
militaire. L'association Médecins Sans
Frontières rapporte quant à elle l'existence de graves
symptômes d'angoisse chez les enfants des favelas de Rio de Janeiro
à la simple vue des uniformes policiers.
D'autre part, la police ne tue pas que dans le cadre de ses
fonctions. En effet, le Brésil est le théâtre de ce qu'il
est courant d'appeler des « groupes d'extermination » (grupos de
exterminio). Apparues sous le régime militaire, ces organisations
rassemblent des policiers, actifs ou retraités, des agents de
sécurité privée et quelques citoyens qui, se
protégeant au travers de leurs relations avec les pouvoirs publics, se
livrent à des exécutions sommaires. En 2005, une commission
d'enquête parlementaire délivre un rapport sur ces pratiques dans
le Nordeste brésilien . Dans son introduction, le document explique
116
l'apparition historique de ces groupes héritiers de la
dictature :
113 Globo News, 30 avril 2013 - Tropa do Bope canta grito de
guerra que faz apologia à violência. Traduction de l'auteur.
114 Nom de la page : Amigos da ROTA. Consultée en ligne le
15 mai 2018.
115 Anuário Brasileiro de Segurança Pública
2017.
116 Comissão Parlamentar de Inquérito do
Extermínio no Nordeste, 2005.
128
« Le développement des organisations
paramilitaires, notamment incarnées par les escadrons de la mort, s'est
fait sous le prétexte de combattre le crime et de "laver" la
société des personnes considérées
"indésirables". Avec la fin de la dictature, la plupart des escadrons de
la mort furent démantelés. Cependant, la philosophie de la
"Justice Parallèle" est restée ancrée dans la
société et dans les institutions publiques responsables de la
sécurité des citoyens. Stimulés par la tradition de
l'impunité et soutenus par l'utilisation idéologique du discours
de l'insécurité croissante, ces nouveaux mécanismes de
combat illégaux contre la criminalité surgirent sous le nom de
groupes d'extermination ».
Le rapport continue en expliquant le fonctionnement de ces
organisations :
« Une grande partie des actions criminelles de ces
groupes est parrainée par des commerçants et des habitants de
certains quartiers qui, face à l'augmentation de la violence et face
à l'inefficacité du système public de
sécurité, optent pour la "solution" du dénommé
"nettoyage social" de la zone, qui passe par l'exécution de nombreux
jeunes. »
Comme le note, la commission parlementaire, ces groupes
agissent surtout dans les quartiers pauvres et dans les
périphéries et sont généralement constitués
d'individus opérant dans les zones où ils résident. Ce qui
différencie ces organisations des autre groupes criminels et ce qui fait
leur spécificité, c'est leur intrication avec les organes de
sécurité publique :
« les justiciers sont pour la plupart des policiers
retraités ou en activité ou des personnes reliées à
la police, qui se lient à des agents de sécurité
privée et font régner ce qu'ils considèrent comme
étant la justice. Et ils le font impunément parce qu'ils peuvent
compter sur le soutien de la police elle-même, qui laisse à ces
organisations ce qu'on pourrait appeler le "sale boulot". [...]. Le plus grave
n'est pas l'omission de l'État, en soi criminelle, mais la participation
directe des appareils de sécurité publique dans les actions
d'extermination de ces groupes de tueurs, qui peuvent en outre
129
compter sur la connivence ou la complicité de certains
secteurs du Ministère Public et du Pouvoir Judiciaire. »
Le rapport de presque 600 pages offre ensuite une analyse
détaillée des activités de ces groupes dans les neufs
États du Nordeste brésilien. On peut y lire qu'à Natal, la
plus notables de ces organisations a pris le nom de « Meninos de Ouro
» (les garçons d'or) et était commandée
conjointement par le chef de la Police Civile de l'époque (Maurilio
Pinto de Medeiros) et par un policier du nom de Jorge Luiz Fernandes, dit
« Jorge l'Étouffeur ». Selon les témoins, pas moins
d'une soixantaine d'homicides pourraient être attribués à
cette organisation pendant les années 90 et 2000.
S'appuyant sur le témoignage du
Délégué et Président de la Première
Commission Disciplinaire des Affaires Intérieures de la Police Civile de
l'État du Rio Grande do Norte, la Commission parlementaire affirme que
:
« Il y a une relation de la Police avec les autres
Pouvoirs, comme par exemple avec le juge de la 12ème Cour Pénale,
Carlos Adel, qui, selon le témoin, aurait affirmé que tant qu'il
serait à la tête de cette Cour Pénale, jamais "Jorge
l'Étouffeur" ne serait emprisonné. Le témoin nomme
"promiscuité" la relation entre le Judiciaire et les membres du groupe
d'extermination "Meninos de Ouro", qui allaient jusqu'à
commémorer les résultats des procès dans les villas des
juges ; et affirme qu'il y a au sein du propre Ministère Public des
personnes qui transmettent des informations aux groupes d'extermination. »
(Comissão Parlamentar de
117
Inquérito do Extermínio no Nordeste, 2005).
Aujourd'hui, l'organisation ne serait plus en activité.
Cependant d'autres pourraient avoir pris sa place dans le Rio Grande do Norte,
notamment sous le nom plus actuel de « milices ». Du fait de la
nature criminelle de leurs pratiques et de leur intrication avec les pouvoirs
publics, il est presque impossible d'avoir des informations actualisées
sur le sujet. Cependant leur présence attestée en 2005 dans le
rapport parlementaire illustre la tendance de la société
brésilienne à régler les conflits de manière
violente et à recourir à la justice privée pour pallier
aux défaillances du système légal. Comme le note le
rapport, « une des explications de l'existence de ces groupes
réside dans le fait que la population ne croit pas
117 Traductions de l'auteur
130
aux institutions étatiques de combat contre le crime
». Face au sentiment d'insécurité croissant, les populations
ont en effet tendance à appuyer des pratiques violentes et parfois
illicites contre ceux qui sont jugés dangereux et
indésirables.
Si la peine de mort est en principe abolie au Brésil,
les homicides perpétrés au nom de la sécurité
publique y sont pourtant largement légitimés par une frange
significative de la population, qui y voit une mesure nécessaire
à l'éradication de la criminalité. Ainsi, j'ai pu observer
sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité,
que chaque fois qu'était communiquée une information selon
laquelle un individu suspecté de crime avait été abattu
par la police, toutes les réactions étaient positives et
félicitaient avec enthousiasme le travail de la police et ce, avant
même de savoir si le défunt était factuellement coupable de
crimes ou non. Le Vice-Président du Conseil communautaire de
sécurité est formel :
« Aujourd'hui c'est un très grand honneur de
pouvoir dire que ici dans la communauté, tout le monde appuie à
100% la police militaire. [...] Nous faisons entièrement confiance
à la police. »118
Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur
d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto
dos Professores octobre 2017
Outre cet appui de la population aux meurtres par la police
des individus jugés dangereux, la justice agit comme un organe de
légitimation de ces pratiques.
B) Impunités judiciaires
La police est, pour ainsi dire, quasiment incitée par
la justice à faire recours à la violence létale dans ces
actions répressives. En ne condamnant presque jamais les agents des
forces de l'ordre, allant même jusqu'à évincer des preuves
évidentes, le pouvoir judiciaire envoie en effet un message clair aux
agents de police. Selon le Núcleo Especializado de Cidadania e
Direitos Humanos da Defensoria Pública de São Paulo, plus de
90% des cas de résistance suivie de mort sont classés sans suite.
Amnesty International qui a suivi les 220 investigations d'homicides impliquant
des policiers, initiées en 2011 dans la ville de Rio de Janeiro note
qu'en 2015, quatre ans plus tard, une seule a débouché sur une
dénonciation du Ministère Public permettant l'ouverture d'un
procès. Et quand les
118 Traduction de l'auteur
131
enquêtes donnent finalement lieu à des
procès, les condamnations d'agents des forces de l'ordre sont rares. On
pourra ainsi donner l'exemple du procès cité par Adriana Vianna
et Juliana Farias : alors que l'accusation porte sur l'homicide de quatre
habitants d'une favela par un groupe de policiers militaires, la défense
va inverser le cours du procès et transformer les victimes en
accusés :
« Se dessine à ce moment l'inversion qui
caractérise toute audience d'instruction et tout jugement de policiers
accusés de meurtre d'habitants des favelas que nous avons pu observer
jusqu'à ce point de notre recherche : l'accusé cesse d'être
la cible des accusation du jugement, car celles-ci sont dirigées par la
défense contre les victimes de la tuerie, obligeant le procureur et
l'assistant d'accusation à redoubler d'efforts pour défendre les
propres victimes. En ce sens, l'équipe responsable de l'accusation des
policiers se voit contrainte à utiliser la plus grande partie du temps
de l'audience en vue de "laver moralement" les victimes et, par extension leurs
parents. L'inversion complète du cadre débouche ainsi sur le fait
que lors d'un jugement de ce type, la défense accuse et l'accusation
défend. » (Vianna, Farias, 2011).
Les auteurs détaillent ensuite ce processus
d'accusation inversée, reposant par ailleurs sur des allégations,
qui, si le sujet n'était pas dramatique pourrait porter à rire
:
« Il est significatif de noter que la défense [du
policier mis en cause] n'a pas choisi (ou n'a pas jugé
nécessaire) d'affirmer péremptoirement que les défunts
faisaient partie du "trafic" ni de prouver leur participation dans des
affrontements armés. Au contraire, elle a préféré
mobiliser une zone d'ombre et de doutes, insinuant qu'il n'était pas
possible d'avoir la certitude de leur condition de "travailleur". Un des
moments forts de cette stratégie fut gardé, comme on pouvait
l'espérer, pour les allégations finales. Dans un geste
théâtral précis, le défenseur public se tourna vers
la partie de l'audience où nous étions et, se dirigeant vers
Andreia, lui dit qu'il n'affirmait pas que son fils, Miguel, était un
trafiquant. Ensuite, se tournant vers le jury, il continua : "Mais vous avez vu
ce qu'a dit une des témoins. Qu'est ce qu'il avait sur le dos ? Un sac
à dos ! Et chacun d'entre nous ici a
pu voir à la télévision les trafiquants
fuyant de la Vila Cruzeiro. Qu'est ce qu'ils avaient sur le dos ? Des sacs
à dos !" » (Ibid).
Et les auteurs concluent :
« Ce n'est pas par hasard si le travail argumentatif
réalisé [...] tout au long du conflit judiciaire pour condamner
les policiers, se base sur l'importance de prouver que les morts étaient
"honnêtes" et non des "bandits" ou des "trafiquants", c'est à
dire, sur l'importance de les insérer primordialement dans le même
espace de droit que ceux qui doivent être protégés - et
non
annihilé - par l'État, ici corporifié dans
la figure des policiers. » (Ibid).
119
Comme dans la plupart des procès de ce type, l'agent de
police fut finalement acquitté. Et si les agents des forces de l'ordre
sont ainsi acquittés, c'est bien parce que le jury, composé en
majorité d'individus de classe moyenne ou haute (Schritzmeyer, 2014) est
favorable aux actions policières dans les favelas, ainsi que j'ai pu le
constater au long de mon enquête de terrain.
Si certains croient que cette politique de répression
violente finira par porter ses fruits et qu'à force d'abattre les «
bandits » il n'en restera plus, il me semble qu'il s'agit là d'une
utopie autoritariste. Car sans autres propositions politiques associées,
les meurtres qui, bien souvent, touchent aussi des innocents, entretiennent
chez certains habitants des périphéries urbaines, une rancoeur
généralisée de tout ce qui peut représenter
l'origine des souffrances endurées : police, État, classes
privilégiées, (in)justice,... Rancoeur dont un exemple me fut
donné lors de la XV semaine d'anthropologie de l'UFRN, quand une
mère de famille ayant perdu un fils sous les balles de la police
militaire cita son autre fils de 9 ans : « maman, quand je serai grand, je
tuerai les policiers qui ont tué Antonio », lui dit-il.
132
119 Traductions de l'auteur
133
III/ Corps emprisonnables
« Ici c'est le cimetière de toutes les
poésies, ironisait un ex-directeur de la Maison de Détention.
»120
Quatrocentos contra Um : Uma história do Comando
Vermelho, William da Silva Lima, 2001
A) Incarcération de masse
S'appuyant sur des statistiques réelles, l'historien
fictionnel Diogo Fraga initie le film Tropa de Elite 2 avec une estimation de
l'augmentation de la population carcérale :
« En 1996, la population carcérale
brésilienne était de 148.000 détenus. Aujourd'hui, 10 ans
plus tard, la population carcérale est de plus de 400.000
détenus. C'est plus que le double. Presque le triple. J'ai fait un
calcul, pervers [...]. J'ai remarqué que la population carcérale
brésilienne double en moyenne tous les 8 ans, alors que la population
brésilienne, double tous les 50 ans. Si nous continuons ainsi, en 2081,
la population brésilienne sera de 570 millions [...], alors que la
population carcérale brésilienne sera de 510 millions. Autrement
dit, 90% des brésiliens seront en taule ! » (Extrait du filme Tropa
de Elite 2, José Padilha, 2010.)
En 2016, le nombre de détenus au Brésil
était de 726 712. Si l'estimation proposée dans le film ne s'est
pas vue entièrement réalisée, elle ne s'est cependant pas
trompée de beaucoup : entre 2006 et 2016, soit en 10 ans, le nombre de
prisonniers a presque doublé. Aujourd'hui, le Brésil
possède ainsi la troisième plus importante population
carcérale du monde, derrière les États-Unis et la Chine et
devant la Russie. D'autre part, les prisons du pays sont presques toutes
surpeuplées, le système carcéral n'offrant que 368.049
places.121
120 Traduction de l'auteur
121 Données Departamento Penitenciário Nacional
(DEPEN) - 2016 .
134
Nombres de détenus au sein du système
carcéral brésilien entre 1990 et 2015. Sources :
Infopen
Cette population nombreuse et sa récente augmentation
peuvent s'expliquer notamment par quatre facteurs :
Premièrement, il existe cette idée,
répandue dans la société, que la prison est un outil
efficace pour protéger les citoyens de la criminalité. Selon
cette croyance, l'incarcération des agents criminels réduirait
leur nombre dans les rues des métropoles et ferait en conséquence
chuter les indices de criminalité. Nombreux sont ainsi mes
interlocuteurs qui estiment la construction d'établissements
pénitentiaires comme une mesure adaptée contre la
criminalité. Claudio affirme qu' « il faut construire plus de
prisons,
on en a besoin. Il y a un déficit absurde de la
capacité carcérale. » (Entretien avec
122
Claudio, 52 ans, novembre 2017). Ainsi, malgré les
nombreuses critiques faites au système carcéral, celui-ci
bénéficie toutefois d'un appui important de la population qui y
voit une des principales institutions de protection contre la
criminalité.
Deuxièmement, depuis 2006, la loi pénale
brésilienne n'indique pas les quantités de stupéfiants
permettant de différencier la consommation du trafic, laissant au juge
cette appréciation. Cependant les procès de ce type sont
expéditifs et la plupart du temps les
122 Traduction de l'auteur
135
sanctions sont prononcées sans même que le juge
ne prenne la peine de lire le dossier. En conséquence, d'une part, 25%
des détenus hommes et 63% des détenues femmes sont
enfermés pour trafic de stupéfiants 123 alors qu'il
s'agit parfois de quantités dérisoires et, d'autre part, la
justice est souvent rendue de manière inégalitaire, les juges
ayant plus tendance à expédier les dossiers des individus
économiquement fragilisés et à s'attarder plus longuement
sur les cas de ceux en mesure de s'offrir les services d'un avocat. Selon le
Ministère de la Justice, le trafic de stupéfiants est ainsi
depuis quelques années la première cause d'incarcérations
au Brésil, avec une augmentation de 339% entre 2006 et 2013.
Troisièmement, le manque de moyens humains et
économiques de la justice conduit à l'impossibilité
d'absorber efficacement l'ensemble des cas qui lui sont
présentés. Ainsi environ 40% de la population carcérale
brésilienne est constituée d'individus en attente de jugement,
retenus dans des Centres de Détention Provisoire (CDP). En outre, il
existe une quantité non négligeable de prisonniers qui ne
devraient plus être incarcérés mais qui en raison de la
lenteur de la justice et des processus administratifs sont toujours retenus
captifs. Dans une interview au journal El Pais, le sociologue Rafael Godoi note
qu' « un nombre important de prisonniers ont déjà les
conditions d'être en régime semi-ouvert ou de sortir en
conditionnelle. Ils pourraient être dans la rue mais ils ne le sont pas.
Parfois il manque juste un document... » . En 2013, le
124 Conselho Nacional da Justiça (CNJ) conclut
après une
étude des dossiers des 5845 détenus du Rio
Grande do Norte, que 348 d'entre eux auraient déjà dû
être hors des murs des établissements carcéraux.
Enfin, au Brésil le système pénal est
devenu le corollaire de la déroute de l'État social. Comme le
notait Loïc Wacquant à propos des États-Unis (mais qu'il est
possible de transposer au cas brésilien), « à l'atrophie
délibérée de l'Etat social correspond l'hypertrophie de
l'Etat pénal : la misère et le dépérissement de
l'un ont pour contrepartie directe et nécessaire la grandeur et la
prospérité de l'autre. » (Wacquant, 1998). Derrière
l'argument de la « guerre aux drogues », de la « guerre aux
trafiquants », de la « guerre aux bandits » s'opère une
criminalisation des franges de la population qui ne parviennent pas à
s'insérer dans les cadres formels du marché du travail. Au
Brésil comme aux États-Unis,
« la surreprésentation massive et croissante des
Noirs à tous les paliers de l'appareil pénal éclaire
d'une lumière crue [une des] fonctions qu'assume le
123 Sources : Ministerio da Justicia.
124 El Pais edição Brasil, « Prisão
não é a solução para a violência, ela
é parte do problema », 14 janvier 2018. Traduction de l'auteur
136
système carcéral dans le nouveau gouvernement de
la misère : suppléer au ghetto, comme instrument d'enfermement
d'une population considérée comme déviante et dangereuse
autant que superflue tant au niveau économique [...] que politique
[...]. L'emprisonnement n'est à cet égard que la manifestation
paroxystique de la logique d'exclusion dont le ghetto est le vecteur et le
produit depuis son origine historique. » (Ibid)
Ainsi, les prisons brésiliennes se transforment peu
à peu en « dépôts inhumains des classes
marginalisées » (Minhoto, 2002). Selon le Ministère de la
Justice et de la Sécurité Publique, en 2016, 61% des
détenus n'avaient pas achevé l'enseignement primaire et 64%
étaient Noirs.
Pourcentage des personnes privées de
liberté au Brésil en 2016, selon leur niveau de scolarité
Sources : Infopen - 2016
137
Pourcentage des personnes privées de
liberté au Brésil en 2016 selon leur identification à une
couleur de peau
Sources : Infopen - 2016
Corollairement, la prison fonctionne comme un vecteur de
contrôle social des populations paupérisées. Dans la
mesure, où l'ensemble des populations des périphéries
urbaines tendent à être criminalisées - notamment au
travers des stigmates dont souffrent certains marqueurs sociaux tels que le
quartier de résidence, la religion, la condition économique, la
couleur de peau ou le style vestimentaire -, les individus souffrant de ces
stigmates cherchent à leur échapper et à éviter
ainsi la répression en adoptant les codes des classes
privilégiées. Le fait d'être habillé d'une certaine
manière, de prouver l'insertion dans le marché du travail ou de
suivre une certaine religion sont des artifices qui permettent aux individus
des classes défavorisées de se démarquer des «
bandits » et donc d'éviter la constante suspicion criminelle dont
ces populations font l'objet. Par le biais de la menace de la
répression, l'État carcéral s'institue ainsi comme un
instrument de lutte contre la déviance et comme un outil de promotion
d'une normalisation culturelle dont les codes peuvent être trouvés
dans l'idéologie des classes dominantes.
Car de fait, comme nous allons le voir, la menace de
l'incarcération a de quoi dissuader bon nombre d'individus.
138
B) Conditions inhumaines
Les récents massacres dans les unités
carcérales du Nord et du Nord-Est du pays ont mis en lumière de
façon flagrante la manière dont la société
brésilienne conçoit ses prisonniers. Les individus
emprisonnés sont marqués par la sujétion criminelle, ils
sont classifiés comme infracteurs criminels par la Justice et comme
« bandits » par l'opinion publique. Reclus dans les prisons, loin de
la vue des populations, leur existence est régie par deux formes de
pouvoir de l'État souverain identifiées par Foucault (1997) : le
pouvoir de « faire mourir » et celui de « laisser mourir
».
Comme le notait Bauman,
« Ce qui s'est de fait passé au cours du processus
civilisationnel, c'est une réutilisation de la violence et une
redistribution de l'accès à la violence. Au même titre que
tant d'autres choses que nous avons été entraînés
à abominer et à détester, la violence a été
retirée de notre vue, mais pas de l'existence. Elle est devenue
invisible, au moins du confortable point de vue de l'expérience
personnelle strictement circonscrite et privée. À la place, elle
a été encerclée dans des territoires
ségrégués et isolés, en général
inaccessibles aux membres communs de la société, ou
expulsée vers des «zones d'ombres» crépusculaires,
[...] ou encore exportée vers des lieux lointains, en
général dénués d'intérêt pour la vie
et les affaires des êtres humains civilisés » (Bauman, 1999,
p. 120).
125
Les prisons font figure d'exemple de ces territoires
inaccessibles, isolés et lointains où sévissent la
violence qui, légitimée par l'opinion publique, s'abat sur les
corps des détenus dans l'environnement carcéral. Concernant le
massacre d'Alcaçuz qui fit au moins 26 morts dans la prison du
même nom située à une vingtaine de kilomètres de
Natal début 2017, Juliana Melo et Raul Rodrigues commentent que, «
s'il est possible de classifier le massacre comme une tuerie
opérée par les propres prisonniers, il n'en reste pas moins
qu'elle a été construite et légitimée socialement
et institutionnellement. » (Melo, Rodrigues, 2017). Les auteurs affirment,
en effet, que les différentes institutions responsables du
système carcéral avaient été alertées
à de maintes reprises de l'imminence d'un conflit, prévisible en
raison de la promiscuité de deux groupes de détenus ennemis,
incarcérés dans
125 Traduction de l'auteur
139
un même secteur, mais que toutes les réclamations
furent archivées. D'autre part, les auteurs mettent en cause la gestion
déplorable de l'événement par les autorités qui
n'intervinrent que 6 jours après le début du massacre, n'entrant
avant cela dans la prison que pour « retirer les corps - presque tous
découpés, transformés en «bouts de chairs» et
«déshumanisés». » (Ibid). En cause, toujours selon
les auteurs, la propension de la société brésilienne
(État et société civile) à concevoir l'agent
criminel comme un individu extérieur au pacte social, et dont on peut
« désirer qu'il meurt » (Misse, 2010) :
« Dans les rues cette perspective fut
réaffirmée de différentes manières, comme par
exemple dans des phrases telles que «laissez-les s'entretuer, qu'ils
meurent, que ça soit de faim ou de soif» ou «pourquoi le
gouvernement ne met pas directement le feu à Alcaçuz pour en
finir avec ça une bonne fois pour toute ?» » (Melo, Rodrigues,
2017).
Les représentations sociales portant sur les agents
criminels jointes à un isolement lointain dans des « zones d'ombres
», participent en effet au maintien d'un système carcéral
trop souvent condamné par les commentateurs. Le propre Ministère
de la Justice reconnaissait, au travers d'un rapport, les conditions inhumaines
des détenus, la présence de violences interpersonnelles, des
déficiences dans la prise en charge des soins des prisonniers et des
irrégularités concernant l'attention portée aux
détenus atteints de troubles mentaux. Juliana Melo et Raul Rodrigues
notent quant à eux à propos de la situation des
126
prisons de Natal que :
« Nous recevons quotidiennement des demandes d'appuis [de
la part des familles de détenus] et des récits selon lesquels la
nourriture, rare, arrive aux unités dans d'effroyables conditions. De
plus, il y a des témoignages quant à la violation des droits dans
toutes les sphères de la vie humaine : santé, alimentation,
habillement, liens affectifs, sécurité et intégrité
physique [...], il y a des requêtes sans réponses, des menaces et
des humiliations inutiles. » (Melo, Rodrigues, 2017).
127
Pas si loin dans le temps, le 2 octobre 1992, suite à
rébellion dans une prison de São Paulo, une intervention de la
Police Militaire causa la mort de 111 détenus.
L'événement,
126 Conselho Nacional da Justiça - 2013
127 Traductions de l'auteur
140
connu aujourd'hui sous le nom de « massacre de Carandiru
», qui donna lieu à la condamnation à
perpétuité de 23 policiers, fut cependant relativement bien
accueilli par une frange de la population qui y voyait là, un service
rendu à la société. Pour preuve, le Colonel Ubiratan qui
dirigeait l'opération, malgré sa condamnation à 632 ans de
réclusion criminelle, fût élu député de
l'État de São Paulo en 2002, ce qui lui permit de reporter
l'accomplissement de sa peine à 2006. Finalement, le Colonel n'aura
jamais effectué sa peine de prison puisqu'il fut assassiné dans
son appartement en septembre 2006. « Aqui se faz, aqui se paga
» (Ce qui se fait se paye) pouvait on lire sur un des murs de
l'immeuble où il résidait.
IV/ Construction du crime
« Le système ne participe pas à la
liquidation ni à la diminution de la délinquance, mais, au
contraire, à sa reproduction et à son augmentation. »128
José Ricardo Ramalho, O mundo do Crime, 2002.
La gestion de la criminalité urbaine au travers de
l'incarcération de masse et de pratiques hautement violentes et
répressives ne semble pas freiner l'augmentation des actes criminels
enregistrée au Brésil pendant ces dernières
décennies. Au contraire, les violentes pratiques de la police,
concourent à l'entretien d'une véritable « haine du flic
» de la part des agents du crime et à une escalade de l'armement de
la part des groupes criminels. Groupes que la police ne s'étonne plus
d'appréhender en possession d'armes lourdes telles que bazookas, mines
anti-chars ou fusils d'assaut de dernière génération.
Qu'il s'agisse du point de vue de ces organisations ou de celui des forces de
police, l'impression ressentie est celle d'une guerre interne dans laquelle
d'un côté les assassinats de policiers sont des actes grassement
rémunérés et où de l'autre se développe une
« militarisation du contrôle du
129
crime » (Minhoto, 2002) légitimant des actions qui
mettent gravement en danger les populations des favelas et des
périphéries : mitraillage approximatif depuis un
hélicoptère en pleine zone urbaine, utilisation de munitions
capables de transpercer les fragiles murs des
128 Traduction de l'auteur
129 Selon le Colonel Major Correia Lima, « aujourd'hui
à Rio par exemple, la prime pour qui tue un policier est de 20.000 reais
[environ 5000€]. Il y a des primes... Ici aussi, dans le Rio Grande do
Norte il y a des primes. En conséquence, il faut évidemment que
je fasse attention. Malheureusement, fort malheureusement - je ne voudrais pas
qu'il en soit ainsi - mais partout où je sors, je sors armé.
Même pour aller en cours je sors armé. » (Entretien avec le
Major Colonel Correia Lima, novembre 2017)
141
habitations,... Paradoxalement, ces pratiques censées
participer à la réduction de la criminalité, causent le
décès de milliers d'innocents chaque année et offrent par
là un terreau fertile au recrutement par les organisations criminelles
de nouveaux « soldats », prêts à venger la mort de leurs
proches.
En outre, l'espace carcéral - et ce n'est pas une
nouveauté - favorise tout bonnement et simplement le
développement de la criminalité.
« Selon Foucault, au XIXème siècle
déjà, étaient faites des critiques à la prison qui
se résumaient autour de ces différents points : les prisons ne
diminuent pas les taux de criminalité ; la détention provoque la
récidive ; la prison ne cesse de fabriquer des délinquants ; la
prison rend possible, ou mieux, favorise l'organisation d'un réseau de
délinquants, solidaires entre eux, hiérarchisés,
prêts à toutes les futures complicités ; les conditions
offertes aux détenus libérés les condamnent fatalement
à la récidive ; la prison fabrique indirectement des
délinquants, en faisant tomber la misère sur les familles de
détenus. » (Ramalho, 2002)
130
La pertinence de ces critiques ne pourraient être mieux
illustrées que par la naissance au sein de l'environnement
carcéral des principales organisations criminelles brésiliennes.
Le Primeiro Comando da Capital, qui surgit en 1993 dans la prison de
Taubaté, constitue un exemple symptomatique. Si les raisons qui ont
favorisé son apparition sont nombreuses, ses premières et
principales revendications furent justement tournées vers l'union des
prisonniers contre les violences du système carcéral. Son
règlement stipule par exemple :
« 13. Nous devons rester unis et organisés pour
que nous puissions éviter que se produise de nouveau un massacre
similaire ou pire à celui ayant eu lieu au sein de la Casa de
Detenção le 2 octobre 1992 où 111 détenus furent
lâchement assassinés, massacre qui ne sera jamais oublié
dans la conscience de la société brésilienne. Parce que
nous, du Comando, nous allons changer la pratique carcérale, inhumaine,
pleine d'injustices, d'oppressions, de tortures et de massacres dans les
prisons. [...]
130 Traduction de l'auteur
142
17. En liaison avec le Comando Vermelho - CV et PCC, nous
allons révolutionner le pays à partir des prisons et notre bras
armé sera la Terreur contre «les puissants», les oppresseurs
et les tyrans qui utilisent l'annexe de Taubaté et de Bangu I à
Rio de Janeiro, comme des instruments de vengeance de la société
en vue de la fabrication de monstres. »131
(Extrait du Règlement du PCC)
Aujourd'hui, 25 ans plus tard, le Primeiro Comando da Capital
est une des plus puissantes organisations criminelles d'Amérique du Sud,
avec une présence dans tous les États Brésiliens et dans
plusieurs pays voisins et avec un effectif d'au moins 30.000 membres
recensés par les autorités.
Ainsi, « la police, la prison, la justice produisent la
délinquance » (Ramalho, 2002). En sélectionnant une certaine
catégorie d'individus par le biais de la criminalisation de certains
illégalismes (tels que la possession de produits stupéfiants) et
en regroupant ces personnes dans des espaces clos et déshumanisants, la
police, la prison et la justice favorisent le développement de
sociabilités criminelles chez les détenus qui s'organisent pour
préparer des actions, soit directement à partir de la prison,
soit à leur sortie. De plus, en marquant socialement ceux qui passent
entre ses murs, la prison rend impossible la réinsertion sur le
marché du travail et promeut ainsi l'insertion dans des carrières
délinquantes.
Pourtant, comme le note Ramalho,
« Malgré la gravité des critiques faites
à la prison, malgré la constatation de la non réalisation
des finalités basiques selon lesquelles son existence est
justifiée - la punition de l'infracteur et sa
«récupération» pour la société -,
malgré la conclusion qu'elle punit en excès et rend à la
société un homme marqué pour toujours, exactement pour
être passé par la prison, les auteurs de ces critiques,
eux-mêmes, restent irrémédiablement prisonniers de
l'idée que l'institution carcérale est vitale pour l'existence de
la société. » (Ramalho, 2002).
132
131 Traduction de l'auteur
132 Traduction de l'auteur
Le sociologue Michel Misse, constate quant à lui que
« le système pénitentiaire est utilisé pour
incarcérer n'importe quelle personne qui participe à des
marchés illégaux. Ainsi ça ne s'arrête jamais. On
construit des prisons et elles se remplissent. On construit et elles se
remplissent... ».133
En persistant sur le chemin de l'incarcération de
masse, la société brésilienne semble vouée à
produire toujours plus de criminalité urbaine au nom pourtant... de la
lutte contre celle-ci.
143
133 El Pais, edição brasileira - Prisões
em massa, o motor das facções que afetam a vida de metade dos
brasileiros - 31 janvier 2018. Traduction de l'auteur
144
Considérations finales
La société brésilienne est enlisée
dans un cycle de la peur et de la violence. Depuis sa fondation initiée
avec le massacre des populations indigènes, le Brésil n'a pas
encore été capable de pacifier une société dont les
fondations ont longtemps reposé sur l'exploitation violente des
populations vulnérables. Cent trente ans après sa promulgation,
l'abolition de l'esclavage n'a pas permis aux afro-descendants de se
libérer entièrement de la domination des classes blanches
privilégiées. Pire, les régimes politiques successifs ont,
à chaque fois, fait usage d'une force disproportionnée et
meurtrière pour assurer le maintien des privilèges d'une frange
réduite de la population.
« Les régimes autoritaires s'effondrent, les
démocraties s'installent, les constitutions se perfectionnent mais la
répression reste toujours aussi meurtrière, la Justice est
toujours aussi inaccessible, les prisons restent inhumaines, la défense
des pauvres inexistante, les autorités ne sont pas
contrôlées dans leurs actions. Les violations traditionnelles des
droits civils (bien que garantis par la Constitution) continuent à
être pratiquées par les autorités et s'articulent avec le
manque de respect pour les droits civils
dans le cadre des relations interpersonnelles. »
(Pinheiro, Almeida,
134
2008)
Les reconfigurations de la globalisation
néo-libérale et l'explosion démographique urbaine ont
précipité le développement de marchés
parallèles et l'augmentation de pratiques criminelles qui terrorisent
les populations des métropoles brésiliennes. Cette peur, se
traduit dans l'espace par l'érection croissante de murs et de
frontières qui tiennent à distance les différents groupes
sociaux et réduisent les espaces de contact entre les différentes
classes sociales. D'autre part, le besoin sécuritaire et les tentatives
de contrôle de la criminalité provoquent la criminalisation des
populations paupérisées qui pour échapper à la
répression policière se voient contraintes d'occuper sagement
leur place de main d'oeuvre docile et bon marché. Contre cette
sujétion post-colonialiste et capitaliste ingrate, certains jeunes
choisissent des chemins divergents et s'érigent en outsiders de
la mondialisation. La majorité d'entre eux périra avant 25 ans
sous les balles de leurs « semblables-différents »
134 Traduction de l'auteur
145
des gangs ennemis. D'autres, succomberont aux assauts de
l'armée dans la favela. Et certains iront voler dans les quartiers
riches d'un des pays les plus inégalitaires du monde. Côté
criminel, ce sont majoritairement eux qui perpétuent le cycle de la peur
et de la violence et qui, à leur échelle, alimentent le
marché de la sécurité, l'idéologie
sécuritaire, le développement d'un État carcéral et
l'inquiétante ségrégation urbaine des villes
brésiliennes. Mais une analyse plus fine montre que si les actes de
criminalité profitent parfois à ceux qui les pratiquent, ils sont
également le fonds de commerce d'un nombre considérable
d'individus. Et pour cause, les intérêts économiques
derrière la criminalité sont énormes : 243 milliards de
dollars générés par le marché de la drogue, un
marché des armes estimé à 1650 milliards dollars, des
bénéfices aussi exorbitants qu'incalculables du côté
du marché de la sécurité,... Ces profits ne sauraient
évidemment revenir qu'aux seuls petits délinquants des favelas de
Natal. La criminalité engraisse les policiers corrompus, les promoteurs
immobiliers, les politiciens, les juges, les avocats, les nombreuses
chaînes de télé spécialisées en faits divers,
les entreprises tournées vers le secteur de la sécurité,
celles qui se spécialisent dans la construction et l'administration des
prisons, celles qui vendent des hélicoptères de guerre et des
chars d'assaut (de plus en plus présents dans le contexte urbain
brésilien),...
D'autre part, « le crime retire du marché du
travail une part de la population en surnombre et réduit ainsi la
concurrence entre travailleurs et contribue à empêcher les
salaires de tomber au-dessous du minimum. » (Marx, 1978). Loïc
Wacquant, notait à ce propos que l'augmentation presque exponentielle de
la population carcérale nord-américaine aurait permis de
dissimuler deux points de chômage aux États-Unis pendant la
décennie de 90 (Wacquant, 1998).
« En somme, l'importance qu'assume la délinquance
dans la société actuelle extrapole de beaucoup ses limites. Outre
le fait de servir à l'exercice d'un contrôle plus rigide sur les
groupes sociaux les plus pauvres, elle favorise la croissance de l'industrie et
décompresse le marché du travail, facteurs qui pointent leur
complexité dans l'ensemble des phénomènes sociaux. Le
crime et le criminel jouent un rôle social utile dans la
préservation du système social. » (Ramalho, 2002).
135
135 Traduction de l'auteur
146
On comprendra que certains ont tout intérêt
à maintenir en place un système qui génère des
profits colossaux. Certains politiciens les premiers. Si leurs intrications
avec les organisations criminelles sont difficiles à mettre en
évidence, il ne fait aucun doute que certains d'entre eux ayant
hypocritement remporté leur élection en surfant sur le discours
sécuritaire, engrangent cependant des bénéfices issus du
narcotrafic, du blanchiment d'argent ou du trafic d'arme.
Prenant leur force dans un « autoritarisme socialement
implanté » (Pinheiro, 1994) et dans un racisme encore
prégnant, les gouvernements successifs ont plongé le
Brésil dans une « guerre aux drogues » et dans une
incarcération de masse qui dans un paradoxe effroyable augmentent la
criminalité au nom de la sécurité.
Tout aussi effroyables, leurs résultats sont
l'augmentation drastique de toutes les formes de ségrégations, le
repliement des individus sur eux-mêmes ou sur leur communauté, la
monopolisation du discours sécuritaire dans la sphère politique,
la criminalisation de la pauvreté, la peur de l'Autre et, en haut de ce
triste tableau, la mort d'au moins 300.000 jeunes, dont plus de 250.000 jeunes
Noirs, rien que sur ces 10 dernières années.136
Concernant ces homicides, la Commission d'Enquête
Parlementaire du Sénat sur les Assassinats de Jeunes le reconnaît
:
« les morts par assassinat de la jeunesse Noire sont
à mettre en directe relation avec l'action ou l'inaction de
l'État. D'une part, la prolifération du trafic de drogues dans
les communautés à faibles revenus, notamment dans les favelas,
est le résultat, en dernière analyse, du manque de
sécurité et de l'absence des organes étatiques. Dans un
milieu où l'absence du Pouvoir Public suscite l'apparition de groupes
organisés de trafiquants, ainsi que de milices, les indices de violences
contre la jeunesse Noire atteignent leur paroxysme. D'autre part,
l'augmentation de la violence policière contre ces jeunes est
également une réalité »
Le rapport de la Commission d'enquête Parlementaire se
poursuit par le témoignage de la chercheuse et militante Maria Aparecida
Bento auditionnée pour l'occasion :
136 Calcul basé sur les données du Forum Brasileiro
de Segurança Pública
147
« Je voudrais juste rappeler que le massacre de
Srebrenica, où 8.500 Musulmans furent assassinés, fut
considéré comme un génocide par la
137
Communauté Internationale. Ici nous avons eu 23.000
jeunes Noirs assassinés par an, autrement dit, trois fois plus que ce
qui a été considéré comme un génocide par la
Communauté Internationale. »
À la Suite à ce témoignage, le rapport
indique, en faisant usage des majuscules,
« Cette Commission d'enquête parlementaire, dans la
même ligne que le Mouvement Noir et en accord avec les conclusions des
chercheurs et des spécialistes sur le sujet, assume ici l'expression
GÉNOCIDE DE LA POPULATION NOIRE comme étant la plus
appropriée pour décrire la réalité actuelle de
notre pays concernant l'assassinat des jeunes Noirs. »138 (CPI do
Assassinato de Jovens, 2016).
En effet, le maintien dans le temps d'un racisme structurel et
l'éloignement des groupes sociaux au travers des processus
ségrégationnistes, notamment renforcés par la peur de la
criminalité, empêchent la société brésilienne
de se concevoir comme unifiée et fonctionnent comme des
mécanismes d'inhibition de la compassion. Le fossé social,
culturel, ethnique, économique et spatial entre les classes
privilégiées et les classes paupérisées rend
impossible l'identification à l'Autre et freine la reconnaissance d'une
égalité de statuts entre les être humains. Pire, à
mesure que croît le sentiment d'insécurité, croît en
parallèle la systématisation d'une suspicion criminelle,
généralisée à l'ensemble des populations
vulnérables, qu'il devient alors acceptable de « laisser mourir
» ou de « faire mourir ». Le racisme, la
ségrégation et les différentes inégalités
servent ainsi de terreau fertile au maintien d'une situation
caractérisée par les meurtres de 60.000 personnes chaque
année. La relégation de ces homicides dans des « zones
d'ombres » éloignées, le repli sur soi des populations
privilégiées dans des enclos fermés et
sécurisés et le profit international généré
par le crime, nuisent à la prise en compte de l'urgente
nécessité de repenser le fonctionnement de l'ordre social.
D'autre part, ces processus freinent la production de politiques de
réconciliation culturelle et la mise en place de mesures de
réduction des différentes formes d'inégalités, de
contrôle judiciaire effectif des autorités répressives,
de
137 Le terme « Musulman » fait ici
référence au nom attribué à certaines
nationalités slaves du sud de l'ancienne Yougoslavie.
138 Traductions de l'auteur
148
décroissance de la population carcérale et de
promotion de citoyennetés égalitaires, seules mesures
véritablement à même d'éloigner efficacement du
paysage brésilien le spectre de la criminalité urbaine. La jeune
militante et conseillère municipale Marielle Francisco da Silva a
été assassinée dans les rues de Rio de Janeiro le 14 mars
2018, pour avoir osé essayer de porter ce genre d'idées dans les
sphères politiques. Le lendemain, plusieurs millions de personnes se
réunissaient dans les rues du pays pour lui rendre hommage. Certains
brandissaient des pancartes où on pouvait lire une phrase que la jeune
femme avait partagé sur les réseaux sociaux quelques heures avant
sa mort : « Combien d'autres devront encore mourir ? », «
Quantos mais vão precisar morrer ? ».
149
Liste des images, cartes, graphiques et tableaux
Image 1 : Photo Marco Vitale 1
Carte 1 : Carte politique du Brésil 17
Carte 2 : Carte administrative de Natal 22
Tableau 1 : Nombre d'homicides dans les États
brésiliens entre 2002 et 2012 39
Tableau 2 : Taux d'homicides dans les États
brésiliens entre 2002 et 2012 40
Graphique 1 : Nombre d'homicides dans le Rio Grande do
Norte entre 2007 et 2016 41
Graphique 2 : Nombre d'homicides à Natal entre
2007 et 2016 42
Graphique 3 :Taux d'homicides à Natal entre 2007
et 2016 43
Graphique 4 : Taux d'homicides dans les capitales
brésiliennes 44
Carte 3 : Carte des homicides à Natal selon les
Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP)
45
Graphique 5 : Pourcentages d'homicides selon les Zones
Administratives de Natal 46
Graphique 6 : Taux de vols dans les capitales
brésiliennes en 2014 47
Graphique 7 : Taux de vols dans les capitales
brésiliennes en 2016 48
Carte 4 : Carte des vols de véhicules à
Natal en 2017 49
Graphique 8 : Répartition des vols de
véhicules selon les Zones Administratives de Natal 50
Carte 5 : Carte des homicides à Natal selon les
Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP)
.103 Tableaux 3, 4, 5 et 6 : Tableaux des salaires nominaux
moyens mensuels dans les
quartiers de Natal, calculés en nombre de salaires
minimums 104
Graphique 9 : Genre des victimes d'homicides dans le Rio
Grande do Norte en 2017 105
Graphique 10 : Âge des victimes d'homicides dans le
Rio Grande do Norte en 2017 106
Graphique 11 : Couleur de peau des victimes d'homicides
au Brésil 107
Image 2 : Écusson du Batalhão de
Operações especiais (BOPE) 126
Graphique 12 : Augmentation de la population
carcérale brésilienne entre 1990 et 2015 134
Graphique 13 : Niveau de scolarité des personnes
privées de liberté 136
Graphique 14 : Identification des détenus selon
leur couleur de peau 137
150
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