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Villes de la Peur, Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

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par Alix Macadré
Université de Bretagne Occidentale (UBO) - Master 2 Anthropologie 2018
  

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Villes de la peur

Pratiques et discours sécuritaires au Brésil

Photo : Marco Vitale. La Police Militaire entre dans la Favela de la Rocinha. Novembre 2017.

UNIVERSITÉ DE BRETAGNE

OCCIDENTALE

Villes de la Peur,

Pratiques et Discours Sécuritaires au Brésil

Auix Macadré

Mémoire de Master 2, présenté à l'Université de Bretagne Occidentale (UBO), dans le cadre
du Master Civilisations, Cultures et Sociétés (CCS) - Ethnologie et Ethnographie

Sous la direction de Mme. Géraldine Le Roux

2

Mai 2018

3

À la mémoire de Marielle Francisco da Silva, assassinée le 14 mars 2018 à Rio de Janeiro.

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Remerciements

Écrire ce travail n'a pas toujours été une tâche aisée. Avant de l'entreprendre, il m'a d'abord fallu dominer la langue portugaise. Cette tâche élémentaire n'a été possible que grâce à la patience parfois démesurée de certains de mes amis brésiliens. Je pense notamment à mes premières rencontres, lors de mon arrivée sur le continent Sud-Américain en juillet 2015. Je me souviens des interminables conversations avec Davi et Alesson qui m'écoutaient avec attention pendant mes longs moments de balbutiements. Il m'a ensuite fallu appréhender le Brésil dans toute sa complexité. Je me dois ici de remercier toutes celles et tous ceux qui m'ont permis de m'immerger dans cette nouvelle culture, toutes celles et tous ceux qui ont pris le temps de répondre à chacune de mes questions dont certaines devaient parfois leur paraître absurdes. Je pense encore à mes amis et amies du Brésil : Ludmila, Kaio, Manu, Gabriela, Emmanuel, Wellington, Jojo, Cida et ses enfants, Jacinto, Natália, Guilherme,... ; mais aussi à mes compagnons français expatriés qui, s'ils ne répondaient pas à mes questions, avaient le mérite d'en poser d'autres : Thomas, Benoît, Robin, Lucie,... Comme le disait poétiquement le photographe Sebastião Salgado, les humains sont « le sel de la terre ». Ce sont ces personnes, et tant d'autres, qui ont fait le sel du Brésil tel que je l'ai connu.

Ce travail n'aurait pas pu voir le jour sans l'aide des deux universités qui l'ont parrainé, l'Université de Bretagne Occidentale et l'Universidade Federal do Rio Grande do Norte, mais surtout sans l'aide des personnes qui les composent. Je remercie ainsi Djalma Perreira, Anne-Marie Salvan, Anne-Claire Thierry, Mohamed Saki, Michel Kerjean et Gabriela Bento qui ont traité avec attention et rapidité toutes les démarches administratives nécessaires au bon déroulement de mon séjour à Natal. Il me faut aussi remercier tous les étudiants et professeurs du Département d'Anthropologie Sociale de l'UFRN qui m'ont accueilli au sein de l'institution avec plus de bienveillance et d'enthousiasme que je ne pouvais en espérer. D'autre part, les cours dispensés par les professeurs Glebson Viera, Jean Segata et Rozelli Porto méritent ici mention pour avoir été fondamentaux dans la formation de ma pensée pendant ces trois dernières années. Mais surtout, il me faut remercier la professeure Camille Mazé, pour avoir été, du côté français, à l'origine de l'échange et pour avoir supervisé ma première année de Master ; la professeure Géraldine Le Roux pour avoir fait en sorte que je puisse poursuivre mes études à Natal, pour avoir accepté de diriger ce travail et pour ses nombreux et pertinents commentaires ; la professeure Julie Cavignac pour m'avoir reçu, orienté et soutenu pendant trois ans à

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l'Universidade Federal do Rio Grande do Norte, pour m'avoir permis de connaître le Sertão brésilien et pour tous les agréables moments passés à ses côtés ; la professeure Juliana Melo pour toutes ses indications bibliographiques, pour ses commentaires essentiels, pour toutes ses réponses à mes nombreuses questions et pour son amitié. Enfin, ce travail repose sur la participation des habitants du Conjunto dos Professores et notamment ceux faisant partie du Conseil communautaire de sécurité du quartier ainsi que sur la contribution des commandants du cinquième Bataillon de Police Militaire de Natal. Les uns et les autres ont toujours été très réceptifs à mes questions et ont accepté ma présence à leur côté avec beaucoup de bienveillance et d'enthousiasme. Je leur en suis infiniment reconnaissant. Enfin, mes plus sincères remerciements vont à ma mère, mon père et mes deux frères pour leurs encouragements, pour la relecture de mon travail, pour leur considérable soutien dans tous les domaines de ma vie et pour la liberté qu'ils m'ont permis d'atteindre.

Résumé :

Depuis la fin des années 70, le Brésil fait face à un inquiétante augmentation de la criminalité urbaine. Parallèlement, la peur de la criminalité a progressivement pris une importance significative dans la vie et le quotidien des individus et donne aujourd'hui lieu à des pratiques et des discours sécuritaires qui tentent, matériellement et symboliquement, de restaurer l'ordre dans un pays souvent jugé chaotique par ses propres citoyens. Perpétuant des mécanismes hérités de la période esclavagiste, ces pratiques et discours sécuritaires participent à la criminalisation d'une certaine frange de la population, actualisent les différentes formes de ségrégations et, paradoxalement, entretiennent un cycle de la violence plus qu'ils n'y mettent un terme.

Mots-clés : Brésil ; Violence ; Criminalité urbaine ; Peur ; Sécurité ; Racisme

Resumo :

Desde o final da década de 70, o Brasil tem enfrentado um aumento preocupante da criminalidade urbana. Paralelamente, o medo da criminalidade, gradualmente tomou uma importância significativa na vida e no cotidiano dos indivíduos e dá origem à práticas e discursos que tentam, materialmente e simbolicamente, restaurar a ordem num país muitas vezes concebido como caótico pelos próprios cidadãos. Perpetuando mecanismos oriundos do período escravocrata, essas práticas e discursos participam da criminalização de determinados grupos sociais, atualizam as diversas formas de segregação e, paradoxalmente, contribuem ainda mais para a manutenção de um ciclo da violência.

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Palavras-chaves : Brasil ; Violência ; Criminalidade urbana ; Medo ; Segurança ; Racismo

7

Table des matières

Introduction

10

Partie 1 : Natal face à l'augmentation de la criminalité urbaine

24

I/ Eléments de contextualisation à propos de la criminalité urbaine au Brésil

24

A) La notion de « criminalité urbaine »

24

B) Contextualisation historique de la criminalité urbaine au Brésil

.26

C) Une criminalité urbaine géographiquement, économiquement et

ethniquement marquée

29

D) Organisations criminelles et crime désorganisé

32

 

II/ Natal, une ville dangereuse

35

A) Statistiques criminelles

36

B) Histoires d'agressions. La dangerosité vécue

.50

Partie 2 : Le crime face au discours

60

I/ Différence entre risque réel et risque perçu

60

II/ Le discours sur le crime

62

III/ Sentiment d'insécurité

66

Partie 3 : Se protéger : stratégies d'évitement de la criminalité urbaine

70

I/ Considérations d'ordre politique et culturel

70

A) Privatisation de la res publica

70

B) Le jeitinho brasileiro

.73

 

II/ Protéger sa personne

75

A) Savoir se comporter dans la rue

77

B) Quelques règles préalables à l'utilisation des moyens de transport

80

C) Abandonner l'espace public

81

II/ Protéger son foyer

82

8

Sécuriser l'habitat vertical

82

B) La vie en « condominio »

84

 

III/ Sécuriser le quartier

85

A) Sociétés de sécurité privée et vigiles de rue

.85

B) Le projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo

87

 

Partie 4 : S'éloigner de la criminalité urbaine, s'éloigner de l'Autre

94

I/ Contrôler l'espace, contrôler Autrui

.94

II/ Déplacement de la criminalité urbaine

.99

III/ Inégalités dans le domaine de la sécurité

.101

IV/ Criminalisation de la pauvreté, ségrégation spatiale et peur de la différence

108

A) Criminalisation de la pauvreté

.109

B) Peur de la différence

112

 

Partie 5 : Construction sociale du « bandit » et pratiques répressives

114

I/ « Bandido bom é bandido morto »

114

A) Le « bandit » et le Diable

.117

B) Le « bandit » acteur

119

C) Bipartition du monde

121

 

II/ Corps tuables

123

A) Violences policières

124

B) Impunités judiciaires

130

III/ Corps emprisonnables

133

A) Incarcération de masse

133

B) Conditions inhumaines

138

 

IV/ Construction du crime ..140

Considérations finales .144

Liste des images, cartes, graphiques et tableaux 149

Références bibliographiques .150

9

« On dit d'un fleuve emportant tout qu'il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l'enserrent. »

Bertolt Brecht

10

Introduction

Plus de 60.000 homicides ont été enregistrés au Brésil en 2017. Soit une moyenne d'environ 170 par jour. À titre de comparaison, entre 2011 et 2015, la Guerre de Syrie a fait 256.000 victimes, quand, sur la même période, 279.000 personnes décédaient de mort violente au Brésil. En 2012, le Brésil se plaçait ainsi à la 7ème place du classement mondial des pays selon leurs taux d'homicides avec un taux de 27,4 pour 100.000 habitants (contre 5,3 aux États-Unis ou 0,6 en France) (Waiselfisz, 2014, p.73-74).

Dans ce pays aux dimensions continentales, 54,5% de ces victimes d'homicides avaient entre 15 et 29 ans, 91,6% étaient des hommes et 73% s'identifiaient comme Noirs ou Métisses. Les taux d'homicides chez les populations jeunes et Noires ou Métisses montent ainsi à 80,7 pour 100.000 habitants (Ibid, p.152).

Ces chiffres sont issus d'un rapport sur la violence brésilienne, coordonné par le sociologue Julio Jacobo Waiselfisz, titulaire du Prix National de la Sécurité Publique et des Droits Humains. Dans l'introduction de ce précieux document, l'ex-présidente de la République Dilma Rousseff, commente :

« La violence contre la jeunesse noire est maintenant un problème d'État au Brésil. Un des grands défis du gouvernement brésilien est la création de politiques capables de réduire la violence, principalement dans les périphéries du pays, où résident les jeunes en situation de vulnérabilité sociale. [...] Je tiens à vous dire que le Gouvernement Fédéral donnera tout son soutien au Plan «Jeunesse Vivante» (Juventude Viva), et nous articulons toutes les sphères, tous les ministères, tous les gouvernements étatiques mais aussi la justice [...] pour assurer qu'il y ait de fait une focalisation sur ce que beaucoup désignent sous le nom de génocide de la jeunesse noire. » (Ibid, p. 1)

1

Le problème de la criminalité urbaine est récent au Brésil. Ce n'est en effet qu'à partir de la fin des années 70 et du début des années 80 que celle-ci commence à s'établir dans le

1 Traduction de l'auteur

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paysage social comme une des principales problématiques nationales. Conjointement à son développement progressif, son corollaire, la peur de la criminalité a fait une entrée foudroyante dans la culture brésilienne et dans les consciences individuelles. En effet, bien que les homicides touchent essentiellement la jeunesse masculine Noire et économiquement défavorisée du pays, la criminalité urbaine atteint cependant divers autres groupes sociaux, notamment sous la forme de crimes contre les biens, et entretient un fort sentiment d'insécurité largement partagé par toutes les classes sociales. Dans un pays où les ressources économiques privées sont bien souvent utilisées pour combler les défaillances de l'État - comme c'est régulièrement le cas dans le domaine de la sécurité - les habitants des jeunes métropoles brésiliennes mettent en place, selon leur inventivité et leurs possibilités financières, des stratégies sécuritaires censées les mettre à l'abri des actes de criminalité urbaine. Que ces dernières prennent la forme de pratiques quotidiennes de vigilance, de contrôle citoyen minutieux des quartiers résidentiels ouverts, d'auto-enfermement dans des complexes hautement sécurisés, de mise à l'écart des populations jugées dangereuses ou d'incarcération des groupes sociaux criminalisés, elles façonnent des géométries urbaines qui tendent à transformer les villes en « phobopoles », c'est-à-dire en « villes dominées par la peur de la criminalité violente » et par le contrôle

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croissant de leurs espaces (Souza, 2008). D'autre part, le sentiment croissant d'insécurité génère une omniprésence de la question criminelle dans les discours - que ceux-ci émanent de la classe politique, de la sphère médiatique ou de la société civile - et participe à l'entretien d'un ordre symbolique du monde sous-tendu par une idéologie sécuritaire.

Dans la suite des nombreuses recherches déjà réalisées au Brésil sur la criminalité, la peur de la criminalité et la sécurité, il s'agira alors dans ce travail de questionner les pratiques et les discours sécuritaires afin notamment de faire émerger les problématiques qu'ils véhiculent.

Apporter des réponses pratiques à l'augmentation de la criminalité urbaine relève en grande partie du travail des différents organes publics - mais aussi de la mise en place d'initiatives citoyennes. De toute évidence il s'agit là d'une entreprise fastidieuse et d'une infinie complexité, notamment pour avoir à faire à la réalité imprévisible du monde humain. Cette entreprise requiert un habile jonglage entre politiques préventives et répressives, entre mesures sociales et économiques, entre programmes à court-terme, à moyen terme et à

2 Traduction de l'auteur

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long-terme. Malheureusement, il n'existe aucune solution miracle pour faire baisser les indices de criminalité.

Réfléchir de manière théorique sur ces questions est une entreprise plus commode. Aucun anthropologue ni aucun sociologue, dans les cadres de ses fonctions, n'a jamais envoyé un régiment de police démanteler un réseau criminel dans une des 800 favelas de Rio de Janeiro et sûrement aucun n'a jamais dû se sentir responsable de la centaine de meurtres de policiers comptabilisée dans la « cité merveilleuse » chaque année. Cependant, le rôle du chercheur en sciences sociales travaillant sur les questions de criminalité urbaine n'est pas nécessairement celui de proposer des solutions. Je crois plutôt que sa tâche est celle de faire émerger des problématiques utiles à la réflexion en vue de la production de politiques adéquates. Mon souhait, derrière ce travail, est de voir un jour le cycle de la violence brésilienne s'arrêter. Ma contribution sera alors celle de mettre en évidence, sur le papier, certains mécanismes sociaux par lesquels ce cycle est alimenté. Assurément, il s'agit d'un maigre apport et d'autre part, j'ai bien conscience que les conclusions de ce travail pourront sembler quelque peu en décalage face aux nécessités sécuritaires immédiates de nombreux citoyens. Cependant, la paix sociale et le bien vivre ensemble sont à mon sens des objectifs à définir aujourd'hui pour prendre effet demain. La violence quant à elle, si elle peut résoudre rapidement un problème, ce n'est à mon avis que pour le voir revenir régénéré et démultiplié.

Ici et là-bas

J'ai passé presque trois années de ma vie à Natal, dans le Nordeste brésilien. Pendant trois ans, j'y ai partagé le quotidien des Natalenses. J'ai appris à connaître leur culture et leur mode de vie, j'ai écouté leurs aspirations et leurs mécontentements, j'ai goûté à leurs joies et j'ai profité des plaisirs qu'offre le Brésil. Avec le temps, avec le perfectionnement de mon portugais, avec l'incorporation en moi de la culture hôte, j'ai commencé à me sentir non plus étranger mais presque citoyen. Mon sort me semblait de plus en plus lié à celui des Brésiliens. Avec eux, j'ai partagé de nombreux moments heureux mais j'ai aussi fait l'expérience de leurs problèmes. J'ai été confronté à la criminalité urbaine, j'ai partagé plusieurs fois leur peurs et leurs angoisses, j'ai accompagné et déploré la crise politique que traverse le pays et de nombreuses fois, j'ai rêvé avec eux d'une société plus juste. Aujourd'hui j'écris ce travail en français, dans ma langue maternelle et mon lectorat

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sera donc francophone. Il pourra peut-être servir à certains de mes concitoyens qui, comme moi, s'intéressent à la question de la criminalité sur le continent Sud-américain. En tout cas, je ne voudrais pas qu'il soit lu sous le signe de l'exotisme. Teresa Caldeira nous avait averti que « les anthropologues du «style euro-américain» procèdent généralement comme Marco Polo : ils décrivent les villes étrangères qu'ils visitent à des personnes qui n'y ont jamais été, sans parler de leurs propres sociétés et cultures » , (Caldeira, 2000, p. 19) garantissant ainsi

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que ces dernières restent préservées. S'il est vrai que mon écriture s'inscrit dans ce cadre et que la France est très peu mentionnée dans ce travail, je voudrais rappeler que le monde est aujourd'hui globalisé et que les problématiques que je soulève ici pourraient ne pas être si éloignées de la réalité française. Certes les chiffres de la criminalité urbaine en France n'atteignent pas un dixième de ceux du Brésil. Cependant, ce travail met en avant certains aspects de la société brésilienne qui devraient nous faire réfléchir sur nos propres sociétés. Je pense notamment à la manière dont la peur de la criminalité engendre une crainte de l'altérité et la criminalisation de toute une frange de la population. Il me semble que des parallèles évidents pourront être fait à ce propos. Si effectivement ce travail s'établit comme une critique sociale de la société brésilienne et pourra emporter le lecteur vers des paysages lointains, il faut toutefois, pendant sa lecture, garder à l'esprit que peu importe les époques ou les lieux, les mécanismes qui sous-tendent la violence sont souvent les mêmes.

D'autre part, si ce travail est écrit en français, c'est parce qu'il devait être présenté en France. Cela ne m'a pas laissé l'opportunité du doute sur la langue à utiliser et je crois que de toute façon, si j'avais pu choisir, je me serais tourné vers la facilité et donc vers ma langue maternelle. Mais aujourd'hui que je tiens ce document dans mes mains, je voudrais qu'il soit en portugais. Car il concerne beaucoup plus mes amis brésiliens, quotidiennement affectés par les questions qui y sont traitées. Natal est une ville qui me tient à coeur, une ville à laquelle mon identité est liée et dont je me sens en quelque sorte citoyen. Or, « les villes dont nous sommes citoyens sont des villes dans lesquelles nous souhaitons intervenir, des villes que nous voulons construire, réformer, critiquer et transformer » (Caldeira, 2000,

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p.20). Ce travail critique Natal. Mais j'aurais aimé que cette critique soit constructive, qu'elle participe à transformer la ville. Je ne voudrais pas que cette critique reste une critique française du Brésil adressée à des Français qui en lisant ce travail risquent d'ailleurs de perdre l'envie de connaître ce pays tout en contraste. Peut-être qu'un jour je le traduirai.

3 Traduction de l'auteur

4 Traduction de l'auteur

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Méthodologie

Je voudrais avant tout faire une remarque d'ordre syntaxique. Si je reconnais que l'utilisation à l'écrit du masculin pour désigner des groupes mixtes reproduit dans la langue les mécanismes de la domination masculine et qu'il serait plus juste d'utiliser des formes telles que : « é/ée », je considère cependant que ces nouvelles incitations scripturales rendent moins fluide la lecture. J'ai essayé dans la mesure du possible, d'opter pour des tournures de phrases qui ne produisent pas de discrimination de genre. D'autre part, jamais le mot « homme » n'a été employé ici pour se référer à la catégorie humaine dans son ensemble. J'ai conscience que ce ne sont que de maigres contributions insuffisantes et je m'excuse par avance pour les déceptions que mon écriture pourrait causer chez certain/es.

Ce travail n'a pas été le centre de mon intérêt pendant les trois années que j'ai passées à Natal. Je n'ai en effet commencé à appréhender les questions de criminalité et de sécurité dans une optique académique qu'à partir de ma dernière année au Brésil. Cependant la question de la criminalité brésilienne a, dès mes premiers pas sur le continent, fortement attiré mon attention et apprendre à vivre dans une ville affichant un des plus forts taux d'homicides au monde a été d'ailleurs, je crois, l'un des aspects les plus marquants de mon expérience d'expatrié. Pour cette raison, j'ai tendance à considérer que mon ethnographie des pratiques et discours sécuritaires a commencé dès mon arrivée sur le territoire, d'autant que le quartier dans lequel j'ai résidé pendant trois ans est également celui qui sert de cadre ethnographique à ce travail.

Concernant l'enquête de terrain à proprement parler, elle a été réalisée entre les mois de mars 2017 et mars 2018 à Natal. Après avoir interrogé quelques personnes de mon quartier quant à leur sentiment face à l'augmentation de la criminalité, j'ai rapidement été dirigé vers Fiona , Présidente du Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos

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Professores, qui m'a introduit auprès des différents participants de ce conseil. C'est avec eux qu'a été réalisée la plus grande partie des entretiens utilisés dans ce travail. D'autre part, la fréquentation de ces individus m'a aussi amené à côtoyer régulièrement divers agents de police. Deux d'entre eux ont accepté de se livrer à des entretiens : le Capitaine Styvenson et le Colonel Major Correia Lima.

5 Dans un soucis d'anonymat, tous les noms des enquêtés ont été modifiés.

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Le Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores est une association citoyenne de sécurité basée dans le quartier du Conjunto dos Professores qui a pour objectif le rapprochement des habitants - notamment grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication - en vue de promouvoir la sécurité au sein du quartier. Il compte environ 700 adhérents dont les degrés de participation sont extrêmement variés. Alors que certains ont simplement donné un justificatif de domicile pour être admis au sein des groupes Whatsapp du Conseil et ne suivent que de loin les discussions qui s'y tiennent, d'autres se réunissent plusieurs fois par mois pour discuter activement des mesures à prendre pour améliorer la sécurité dans le quartier. Si la plupart des entretiens ont été réalisés avec des membres actifs de l'association et donc avec des individus particulièrement concernés par les questions de sécurité, j'ai aussi pris le soin d'interroger des personnes plus en retrait ainsi que certaines personnes ne faisant pas partie du Conseil communautaire de sécurité (mais résidant dans le quartier). Tous les entretiens ont été menés de manière semi-directive et ont été enregistrés.

D'autre part, résidant moi-même dans le Conjunto dos Professores au moment de l'enquête, j'ai pu intégrer les différents groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité : « Comunidade », « Emergência 1» , « Emergência 2 » et « Emergência 3 ». Les groupes Emergência 1, 2 et 3 sont des groupes d'urgence comme leur nom l'indiquent. Ils servent aux habitants à communiquer rapidement lorsqu'ils font face à un incident criminel ou lorsqu'ils suspectent l'imminence d'un tel incident. L'application Whatsapp n'offrant la possibilité de constituer des groupes que de 256 personnes au maximum, ces groupes sont presque remplis. C'est la raison pour laquelle il existe trois groupes « Emergência » et non un seul. Le groupe « Comunidade » permet quant à lui aux individus qui en font partie de discuter entre eux en toute liberté. Alors que, dans un souci d'efficacité, au sein des groupes « Emergência », toute conversation n'ayant pas pour objet un événement urgent est interdite, sur le groupe « Comunidade » au contraire, les participants peuvent se livrer à des débats aussi variés qu'ils le souhaitent.

Ma présence au sein de ces groupes constitue une source significative des informations que j'ai pu recueillir. En effet, pendant un an, j'ai lu avec attention toutes les conversations échangées au travers de l'application et j'ai recopié celles qui attiraient mon attention. Si cette méthode d'enquête ne pouvait supplanter la réalisation d'entretiens, il faut toutefois noter qu'elle présente certains avantages. En premier lieu, je crois pouvoir affirmer que plusieurs participants à ces groupes n'avaient tout simplement pas conscience de mon

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existence et ne savaient pas qu'ils faisaient l'objet d'une enquête ethnographique. Cela peut poser un problème d'un point de vue éthique, mais il me semble qu'à partir du moment où leur anonymat est conservé, ils n'encourent aucun préjudice. En revanche cette méthode m'a permis de recueillir des informations brutes sans que l'observation ne participe à la modification du sujet d'observation. En effet, dans ce cas précis, ma présence sur les groupes Whatsapp « Comunidade » et « Emergência » étant ignorée de certains, ces derniers ont pu articuler des discours qu'ils n'auraient peut-être pas tenus ou qu'ils auraient peut-être nuancés s'ils s'étaient sus « observés ». En deuxième lieu, cette « observation 2.0 » m'a permis d'avoir un aperçu général des discours d'une bonne partie des 700 membres du Conseil communautaire de sécurité, chose qu'il aurait été bien plus compliqué d'atteindre au travers d'entretiens. Ainsi, si les entretiens m'ont permis d'approfondir les sujets qui m'intéressaient et de recueillir des récits beaucoup plus étoffés. La lecture des conversations se déroulant sur les groupes Whatsapp m'a aidé à inscrire les discours particuliers dans la « culture » plus générale du groupe d'habitants et de constater l'adéquation des propos recueillis lors des entretiens avec les modes de pensée du groupe. En définitive, je crois que la combinaison de ces deux méthodes d'enquête m'a offert la possibilité d'une observation à la fois ciblée et détaillée autant qu'élargie et englobante.

Repères spatiaux

L'enquête a été réalisée dans le Conjunto dos Professores qui est un sous-quartier du quartier de Capim Macio. Le quartier de Capim Macio se trouve dans la Zone Sud de Natal, capitale de l'État du Rio Grande do Norte, située dans le Nordeste brésilien.

Le Brésil

Le Brésil est un pays de 8,5 millions de km2 et d'environ 208 millions d'habitants. Il est divisé en cinq régions : Norte, Nordeste, Centro, Sud et Sudeste et en 27 Unités Fédératives (ou « États »).

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Carte 1 : Carte politique du Brésil

Carte Politique du Brésil montrant les 5 régions et les 27 Unités Fédératives. Sources : IBGE - 2018

Colonie portugaise pendant plus de trois siècles, le Brésil déclare son indépendance le 7 septembre 1822, sous le règne du régent Dom Pedro qui se fait couronner Empereur et prend le nom de Pierre Ier. Suite à la proclamation de l'abolition de l'esclavage par son fils Pierre II en 1888, les grands propriétaires terriens renversent l'Empire et proclament la République en 1889. Celle-ci sera désignée plus tard comme la « Vieille République » ou la « République Café com leite » (café au lait) du fait de la mainmise des grands propriétaires de l'industrie du café et du lait sur le pouvoir politique et économique. En conséquence de la crise économique mondiale de 1929, l'oligarchie de la Vieille République est renversée par un coup d'État fomenté par Getulio Vargas, le 4 novembre 1930. Après quatre ans à la tête de l'État, Getulio Vargas est élu Président en 1934 et se lance dans des réformes novatrices (droit de vote des femmes, institution de la sécurité sociale,...) avant de céder à la tentation fasciste : l'Estado Novo interdit les partis politiques et soumet la presse à une étroite censure. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le Brésil passe ensuite par une ouverture

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démocratique durant laquelle les présidents élus par le Congrès se succèdent. Mais en 1964, le trop progressiste João Goulart est renversé par le corps militaire qui instaure l'état d'exception. Dans le contexte de la Guerre Froide, cette prise de pouvoir est justifiée par une « remise en ordre » anti-communiste. Mais peu à peu les principes de l'État de droit sont bafoués et la dictature s'installe au Brésil, précédant ainsi de quelques années ses voisins (Chili et Uruguay en 1973, Argentine en 1976). Des escadrons de la mort sont constitués. Ils pratiquent la torture et traquent les opposants politiques qui forment à partir des années 70 la majorité de la population carcérale du pays. Après plus de 15 ans de régime militaire, le début des années 80 marque un retour progressif de l'État de droit et débouche sur la fin de la dictature en 1985 et sur la promulgation d'une nouvelle Constitution en 1988, qui instaure la démocratie représentative basée sur le suffrage universel. Le Brésil est ainsi une jeune démocratie et trente années n'ont pas suffi à mettre définitivement fin au pouvoir du corps militaire qui reprend de sa vigueur à mesure que la criminalité urbaine se fait de plus en plus présente dans la société. D'autre part, en 2016, la Présidente Dilma Rousseff a été destituée par le Congrès au travers de ce que la plupart des commentateurs s'accordent à nommer un coup d'État institutionnel.

Concernant la conjoncture politique, ce travail s'inscrit donc dans le cadre d'une période trouble et mouvementée, où l'avenir de la la démocratie semble incertain. Début 2018, au cours d'une année marquée par les futures élections, l'ex-président Luiz Inácio da Silva Lula a été incarcéré pour corruption dans le cadre de la retentissante affaire « Lava Jato ». Le leader populiste de gauche, qui était présenté comme le principal prétendant à la tête de l'État, voit ainsi ses chances de se présenter aux élections extrêmement réduites. Fait qui mérite d'être cité, la veille du jugement par le Tribunal Fédéral Suprême, du recours de Lula, le Général de l'armée brésilienne Eduardo Villas Bôas, affirmait, dans une menace à peine voilée contre la plus haute institution judiciaire du pays :

« Je garantis à la Nation que l'Armée Brésilienne partage l'aspiration de tous les citoyens du bien [cidadãos de bem] au refus de l'impunité et au respect de la Constitution, à la paix sociale et à la Démocratie, tout autant qu'elle reste attentive à ses missions institutionnelles. »6

Suite à l'incarcération du chef du Parti des Travailleurs, une autoroute s'est ouverte pour le candidat d'extrême droite et militaire réserviste Jair Bolsonaro, aujourd'hui cité

6 Traduction de l'auteur. Folha de São Paulo, 3 avril 2018, « Na véspera de julgamento sobre Lula, comandante do Exército diz repudiar impunidade ».

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comme favori par les instituts de sondages. Celui qui a commencé son parcours politique sous la dictature est notamment connu pour ses positions en faveur de la peine de mort, de la réduction de la majorité pénale, du droit au port d'arme, et pour ses prises de paroles virulentes contre les droits des homosexuels et des minorités.

Du point de vue économique, le Brésil est la septième économie mondiale avec un PIB de 2 396 milliards de dollars en 2012. Sa balance commerciale est positive et sa dette extérieure est d'environ 321 milliards de dollars. Mais le Brésil est aussi et surtout un des

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pays les plus inégalitaires du monde avec un coefficient de Gini de 0,513 en 2015 . Selon le

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World Inequality Data Base, dirigé par Thomas Piketty, au Brésil, les 1% les plus riches se partagent 28,3% du revenu national. À l'autre extrémité, 52,2 millions de brésiliens, soit un quart de la population totale, vivent au dessous du seuil de pauvreté et 13,35 millions se trouvent dans une situation d'extrême pauvreté.9

Ces chiffres doivent être mis en relation avec la prétendue « Démocratie Raciale » dont le Brésil se vantait jusqu'il y a peu devant la Communauté Internationale. En effet, malgré les apparences affichées, cent trente ans après l'abolition de l'esclavage, l'histoire n'a pas encore permis aux afro-descendants d'accéder au même statut social, économique et politique que les populations blanches. À ce propos, le rapport de la Commission d'Enquête du Sénat sur les Assassinats de Jeunes est particulièrement éclairant :

« Les données de l'IBGE concernant la pauvreté au Brésil montrent qu'actuellement, le contingent de la population noire, qui représente 53,6% de la population totale, est sur-représentée au sein des 10% les plus pauvres, avec une participation de l'ordre de 76%. Inversement, si nous observons les groupes aux revenus les plus élevés, la sous-représentation de la population noire n'est pas moins flagrante. Parmi les 1% les plus riches, la participation de la population noire n'est que de 15% du total. »

Après avoir cité d'autres chiffres concernant notamment les indices de mortalité infantile, de revenus, de chômage, de scolarité et d'accès au services publics, la Commission conclut :

7 Données IBGE

8 Données Banque Mondiale

9 Données IBGE - Síntese dos Indicadores Sociais 2017

« Le scénario global se caractérise par l'existence d'une différence significative entre le mode de vie des Noirs et des Blancs au Brésil. »

La Commission note ensuite :

« Le manque d'importance donnée à la question raciale, jusque dans les secteurs les plus progressistes prouve la force du racisme dans la société brésilienne. Ce racisme peut être défini comme une idéologie, c'est à dire, comme un ensemble de croyances et valeurs qui classifient et ordonnent les individus en fonction de leur phénotype. Selon l'échelle de valeur produite par le racisme, l'archétype blanc européen revêt la position dominante, comme modèle positif supérieur, alors qu'à l'opposé, l'archétype noir africain persiste comme modèle négatif inférieur. Le racisme est incrusté dans les relations sociales en général. Il agit comme une espèce de filtre social, ouvrant des opportunités à certains et fermant des portes à d'autres et dessine une société extrêmement inégale et injuste, dont les bases reposent sur le clivage racial. »

Le rapport de la Commission d'Enquête Parlementaire rappelle ensuite les racines historiques du racisme brésilien :

« En tant qu'idéologie, le racisme s'est développé comme source d'inspiration pour la construction de l'idéal national. À partir de la seconde moitié du XIXème siècle, avec la naissance des théories eugénistes, qui stipulaient la supériorité de la race blanche, se renforce l'idée de la nécessité du blanchissement comme unique possibilité de construction d'une nation développée. Ainsi, alors que le pays discutait la suppression du régime esclavagiste, le racisme scientifique gagnait du terrain et subventionnait la création de politiques tournées vers l'immigration d'éléments européens en vue du blanchissement de la société brésilienne. »

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Enfin, la Commission postule que :

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« au Brésil, le racisme a pour effet de naturaliser la réalité en place, de favoriser l'absence de changements sociaux et de participer à la perpétuation des inégalités, de la pauvreté et de la misère. La société brésilienne ne parvient pas à concevoir l'existence d'un contingent gigantesque de pauvres, de mendiants et d'individus habitant dans des bidonvilles, comme une situation méritant d'être affrontée et solutionnée. Au contraire, tout cela semble faire partie d'un naturel et séculaire paysage social brésilien. Le racisme empêche que les individus reconnaissent dans les pauvres et les misérables leurs semblables. Il n'y a aucune indignation ni volonté de changement de la part des classes moyennes et supérieures. C'est comme s'il existait des catégories distinctes de personnes. Un groupe privilégié disposant des droits de la citoyenneté et un autre dont la réalité est au contraire celle de la pauvreté, de la misère et du manque d'État et de citoyenneté. Se crée ainsi un terreau culturel favorable à la perpétuation des inégalités. Le racisme revêt un rôle fondamental dans ce processus. »

10 (CPI do Assassinato de Jovens, 2016).

Le Brésil reste ainsi un pays hautement inégalitaire et où, statistiquement, la couleur de peau entretient des liens étroits avec le statut social. Pour en saisir toute la teneur, il faut penser en terme d'intersectionnalité et porter un regard macro-sociologique sur la réalité de la société brésilienne : statistiquement, les marqueurs sociaux se recoupent : les Noirs sont pauvres, les pauvres vivent en périphérie, les gens qui vivent en périphérie sont pauvres, les pauvres sont noirs... Comme nous le verrons par la suite, la racisme sert de toile de fond permettant de légitimer un « autoritarisme socialement implanté » (Pinheiro, 1994) dont les effets sont la ségrégation urbaine et le contrôle parfois violent des populations vulnérables.

Natal

Natal est une ville de 885.180 habitants (environ 1,5 million avec la région

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métropolitaine) et s'étend sur un territoire d'environ 167 km2. Elle est la capitale de l'État du Rio Grande do Norte dans le Nordeste Brésilien. Elle est divisée en 4 grandes régions administratives (Zone Nord, Zone Sud, Zone Ouest et Zone Est) et en 36 quartiers. Comme

10 Traductions de l'auteur

11 Estimations IBGE, 2017.

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beaucoup d'autres agglomérations brésiliennes, Natal se présente comme une ville architecturalement marquée par l'existence de fortes inégalités économiques, le paysage urbain alternant entre hauts immeubles luxueux, quartiers précaires de périphérie,

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« condominios fechados » , favelas et quartiers résidentiels.

Carte 2 : Carte administrative de Natal

Carte des divisions administratives de Natal Source : SEMSURB, 2010

12 Le terme portugais « condominio » qui n'a pas vraiment de traduction en français, désigne des structures habitationnelles régies par un droit de propriété partagé. Dans la pratique, il s'agit d'immeubles ou de conglomérat de maisons possédant des espaces communs et étant, dans la majorité des cas, des espaces hautement sécurisés destinés aux classes privilégiées.

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Capim Macio et le Conjunto dos Professores

Capim Macio est un quartier principalement résidentiel, situé dans la Zone Sud de Natal. Il affiche des prix au mètre carré, parmi les plus chers de la capitale et est constitué en majorité d'immeubles luxueux et de vastes maisons. Les salaires de ses habitants sont parmi les plus élevés de la ville (au début des années 2000, 58% des habitants de ce quartier gagnaient plus de 10 salaires minimums . Le quartier occupe une position

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privilégiée au sein de la capitale : il est voisin du quartier touristique de Ponta Negra et de la plage du même nom ; il est traversé par la principale artère de la ville, l'avenue Roberto Freire, ce qui rend l'accès aux autres quartiers de la ville relativement aisé ; il abrite plusieurs universités privées et débouche directement sur l'Université Fédérale ; il possède également de nombreux restaurants, centres commerciaux et supermarchés. En 2010, Capim Macio abritait un peu plus de 20 000 habitants répartis dans 12 sous-quartiers. Environ 60% de cette population habitent dans des maisons et 40% dans des immeubles.14

Le Conjunto dos Professores est un de ces sous-quartiers de Capim Macio. Lors du dernier recensement, en 2009, il était composé de 256 unités d'habitation et abritait 1024 habitants. À l'exception de quelques très rares immeubles, presque toutes les foyers sont des maisons, souvent de un ou deux étages avec garage et jardin. C'est un sous-quartier presque uniquement résidentiel, avec très peu de commerces. S'il fut initialement construit dans le but de loger les professeurs de l'Université Fédérale qui lui fait face, aujourd'hui, le sous-quartier a beaucoup perdu de cette spécificité et est habité par des personnes aux professions variées. Mis à part la place centrale Helio Galvão, le Conjunto dos Professores est essentiellement constitué de rues et de maisons relativement similaires les unes aux autres.

13 Au brésil, les statistiques utilisent généralement la valeur d'un salaire minimum (954 reais aujourd'hui, soit 225€) pour définir la valeur des autres salaires.

14 Sources : SEMSURB, 2010

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Partie 1 : Natal face à l'augmentation de

la criminalité urbaine

Depuis la fin des années 70 et le début des années 80, le Brésil fait face à une inquiétante augmentation de la criminalité urbaine. Pendant la première décennie du XXIème siècle, le Rio Grande do Norte est l'État brésilien qui a le plus souffert de cette situation avec une augmentation des taux d'homicides de 229% entre 2002 et 2012, passant ainsi de 10,2 homicides pour 100.000 habitants en 2002 à 34,7 en 2012, sans jamais afficher de baisse d'une année à l'autre (Waiselfisz, 2014, p. 37). Il s'agira alors dans ce chapitre d'apporter quelques explications sur la notion de criminalité urbaine, sur la forme qu'elle a pris lors de ces quarante dernières années et sur son développement au sein des métropoles (I). Dans un second temps l'accent sera mis sur la ville de Natal en vue d'établir une évaluation exhaustive de la conjoncture criminelle au sein de la métropole (II).

I/ Eléments de contextualisation à propos de la criminalité urbaine au Brésil

A) La notion de « criminalité urbaine »

La criminalité représente l'ensemble des actes illégaux, délictuels et criminels, commis dans un milieu donné à une époque donnée. Dans l'imaginaire collectif, la criminalité est souvent associée aux classes sociales les plus défavorisées et les sciences sociales ont d'abord partagé ce point de vue du sens commun. De nombreux auteurs ont ainsi postulé l'hypothèse que la violence et la criminalité trouvaient essentiellement leur origine dans des facteurs de nature économique (pauvreté, manque d'opportunité, inégalités,...). Si les périphéries urbaines de nombreux pays du monde contemporain favorisent effectivement le développement d'une culture criminelle dont l'expression la plus significative se trouve dans l'existence d'organisations criminelles du type gangs, cartels ou factions, de nombreux chercheurs en sciences sociales (Wacquant, 1999 ; Misse, 2007 ; Adorno, 1996 ; Zaluar, 1996) se sont rapidement opposés à cette association simpliste entre criminalité et conditions économiques et ont montré que la transgression des règles était une pratique commune à l'ensemble des strates de la société. Alors que dans l'imaginaire collectif, la criminalité est généralement associée aux braquages, aux vols à main armée et aux bandes

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de jeunes qualifiés de « voyous », il ne faut pas oublier que le terme regroupe des phénomènes aussi divers que le détournement de fonds, le harcèlement au travail ou l'usurpation d'identité, pour ne citer que quelques exemples qui permettent de la resituer dans toute sa transversalité.

Dans ce travail, il sera cependant question de la criminalité qui fait justement l'objet des fantasmes collectifs. Pour la différencier des nombreux types de criminalité existants, j'ai choisi de l'appeler « criminalité urbaine ». Cette dénomination est contestable car elle pourrait englober plus d'actes criminels que ceux que je souhaiterais isoler ici. Si on prenait sa définition dans son sens littéral, la « criminalité urbaine » rassemblerait en effet tous les actes criminels commis au sein de la ville. Cependant, loin de moi, l'idée de me pencher sur une telle entreprise. Mais, comme il n'est commode ni pour moi d'énoncer à chaque paragraphe la liste de tous les crimes et délits dont il est ici question, ni pour le lecteur de les lire, l'utilisation d'un terme général s'imposait. Mon choix s'est porté sur celui de « criminalité urbaine », notamment pour souligner le caractère contemporain du phénomène. Si les actes qu'elle englobe existent depuis des centaines d'années, il est cependant notoire que les métropoles brésiliennes font aujourd'hui face à une augmentation significative d'un certain type de criminalité, augmentation qui n'est pas sans rapport avec les transformations sociales de l'ère post-industrielle et dont les premiers symptômes ont été repérés, dans un autre contexte, par les sociologues de l'école de Chicago au cours de la première moitié du XXème siècle.

Le terme de « criminalité urbaine » a également pour avantage de placer la criminalité dans la rue. Les actes criminels qui m'ont intéressé au long de mon enquête étaient en effet ceux qui à la fois provoquaient un sentiment d'angoisse chez les citoyens durant la fréquentation de leurs espaces quotidiens, et qui en même temps surgissaient de la masse anonyme de la ville. J'entends ainsi par criminalité urbaine les actes criminels dans lesquels les victimes sont en principe inconnues des agresseurs et les agresseurs inconnus des victimes et dont la réalisation nécessite le déplacement des agresseurs jusqu'aux victimes ou jusqu'à leurs biens. Il s'agira ainsi bien souvent de crimes commis au sein de l'espace public et frappant aléatoirement ceux qui le fréquentent. Ce sont ces caractéristiques d'anonymat et de hasard, cette idée que l'acte criminel peut surgir à n'importe quel moment et n'importe où, qui génèrent un sentiment de peur chez les individus et qui font la singularité de la criminalité urbaine. On pourrait ainsi la définir également

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comme la criminalité qui entretient les peurs contre l'intégrité physique et mobilise les logiques sécuritaires au quotidien.

Une liste des crimes et délits qu'elle englobe sera donnée dans la deuxième partie de ce chapitre, mais le lecteur aura d'ores et déjà compris que dans les faits, la criminalité urbaine telle que je la conçois rassemble des actes criminels tels que les attaques à main armée, les vols, les homicides ou encore les cambriolages.

B) Contextualisation historique de la criminalité urbaine au Brésil

La criminalité urbaine devient une préoccupation dans la société brésilienne au début des années 80. De tout temps, bien sûr, la violence a fait partie du Brésil. Violence de la colonisation en premier lieu, violence dans les rapports interindividuels ensuite, tout au long de son histoire et notamment avec la traite négrière. Mais la criminalité urbaine telle qu'elle existe aujourd'hui et l'attention qui lui est portée sont des phénomènes spécifiques aux quarante dernières années. Dans la seconde moitié du XXème siècle, la violence qui était au centre des préoccupations, avant que la criminalité urbaine ne devienne un problème social, était celle du régime militaire, au pouvoir entre 1964 et 1985. Angelina Peralva fait remarquer, à juste titre, que « alors que par le passé, la violence émanait directement du système politique et des institutions, depuis la sortie du régime autoritaire elle s'est généralisée à l'ensemble de la société civile. » (Peralva, 2001). Au Brésil la démocratisation récente de la société s'est effectivement accompagnée d'une augmentation de la criminalité urbaine. Comment alors expliquer cette recrudescence des actes de violence au sein de la population ? Pour le comprendre, il faut d'abord se pencher sur la structure des villes brésiliennes. La fin du XIXème et le début du XXème siècle ont réuni au Brésil deux éléments particuliers : la fin de l'esclavage (avec la Lei Áurea (Loi d'Or) en 1888) et le début d'une urbanisation accélérée, dont l'exemple le plus frappant peut être trouvé dans le cas de São Paulo : alors que la ville ne comptait que 64.934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008, p.38), les derniers recensements donnent des estimations qui dépassent les 12 millions. Paradoxalement, les villes brésiliennes sont sorties de terre sans plan d'urbanisme, laissant à l'initiative privée le soin de dessiner le nouveau visage du pays. Alors que les promoteurs immobiliers inondaient (et inondent encore) les centres urbains de buildings de haut standing, les périphéries se constituaient sous les coups de marteau des affranchis. Rapidement, les nouvelles métropoles prirent la forme qu'on leur connaît aujourd'hui : d'un

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côté de riches centres urbains habités par la classe blanche et de l'autre des périphéries pauvres principalement peuplées de descendants d'esclaves. Cette géométrie de l'espace est le reflet de la hiérarchie sociale, celle d'un Brésil à deux vitesses et à deux citoyennetés, profondément inégales. Et depuis l'abolition de l'esclavage jusqu'à aujourd'hui, les différents systèmes politiques successifs, appuyés par l'économie de marché, ont su maintenir cette dualité de statuts. Cent trente ans après la Lei Áurea, le Brésil continue en effet d'afficher deux citoyennetés différenciées et inégalitaires (Holston, 2013, p. 98) : celle de ceux qui profitent des avantages de l'État démocratique et celle de ceux qui n'en récoltent que les inconvénients. D'ailleurs l'État de droit n'a jamais existé dans les périphéries brésiliennes. Depuis toujours, ce sont des espaces abandonnés par les institutions gouvernementales. On peut s'aventurer dans une favela et y trouver une école, mais si on discute avec ses professeurs, on comprend bien vite qu'elle survit difficilement uniquement grâce à la volonté et aux nombreux sacrifices de ces derniers. En 2010 l'UNICEF, s'appuyant sur des données de l'IBGE , calculait que 3,8 millions d'enfants ne sont pas scolarisés au Brésil et alors que

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l'école y est obligatoire jusqu'à 17 ans, 17,4% des 15-17 ans seraient hors du système scolaire . Il va sans dire que ces chiffres ne concernent pas les classes aisées dont les

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enfants sont dans la majorité des cas inscrits dans des écoles privées offrant des cours de bien meilleure qualité. Les conséquences se font sentir à l'université. Malgré l'institution de diverses politiques de quotas basés sur la couleur de peau initiée en 2000, en 2011, seulement 35,8% des 18-24 ans s'identifiant à la couleur noire étaient inscrits à l'université, contre 65,7% de ceux s'identifiant à la couleur blanche . L'exemple de l'éducation est

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symptomatique et la situation est approximativement similaire en ce qui concerne tous les autres services publics. Qu'il s'agisse des transports, des hôpitaux, du raccordement à l'égout ou de la présence policière, la plupart des favelas et périphéries urbaines affichent des statistiques alarmantes.

C'est en grande partie cette absence étatique dans certaines zones du territoire qui a, petit à petit, permis l'implantation du narcotrafic dans les quartiers pauvres des métropoles brésiliennes. Dans les années 80, la production de cocaïne est en pleine effervescence dans les pays voisins et notamment dans la Colombie de Pablo Escobar. Alors qu'en Amérique du Sud, le marché se concentrait sur le Pérou, la Bolivie et la Colombie, sa géographie se transforme peu à peu à partir du dernier quart du XXème siècle et se développe sur tout le

15 L'IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e estatística) est le principal organe public producteur de statistiques au Brésil.

16 Sources : IBGE, 2012

17 Sources : IBGE, 2012

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continent. Suivant le modèle des cartels colombiens ou des gangs mexicains, des petits criminels brésiliens fondent les premières factions criminelles. Le Comando Vermelho (CV), naît en 1979 dans la prison de Cândido Mendes sur l'île Ilha Grande à quelques kilomètres de Rio de Janeiro, suivi 14 ans plus tard par le Primeiro Comando da Capital (PCC) qui occupe aujourd'hui le podium national des organisations criminelles. Constituées initialement pour lutter contre les conditions précaires du système carcéral, celles-ci se tournent néanmoins rapidement vers le narcotrafic pour financer leurs activités. Si leur centre de commandement se trouve dans les prisons, elles investissent néanmoins les espaces liminaires que sont les favelas et les périphéries pour y instituer leurs points de vente, renforçant par la même occasion l'éloignement social de ces espaces qui deviennent de véritables fiefs du narcotrafic. Pour mener à bien leurs activités illégales, les factions criminelles ferment les favelas au contrôle policier et des trafiquants s'érigent en petits seigneurs locaux, notamment à Rio de Janeiro où la géographie particulière permet le cloisonnement total des territoires. Ce sont eux qui assurent désormais le fonctionnement des services dans les communautés. Ils fournissent l'accès aux ondes télévisuelles, sont juges des litiges entre habitants, financent les travaux dans les écoles et assurent la sécurité de la zone. Mais parallèlement, leurs organisations recrutent et rémunèrent des enfants pour accomplir les petites tâches du narcotrafic, elles arment lourdement leurs membres et précipitent parfois les espaces contrôlés dans des guerres de territoires contre les organisations ennemies. D'autre part la cocaïne et son dérivé, le « crack », stupéfiants hautement addictifs et en théorie réservés à la vente, sont bien souvent consommés par les propres participants au trafic, malgré les mises en garde et/ou interdictions énoncées par les parties supérieures de la hiérarchie des organisations criminelles.

C'est ce cocktail explosif de narcotrafic, d'escalade de l'armement et de consommation de psychotropes qui a créé au fil du temps, dans les quartiers défavorisés, les conditions d'émergence d'une criminalité urbaine et d'une culture criminelle propre à ces espaces. Dans un article paru dans une revue française le sociologue Sérgio Adorno, spécialiste des questions de violence et fondateur du Núcleo de Estudos da Violência à l'Université Fédérale de São Paulo et s'appuyant notamment sur les travaux de l'anthropologue Luiz Eduardo Soares, résume en un paragraphe ces différents points :

« L'omniprésence du trafic de drogues au sein des classes

populaires constitue un autre obstacle au monopole étatique de la violence, comme l'ont montré les études de Zaluar, Peralva et Soares. Soares

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identifie treize raisons pour lesquelles le trafic d'armes et de drogues sous-tend l'une des dynamiques les plus perverses du Brésil, où il faut compter : le nombre élevé de morts, la désorganisation de la vie associative et politique dans les milieux populaires, le régime despotique imposé aux favelas et aux quartiers populaires en général, le recrutement d'enfants et d'adolescents, dont la vie est ainsi prématurément compromise, la dissémination de valeurs bellicistes contraires à l'universalisme politique et citoyen, la dégradation du sentiment d'appartenance communautaire traditionnelle, le renforcement de sensibilités patriarcales, de l'homophobie et de la misogynie, le lien entretenu avec les crimes «col blanc» et avec d'autres types de pratiques criminelles. En un mot, le trafic de drogues se substitue à l'autorité morale des institutions sociales régulières par le caractère despotique et/ou tyrannique des règles édictées par les criminels, opposant ainsi au monopole étatique de la violence toute une série d'obstacles. En outre, l'existence, dans la plupart des grandes villes brésiliennes, de zones où prévalent des règles édictées par le trafic de drogues suggère la constitution de «kystes» urbains affranchis de l'application des lois. » (Adorno, 2005).

C) Une criminalité urbaine géographiquement, économiquement et ethniquement marquée

« L'unique différence entre les jeunes qui volent et ceux qui sont volés c'est le mur social qui divise le pays. »18

Reginaldo Ferreira da Silva (Ferréz), Manual prático do ódio,

2014.

Dans ces conditions, la criminalité urbaine brésilienne a pris une forme particulière. Certes, certains jeunes des classes aisées s'adonnent parfois à des activités qu'on rangera dans la catégorie de criminalité urbaine, telles que des vols à main armée, mais il n'en reste pas moins que la grande majorité de ces activités sont commises par des jeunes hommes, noirs, pauvres et issus des quartiers populaires. Les principaux facteurs explicatifs historiques viennent d'être évoqués. Ils s'actualisent dans le présent et se perpétuent dans

18 Traduction de l'auteur

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les lignes d'un cercle vicieux. Dépossédés de perspectives d'avenir, abandonnés des services de l'État, parfois orphelins livrés à eux-mêmes et grandissant dans un environnement où le narcotrafic est omniprésent, certains jeunes des périphéries, préfèrent rejoindre les bancs de l'école du crime qui leur offrent une illusion de prise en main de leur destin plutôt que de subir la trajectoire de laissés pour compte de la mondialisation qui leur est tracée. Chaque parcours est individuel et répond à ses propres logiques, chaque individu qui, à un moment donné de sa vie, entreprend la pratique d'actions criminelles, a sa propre histoire et ses propres motivations. Cependant l'environnement des périphéries urbaines et la place qu'occupent leurs habitants dans la société favorisent aujourd'hui l'émergence de certains parcours criminels. En premier lieu, les périphéries urbaines sont le foyer de prédilection d'une sorte de contre-culture délinquante que les auteurs brésiliens s'accordent à nommer « sujétion criminelle » (Misse, 2010, Teixeira, 2009, Ramalho, 2002). Face aux lois du marché, face à la violence symbolique des classes aisées vis à vis des classes populaires, face à la violence institutionnelle, l'identité de « bandit » s'érige comme une possible subjectivité divergente et subversive. Être « bandit », c'est s'opposer, consciemment ou non, à la morale publique, aux règles du monde telles qu'elles sont formulées par la société et renverser les normes d'un système économique inégalitaire. L'appartenance à cette catégorie identitaire offre un certain nombre de privilèges symboliques et matériels parmi lesquels l'accès à la consommation, le prestige, le pouvoir, le respect et la reconnaissance de la virilité masculine. Cependant elle est une catégorie à double tranchant et c'est pourquoi son foyer de prédilection se trouve dans les périphéries urbaines. Elle est une catégorie dangereuse, sérieuse, trop fortement moralement et physiquement condamnée pour qu'elle sorte des quartiers pauvres. Seuls ceux qui n'ont rien à perdre osent s'aventurer à la revendiquer. Le sociologue de l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, Michel Misse parle de « sujétion criminelle » pour signifier cette identification sociale et auto-identification à la criminalité urbaine. Expliquant que la sujétion criminelle est territorialisée dans les espaces contrôlés par le narcotrafic et qu'elle est le résultat d'une désignation sociale produisant une « exclusion criminelle spécifique » ainsi que d'une attribution au sujet d'une tendance à pratiquer des crimes et d'une auto-représentation de l'agent, l'auteur rappelle aussi que le sujet criminel est un individu inévitablement condamné :

« [Il] n'est pas quelqu'un qui commet des crimes, mais qui en commettra toujours, un bandit, un sujet dangereux, un sujet irrécupérable, quelqu'un dont on peut naturellement désirer qu'il meurt, un sujet qui peut être tué,

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qui est tuable. À la limite de la sujétion criminelle, le sujet criminel est celui qui peut être tué. »

Et il ajoute un peu plus loin :

« le rôle de «bandit» est à tel point réifié dans l'individu qu'il n'y a que très peu d'espace, pour négocier, manipuler ou abandonner l'identité publique stigmatisée. [...] Il s'agit d'un processus d'inscription du crime dans la subjectivité de l'agent, comme s'il s'agissait d'une possession. » (Misse,

19

2010).

La pratique d'actes de criminalité urbaine est ainsi particulièrement périlleuse au Brésil. Le « bandit » étant perçu comme le principal responsable du désordre social et de tous les maux du pays, la reconnaissance de ses droits fondamentaux lui est reniée et la valeur de sa vie est absolument dépréciée. « Bandido bom é bandido morto » (un bon bandit est un bandit mort) dit l'adage populaire. Se livrer à des actes de criminalité urbaine, c'est donc accepter l'idée de perdre la vie à tout instant, et le coup fatal peut venir de divers acteurs parmi lesquels les forces de police, les citoyens-justiciers, les agents pénitentiaires ou encore les autres individus pris dans des logiques criminelles, notamment lors de guerres de factions ou à l'occasion de règlements de comptes.

D'autre part, le système carcéral est un environnement extrêmement violent. En témoignent les récents massacres dans les prisons du Nord et Nord-Est du pays qui ont fait au moins 160 morts en janvier 2017 (Manso, Dias, 2017). Pour cette raison, les juges

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hésitent à y envoyer les individus des classes privilégiées qui sont souvent considérés inaptes à survivre dans ces espaces. La loi sur la possession de stupéfiants, par exemple, ne détermine pas une quantité permettant de différencier la consommation du trafic et l'appréciation laissée aux juges offre à voir des situations a priori paradoxales où un jeune de classe populaire pris en possession de 2 grammes de cocaïne sera incarcéré pour trafic, alors qu'un individu de classe aisée, arrêté en possession de 100 grammes pourra être considéré comme consommateur et relaxé. Si ces inégalités de traitement judiciaire sont

19 Traductions de l'auteur

20 Le 1er janvier 2017, 56 détenus membres de l'organisation criminelle « PCC » sont assassinés dans une prison de Manaus par une faction rivale. S'en suivent des représailles dans d'autres prisons du pays : une semaine plus tard 5 détenus sont assassinés à Manaus et 33 sont assassinés dans la ville voisine de Boa Vista ; le 14 janvier au moins 60 prisonniers sont assassinés dans la prison de Natal. Les images rapportent des actes de violences extrêmes (torture, décapitations, cannibalisme...).

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moralement justifiées dans la pratique par la protection d'individus dont l'espérance de vie dans les prisons est estimée à quelques jours, en contrepartie, elles contribuent à créer une surreprésentation des classes populaires dans les institutions carcérales. Or, comme l'ont montré de nombreux auteurs (voir par exemple : Foucault, 1993, p. 234-236 ; Ramalho, 2002), les prisons - et notamment les prisons brésiliennes -, loin de réaliser leurs fonctions de réinsertion et de resocialisation, favorisent l'organisation des réseaux criminels, augmentent les taux de récidives des détenus et plongent leur famille dans des conditions favorables à l'émergence de futurs comportements criminels, ces différents facteurs débouchant in fine sur le renforcement des liens entre criminalité urbaine et classes populaires.

La criminalité urbaine au Brésil est donc principalement l'apanage d'une certaine frange de la population appartenant à certains espaces. Les marqueurs sociaux se recoupant, il est possible de synthétiser la situation en disant que statistiquement, la criminalité urbaine est majoritairement pratiquée par des jeunes hommes, noirs, pauvres et habitant les quartiers populaires des métropoles. Cette information mérite ici d'être soulignée, car un des principaux objectifs de ce travail sera de montrer comment la peur que génère ce type de criminalité et les discours et représentations qui lui sont associés, mobilisent des pratiques sécuritaires et des politiques répressives qui au lieu de pacifier la société, alimentent ce cercle vicieux de la criminalité et renforcent l'éloignement, l'intolérance et la violence entre les différents groupes sociaux.

D) Organisations criminelles et crime désorganisé

Au Brésil, la criminalité urbaine est en pleine transformation depuis quelques années. Au sortir de la dictature militaire, elle était surtout le fait d'individualités ou de petits groupes nommés « quadrilhas » . Certes le Comando Vermelho , la première véritable organisation criminelle brésilienne était née en 1979, mais sa structure restait largement horizontale et, comme le disait un de ses fondateurs, il s'agissait moins d'une organisation que d'un « comportement », « une forme de survivre dans l'adversité » (Da Silva Lima, 2001). En 2018, les réseaux criminels sont hyper-structurés, hiérarchisés et transnationaux. Cette transformation radicale est le fruit de plusieurs facteurs concomitants.

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En premier lieu, c'est entre le début des années 80 et la fin des années 90 que se font véritablement ressentir les nouvelles configurations sociales apportées par la globalisation. La flexibilisation et la précarisation du travail, la concurrence économique internationale, la libéralisation des flux, comptent parmi les nouvelles réalités auxquelles les travailleurs brésiliens doivent s'adapter en cette fin de XXème siècle. Parallèlement, les nouvelles technologies de l'information et de la communication font leur apparition. Alors que les frontières de l'État-Nation se font de plus en plus poreuses et les transits de capitaux, de marchandises et de personnes de plus en plus aisés, les nouvelles technologies permettent aux différents réseaux criminels une meilleure coopération internationale et facilitent considérablement le blanchiment d'argent. La vente de cocaïne, quant à elle, est en pleine explosion avec une multiplication par deux de la production entre 1982 et 1985 (Zaluar, 2000, p. 257). Avec la politique États-Unienne d'ingérence dans les affaires colombiennes et le développement d'une coopération active entre Amérique du Nord et Europe dans la surveillance du transit des marchandises illicites, la « coca » se fraye de nouveaux chemins par l'Amazonie. Rapidement, « le Brésil se constitue alors comme entrepôt central des chargements de cocaïne provenant des pays andins [...] en directions des Etats-Unis et de l'Europe. » (Dias, 2011, p. 70). La production de cocaïne devenant la « première entreprise multinationale autochtone d'Amérique Latine et sa première forme authentique d'intégration économique » (Leeds, 2003, p.234), des organisations émergent sur le continent pour

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répondre à la demande mondiale en forte hausse. Elles prennent les noms de Primeiro Comando da Capital, Comando Vermelho, Amigos dos Amigos ou encore Terceiro Comando . Profitant des nouvelles technologies de l'information et de la communication, s'inspirant des nouveaux modèles entrepreneuriaux de l'économie formelle et tirant partie du déversement d'armes et d'équipements militaires sur le marché mondial suite à la chute du Mur de Berlin, elles s'érigent en quelques années en puissants réseaux hiérarchisés, lourdement armés et géographiquement présents sur la majeure partie du territoire national.

Le Primeiro Comando da Capital (PCC) fait figure d'exemple. Créé en 1993 dans la prison de Taubaté, à quelques kilomètres de São Paulo, avec pour ambition de combattre l'oppression au sein du système carcéral et de venger la mort des 111 morts du massacre de Carandiru , le PCC révolutionne

22 en quelques années les dynamiques criminelles et les

rapports entre détenus, avant de s'ériger en principale organisation criminelle du pays avec une présence dans presque tous les États brésiliens mais aussi au Paraguay, en Bolivie et

21 Traductions de l'auteur

22 Le 2 octobre 1992, suite à une rébellion dans le centre pénitentiaire de Carandiru, une intervention de la Police Militaire de l'État de São Paulo cause la mort de 111 détenus.

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possiblement, en Argentine et au Pérou (Manso, Dias, 2017). Contrôlant également environ 90% des établissements pénitentiaires du pays, le PCC a ainsi été désigné par Feltran sous le nom de « gouvernement du monde du crime » (Feltran, 2008). Avec l'aide des nouvelles technologies, la faction pauliste étend sa suprématie, et « les prisons - ironiquement appelées universités par les détenus - deviennent une espèce de cabinet du crime, d'où commencent à être articulées les principales stratégies pour la gestion à l'intérieur des murs et pour l'articulation et l'ampliation du réseau à l'extérieur. » (Manso, Dias, 2017).

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Intra-muros, l'organisation pacifie les rapports entre détenus en s'imposant comme un organe gestionnaire de conflit capable de mettre fin au règne de la loi du plus fort. Et à partir d'un commandement hiérarchique interne aux prisons, elle organise les activités criminelles sur tout le territoire et plus particulièrement dans l'État de São Paulo. Petit à petit la criminalité urbaine change de forme. Jusqu'alors dispersée et désorganisée, sous l'influence des factions, elle devient structurée et hiérarchisée. Ses activités prennent aussi un nouveau visage. À São Paulo, le quasi monopole de la violence physique du PCC sur la ville à partir des années 2000 est synonyme de pacification (Dias, 2011, p. 165-174 ; Feltran, 2016). Mais dans les autres États du pays, les ambitions expansionnistes de l'organisation pauliste sont souvent perçues d'un mauvais oeil par les réseaux criminels locaux, notamment dans le Nord et Nord-Est du pays où à partir de la fin des années 2000, des collectifs s'unissent et fondent leurs propres organisations en opposition au PCC : en 2007 surgissent, par exemple, le Comando da Paz dans l'État de Bahia et la Familia do Norte à Manaus. En 2013 est fondé le Sindicato do Crime do RN à Natal. Depuis ces récentes formations, de nombreux États du Brésil font face à une guerre des factions qui s'opposent notamment pour le contrôle des routes commerciales de la cocaïne. En 2016, le phénomène a pris de l'ampleur avec la rupture de l'alliance historique entre le PCC et le Comando Vermelho en vigueur depuis presque 20 ans . Dans le Nord et le Nord-Est, le PCC s'oppose ainsi à une

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jeune coalition, réunissant notamment le Sindicato do Crime do RN, le Comando Vermelho et la Familia do Norte, dans une suite d'affrontements sanglants pour le contrôle des principaux ports et points stratégiques de la région (Manaus, São Luís, Fortaleza, Natal). Si les actes criminels isolés restent d'actualité, la tendance semble indiquer un enrôlement progressif des acteurs criminels dans ces réseaux organisés à la recherche de « soldats ». Le développement récent de ces organisations pourrait avoir des conséquences sur les actes de criminalité urbaine. À Natal, le Syndicat du Crime do RN affirme condamner les violences contre la population au motif que des proches des adhérents à l'organisation

23 Traductions de l'auteur

24 El Pais, 17 novembre 2017 ( https://brasil.elpais.com/brasil/2016/10/17/politica/1476734977_178370.html)

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pourraient faire partie des victimes . En revanche, le capital économique et la puissance de

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feu des réseaux criminels leur octroient progressivement du pouvoir politique et leur intrication avec les crimes de « col blanc » semble se renforcer, créant des collusions dangereuses entre intérêts du narcotrafic et intérêts des institutions. Dans un pays où la majorité des partis politiques et plusieurs grandes entreprises font actuellement face à d'importants scandales de corruption, la frontière entre le légal et l'illégal apparaît fragile tandis que les liens entre le narcotrafic et l'élite financière et politique semblent plus étroits que jamais.

II/ Natal, une ville dangereuse

On pourra toujours relativiser, mais Natal reste en principe une de ces villes qui n'inspire pas une confiance absolue à ses habitants. Il existe des métropoles plus dangereuses certes. Mais il y en a aussi des plus sûres. Le danger dépend des endroits. Des horaires également. D'un grand nombre de paramètres en fin de compte. Il y a des personnes qui vivent à Natal depuis trente ans, à qui il n'est jamais rien arrivé et d'autres qui n'y séjournent que six mois et qui y ont subi des agressions par arme à feux à plusieurs reprises. Comme nous le verrons, il y a des stratégies pour éviter au maximum ces situations. Il y a la chance aussi, à laquelle certains donnent le nom de Dieu. Mais, indépendamment de l'existence ou non d'entités protectrices, il y a les chiffres, les statistiques, qui traduisent une tendance générale de la situation. Il faudra toutefois les utiliser avec précaution, se rappeler que tout n'est pas quantifiable et que parmi le quantifié il y a des erreurs, des manques, des omissions, et des manipulations. Que derrière des chiffres, il peut y avoir des intérêts et des revendications.

Pour mesurer la dangerosité d'une ville, on peut également s'appuyer sur les récits de ses habitants, faire confiance aux histoires qui se racontent et sont racontées au chercheur en sciences sociales, relier entre elles les différentes versions, écouter les conversations quotidiennes et observer les modes de vie. Si tout cela est pratiqué pendant suffisamment longtemps, on obtiendra un aperçu général de la situation. Le danger viendra alors s'inscrire dans sa composante humaine, transformant les chiffres en récits, les statistiques en émotions et en réalité vécue et transmise.

25 Information obtenue à partir d'une ethnographie de l'organisation, encore en cours de développement, par Natália Firmino Amarante

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C'est cette jonction, cette fusion entre le général et le particulier, entre le quantitatif et le qualitatif - pour reprendre les termes des sciences sociales -, retranscrite ici par mes soins qui, je crois, permettra la compréhension des risques encourus par les habitants de Natal dans leur fréquentation de la ville. Ayant vécu presque trois ans dans cette métropole, ayant partagé quotidiennement le sentiment d'insécurité des Natalenses pendant toute cette période, mon écriture, à l'instar de toute production ethnographique, ne saurait s'extraire de ma subjectivité, émanation de mes expériences de vie en France et au Brésil. Si les statistiques de la criminalité à Natal échappent à cette subjectivité, il faudra toutefois garder à l'esprit que les récits d'agressions, ici retranscrits portent la marque de mes rencontres et de mes impressions, de ce qui me semble être la réalité telle que je me la représente, telle qu'elle s'est présentée à moi, telle qu'a eu lieu la rencontre entre elle et moi.

Ceci étant, voyons tout d'abord ces chiffres (A). Illustrons les, ensuite, en leur donnant la texture de l'événement, du traumatisme et du vécu (B).

A) Statistiques criminelles

Trois principales sources de données seront utilisées ici afin de confronter leurs chiffres et d'avoir une vision la plus proche possible de la réalité : la Mapa da Violência 2014 , les successifs Anuário Brasileiro de Segurança Pública et la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte.

Malheureusement, ces sources recensent principalement les homicides et les statistiques concernant les autres crimes et délits sont plus délicates à obtenir. En effet, alors que sur leur site internet, la Police Civile et la Police Militaire du Rio Grande do Norte revendiquent toutes deux la transparence et affirment communiquer leurs statistiques sur Internet, dans les faits, mis à part les chiffres des homicides, ces statistiques sont introuvables.26

26 Sur le site de la Police Civile, il est par exemple possible de télécharger un fichier .excel du nom de « statistiques criminelles » qui liste tous les crimes et délits commis dans le Rio Grande do Norte. Seul problème : selon leur tableau, pas une seule occurence criminelle n'est recensée et chaque type de crime ou de délit est suivi d'un « 0 ».

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La Mapa da Violência 2014 a été réalisée par le professeur Julio Jacobo Waiselfisz27 avec l'appui de divers organes du Gouvernement Fédéral : Secretaria-Geral da Presidência da República, Secretaria Nacional de Juventude et Secretaria de Políticas de Promoção da Igualdade Racial. Pour la réalisation de ce rapport sur la violence au Brésil, le professeur Julio Jacobo Waiselfisz a utilisé les chiffres du Ministère de la Santé et notamment ceux issus du Sistema de Informação sobre Mortalidade (Système d'Information sur la Mortalité) (SIM), réputés pour leur fiabilité en raison de leur provenance médicale.

Les Anuário Brasileiro de Segurança Pública sont, quant à eux, réalisés chaque année par le Forum Brasileiro de Segurança Pública, organisation à but non lucratif, réunissant différents experts en sécurité publique, tels que des policiers, des élus, des universitaires, des ONG, ou des professionnels de la Justice. Les données utilisées dans ces rapports annuels sont issues des Secretarias Estaduais de Segurança Pública e/ou Defesa Social (Secretariats Étatiques de Sécurité Publique et/ou de Défense Sociale) et de l' Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques) (IBGE).

Enfin, la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte est un document réalisé par l' Observatorio da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte (Observatoire de la Violence Létale Intentionnelle du Rio Grande do Norte) (OBVIO) qui est un laboratoire de recherche universitaire rassemblant des membres de l' Universidade Federal Rural do Semi-Árido (UFERSA) et de l' Universidade Potiguar (UnP). Les chiffres utilisés dans ce rapport sont issus de différentes sources telles que les statistiques du Secretaria de Estado de Segurança Pública e de Defesa Social do Rio Grande do Norte (Secrétariat Étatique de Sécurité Publique et de Défense Sociale du Rio Grande do Norte) (SESED), les propres recherches des participants et les statistiques du Ministère de la Santé.

Selon la Mapa da Violência 2014 , au Brésil, en 2012, le taux d'homicide était de 29 pour 100.000 habitants. Alors que dans les États du Sud-Ouest les taux d'homicides indiquent une amélioration de la situation avec une baisse de 43% entre 2002 et 2012, au Nord et au Nord-Est, elle s'est au contraire dégradée avec des augmentations de plus de

27 Le professeur Julio Jacobo Waiselfisz a été Directeur des départements de Sciences sociales des Universités de El Salvador au Salvador et de San Juan en Argentine. Il a aussi été pro-recteur académique de l'Université Nationale de Comahue en Argentine. Il a exercé diverses fonctions de consultant ou spécialiste dans plusieurs organes de l'ONU (UNESCO, PNUD, OEA, IICA). En 2013, il a reçu le Prix National de Sécurité Publique et Droits Humains pour l'ensemble de sa carrière.

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70% sur la même période. Le Rio Grande do Norte est l'État brésilien qui affiche la plus forte hausse (229%) : alors qu'en 2002, le taux d'homicides était de 10,6 % 0 , en 2012 il était de 34,7.

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Tableau 1 : Nombre d'homicides dans les États brésiliens entre 2002 et 2012

Nombre d'homicides dans la population totale, selon les États brésiliens entre 2002 et 2012. Source : Mapa da Violência 2014.

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Tableau 2 : Taux d'homicides dans les États brésiliens entre 2002 et 2012

Taux d'homicides (pour 100.000 habitants) dans les États brésiliens entre 2002 et 2012 Source : Mapa da Violência 2014.

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Si les données de la Mapa da Violência (MdV) s'arrêtent en 2012, l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública (ABSP) et la Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte (OBVIO), donnent des informations pour les années suivantes, informations qui confirment la hausse entamée depuis 2002.

Nombre total d'homicides dans le Rio Grande do Norte de 2007 à 2016 selon trois sources différentes.

Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte

Hormis la chute inexpliquée recensée par l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública en 2012, on voit clairement que, lors de ces dix dernières années, la tendance a été à la hausse. Il faut rappeler que la population totale de l'État a également augmentée. Pas dans les mêmes proportions cependant. Cette augmentation aurait en effet été de 86% entre 2006 et 2016 , alors que à partir de la moyenne des données de 2007 et de 2016 l'augmentation

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du nombre d'homicides serait de 276%.

Parmi ces homicides, environ un tiers sont commis à Natal dont la population (885.000 habitants) représente environ un quart de la population totale de l'État du Rio

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Grande do Norte. Au regard des trois rapports, le nombre d'homicides a augmenté entre

28 Données IBGE

29 Données IBGE

2007 et 2013 avant d'afficher une possible baisse. Cependant les derniers chiffres de 2017 ne semblent pas confirmer cette tendance.30

Nombre total d'homicides à Natal de 2007 à 2016 selon trois sources différentes. Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte

30 Selon l 'Observatório da Violência Letal Intencional, il y aurait eu 622 homicides à Natal en 2017 et 2408 dans le Rio Grande do Norte. Ainsi 2017 serait l'année comptabilisant le plus d'homicides enregistrés dans la région.

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Taux d'homicides pour 100.000 habitants à Natal entre 2007 et 2016

Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, Mapa da Violência 2014, Mapa da Violência Letal Intencional do Rio Grande do Norte

Ces dernières années, Natal figurait alors parmi les capitales étatiques du pays aux plus forts taux d'homicides, comme en atteste le graphique 4 ci-dessous. On remarquera par ailleurs que excepté Porto Alegre, les quinze capitales aux plus forts taux d'homicides se trouvent dans le Norte (Nord) ou dans le Nordeste (Nord Est) et que les neuf capitales du Nordeste (Aracaju, Natal, São Luís, Maceió, Salvador, João Pessoa, Teresina, Recife, Fortaleza) figurent parmi ces quinze.

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Taux d'homicides pour 100.000 habitants dans les capitales de la République Fédérative Brésilienne en 2016 et dans quelques pays du Monde (dernières données disponibles).

Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, UNDOC

Cependant, les homicides ne sont pas répartis de la même manière au sein de la métropole. Ainsi le quartier de Capim Macio, dans lequel a été réalisée l'ethnographie, présente des taux relativement bas en comparaison avec les autres zones de la capitale. En 2017, sept homicides ont été recensés au sein de l'AISP 10 (Aire Intégré de Sécurité Publique) qui réunit les quartiers de Capim Macio et de Néopolis, faisant de cette AISP, la deuxième moins meurtrie par les homicides. À l'opposé, plus de 50 homicides ont été recensés dans chacune des quatre AISP de la Zone Nord (et jusqu'à 87 dans l'AISP 09).

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Carte 3 : Carte des homicides à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique

Carte des homicides recensés à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017

Sources : COINE/SESED

Ainsi, selon le rapport du Secrétariat de Sécurité Publique et de Défense sociale, seulement 8,1% des homicides ont eu lieu dans la Zone Sud lors de l'année 2017.

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Pourcentages d'homicides selon les Zones Administratives de Natal, entre le 1er janvier

et le 31 décembre 2017. Sources : SESED/COINE

On peut donc constater que malgré l'existence d'un très fort taux d'homicides au sein de la métropole, ces crimes ont surtout lieu dans la Zone Ouest et dans la Zone Nord de Natal, la Zone Sud n'étant que peu affectée. La raison de ces différences s'explique par le fait que la majorité des homicides sont liés à des conflits entre membres d'organisations criminelles liées au trafic de stupéfiants (60,5% en 2017 ) principalement implantées dans les quartiers défavorisés de la Zone

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Ouest et de la Zone Nord.

Cependant, ce ne sont pas uniquement les homicides qui entretiennent la peur chez les populations des métropoles brésiliennes. En effet, si, notamment dans la Zone Sud de Natal, les vols avec violence entraînent rarement des meurtres ( latrocinio ), ils n'en constituent pas moins des événements traumatiques provoquant le déclenchement de logiques sécuritaires. Toutefois, il est difficile d'obtenir une idée précise du nombre de ces agressions. Alors que pour connaître les chiffres des homicides à Natal, différentes sources sont disponibles, pour ce qui est des vols, les seules données statistiques existantes sont celles des organes de sécurité publique. De plus, du fait du

31 Données SESED

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discrédit envers les autorités policières, comme j'ai pu le constater, de nombreux vols ne sont pas signalés à ces dernières. Présentons tout de même les chiffres rapportés par les Anuário Brasileiro de Segurança Pública et par le Sistema Nacional de Informações de Segurança Pública (SINESP). Il faut garder à l'esprit que tant dans le premier rapport que dans le second, les chiffres présentés sont issus du Secretaria Estadual de Segurança Pública e Defesa Social (SESED) et qu'ils reposent donc uniquement sur les données fournies par cet organe.

Dans son rapport de 2015, le SINESP, qui, pour définir les taux moyens de vols, utilise les chiffres des vols de voitures et des vols contre les institutions financières (car « ils sont les types de vols les plus fréquemment dénoncés à la police »), range Natal parmi les villes aux taux de vols intermédiaires avec un taux de 101,8 vols pour 100.000 habitants :

Taux de vols pour 100.000 habitants, calculés sur la base des taux de vols de voitures et des taux de vols contre les institutions financières, dans les capitales étatiques brésiliennes en 2014.

Sources : SINESP - Diagnóstico dos Homicídios no Brasil, 2015

Ne considérant que les vols de voitures, et se basant sur des chiffres de 2016 (soit deux ans plus tard), l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2017 donne des taux généraux bien supérieurs

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et place Natal dans le haut du classement : avec 3763 vols de voitures en 2016, Natal avait, selon cette étude, un taux de 980,3 vols de voitures pour 100.000 habitants.

Taux de vols pour 100.000 habitants, calculés sur la base des taux de vols de voitures, dans les capitales étatiques brésiliennes en 2016.

Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2017

À Natal, il semblerait que la répartition géographique des vols de voitures soit plus diffuse que celle des homicides. En août 2017, le Secretaria Estadual de Segurança Pública e Defesa Social publiait une carte des vols de voitures et de motos déclarés aux autorités entre le 1er janvier et le 31 juillet 2017. Bien qu'il faille lire avec prudence cette carte, on peut y voir que 111 vols de véhicules ont été enregistrés dans le quartier de Capim Macio et que contrairement aux homicides, beaucoup de vols de véhicules ont lieu dans la Zone Sud natalense.

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Carte 4 : Carte des vols de véhicules à Natal en 2017

Carte des vols de véhicules (en nombre absolu) enregistrés à Natal entre le 1er janvier et le 31 juillet 2017 Sources : COINE/SESED

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Répartition des vols de véhicules enregistrés, selon les Zones Administratives de Natal entre le 1er

janvier et le 31 juillet 2017. Sources : COINE/SESED

Au vue de ces différents rapports, Natal serait donc, depuis quelques années, une ville présentant de forts taux d'homicides et de vols. D'autre part les chiffres exposés montrent que si le quartier de Capim Macio et la Zone Sud en général, sont relativement épargnés des forts taux d'homicides, ils sont au contraire plus sujets aux vols. Cependant il faut lire ces chiffres avec retenue car nombreux sont les facteurs qui peuvent altérer la réalité. C'est pourquoi il s'agira maintenant d'écouter les récits des enquêtés qui témoignent sinon de l'exactitude des statistiques, au moins de la présence marquante de la criminalité urbaine dans la vie des Natalenses.

B) Histoire d'agressions. La dangerosité vécue

Pendant mes trois années de vie à Natal, les récits de victimisation ont fait partie intégrante de mon quotidien. Ces récits, je suis allé à leur rencontre, certes, en demandant à mes enquêtés, quand je le sentais opportun, de me raconter les événements traumatisants qu'ils avaient vécus. Cependant, ils sont aussi venus à moi sans que je n'aille à leur rencontre, dans des cadres tout à fait extérieurs à mon enquête. Une conversation saisie dans le bus ou dans la file du supermarché, un plainte sur les réseaux sociaux, le récit d'un ami à la table d'un bar, un échange rapide avec un voisin,... Innombrables sont les

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interactions qui ont pour objet la criminalité urbaine. Le constat est sans appel : il est difficile de passer une semaine à Natal sans entendre parler d'une agression. Et mes enquêtés en témoignent. À la question « Combien de jours ou semaines estimez-vous qu'il peut se passer sans que vous entendiez parler d'une agression », les réponses fusent : « Semaines ???! Mais ça se compte en heures ! » ou « Même pas un jour ! ». Cette forte présence des récits d'agression dans les conversations du quotidien, c'est ce que Teresa Caldeira a dénommé « fala do crime » / « talk of crime » (que je traduirai par « discours sur le crime »). Nous discuterons plus loin des tenants et aboutissants de ce discours sur le crime. Pour l'instant contentons nous de faire remarquer que ces discours, outre le fait de témoigner de la réalité quantitative des agressions exposée dans le paragraphe précédent (A), manifestent l'intensité du vécu douloureux de ces événements vécus par les habitants de l'agglomération.

Car être victime d'une agression à main armée est souvent synonyme de véritable traumatisme. Selon une étude réalisée en 2004 à l'Université Fédérale de São Paulo auprès de 2530 habitants des différentes régions de la métropole, environ 10% des personnes ayant souffert d'un épisode de violence mettant en jeu leur vie, au cours de l'année, présentaient des symptômes de stress post-traumatique, c'est à dire des « problèmes émotionnels suffisamment débilitants pour les empêcher de suivre le cours normal de leur vie et les entraînant souvent à abandonner leur travail et à modifier le quotidien de leur famille. » (Zorzetto, 2008). Si certaines de ces victimes de violences continuent de

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présenter des symptômes parfois très handicapants de ce stress post-traumatique pendant plusieurs années voire pendant toute leur vie, la majorité d'entre elles semblent toutefois revenir à une vie normale quelques semaines ou quelques mois après l'agression. Quoiqu'il en soit, une attaque à main armée, événement qui place subitement l'individu face au canon d'une arme à feu, cette irruption de la menace de mort dans le quotidien, provoque un état de choc chez l'agressé.

Voyons, au travers du récit des enquêtés, les différentes formes que prend, à Natal, la criminalité urbaine. Il est possible de dégager certains modèles, basés, tant sur le code pénal que sur les catégorisations exprimées par les enquêtés. Exceptés les viols et les homicides, la majorité des actes de criminalité urbaine, redoutés par les habitants, ont pour finalité l'extorsion de biens matériels. Le droit brésilien distingue trois formes de vol : le roubo , le furto et l' apropriação indébita . Cette dernière, désignant les cas où une chose est

32 Traduction de l'auteur

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prêtée et non rendue, elle rentre difficilement dans la catégorie de criminalité urbaine et nous la laisserons donc de côté.

1- Les différents types de vols avec violence ( roubo)

Juridiquement, le « roubo » est le vol qui implique le contact violent ou menaçant avec la victime. Dans le langage quotidien, les brésiliens préfèrent le terme « assalto » (assaut), qui n'est pas une catégorie juridique mais qui exprime peut être mieux la teneur violente de ce type d'interaction.

a) Le vol à main armée de biens de petite taille

Les vols à main armée de biens de petite taille, tels que les téléphones portables, les portefeuilles, les montres ou les sacs à main, sont parmi les actes de criminalité urbaine les plus fréquents et font figure de modèle de l' assalto . Écoutons Cibele, victime d'un vol à main armée en septembre 2016 :

« C'était dans ma rue, je revenais de l'arrêt de bus. J'étais avec mes écouteurs reliés à mon portable qui était dans mon sac et les écouteurs cachés sous mes cheveux. Et sur le chemin, j'ai vu un type sur une moto, qui venait vers moi en passant la main sous son tee-shirt. J'ai trouvé ça bizarre, mais j'ai continué mon chemin. Et c'est quand j'ai traversé la rue qu'il est venu s'arrêter devant moi et m'a mis son arme sur le visage en me demandant mon téléphone. Il y a pas mal de voitures qui passent dans cette rue, mais à part moi, il n'y avait aucun piéton à ce moment là. Et du coup, ouais, il m'a demandé mon téléphone. Moi, choquée, je me suis retournée pour qu'il prenne le téléphone dans mon sac, mais finalement je l'ai pris et je lui ai donné. Ensuite il est allé un peu plus loin, sûrement pour éteindre le téléphone ou enlever la carte SIM. A ce moment là, je me suis retournée pour voir la plaque de la moto mais il s'est tourné vers moi en pointant à nouveau l'arme vers moi et en disant «regarde pas sinon je tire». Finalement je n'ai réussi à voir que les lettres de la plaque et je suis partie. »

Entretien avec Cibele, 22 ans, jeune travailleuse - 18 mars 2017.33

33 Traduction de l'auteur

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Ce vol que Cibele raconte, représente le prototype du vol à main armée ayant cours dans les rues de Natal. En effet, parmi tous les récits d'agressions recueillis auprès de mes enquêtés, environ la moitié répondent à ce schéma au point d'être presque interchangeables. Si l'événement a en soi des conséquences matérielles limitées, c'est dans sa composante psychologique qu'il produit des effets plus conséquents. Se retrouver face à la menace d'une arme à feu et être placé dans un état d'impuissance complète sont en effet des situations souvent relatées avec malaise par les enquêtés.

b) Le vol de voiture avec violence

Voici le témoignage de Marcos dont la conjointe s'est fait voler la voiture alors qu'elle était sur le point de la stationner dans le garage de la maison. Le couple de sexagénaires qui habitait depuis plus de 15 ans dans le Conjunto dos Professores a déménagé suite à cette agression.

« Mon épouse était dans la voiture à l'arrêt. Elle allait appuyer sur la télécommande pour ouvrir le portail quand deux hommes ont surgi de chaque côté de la voiture. Celui qui était de son côté a pointé un pistolet sur la vitre et lui a ordonné de descendre de la voiture. Elle est sortie et il l'a frappée à la tête avec l'arme. Ensuite les deux hommes sont rentrés dans la voiture et ils sont partis à toute vitesse. Ma femme a été complètement traumatisée, tu sais... Dès le lendemain, elle ne voulait plus habiter là-bas. [...] Comme nous avions une autre maison à Natal et qu'elle était libre à l'époque, nous sommes allés nous y installer. Mais pour elle, le sentiment de danger persistait parce que finalement le problème restait le même, il pouvait arriver exactement la même chose devant notre deuxième habitation [...] Alors nous avons décidé de vendre la maison et d'acheter un appartement à la place. Et maintenant elle est plus tranquille, grâce à Dieu. »

Entretien avec Marcos, 58 ans, ancien militaire, habitant du Conjunto dos Professores - 23 avril 201734

34 Traduction de l'auteur

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Ce témoignage est intéressant car en plus d'illustrer les vols de voiture, il montre aussi les failles de sécurité propres aux quartiers résidentiels de maisons. Il explique ainsi en partie pourquoi, comme nous le verrons par la suite, ces quartiers font aujourd'hui face à une dynamique d'abandon, leurs habitants préférant la sécurité offerte par les immeubles.

c) Le cambriolage résidentiel avec violence

Le cambriolage de résidence, pratiqué avec violence, fait également partie des types de vols fréquemment évoqués par les enquêtés. Si leur occurrence au sein de la capitale semble restreinte, ce type de cambriolage est connu pour être fréquent dans les « casa de praia » (littéralement « maison de plage ») que certains Natalenses possèdent sur le littoral. J'ai choisi d'utiliser ici mon propre témoignage pour illustrer ce type d'événement :

« 18 décembre 2017 :

Hier, Natalia m'a invité à l'anniversaire d'une de ses amies, dans une maison de vacances à quelques 40 km au Nord de Natal. L'événement avait lieu dans un petit village de pêche devenu obscur après la tombée de la nuit. Il y avait une trentaine d'invités qui déambulaient entre la maison et la petite allée en sable éclairée par un réverbère à la lumière orangeâtre. Vers 2h30 du matin, alors que la fête battait son plein, je quittais la table, installée dans la ruelle pour l'occasion, et allais chercher une bière dans la cuisine. À mon retour, deux individus torse nu, armés de carabines et portant leur tee-shirt enroulé autour de la tête pour se couvrir le visage, pointaient leur arme sur le visage des invités en criant : «tout le monde à terre, tout le monde a terre, é um assalto porra !» Alors que la troupe s'exécutait, je profitais de ne pas avoir été repéré pour faire demi-tour et courir me cacher dans une des chambres avec Natalia qui était aussi à l'intérieur de la maison quand les assaillants y avaient surgi. Dans la pièce où nous entrâmes, une jeune femme dormait sur un grand lit, deux bébés à ses côtés. Par chance, seule celle-ci se réveilla et nous restâmes ainsi une dizaine de minutes, enfermés, essayant mutuellement de nous calmer en attendant avec appréhension le moment où les deux individus armés tourneraient la poignée de la porte et feraient irruption dans notre espace jusqu'alors sécurisé. Mais les minutes passaient et le moment fatidique ne

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survenait pas. Quand les bruits que nous parvenions à entendre indiquèrent que le danger semblait s'éloigner, nous sortîmes discrètement de notre cachette. Les deux individus étaient bien partis. Après avoir mis les invités à terre, ils leur avaient volé leur téléphone, et avaient pris la fuite. La soirée reprit son cours, chacun commentant à sa manière chaque petit détail de l'événement. À ma surprise, personne ne jugea opportun d'appeler la police. »

Extrait du carnet de terrain, décembre 2017

Ce type de crime, qui vient jusqu'à s'immiscer à l'intérieur des propriétés, figure parmi ceux qui terrorisent le plus la population et donne lieu, comme nous le verrons par la suite, à de nombreuses stratégies de protection des résidences, créant ce que certains ont appelé un urbanisme de la peur (Pattaroni, Pedrazzini, 2010).

d) Série de vols à main armée en bande organisée ( arrastão )

Selon la doctrine juridique, le terme « arrastão » désigne une certaine modalité de vol à main armée, pratiquée par un groupe de plusieurs individus qui, se déplaçant dans un espace généralement urbain (rue, quartier, plage,...), se livrent à une série de vols consécutifs.

Écoutons le témoignage de Sylvania :

« Ils étaient quatre, avec des fusils à pompe et des revolvers. Ils ont remonté toute la rue Maréchal Rondon. Ils ont commencé par braquer la supérette au coin de la rue, ensuite ils sont arrivés à l'açaï . On n'a même

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pas eu le temps de s'enfuir parce que pendant que deux d'entre eux étaient encore dans la supérette, les deux autres venaient déjà vers nous. Le premier a pointé son arme vers moi et il a crié à tout le monde de vider les sacs à main et de mettre tous les objets de valeur sur les tables. Pendant ce temps le deuxième était déjà en train de passer dans les rangs avec un sac à dos. Il mettait tout dedans en enlevant les batteries des téléphones très rapidement. À un moment une dame s'est levée et a dit «jamais je ne

35 L'açaï est un fruit amazonien. Dans le cas ici présent, Sylvania veut signifier par ce mot un établissement qui vend des sorbets préparés à base du fruit.

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permettrai qu'on me vole ! Je ne vous donnerai pas mes affaires jeune homme !» Je sais pas ce qui lui a pris, mais le voleur l'a poussée, elle est tombée par terre et il lui a quand même pris ses affaires. Cette folle, elle aurait pu nous faire tuer ! Quand je l'ai vu tomber, mon coeur a fait un bond, je me suis dit : «ça y est ça va mal tourner...» Bon, finalement personne n'a été blessé. Ça n'a pas duré longtemps mais dans ma tête ça paraissait une éternité ! [...] Ensuite ils sont partis en direction de la sandwicherie un peu plus loin. Il n'y avait déjà plus personne là bas mais ils ont quand même pris la caisse du vieux monsieur. C'est honteux, ce monsieur il travaille ici depuis plus de vingt ans, il est adorable, il a déjà du mal à payer ses factures et une bande de voyous vient lui prendre l'argent qu'il a gagné dans la journée... »

Entretien avec Sylvania, 61 ans, retraitée et participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - 12 avril 201736

e) Le vol avec homicide ( latrocínio )

Le « latrocínio » est défini comme le vol avec homicide. Il s'agit du cas où l'individu tue la victime pour la voler. Dans les cas où il y a tentative de meurtre sans réussite, on dira que le latrocínio n'a pas été consommé mais le crime entrera toutefois dans la catégorie pénale. Dans la pratique il peut s'agir d'un vol à main armée qui tourne mal. La victime ne souhaitant pas céder ses propriétés, le voleur lui tire dessus.

Peu de cas de crimes de ce type m'ont été rapportés par les enquêtés. Mais écoutons tout de même le témoignage de Pablo, vigile de rue dans le Conjunto dos Professores, à qui je demandais quelques détails après avoir été mis au courant d'un

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latrocínio non consommé, à quelques pas de mon domicile :

« Le monsieur ne voulait pas donner ses affaires. Bon le bandit il a insisté, deux fois, trois fois et finalement il s'est énervé et lui a tiré dans la jambe. Bon, il est pas mort, mais une balle dans la jambe c'est con quand même... Tu vois, il faut vraiment être coopératif. Si un mec te pointe avec un flingue, tu réfléchis pas : tu donnes ton téléphone, tes billets, ton sac, tout ! [...] Il y

36 Traduction de l'auteur

37 Malheureusement cette discussion ne fût pas enregistrée. J'ai essayé de la transcrire ici le plus fidèlement possible à la forme dont les paroles furent énoncées.

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en qui se croient plus malin que les autres mais finalement tu les retrouves aux urgences. »

Conversation informelle avec Pablo, vigile de rue dans le Conjunto dos Professores depuis 14 ans - septembre 201738

2- Les différents types de vols sans violence ( furto)

Selon le code pénal brésilien, le « furto » se caractérise par l'action de déposséder un propriétaire d'une chose, contre sa volonté, mais sans faire usage de la violence ou de menaces contre celui-ci.

a) Le vol à la tire de biens de petite taille

Le vol à la tire de biens de petite taille est moins souvent raconté par les enquêtés que les vols à main armée. En effet, seuls deux d'entre eux ont fait mention de tels délits. Peut-être par oubli ou peut-être parce qu'ils estimaient qu'une agression de ce type n'était pas assez importante pour être mentionnée dans l'entretien, ou peut-être tout simplement parce qu'ils sont moins fréquents. Illustrons les tout de même grâce au récit de Jacqueline :

« Alors... j'allais monter dans le bus et il y avait une file, il y avait pas mal de monde qui voulait monter. Mon portefeuille, il était dans la poche avant de mon jean, il dépassait un petit peu, parce que tu sais comment sont les poches des jeans des femmes... Et le voleur, je pense qu'il l'avait repéré déjà. Dans la file, on était tous un peu les uns sur les autres et il était derrière moi et là, il en a profité pour me bousculer un peu, comme s'il tombait sur moi. Sur le coup j'ai pas senti que c'était pour me prendre mon portefeuille. Il a fait ça super bien, j'ai rien senti du tout. Ensuite il est sorti de la file. Sur le moment j'ai pas trop compris pourquoi, je me suis dit qu'il devait s'être fait un peu mal. Mais c'est quand je me suis assise dans le bus que j'ai compris qu'il me manquait quelque chose. Et tout de suite ça a fait tilt ! Je me suis levée pour aller voir le chauffeur et pour essayer de faire quelque chose, mais le mec était déjà plus là. Je me suis vraiment sentie débile à ce moment là... »

38 Traduction de l'auteur

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Entretien avec Jacqueline, femme d'une quarantaine d'année, participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - octobre 201739

b) Vol de voiture sans violence

Malgré le fait que la plupart des foyers des quartiers centraux de Natal possèdent un garage et que très peu de voitures sont stationnées dans la rue, les vols de ces biens sont toutefois également une des réalités avec laquelle les habitants doivent composer. Cependant, aucun récit contenant ce type de délit ne m'a été rapporté.

3- Les autres crimes redoutés

a) Les meurtres

Les meurtres fournissent la majeure partie des chiffres des homicides recensés dans le Rio Grande do Norte. Cependant ils ne touchent que très peu les populations de la Zone Sud de Natal et sont majoritairement le résultat de règlements de comptes entre narcotrafiquants ou d'affrontements entre jeunes de groupes criminels ennemis. Dans le Conjunto dos Professores un unique cas de meurtre a été enregistré au cours des trois dernières années. Le 8 novembre 2017, un avocat sort de chez lui vers 9h du matin. Une salve de tirs, provenant d'une voiture stationnée devant la résidence depuis plusieurs minutes, l'atteint au visage. L'avocat s'écroule et la voiture prend la fuite. Si l'enquête n'a pas encore été élucidée, la police privilégie l'hypothèse d'une exécution préméditée.

b) Les violences sexuelles

Les violences sexuelles constituent également un des crimes particulièrement redoutés par la population. Cependant, il s'agit bien plus souvent d'actes commis par l'entourage de la victime que par des inconnus. D'autre part, s'agissant d'événements hautement traumatiques et souvent marqués par la difficulté de témoigner, au cours des entretiens, le sujet n'a toujours été abordé que sous l'angle d'une peur future et jamais sous celui d'un souvenir raconté.

39 Traduction de l'auteur

Pour finir, on pourra conclure avec cette phrase de Ricardo qui, comme s'il s'agissait de maladies contractées dans une vie, énumère les actes de criminalité dont il a déjà été la cible :

« Malheureusement, j'ai déjà souffert de nombreuses formes de violences. J'ai déjà eu le cambriolage de ma maison, j'ai déjà eu un braquage ici à l'entreprise, on m'a déjà volé ma voiture, j'ai déjà eu des vols à la tire, j'ai déjà eu un vol à la sortie de la banque, une séquestration dans une maison de vacances... Presque tous les types de crime contre le patrimoine, j'ai déjà eu. Et c'est quelque chose qui traumatise énormément. »

Entretien avec Rodrigo, 41 ans, Commercial et participant au Conseil communautaire de sécurité - octobre 201740

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40 Traduction de l'auteur

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Partie 2 : Le crime face au discours

« Une fatalité. C'est juste arrivé. Ma voiture de fonction était à Monte Alegre, [mon chauffeur] était allé déposer un parent là-bas, un membre de la famille. Quatre individus sont arrivés par surprise et ont pris la voiture. Ça arrive. C'est normal. »41

Robson Faria, Gouverneur du Rio Grande

do Norte, interrogé par InterTV suite au vol de sa voiture de fonction le 28 mars 2018.

Comme en témoignent les chiffres et les récits des enquêtés, à Natal, la criminalité urbaine n'est pas une chimère illusoire basée sur les fantasmes et l'imagination. Le risque de subir une agression au sein de la métropole est en effet bien présent. Cependant, pour comprendre le fort sentiment d'insécurité qui traverse la société brésilienne, il n'est pas possible, je crois, de le détacher du discours sur le crime. Les recherches sur le sujet ont en effet montré que la peur de la criminalité est une question isolable de la criminalité elle même. Autrement dit, il n'y a pas nécessairement de relation entre criminalité et peur de la criminalité. Cette dernière, en effet, existe selon des facteurs bien plus nombreux que la seule existence d'un risque réel (I). Dans le cas brésilien, un de ses déclencheurs est ce que Caldeira a nommé la « fala do crime » / « talk of crime » et que je traduirai ici par « discours sur le crime ». Il s'agira alors dans ce chapitre de présenter et décrypter ce discours sur le crime (II) afin de donner une tentative d'explication de ce fort sentiment d'insécurité ressenti, dont je détaillerai ensuite les aspects (III).

I/ Différence entre risque réel et risque perçu

Parallèlement à l'augmentation de la criminalité urbaine, le contexte actuel brésilien laisse également apparaître une augmentation significative du sentiment de peur et d'insécurité. Si la criminalité urbaine est sans aucun doute un problème social, certains auteurs affirment toutefois que la peur du crime est un problème en soi, et parfois même de

41 Traduction de l'auteur

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plus grande importance que le crime lui même (Hale, 1996). En effet, malgré sa fonction biologique essentielle de protection, la peur s'inscrit également dans des cadres culturels, prend des formes différentes et a des objets différents selon les groupes sociaux et peut ainsi donner lieu à des comportements préjudiciables, notamment quand elle est exagérée et qu'elle se trouve en décalage avec les risques réellement encourus.

Mesurer la peur de la criminalité d'un groupe social n'est pas une chose facile. En effet, la peur est un phénomène largement subjectif. La psychologie la range dans le domaine des émotions de base ou primaires, au côté de la joie, la tristesse, la colère, le dégoût et la surprise. Et à ce titre elle n'est pas expérimentée de la même façon par chaque individu. Elle aura des causes différentes, des effets différents, provoquera des sensations différentes et entraînera des conséquences différentes chez chacun. Les études réalisées dans le domaine, le prouvent : la peur de la criminalité est le résultat de nombreux facteurs parmi lesquels l'existence réelle de risque de victimisation n'est pas nécessairement déterminant. Sur ce point, les différents auteurs s'accordent par exemple sur le fait que le groupe social ayant le moins peur de la criminalité urbaine est en général celui des jeunes hommes alors que, paradoxalement, c'est aussi celui qui le plus exposé aux actes de violence (Stafford & Galle, 1984 ; Davis Rodrigues & De Oliveira, 2012). Parmi les facteurs qui influencent le sentiment de peur on notera ainsi : le genre, l'âge, le revenu et la capacité économique de se protéger, l'existence ou non d'un épisode de victimisation, l'exposition aux médias et les considérations du milieu (situation du quartier, relations de voisinage,...) (Grabosky, 1995).

Comme cela a déjà été mentionné, l'ethnographie sur laquelle se base ce travail a été réalisée dans un quartier (Conjunto dos Professores). Aucun ciblage social n'a été réalisé sinon celui de limiter la population enquêtée aux frontières géographiques de ce quartier. Si effectivement le sentiment de peur identifié chez les individus a pu être évoqué de manières amplement différentes, il ressort en dernière instance que le sentiment d'insécurité reste largement partagé par la plupart des individus, indépendamment de différences telles que le genre, l'âge ou le revenu. Ainsi, si lors des entretiens, certains individus ont affirmé se sentir en sécurité, il n'en reste pas moins qu'un important sentiment d'insécurité est partagé par la majorité.

Au vu des chiffres de la criminalité urbaine à Natal exposés dans la première partie et compte tenu des différentes expériences d'agressions vécues et racontées par les enquêtés,

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on admettra que, à la différence de certaines zones géographiques où les risques de victimisation sont faibles mais le sentiment d'insécurité élevé, la peur de la criminalité urbaine à Natal et dans le Conjunto dos Professores repose sur des fondements objectifs concrets et possède une certaine cohérence face à la réalité.

Cependant, nous allons voir maintenant que la peur de la criminalité urbaine a pris une place qu'on pourrait qualifier de « structurelle » dans la société brésilienne. En effet, dans le sens où la criminalité urbaine est devenue une des principales inquiétudes des brésiliens et qu'elle occupe une place prépondérante dans les discours (qu'ils proviennent de la classe politique, de la sphère médiatique ou de la société civile), elle s'érige comme un moteur idéologique puissant, créateur d'une réalité symbolique et matérielle dont certains aspects seront questionnés dans ce travail. Comme l'a montré l'anthropologue Alba Zaluar,

« grâce à une configuration culturelle, institutionnelle et économique particulière, la peur réaliste du crime, dont les taux ont systématiquement augmenté ces dernières décennies, s'est transformée en effroi ou en terreur irrationnels et a favorisé le retour de la dichotomie nette et absolue entre le bien et le mal. » (Zaluar, 2004, p.43).

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II/ Le discours sur le crime

Les récits qui ont pour objet la criminalité font partie intégrante du quotidien de la plupart des différentes strates des populations urbaines brésiliennes. Face à l'augmentation de la violence au sein des métropoles, le crime est devenu un sujet récurrent des conversations. D'autre part il est fréquemment invoqué dans les allocutions politiques et s'est imposé comme un thème de prédilection des médias. Dans son livre Cidade de Muros, Crime, Segregação e Cidadania em São Paulo, paru en 2000, Teresa Pires do Rio Caldeira décrit ce phénomène sous le nom de « fala do crime » / « talk of crime » , que je traduirai ici

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par « discours sur le crime ». S'inscrivant, à la suite d'Allen Feldman et de Michel Taussig, dans une tradition théorique postulant que « la narration fait la médiation de la violence et l'aide à proliférer », l'auteur affirme que le discours sur le crime se multiplie et perpétue un

42 Traduction de l'auteur

43 L'auteure brésilienne a écrit son livre en Anglais (Teresa Caldeira, City of Walls: Crime, Segregation, and Citizenship in São Paulo, University of California Press, 473 p., 2001), mais c'est sa traduction qui fût publiée en premier.

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cycle de la peur et de la violence produisant des effets contraires à ceux promus par les idéaux démocratiques :

« Le discours sur le crime - c'est à dire tout type de conversations, commentaires, récits, blagues, débats et plaisanteries dont les thèmes sont le crime et la peur - est contagieux. Lorsqu'un cas est raconté, d'autres vont très probablement suivre ; et il est rare qu'un commentaire reste sans réponse. Le discours sur le crime est également fragmenté et répétitif. Il surgit au milieu des plus diverses interactions, les ponctuant, répétant la même histoire ou des variations de la même histoire, en n'utilisant généralement que quelques ressources narratives. Malgré les répétitions, les individus ne s'en lassent jamais. Au contraire, ils semblent contraints de parler indéfiniment de crimes, comme si les interminables analyses de cas pouvaient les aider à trouver un moyen de faire face à leurs expériences déconcertantes ou à la nature arbitraire et inattendue de la violence. Cependant, la répétition des récits, ne fait que renforcer la sensation de danger, d'insécurité et de perturbation. Ainsi, le discours sur le crime alimente un cycle selon lequel la peur est travaillée et reproduite et avec lequel la violence est dans le même temps combattue et amplifiée. »44 (Caldeira, 2000, p. 27).

Dix huit ans après la publication de Cidade de Muros , la situation décrite par Teresa Caldeira à São Paulo est malheureusement d'actualité à Natal, où il est difficile de passer plus d'une semaine sans avoir à faire à des récits portant sur la criminalité urbaine. En raison de leur caractère événementiel et traumatique, les agressions sont en effet presque systématiquement racontées. Celui qui en a été victime en fera le récit à son entourage qui lui même utilisera le récit rapporté dans d'autres conversations, propageant ainsi l'information dans les différents réseaux relationnels. Les destinataires de ces récits, quant à eux, commenteront à l'aide d'autres histoires d'agressions vécues ou entendues, entretenant ainsi une prolifération du discours sur le crime. S'agissant de ces conversations du quotidien, la logique qui sous-tend de tels échanges peut être expliquée par le recours aux théories interactionnistes. Les récits et la manière dont ils sont racontés peuvent en effet être compris comme des actes de langage qui permettent à ceux qui les énoncent de se mettre en scène dans le monde social. Les agressions étant des événements impressionnants et flirtant avec

44 Traduction de l'auteur

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la frontière entre la vie et la mort, leurs récits mobilisent les émotions et suscitent intérêt et attention chez les auditeurs autant qu'ils permettent aux énonciateurs de faire ressortir certaines caractéristiques de leur identité qu'ils désirent valoriser (courage, détachement, capacité de raconter une histoire,...). Cependant, par la même occasion, ils propagent également la peur. À force d'être répétés, les récits s'inscrivent dans la mémoire des individus qui, quand ils vivent la ville au quotidien, font l'expérience désagréable de la réminiscence incessante des histoires entendues.

D'autre part, le sentiment d'insécurité est également alimenté - selon d'autres logiques - par la classe politique et par la sphère médiatique (dont les relations sont souvent étroites). La diffusion massive sur les ondes télévisuelles de faits divers sanglants et terrorisants augmente drastiquement la sensation de risque et incite à l'élaboration de programmes politiques focalisés sur la sécurité publique au détriment d'autres mesures pourtant tout aussi importantes. Comme le prouve les scores de popularité du candidat à l'élection présidentielle 2018, Jair Bolsonaro, le sentiment croissant d'insécurité des populations urbaines, tend à favoriser l'émergence de solutions politiques répressives basées sur le court terme et aux relents autoritaristes : « La violence doit se combattre par la violence », disait le candidat dans une récente interview. Car, comme argumente Caldeira, le discours sur le crime ne favorise pas uniquement la prolifération de la peur, mais s'érige également comme une tentative discursive de rétablissement d'ordre « dans un univers qui semble avoir perdu sens » (Ibid, p. 28). La criminalité apparaît en effet comme élément

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perturbateur voire dégénérateur. Les enquêtés se demandent « dans quel pays ils vivent » et font la relation entre augmentation de la criminalité urbaine et perte de valeur ou de sens : « plus personne ne se respecte », « il n'y a plus de morale dans ce pays », disent-ils. Pour remédier au désordre moral et matériel causé par la criminalité, le discours sur le crime

« représente un effort de rétablissement de l'ordre et du sens. Contrairement à l'expérience du crime, qui rompt avec le sens et désorganise le monde, le discours sur le crime le réorganise symboliquement par le biais d'une tentative de rétablissement d'un cadre statique du monde. Cette réorganisation symbolique est exprimée dans des termes simplistes, qui s'appuient sur l'élaboration de paires d'opposition

45 Traduction de l'auteur

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évidentes offertes par l'univers du crime, la plus courante d'entre elles étant celle du bien contre le mal. » (Ibid, p. 28).

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Le discours sur le crime a donc deux conséquences d'envergure : il fait proliférer la peur et il participe au développement d'un ordre symbolique manichéen.

Écoutons par exemple le discours que prononçait à la mairie de Natal la Conseillère Municipale Nina Souza, le 13 décembre 2017, lors d'une séance de vote qui avait pour objet la fermeture de certaines rues de la ville, réservant leur accès aux riverains :

« La chambre a fait sa part dans le combat contre cette véritable vague de violence que nous vivons. Personne n'est satisfait de l'actuelle situation d'insécurité de notre État, et nous devons penser au citoyen du bien [ cidadão de bem], qui est enfermé chez lui, craignant de sortir dans la rue et d'être braqué. La population est recluse dans les maisons alors que les bandits profitent de nos rue. Il n'est plus possible que le natalense soit soumis à cette condition de véritable otage au sein de sa propre résidence. »

Extrait du discours de Nina Souza à la chambre municipale, 13 décembre 2017.47

Cette allocution est un exemple type des discours prononcés par la classe politique brésilienne - mais qui sont également actualisés (par mimétisme pourrait-on dire) dans la société civile. Il illustre la manière dont, en quelques phrases, le discours sur le crime peut à la fois mobiliser les peurs et créer des dichotomies simplistes et dangereuses : d'un côté, des « bandits » profitant de l'espace public. De l'autre des « citoyens du bien », retenus en otages dans leur propre résidence. Nous analyserons plus en détail, la position symbolique du bandit dans la société brésilienne. Pour l'instant, contentons nous de remarquer que le discours sur le crime est un puissant moteur idéologique de réclusion, ségrégation et division sociale. D'autre part, en éloignant symboliquement les individus et en faisant circuler le refus de la qualité de citoyen à certains, il fait s'abattre sur eux la violence privée et la violence institutionnelle :

« L'ordre symbolique engendré par le discours sur le crime ne fait pas que discriminer certains groupes, promouvoir leur criminalisation et les

46 Traduction de l'auteur

47 Traduction de l'auteur

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transformer en victimes de la violence. Il fait également circuler la peur au travers de la répétition d'histoires et, par dessus tout, il participe à délégitimer les institutions de l'ordre et à légitimer la privatisation de la justice et le recours à des moyens de vengeance violents et illégaux. Si le discours sur le crime promeut une resymbolisation de la violence, il ne le fait pas en légitimant la violence légale pour combattre la violence illégale, mais en faisant exactement le contraire. [...] Finalement, le discours sur le crime est aussi en désaccord avec les valeurs d'égalité sociale, de tolérance et de respect des droits d'autrui. Le discours sur le crime est productif, mais ce qu'il aide à produire, c'est de la ségrégation (sociale et spatiale), des abus de la part des institutions de l'ordre, une remise en cause des droits de la citoyenneté et, enfin, il aide à produire la violence elle même. Si le discours sur le crime crée de l'ordre, ce n'est pas un ordre démocratique, égalitaire et tolérant, mais exactement son opposé. »48 (Caldeira, 2000, p. 43-44).

Nous verrons plus en détails dans les prochains chapitres, les conséquences de la réorganisation symbolique du monde produite par le discours sur le crime. Mais d'abord revenons sur le sentiment d'insécurité qu'il participe à produire.

III/ Sentiment d'insécurité

L'augmentation de la criminalité et la circulation du discours sur le crime produisent une aggravation du sentiment d'insécurité chez les populations des métropoles brésiliennes. Natal ne fait pas figure d'exception. Qu'il s'agisse des habitants du Conjunto dos Professores avec lesquels je me suis entretenus ou que je considère toutes les personnes avec lesquelles le sujet de la violence a été évoqué, les opinions ne divergent pas et sont sans équivoque : jusqu'à il y a environ 15 ans, les Natalenses se sentaient en sécurité dans leur ville. Cette époque est d'ailleurs souvent remémorée avec une certaine nostalgie et est parfois évoquée à l'aide d'images « romantisées » qui signifient l'existence d'un temps perdu et regretté, effacé derrière l'ombre de la criminalité :

48 Traduction de l'auteur

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« Quand j'étais jeune c'était pas comme ça, on n'avait pas tous ces problèmes qu'on a aujourd'hui. Natal c'était une ville super tranquille, une des plus tranquilles du Brésil même. Alors qu'à Rio la situation était déjà chaotique, nous ici, on vivait très bien. On passait des heures sur les places sans se soucier de rien. Les portes étaient toujours ouvertes et on restait discuter avec nos voisins devant la maison. Les enfants se baladaient dans la rue même après la nuit tombée. »49

Entretien avec Sylvania, 61 ans, retraitée et participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - 12 avril 2017.

Aujourd'hui la situation est toute autre. À de rares exceptions près, l'ensemble des personnes interrogées admettent ressentir un fort sentiment d'insécurité dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Cristina raconte : « Nous ressentons tous un sentiment de peur, de panique pour sortir dans la rue. Moi par exemple après avoir été agressée, je suis restée 6 mois sans aller dans la rue. » (Entretien avec Cristina, 44 ans,

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juin 2017). La voie publique est en effet un espace redouté par l'ensemble des enquêtés et un grand nombre d'entre eux affirme ne pas avoir le courage de sortir à pieds. Mais l'insécurité se fait ressentir également dans d'autres lieux : au restaurant, sur le lieu de travail, ou même au sein du propre foyer. À ce propos Maria explique que :

« Il y a des vagabonds qui traînent dans le quartier ces derniers temps, la nuit. Ça fait environ un mois que ça dure. Presque toutes les nuits il sont là, juste dans la rue. Ils essayent de rentrer dans les maisons. Je le sais, moi je ne dors plus et presque toutes les nuits j'entends les chiens qui aboient. Toujours à la même heure, entre 3 et 4h du matin. La semaine dernière il y en avait un dans le jardin d'une voisine, on l'avait repéré et la police était en route mais il a réussi à s'enfuir avant que les policiers n'arrivent. »51

Entretien avec Maria, retraitée et participante au Conseil communautaire de sécurité - octobre 2017

Stefanie, elle, raconte être sujette à des moments d'angoisses :

« des fois, il m'arrive d'avoir des crises de panique absurdes... L'autre jour, par exemple, j'étais à la terrasse d'un restaurant et j'ai vu un homme

49 Traduction de l'auteur

50 Traduction de l'auteur

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marcher d'un air décidé vers nous, il fixait dans notre direction et juste un peu avant d'être à notre niveau, il a mis sa main dans sa poche pour prendre son téléphone. C'était juste son téléphone, tu comprends ! Mais sur le moment j'ai vraiment cru qu'il allait sortir une arme et nous agresser, j'en étais persuadée. Mon coeur s'est complétement emballé. Et après j'arrivais pas à m'en remettre, j'étais mal à l'aise... À chaque moto qui passait dans la rue, j'avais encore plus peur, je voulais juste rentrer chez moi... »52

Entretien avec Stefanie, 29 ans, étudiante - avril 2017

Ces deux exemples sont symptomatiques de la situation vécue par la plupart des enquêtés. Cependant, au fur et à mesure de mon ethnographie, et surtout à travers l'audition de mes entretiens, je me suis aperçu que les propos qui exprimaient la peur par le biais de descriptions d'émotions étaient finalement assez rares sinon réduits. Le récit de Stéfanie est ainsi à mon sens celui qui parvient le mieux à transmettre une émotion vécue. Les enquêtés ressentent la peur. Ils le disent. Mais la construction discursive d'un champ lexical étoffé de la peur est plus difficile à identifier dans leurs propos. L'analyse attentive des entretiens montre qu'interrogés sur leurs émotions face aux dangers, les enquêtés balaient souvent d'un revers de main, le fond de la question pour diriger le discours soit vers des agressions vécues ou écoutées soit vers des stratégies mises en place au quotidien pour justement éviter les moments d'appréhension. Citons un exemple :

Question : « Comment vous sentez vous dans votre propre maison en relation à la criminalité ? »

Réponse : « Bon parfois je suis pas tout à fait confiant c'est sûr, mais on a Caju, notre chien qui monte la garde, on a des caméras, qui sont visibles de l'extérieur. Rien que le chien et les caméras ça fait déjà renoncer un bon nombre de voleurs. Et puis si malgré ça quelqu'un essayait quand même de passer par dessus le mur, je crois que les bouts de verre et le fil électrique finiraient par l'en dissuader totalement. Non vraiment, je crois que cette maison est assez bien gardée. »53

Entretien avec Claudio, 52 ans, cadre administratif et membre du Conseil communautaire de sécurité - novembre 2017.

52 Traduction de l'auteur

53 Traduction de l'auteur

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Il m'a fallu me rendre à l'évidence : la peur est une émotion, c'est à dire, une expérience corporelle subjective et singulière, une expérience que même les poètes peinent à transformer en mots. Pour ethnographier la peur il apparaît alors plus judicieux de procéder à l'observation des stratégies qui permettent à la peur d'être relayée dans le domaine de la « peur d'avoir peur », plutôt que de tenter de retranscrire des émotions peu mises en avant par les enquêtés. Pour éviter de ressentir la peur, les individus mettent en place des mécanismes, ils rythment leurs activités quotidiennes, ils organisent leur espace. En un mot, ils s'adaptent. Et, à mon sens, l'analyse de ces adaptations constitue le meilleur vecteur permettant d'entrevoir objectivement le sentiment d'insécurité.

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Partie 3 : Se protéger : stratégies

d'évitement de la criminalité urbaine

La criminalité urbaine et la peur de la criminalité urbaine sont partie intégrante de la vie des citoyens de Natal. Elles organisent, modulent le quotidien des habitants, influencent leur manière de concevoir et vivre la ville, leur manière de tisser des liens sociaux avec leurs semblables et avec les organes de sécurité (publics ou privés).

J'ai tenté de décrire précédemment comment le sentiment d'insécurité est vécu par les habitants du Conjunto dos Professores. Dans ce chapitre j'essaierai de retranscrire le plus fidèlement possible ce qu'on pourrait qualifier d'habitus sécuritaire, je veux dire par là l'ensemble des comportements adoptés quotidiennement par les habitants en vue de garantir leur intégrité physique et patrimoniale face à la criminalité urbaine. J'ai choisi de diviser la description de ces pratiques en trois parties qui retracent l'organisation sécuritaire du quotidien : protéger sa personne (II), protéger le foyer (III) et protéger le quartier (IV). Cependant, il m'a semblé qu'une bonne compréhension de ces pratiques nécessitait le retour sur quelques explications préambulaires concernant la culture politique brésilienne (I).

I/ Considérations d'ordre politique et culturel

Pour comprendre les stratégies que les individus (et notamment ceux du Conjunto dos Professores) mettent en place pour se protéger de la criminalité urbaine, il faut d'abord comprendre certaines particularités de la vie sociale et politique brésilienne.

A) Privatisation de la res publica

Lors de son indépendance en 1822, le Brésil était peuplé d'environ 4,4 millions d'individus (2,5 millions de personnes libres, 1,1 million d'esclaves et une population indigène d'environ 800 000 individus), répartis sur un espace géographique d'envergure

54

continentale. Rapidement, le nouvel État brésilien s'est vu confronté à un problème « de taille » : les densités de population étant extrêmement faibles, la possibilité pour les autorités

54 Sources : IBGE, 1990

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d'établir un pouvoir sur l'ensemble du territoire s'est avérée illusoire. « Exprimé plus simplement, l'État national n'existait pas dans la plus grande partie du territoire national. » (Holston, 2013, p. 99). Comme le fait remarquer l'anthropologue américain James Holston, cet état de fait allait s'inscrire dans le temps et poser, en partie, les bases de la culture politique brésilienne :

« Cette incapacité de se consolider nationalement a caractérisé l'État pendant toute la période impériale et a survécu à l'avènement de la République. Bien que nous ne puissions réduire ce problème aux seules questions géographiques, l'incapacité de l'État à administrer les grands espaces du pays a forcé ce dernier à maintenir certains accords et habitudes qui ont eu des conséquences importantes sur le développement de la citoyenneté. » (Ibid, p. 99)

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Pour faire face à l'immensité du territoire et pour remédier à l'incapacité des autorités publiques de l'administrer, l'Empire (1822 - 1889) a fait le choix de s'appuyer sur les élites locales pour assurer sa suprématie. Holston donne ainsi l'exemple de la création des Guarda Municipal en 1831, sorte de milices privées, commandées par des barons locaux et supposées assurer les intérêts de l'Etat sur les territoires, mais qui se sont avérées au contraire, préjudiciables à sa consolidation : « Bien que parfois elles aient pu accomplir les fonctions de l'État, elles le faisaient de façon à maintenir le gouvernement national otage des structures de pouvoir locales et privées » (Ibid, p. 100), au point que le rôle de ces structures s'est finalement établi comme une des caractéristiques de la culture politique brésilienne.

« Cette alliance entre le pouvoir public et les pouvoirs particuliers locaux, entre la loi et la force privée [...] a signifié une privatisation du public dans tout le pays. Ainsi, cette appropriation de la res publica est devenue une norme tacite de la sphère publique au Brésil. » (Ibid, p. 100).

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Si en 2018, l'État brésilien est présent sur une partie du territoire bien plus importante qu'il n'a pu l'être auparavant, il n'en reste pas moins que, d'une part il existe encore de nombreux espaces où la présence étatique est faible ou inexistante (favelas, campagnes,...) et que d'autre part le recours au privé dans l'organisation des différents secteurs de la

55 Traductions de l'auteur

56 Traductions de l'auteur

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société reste un phénomène de grande ampleur, notamment renforcé dans les années 80 par la libéralisation de l'économie. En témoigne, par exemple, la supériorité numérique des agents de sécurité privée face aux agents publics .

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De fait, sous certains aspects, le Brésil s'insère dans l'économie de marché avec une certaine aisance qui permet à l'État de se délester de ses fonctions sans que cela ne soit remis en cause par les classes dominantes. Dans une société où les juges gagnent plus de trente fois le salaire minimum, l'existence de l'État est même souvent jugée superflue voire néfaste par les classes qui peuvent négocier sur le marché privé des services de meilleure qualité que ceux proposés par le service public - qu'il s'agisse de soins, d'éducation, de transport ou de sécurité. On rappellera également l'existence d'une corruption généralisée de toutes les strates du pouvoir public qui incite à une large méfiance des brésiliens envers les représentants de l'État.

D'autre part, et dans le cas qui nous intéresse ici, depuis le sortir de la dictature militaire, le nouvel ordre démocratique s'est montré incapable d'assurer à ses citoyens un des objectifs pourtant à l'origine du pacte social : la sécurité. Comme le note Angelina Peralva,

« Le Brésil démocratique est devenu incapable de contrôler sa propre violence, car incapable de créer des institutions susceptibles de mener à bien cette tâche. La démocratie, conçue d'abord de façon limitée en tant qu'ouverture du système politique (élections libres, liberté d'association et d'opinion), n'a pas fait preuve ïune capacité autorégulatrice pour ce qui est de la gestion des conflits. » (Peralva, 2001)

Si l'échec de l'État dans son rôle de protection des citoyens s'explique en partie par des politiques de sécurité publique axées sur la répression et conduites avec peu de moyens humains et financiers, la corruption policière figure également parmi les obstacles à la bonne conduite de ces politiques :

« Une partie de la criminalité, et en particulier celle due aux réseaux mafieux les plus structurés, les réseaux dits du «crime organisé», est

57 Sources : Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios - PNAD, do Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística - IBGE, 2005

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sous-tendue par l'action et l'immixtion directe de policiers et ex-policiers dans les activités criminelles. » (Ibid).

Malgré la récente initiative de projets sécuritaires développés conjointement par les forces de l'ordre et les citoyens, qui font en quelque sorte exception à la règle, il faudra alors concevoir les stratégies sécuritaires mises en place par les individus comme des tentatives de ceux-ci de palier aux défaillances de l'État, par le biais d'un recours à leur inventivité personnelle et à leur capital économique.

B) Le jeitinho brasileiro

Pour combler aux défaillances de l'État, les brésiliens ont dû inventer une façon d'être au monde qui fait paradoxalement leur honte et leur fierté. Je veux parler du « jeitinho brasileiro », trait caractéristique de la culture brésilienne dont aucun mot de la langue française ne saurait englober toute la spécificité. « Dar um jeito » c'est arranger, réussir quelque chose par la débrouille, par la négociation ou par le passage par une petite porte. C'est réparer une erreur ou un objet, améliorer une situation, ajuster des variables, régler un problème ou un conflit, toujours avec cette idée de malice individuelle et de foi en la flexibilité du monde. Le bricoleur va « dar um jeito » de réparer sa bicyclette cassée en utilisant des pièces apparemment inappropriées à cet usage. La professeur va « dar um jeito » de regarder le travail de l'étudiant entre midi et deux en négociant avec ses collègues le report du déjeuner de quelques dizaines de minutes, et les collègues vont « dar um jeito » en trouvant un moyen d'informer leur classe que, peut-être, ils seront un peu en retard. Une mère de famille célibataire dont le maigre salaire ne tient pas jusqu'à la fin du mois va « dar um jeito » d'assurer les nécessités de ses enfants par on ne sait quel moyen. Et l'avocat d'un homme arrêté au volant avec 3,5 g d'alcool dans le sang va « dar um jeito » d'éviter un procès en invitant le délégué de police au restaurant. Honte et fierté donc, car le « jeitinho brasileiro » range sous une même appellation extrêmement large des actes aussi différents et opposés que les prouesses techniques les plus spectaculaires et inattendues et les plus abjects actes de corruption. Il ne serait pas surprenant d'ailleurs d'apprendre à ce propos que quand fut prémédité l'assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale, militante des droits humains et rapporteuse de la commission de surveillance de l'intervention fédérale dans la politique de sécurité de l'Etat de Rio, froidement exécutée le 14 mars 2018, le tueur à gage eût répondu à ses mandants : « vou dar um jeito ».

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Le jeitinho brasileiro illustre donc à la fois un trait culturel de débrouillardise et la flexibilité des institutions, les deux s'alimentant rétroactivement : c'est bien parce que les institutions sont flexibles qu'il est possible de « dar um jeito » et c'est bien parce que le « jeitinho brasileiro » est reconnu et toléré que les institutions peinent à prendre la voie de la rigidité. Au Brésil, tout est négociable pour autant qu'on en ait les conditions (en termes de capital social et économique). Chaque strate de la société est imprégnée de cette flexibilité arbitraire qui relègue les lois au statut de principe abstrait et détournable. L'individu de classe défavorisée pourra vendre des chapeaux sur la plage sans jamais être inquiété par les services de fiscalisation. Le jeune homme de classe moyenne qui s'est vu retirer les points de son permis de conduire pourra soudoyer un agent du département de fiscalisation routière (DETRAN) pour faire réapparaître ses points comme par magie. Et les suspects du scandale « Helicoca », hélicoptère de la famille du sénateur Zezé Perrella intercepté avec une demie tonne de cocaïne à son bord, pourront dormir paisiblement. Ils ne seront même pas soumis à un interrogatoire.

Faire l'analyse des stratégies sécuritaires mises en place par les citoyens ne pourrait alors se passer d'intégrer à ses développements le « jeitinho brasileiro », ce trait culturel de la débrouillardise et de la flexibilité qui fait exister l'innovation politique plutôt dans le cadre des négociations interindividuelles qu'au sein du champ politique institutionnel. À défaut de pouvoir compter sur les instances étatiques, les Brésiliens comptent en effet avant tout sur eux-mêmes.

« Ici à Capim Macio, la situation de la criminalité était insupportable, personne ne pouvait aller se balader sur la place, on ne pouvait même pas aller à l'église. [...] Du coup on a décidé de voir si on pouvait changer ça, faire notre part pour voir si on arrivait à faire baisser les chiffres de la criminalité à un niveau acceptable. S'il existe un niveau acceptable de criminalité. »58

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil de sécurité du Conjunto dos Professeur - octobre 2017.

On voit au travers du discours de Ricardo, la banalité du discrédit des institutions étatiques. La police ne règle pas le problème ? Qu'à cela ne tienne, les habitants prendront en main la question de la sécurité.

58 Traduction de l'auteur

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Mais surtout, le jeitinho brasileiro offre un modèle d'interprétation des relations entretenues entre policiers et citoyens qui seront développées dans la troisième partie de ce chapitre. Inviter les agents de l'État à prendre le petit déjeuner, leur acheter le repas du midi, organiser des événements divers en leur honneur, leur glisser quelques billets dans la poche de temps à autre,... Ces actes sont de véritables stratégies de la part des citoyens qui les pratiquent et leur effectivité n'est possible qu'à cause ou grâce à la flexibilité du système brésilien. Au travers d'offrandes et de flatteries, les habitants, bien conscients de leurs intérêts, négocient la présence de la voiture de police qui peut se permettre, selon le bon vouloir des policiers qui la conduisent, de délaisser certains quartiers au profit du Conjunto dos Professores. C'est encore grâce à cette flexibilité que j'ai par exemple pu observer un matin une quarantaine de policiers (soit certainement la plupart des effectifs en service du 5e bataillon ce jour là) réunis sur la place Hélio Galvão pour prendre le café avec une trentaine d'habitants pendant environ une heure, alors qu'ils ont pourtant pour mission d'assurer la sécurité des 175.000 citoyens de la Zone Sud de Natal.

II/ Protéger sa personne

Si le sentiment de peur issu de la criminalité urbaine peut être difficile à contrôler, en revanche, il est possible de réduire ces moments d'inquiétude ou d'angoisse et ce notamment en réduisant le facteur de risque d'occurrence d'une victimisation. De la même manière qu'il est possible, grâce à l'adoption de certains comportements, de réduire les risques que représentent le trafic routier (traverser au passage piéton, être attentif aux voitures,...), il est tout aussi possible de réduire les risques d'agressions criminelles grâce à la mise en place de stratégies défensives quotidiennes.

En guise d'introduction à cette partie, je reproduis ci-dessous un des messages qui fut publié dans les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité en décembre 2017, lorsque les services de police du Rio Grande do Norte se mirent en grève. S'il peut sembler radical en certains de ses paragraphes, il illustre cependant avec pertinence quelques unes des stratégies que les habitants du Conjunto dos Professores mettent en place quotidiennement dans leur recherche de sécurité.

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« Quelques conseils de sécurité pour survivre dans le Rio Grande do Norte

1- Pas de sorties dans les bars, restaurants, snacks, à ciel ouvert.
2- Ne pas sortir de chez soi après 22h
3- Circulez sur des voies animées. Évitez les raccourcis
4- Ne vous rendez jamais à la pharmacie. Passez commande pour vous
faire livrer.
5- Vous avez faim? Faites vous livrer.
6- Sorties uniquement dans les centres commerciaux.
7- Maison de vacances sans sécurité privée et armée, n'y pensez même
pas.

8- En voiture, quand vous vous arrêtez à un feu rouge, maintenez une
certaine distance avec la voiture de devant de façon à en voir les pneus
arrière. Cela permettra de manoeuvrer si nécessaire.

9- Au feu rouge, ne vous arrêtez pas sur la voie de gauche. Préférez la voie du milieu.

10- Maintenez une double distance de sécurité avec les motos.

11- En voiture, ne vous arrêtez pas pour utiliser votre portable.

12- Si vous allez chercher quelqu'un, ne restez pas à l'arrêt au point de rendez-vous. Faites des tours de pâté de maison jusqu'à ce que le passager arrive.

13- Si vous habitez une maison, faites plusieurs tours de pâté de maison avant de rentrer la voiture dans le garage. Quand vous sortez de chez vous, vérifiez qu'il n'y a personne de suspect dans la rue, de préférence grâce aux caméras de surveillance.

14- Si vous habitez une maison, installez des fils électriques, des capteurs,
des caméras de surveillance et adoptez des chiens de garde. Mais le
mieux est de déménager en condominio fechado ou en appartement.

15- Si vous avez les moyens d'acheter une voiture blindée, n'hésitez pas !!

16- Soyez toujours suspicieux de tout et de tous.

17- Gardez toujours une posture défensive et soyez toujours en alerte.

18- Quand vous vous dirigez vers votre véhicule garé dans la rue, ne le rejoignez pas directement. Observez les alentours et si tout est tranquille, entrez et démarrez rapidement.

77

19- Quand vous vous rendez dans un lieu public (boulangerie, restaurant,
bar,...), préférez ceux qui possèdent des agents de sécurité armés. Les
vigiles avec matraque et sifflet ne servent plus à rien.
20- N'allez jamais au distributeur de nuit, ni le week-end, ni dans des
endroits peu fréquentés. Préférez toujours les centres commerciaux.
22- Quand vous faites le plein, sortez du véhicule et gardez une posture
défensive.
22- Oubliez les discussions sur le trottoir, face à la maison. Cette époque
est révolue !
23- Et le plus important : en cas d'agression, NE JAMAIS RÉAGIR !!

Que Dieu nous bénisse et nous protège. »59

Texte partagé sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité, décembre 2017

A) Savoir se comporter dans la rue

« Quand je suis à pieds, toute seule, dans la rue, je me sens super vulnérable, j'ai l'impression d'être une cible sur pattes. Je déteste être à pieds, il faut toujours regarder à droite, à gauche, derrière,... Il faut toujours être à l'affût, surveiller les motos qui passent, entrer dans un commerce quand il y a un danger... »60

Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante - août 2017.

Comme en témoigne Sarah, marcher dans les rues de Natal et en l'occurrence, de Capim Macio est presque perçu comme un acte de courage par la plupart des enquêtés et requiert une vigilance accrue. Si la condition de piéton semble être évitée au maximum au point que certains habitants affirment ne jamais sortir à pieds, il est cependant difficile, pour la majorité de la population, de vivre sans mettre un pied dehors. Chacun développe alors un répertoire de stratégies qui permettra d'éviter au maximum la survenue d'un événement traumatique.

59 Traduction de l'auteur

60 Traduction de l'auteur

78

La plus fondamentale de ces stratégies réside dans l'organisation des horaires de sorties. À Natal, tout au long de l'année, le soleil se lève vers 5h et se couche aux alentours de 17h30. Pour la plupart des habitants, la nuit étant synonyme d'une plus grande insécurité, être hors du foyer entre 17h30 et 5h du matin constitue déjà une mise en danger de sa personne. Du fait des horaires de travail, nombreux sont les Natalenses qui ne rentrent chez eux qu'après la tombée de la nuit, mais ces derniers redoublent alors de prudence. Après 20h les rues du Conjunto dos Professores sont désertes. Passent encore quelques voitures, mais il est très rare de rencontrer un piéton. Chacun se retranche chez soi et le silence laisse à peine imaginer qu'il y a encore de la vie derrière les façades et les portails des maisons figées dans le temps jusqu'à l'aube. Les habitants du Conjunto dos Professores savent également qu'il y a des horaires à éviter dans la mesure du possible. Les heures de pointe des travailleurs sont aussi les heures de pointe des voleurs. Ricardo m'explique :

« Quand on regarde la carte des horaires et des lieux d'occurrence des agressions, on voit clairement que la grande majorité des incidents a lieu le matin quand les gens vont au travail et le soir quand ils reviennent du travail, entre 6h et 8h30 le matin et entre 16h et 18h le soir. La plupart des crimes ont lieu dans le Village et la plupart sont contre des piétons. Du

61

coup si tu es dans ces horaires, dans le Village, à pieds, tu as des statistiques très favorables pour être attaqué [ assaltado]. Du coup il faut qu'on pense qu'on doit changer nos habitudes afin d'être moins attaquables [ assaltavel]. »62

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Cette phrase montre aussi qu'outre une attention portée aux horaires de sorties, les habitants sont également vigilants aux lieux de sorties. La plupart des enquêtés affirment par exemple modifier fréquemment leurs trajets par peur d'être victime d'un acte de criminalité urbaine. Certaines petites rues sont délaissées au profit des grands axes, l'utilisation du tissu urbain se fait presque uniquement dans une optique de transit et se promener dans le quartier est un concept qui n'existe pas.

En effet, tout déplacement à pieds implique un certain malaise. Comme le disait Sarah, être piéton c'est être une cible potentielle et se trouver dans une situation de

61 Le Village est un autre sous-quartier de Capim Macio. Il est limitrophe au Conjunto dos Professores.

62 Traduction de l'auteur

79

particulière vulnérabilité. Il faut alors être attentif, poser un regard suspicieux sur les autres piétons, sur les cyclistes, sur les motos. Il faut éviter les signes ostentatoires de richesse. Certains possèdent deux téléphones portables : le téléphone officiel et le « celular do ladrão », le téléphone du voleur, de moindre qualité qui sera remis à l'agresseur en cas d' assalto :

« Ces dernières années, on s'est plus ou moins habitué, ou on a été obligé de s'habituer à la violence. C'est cette certitude qu'on peut être attaqué (assaltado). Ce truc de plaisanter : «ah j'ai de l'argent, je vais le diviser, je vais en garder une partie ici et une autre à un autre endroit de mon corps et cette part ça sera celle du voleur.» Par exemple j'ai un bon téléphone, un smartphone et un plus simple, en cas de vol. »

Entretien avec Artur, jeune homme d'une trentaine d'années, participant au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - novembre 2017

Nombre d'enquêtés affirment également sortir avec peu d'effets personnels mais avoir toujours quelque chose à donner :

« Tu comprends, si tu n'as rien sur toi, c'est là que ça devient dangereux, le type peut croire que tu veux pas coopérer et alors tu risques de te faire tirer dessus. »

Entretien avec Jacqueline, femme d'une quarantaine d'année, participante au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores - octobre 2017

Leticia, quant à elle, témoigne qu'elle va jusqu'à penser aux chaussures qu'elle peut utiliser pour sortir dans la rue :

« J'adore les talons, mais je ne vais pas utiliser des talons pour marcher dans la rue, parce que je sais que si j'ai besoin de courir, je vais tomber. »63

Entretien avec Leticia, 23 ans, étudiante - septembre 2017

63 Traductions de l'auteur

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B) Quelques règles préalables à l'utilisation des moyens de transport

Utiliser un moyen de transport, public ou privé, est souvent jugé plus sûr que de se déplacer à pieds. Mais là aussi il faudra observer certaines règles de sécurité.

En voiture, il est conseillé d'éviter de rester à l'arrêt. Si l'automobiliste ne trouve pas sa destination il préférera souvent se renseigner en roulant, quitte à faire usage de son téléphone au volant, plutôt que de s'arrêter pour ouvrir son GPS. Les vitres de la plupart des automobiles sont teintées et nombreux sont les individus qui n'osent pas les abaisser. La nuit il est fréquent de voir des automobilistes passer au feu rouge pour ne pas rester à l'arrêt (et la jurisprudence est relativement laxiste dans ce domaine). Presque chaque maison du quartier possède son propre garage et à la nuit tombée très peu de voitures sont garées dans les rues. Ricardo qui dirige une école de langues dans le quartier m'explique comment il se gare quand il arrive à l'école :

« Moi quand j'arrive au boulot, je me gare en marche arrière. Je ne me gare pas en marche arrière parce que c'est plus facile de sortir, je me gare en marche arrière parce que si j'entre en marche avant, je suis totalement vulnérable. Si quelqu'un vient m'aborder, je ne vais pas le voir venir et je vais me faire avoir. Mais quand je me gare en marche arrière, je vois tout ce qu'il se passe et au moindre mouvement suspect, je passe la première et je m'en vais. Ici, à l'entreprise on a un protocole d'entrée et de sortie. Le premier va à sa voiture pendant que l'autre ferme la porte. Et on sait que si un des deux est abordé, l'autre doit fuir pour pouvoir chercher de l'aide. Ça ne sert à rien de rester, ça ferait juste une victime de plus. Donc voilà, ce sont des petits détails du quotidien qui font que tu as plus de sécurité. Moi, ça doit faire, je sais pas, au moins 5 ans que j'ai pas été victime d'une agression. Mais c'est depuis que j'ai changé mes habitudes. »64

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Du fait de la relative aisance économique et matérielle de la plupart des habitants du Conjunto dos Professores, rares sont ceux qui se déplacent en bus, mais ceux qui le font développent également des stratégies préventives quand ils utilisent ce moyen de transport :

64 Traduction de l'auteur

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être doublement sur ses gardes à l'arrêt de bus, s'asseoir à côté d'une personne qui semble inoffensive, choisir une place ni trop à l'avant du bus ni trop à l'arrière, garder son sac sur les genoux, ranger son téléphone portable dans une poche inaccessible,...

Enfin, les trajets en taxi ou en Uber sont également effectués sous le joug de mesures de protection personnelle, comme en témoignent par exemple les dires de Sarah :

« À chaque fois que je rentre dans un taxi ou dans un Uber, je regarde la plaque d'immatriculation et je l'envoie à ma mère en disant où je suis et où je vais. Et si je trouve que le type est louche, j'appelle quelqu'un et je fais exprès de raconter que je suis dans un Uber à tel endroit pour montrer que quelqu'un sait où je suis. »65

Entretien avec Sarah, 24 ans, étudiante - août 2017.

C) Abandonner l'espace public

La peur de la criminalité façonne ainsi une utilisation particulière de la ville. La rue cesse d'être un espace de vie pour se transformer en un simple espace de transit auquel Marc Augé (1992) appliquerait peut-être son concept de non-lieu. Dans le Conjunto dos Professores, il n'est pas question de traîner sur les trottoirs. Et si on sort de chez soi, c'est pour se rendre en un lieu bien défini, un lieu souvent privé, parfois public mais dans ce cas, bien souvent privatisé : lieu de travail, centre commercial, église, maison d'un proche, salle de sport,... Les espaces non privatisés fréquentés par les habitants du Conjunto dos Professores sont rares. Outre leur occupation de la place de l'église qui retiendra notre attention un peu plus loin, les enquêtés affirment se rendre sur le trottoir de l'avenue Roberto Freire pour y faire leur jogging et disent aller à la plage de temps à autre, mais uniquement sous les parasols proposés par les kiosques, qui offrent une sensation de sécurité. La rue devient ainsi ce no man's land que les citadins, comme en temps de guerre, ne traversent que pour atteindre une autre tranchée, la boule au ventre. Tous les trajets sont bien définis et se font presque uniquement en voiture. Ils mènent de la maison fortifiée au lieu de travail protégé, du lieu de travail protégé au centre commercial sécurisé et du centre commercial sécurisé à la maison fortifiée.

65 Traduction de l'auteur

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II/ Protéger son foyer

A) Sécuriser l'habitat vertical

Au Brésil sans doute plus qu'ailleurs, sécuriser son lieu de résidence est devenu une priorité pour les individus. L'objectif est de se protéger des intrusions qui ont souvent pour finalité le vol de biens (voiture, bijoux, matériel électronique) mais qui peuvent parfois conduire à des séquestrations voire à des homicides. Si les dispositifs de sécurité des condominios horizontaux et verticaux sont aujourd'hui nécessairement intégrés dans les plans des promoteurs immobiliers qui les construisent, les maisons des classes moyennes de Natal sont souvent plus anciennes et l'aspect sécuritaire n'était pas nécessairement un point central à l'époque de leur construction. Pour cette raison, avec le sentiment d'insécurité grandissant, les habitants de quartiers tels que le Conjunto dos Professores ont progressivement adapté l'architecture de leur maison en vue, sinon d'empêcher les intrusions, au moins de décourager les éventuels intrus. Maria raconte :

« Il y a 20 ans, on n'avait pas tous ces problèmes de criminalité qu'on a aujourd'hui. On était toujours devant la maison, dans la rue et on laissait tout ouvert, moi ma porte d'entrée était toujours ouverte, le garage aussi. Aujourd'hui, on est obligé de s'enfermer, j'ai dû changer de portail, en mettre un plus solide, acheter des caméras de surveillance, j'ai fait mettre des fils électriques sur les murs aussi. Et on peut plus rester devant la maison comme on le faisait à l'époque. Ça c'est triste... »66

Entretien avec Maria, retraitée et participante au Conseil communautaire de sécurité - octobre 2017

Dans le Conjunto dos Professores, les résidences longent la rue. Cependant la grande majorité d'entre elles sont cachées derrière de hauts murs et des portails métalliques automatiques. Certaines sont plus visibles et ne s'abritent que derrière des grilles. Mais presque toutes sont protégées par des dispositifs empêchant l'intrusion : fils barbelés, clôtures électriques, détecteurs de mouvements, alarmes, bouts de verres aiguisés incrustés dans le ciment sur le haut des murs, caméras de surveillance, chiens de garde,... Chaque maison est une véritable petite forteresse familiale. Et pour cause, malgré toutes les protections mises en place, certains individus parviennent encore à s'introduire dans les

66 Traduction de l'auteur

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demeures. Manuel qui s'est fait subtiliser son ordinateur dans sa propre chambre, alors qu'il y dormait, me montre le stratagème : selon ses dires, un individu nécessairement de très petite taille a réussi à rentrer dans son jardin de nuit, escalader jusqu'à la fenêtre de sa chambre au premier étage (tâche qui au regard de la configuration du mur semblait presque impossible) et effectuer une figure de contorsionniste pour se faufiler par un trou minuscule entre les barreaux de la fenêtre, subtiliser un ordinateur et repartir sans que personne ne se réveille. En me montrant le passage à présent comblé par des planches de bois, il commente :

« Regarde, tu vois le petit trou ici entre les grilles de la fenêtre, quelqu'un a réussi à passer par là, c'est incroyable, jamais je n'aurais pensé que quelqu'un pourrait réussir à passer par ce trou ! Ça ne peut qu'être un enfant qui a fait ça ! Et le pire c'est que je dormais juste là, tu vois, ça c'est super flippant ! L'ordi à la limite, c'est pas trop grave, mais me dire que quelqu'un était ici, dans ma chambre, pendant que je dormais, ça j'arrive toujours pas à m'en remettre. »67

Entretien avec Manuel, 41 ans, Artiste et habitant du Conjunto dos Professores - février 2017

Pour les plus inquiets, et malgré tous les dispositifs de sécurité mis en place, la maison reste un espace de potentielle occurrence criminelle. Plusieurs enquêtés affirment en effet que leur sensation de sécurité dans leur propre logement, surtout à la nuit tombée, n'est pas satisfaisante, certains affirmant même avoir des troubles du sommeil. C'est le cas par exemple de Maria, qui après une succession de tentatives de cambriolages chez plusieurs de ses voisins, toujours aux alentours de 3h du matin, me confie ne pas réussir à dormir avant 4h « depuis plus d'un mois ».

Si, comme nous allons le voir par la suite, le développement d'un réseau communautaire de sécurité dans le quartier offre une plus grande sensation de possibilités de réaction face aux actes criminels (notamment grâce à des dispositifs de demande d'intervention policière accélérée), en ce qui concerne le cas des intrusions nocturnes, le sentiment de sécurité n'est pas nécessairement renforcé, les habitants estimant en effet qu'à partir d'une certaine heure la vigilance citoyenne et policière diminue fortement, laissant chaque foyer isolé et vulnérable face à l'obscurité de la nuit.

67 Traduction de l'auteur

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Ce sentiment insoluble d'insécurité est la raison pour laquelle de plus en plus d'habitants de quartier résidentiels, Conjunto dos Professores ou autres, quittent les maisons, souvent jugées vulnérables, pour migrer vers des appartements.

B) La vie en « condominio »

Le Conjunto dos Professores n'abrite que de très rares immeubles. Toutefois il m'a semblé ici approprié, en vue de l'argumentation future, de témoigner rapidement d'une autre modalité d'habiter, choisie par une partie des classes moyennes et hautes brésiliennes, d'autant que certains des autres sous-quartiers de Capim Macio, limitrophes au Conjunto dos Professores, sont eux plus fournis en construction verticales.

Alors qu'en France, les tours modernes sont généralement plutôt destinées aux logements sociaux et sont le symbole des banlieues défavorisées, au Brésil, et notamment à Natal, la verticalité est un privilège des classes économiquement privilégiées. Depuis les années 70, les métropoles brésiliennes voient en effet pousser des immeubles de 10 à 20 étages en général, de différents standing mais presque uniquement destinés aux classes favorisées. Le succès de la formule est notamment dû à l'arsenal sécuritaire déployé par les promoteurs immobiliers dans leurs plans de construction de ces édifices. Encerclés de hauts murs coiffés de barbelés, l'unique moyen de pénétrer dans ces immeubles se fait par la porte principale dont l'ouverture est conditionnée à l'identification des personnes par un gardien siégeant dans une guérite. Cette dernière fait office de véritable tour de contrôle. Elle est en contact avec les habitants qui signalent et autorisent les entrées de visiteurs et elle est munie de nombreux écrans de surveillance affichant en temps réel les prises de vues des différentes caméras positionnées stratégiquement dans l'immeuble.

Les condominios verticaux peuvent prendre la forme d'ensemble d'immeubles rassemblés sur un terrain entourés de hauts murs infranchissables. Mais le terme condominio peut également servir à désigner un unique immeuble. Le point commun entre les deux options réside dans l'arsenal sécuritaire déployé et dans la mise en commun d'espaces partagés. Dans un cas comme dans l'autre, la plupart des condominios offrent en effet, en plus des nombreux dispositifs de sécurité, diverses structures (salles de sport, piscines, salles de réunion, salles de fêtes, salles de cinéma, salons de beauté, jeux

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d'enfants,...) qui permettent aux habitants de réduire le temps passé hors de ces complexes et de diminuer ainsi leur exposition aux actes de criminalité urbaine.

III/ Sécuriser le quartier

A) Sociétés de sécurité privée et vigiles de rue

En réponse à la demande sécuritaire, c'est d'abord le marché des entreprises privées qui a investi les rues de ces nouveaux quartiers principalement résidentiels et touristiques de la Zone Sud. Il semblerait en effet, que tant au plan international que national ou local, la réunion de plusieurs facteurs, parmi lesquels l'augmentation de la criminalité, l'augmentation des angoisses face à celle-ci, le discrédit envers les autorités étatiques ou la simple constatation des lacunes de ces autorités, ont offert des espaces légaux et des incitations économiques ayant pour conséquence un fort développement des entreprises de sécurité privée. Si la violence légitime est reconnue, au sein des démocraties modernes, comme appartenant à l'État, les chiffres indiquent cependant un transfert croissant de cette prérogative vers les institutions privées. Alors que dans les pays du Nord, la croissance annuelle du marché de la sécurité privée ne frôle que les 8%, dans les pays du Sud, en revanche, les enquêtes quantitatives exposent des taux variant entre 30 et 40% (Vanderschueren, 2000 ; Felix, 2002 ; Melo, 2008), au point que dans beaucoup de ces pays, les agents de sécurité privée sont aujourd'hui plus nombreux que les agents de l'État. Comme l'a expliqué Caldeira, ces entreprises sont apparues au Brésil à la fin des années 60, en réponse aux braquages de banques récurrents (Caldeira, 2000), et ont connu un fort développement dans les années 90 en conséquence de l'augmentation de la criminalité (Zanetic, 2009). En 2005 le nombre de ces agents sur le territoire national oscillait, selon les différentes enquêtes et modes de calcul, entre 557.500 et 1.648.570 . À titre de

68 69

comparaison, en 2003, le Ministère de la Justice affirmait que le contingent des forces publiques atteignait le chiffre de 506.411 agents (115.960 policiers civils et 390.451 policiers militaires).

68 Sources : FENAVIST/MEZZO PLANEJAMENTO, 2005

69 Sources : Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios - PNAD, do Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística - IBGE, 2005

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La grande majorité des agents de sécurité privée sont employés par des entreprises (banques, transports de fonds, centres commerciaux, restaurants,...) ou par le secteur public lui-même (Zanetic, 2009). Cependant, mon ethnographie montre qu'il existe également deux secteurs de la sécurité privée, dont l'offre se dirige plutôt en direction des particuliers, qui accompagnent cette croissance générale du marché des entreprises de sécurité. Le premier, qui s'inscrit dans les cadres juridico-légaux, prend la forme d'entreprises de prestations de service de sécurité et de surveillance à destination des particuliers. Il s'agit principalement de l'installation de matériels de surveillance électronique (caméras de surveillance, capteurs de mouvement) reliés au centre de commande de la société qui, en cas d'incident, met à disposition des agents qui se rendront sur le lieu en question. Le second appartient au secteur informel et est interdit par les normes juridiques. En effet, alors que conformément à l'article 144, paragraphe 5 de la Constitution Fédérale, seule revient à la police militaire la tâche de « police ostensible » sur la voie publique, Natal, tout comme les autres villes brésiliennes, fourmille d'humbles vigiles informels qui surveillent les maisons, les carrefours et les rues des quartiers résidentiels. Il s'agit dans la plupart des cas de quelques individus, chacun assis sur une chaise en un point stratégique, qui se relaient pour assurer une présence continue. Ces agents ne possèdent généralement aucun équipement adapté à l'appréhension d'un individu armé mais sont rémunérés par les habitants dans l'optique de dissuader de potentiels agresseurs. Edson, qui surveille la même rue du Conjuntos dos Professores depuis 21 ans me raconte :

« On est 3 : Paulo et moi, on se relaie, on fait 12h / 12h et le troisième nous remplace de temps en temps. On surveille les 7 maisons qui sont là, tu vois : à partir de la maison jaune au fond jusqu'à celle là, la dernière. [...] On n'est pas armé, on n'a pas le droit, mais si un voleur essaye de cambrioler une maison, on peut toujours appeler la police. C'est surtout de la dissuasion qu'on fait, moi je suis entre le voleur et la maison, si le type veut cambrioler, je sais que je suis son premier ennemi, je suis sur son chemin, entre lui et sa cible. »70

Entretien avec Edson, homme d'une quarantaine d'années, vigile dans le Conjunto dos Professores - octobre 2017

Dans le Conjunto dos Professores, ils doivent être presque une cinquantaine à exercer cette profession, de la même manière que le décrit Edson. Casquette sur la tête,

70 Traduction de l'auteur

87

paisiblement assis sur une vieille chaise en plastique placée à l'ombre d'un manguier, ils sont les yeux de la rue.

Cependant, ni les entreprises privées et formelles ni les vigiles de rue informels, ne satisfont entièrement les habitants du Conjunto dos Professores. En premier lieu, ils coûtent chers, (chaque foyer contractant débourse entre 50 et 300 reais par mois pour les vigiles et/ou entre 200 et 600 reais pour les entreprises en règle). Par ailleurs, ils ne sont pas toujours efficaces. Et pour finir, ils font peser sur eux les suspicions. Ana, interrogée sur l'efficacité de ces deux types de services, se plaint :

« Ma voisine avait un contrat avec [nom de l'entreprise], elle payait une fortune. Eh bien quand les bandits sont entrés chez elle pendant qu'elle était en vacances, ça n'a strictement servi à rien. Alors, moi je dis : est ce que ça vaut vraiment la peine ? [...] Ce genre d'entreprises, ils recrutent leur personnel dans les quartiers pauvres pour avoir une main d'oeuvre bon marché. Petit à petit les employés connaissent le quotidien des habitants. Et parfois dans leur quartier ils s'impliquent avec des vagabonds et montent des plans pour voler les maisons qu'ils sont censés surveiller. »71

Entretien avec Ana, retraitée et participante au Conseil communautaire de sécurité du

Conjuntos dos Professores - décembre 2017.

Dans le Conjunto dos Professores, c'est sûrement face aux constats du manque d'effectifs et de financement de la police militaire et de l'insuffisance des services proposés par le marché privé de la sécurité, qu'a été bien acceptée, dès ses débuts en mars 2016, l'idée d'un programme de sécurité publique qui associe habilement citoyens et forces de l'ordre.

B) Le projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo

En 2016, en réponse à une demande de la Secretaria de Estado da Segurança Pública e da Defesa Social, le Colonel Major Lima, alors Commandant du 5ème Bataillon de Police Militaire de Natal, initie le projet « Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo »

71 Traduction de l'auteur

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(voisinage solidaire et bataillon participatif) dans la Zone Sud de Natal. Inspiré d'autres expériences développées à travers le monde, le projet s'articule autour de trois axes principaux : unir les habitants d'un quartier à travers l'objectif sécuritaire ; rapprocher fortement citoyens et forces de l'ordre de sorte que la surveillance et les mesures de prévention et d'intervention soient simplifiées, discutées et optimisées ; utiliser les technologies disponibles pour faciliter la réussite de ces objectifs sécuritaires.

« Avant, au niveau de la violence c'était super tranquille. Je suis arrivé ici en 80, dans cette maison. C'était super tranquille, on laissait la porte ouverte, le portail ouvert, tout était ouvert. Y'avait pas de voleur, quasiment pas. Mais en raison de la violence qu'il y a aujourd'hui, on a décidé de créer un conseil de sécurité avec la Police Militaire. »

Entretien avec Fiona, 64 ans, retraitée et Présidente du Conseil communautaire de sécurité - septembre 2017

« Ici à Capim Macio, la situation de la criminalité était insupportable, personne ne pouvait aller se balader sur la place, on ne pouvait même pas aller à l'église. Et au-delà de ma vie personnelle ça a commencé à affecter ma vie professionnelle aussi. J'ai une école ici et les gens disaient «ah mais c'est dangereux ici». Du coup on a décidé de voir si on pouvait changer ça, faire notre part pour voir si on arrivait à faire baisser les chiffres de la criminalité à un niveau acceptable. S'il existe un niveau acceptable de criminalité. C'était ça l'idée. »72

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

En mars 2016, le Colonel Major Correia Lima, alors en charge du commandement du 5ème Bataillon de police militaire de Natal et diplômé en sécurité publique, lance un projet sous le nom de Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo . Le projet est une réponse à des forts taux de criminalité urbaine et à la constatation par le Major lui-même des problèmes dont souffre le 5ème Bataillon. Il m'explique :

« Quand nous sommes arrivés pour assumer le commandement du 5ème Bataillon, qui est le bataillon responsable de la sécurité de la Zone Sud, nous avons détecté un fort indice de crimes contre le patrimoine, c'est à

72 Traductions de l'auteur

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dire des vols, des vols à main armée. Nous avons aussi détecté que la police avait très peu d'effectifs pour une région si grande. Pour te donner une idée, en 1998, la Zone Sud avait 23 voitures pour effectuer le maintien de l'ordre dans toute la Zone Sud. Et quand je suis arrivé il n'y en avait que 7. On a alors décidé de changer de stratégie et de passer à quelque chose de plus proactif, une police de proximité. »73

Entretien avec le Colonel Major Correia Lima - novembre 2017

L'idée d'une police de proximité fait peu à peu son chemin au Brésil. Depuis la fin de la dictature militaire, la tendance est en effet à la décentralisation des politiques publiques et la sécurité n'y fait pas exception comme en témoigne l'article 144 de la constitution Fédérale de 1988 qui stipule que « la sécurité est un droit et un devoir de tous ». C'est Anthony Garotinho, Gouverneur de l'État de Rio de Janeiro qui, en 1999, va poser en premier les bases de nouveaux programmes de sécurité publique. Outre le constat d'une augmentation inquiétante de la criminalité urbaine dans l'État de Rio de Janeiro comme dans le reste du Brésil, Garotinho pointe du doigt un problème fâcheux dont souffre la société brésilienne, résultat de près de trente années de dictature militaire : les relations entre police et citoyens sont catastrophiques, basées sur la méfiance et la peur, la haine et le rejet. Le projet de Garotinho est donc celui de restaurer ces relations à travers un objectif commun aux deux parties : l'objectif sécuritaire. En se basant sur le découpage géographique des Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP), divisions administratives de sécurité récemment créées, le Gouverneur de l'État de Rio de Janeiro institue en 1999 les premiers Conseils Communautaires de Sécurité du pays. La première section de la loi qui les institue définit leurs fonctions de manière générale :

« (a) approcher les institutions policières de la communauté, restaurer leur image, restituer leur crédibilité et transmettre à la population un sentiment de sécurité et une plus grande confiance ; (b) améliorer le contrôle de la criminalité grâce à l'appui de ceux qui vivent de près et quotidiennement les problèmes : les habitants ; (c) élever le niveau de conscience communautaire à propos de la complexité des problèmes relatifs à la sécurité publique afin que jamais, dans notre Etat, il n'y ait un espace pour le renforcement de discours qui proposent la barbarie comme méthode

73 Traduction de l'auteur

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pour combattre la barbarie. » (Rio de Janeiro (Estado), Résolution SSP

74

263 du 26 juillet 1999).

Après Rio de Janeiro c'est au tour de Brasilia d'instaurer des Conseils Communautaires de Sécurité, en 2000, (Barbosa, 2013), puis Porto Alegre et São Paulo. À Natal ils font leur apparition en 2013. Institués par l'ordonnance N° 217/2013-GS/SESED du 30 septembre, ils prennent le nom de Conseils Communautaires de Coopération de Défense Sociale (CCCDS). Leur objectif général, selon l'ordonnance est de « promouvoir une forte intégration des agents de Sécurité Publique avec la Communauté, guidés par la Philosophie de la Police Communautaire, avec pour objectif l'amélioration de la qualité du service, le changement du contexte social et la diminution conséquente de la criminalité, en identifiant, priorisant et recherchant ensemble des solutions. »

En mars 2016, le Colonel Major Correia Lima lance, dans la la Zone Sud de Natal, le projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo qui s'inscrit dans la descendance directe des Conseils nouvellement créés. Plusieurs quartiers de la région répondent positivement à l'initiative et instituent des associations citoyennes qui prennent des noms divers selon les quartiers. Dans le Conjunto dos Professores les habitants s'accordent pour baptiser le nouvel organe « Conseil communautaire de sécurité ». Pour les autorités de police comme pour les citoyens, l'objectif recherché est celui de réduire les occurrences criminelles par le biais de la participation et la coopération.

En pratique, dans le Conjunto dos Professores, le projet fonctionne de la sorte : environ 700 habitants, dont deux sont directement reliés à la police militaire, effectuent un contrôle continu et presque omniscient sur les rues du quartier à l'aide de nombreuses caméras de surveillance privées et de trois groupes Whatsapp dont les règles,

75

fréquemment rappelées, sont ainsi énoncées :

« Ceci sera notre principal instrument et il ne devra être utilisé qu'en cas de nécessité, lors de situations imminentes ou évidentes d'insécurité, d'urgence ou de risque. Individus ou voitures suspectes, actions criminelles

74 Traduction de l'auteur

75 Étant donné qu'un groupe Whatsapp ne peut contenir que 256 participants, la communauté a réparti la population en trois groupes similaires (« Emergência 1 », « Emergência 2 » et « Emergência 3 »).

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réelles, demande de secours ou cas similaires... Tout type d'alertes de criminalité. »76

Extrait des règles d'utilisation des groupes Whatsapp « Emergência ».

Ainsi, lorsqu'une action criminelle est détectée ou lorsqu'un individu ou le comportement d'un individu est jugé suspect par un habitant, ce dernier en informe la communauté par le biais d'un message sur le groupe Whatsapp, souvent accompagné d'une photo ou d'une vidéo prise par une caméra de surveillance . Les autres participants du

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groupe seront ainsi prévenus du danger potentiel et pourront, en outre, partager leurs avis sur la situation. Dans la plupart des cas, les messages postés sur le groupe Whatsapp prennent la forme d'une demande d'identification adressée au voisinage, d'une demande d'identification par la police, d'une demande d'intervention de la police en réponse à un acte criminel ou d'une simple interrogation ou mise en garde à la vue d'un phénomène jugé étrange. Deux individus, la Présidente et le Vice-Président du Conseil communautaire de sécurité, sont en lien direct avec le téléphone de la patrouille de Police Militaire en charge de la sécurité du quartier et pourront alors, si cela est jugé nécessaire, entrer directement en contact avec celle-ci, sans avoir à passer par la centrale téléphonique de la Police Militaire. Les résultats semblent probants. Le Vice-Président du Conseil communautaire de sécurité avance des chiffres avec un air satisfait :

« Au sein même du CEOSP, la centrale téléphonique, il existe un temps d'attente de traitement pour que soit donné un ordre à une patrouille. Ce temps, il est en moyenne de 23 minutes. [...] Avec notre nouvelle manière de faire, la communauté elle-même fait le tri pour savoir quelles sont les situations où la police doit intervenir ou non, et le temps de réponse et d'arrivée de la voiture est bien plus court. Aujourd'hui, je calcule, il est de 3 minutes en moyenne. »

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Après deux ans d'existence, le projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo semble en effet satisfaire la majeure partie des habitants du Conjunto dos Professores qui disent ressentir une plus grande sensation de sécurité qu'avant le lancement du projet. La police est plus souvent présente, notamment aux alentours de la place Helio Galvao qui

76 Traduction de l'auteur

77 Presque toutes les résidences du quartier sont équipées de caméras de surveillance privées dont certaines filment la rue.

92

recommencerait à être fréquentée par les riverains, les relations entre les forces de l'ordre et les citoyens sont jugées « en amélioration » par les deux parties et la création des groupes Whatsapp permet une meilleure communication entre les habitants, les aidant ainsi à identifier rapidement les sources de danger.

Cependant, la participation citoyenne à la surveillance de la voie publique ne saurait remplacer efficacement le rôle dissuasif de la Police Militaire. Le 5ème bataillon en charge de la Zone Sud ne possédant que sept voiture pour assurer la sécurité de 175.000 habitants, sa présence dans tous les quartiers ne peut être effective et continue. Avec le développement des liens entre le bataillon et les citoyens, promu par le projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo, s'est aussi ouverte la possibilité pour les communautés d'utiliser leur ressources pour maintenir les patrouilles de police dans leur enceinte. En effet, si le rapprochement des forces de l'ordre et des citoyens était effectivement un des axes fondamentaux du projet, j'ai pu observé que les rapports dépassent souvent le simple rapprochement pour passer sous le joug de ce qu'on pourrait caractériser de tentatives stratégiques d'appropriation de la Police Militaire par les habitants du Conjunto dos Professores. La criminalité urbaine et le fort sentiment d'insécurité ressenti par les individus, joint à un sous-effectif policier aux bas salaires, voire sans salaire , sont parmi les facteurs

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principaux qui induisent l'émergence de stratégies corruptives de la part des habitants à destination des policiers :

« Ils passent la journée dans la rue, de 7h à 19h. Quand ils finissent leur service, je leur offre un repas. Parce que si tu n'offres pas quelque chose, tu n'as rien en retour. D'une certaine manière, tu dois offrir quelque chose. Donc je leur paye un repas. On ne peut pas leur donner d'argent , du coup

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je vais quelque part, un snack par exemple, je paye en avance une quantité

X et ensuite les policiers vont là-bas et mangent. On paye le déjeuner aussi, j'en paye un par semaine dans un restaurant, selon le nombre de personnes qui vont déjeuner. La semaine dernière ils étaient six, six policiers. Et j'ai réussi à négocier un autre déjeuner. Donc deux déjeuners par semaine. [...]. Il faut leur offrir quelque chose tu comprends. Ils ne viennent pas parce qu'ils sont fonctionnaires, parce qu'ils sont de la police

78 Fin 2017, les policiers (mais aussi les pompiers et les enseignants) restèrent impayés pendant 3 mois, ce qui mena à une grève illégale des forces de l'ordre qui dura plus de trois semaines.

79 Après m'avoir confié, dans cet entretien, ne pas donner de pot-de-vins aux policiers, Fiona l'a pourtant fait devant moi quelques jours plus tard.

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militaire ou parce qu'ils ont la responsabilité de venir. Non. Parce qu'il y a plein de quartiers. Rien que dans la zone sud il y a douze quartiers qu'ils doivent surveiller. Ils viennent parce qu'ici on les reçoit bien. »

Entretien avec Fiona, 64 ans, retraitée et Présidente du Conseil communautaire de sécurité - septembre 2017

Outre ces offres de repas, la communauté organise régulièrement des événements au profit de la police militaire : petit-déjeuner sur la place de l'église, fête des enfants de policiers, anniversaire du bataillon,... Et fin 2017, lorsque les polices civiles et militaires de Natal initièrent une grève qui allait durer plus des trois semaines en réponse à des salaires en retard de trois mois, plusieurs communautés de quartiers de la Zone Sud (Conjunto dos Professores en tête) s'unirent pour venir en aide aux policiers du 5ème bataillon, parvenant à réunir une somme de plus de 6000 reais et à leur pourvoir environ 250 « cestas

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basicas » .

81

Si derrière le discours officiel qui est celui de « remercier la police pour le travail qu'ils font dans notre communauté », existent en réalité de véritables stratégies sécuritaires qui sont à l'oeuvre et mon ethnographie montre que les habitants du Conjunto dos Professores, profitent amplement du projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo pour soudoyer discrètement les forces de police, dans l'espoir de bénéficier de traitements de faveur et d'une meilleure protection.

80 Environ 1500€

81 Les «cestas basicas» sont des sacs d'une vingtaine de kilos, remplis d'aliments de bases (riz, harricots, huile, café, sucre, pâtes,...). On peut les acheter en supermarché pour une somme d'environ 50 reais.

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Partie 4 : S'éloigner de la criminalité

urbaine, s'éloigner de l'Autre

L'exemple des habitants du Conjunto dos Professores, montre ainsi une forme d'habiter l'espace qui se caractérise par une tentative de contrôle des différents facteurs pouvant influencer les indices de criminalité urbaine. La peur des actes de violence, s'apparentant en dernier ressort à une angoisse existentielle, une angoisse de mort, précipite les individus (Natalenses dans notre cas mais ailleurs aussi) vers la mise en place de stratégies et d'attitudes dont la finalité est la protection de l'intégrité personnelle. Pour se protéger, il faut alors contrôler l'espace et contrôler l'Autre (I). Si d'un point de vue local les efforts semblent porter leurs fruits, notre analyse plus englobante va montrer que la criminalité urbaine ne tend pas à baisser mais plutôt à être déplacée et à sortir des espaces de surveillance accrue (II), avec comme effet collatéral la perpétuation d'un urbanisme ségrégué et ségrégant qui accentue toujours un peu plus les inégalités en relayant les actes criminels vers les périphéries urbaines, abandonnées de l'État et financièrement incapables de s'équiper en dispositifs de sécurité privée (III). Avec comme conséquence une marginalisation de la pauvreté et le renforcement d'une peur de l'Autre (IV).

I/ Contrôler l'espace, contrôler Autrui

Comme le montre l'exemple des pratiques des habitants du Conjunto dos Professores, la criminalité et la peur de la criminalité motivent des stratégies qui visent à la sécurisation de l'espace (foyer, quartier). Les individus souhaitent en effet pouvoir se mouvoir dans la ville sans avoir à faire à l'expérience d'un sentiment d'insécurité. Pour y parvenir, ceux-ci développent des pratiques qui transforment petit à petit les villes en « phobopoles » (Souza, 2008). La caractéristique de ces nouvelles formations urbaines est de concentrer les efforts sur le contrôle de l'espace et des individus qui le fréquentent.

Comme nous l'avons vu précédemment, une partie de plus en plus significative des classes privilégiées fait le choix de s'établir dans des condominios . Ces nouvelles structures font de la sécurité la pierre angulaire de leur réussite. Fermés sur l'extérieur, protégés par de

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hauts murs barbelés et possédant un arsenal de contrôle qui en limite l'accès aux seuls habitants, les condominios offrent en effet une alternative prisée aux quartiers résidentiels ouverts jugés trop vulnérables. C'est le cas notamment des condominios horizontaux dont certains sont de véritables localités hermétiques et auto-suffisantes où il est possible de passer toute une vie sans en quitter l'enceinte. Débora Pastana donne ainsi l'exemple du Complexe Urbanistique Intégré d'Alphaville à São Paulo qui abrite aujourd'hui environ 35.000 habitants :

« Bien qu'elle ne possède pas d'hôpital ni de cimetière, l'infrastructure organisée d'Alphaville dispose de secours médico-hospitaliers, de juges des petites affaires, d'un procureur, d'un forum et d'un poste de police. Le local possède également des structures de divertissement, deux shoppings, une université, plusieurs banques et écoles, outre les trois supermarchés et les nombreux bureaux. Toute cette infrastructure permet à l'individu de passer sa vie entière dans cette pseudo-ville standardisée et ceinturée de hauts murs, où tout paraît n'être que bonheur et harmonie. Il restera toutefois à cet individu la tâche de naître ailleurs et d'être enterré à l'extérieur. [...] Il en résulte une distanciation totale de cet individu avec sa ville, causant ainsi la perte d'identité citoyenne, notamment concernant sa responsabilité sociale et civique face aux autres citoyens. » (Pastana,

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2005).

Alphaville constitue l'exemple extrême du quartier sécurisé et les brésiliens vivant dans ce genre de complexes ne représentent qu'une minorité. Cependant, cette minorité est composée de l'élite économique du pays, et pour cette raison, Alphaville s'établit en modèle d'habitat convoité par une frange non négligeable de la population et inspire le développement de projets urbanistiques qui en reprennent les grands axes. Ainsi, les plans de construction des condominios verticaux des classes hautes et moyennes intègrent désormais presque systématiquement, en plus des nombreux dispositifs de sécurisation, des espaces communs offrant un large panel de services (salles de sport, piscines, salles de réunion, salles de fêtes, salles de cinéma, salons de beauté, parcs avec jeux d'enfants,...) qui permettent aux habitants de réduire le temps passé hors de ces complexes et de diminuer ainsi leur exposition aux actes de criminalité urbaine. Dans ces cas de figure, le contrôle de l'espace est inhérent à la structure urbanistique : le complexe est fermé sur lui

82 Traduction de l'auteur

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même et le contrôle de la déviance est opéré intra-muros à la fois par le contrôle social et par les sociétés gestionnaires de ces complexes habitationnels qui édictent les règles du vivre-ensemble et les font respecter à l'aide des agents de sécurité qu'elles emploient. Le contrôle de l'espace extra-muros n'est quant à lui pas nécessaire : les rues qui bordent les condominios n'ont pas d'autre vocation que celle du transit automobile. Les immeubles se font face avec à leurs pieds, de hauts murs, des guérites aux vitres teintées et une rue déserte. Dès lors, pour les habitants des condominios verticaux, les stratégies d'évitement de la criminalité prennent la forme d'un auto-contrôle et d'un abandon de l'espace public. L'utilisation de la ville est marquée par le respect de parcours prédéfinis dont les points d'arrêts se font dans des espaces presque aussi privatisés et sécurisés que les ensembles résidentiels dans lesquels vivent ces classes privilégiées : shoppings, banques, lieux de travail, écoles privées,... Pour préserver le sentiment de sécurité, les individus restent dans ces périmètres et font l'impasse sur certaines activités telles que fréquenter les parcs ou se promener dans le quartier. Ils s'imposent une discipline sécuritaire qui avec le temps devient à tel point intériorisée qu'il serait plus juste de parler d'habitus sécuritaire.

Comme nous l'avons vu avec l'exemple du projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo , pour les habitants des quartiers résidentiels ouverts tel que le Conjunto dos Professores, l'effort est double : en plus de soumettre leur mode de vie à une discipline sécuritaire, les individus tentent d'établir la sécurisation de l'espace que les autorités publiques peinent à assurer. Dans le Conjunto dos Professores, cette sécurisation passe notamment par l'utilisation des nouvelles technologies et par la coopération avec le 5ème Bataillon de Police Militaire. Ces différentes ressources permettent aux habitants d'établir une forme de contrôle sur les entrées et les sorties des individus étrangers au quartier. En effet, grâce notamment au nouveau programme Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo et grâce aux nouvelles technologies qui le sous-tendent, chaque individu inconnu faisant irruption dans le quartier est facilement repéré et peut rapidement être appréhendé par la police. Au travers des mécanismes de suspicion (par un habitant), exposition (sur les groupes Whatsapp), demande d'intervention (de la police), appréhension (de l'individu suspecté), l'entrée dans le quartier du Conjunto dos Professores devient ainsi synonyme, pour certains individus, de contrôle policier systématique.

Voici un exemple de « résolution de suspicion » au travers d'une discussion sur le groupe Whatsapp, qui eut lieu le 2 novembre 2017 :

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« Rodrigo : - Jeune couple. Elle avec un tee-shirt bleu et lui avec un tee-shirt bleu marine. Ils sont dans la rue Professor José Gurgel et toquent aux portes des maisons disant qu'ils ont reçu l'autorisation du prêtre pour faire des prières. J'ai observé qu'à certaines maisons, au lieu de sonner, ils notent le numéro de la maison.

Denyse : - Quelle imagination !! Coup fourré, c'est certain !!

Pedro : - Ils sont passés chez moi dimanche, je n'ai pas ouvert, j'avais trop peur !

Jacqueline : - J'ouvre pas non plus, c'est bien trop louche Pedro : - Quelqu'un de l'église aurait des infos ?

Lydia : - Ils sont passés ici aussi. Mon mari n'a pas ouvert.

Denyse : - Fiona, ça serait mieux de demander à la police de faire un contrôle.

André : - Oui, c'est le minimum. Pedro : - Bien sûr.

Fiona : - La police vient de passer à côté du [centre commercial] Cidade Jardim. Mais je pense que ce sont les jeunes du Shalom. Je vais appeler la police pour vérifier. Dans tous les cas, n'ouvrez pas avant que je poste ici leur identité.

Fiona (quelques minutes plus tard) : - La police a vérifié, ce sont des jeunes de bonnes familles : Caio et Isabela Daniel, Bia Leandro et Hanna Amanda. En raison de la fête de Nossa Senhora da Apresentação, le prêtre leur a bien donné l'ordre. Vous pouvez être tranquilles. »83

Discussion sur le groupe Whatsapp « Emergência 3 » - novembre 2017.

83 Traduction de l'auteur

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Cet exemple est emblématique de la tendance actuelle en place dans le Conjunto dos Professores. Tous les jours, de nombreux « intrus » sont ainsi soumis à la suspicion sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité. Tous les mouvements jugés inhabituels sont analysés et discutés sur les réseaux de communication et la peur collective justifie bien souvent des demandes d'interventions policières pour des cas pourtant parfois anodins. Certains participants au Conseil communautaire de sécurité estiment d'ailleurs que la suspicion criminelle à laquelle sont soumis les individus qui entrent dans le quartier est parfois exagérée. Prenons un exemple : en juillet 2017, deux étudiants de biologie passèrent à plusieurs reprises dans le Conjunto dos Professores pour procéder à des analyses sur les chiens du quartier. L'événement donna lieu à un houleux débat quant à l'exagération des mesures préventives, les uns jugeant qu'il ne fallait pas laisser entrer les deux étudiants dans les foyers, les autres estimant que la réalisation des analyses était une mesure de santé publique. Geraldo écrivit ce message sur le groupe Whatsapp « Emergencia 2 » avant de le quitter :

« Mes amis, quand la question de sécurité devient une hystérie collective, ça devient malsain. Ce ne sont que deux étudiants faisant un travail d'analyse. Face aux diverses réactions, je vous remercie de votre attention et je vous remercie pour mon insertion dans le groupe, mais se placer en position d'otage chaque fois que quelqu'un étranger à la communauté apparaît, devient paradoxalement une menace mortelle. Ça ne va pas. Je préfère conserver ma tranquillité psychologique. Bonne chance à tous. L'idée d'un groupe pour améliorer la SÉCURITÉ est bonne. »84

Message posté par Geraldo sur le groupe Whatsapp « Emergencia 2 » - juillet 2017

La peur de la criminalité et le sentiment d'insécurité justifient ainsi des tentatives de contrôle de l'espace qui s'appuient sur le contrôle des corps. Les caméras de surveillance du quartier filment les individus étrangers à la communauté, les vidéos enregistrées sont partagées sur les réseaux de communication et les mesures jugées adéquates sont décidées : appréhension policière, évitement, refus d'ouvrir les portes des foyers.

« Le citadin lambda en vient à nourrir un sentiment d'insécurité qui transforme son regard sur tous les autres citadins. Au lieu d'entretenir une «indifférence civile» à l'égard du passant inconnu en le tenant à distance,

84 Traduction de l'auteur

99

tout en lui accordant une confiance minimale, il se met à le soupçonner. On assiste ainsi à une véritable transformation du lien social au sein de la ville qui prend la forme d'une «sociabilité de surveillance» : les liens se resserrent au niveau du voisinage le plus immédiat - avec les gens que l'on «connaît bien» - et la méfiance gouverne le rapport à l'«étranger» , toujours vu, à la limite de la paranoïa, comme un agresseur potentiel. » (Pattaroni, Pedrazzini, 2010).

D'autre part de nombreux habitants militent pour la fermeture complète du quartier. Suite à l'adoption par le conseil municipal, le 14 décembre 2017, de la loi qui institue le programme « bairro seguro », certains quartiers résidentiels de Natal pourront en effet être fermés à la circulation à l'aide de portails, dès lors que 80% des habitants concernés approuveront la fermeture de leur quartier. Dans le Conjunto dos Professores, les négociations sont en cours.

Comme le constatait déjà Teresa Caldeira au début des années 2000,

« Ces vingt dernières années, dans des villes aussi diverses que Sao Paulo, Los Angeles, Johannesburg, Buenos-Aires, Budapest, Mexico et Miami, différents groupes sociaux, notamment issus des classes les plus aisées, ont fait usage de la peur de la violence et du crime pour justifier [...] de nouvelles technologies d'exclusion sociale. » (Caldeira, 2000, p. 9).

85

II/ Déplacement de la criminalité urbaine

Si le projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo a permis une diminution de la criminalité dans le Conjunto dos Professores (Le Colonel Major Correia Lima parle d'une « réduction de 74% des indices de crimes contre le patrimoine dans certains quartiers » participant au projet) et une augmentation de la sensation de sécurité, ce n'est pas le cas dans le reste de la métropole dont les statistiques témoignent d'une situation préoccupante .

86

Mais le projet n'a pas d'ambitions globales, comme en témoignent les dires de Ricardo :

85 Traduction de l'auteur

86 2405 homicides en 2017 dans un État de 3,4 millions d'habitants. 1995 en 2016. 1670 en 2015. La grande majorité ont lieu dans la capitale. Données OBVIO (Observatório da Violência Letal Intencional no Rio Grande do Norte).

100

« En termes pratiques, je n'ai jamais pensé, ce n'est pas à ma portée, ça ne m'intéresse pas et je sais que je ne suis pas capable, aujourd'hui, d'éliminer la criminalité ou de résoudre de manière complète et totale la criminalité ici. Du coup, en vérité, nous sommes très pratiques et très conscients que ce que nous faisons: c'est éloigner de nous la criminalité. [...]. Le voleur, il sort pour voler et il va voler. Mais s'il voit qu'ici c'est difficile, il va voler dans d'autres quartiers et pas ici. Donc ce que nous faisons, c'est une migration des bandits vers d'autres quartiers. Et ça c'est très clair pour la police ou pour les statistiques. Plus on travaille ici, plus les crimes augmentent dans les quartiers voisins. C'est fantastique, le bandit il va toujours vers le facile. C'est la caractéristique même du bandit. »

Et un peu plus loin il ajoute cette phrase (qui assimile d'ailleurs consommateur de drogue et individu pratiquant des vols) :

« Le voleur quand il voit les caméras, il pense : «non, je ne vais pas utiliser de la drogue ici, je vais chercher un autre endroit.» Et la drogue est vraiment un problème. Parce que quand il y a un consommateur, il va y avoir un trafiquant et ça augmente le nombre de vols et d'agressions dans la communauté. Du coup on essaye au maximum que la drogue sorte d'ici et qu'elle aille en périphérie. »87

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Les mots sont clairs et se passeraient presque de commentaires : l'objectif, selon le Vice-Président du Conseil communautaire de sécurité, n'est pas d'éliminer la criminalité mais bien de la déplacer, la relayer vers les autres quartiers, notamment pauvres de la ville.

Factuellement, c'est effectivement ce qu'il est possible d'observer : dans le Conjunto dos Professores, grâce aux différents mécanismes de contrôle mis en place depuis la naissance du projet communautaire de sécurité, les taux de criminalité urbaine chutent tandis que le sentiment de sécurité augmente. « Les bandits n'osent même plus venir ici, ils savent que c'est dangereux pour eux ici », m'ont affirmé plusieurs enquêtés. Toutefois, au niveau de la ville, les chiffres de la criminalité et les taux d'homicides augmentent chaque

87 Traductions de l'auteur

101

année au point que Natal est maintenant souvent citée comme une des villes les plus dangereuses du Brésil et du monde par les ONG ou par les instituts d'étude de la criminalité .

88

Et il faut mettre cette observation en relation avec les statistiques : parmi les 4 grandes divisions administratives de la métropole (Zone Sud, Zone Nord, Zone Ouest, Zone Est), la Zone Nord, qui est celle dont les revenus par habitant sont les plus faibles, est aussi celle qui possède la plus grande population (environ 355 000 habitants ) et la plus faible

89

quantité d'effectifs de policiers militaires par habitant, alors que c'est celle qui affiche les plus forts taux d'homicides (266 homicides recensés en 2017). La Zone Sud, au contraire, dont la population n'excède pas les 175 000 habitants et dont les taux d'homicides sont bien inférieurs (47 homicides en 2017 ), est sous la protection d'environ 200 policiers du 5ème

90

Bataillon de Police Militaire.

Outre les inégalités économiques et sociales, outre les inégalités dans l'accès aux soins, à l'éducation ou à la justice, ce sont donc également des inégalités dans le domaine de la sécurité et de la protection de l'intégrité physique et patrimoniale qui se dessinent chaque jour un peu plus au Brésil.

III/ Inégalités dans le domaine de la sécurité

Les villes brésiliennes se sont construites et continuent de se construire selon des schémas hautement ségrégationnistes qu'on peut grossièrement traduire par l'opposition centre-périphérie. Ce processus de ségrégation urbaine commence à la fin du XIXe siècle. Avec la proclamation de l'abolition de l'esclavage le 13 mai 1888, les noirs du Brésil sont officiellement libres. Il leur reste à savoir ce qu'ils feront de cette liberté. Certains décident de rester travailler dans les plantations. Ils recevront alors un salaire contre leurs efforts. D'autres tentent leur chance vers la ville. Ils ne possèdent presque rien et vont commencer une nouvelle vie, à partir de zéro. Dans les jeunes métropoles de ce début de XXème siècle, ils construisent alors des baraques de fortune, là où il reste de la place : à flanc de colline à

88 Voir par exemple le Ranking 2017 de las 50 ciudades más violentas del Mundo de l'ONG Seguridad, justicia y paz, Consejo Ciudadano para la Seguridad Pública y Justicia Penal A.C., qui place Natal à la 4ème place des villes les plus violentes du monde.

89 Sources : SEMSURB, 2016

90 Sources : COINE/SESED, 2018

102

Rio de Janeiro, Belo Horizonte ou Salvador ou à la marge des centres urbains à São Paulo, Recife ou Fortaleza. C'est la naissance de la périphérie brésilienne. En 2018, soit cent trente ans plus tard, la situation n'a pas beaucoup changé. Les chiffres de la démographie urbaine ont explosé certes (à titre d'exemple Sao Paulo abritait 64 934 habitants en 1890 (Fernandes, 2008) contre plus de 12 millions en 2017), mais les répartitions géographiques populationnelles sont les mêmes : des centres-villes de populations riches et blanches et des périphéries urbaines de populations pauvres et majoritairement noires. Nette fracture sociale, spatiale et ethnique dont la sécurité ne pouvait qu'embrasser les frontières.

Cheminant conjointement avec l'augmentation des inégalités et avec l'augmentation de la criminalité urbaine, l'urbanisation rapide que connaît le Brésil au XXème siècle (accélérée par l'exode rural) se fonde progressivement sur une division presque binaire de l'espace urbain. D'un côté des quartiers riches super-protégés, des enclaves sécuritaires qui recourent à un enfermement systématique derrière de hauts murs barbelés, électrifiés et surveillés par des caméras, des guérites et des gardes privés armés. De l'autre, la favela, territoire d'une guerre civile qui a pour principaux acteurs les gangs et l'armée et où les victimes innocentes de balles perdues ou d'homicides arbitraires se comptent par dizaines de milliers chaque année. Entre les deux, des quartiers, tel le Conjunto dos Professores, qui essaient, avec leurs moyens, de sécuriser ce no man's land qu'est devenue la rue.

À Natal, le croisement entre inégalités ethno-socio-économiques et inégalités face à la violence peut être mis en évidence par la mise en relation de la carte des crimes violents létaux intentionnels réalisée par la Coordenadoria de Informações Estatísticas e Análise Criminal (COINE) et les tableaux des revenus moyens établis par le Secretária de Meio Ambiente e Urbanismo (SEMSURB).

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Carte 5 : Carte des homicides à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP)

Carte des homicides recensés à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2017

Sources : COINE/SESED

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Tableaux 3, 4, 5 et 6 : Tableaux des salaires nominaux moyens mensuels dans les quartiers de Natal, calculés en nombre de salaires minimums

Les données sont explicites. Prenons l'exemple des AISP (Aire Intégrée de Sécurité Publique) 01 et 07. Les quartiers qui composent l'AISP 01 - Tirol, Lagoa Seca et Barro Vermelho - affichent respectivement des valeurs de salaire nominal moyen mensuel de 6,46 ; 2,21 et 4,31, soit une moyenne de 4,33 pour l'AISP 01. En 2017, 2 homicides ont été

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91 Au brésil, les statistiques utilisent souvent la valeur d'un salaire minimum (954 reais aujourd'hui, soit 225€) pour définir la valeur des autres salaires.

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recensés dans l'AISP 01. À moins d'une dizaine de kilomètres de là, l'AISP 07. Au sein de l'AISP 07, les valeurs du salaire nominal moyen mensuel sont de 0,96 dans le quartier Quintas, 1,08 dans le quartier Nordeste et 0,75 dans le quartier Bom Pastor, soit une moyenne de 0,93. En 2017, la SESED a compté 81 homicides dans l'AISP 07.

Le rapport de la SESED nous donne d'autres informations. En 2017 ceux qui ont été tués par homicide dans le Rio Grande do Norte étaient en large majorité des individus de sexe masculin (93,8%) et la plupart étaient jeunes (30% avaient entre 18 et 23 ans, 60% avaient entre 12 et 29 ans).

Pourcentages des victimes d'homicides selon le genre, dans le Rio Grande do Norte en 2017 Sources : COINE/SESED - 2018

Pourcentages des victimes d'homicides selon l'âge, dans le Rio Grande do Norte en 2017. Sources : COINE SESED - 2018.

Si l'enquête réalisée dans le Rio Grande do Norte ne donne pas d'information d'ordre ethnique dans son analyse des crimes violents létaux intentionnels, en revanche, le rapport de 2014 du Fórum Brasileiro de Segurança Pública , relate que 68% des victimes d'homicides violents décédées en 2013 au Brésil s'identifiaient à la couleur noire .

92

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92 Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública, 2014

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Pourcentages des victimes de crimes violents létaux intentionnels au Brésil en 2013, selon leur identification à une couleur de peau

Sources : Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2014

Quoi qu'il en soit, au Brésil, les quartiers à faibles revenus sont majoritairement composés d'individus Noirs ou Métisses et on peut ainsi en déduire, sans peur de se tromper, que la grande majorité des 81 personnes tuées dans l'AISP 07 se considéraient certainement Noirs ou Métisses. Les théoriciens de la criminalité urbaine brésilienne sont unanimes : les vraies victimes de la violence au Brésil sont les jeunes hommes, noirs, pauvres et « périphériques » .

93

Au travers des pratiques de contrôle de l'espace urbain qui se développent dans les quartiers qui en ont les moyens économiques (que ces pratiques prennent la forme d'une fermeture hermétique systématique comme c'est le cas avec les condominios fechados ou qu'elles s'illustrent dans la surveillance d'espace ouverts, comme c'est le cas dans le Conjunto dos Professores), se dessinent des géographies de la ville fortement inégalitaires où la sécurité devient l'apanage des classes privilégiées. Avec le perfectionnement des contrôles dans ces quartiers, l'opportunité criminelle, facteur essentiel de l'occurrence des actes de criminalité, se voit considérablement réduite, incitant les auteurs d'infractions à

93 Il existe d'ailleurs un acronyme, souvent utilisé par les milieux militants et académiques pour désigner la condition sociale d'un certain groupe de la population : « PPP », preto pobre periferico (Noir, pauvre, périphérique).

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préférer des zones géographiques plus vulnérables. Dans un pays où l'État se montre incapable d'assurer la sécurité publique, ce sont ainsi bien souvent les logiques économiques qui créent les dichotomies sécuritaires : la paix pour ceux qui ont les moyens de corrompre la police, d'installer des caméras de surveillance et/ou de payer des entreprises de sécurité privée et l'insécurité pour ceux qui vivent sur les territoires abandonnés des autorités publiques et contrôlés par le narcotrafic.

La fracture sociale n'en n'est que renforcée. Alors que les classes sociales privilégiées de la société n'osent pas s'aventurer dans les quartiers pauvres, les mécanismes de contrôle des quartiers riches restreignent l'accès des classes défavorisées à ces quartiers, ces deux phénomènes conduisant in fine à l'éloignement géographique et culturel des différentes classes sociales et à une peur de l'altérité.

IV/ Criminalisation de la pauvreté, ségrégation spatiale et peur de la différence

« 9 janvier 2018 :

Les gens font leur jogging sur le trottoir de l'avenue Roberto Freire. Ils sont blancs, ils sont propres et en bonne santé. De mon vélo j'aperçois un jeune homme noir qui court, un sac sous le bras. Il est une des rares personnes à la peau foncée qui court sur ce trottoir. Une question surgit dans mon esprit : aurait il volé ce sac, pourquoi court-il si vite ? La société raciste de la Zone Sud de Natal a pris d'assaut mon jugement. Je constate avec douleur que je viens de suspecter un homme en raison de son apparence. Il court, comme les autres, mais il est noir et l'état de son corps et de ses vêtements laisse supposer qu'il est pauvre, qu'il n'habite pas ici. Et pour cela, alors que les autres individus courent pour s'entretenir, lui il court pour fuir. Je regarde les autres coureurs, ceux qui sont de la même couleur de peau que moi, de la même classe sociale. Se sont ils demandés eux aussi l'espace d'un instant si le jeune homme noir aux habits abîmés était en train de s'enfuir ? Combien se sont posés cette question ? Et comment se sont-ils sentis à se poser une telle question ? Moi, j'ai honte. Et j'essaye tant bien que mal de me déculpabiliser. Après tout c'est mon

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insertion dans cette société raciste qui me fait avoir ce genre de réaction...

»

Extrait de mon carnet de terrain - janvier 2018

A) Criminalisation de la pauvreté

Comme je me suis attaché à le démontrer au début de ce travail, l'histoire brésilienne a produit les conditions d'émergence d'une criminalité urbaine majoritairement noire, pauvre, jeune et masculine. Dans les métropoles du pays, réunir ces quatre conditions, c'est alors être sûr d'être fréquemment regardé d'un oeil méfiant et d'être souvent stigmatisé comme « bandit ». Cependant, il n'est pas nécessaire d'afficher une apparence présentant ces quatre marqueurs sociaux pour que s'abatte sur certains individus le marteau de la criminalisation. Mon ethnographie montre en effet que l'étanchéité sociale et l'éloignement géographique joints à l'impact de la peur de la criminalité urbaine, tendent à la suspicion et à la criminalisation de la pauvreté sous toute ses formes.

Prenons deux cas illustratifs auxquels j'ai pu assister. Je les retranscris ici à partir de mon carnet de terrain :

« 9 novembre 2017 :

Il est 8h40 du matin. Je suis sur la place Hélio Galvão en compagnie d'une trentaine d'habitants du Conjunto dos Professores et d'une quarantaine d'agents de la Police Militaire. La communauté organise aujourd'hui un petit-déjeuner dont l'objectif est officiellement celui de «remercier les policiers pour leur travail dans le quartier». L'ambiance est aux échanges amicaux, à la rigolade. Les gens se pressent autour de la longue et unique table pour déguster les nombreux plats cuisinés pour l'occasion. D'autres prennent des photos : policiers et habitants, main dans la main, en guise de symbole des nouveaux liens créés depuis la naissance du projet Vizinhança Solidária e Batalhão Participativo . Alors que, pour filmer une vue d'ensemble de l'événement, je m'éloigne

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légèrement du groupe, un jeune homme métisse assis seul sur un banc et dont les habits trahissent la condition sociale m'interpelle :

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« Hé ! Tu crois que je pourrais avoir quelque chose à manger ? Un café, un sandwich, n'importe quoi ?

Compte tenu de la quantité exagérée de nourriture, je lui réponds que cela me paraît possible et qu'il lui suffit de demander.

- Tu peux aller demander pour moi ? J'ai un peu honte, me confie-t-il alors. - OK, je lui rétorque, je vais faire ça. »

Je retourne donc vers l'attroupement. Les gens discutent, debout autour de la table, et je peine à capter l'attention. Une dame d'une cinquantaine d'années s'approche finalement de moi, ouverte à la conversation. Après quelques échanges cordiaux, je lui explique la demande du jeune homme assis sur le banc et l'interroge sur la possibilité de lui apporter un morceau de tarte et un café. Froidement, elle me répond: « Non non non, surtout pas ! Si on leur donne à manger, ça les attire et ensuite ils reviennent. Encore plus nombreux. [...] Et ce sont eux qui salissent les places et qui amènent la criminalité dans le quartier. »»

Extrait du journal de terrain - 9 novembre 2017

« 22 novembre 2017 :

Les façades mal entretenues des maisons de Bom Pastor défilent derrière les vitres de la voiture de Maria. Aujourd'hui comme promis, la retraitée, habitante du Conjunto dos Professores, m'emmène rencontrer un de ses vieux amis, le capitaine Styvenson. Le policier a fixé le lieu et l'horaire : 10h au poste de police de Bom Pastor, quartier pauvre de la Zone Est natalense. Il est presque 10h30 et malgré nos allées et venues, le commissariat reste introuvable. Assis sur mon siège, j'écoute attentivement le discours de Maria :

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« Aïe aïe aïe, mais qu'est ce que je fais ici ?? Si ma famille savait que je suis ici, ils me tueraient ! Olala regarde moi ça, y'a que des bandits ici ! Regarde celui-là ! Oh mon Dieu, je dois être folle pour venir ici. »

La sexagénaire se résoud finalement à l'évidence : nous ne trouverons pas le commissariat tout seuls et il va nous falloir demander

94 Malheureusement ces discussions ne furent pas enregistrées. J'ai essayé de les transcrire ici le plus fidèlement possible à la forme dont elles furent énoncées.

95 Là encore, la conversation ne fût pas enregistrée et prend donc ici la forme d'une reconstitution.

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notre chemin. Agrippée à son volant, Maria se lance alors en quête d'un habitant qu'elle juge moins suspect que les autres. La tâche s'avère ardue : « Celui là ? Non non non ! Il est trop louche ! Et la dame assise sur le bord du trottoir à droite ? Non plus ! Mon Dieu y en a pas un qui m'inspire confiance ici ! »

Elle passe ainsi en revue une dizaine de personnes avant de finalement prudemment oser se renseigner auprès d'un vieux monsieur qui, aimablement, nous indique le chemin à prendre. »

Extrait du journal de terrain - 22 novembre 2017

Si dans le premier exemple l'individu est bien un jeune homme métisse et pauvre et porte ainsi sur son corps l'ensemble des marqueurs sociaux qui suscitent l'idée fantasmatique d'une insertion dans des parcours criminels, dans le second exemple, en revanche, Maria voit des « bandits » en des personnes de genres, âges et couleurs de peau différents, le facteur les englobant étant en dernière instance leur localisation dans un quartier pauvre de la ville. Mais dans les deux cas, les discours de ces femmes illustrent ce qu'il est aujourd'hui commun d'appeler la « criminalisation de la pauvreté ». Dans le premier cas, pour porter sur lui, inscrits sur son corps, des signes extérieurs de pauvreté (vêtements et couleur de peau notamment), le jeune homme du banc public, qui ne laissait apparaître aucun signe d'ambition criminelle, se vit classé dans une catégorie non nommée (« ils »), mais accusée de représenter l'origine de la saleté et de la criminalité dans le quartier. Pour porter en lui et sur lui les marqueurs sociaux de la suspicion criminelle (en déformant un peu l'expression de Michel Misse), le jeune homme a été tenu à part du groupe, condamné, seul sur son banc, à observer de loin le festin.

C'est en vérité toute une classe sociale qui est ainsi stigmatisée et soupçonnée de se livrer à des actions criminelles. Dans la Zone Sud de Natal, et notamment dans le Conjunto dos Professores, la population est majoritairement blanche, économiquement privilégiée, bien habillée et, au moins en apparence, en bonne santé. Dès lors, l'individu qui ne correspond pas à ces modèles et qui affiche, au contraire, une apparence « périphérique » est tout de suite présumé criminel , notamment si, en plus des marqueurs sociaux de

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pauvreté, l'individu est un homme et qu'il est jeune.

96 D'abord il est présumé criminel, ensuite on se demandera si c'est un ouvrier (constatation issues de la lecture des conversation sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité).

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Alors que le premier exemple illustre la réaction causée par l'intrusion de la pauvreté dans un quartier aisé, le second montre le processus inverse mais toujours du point de vue de la classe dominante. Le discours de Maria, entrant dans un quartier pauvre de la ville, est ainsi une autre illustration de la criminalisation de la pauvreté et des rapports de cette dernière avec les processus de ségrégation spatiale, ici exacerbés. Pour une habitante de la Zone Sud de la ville, qui ne sort qu'à de très rares occasions des quartiers des classes hautes et moyennes, les signes extérieurs de pauvreté affichés par les individus avec lesquels elle n'a presque aucun contact dans son quotidien, se confondent avec des signes extérieurs de criminalité. L'éloignement géographique, induit par le marché immobilier et par des projets urbains et/ou sécuritaires de repli sur soi des classes aisées (tels que le projet Vizinhança solidária e Batalhão participativo ) conduit ainsi à un éloignement social et culturel qui façonne des conceptions de l'altérité difficilement compatibles avec l'ambition démocratique d'un vivre ensemble pacifié. « Cette division spatiale qui résulte principalement de la ségrégation spatiale entre classes [...] empêche l'expérience de contact entre individus d'avoir lieu, contribuant considérablement au renforcement des préjugés sur la base de l'ignorance et de la peur. » (Lazzari da Silveira, 2013).

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B) Peur de la différence

« Le différent, la différence, se punit avec beaucoup plus de facilité que le semblable. »

Moraes, 2005, p. 98

Les étrangers relèvent d'un statut ambigu dans une société. Parfois perçus comme des dieux, tels les conquistadors espagnols pour les Aztèques, parfois craints comme des bêtes, tels les Vikings pour les Anglais, la figure de l'étranger illustre le lien paradoxal entre fascination et appréhension que l'inconnu ou le méconnu génère dans l'esprit humain et dans les sociétés. Les « favelados » sont des étrangers au sein de leur pays. Écartés des quartiers centraux par les lois du marché, observés d'un oeil méfiant dans les centres commerciaux, évincés du secteur de l'emploi formel, les individus des classes défavorisées disparaissent peu à peu de certains espaces urbains. En retour, leurs espaces sont parfois aussi fermés à la circulation : « avec ta gueule, si tu rentres là dedans tout seul tu ne ressors pas », s'amusait le Capitaine Styvenson, en me montrant du doigt la favela do Japão . Au

97 Traduction de l'auteur

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Brésil, les contacts entre les différentes classes sociales s'amenuisent. Reste encore les employées de maison, ces femmes pauvres qui travaillent à plein temps dans les familles aisées, mais de ce qu'il me semble avoir perçu, cette relation particulière, aux allures d'un autre siècle, aurait plutôt tendance à renforcer les conflits de classes qu'à ne les amenuiser (traitements à la limite de l'esclavagisme et violence symbolique d'un côté, petits vols de l'autre...). Mais globalement, les zones de contact, de socialisation, de rencontre de l'Autre, me semblent en voie d'extinction. Et la fiction en atteste. Le fait que la première série brésilienne de Netflix prenne le petit nom de « 3% » est à mon avis symptomatique de la tendance nationale. La production, qui dépeint une dystopie dans laquelle le monde est divisé entre le « Continent », monde en ruine et « l'Autre Rive », île paradisiaque et havre de paix qui abrite les 3% de l'élite, n'est finalement pas si loin de la réalité. Quant au « Processus », unique espace-temps de contact entre les deux classes sociales, n'ayant lieu qu'une fois par an et permettant de sélectionner quelques individus du Continent pour faire partie de l'élite, on peut facilement le lire comme une métaphore hyperbolisée du marché du travail et de la méritocratie.

Si le Conjunto dos Professores n'est pas un île inaccessible, son statut de quartier résidentiel contrôlé par les habitants en fait toutefois un espace très peu fréquenté par les classes populaires. D'autre part, la structure de la ville permet à ses habitants de transiter presque uniquement par des itinéraires et des espaces d'où la pauvreté est évincée (du quartier résidentiel au lieu de travail, du lieu de travail au centre commercial, du centre commercial au quartier résidentiel, toujours en voiture) rendant les moments de contacts entre les classes souvent réduits à des interactions qui prennent la forme de petits services contre charité (laver les pare-brises au feu rouge par exemple), événements qui ne vont pas sans susciter les paranoïas. Laveurs de pare brises suspectés d'attendre l'ouverture de la vitre pour sortir une arme et voler la voiture, légendes sur les chauffeurs de Uber assassins,... sur les groupes Whatsapp les racontars circulent et diffusent une peur ambiante qui incite au repli sur soi et transforme les interactions en moments d'appréhension.

Dans cette atmosphère de suspicion généralisée, un groupe social concentre la foudre sociale et, à la manière d'un bouc-émissaire, fait office de réceptacle des ressentiments accumulées par les frustrations issues de la peur : le « bandit ».

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Partie 5 : Construction sociale du

« bandit » et pratiques répressives

Comme nous l'avons vu, chez les participants au Conseil communautaire de sécurité du Conjunto dos Professores, la peur de la criminalité est aussi une peur de l'Autre : une peur du criminel, du « bandit », mais aussi une peur du différent, du marginalisé, du pauvre, du Noir, du « favelado »... Cette peur, traduite dans l'espace ségrégué, est un des facteurs qui favorise l'émergence, au sein de la société brésilienne, d'une radicalisation des discours à l'encontre de certains individus et groupes sociaux (I), discours qui in fine, légitiment la perpétuation de pratiques violentes de la part des forces de l'ordre (II) et justifient le développement d'un État carcéral et punitif (III). Ces pratiques, loin de résoudre le problème de la criminalité urbaine, participent paradoxalement à son développement.

I/ « Bandido bom é bandido morto »

« J'ai connu l'enfer, j'ai connu l'invisibilité, j'ai connu ceux qui se saisissent de ta souffrance pour t'enfoncer un peu plus, j'ai connu ceux qui t'offrent de la drogue pour que tu la consommes et la vendes. J'ai choisi l'alcool. À 15 ans je n'avais déjà plus envie de voir le soleil. Quand je me réveillais, il faisait déjà nuit. Je buvais comme si l'alcool était un repas. Quand je sortais dans la rue pour trouver de la thune, je voyais les autres enfants heureux avec leurs parents, revenant de l'école. Bourrée et affamée, je regardais les gens jeter à la poubelle des bouts de pain que je voulais manger.

J'ai passé une semaine enfermée, buvant, pleurant, dormant et à me souvenir de mon grand-père qui chantait dans le jardin des musiques avec mon nom. Quelque chose me faisait croire que je ne devais pas avoir peur, que je ne manquerais à personne. Quelque chose me disait que j'allais faire mal à quelqu'un à n'importe quel moment. Mais quelque chose me disait qu'il existait encore un endroit heureux pour moi, avec des gens qui s'inquiétaient pour moi.

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J'avais la haine de Dieu, du monde et des gens heureux, parce que je devais manger les restes de nourriture de personnes qui faisaient semblant de ne pas me voir. Je devais dormir avec un couteau sous l'oreiller, pour ne pas être violée, parce que ma maison n'avait pas de porte. Quand je vois des gamins qui vivent dans la rue, je les ramène à la maison, je leur raconte d'abord mon histoire, je gagne leur respect et ensuite j'essaye de connaitre un peu de leur vie.

C'est comme ça que ça c'est passé avec mon ami Zé, mort en décembre dernier. Il avait 13 ans et survivait dans la rue, comme moi à l'époque. Il n'avait pas réussi à avoir une place à l'école, mon producteur a essayé, en passant par la préfecture, mais il n'a pas réussi non plus. Zé voulait étudier cette année, mais il passait ses journées dans la rue, travaillant pour aider sa mère et ses frères. Il était au mauvais endroit au mauvais moment. Il n'a pas couru parce qu'il était un enfant et qu'il n'était pas armé. Zé était noir. Je me souviens comme si c'était hier, de lui, de son frère et d'un ami chantant des musiques de Pablo Vittar. Malgré toutes les difficultés, Zé était un gamin souriant et drôle. Il a été assassiné parce qu'il était noir et pauvre.

Comment extraire la haine du coeur des gens qui perdent des membres de leur famille, innocents ? [...] Comment tirer les enfants des rues, où ils crèvent de faim et sont exploités pour pouvoir aider leur mère et leurs cadets ? Comment éloigner ces enfants des drogues et du crime ? Dans ma communauté, il y avait des espaces de sport et de loisirs pour les gamins, mais ils ont tout enlevé. Avec tous ces vols du gouvernement, ils ont mis fin à tout un tas de projets dans les communautés. Il y a deux semaines ils ont même fermé le poste de soins de Jurujuba.

Je trouve ça très facile que des personnes qui naissent déjà stables psychologiquement et financièrement, qui naissent héritières, bardées de privilèges de blancs, avec des factures et la fac payées chaque mois par les parents, qui reçoivent en cadeau une voiture pour leur dix-huitième anniversaire, alimentent le discours de la haine, écrivant sur leur iPhone,

116

depuis leur maison accueillante qu'un bon bandit est un bandit mort, pour peu qu'il soit favelado, noir et pauvre. Vous croyez qu'un jeune favelado choisit par volonté propre d'entrer dans le monde du crime, ou de descendre dans le centre pour voler un téléphone ou faire la manche ? Vous croyez vraiment que ces jeunes souhaitent errer dans les rues et être invisibles ? Vous croyez que le rêve de ces jeunes est de finir leur vie dans une prison ? [...] Eux aussi veulent étudier. Comme vous, ils voudraient une maison, une famille et pouvoir manger à leur faim.

Il est difficile d'imaginer vos enfants blancs, studieux, privilégiés, être arrêtés et avoir besoin que leurs droits humains soient respectés. [...] Nous savons bien que vos enfants ne seront pas arrêtés pour avoir vendu de la drogue en soirée. Tout le monde sait qu'un fils à papa qui fait des conneries est seulement en train de passer par une «phase rebelle» et que jamais il ne sera vu comme un «trafiquant». Ce titre appartient au jeune favelado noir et pauvre. Mais vos enfants peuvent revenir bourrés de soirée, écraser et tuer quelqu'un d'important. À ce moment là vous comprendrez le sens de Droits Humains. À ce moment-là il vous faudra revoir vos concepts. Un bon bandit est il un bandit mort lorsque le bandit est de votre famille ? »98

MC Carol, Compositrice brésilienne, texte publié sur sa page Facebook, le 17 mars 2018

Depuis ces trente dernières années, le Brésil fait face à une crise de la sécurité. Le thème de la criminalité s'est logiquement établi comme un des principaux sujets discutés, que ce soit par les organisations politiques, les médias ou la société civile. Le « discours sur le crime » (Caldeira, 2000) s'est peu à peu érigé en champ symbolique de représentations des agents du crime et donne lieu à des positions radicales contre ces mêmes agents. Si la plupart des attaques à main armée dans des quartiers tels que le Conjunto dos Professores ne se terminent presque jamais en homicide, elles placent toutefois les victimes face à une arme et face à une menace de mort, provoquant ainsi dans de nombreux cas des états de stress post-traumatiques. Joints à une mauvaise compréhension des 60.000 homicides que

98 Traduction de l'auteur

117

le Brésil recense chaque année et à une prolifération des émissions télévisuelles exacerbant les faits divers, ces traumatismes et leurs récits, génèrent chez nombre de brésiliens un sentiment de danger de mort permanent et une sensation d'impuissance face au contrôle de la situation. En réponse, des discours radicaux se développent au sein de certaines franges de la population, gagnant aujourd'hui une importance significative dans la société, comme en témoigne par exemple la popularité du candidat Jair Bolsonaro aux élections présidentielles de 2018. Ces discours peuvent être résumés à l'aide de ces petites phrase qui font leur succès : « bandido bom é bandido morto » (un bon bandit est un bandit mort), « violência se combate com violência » (la violence se combat par la violence) ou encore « menos um » (un de moins) lorsqu'un individu tombe sous les balles de la police.

Pour saisir toute la teneur de ces discours qui, par leur force symbolique, participent au maintien et à la dégradation de pratiques policières et carcérales allant à l'encontre des Droits Humains et de la Constitution Fédérale, il faut les replacer dans le contexte culturel brésilien et comprendre comment sont perçus les « bandits » dans ce pays.

Il est possible de déceler dans l'imaginaire social brésilien deux principales manières de concevoir les individus qui pratiquent des actes de criminalité urbaine. Ces représentations ne sont assurément pas universalisables et ne peuvent être attribuées à l'ensemble de la population brésilienne qui, comme toute population, produit des représentations multiples, diversifiées et contradictoires. Cependant, cette diversité des discours et des points de vue n'empêche pas, à mon avis, la systématisation de catégories dès lors que ces représentations sont partagées par un nombre suffisamment important d'individus au point de créer un ordre symbolique ayant des conséquences observables dans le monde social.

A) Le « bandit » et le Diable

Au Brésil, seulement 8% de la population se déclare sans religion, tandis que 65% se dit catholique, 22% évangélique, 2% spiritiste et 0,3% de confession afro-brésilienne . En

99

comparaison avec des pays de tradition plus athéiste, le Sacré occupe une place significative dans la société brésilienne et participe fortement au positionnement moral, idéologique et politique des individus.

99 Sources : IBGE - censo Demográfico de 2000

118

Si au sein de l'offre religieuse, nombreuses sont les congrégations qui promeuvent des morales inclusives et compréhensives, d'autres cependant adoptent des lignes de pensée particulièrement radicales contre les auteurs d'actes de criminalité. C'est le cas notamment des églises évangéliques, en plein développement ces vingt dernières années. Il serait là encore tout à fait fallacieux de généraliser et de ranger sous une même appellation l'ensemble des courants et des églises qui se revendiquent du courant évangélique et de leur attribuer les mêmes positionnements, mais il me semble toutefois important de signaler l'importance croissante de certaines d'entre elles dont le positionnement idéologique est assez surprenant. Citons par exemple l' Igreja Universal do Reino de Deus ou l'Assembleia de Deus. Si comme le fait remarquer John Boswell, ce sont plus les cadres sociaux qui permettent le développement des idéologies religieuses que l'inverse (Boswell, 1985), il

n'empêche que les églises évangéliques possèdent un pouvoir politique 100 101

et médiatique dont il ne faudrait pas mésestimer le rôle dans la fabrication de l'opinion publique. Pour prendre l'exemple de l' Igreja Universal do Reino de Deus, que j'ai eu l'occasion de fréquenter dans un objectif ethnographique, si effectivement son développement rapide est en partie dû à une méthodique adéquation du positionnement de l'institution religieuse avec les attentes populaires (au point de formuler des opinions divergentes selon les besoins), il n'en reste pas moins que les prêches des pasteurs s'appuient sur de redoutables techniques de manipulation qui participent largement au façonnement d'un ordre moral et symbolique que de nombreux fidèles n'osent remettre en cause. Or la rhétorique de ces mouvements, souvent qualifiés de néo-pentecôtistes, est fondée sur les dualismes et les oppositions : cidadão do bem/bandido , Dieu/Satan, entité bienveillante/démon, Bien/Mal. Cesar Pinheiro Teixeira a analysé les répercussions de cette conception du monde sur la représentation du « bandit » dans l'univers pentecôtiste. Il remarque que pour ces mouvements qui considèrent que la Terre est le lieu d'une guerre spirituelle entre Dieu et le Diable, les agents criminels « font partie de l'armée du Démon et sont possédés par le mal. [...] De manière générale, pour les pentecôtistes, le «bandit» est une personne utilisée par le Démon afin que ce dernier puisse atteindre ses trois principaux objectifs : tuer, voler et détruire » (Teixeira, 2009, p.59 - 60). Dès lors, aux yeux de ces mouvements religieux, l'action criminelle perd tous ses liens avec une inclusion dans le monde social et voit son explication relayée au domaine théologique : le « bandit » n'est pas le produit d'un environnement matériel, social,

100 Au Sénat et à la Chambre des Députés, existe une formation évangélique couramment appelée Bancada Evangélica , composée de 87 députés fédéraux (513 au total) et 3 sénateurs (81 au total). Elle s'articule autours de son refus de l'égalité ethnique, de l'égalité de genre, du droit à l'avortement, du droit à l'euthanasie et du droit au mariage homosexuel.

101 Plusieurs évêques du courant pentecôtiste sont aussi directeurs de chaînes de télévision, de journaux ou de chaînes radio. C'est par exemple la cas d'Edir Macedo, fondateur de l' Igreja Universal do Reino de Deus et propriétaire du Groupe Record, troisième plus gros conglomérat médiatique du pays.

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historique et culturel. Il est, au contraire, l'objet d'une utilisation par une entité maléfique qui s'est emparée de son corps et le pousse sur le chemin du « Mal ». Pour cette raison, il pourra être sauvé par la conversion religieuse : « Pour les pentecôtistes, il y a toujours une possibilité de changement pour le bandit, à partir du moment où celui ci «accepte Jésus dans sa vie.» » (Ibid, p. 62). Cependant, Cesar Pinheiro Teixeira note la position paradoxale du mouvement pentecôtiste : alors que l'agent criminel, du fait d'être utilisé par une entité maléfique, pourrait être perçu comme exempt de responsabilité, les pentecôtistes renversent l'ordre de causalité et affirment que la présence de l'entité maléfique dans le corps de l'agent criminel est le résultat des actes de ce dernier et non l'inverse :

« C'est en agissant d'une manière spécifique que l'individu «donne un espace» pour l'action du Diable dans sa vie. Ce n'est pas le Diable qui prend possession du sujet et qui provoque ainsi des maléfices dans sa vie ; mais au contraire, c'est un certain type de comportement qui «attire» l'entité maligne. [...] La responsabilité, dans ce cas, est donc de l'individu. [...] [Cela] montre comment il peut exister, dans l'interprétation que les pentecôtistes font des «bandits», une influence maligne et une volonté individuelle dans une même action. » (Ibid, p. 65)

102

Cela nous amène à l'autre représentation courante du « bandit » dans la société brésilienne.

B) Le « bandit-acteur »

L'autre principale conception de l'agent criminel présente dans la société brésilienne est celle du « bandit » comme individu rationnel, doté de libre arbitre, ayant fait consciemment le choix d'une carrière délinquante. Cette ligne de pensée, héritée des théologies chrétiennes et de l'idéologie méritocratique, est mise en avant notamment par les groupes politiques de droite et par les médias. Tout comme la première conception, celle-ci tend également à extraire les individus de leur contexte social. Avec la même logique que celle qui prétend que celui qui a « réussi sa vie » a atteint ses objectifs par sa seule détermination, ses choix, ses efforts et ses compétences, les tenants d'une telle philosophie considèrent le « bandit » comme acteur de son destin criminel et mettent de côté tous les déterminismes et les injustices sociales. « Il y a bien des jeunes dans les quartiers pauvres

102 Traductions de l'auteur

120

qui ne deviennent pas bandits, il y en a plein même ! » me confiait Maria, sous-entendant par-là que ceux qui s'adonnent à des actions criminelles avaient toutes les cartes en main pour décider ou non de poursuivre une carrière délinquante. Or toutes les enquêtes ethnographiques réalisées auprès d'individus ayant (ou ayant eu) un lien avec le monde criminel le démontrent (et la simple logique sociologique suffit à le deviner) : le soi-disant

103

choix de carrière criminelle n'est dans la plupart des cas pas un choix mais bien le résultat d'une série de hasards rendus possibles par l'insertion dans un environnement spécifique. Et si certains agents criminels affirment malgré tout l'existence d'une décision dans leur processus d'insertion dans le monde criminel, il faut néanmoins relativiser ce choix en l'insérant dans le panel des autres opportunités envisageables : si l'adolescent de classe moyenne peut faire le choix d'une carrière criminelle, sa condition lui offre également la possibilité d'étudier à l'université, de voyager à la découverte d'un autre pays ou d'obtenir un emploi décent et bien rémunéré, pour ne citer que quelques opportunités parmi les plus classiques. En revanche, un adolescent habitant en périphérie aura bien souvent le choix entre le monde du crime qui est au coin de sa rue et qui présente de nombreux atouts attractifs, ou des emplois fatigants, ingrats et peu rémunérés, souvent hors du marché formel et donc sans protection sociale. S'il veut aller à l'université, il devra redoubler d'efforts et combler tout seul les déficiences du système éducatif public. Alors que le Brésil affiche un coefficient de Gini parmi les plus élevés de la planète, certains s'obstinent encore à penser que « quand on veut on peut » et que l'insertion dans des processus criminels est le résultat de la paresse.

Pas si différente, de la conception religieuse, dans ses résultats, cette forme de compréhension du processus d'insertion dans une carrière délinquante, débouche également sur une partition binaire du monde social : d'un côté les bons et honnêtes travailleurs qui économisent pendant un an pour acheter un smartphone, de l'autre les dangereux fainéants dénués de morale qui le subtilisent. « Citoyen du bien » ( cidadão de bem ) contre « bandit » ( bandido ), catégories essentialistes, transversales à presque tous les groupes sociaux.

103 Voir par exemple : Teixeira, 2009.

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C) Bipartition du monde

Le Brésil s'aventure sur un chemin dangereux, celui d'une division spatiale, ethnique, économique et culturelle, division souvent binaire, manichéenne, découpant le monde en deux grandes catégories : le Bien et le Mal, le cidadão do bem et le bandido , nous et eux.

Cette bipartition de la société brésilienne, dont on peut trouver une des principales explications dans le développement des religions néo-pentecôtistes, réfute la thèse fondamentale qui soutient toute la construction des sciences sociales et en justifie l'existence : le postulat d'une influence centrale de l'environnement sous toutes ses formes (économique, social, matériel, familial, naturel,...) dans la construction des êtres. Le « bandit », ou tout du moins l'image mentale qu'il représente dans l'imaginaire collectif, n'est en effet bien souvent pas considéré comme un individu dont les actions criminelles pourraient en partie trouver leur origine dans son insertion au sein d'un contexte social particulier. Pour une large part de la population, il sera au contraire perçu, soit comme un individu rationnel, autonome, responsable et conscient de ses actes, soit comme un agent des forces du Mal, poussé à l'action criminelle par un quelconque démon. Soit il est considéré comme sujet (d'une entité maléfique) soit comme acteur avec le maximum de libre arbitre que peut contenir le terme, mais rarement il est considéré comme agent (au sens d'individu à la fois agencé socialement et capable d'agir). C'est pourquoi, le bandit au Brésil, n'a que trois chemins possibles : la mort, la prison ou la conversion religieuse (Teixeira, 2009). S'il est acteur, terrifiant la population en toute connaissance de cause, alors la mort ou la prison lui seront appropriées et lui feront payer le désordre social dont il est la cause. S'il est objet d'une entité maléfique, soumis à l'influence d'une force obscure, la conversion religieuse fera l'affaire. Mais la responsabilité de la société civile et politique, bien rarement est mise en cause lorsqu'il s'agit d'expliquer les carrières criminelles des jeunes de périphérie. C'est, je crois, cette responsabilité sociale que Bruno Barreto a tenté de pointer du doigt au cinéma dans son film Ultima parada 174 , en retraçant l'histoire de Sandro Barbosa do Nascimento, jeune noir de périphérie qui, en 2000, avait été la cible de la fureur nationale lorsqu'il avait pris en otage le bus 174 à Rio de Janeiro. En racontant l'histoire de Sandro, depuis le moment où il est encore dans le ventre de sa mère et jusqu'à sa mort sous les balles de la police et en exposant une vie faite d'injustices, de souffrances, de violences et de mauvaises influences, le cinéaste inscrit l'action criminelle et son auteur dans son contexte social, celui de milliers de jeunes brésiliens. Et ceux-là mêmes qui interprètent cette

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action comme le résultat de l'intervention d'une entité maléfique pourraient peut-être, au visionnage de cette oeuvre, parler de « destin criminel ».

Les résultats d'une telle bipartition du monde entre les bons et les mauvais sont tragiques : en plus de souffrir de violences institutionnelles, notamment dans leur accès limité aux services de soins, de sécurité et d'éducation, les jeunes de périphérie « souffrent d'une intense répression policière et voient compromis leur droit de défense au sein du système de justice criminelle, outre la violence symbolique dont ils souffrent quand ils sont jugés responsables de la violence. » (Ferreira da Silva, 2011). « Menos um ! » (un de

104

moins !). L'expression est revenue plus d'une fois sur le groupe Whatsapp de la communauté à l'annonce de la mort de voleurs, qui dans leur fuite, furent abattus par les forces de l'ordre. Ricardo, lui, m'a confié expressément que « faire une révolution ça ne servirait à rien, à part peut-être si les citoyens sortaient armés dans les rues et tuaient tous

les bandits. » (Entretien avec Ricardo, 38 ans, octobre 2017). Ce genre de discours,

105

souhaitant la mort sans jugement, incitant la police à faire feu arbitrairement sur les « bandits » ou sur ceux qui en ont l'apparence, est fréquent dans le Conjunto dos Professores et au Brésil en général. « Bandido bom é bandido morto ! » selon l'adage populaire. « La peur réaliste du crime, dont les indices ont systématiquement augmentés ces dernières décennies, s'est transformée en effroi ou en terreur irrationnelle [...], a favorisé le retour de la dichotomie nette et absolue entre le Bien et le Mal » (Zaluar, 2004) et permet

106

aujourd'hui la prononciation publique de tels discours mortifères et déshumanisants. Loin d'être l'apanage des habitants du Conjunto dos Professores , ils bâtissent une réalité

107

symbolique et matérielle qui, si elle ne concerne pour l'instant que la catégorie du « bandit », pourrait bien, à long terme, s'appliquer à l'ensemble de la population des périphéries urbaines.

104 Traduction de l'auteur

105 Traduction de l'auteur

106 Traduction de l'auteur

107 On retrouve ces discours aussi bien dans la bouche des politiciens ou des journalistes que dans celles des habitants des quartiers pauvres qui tentent par là de se démarquer des agents criminels.

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II/ Corps tuables

« Quand les autres sont rendus coupables du mal qui nous atteint, et quand les croyances sont transcendantes et absolues, l'idée de mal s'associe à la classification des ennemis, des rivaux, des étrangers et des différents comme agents du Démon. Cette posture face au mal peut déboucher sur la justification du sacrifice et de l'extermination de l'autre pour maintenir la normalité et l'ordre en place. Autrement dit, si l'autre est associé au mal et au Démon, le recours à la violence pour la résolution des conflits pourra être considérée valide et justifiée. »108

Cesar Pinheiro Teixeira, 2009, p.62

La bipartition de la sphère sociale entre « cidadão de bem » (citoyen du bien) et « bandido » (bandit) a pour conséquence l'exclusion du bandit du pacte social. Dans l'imaginaire collectif, le « bandit » est cette entité étrangère qui terrorise la population et menace l'ordre de la nation. Pour cette raison le « bandit » n'est pas un citoyen (ni encore moins un « citoyen du bien »). Il est au contraire un ennemi intérieur. Tel un bouc émissaire, il représente la cause de tous les maux du pays et incarne une des explications de son mauvais fonctionnement. Il inspire la peur. Mi-homme mi-bête, son existence en tant que concitoyen lui est refusée. Et en tant qu'ennemi intérieur, en tant qu'étranger au pacte social, il ne peut se prévaloir des mêmes règles que les autres citoyens. Son existence est régie par un état d'exception coutumier : il est un être indigne de vivre, un corp tuable (Zaccone, 2015), un être dont on peut désirer qu'il meurt (Misse, 2010). Si la majorité des homicides recensés sont issus d'affrontements et de règlements de compte entre individus reliés, de près ou de loin, au « monde du crime » et peuvent ainsi être attribués en partie à l'inaction de l'État et à son incapacité à faire prévaloir son monopole de la force légitime, une partie significative des homicides est toutefois à mettre directement sur le compte des autorités policières (A), dont les actions meurtrières sont rendues possibles grâce à l'impunité juridique dont ces derniers bénéficient largement (B).

108 Traduction de l'auteur

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A) Violences policières

Les violences policières sont le résultat d'une longue tradition répressive issue du régime esclavagiste. Comme le note le juriste, philosophe et sociologue Laurindo Dias Minhoto,

« La souffrance physique comme forme privilégiée de la punition constitue une pratique qui remonte au système policier des temps coloniaux. Dans la mesure où elle fonctionnait comme supplément à la coercition exercée par les seigneurs des esclaves, l'institution policière brésilienne s'est érigée sur la base de l'intériorisation des nombreuses pratiques sanguinaires utilisées à l'époque. Les seigneurs des esclaves [...], comme chacun le sait, pouvaient utiliser, jouir et abuser de leurs biens selon leur bon vouloir. C'est précisément cette combinaison inusitée, cette folle mixture entre le droit de propriété bourgeois et le recours à la main d'oeuvre esclave qui permet de comprendre la façon particulière dont s'est construit et structuré l'institution policière brésilienne. Au Brésil, la police a mimétisé le pilori seigneurial. Avec la modernisation incomplète et hautement inégale du pays, le modèle sauvage de la préservation de l'ordre dans les plantations [senzala] a été étendu au contrôle des hommes libres des classes subalternes. » (Minhoto, 2002)

L'avènement du régime militaire en 1964 n'a fait que renforcer le pouvoir de la police qui, notamment au travers de la constitution d'escadrons de la mort pratiquait la torture et les assassinats sans avoir de compte à rendre à la justice :

« Pendant la dictature militaire, sous l'argument de la "sécurité nationale" - sorte de remake de l'idéologie de la subversion, construite à partir de l'identification d'un "ennemi intérieur" - s'est observée une extension sans précédent du pouvoir de la police militaire. En conséquence, existe depuis lors, au Brésil, un processus croissant de militarisation du contrôle du crime, selon lequel les stratégies de combat contre la criminalité et celles visant le maintien de l'ordre public, incorporent des tactiques généralement utilisées lors d'opérations de guerre. » (Ibid)

109

109 Traductions de l'auteur

125

Selon l'Anuário Brasileiro de Segurança Pública , sur les 61.283 mortes violentes intentionnelles recensées au Brésil en 2016, 4.222 étaient le résultat d'une action policière, faisant ainsi de la police brésilienne la police la plus meurtrière du monde. Sur ces 4222 personnes, 99,3% étaient des hommes, 81,8% avaient entre 12 et 29 ans et 76,2% étaient noirs . Dans le Rio Grande do Norte, ils furent 65 à succomber sous les balles de la Police

110

en 2016.

D'un point de vue juridique, dans la plupart des cas recensés, ces homicides entrent dans le cadre de ce que le code pénal définit sous le nom de « résistance à arrestation suivie de mort » (article 121 du Code Pénal Brésilien) et qui ne constitue pas un crime si l'agent le pratique en état de nécessité, de légitime défense ou en stricte application du devoir légal.

Il est difficile de savoir si les 4222 homicides commis par la police brésilienne en 2016 rentrent dans cette exception pénale ou non :

« En raison du fait que les investigations sont conduites par la propre Police Militaire [...] les preuves peuvent être facilement manipulées et un crime être transformé en action légitime. [...] Dans de nombreux cas, alors que la mort est déjà avérée, les policiers transportent le corps vers un hôpital, donnant ainsi l'impression qu'ils accomplissent leur devoir ce qui rend difficile la construction de la preuve de l'illégalité de l'action. Selon les cas, l'autopsie pourra contredire la version policière et montrer qu'il y a eu exécution de la victime. Quoi qu'il en soit "résistance à arrestation suivie de mort" est un justificatif omniprésent dans les enquêtes policières militaires et c'est bien souvent cette version qui prévaut lors des procès quand il n'y a ni preuve ni témoin qui la contredisent. » (Neme, 2000).

111

Cependant, certains éléments nous alertent sur la violence des pratiques policières. En premier lieu, il y a les nombreux rapports alarmants des différentes organisations non gouvernementales et de l'ONU (Amnesty International, 2005, 2007, 2010, 2015 ; Human

110 Anuário Brasileiro de Segurança Pública, 2017

111 Traduction de l'auteur

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Rights Watch, 1997, 2009 ; ONU, 2007, 2010). Amnesty International, par exemple, introduit son rapport de 2015 en disant que :

« Les exécutions extrajudiciaires commises par des policiers sont fréquentes au Brésil. Dans le contexte qui a pris le nom de "guerre aux drogues", la Police Militaire a fait usage de la force létale de forme inutile et excessive, provoquant des milliers de morts durant les dernières décennies. Les autorités utilisent fréquemment les termes "actes de résistance" ou "homicides résultant d'interventions policière" comme un rideau de fumée servant à dissimuler les exécutions extrajudiciaires réalisées par des policiers. »112

D'autre part, la position discursive et l'univers symbolique des différents organes policiers témoignent indirectement des pratiques létales de ces organes. Citons par exemple l'écusson du BOPE (Batalhão de Operações Policiais Especiais) qui représente un crâne perforé de haut en bas par un couteau et orné de deux pistolets.

Image 2 : Écusson du Batalhão de Operações especiais (BOPE)

Source : Batalhão de Operações especiais

112 Amnistie Internationale, « Você matou meu filho. Homicídios cometidos pela Polícia Militar na cidade do Rio de Janeiro », 2015. Traduction de l'auteur

127

En 2013, ce même bataillon, chargé des opérations tactiques en territoire urbain, avait été filmé lors d'un entraînement dans un parc public de Rio de Janeiro, entonnant un chant de guerre dont les paroles étaient les suivante :

« C'est le Bope qui prépare l'invasion, Et pour l'invasion, aucune négociation, Le tir est dans la tête et l'agresseur au sol. Et on rentre au QG pour fêter ça. »113

Quant à la Rondas Ostensivas Tobias de Aguiar (ROTA), plus important bataillon de Police Militaire du Brésil, un simple coup d'oeil sur sa page Facebook suffit à prendre la

114

température du positionnement idéologique de l'institution face aux agents criminels. En effet, la majorité des vidéos mises en ligne sur cette page suivie par plus d'un million d'internautes, mettent en scène des faits divers d'agressions criminelles avec toujours cette question en légende : « qu'est ce qu'ils méritent ces marginaux ? ». On se passera de rapporter ici les nombreux commentaires apportant réponses à cette interrogation...

Enfin, plusieurs études dénoncent la peur de l'institution policière ressentie par les brésiliens et notamment par les classes les plus vulnérables. Un rapport du Fórum Brasileiro de Segurança Pública , montre ainsi que 67% des jeunes brésiliens ont peur de la Police

115

militaire. L'association Médecins Sans Frontières rapporte quant à elle l'existence de graves symptômes d'angoisse chez les enfants des favelas de Rio de Janeiro à la simple vue des uniformes policiers.

D'autre part, la police ne tue pas que dans le cadre de ses fonctions. En effet, le Brésil est le théâtre de ce qu'il est courant d'appeler des « groupes d'extermination » (grupos de exterminio). Apparues sous le régime militaire, ces organisations rassemblent des policiers, actifs ou retraités, des agents de sécurité privée et quelques citoyens qui, se protégeant au travers de leurs relations avec les pouvoirs publics, se livrent à des exécutions sommaires. En 2005, une commission d'enquête parlementaire délivre un rapport sur ces pratiques dans le Nordeste brésilien . Dans son introduction, le document explique

116

l'apparition historique de ces groupes héritiers de la dictature :

113 Globo News, 30 avril 2013 - Tropa do Bope canta grito de guerra que faz apologia à violência. Traduction de l'auteur.

114 Nom de la page : Amigos da ROTA. Consultée en ligne le 15 mai 2018.

115 Anuário Brasileiro de Segurança Pública 2017.

116 Comissão Parlamentar de Inquérito do Extermínio no Nordeste, 2005.

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« Le développement des organisations paramilitaires, notamment incarnées par les escadrons de la mort, s'est fait sous le prétexte de combattre le crime et de "laver" la société des personnes considérées "indésirables". Avec la fin de la dictature, la plupart des escadrons de la mort furent démantelés. Cependant, la philosophie de la "Justice Parallèle" est restée ancrée dans la société et dans les institutions publiques responsables de la sécurité des citoyens. Stimulés par la tradition de l'impunité et soutenus par l'utilisation idéologique du discours de l'insécurité croissante, ces nouveaux mécanismes de combat illégaux contre la criminalité surgirent sous le nom de groupes d'extermination ».

Le rapport continue en expliquant le fonctionnement de ces organisations :

« Une grande partie des actions criminelles de ces groupes est parrainée par des commerçants et des habitants de certains quartiers qui, face à l'augmentation de la violence et face à l'inefficacité du système public de sécurité, optent pour la "solution" du dénommé "nettoyage social" de la zone, qui passe par l'exécution de nombreux jeunes. »

Comme le note, la commission parlementaire, ces groupes agissent surtout dans les quartiers pauvres et dans les périphéries et sont généralement constitués d'individus opérant dans les zones où ils résident. Ce qui différencie ces organisations des autre groupes criminels et ce qui fait leur spécificité, c'est leur intrication avec les organes de sécurité publique :

« les justiciers sont pour la plupart des policiers retraités ou en activité ou des personnes reliées à la police, qui se lient à des agents de sécurité privée et font régner ce qu'ils considèrent comme étant la justice. Et ils le font impunément parce qu'ils peuvent compter sur le soutien de la police elle-même, qui laisse à ces organisations ce qu'on pourrait appeler le "sale boulot". [...]. Le plus grave n'est pas l'omission de l'État, en soi criminelle, mais la participation directe des appareils de sécurité publique dans les actions d'extermination de ces groupes de tueurs, qui peuvent en outre

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compter sur la connivence ou la complicité de certains secteurs du Ministère Public et du Pouvoir Judiciaire. »

Le rapport de presque 600 pages offre ensuite une analyse détaillée des activités de ces groupes dans les neufs États du Nordeste brésilien. On peut y lire qu'à Natal, la plus notables de ces organisations a pris le nom de « Meninos de Ouro » (les garçons d'or) et était commandée conjointement par le chef de la Police Civile de l'époque (Maurilio Pinto de Medeiros) et par un policier du nom de Jorge Luiz Fernandes, dit « Jorge l'Étouffeur ». Selon les témoins, pas moins d'une soixantaine d'homicides pourraient être attribués à cette organisation pendant les années 90 et 2000.

S'appuyant sur le témoignage du Délégué et Président de la Première Commission Disciplinaire des Affaires Intérieures de la Police Civile de l'État du Rio Grande do Norte, la Commission parlementaire affirme que :

« Il y a une relation de la Police avec les autres Pouvoirs, comme par exemple avec le juge de la 12ème Cour Pénale, Carlos Adel, qui, selon le témoin, aurait affirmé que tant qu'il serait à la tête de cette Cour Pénale, jamais "Jorge l'Étouffeur" ne serait emprisonné. Le témoin nomme "promiscuité" la relation entre le Judiciaire et les membres du groupe d'extermination "Meninos de Ouro", qui allaient jusqu'à commémorer les résultats des procès dans les villas des juges ; et affirme qu'il y a au sein du propre Ministère Public des personnes qui transmettent des informations aux groupes d'extermination. » (Comissão Parlamentar de

117

Inquérito do Extermínio no Nordeste, 2005).

Aujourd'hui, l'organisation ne serait plus en activité. Cependant d'autres pourraient avoir pris sa place dans le Rio Grande do Norte, notamment sous le nom plus actuel de « milices ». Du fait de la nature criminelle de leurs pratiques et de leur intrication avec les pouvoirs publics, il est presque impossible d'avoir des informations actualisées sur le sujet. Cependant leur présence attestée en 2005 dans le rapport parlementaire illustre la tendance de la société brésilienne à régler les conflits de manière violente et à recourir à la justice privée pour pallier aux défaillances du système légal. Comme le note le rapport, « une des explications de l'existence de ces groupes réside dans le fait que la population ne croit pas

117 Traductions de l'auteur

130

aux institutions étatiques de combat contre le crime ». Face au sentiment d'insécurité croissant, les populations ont en effet tendance à appuyer des pratiques violentes et parfois illicites contre ceux qui sont jugés dangereux et indésirables.

Si la peine de mort est en principe abolie au Brésil, les homicides perpétrés au nom de la sécurité publique y sont pourtant largement légitimés par une frange significative de la population, qui y voit une mesure nécessaire à l'éradication de la criminalité. Ainsi, j'ai pu observer sur les groupes Whatsapp du Conseil communautaire de sécurité, que chaque fois qu'était communiquée une information selon laquelle un individu suspecté de crime avait été abattu par la police, toutes les réactions étaient positives et félicitaient avec enthousiasme le travail de la police et ce, avant même de savoir si le défunt était factuellement coupable de crimes ou non. Le Vice-Président du Conseil communautaire de sécurité est formel :

« Aujourd'hui c'est un très grand honneur de pouvoir dire que ici dans la communauté, tout le monde appuie à 100% la police militaire. [...] Nous faisons entièrement confiance à la police. »118

Entretien avec Ricardo, 38 ans, Directeur d'école et Vice-Président du Conseil communautaire du Conjunto dos Professores octobre 2017

Outre cet appui de la population aux meurtres par la police des individus jugés dangereux, la justice agit comme un organe de légitimation de ces pratiques.

B) Impunités judiciaires

La police est, pour ainsi dire, quasiment incitée par la justice à faire recours à la violence létale dans ces actions répressives. En ne condamnant presque jamais les agents des forces de l'ordre, allant même jusqu'à évincer des preuves évidentes, le pouvoir judiciaire envoie en effet un message clair aux agents de police. Selon le Núcleo Especializado de Cidadania e Direitos Humanos da Defensoria Pública de São Paulo, plus de 90% des cas de résistance suivie de mort sont classés sans suite. Amnesty International qui a suivi les 220 investigations d'homicides impliquant des policiers, initiées en 2011 dans la ville de Rio de Janeiro note qu'en 2015, quatre ans plus tard, une seule a débouché sur une dénonciation du Ministère Public permettant l'ouverture d'un procès. Et quand les

118 Traduction de l'auteur

131

enquêtes donnent finalement lieu à des procès, les condamnations d'agents des forces de l'ordre sont rares. On pourra ainsi donner l'exemple du procès cité par Adriana Vianna et Juliana Farias : alors que l'accusation porte sur l'homicide de quatre habitants d'une favela par un groupe de policiers militaires, la défense va inverser le cours du procès et transformer les victimes en accusés :

« Se dessine à ce moment l'inversion qui caractérise toute audience d'instruction et tout jugement de policiers accusés de meurtre d'habitants des favelas que nous avons pu observer jusqu'à ce point de notre recherche : l'accusé cesse d'être la cible des accusation du jugement, car celles-ci sont dirigées par la défense contre les victimes de la tuerie, obligeant le procureur et l'assistant d'accusation à redoubler d'efforts pour défendre les propres victimes. En ce sens, l'équipe responsable de l'accusation des policiers se voit contrainte à utiliser la plus grande partie du temps de l'audience en vue de "laver moralement" les victimes et, par extension leurs parents. L'inversion complète du cadre débouche ainsi sur le fait que lors d'un jugement de ce type, la défense accuse et l'accusation défend. » (Vianna, Farias, 2011).

Les auteurs détaillent ensuite ce processus d'accusation inversée, reposant par ailleurs sur des allégations, qui, si le sujet n'était pas dramatique pourrait porter à rire :

« Il est significatif de noter que la défense [du policier mis en cause] n'a pas choisi (ou n'a pas jugé nécessaire) d'affirmer péremptoirement que les défunts faisaient partie du "trafic" ni de prouver leur participation dans des affrontements armés. Au contraire, elle a préféré mobiliser une zone d'ombre et de doutes, insinuant qu'il n'était pas possible d'avoir la certitude de leur condition de "travailleur". Un des moments forts de cette stratégie fut gardé, comme on pouvait l'espérer, pour les allégations finales. Dans un geste théâtral précis, le défenseur public se tourna vers la partie de l'audience où nous étions et, se dirigeant vers Andreia, lui dit qu'il n'affirmait pas que son fils, Miguel, était un trafiquant. Ensuite, se tournant vers le jury, il continua : "Mais vous avez vu ce qu'a dit une des témoins. Qu'est ce qu'il avait sur le dos ? Un sac à dos ! Et chacun d'entre nous ici a

pu voir à la télévision les trafiquants fuyant de la Vila Cruzeiro. Qu'est ce qu'ils avaient sur le dos ? Des sacs à dos !" » (Ibid).

Et les auteurs concluent :

« Ce n'est pas par hasard si le travail argumentatif réalisé [...] tout au long du conflit judiciaire pour condamner les policiers, se base sur l'importance de prouver que les morts étaient "honnêtes" et non des "bandits" ou des "trafiquants", c'est à dire, sur l'importance de les insérer primordialement dans le même espace de droit que ceux qui doivent être protégés - et non

annihilé - par l'État, ici corporifié dans la figure des policiers. » (Ibid).

119

Comme dans la plupart des procès de ce type, l'agent de police fut finalement acquitté. Et si les agents des forces de l'ordre sont ainsi acquittés, c'est bien parce que le jury, composé en majorité d'individus de classe moyenne ou haute (Schritzmeyer, 2014) est favorable aux actions policières dans les favelas, ainsi que j'ai pu le constater au long de mon enquête de terrain.

Si certains croient que cette politique de répression violente finira par porter ses fruits et qu'à force d'abattre les « bandits » il n'en restera plus, il me semble qu'il s'agit là d'une utopie autoritariste. Car sans autres propositions politiques associées, les meurtres qui, bien souvent, touchent aussi des innocents, entretiennent chez certains habitants des périphéries urbaines, une rancoeur généralisée de tout ce qui peut représenter l'origine des souffrances endurées : police, État, classes privilégiées, (in)justice,... Rancoeur dont un exemple me fut donné lors de la XV semaine d'anthropologie de l'UFRN, quand une mère de famille ayant perdu un fils sous les balles de la police militaire cita son autre fils de 9 ans : « maman, quand je serai grand, je tuerai les policiers qui ont tué Antonio », lui dit-il.

132

119 Traductions de l'auteur

133

III/ Corps emprisonnables

« Ici c'est le cimetière de toutes les poésies, ironisait un ex-directeur de la Maison de Détention. »120

Quatrocentos contra Um : Uma história do Comando Vermelho, William da Silva Lima, 2001

A) Incarcération de masse

S'appuyant sur des statistiques réelles, l'historien fictionnel Diogo Fraga initie le film Tropa de Elite 2 avec une estimation de l'augmentation de la population carcérale :

« En 1996, la population carcérale brésilienne était de 148.000 détenus. Aujourd'hui, 10 ans plus tard, la population carcérale est de plus de 400.000 détenus. C'est plus que le double. Presque le triple. J'ai fait un calcul, pervers [...]. J'ai remarqué que la population carcérale brésilienne double en moyenne tous les 8 ans, alors que la population brésilienne, double tous les 50 ans. Si nous continuons ainsi, en 2081, la population brésilienne sera de 570 millions [...], alors que la population carcérale brésilienne sera de 510 millions. Autrement dit, 90% des brésiliens seront en taule ! » (Extrait du filme Tropa de Elite 2, José Padilha, 2010.)

En 2016, le nombre de détenus au Brésil était de 726 712. Si l'estimation proposée dans le film ne s'est pas vue entièrement réalisée, elle ne s'est cependant pas trompée de beaucoup : entre 2006 et 2016, soit en 10 ans, le nombre de prisonniers a presque doublé. Aujourd'hui, le Brésil possède ainsi la troisième plus importante population carcérale du monde, derrière les États-Unis et la Chine et devant la Russie. D'autre part, les prisons du pays sont presques toutes surpeuplées, le système carcéral n'offrant que 368.049 places.121

120 Traduction de l'auteur

121 Données Departamento Penitenciário Nacional (DEPEN) - 2016 .

134

Nombres de détenus au sein du système carcéral brésilien entre 1990 et 2015. Sources : Infopen

Cette population nombreuse et sa récente augmentation peuvent s'expliquer notamment par quatre facteurs :

Premièrement, il existe cette idée, répandue dans la société, que la prison est un outil efficace pour protéger les citoyens de la criminalité. Selon cette croyance, l'incarcération des agents criminels réduirait leur nombre dans les rues des métropoles et ferait en conséquence chuter les indices de criminalité. Nombreux sont ainsi mes interlocuteurs qui estiment la construction d'établissements pénitentiaires comme une mesure adaptée contre la criminalité. Claudio affirme qu' « il faut construire plus de prisons,

on en a besoin. Il y a un déficit absurde de la capacité carcérale. » (Entretien avec

122

Claudio, 52 ans, novembre 2017). Ainsi, malgré les nombreuses critiques faites au système carcéral, celui-ci bénéficie toutefois d'un appui important de la population qui y voit une des principales institutions de protection contre la criminalité.

Deuxièmement, depuis 2006, la loi pénale brésilienne n'indique pas les quantités de stupéfiants permettant de différencier la consommation du trafic, laissant au juge cette appréciation. Cependant les procès de ce type sont expéditifs et la plupart du temps les

122 Traduction de l'auteur

135

sanctions sont prononcées sans même que le juge ne prenne la peine de lire le dossier. En conséquence, d'une part, 25% des détenus hommes et 63% des détenues femmes sont enfermés pour trafic de stupéfiants 123 alors qu'il s'agit parfois de quantités dérisoires et, d'autre part, la justice est souvent rendue de manière inégalitaire, les juges ayant plus tendance à expédier les dossiers des individus économiquement fragilisés et à s'attarder plus longuement sur les cas de ceux en mesure de s'offrir les services d'un avocat. Selon le Ministère de la Justice, le trafic de stupéfiants est ainsi depuis quelques années la première cause d'incarcérations au Brésil, avec une augmentation de 339% entre 2006 et 2013.

Troisièmement, le manque de moyens humains et économiques de la justice conduit à l'impossibilité d'absorber efficacement l'ensemble des cas qui lui sont présentés. Ainsi environ 40% de la population carcérale brésilienne est constituée d'individus en attente de jugement, retenus dans des Centres de Détention Provisoire (CDP). En outre, il existe une quantité non négligeable de prisonniers qui ne devraient plus être incarcérés mais qui en raison de la lenteur de la justice et des processus administratifs sont toujours retenus captifs. Dans une interview au journal El Pais, le sociologue Rafael Godoi note qu' « un nombre important de prisonniers ont déjà les conditions d'être en régime semi-ouvert ou de sortir en conditionnelle. Ils pourraient être dans la rue mais ils ne le sont pas. Parfois il manque juste un document... » . En 2013, le

124 Conselho Nacional da Justiça (CNJ) conclut après une

étude des dossiers des 5845 détenus du Rio Grande do Norte, que 348 d'entre eux auraient déjà dû être hors des murs des établissements carcéraux.

Enfin, au Brésil le système pénal est devenu le corollaire de la déroute de l'État social. Comme le notait Loïc Wacquant à propos des États-Unis (mais qu'il est possible de transposer au cas brésilien), « à l'atrophie délibérée de l'Etat social correspond l'hypertrophie de l'Etat pénal : la misère et le dépérissement de l'un ont pour contrepartie directe et nécessaire la grandeur et la prospérité de l'autre. » (Wacquant, 1998). Derrière l'argument de la « guerre aux drogues », de la « guerre aux trafiquants », de la « guerre aux bandits » s'opère une criminalisation des franges de la population qui ne parviennent pas à s'insérer dans les cadres formels du marché du travail. Au Brésil comme aux États-Unis,

« la surreprésentation massive et croissante des Noirs à tous les paliers de
l'appareil pénal éclaire d'une lumière crue [une des] fonctions qu'assume le

123 Sources : Ministerio da Justicia.

124 El Pais edição Brasil, « Prisão não é a solução para a violência, ela é parte do problema », 14 janvier 2018. Traduction de l'auteur

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système carcéral dans le nouveau gouvernement de la misère : suppléer au ghetto, comme instrument d'enfermement d'une population considérée comme déviante et dangereuse autant que superflue tant au niveau économique [...] que politique [...]. L'emprisonnement n'est à cet égard que la manifestation paroxystique de la logique d'exclusion dont le ghetto est le vecteur et le produit depuis son origine historique. » (Ibid)

Ainsi, les prisons brésiliennes se transforment peu à peu en « dépôts inhumains des classes marginalisées » (Minhoto, 2002). Selon le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique, en 2016, 61% des détenus n'avaient pas achevé l'enseignement primaire et 64% étaient Noirs.

Pourcentage des personnes privées de liberté au Brésil en 2016, selon leur niveau de scolarité Sources : Infopen - 2016

137

Pourcentage des personnes privées de liberté au Brésil en 2016 selon leur identification à une couleur de peau

Sources : Infopen - 2016

Corollairement, la prison fonctionne comme un vecteur de contrôle social des populations paupérisées. Dans la mesure, où l'ensemble des populations des périphéries urbaines tendent à être criminalisées - notamment au travers des stigmates dont souffrent certains marqueurs sociaux tels que le quartier de résidence, la religion, la condition économique, la couleur de peau ou le style vestimentaire -, les individus souffrant de ces stigmates cherchent à leur échapper et à éviter ainsi la répression en adoptant les codes des classes privilégiées. Le fait d'être habillé d'une certaine manière, de prouver l'insertion dans le marché du travail ou de suivre une certaine religion sont des artifices qui permettent aux individus des classes défavorisées de se démarquer des « bandits » et donc d'éviter la constante suspicion criminelle dont ces populations font l'objet. Par le biais de la menace de la répression, l'État carcéral s'institue ainsi comme un instrument de lutte contre la déviance et comme un outil de promotion d'une normalisation culturelle dont les codes peuvent être trouvés dans l'idéologie des classes dominantes.

Car de fait, comme nous allons le voir, la menace de l'incarcération a de quoi dissuader bon nombre d'individus.

138

B) Conditions inhumaines

Les récents massacres dans les unités carcérales du Nord et du Nord-Est du pays ont mis en lumière de façon flagrante la manière dont la société brésilienne conçoit ses prisonniers. Les individus emprisonnés sont marqués par la sujétion criminelle, ils sont classifiés comme infracteurs criminels par la Justice et comme « bandits » par l'opinion publique. Reclus dans les prisons, loin de la vue des populations, leur existence est régie par deux formes de pouvoir de l'État souverain identifiées par Foucault (1997) : le pouvoir de « faire mourir » et celui de « laisser mourir ».

Comme le notait Bauman,

« Ce qui s'est de fait passé au cours du processus civilisationnel, c'est une réutilisation de la violence et une redistribution de l'accès à la violence. Au même titre que tant d'autres choses que nous avons été entraînés à abominer et à détester, la violence a été retirée de notre vue, mais pas de l'existence. Elle est devenue invisible, au moins du confortable point de vue de l'expérience personnelle strictement circonscrite et privée. À la place, elle a été encerclée dans des territoires ségrégués et isolés, en général inaccessibles aux membres communs de la société, ou expulsée vers des «zones d'ombres» crépusculaires, [...] ou encore exportée vers des lieux lointains, en général dénués d'intérêt pour la vie et les affaires des êtres humains civilisés » (Bauman, 1999, p. 120).

125

Les prisons font figure d'exemple de ces territoires inaccessibles, isolés et lointains où sévissent la violence qui, légitimée par l'opinion publique, s'abat sur les corps des détenus dans l'environnement carcéral. Concernant le massacre d'Alcaçuz qui fit au moins 26 morts dans la prison du même nom située à une vingtaine de kilomètres de Natal début 2017, Juliana Melo et Raul Rodrigues commentent que, « s'il est possible de classifier le massacre comme une tuerie opérée par les propres prisonniers, il n'en reste pas moins qu'elle a été construite et légitimée socialement et institutionnellement. » (Melo, Rodrigues, 2017). Les auteurs affirment, en effet, que les différentes institutions responsables du système carcéral avaient été alertées à de maintes reprises de l'imminence d'un conflit, prévisible en raison de la promiscuité de deux groupes de détenus ennemis, incarcérés dans

125 Traduction de l'auteur

139

un même secteur, mais que toutes les réclamations furent archivées. D'autre part, les auteurs mettent en cause la gestion déplorable de l'événement par les autorités qui n'intervinrent que 6 jours après le début du massacre, n'entrant avant cela dans la prison que pour « retirer les corps - presque tous découpés, transformés en «bouts de chairs» et «déshumanisés». » (Ibid). En cause, toujours selon les auteurs, la propension de la société brésilienne (État et société civile) à concevoir l'agent criminel comme un individu extérieur au pacte social, et dont on peut « désirer qu'il meurt » (Misse, 2010) :

« Dans les rues cette perspective fut réaffirmée de différentes manières, comme par exemple dans des phrases telles que «laissez-les s'entretuer, qu'ils meurent, que ça soit de faim ou de soif» ou «pourquoi le gouvernement ne met pas directement le feu à Alcaçuz pour en finir avec ça une bonne fois pour toute ?» » (Melo, Rodrigues, 2017).

Les représentations sociales portant sur les agents criminels jointes à un isolement lointain dans des « zones d'ombres », participent en effet au maintien d'un système carcéral trop souvent condamné par les commentateurs. Le propre Ministère de la Justice reconnaissait, au travers d'un rapport, les conditions inhumaines des détenus, la présence de violences interpersonnelles, des déficiences dans la prise en charge des soins des prisonniers et des irrégularités concernant l'attention portée aux détenus atteints de troubles mentaux. Juliana Melo et Raul Rodrigues notent quant à eux à propos de la situation des

126

prisons de Natal que :

« Nous recevons quotidiennement des demandes d'appuis [de la part des familles de détenus] et des récits selon lesquels la nourriture, rare, arrive aux unités dans d'effroyables conditions. De plus, il y a des témoignages quant à la violation des droits dans toutes les sphères de la vie humaine : santé, alimentation, habillement, liens affectifs, sécurité et intégrité physique [...], il y a des requêtes sans réponses, des menaces et des humiliations inutiles. » (Melo, Rodrigues, 2017).

127

Pas si loin dans le temps, le 2 octobre 1992, suite à rébellion dans une prison de São Paulo, une intervention de la Police Militaire causa la mort de 111 détenus. L'événement,

126 Conselho Nacional da Justiça - 2013

127 Traductions de l'auteur

140

connu aujourd'hui sous le nom de « massacre de Carandiru », qui donna lieu à la condamnation à perpétuité de 23 policiers, fut cependant relativement bien accueilli par une frange de la population qui y voyait là, un service rendu à la société. Pour preuve, le Colonel Ubiratan qui dirigeait l'opération, malgré sa condamnation à 632 ans de réclusion criminelle, fût élu député de l'État de São Paulo en 2002, ce qui lui permit de reporter l'accomplissement de sa peine à 2006. Finalement, le Colonel n'aura jamais effectué sa peine de prison puisqu'il fut assassiné dans son appartement en septembre 2006. « Aqui se faz, aqui se paga » (Ce qui se fait se paye) pouvait on lire sur un des murs de l'immeuble où il résidait.

IV/ Construction du crime

« Le système ne participe pas à la liquidation ni à la diminution de la délinquance, mais, au contraire, à sa reproduction et à son augmentation. »128 José Ricardo Ramalho, O mundo do Crime, 2002.

La gestion de la criminalité urbaine au travers de l'incarcération de masse et de pratiques hautement violentes et répressives ne semble pas freiner l'augmentation des actes criminels enregistrée au Brésil pendant ces dernières décennies. Au contraire, les violentes pratiques de la police, concourent à l'entretien d'une véritable « haine du flic » de la part des agents du crime et à une escalade de l'armement de la part des groupes criminels. Groupes que la police ne s'étonne plus d'appréhender en possession d'armes lourdes telles que bazookas, mines anti-chars ou fusils d'assaut de dernière génération. Qu'il s'agisse du point de vue de ces organisations ou de celui des forces de police, l'impression ressentie est celle d'une guerre interne dans laquelle d'un côté les assassinats de policiers sont des actes grassement rémunérés et où de l'autre se développe une « militarisation du contrôle du

129

crime » (Minhoto, 2002) légitimant des actions qui mettent gravement en danger les populations des favelas et des périphéries : mitraillage approximatif depuis un hélicoptère en pleine zone urbaine, utilisation de munitions capables de transpercer les fragiles murs des

128 Traduction de l'auteur

129 Selon le Colonel Major Correia Lima, « aujourd'hui à Rio par exemple, la prime pour qui tue un policier est de 20.000 reais [environ 5000€]. Il y a des primes... Ici aussi, dans le Rio Grande do Norte il y a des primes. En conséquence, il faut évidemment que je fasse attention. Malheureusement, fort malheureusement - je ne voudrais pas qu'il en soit ainsi - mais partout où je sors, je sors armé. Même pour aller en cours je sors armé. » (Entretien avec le Major Colonel Correia Lima, novembre 2017)

141

habitations,... Paradoxalement, ces pratiques censées participer à la réduction de la criminalité, causent le décès de milliers d'innocents chaque année et offrent par là un terreau fertile au recrutement par les organisations criminelles de nouveaux « soldats », prêts à venger la mort de leurs proches.

En outre, l'espace carcéral - et ce n'est pas une nouveauté - favorise tout bonnement et simplement le développement de la criminalité.

« Selon Foucault, au XIXème siècle déjà, étaient faites des critiques à la prison qui se résumaient autour de ces différents points : les prisons ne diminuent pas les taux de criminalité ; la détention provoque la récidive ; la prison ne cesse de fabriquer des délinquants ; la prison rend possible, ou mieux, favorise l'organisation d'un réseau de délinquants, solidaires entre eux, hiérarchisés, prêts à toutes les futures complicités ; les conditions offertes aux détenus libérés les condamnent fatalement à la récidive ; la prison fabrique indirectement des délinquants, en faisant tomber la misère sur les familles de détenus. » (Ramalho, 2002)

130

La pertinence de ces critiques ne pourraient être mieux illustrées que par la naissance au sein de l'environnement carcéral des principales organisations criminelles brésiliennes. Le Primeiro Comando da Capital, qui surgit en 1993 dans la prison de Taubaté, constitue un exemple symptomatique. Si les raisons qui ont favorisé son apparition sont nombreuses, ses premières et principales revendications furent justement tournées vers l'union des prisonniers contre les violences du système carcéral. Son règlement stipule par exemple :

« 13. Nous devons rester unis et organisés pour que nous puissions éviter que se produise de nouveau un massacre similaire ou pire à celui ayant eu lieu au sein de la Casa de Detenção le 2 octobre 1992 où 111 détenus furent lâchement assassinés, massacre qui ne sera jamais oublié dans la conscience de la société brésilienne. Parce que nous, du Comando, nous allons changer la pratique carcérale, inhumaine, pleine d'injustices, d'oppressions, de tortures et de massacres dans les prisons. [...]

130 Traduction de l'auteur

142

17. En liaison avec le Comando Vermelho - CV et PCC, nous allons révolutionner le pays à partir des prisons et notre bras armé sera la Terreur contre «les puissants», les oppresseurs et les tyrans qui utilisent l'annexe de Taubaté et de Bangu I à Rio de Janeiro, comme des instruments de vengeance de la société en vue de la fabrication de monstres. »131

(Extrait du Règlement du PCC)

Aujourd'hui, 25 ans plus tard, le Primeiro Comando da Capital est une des plus puissantes organisations criminelles d'Amérique du Sud, avec une présence dans tous les États Brésiliens et dans plusieurs pays voisins et avec un effectif d'au moins 30.000 membres recensés par les autorités.

Ainsi, « la police, la prison, la justice produisent la délinquance » (Ramalho, 2002). En sélectionnant une certaine catégorie d'individus par le biais de la criminalisation de certains illégalismes (tels que la possession de produits stupéfiants) et en regroupant ces personnes dans des espaces clos et déshumanisants, la police, la prison et la justice favorisent le développement de sociabilités criminelles chez les détenus qui s'organisent pour préparer des actions, soit directement à partir de la prison, soit à leur sortie. De plus, en marquant socialement ceux qui passent entre ses murs, la prison rend impossible la réinsertion sur le marché du travail et promeut ainsi l'insertion dans des carrières délinquantes.

Pourtant, comme le note Ramalho,

« Malgré la gravité des critiques faites à la prison, malgré la constatation de la non réalisation des finalités basiques selon lesquelles son existence est justifiée - la punition de l'infracteur et sa «récupération» pour la société -, malgré la conclusion qu'elle punit en excès et rend à la société un homme marqué pour toujours, exactement pour être passé par la prison, les auteurs de ces critiques, eux-mêmes, restent irrémédiablement prisonniers de l'idée que l'institution carcérale est vitale pour l'existence de la société. » (Ramalho, 2002).

132

131 Traduction de l'auteur

132 Traduction de l'auteur

Le sociologue Michel Misse, constate quant à lui que « le système pénitentiaire est utilisé pour incarcérer n'importe quelle personne qui participe à des marchés illégaux. Ainsi ça ne s'arrête jamais. On construit des prisons et elles se remplissent. On construit et elles se remplissent... ».133

En persistant sur le chemin de l'incarcération de masse, la société brésilienne semble vouée à produire toujours plus de criminalité urbaine au nom pourtant... de la lutte contre celle-ci.

143

133 El Pais, edição brasileira - Prisões em massa, o motor das facções que afetam a vida de metade dos brasileiros - 31 janvier 2018. Traduction de l'auteur

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Considérations finales

La société brésilienne est enlisée dans un cycle de la peur et de la violence. Depuis sa fondation initiée avec le massacre des populations indigènes, le Brésil n'a pas encore été capable de pacifier une société dont les fondations ont longtemps reposé sur l'exploitation violente des populations vulnérables. Cent trente ans après sa promulgation, l'abolition de l'esclavage n'a pas permis aux afro-descendants de se libérer entièrement de la domination des classes blanches privilégiées. Pire, les régimes politiques successifs ont, à chaque fois, fait usage d'une force disproportionnée et meurtrière pour assurer le maintien des privilèges d'une frange réduite de la population.

« Les régimes autoritaires s'effondrent, les démocraties s'installent, les constitutions se perfectionnent mais la répression reste toujours aussi meurtrière, la Justice est toujours aussi inaccessible, les prisons restent inhumaines, la défense des pauvres inexistante, les autorités ne sont pas contrôlées dans leurs actions. Les violations traditionnelles des droits civils (bien que garantis par la Constitution) continuent à être pratiquées par les autorités et s'articulent avec le manque de respect pour les droits civils

dans le cadre des relations interpersonnelles. » (Pinheiro, Almeida,

134

2008)

Les reconfigurations de la globalisation néo-libérale et l'explosion démographique urbaine ont précipité le développement de marchés parallèles et l'augmentation de pratiques criminelles qui terrorisent les populations des métropoles brésiliennes. Cette peur, se traduit dans l'espace par l'érection croissante de murs et de frontières qui tiennent à distance les différents groupes sociaux et réduisent les espaces de contact entre les différentes classes sociales. D'autre part, le besoin sécuritaire et les tentatives de contrôle de la criminalité provoquent la criminalisation des populations paupérisées qui pour échapper à la répression policière se voient contraintes d'occuper sagement leur place de main d'oeuvre docile et bon marché. Contre cette sujétion post-colonialiste et capitaliste ingrate, certains jeunes choisissent des chemins divergents et s'érigent en outsiders de la mondialisation. La majorité d'entre eux périra avant 25 ans sous les balles de leurs « semblables-différents »

134 Traduction de l'auteur

145

des gangs ennemis. D'autres, succomberont aux assauts de l'armée dans la favela. Et certains iront voler dans les quartiers riches d'un des pays les plus inégalitaires du monde. Côté criminel, ce sont majoritairement eux qui perpétuent le cycle de la peur et de la violence et qui, à leur échelle, alimentent le marché de la sécurité, l'idéologie sécuritaire, le développement d'un État carcéral et l'inquiétante ségrégation urbaine des villes brésiliennes. Mais une analyse plus fine montre que si les actes de criminalité profitent parfois à ceux qui les pratiquent, ils sont également le fonds de commerce d'un nombre considérable d'individus. Et pour cause, les intérêts économiques derrière la criminalité sont énormes : 243 milliards de dollars générés par le marché de la drogue, un marché des armes estimé à 1650 milliards dollars, des bénéfices aussi exorbitants qu'incalculables du côté du marché de la sécurité,... Ces profits ne sauraient évidemment revenir qu'aux seuls petits délinquants des favelas de Natal. La criminalité engraisse les policiers corrompus, les promoteurs immobiliers, les politiciens, les juges, les avocats, les nombreuses chaînes de télé spécialisées en faits divers, les entreprises tournées vers le secteur de la sécurité, celles qui se spécialisent dans la construction et l'administration des prisons, celles qui vendent des hélicoptères de guerre et des chars d'assaut (de plus en plus présents dans le contexte urbain brésilien),...

D'autre part, « le crime retire du marché du travail une part de la population en surnombre et réduit ainsi la concurrence entre travailleurs et contribue à empêcher les salaires de tomber au-dessous du minimum. » (Marx, 1978). Loïc Wacquant, notait à ce propos que l'augmentation presque exponentielle de la population carcérale nord-américaine aurait permis de dissimuler deux points de chômage aux États-Unis pendant la décennie de 90 (Wacquant, 1998).

« En somme, l'importance qu'assume la délinquance dans la société actuelle extrapole de beaucoup ses limites. Outre le fait de servir à l'exercice d'un contrôle plus rigide sur les groupes sociaux les plus pauvres, elle favorise la croissance de l'industrie et décompresse le marché du travail, facteurs qui pointent leur complexité dans l'ensemble des phénomènes sociaux. Le crime et le criminel jouent un rôle social utile dans la préservation du système social. » (Ramalho, 2002).

135

135 Traduction de l'auteur

146

On comprendra que certains ont tout intérêt à maintenir en place un système qui génère des profits colossaux. Certains politiciens les premiers. Si leurs intrications avec les organisations criminelles sont difficiles à mettre en évidence, il ne fait aucun doute que certains d'entre eux ayant hypocritement remporté leur élection en surfant sur le discours sécuritaire, engrangent cependant des bénéfices issus du narcotrafic, du blanchiment d'argent ou du trafic d'arme.

Prenant leur force dans un « autoritarisme socialement implanté » (Pinheiro, 1994) et dans un racisme encore prégnant, les gouvernements successifs ont plongé le Brésil dans une « guerre aux drogues » et dans une incarcération de masse qui dans un paradoxe effroyable augmentent la criminalité au nom de la sécurité.

Tout aussi effroyables, leurs résultats sont l'augmentation drastique de toutes les formes de ségrégations, le repliement des individus sur eux-mêmes ou sur leur communauté, la monopolisation du discours sécuritaire dans la sphère politique, la criminalisation de la pauvreté, la peur de l'Autre et, en haut de ce triste tableau, la mort d'au moins 300.000 jeunes, dont plus de 250.000 jeunes Noirs, rien que sur ces 10 dernières années.136

Concernant ces homicides, la Commission d'Enquête Parlementaire du Sénat sur les Assassinats de Jeunes le reconnaît :

« les morts par assassinat de la jeunesse Noire sont à mettre en directe relation avec l'action ou l'inaction de l'État. D'une part, la prolifération du trafic de drogues dans les communautés à faibles revenus, notamment dans les favelas, est le résultat, en dernière analyse, du manque de sécurité et de l'absence des organes étatiques. Dans un milieu où l'absence du Pouvoir Public suscite l'apparition de groupes organisés de trafiquants, ainsi que de milices, les indices de violences contre la jeunesse Noire atteignent leur paroxysme. D'autre part, l'augmentation de la violence policière contre ces jeunes est également une réalité »

Le rapport de la Commission d'enquête Parlementaire se poursuit par le témoignage de la chercheuse et militante Maria Aparecida Bento auditionnée pour l'occasion :

136 Calcul basé sur les données du Forum Brasileiro de Segurança Pública

147

« Je voudrais juste rappeler que le massacre de Srebrenica, où 8.500 Musulmans furent assassinés, fut considéré comme un génocide par la

137

Communauté Internationale. Ici nous avons eu 23.000 jeunes Noirs assassinés par an, autrement dit, trois fois plus que ce qui a été considéré comme un génocide par la Communauté Internationale. »

À la Suite à ce témoignage, le rapport indique, en faisant usage des majuscules,

« Cette Commission d'enquête parlementaire, dans la même ligne que le Mouvement Noir et en accord avec les conclusions des chercheurs et des spécialistes sur le sujet, assume ici l'expression GÉNOCIDE DE LA POPULATION NOIRE comme étant la plus appropriée pour décrire la réalité actuelle de notre pays concernant l'assassinat des jeunes Noirs. »138 (CPI do Assassinato de Jovens, 2016).

En effet, le maintien dans le temps d'un racisme structurel et l'éloignement des groupes sociaux au travers des processus ségrégationnistes, notamment renforcés par la peur de la criminalité, empêchent la société brésilienne de se concevoir comme unifiée et fonctionnent comme des mécanismes d'inhibition de la compassion. Le fossé social, culturel, ethnique, économique et spatial entre les classes privilégiées et les classes paupérisées rend impossible l'identification à l'Autre et freine la reconnaissance d'une égalité de statuts entre les être humains. Pire, à mesure que croît le sentiment d'insécurité, croît en parallèle la systématisation d'une suspicion criminelle, généralisée à l'ensemble des populations vulnérables, qu'il devient alors acceptable de « laisser mourir » ou de « faire mourir ». Le racisme, la ségrégation et les différentes inégalités servent ainsi de terreau fertile au maintien d'une situation caractérisée par les meurtres de 60.000 personnes chaque année. La relégation de ces homicides dans des « zones d'ombres » éloignées, le repli sur soi des populations privilégiées dans des enclos fermés et sécurisés et le profit international généré par le crime, nuisent à la prise en compte de l'urgente nécessité de repenser le fonctionnement de l'ordre social. D'autre part, ces processus freinent la production de politiques de réconciliation culturelle et la mise en place de mesures de réduction des différentes formes d'inégalités, de contrôle judiciaire effectif des autorités répressives, de

137 Le terme « Musulman » fait ici référence au nom attribué à certaines nationalités slaves du sud de l'ancienne Yougoslavie.

138 Traductions de l'auteur

148

décroissance de la population carcérale et de promotion de citoyennetés égalitaires, seules mesures véritablement à même d'éloigner efficacement du paysage brésilien le spectre de la criminalité urbaine. La jeune militante et conseillère municipale Marielle Francisco da Silva a été assassinée dans les rues de Rio de Janeiro le 14 mars 2018, pour avoir osé essayer de porter ce genre d'idées dans les sphères politiques. Le lendemain, plusieurs millions de personnes se réunissaient dans les rues du pays pour lui rendre hommage. Certains brandissaient des pancartes où on pouvait lire une phrase que la jeune femme avait partagé sur les réseaux sociaux quelques heures avant sa mort : « Combien d'autres devront encore mourir ? », « Quantos mais vão precisar morrer ? ».

149

Liste des images, cartes, graphiques et tableaux

Image 1 : Photo Marco Vitale 1

Carte 1 : Carte politique du Brésil 17

Carte 2 : Carte administrative de Natal 22

Tableau 1 : Nombre d'homicides dans les États brésiliens entre 2002 et 2012 39

Tableau 2 : Taux d'homicides dans les États brésiliens entre 2002 et 2012 40

Graphique 1 : Nombre d'homicides dans le Rio Grande do Norte entre 2007 et 2016 41

Graphique 2 : Nombre d'homicides à Natal entre 2007 et 2016 42

Graphique 3 :Taux d'homicides à Natal entre 2007 et 2016 43

Graphique 4 : Taux d'homicides dans les capitales brésiliennes 44

Carte 3 : Carte des homicides à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP) 45

Graphique 5 : Pourcentages d'homicides selon les Zones Administratives de Natal 46

Graphique 6 : Taux de vols dans les capitales brésiliennes en 2014 47

Graphique 7 : Taux de vols dans les capitales brésiliennes en 2016 48

Carte 4 : Carte des vols de véhicules à Natal en 2017 49

Graphique 8 : Répartition des vols de véhicules selon les Zones Administratives de Natal 50

Carte 5 : Carte des homicides à Natal selon les Aires Intégrées de Sécurité Publique (AISP) .103 Tableaux 3, 4, 5 et 6 : Tableaux des salaires nominaux moyens mensuels dans les

quartiers de Natal, calculés en nombre de salaires minimums 104

Graphique 9 : Genre des victimes d'homicides dans le Rio Grande do Norte en 2017 105

Graphique 10 : Âge des victimes d'homicides dans le Rio Grande do Norte en 2017 106

Graphique 11 : Couleur de peau des victimes d'homicides au Brésil 107

Image 2 : Écusson du Batalhão de Operações especiais (BOPE) 126

Graphique 12 : Augmentation de la population carcérale brésilienne entre 1990 et 2015 134

Graphique 13 : Niveau de scolarité des personnes privées de liberté 136

Graphique 14 : Identification des détenus selon leur couleur de peau 137

150

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