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Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.

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par Sophie-Victoire Trouiller
Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014
  

Disponible en mode multipage

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Institut catholique de Paris

Faculté de sciences sociales

Master 2 « Géopolitique et sécurité internationale »

Le storytelling dans la réconciliation nationale

Mémoire sous la direction

de Monsieur le professeur Christian Pout

Sophie-Victoire Trouiller

2013-2014

Remerciements

Je tiens à témoigner de toute ma gratitude aux personnes qui m'ont aidé à rédiger ce mémoire :

Le professeur Christian Pout, directeur de ce mémoire, pour l'intérêt qu'il a porté au sujet d'étude et les conseils qu'il a bien voulu me donner.

Baudouin Bollaert, ancien journaliste au Figaro et enseignant à l'Institut Catholique de Paris, pour avoir accepté la charge de second lecteur de ce travail.

Nicole Vilboux, chercheur associée à la Fondation pour la Recherche Stratégique et professeur à l'Institut Catholique de Paris, pour m'avoir conseillé quelques références théoriques au sujet du storytelling dans la réconciliation nationale.

Valérie Rosoux, chercheur qualifié du FNRS et professeur invitée à l'Université catholique de Louvain (UCL), pour m'avoir fourni ses écrits sur la réconciliation nationale.

Carol Grosman, instigatrice du projet « Jerusalem Story », et Stéphane Dangel, consultant en storytelling dans les entreprises, pour avoir répondu rapidement et précisément à mes questions.

Philippe Forget, pour m'avoir procuré son article sur la narration stratégique.

Mon ami Emile Kelinion, pour m'avoir signalé le livre de Denis Sandol.

Christophe Choupot et Paula Bradley pour leur soutien moral indéfectible et leur affection sans limites.

Mes amis Alphonse et Basile pour leur présence chaleureuse.

Mes parents Catherine et Dominique Trouiller, pour m'avoir aidé à orienter mes recherches en me fournissant certaines sources, mais aussi pour leur relecture attentive de ce travail.

Table des matières

Introduction.............................................................................................p.5

Première partie : Le processus de réconciliation nationale..................................p. 10

1. Origineset typologies du storytelling de réconciliation nationale ..........................p.10

2. La coexistence : un storytelling institutionnel..................................................p. 15

3. L'empathie : le storytelling relationnel..........................................................p. 28

Deuxième partie : La transmission du récit officiel :

un conflit entre l'histoire et la mémoire..........................................................p.41

1.Par l'éducation : entre le storytelling et sa fabrication........................................p. 41

2. Par les commémorations :

entre le storytelling institutionnel et le storytelling relationnel..................................p. 49

Troisième partie : Les obstacles à la réconciliation nationale...............................p. 62

1. Le conflit de storytelling........................................................................p. 62

2. Quand le storytelling devient un dogme : les ingando et les lois mémorielles...........p. 71

Conclusion.............................................................................................p. 77

Bibliographie..........................................................................................p. 81

Introduction

La réconciliation nationale peut se définir comme « le processus de prise en charge de l'héritage de la violence passée et de la reconstruction des relations brisées qu'elle a engendrées »1(*). Garantissant la paix elle vise essentiellement, dans l'esprit de la plupart des chercheurs, à apporter un sentiment de sécurité et de confiance grâce à la reconstruction de la politique et de la société par des acteurs nationaux ou internationaux -ces derniers pouvant apporter une aide précieuse, sans pour autant administrer le pays durant sa transition vers un autre régime.La réconciliation est,en effet,un processus destiné à dissiper les différends politiques. Il faut cependant en chercher les motifs et comprendre ce qu'elle implique pour la population, faute de quoi elle peut avoir un effet négatif. Or ses objectifs dépendent des visions que se font les individus ou les groupes sur le conflit qu'ils viennent de vivre. Ces expériences étant différentes d'un groupe à l'autre, et même d'un individu à l'autre, constituent des récits en conflit. Les objectifs de la réconciliation sont alors presque aussi nombreux que les individus, ce qui constitue déjà une de ses limites.

La portée symbolique du mot « réconciliation » est également très importante, certains individus le jugeant « insupportable », voire « indécent », car totalement réducteur2(*). Pour les dirigeants de la société en transition, le défi consiste donc à tenter de donner aux adversaires une volonté de coexistence qui, avec le temps, laisse place à l'empathie, tout cela sans forcément évoquer la réconciliation. En effet, l'apparition du mot réconciliation dans leurs discours est souvent vue par la population comme une justification pour favoriser leurs desseins politiques. La première réussite du storytelling est donc de « vendre » ce concept sans nécessairement l'évoquer.

Après une période de conflit, la coexistence de plusieurs parties adverses sur un même territoire peut être imposée par un armistice, conclu par une organisation internationale qui envoie des représentants pour s'interposer physiquement entre les belligérants. Mais la volonté de coexistence entre eux ne se révèle que lorsque la soif de vengeance disparaît. Les relations évoluent ensuite vers une coopération minimale entre d'anciens ennemis, celle-ci devant obligatoirement passer par laconstruction d'une mémoire collective et d'un récit du conflit qu'ils viennent de vivre afin d'éviter que le passé ne devienne une nouvelle source de tensions.Or, généralement définie comme « un ensemble de représentations du passé communément acceptées »3(*), la mémoire collective détermine la conduite des parties après le conflit et peut,en réalité, s'orienter vers des récits simplistes qui ont des fondements historiques douteux. La vérité est donc au coeur de la réconciliation nationale, puisqu'elle constitue le fil conducteur reliant la volonté de coexistence à l'empathie. Concrétisée par des mesures à long terme comme des excuses symboliques, l'éducation et la mémoire, l'empathie est caractérisée lorsque la victime envisage les raisons de la haine que son agresseur a éprouvée à son égard, tandis que l'agresseur comprend la souffrance et la colère de sa victime.Or cette compréhension mutuelle entre deux anciens adversaires demande souvent un long délai, comme en témoigne une rescapée du génocide rwandais : « J'ai pris le temps de haïr tout le monde. Cela m'a pris dix ans. J'ai eu besoin de ce temps pour la haine. A présent, je peux commencer à réfléchir à la réconciliation »4(*).

Lors d'un colloque ayant pour sujet « La fin des conflits et la réconciliation », José Maïla observe que « la réconciliation détermine une manière d'envisager le passé qui rend possible la vie du temps présent. Loin d'être seulement une volonté de tourner la page, elle suppose une démarche active pour revisiter la mémoire et permettre l'écriture d'une histoire qui fasse vivre une société jadis déchirée en adéquation avec elle-même et en paix avec les autres. (...). Ni occultation du passé, ni oubli des violences, elle est démarche d'exorcisation des peurs et des haines et ouverture sur l'avenir ».

Outre le fait qu'il permette d'accepter la réconciliation, on peut comprendre l'importance du récit dans ce processus, l'écriture de l'histoire permettant non seulement d'exorciser les peurs et les haines, mais également d'imaginer un avenir commun. Il est donc nécessaire de comprendre comment le récit est constitué et comment il suscite l'émotion.

La praticienne des résolutions de conflits Julia Chaitinobserve : «A story or a narrative combines either real or imagined events that connect in such a way to provide a chain of events that are recounted to others »5(*).

Présentant la destinée d'un agent à travers des événements se déroulant dans le temps6(*), la narration doit avoir une structure particulière : une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties, la résolution et la situation finale. C'est donc, comme l'observent Nicole Girou et Lissette Maroquins, « le récit d'une transformation ». C'est pourquoi son sens dépend de sa structure, le narrateur changeant l'agencement des événements selon l'importance qu'il désire leur attribuer. Ainsi, par la puissance de persuasion dont son auteur se sert pour communiquer des faits imaginaires ou réels, l'histoire peut sanctifier une victime et punir son bourreau, « transformer les salauds en héros », humaniser chaque partie aux yeux de ses adversaires ou tout simplement « communiquer ce que nous sommes »7(*). C'est souvent dans la fiction du récit que réside la plus grande force de l'émotion, celle-ci étant censée générer l'envie d'agir chez les individus.

Le storytelling, quant à lui, est la reconstruction du passé par des personnes qui cherchent à embellir ou à dénigrer l'histoire d'un groupe. Souvent employé dans le management et la communication politique, il consiste à mettre en scène une histoire pour susciter des émotions génératrices d'actions chez le public cible. On y a donc souvent recours dans un but de réconciliation nationale, son rôle étant de construire un récit accessible et acceptable pour tous. Dans ce domaine, le storytelling est censé aider les individus à être conscients de leurs origines et de leurs besoins essentiels afin de construire une mémoire collective mêlant le passé, le présent et même l'avenir dans un récit.

Experte de la communication et du langage, Jeanne Bordeau définit le storytelling comme étant « le fondement même de l'humanité depuis qu'elle existe et communique entre semblables », car « nourri de l'art du récit, apte à provoquer l'émotion et à solliciter l'intelligence sensible »8(*). Plus critique, Christian Salmon, grand spécialiste du storytelling, y voit une « arme totale de désinformation » ayant contaminé les institutions politiques après avoir sévi dans les entreprises.Il constate que si l'art du récit est en effet très ancien, grâce aux progrès technologiques, il acquiert une nouvelle puissance à partir des années 1980 en s'imposant à toute la société dans divers domaines (économie, politique, droit, psychologie, journalisme, pédagogie...)8(*).Grâce à un mélange entre le mythe et la réalité, l'histoire racontée ne serait utilisée que pour « infiltrer et manipuler les consciences » et deviendrait si convaincante qu'elle surpasserait toute explication logique.

Si Christian Salmon voit le storytelling commeun « outil de propagande » au service de l'« impérialisme narratif », Jeanne Bordeau et lui s'accordent à lui donner un rôle positif consistant à surprendre le public en ajoutant du sensible, du rêve, de l'émotion dans un discours purement factuel.

Qu'il soit employé par un Etat ou par une entreprise, le récit, né d'un groupe plus ou moins restreint d'individu, a vocation à être connu et accepté par tout un pays, voire par le monde entier. Dans les deux cas, il permet aux participants d'exprimer leur créativité pour améliorer l'avenir. Si dans un Etat, le storytelling permet la réconciliation nationale, dans une entreprise,cette réconciliation doit se concrétiser soit par la résolution d'un conflit, soit par une fusion avec une autre entreprise9(*). Mais l'Etat comme l'entreprise peut posséder un récit interne et un récit externe, ce dernier n'étant que l'image renvoyée aux étrangers ou aux consommateurs. Ainsi, la connaissance de l'histoire d'une entreprise permet au consommateur de donner un sens au produit qu'il achète. De même, le récit d'une nation ressoudée invite le visiteur étranger à s'intéresser à ses ressortissants et à son histoire.

Dans un conflit, il faut prendre en compte l'aspect socio-politique (indépendance, souveraineté, moyens militaires, économie...), mais aussi l'aspect socio-psychologique (perception de l'identité nationale par les différents groupes, écriture d'un récit commun et préservation de l'image de l'Etat pour ses adversaires)10(*). Ces deux aspects dépendent étroitement l'un de l'autre, si bien que la mémoire collective d'une société influence la politique qui y est menée tout en pouvant être modifiée par les hommes politiques et les médias selon les circonstances.

Le Journal of Peace Researchn'associe le concept de storytelling à celui de réconciliation nationale que dans le cas où les parties au conflit se réunissent et expriment leurs souffrances et leur colère afin de confronter leurs expériences et d'en faire un récit acceptable pour chacun11(*).Si de tels projets ont en effet été réalisés par des praticiens de la gestion de crise (en Israël et Palestine) ou par des ONG (au Rwanda), les premières exhortations à la réconciliation viennent bien souvent des hommes politiques qui n'hésitent pas à enjoliver la réalité pourfournir aux individus des arguments pour se fédérer autour d'eux.

Ce mémoire vise à démontrer que comme dans une entreprise, le storytelling de la réconciliation nationale a deux axes essentiels : la cohésion interne et une image inspirant confiance au public extérieur. Son objectif est donc d'examiner comment le storytelling peut provoquer les émotions susceptibles de permettre une réconciliation nationale et comment ce récit peut être transmis à ceux qui n'ont pas vécu le conflit. Puis nous étudierons les obstacles potentiels à la réconciliation.

Ce travail s'appuie essentiellement sur des textes universitaires concernant le processus de réconciliation nationale et le storytelling. S'y ajoutent des entretiens que nous avons pu avoir avec Stéphane Dangel, consultant en storytelling dans les entreprises et Carol Grosman, praticienne de la résolution de conflits.

Première partie : Le processus de réconciliation nationale

Il est d'abord nécessaire d'étudier les origines et les typologies du storytelling dans le processus de réconciliation nationale. Puis nous examinerons le rôle qu'il joue dans les deux étapes de la réconciliation que sont la coexistence et l'empathie.

1 : Origines et typologies du storytellingde réconciliation nationale

Si ce concept d'origine anglo-saxonne naît à la fin du XXe siècle, « l'art de raconter des histoires », est peut-être aussi vieux que l'humanité et est employé partout dans le monde. En effet, la transmission d'un message par le récit est à la base de la communication entre les individus, en particulier dans les civilisations orales comme les Indiens d'Amérique ou certaines peuplades du Pacifique ou d'Afrique. Dans un but pédagogique, le récit fait d'abord appel à la raison et à l'émotion, et mobilise simultanément plusieurs de nos sens. C'est d'ailleurs l'occasion de partager un bon moment quel qu'en soit le cadre (amis, famille, entreprise, école...). Diana Hartley, consultante en entreprise, le démontre bien en lisant un livre pour enfants devant les dirigeants d'une entreprise de renommée mondiale peu désireux de se voir traités comme des enfants :« Je commençais à lire l'histoire de Harold et le crayon mauve sur un ton chantant en détachant les mots et en m'arrêtant en bas de chaque page afin de montrer les images à ma classe de dirigeants. Je les observais pendant ce temps et commençais à voir leurs traits s'adoucir, car ils écoutaient l'histoire non pas avec leur intellect, mais avec cette part d'enfance qu'ils avaient conservée (...) Notre héros, Harold, les ramenait vers un temps de leur vie où tout était possible. (...) Ces dirigeants de haut niveau étaient prêts à croire (...) en la simple possibilité de jouer et de créer ensemble quelque chose d'innovant et de brillant »12(*).

Les vertus pédagogiques et cathartiques du conte pour enfants sont d'ailleurs bien connues. Le conteur français Yannick Jaulin observe que les récits « peuplent nos inconscients, nous aident à nous structurer et fondent notre construction identitaire »13(*), ce qui semble compatible avec la réconciliation nationale par laquelle une nouvelle identité individuelle et collective se construit. Le journaliste David Carr considère même que la structure narrative existe déjà dans le monde réel avant qu'elle soit racontée, chaque événement, qu'il soit historique ou quotidien, s'inscrivant dans un contexte temporel. Mais pour mener à la réconciliation, les hommes politiques, assistés de leurs conseillers, créent un récit structuré qui simplifie le conflit selon deux tendances : soit ils banalisent des phénomènes marginaux, soit ils rejettent la responsabilité du conflit sur un autre pays. Il est d'ailleurs difficile de distinguer des typologies de storytelling, celles-ci changeant totalement selon le niveau d'analyse utilisé comme base. Des diverses questions que l'on peut se poser sur le récit émergent les distinctions entre eux.

D'abord, comment le récit est-il né ? On peut distinguer le récit spontané et le récit commandé par une autorité.

Mais que contient ce récit ? Tout de suite, on peut faire la différence entre un récit "manichéen"(au sens commun du terme) qui oppose les vainqueurs aux vaincus, et un récit "monolithe" qui unit tous les personnages autour de souffrances bravement surmontées. « Dans le meilleur des cas, observe l'historien Guillaume Le Quintrec, il s'agit de comprendre comment s'est constituée la communauté nationale ; dans le pire des cas, il s'agit de fabriquer et d'imposer une version officielle de l'histoire »14(*).

Dernière question : quel est le destin de ce récit ? On distingue ici le récit « transitionnel», appelé à évoluer avec le temps, et le récit « dogmatique»dont la modification est taboue, voire légalement interdite. Nous nous appuierons sur ces différentes typologies de storytelling pour comprendre son impact sur la réconciliation, que cet impact soit positif ou négatif.

Concernant les récits nationaux, en dehors des histoires imposées par les hommes politiques, que l'on pourrait qualifier de storytelling « institutionnel», il en existe d'autres, plus individuels, susceptibles eux aussi, de contribuer à la réconciliation nationale. Ce sont ceux de certains ressortissants de l'Etat en transition, parfois assistés par des ONG, qui créent des groupes de parole pour raconter le conflit qu'ils ont vécu et envisager les besoins de leur société. L'agencement de ces récits donne un montage structuré dans lequel chaque protagoniste est censé reconnaître les épreuves qu'il a surmontées durant le conflit et ses demandes. Ce « conflict zapping»15(*), peut également être qualifié de storytelling relationnel, la réconciliation nationale reposant sur la confiance et la coopération entre les individus qui acceptent l'histoire parce qu'ils en sont les auteurs. Il crée donc une identité nationale bien plus complexe que le récit étatique.

Bien avant les hommes politiques d'aujourd'hui, les monarques ont souvent eu recours à l'art du réciten demandant à des artistes, qu'ils soient poètes, dramaturges ou musiciens... d'user de leurs talents pour chanter leurs louanges. C'est donc dès l'antiquitéqu'est né le storytelling de la coexistence,les récits de guerres se terminant par la fédération de petites entités dans une histoire commune, et parfois, contre un ennemi commun. Mais ce récit peut être spontané et utilisé pour la réconciliation nationale ou bien commandé dans ce but par une autorité politique.

Probablement issue de l'oeuvre de plusieurs auteurs, L'Iliade relate la dernière année de la guerre de Troie, le récit fédérant les cités grecques contre les Troyens, leur ennemi commun. Homère, ou les divers conteurs qui se cachent sous ce nom, insistent sur la victoire et le courage des troupes achéennes venues de plusieurs cités (Agamemnon le Mycénien, Ulysse d'Ithaque, Ménélas de Sparte...), pour combattre des ennemis pleins de vertus.Les Achéens,auxquelsle lecteur grec s'identifieévidemment, font figure d'êtres supérieurs dont la gloire serait entachée s'ils s'en prenaient à des adversaires sans courage et sans talent.

En fin de compte, toutes les cités grecques sont englobées dans une nation commune, fédérées contre la vaillante Troie qui, comme par hasard, appartient à l'Asie Mineure où prospèrent les colonies issues descités de Grèce européenne. Bien plus tard, Tito utilisera ce storytelling d'unité nationale contre d'autres peuples, pour narrer le combat de la Yougoslavie contre l'occupation allemande, italienne et bulgare durant la seconde guerre mondiale. Mais la conception polythéiste qui préside dans les oeuvres antiques témoigne d'une ouverture au monde grâce à laquelle l'éloge concomitant d'Achille et d'Hector ou de Didon et d'Enée, offre des perspectives de valorisation plus large. Dans des récits issus de la culture monothéiste, même révisée par l'athéisme, cette ouverture sera plus rare, Tito étant loin de faire l'éloge des hauts faits historiques des nations qu'il a combattues.

L'Iliadea eu un tel succès que les Romainss'en sont inspirés pour repenser l'unité autour de Rome en valorisant les peuples quiaideront à son expansion.Au Ier siècle avant notre ère, l'Empire romain a dû traverserles guerres civiles entre César et Pompée, puis Octave et Antoine. La paix revenue, Auguste,par le biais de Mécène, sollicite Virgile pour écrire un poème visant à la réconciliation nationale, L'Enéide. Le canevas insiste sur les liens qui unissent la nouvelle Troie, Rome, à ses alliés et anciens ennemis. L'oeuvre connaîtra un immense succès. Elle prépare les Romains à passer de l'étroitesse d'une romanité limitée à l'Urbs, à l'universalité de la citoyenneté romaine étendue à tout l'Empire. Alors que L'Iliade vante la communauté de destins des cités grecques distinctes, L'Enéidevante les efforts de tous pour l'agrandissement d'une petite ville des bords du Tibre. En quelque sorte, L'Iliade est un chant fédéral alors que L'Enéide est un chant impérial. Virgile justifie la supériorité des Romains par des origines troyenne et divine totalement inventées. Il donne même à Rome un pouvoir de domination sur les nations barbares dans une prophétie énoncée par Jupiter : « Tes talents seront d'édicter les lois de la paix entre les nations, d'épargner les vaincus et de réduire par la guerre les orgueilleux »16(*).

Dans sa vision d'un empereur représentant Dieu, la propagande romaine inspirera les monarchies absolutistes et les Etats totalitaires des siècles suivants. De l'épopée duBeowulf (VIIe siècle) célébrant l'union entre les Angles et les Saxons, aux Lusiades de Luis de Camoëns vantant la vision unificatrice de la colonisation à la portugaise, de nombreux peuples occidentaux ont utilisé la littérature pour faire accepter de nouvelles appartenances nationales et de nouvelles formes territoriales.

Plus tard, en 1872, dans un tableau intitulé American Progress, le peintre américain John Gast représentera une femme personnifiant les Etats-Unis du XIXe siècle, portant la lumière de la civilisation vers l'Ouest. Cette oeuvre est une allégorie du concept de l'« évidente destinée » (Manifest Destiny), selon laquelle les Etats-Unis, peuplés de migrants européens persécutés, ont vocation à répandre la démocratie dans le monde. Défendue par les démocrates républicains vers 1840, cette théorie est encore d'actualité et se reflète dans l'interventionnisme américain.L'opposition entre la civilisation gréco-romaine et les nations barbares a, par ailleurs, persisté jusqu'à nos jours, devenant l'opposition entre les peuples civilisés et les peuplesà évangéliser ou à « démocratiser ».

Les récits écrits par plusieurs auteurs étant par définition relationnels, ils permettent une synthétisation de l'Histoire que l'on retrouve dans les commémorations. Réunissant la population lors d'une cérémonie honorant une cause (révolutions, abolition de l'esclavage, colonisation ou décolonisation...), les fêtes civiques s'accompagnent,en règle générale,d'un « culte laïque des grands hommes », permettant de donner des héros et des personnages fédérateurs à un discours censé avoir le souffle de l'épopée. Les individus sont alors invités, quel que soit leur parti, à se réconcilier pour continuer le projet commun.

Ces personnages se renouvellent : au Jean Moulin du discours de Malraux au Panthéon, viennent s'ajouter, pour recomposer le récit,le soldat d'Afriqueou le Normand bombardé du discours prononcé par François Hollande à l'occasion du soixante-dixième anniversaire du Débarquement du 6 juin 1944.

Mais aujourd'hui, la commémoration tend à laisser la place au « devoir de mémoire »et à la « repentance », storytelling négatif qui, à la dualité héros-ennemis, en substitue une autre : celle de la victime et du coupable.Non seulement cette notion part d'un concept négatif, mais aussi est souvent la source d'un storytelling dogmatique qui empêche l'Histoire de jouer son rôle, comme nous le verrons dans le cas des lois mémorielles.

Né avec la mondialisation et internet, le storytelling connaît une évolution particulièrement importante dans les médias, l'art du direct remplaçant peu à peu le récit. Les médias sont des moyens techniques par lesquels les individus communiquent des informations et des idées pouvant être soutenues ou critiquées. Mais ces moyens s'étant diversifiés avec les progrès technologiques, de nouveaux avantages et inconvénients sont apparus. A titre d'exemple, les événements relatés par la presse écrite sont communément replacés dans leur contexte, ce qui permet au lecteur d'en comprendre les fondements et de garder un sens critique ; en revanche, les journaux télévisés ou radiophoniques adoptent une position plus descriptive, leur but étant de plonger le téléspectateur ou l'auditeur dans les sensations du direct. On assiste alors à un tourbillon de récits différents où l'on parvient mal à distinguer la réalité de la manipulation qui se mélangent dans une mise en scène distrayante. Cette volatilité du storytelling médiatique est accrue par le recours de plus en plus massif aux relations virtuelles des « social networks » : aujourd'hui, chacun peut publier ses idées sur internet, mélanger vie privée et événements historiques, informations vraies ou fausses pour mieux convaincre.

La coexistence permettant la volonté de réconciliation entre les adversaires, elle se met en oeuvre grâce à un storytelling institutionnel. Au contraire, l'empathie s'installe dans une société grâce à un storytelling relationnel fondé sur la confrontation d'individus ordinaires.

2 : La coexistence : un storytelling institutionnel

Etymologiquement, le mot « coexistence » signifie « exister avec ». Dans le contexte de la gestion de crise, la coexistence peut se définir comme la première étape de la stabilisation de l'Etat en transition, durant laquelle les parties en conflit ne se sont pas nécessairement réconciliées, mais ne désirent plus poursuivre les violences. Le plus souvent, cette volonté de coexistence est animée par la lassitude de la guerre ou par la prise de conscience de son inutilité. Première étapede la réconciliation, elle est instaurée grâce aux réformes institutionnelles prévues par des accords de paix ou de nouvelles constitutions, mais aussi par les discours et la censure des hommes politiques et par des institutions censées faciliter le processus de paix. La coexistence étant une étape transitoire, le storytelling qui lui donne vie est censé changer avec le temps. Le but du récit national qui voit les premiers pas du processus de paix est donc moins l'écriture de l'histoire du conflit que l'invention d'une « fin heureuse » grâce à laquelle la nouvelle vie rêvée peut enfin voir le jour.

Valérie Rosoux observe que trois conditions sont essentielles à une bonne réconciliation : la volonté de réconciliation, la légitimité des dirigeants chargés d'en mettre en oeuvre le processus et la solidité des nouvelles institutions, ces trois conditions devant être remplies simultanément17(*). C'est donc dès ses débuts que le storytelling à vocation réconciliatrice doit pouvoir « vendre » la réconciliation à d'anciens adversaires.

Si les questions psychologiques liées à la réconciliation nationale ne paraissent pas essentielles, compte tenu des difficultés matérielles et de la sécurité juridique qu'il conviendrait d'abord de mettre en place, toute société touchée par des violences liées à des tensions politiques ou ethniques doit tôt ou tard y répondre. En effet, la réconciliation est nécessaire, mais peut être un obstacle à des priorités plus importantes : les hommes politiques sont souvent tentés de faire une croix sur le passé pour se focaliser sur un modèle de coopération à venir. Mais cette méthode est contre-productive, une société divisée ne pouvant construire un avenir commun qu'après avoir accepté les désaccords et la violence du passé.

En Espagne, après la guerre civile de 1936-1939 et la dictature corporatiste instaurée par Franco jusqu'à sa mort en 1975, les hommes politiques sont confrontés à de multiples questions qu'il est difficile de résoudre par une seule solution (nature du régime et de ses institutions, indépendantisme basque et catalan, rapports entre l'Eglise et l'Etat, monarchie ou démocratie...) ; si bien que dans les années 1990, la stabilité forcée de la monarchie ne masque plus aux Espagnols de l'ampleur de tous les non-dits de la guerre civile et plus encore, des persécutions et exactions commises jusqu'à la fin d'un régime policier soutenu par l'Eglise. Des collectifs de militants s'insurgent contre le silence imposé aux victimes,posant le problème d'une vérité qui vient déjà trop tard (remise en cause de la légende de l'Alcazar de Tolède, demande de fermeture de la Valle de los Caidos, nécropole du régime...).

Pourinstaller la volonté de réconciliation, il est indispensable d'en faire le coeur du discours politique national, de façon à susciter chez les individus la volonté d'oeuvrer en sa faveur, tout en instaurant des relations de confiance entre eux et le système politique de leur pays. Pour ce faire, les représentants politiques des parties en guerre parviennent à un accord par le biais de négociations, où les problèmes à la base du conflit sont posés et créent de nouvelles institutions qui ont vocation à être démocratiques18(*), sur la base d'un compromis moyennant un « raisonnable désaccord » entre les parties19(*). Mais ils doivent s'assurer du bon fonctionnement du nouveau régime, tout en tenant compte des attentes psychologiques des individus, aucun système démocratique ne pouvant subsister sans une confiance minimale entre les ressortissants de l'Etat qui l'a adopté. Ainsi, Rafi Nets-Zengut remarque que les sociétés en conflits éprouvent toutes des besoins relativement semblables, qu'il rassemble sous le vocable d'« ethos du conflit » : l'importance de la sécurité, le patriotisme et le désir d'unité sociale20(*). Si les mesures de sécurité peuvent être prises grâce aux réformes juridiques concrètes des accords de paix, le patriotisme et l'unité sociale sont des besoins d'ordre psychologique qu'il est difficile de satisfaire pour tous. Il convient donc de déterminer comment peut s'établir la coexistence au niveau nationalen étudiant les solutions adoptées par les accords de paix ou les constitutions,mais aussi par les efforts des hommes politiques et des institutions judiciaires pour amorcer la réconciliation et écrire l'histoire d'un avenir meilleur.

Bien que les constitutions ne soient pas toujours adoptées au lendemain d'un conflit, et remplissent un objectif plus large que celui des accords de paix, on peut observer que les deux types de lois ont parfois des visées similaires dans le domaine du récit national. Les constitutions ont pour but de régir la vie politique des nations pour lesquelles elles sont rédigées. Souvent élaborées par des juristes, elles peuvent parfois, comme les accords de paix, résulter d'une confrontation entre des partis politiques. Les accords de paix, quant à eux, sont censés favoriser un cessez-le-feu et instaurer des relations de confiance entre les parties adverses, d'une part, et entre les individus et l'Etat, d'autre part. Fruits des négociations entre les représentants des parties, ils constituent un cadre légal que les individus sont censés respecter, et sont souvent élaborés avec l'aide d'organisations internationales. Dès leur élaboration, un processus d'ouverture et de confrontation entre les parties se met donc en place, et devra se poursuivre tout au long de la transition pour éviter une reprise du conflit. Bien que constituant la base de la coexistence, cette confrontation provoque donc l'empathie entre les représentants politiques des ennemis, cette empathie constituant le socle grâce auquel l'écriture d'un avenir partagé peut aboutir. A l'instar de certaines constitutions, il existe des accords de paix qui proposent également une lecture du passé national. Voyons donc quelques mesures fondatrices de l'avenir raconté par les hommes politiques.

Insistant sur la coopération entre les anciens ennemis, le préambule d'un accord de paix est souvent une liste de promesses que l'Etat fait à ses ressortissants en réaffirmant la protection qu'il aurait dû leur garantir ou bien les droits qu'il a laissé bafouer durant le conflit. Il justifie ainsi l'arrêt des combats : ces règles étant relativement semblables d'un conflit à l'autre, apparaissent comme la base de toute coexistence et sont mises en valeur comme autant d'objectifs légaux de la réconciliation. Citons en outre les garanties d'égalité devant la loi et au sein du pouvoir politique, de préservation de l'intégrité du territoire national, de respect des institutions... En général, l'accord de paix constitue donc une sorte de contrat, dont les visées peuvent être considérées comme utopiques, car trop vagues. Mais il invite parfois la population à tourner la page du passé, voire à l'oublier, en prévoyant le changement des symboles nationaux (drapeau, hymne national...). A titre d'exemple, en 1972, en Irlande du Nord, le drapeau à main rouge de l'Ulster (trop associé aux unionistes) est remplacé par l'Union Jack britannique. De même, au Rwanda, en 2001, le drapeau rouge jaune vert frappé d'un « R » a été remplacé par un drapeau bleu jaune vert avec un soleil.

Les auteurs des accords de paix recommandent souvent que les institutions du pouvoir et l'armée soient composées d'individus représentant les parties opposées, ce qui constitue un bon compromis pour créer un système démocratique et reconstituer la nation. Ils proposent également des solutions pour améliorer la sécurité et la prospérité du pays, comme le désarmement, la démobilisation et la réintégration des anciens combattants, la restauration de l'autorité de l'Etat, la libération des prisonniers politiques et le retour des réfugiés. Ils prévoient également des élections et en précisent les modalités, établissant ainsi des réformes constitutionnelles. C'est à l'occasion de ces élections que le récit connaît un premier suspens. Elles risquent en effet d'amener un nouvel élément perturbateur et de nouvelles épreuves à surmonter pour la société en transition, les anciennes forces armées pouvant devenir des partis politiques dont les compétitions donneraient lieu à une nouvelle crise. Elles peuvent aussi constituer le premier pas vers une société démocratique.

Par ailleurs, les auteurs des accords de paix prescrivent, en règle générale, l'amnistie de tous les auteurs d'exactions, sauf ceux qui ont commis des crimes sanctionnés par le droit international humanitaire (crimes de guerre, crimes contre l'humanité, génocides...). Ces derniers sont jugés par des tribunaux pénaux internationaux, comme nous le verrons plus loin. Notons que la création de tels tribunaux pour sanctionner les premiers instigateurs des exactions commises est souvent imposée par les organisations internationales qui n'imaginent pas une paix sans justice. Elles cherchent à faire prendre conscience aux criminels que les exactions commises ne doivent pas rester impunies, ce qui constitue la morale du récit.

Enfin, les hommes politiques envisagent des rencontres avec la population pour la sensibiliser à l'application des accords de paix, l'objectif étant de lui faire entendre la fin heureuse qu'ils ont imaginée et de l'exhorter à la réaliser.

Examinons à présent quelques exemples d'accords de paix et de constitutions pour déterminer comment leurs auteurs anciennement ennemis envisagent un avenir commun.

Adopté par référendum en 1998, l'accord du Vendredi Saint alias accord de Belfast, a été signéaprès un long dialogue entre toutes les parties en conflit, soutenues par le Royaume-Uni, la République d'Irlande, et une médiation des Etats-Unis. Par ce traité, l'Irlande du Nord et le Royaume-Uni se répartissent les compétences afin de réaffirmer leur interdépendance. Si dès la signature de l'accord, Belfast devenait seule compétente en matière de santé, d'éducation, de développement économique et d'environnement, Londres restait compétente en matière de fiscalité, de police et de justice21(*), le tourisme étant confié à la République d'Irlande. A l'échelle nationale, ce traité est aussi un compromis entre les partis politiques selon le modèle consociationnel qui veut que toute société profondément divisée puisse devenir démocratique si l'autonomie des groupes est garantie par la constitution et protégée par le droit de veto mutuel grâce à la représentation proportionnelle. Ce traité s'inscrit donc dans un storytelling monolithe couramment utilisé, celui de l'unité dans la diversité. Mais la reconnaissance de cette autonomie des groupes à l'Assemblée implique que chaque député s'inscrive comme « unioniste », « nationaliste » ou « autre », ce qui atténue l'ampleur de la proportionnelle, les petites formations étant obligées des'aligner sur les choix des grands partis pour espérer réaliser leurs projets.

Même s'il n'a contribué que très légèrement à la réconciliation encore inachevée, l'accord de Belfast a permisd'améliorer les relations entre les parties en instaurant des relations de tolérance et de confiance mutuelle grâce à la promotion des Droits de l'Homme22(*). Il prévoit notamment la liberté de religion et est complété par une charte des libertés qui garantit la protection des individus et l'absence d'impunité. L'importance des Droits de l'Homme s'inscrit d'ailleurs dans l'histoire du conflit et donc dans le récit national : colonisée par les Britanniques puis divisée entre la Couronne de Londres et la jeune République de Dublin en 1921, l'Irlande a été le théâtre de nombreuses discriminations fondées sur une lutte pour le pouvoir, les querelles religieuses entre protestants et catholiquesn'étant qu'une coïncidence23(*). Le problème est resté entier dans la partie nord-est de l'Irlande, où les protestants d'Ulster,désireux de rester sous tutelle britannique, avaient le droit de vote et la liberté de se doter de partis politiques, contrairement aux nationalistes républicains (catholiques),dont Londresredoutaient qu'ils jouissent de ces pouvoirs pour pousser à la réunion des deux Irlandes.Incidemment, ces nationalistes catholiques éprouvaient également plus de difficultés que les autres pour se loger ou trouver du travail.C'est à cause de ces discriminations qu'en 1968, les nationalistes républicains ont organisé la marche de Derry (Londonderry), afin de revendiquer leurs droits, précipitant alors le conflit.

Si la plupart des Irlandais souhaitent aujourd'hui améliorer leurs relations, les tensions entre communautés peuvent très vite se répandre, chacune revendiquant fortement son identité et ses idées. Ainsi, Elise Féron note que depuis l'arrivée des protestants en Irlande au XVIIe siècle, les guerres civiles se sont succédées, empêchant la population d'apprendre à vivre ensemble et d'acquérir une véritable culture de la paix24(*). Elle qualifie donc le compromis de « mode de gestion des oppositions refusant de trancher entre les opinions en présence » et dénonce une logique de vendetta entre les deux adversaires.Ainsi, le storytelling de l'unité dans la diversité risque parfois de se transformer en conflit de storytelling, ceux des adversaires faisant concurrence au récit national établi par les hommes politiques. Aujourd'hui, le gouvernement irlandais envisageant une société fondée sur la paix, la tolérance mutuelle et la protection des Droits de l'Homme, un rôle prééminent dans l'éducation leur est accordé. Nous en reparlerons plus loin.

Toujours dans le cadre légal, certains pays comme l'Espagne et le Maroc décident de gérer la situation post-crise en élaborant une nouvelle constitution. Ainsi, après la mort de Franco en 1975, les forces politiques issues du franquisme et celles qui avaient émergé clandestinement durant la dictature, optent pour une confrontation démocratique qui donne lieu, après bien des concessions, à une nouvelle constitution en 1978. Encore en vigueur aujourd'hui, celle-ci garantit notamment « la vie en commun démocratique » grâce à la consolidation de l'Etat de droit et la protection de « tous les Espagnols et les peuples d'Espagne dans l'exercice des Droits de l'Homme, de leurs cultures et de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions ». Elle accorde également,dans son article 2,l'autonomie à toutes les provinces qui la souhaitent25(*). Ici également, on note l'importance du storytelling de l'unité dans la diversité, mais le conflit de storytelling est moins susceptible d'émerger que dans le cas de l'Irlande, les volontés d'indépendance étant prises en compte et soldables par l'autonomie.

Enfin, au Maroc, la constitution du 30 juillet 2011 résulte d'un ensemble de propositions des principales instances politiques, syndicales et associatives. Sans doute conçue afin d'éviter un « printemps arabe » inspiré par celui des pays voisins, elle écrit, dès son préambule, le récit d'un « Etat musulman souverain » qui « entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible »26(*). Si le storytelling de l'unité dans la diversité est également à l'oeuvre, on peut constater que le récit fédère toutes les cultures différentes autour d'un Islam qui se veut modéré et ouvert au dialogue avec d'autres religions :« La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l'attachement du peuple marocain aux valeurs d'ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde ».

Les hommes politiques ont parfois la volonté d'écrire l'histoire du conflit qui les a opposé dans l'accord de paix ou la constitution qui pose les premières bases de leur avenir partagé. L'accord de Nouméa du 5 mai 1998 est un exemple original et très intéressant de ce point de vue. Il relate l'arrivée des Européens en Nouvelle-Calédonie et décrit l'absence de relations juridiques avec la population locale, l'une des causes du conflit durant la décolonisation. Puis il insiste sur la richesse d'un peuple créatif, parlant plusieurs langues et possédant de multiples traditions profondément liées à sa terre. Mais si le traité attire l'attention sur ce que le peuple canaque a perdu (dépossession des terres, du patrimoine artistique et des lieux de culte, bouleversement de l'organisation sociale...), il ne rejette pas toute la faute sur les colonisateurs. Il semble même excuser leur conduite en les présentant comme « convaincus d'apporter le progrès, animés par leur foi religieuse, venus contre leur gré ou cherchant une seconde chance en Nouvelle-Calédonie », ou apportant leurs « idéaux » et leurs « connaissances », « dans des conditions difficiles »27(*). De plus, il rend hommage à certains d'entre eux qui ont « porté sur le peuple d'origine un regard différent, marqué par une plus grande compréhension ou une réelle compassion ». Mais il précise également que les colonisateurs ont franchi la limite de l'acceptable en dépouillant le peuple canaque de son identité et en réprimant les révoltes qu'ils avaient ainsi provoqué. Notons au passage que l'adoption de l'orthographe phonétique « kanak » au détriment de « canaque » donne une reconnaissance paradoxale, et un brin démagogique, à une langue non écrite.Suivent quelques propos sur la décolonisation, « temps du partage par le rééquilibrage », puis « temps de l'identité dans un destin commun »28(*).

A la suite de cet accord, un livre sur l'histoire de la Nouvelle-Calédonie a été écrit pour retracer son mythe fondateur. Selon les auteurs, la colonisation a fait de ce territoire un « pays des destins contrariés ».« Terre de souffrances, terre de violences, la Nouvelle-Calédonie est devenue, avec le temps des accords de Matignon puis de l'accord de Nouméa, une «Terre de parole et de partage»... Telle est aujourd'hui sa devise qui exprime à elle seule tous les enjeux de son évolution politique et la construction de son destin commun... Une devise qui porte en elle les espoirs de tout un peuple qui aspire à vivre en paix »29(*).

Le livre raconte l'histoire d'un peuple de navigateurs et d'artistes, les Canaques, peu à peu colonisé par les Européens à la suite de la découverte de l'île par James Cook en 1774, puis par des missionnaires. En 1853, c'est la France qui prend possession de l'île, qu'elle peuple avec des colons ayant choisi de s'y établir, mais aussi avec des bagnards chargés de la développer en y construisant des routes et en y cultivant la terre. Ces bagnards deviendront des colons malgré eux en vertu du système d'assignation à résidence (relégation), qui les oblige indirectement à spolier les terres des Canaques. La colonisation est donc essentiellement mise sur le compte d'un concours de circonstances. Le livre montre également le déracinement, sans doute mal conceptualisé par les colons, d'une population où chacun doit conserver le terrain donné par ses parents, pour avoir une existence sociale. La spoliation des terres et la perte des repères culturels entraînent,d'ailleurs,une révolte sévèrement réprimée en 1778.

L'ouvrage rappelle également que durant les deux guerres mondiales, les engagés volontaires canaques viennent prêter main forte aux Français, et obtiennent la citoyenneté française en 1946 en tant que ressortissants d'un territoire d'outre-mer. Mais en 1971, la chute du cours du nickel -principale richesse des villes - interrompt l'expansion économique de la Nouvelle-Calédonie, ce qui est présenté comme la cause de la volonté d'indépendance des aborigènes. Le livre évoque ensuite les affrontements entre loyalistes et indépendantistes, les auteurs relatant le drame de la grotte d'Ouvéa, dans laquelle quatre gendarmes sont tués par des militants du Front National de Libération Kanak et Socialiste (FNLKS). Notons que les rédacteurs n'insistent pas sur toutes ses ambiguïtés. L'histoire s'achève sur la fin heureuse des leaders des deux camps, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou signant l'accord de Matignon et se serrant la main, geste qui restera le symbole de la réconciliation. Elle se conclut par une ouverture sur l'avenir, la signature de l'accord de Nouméa, qui « engage la Nouvelle-Calédonie sur la voie du destin commun ». Le récit est assorti d'images, des biographies des deux leaders politiques et de quelques témoignages.

Comme l'accord de paix de Nouméa, certaines constitutions évoquent le contexte historique de leur naissance. Ainsi la Constitution française du 27 octobre 1946 s'inscrit-elle dans « la victoire des peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine ». De manière plus exhaustive, en Croatie, la Constitution du 22 décembre 1990 crée un lien entre toutes les formes de l'Etat croate depuis le moyen-âge pour en marquer la continuité et en exclut le royaume de Yougoslavie de 1918 à 1939, trop centralisateur, et l'Etat indépendant de Croatie de 1941, au service des Nazis30(*).

Mais la réconciliation nationale s'opère dans des circonstances bien particulières : les individus opposés doivent continuer à vivre ensemble dans le même Etat dans un contexte où les émotions négatives (violence, méfiance, haine...) n'ont pas encore disparu. Ceci explique sans doute pourquoi la plupart des Etats en transition interdisent l'évocation du conflit durant les années qui suivent (Liban, Rwanda...). Or, dans bien des cas, la colère et les souffrances indicibles déshumanisent ceux qui les ont perpétrés aux yeux des victimes. A ceci s'ajoute bien souvent encore,pour le bourreau comme pour la victime, la trace psychologique de la propagande des médias contrôlés et abusés par l'Etat durant le conflit, qui invitent à combattre un ennemi comme s'il était le mal en personne. Dans un rapport de l'Unesco sur le rôle des médias dans la réconciliation nationale, le journaliste Barry James résume bien cet enjeu particulièrement important :« Dans un conflit, la vérité est toujours la première victime et les médias sont invariablement enrôlés comme défenseurs des parties en guerre. Après le conflit, le vainqueur est vraisemblablement si convaincu du bien-fondé de sa cause qu'il n'est pas disposé à tolérer des opinions opposées31(*).

En conséquence, si la sécurité et la légitimité des institutions sont importantes pour entériner le processus de réconciliation, la reprise de la communication entre les individus l'est aussi. Or c'est aux hommes politiques d'entériner cette phase de réconciliation, eux seuls pouvant décemment prétendre s'adresser à une nation toute entière. Cette opération est toutefois délicate, car contrairement à ce que dit Cicéron, lepassé n'est immuable que dans les faits tels qu'ils se sont produits, la mémoire n'en étant qu'une trace malléable. Les dirigeants doivent donc gérer l'interaction entre la « mémoire vive » qui appartient aux individus, et la « mémoire officielle » contenue dans leurs discours ou ceux des intellectuels32(*), dans le but de proposer une vision du conflit susceptible d'être partagée par toutes les parties.

Nathalie Burnay observe que les représentants politiques d'un groupe devant décider du récit à raconter, que ce groupe soit un Etat, une ethnie ou un parti politique, « ce sont eux qui tantôt s'épanchent, tantôt s'effacent. Tantôt dénoncent, tantôt camouflent, selon qu'ils perçoivent le passé de leur groupe comme injuste, glorieux ou encore embarrassant »33(*).

Scellée en 1963 par le traité de l'Elysée, la réconciliation franco-allemande, bien qu'internationale, est intéressante à étudier pour notre sujet, car elle constitue la pierre angulaire de la construction d'une « nation » européenne réconciliée après guerres mondiales et Guerre Froide. De ce fait, elle pourrait être le modèle de plusieurs conflits dans lesquels la question de l'appartenance à une seule et même nation ou à deux entités séparéesse pose pour les belligérants (Israël-Palestine, Irlande du Nord protestante et catholique, Corée du Nord-Corée du Sud...).

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que la France refuse de procéder à une lecture binaire du conflit, l'Allemagne occupée par les vainqueurs n'a d'autre choix que d'assister au jugement d'une partie de ses ressortissants pour des crimes d'une ampleur inédite. La réconciliation ultérieure a donc pour but de « décloisonner les récits nationaux »34(*) et de rassembler les deux peuples autour de deux hommes ayant lutté contre l'Allemagne hitlérienne : Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. De même, l'historien François Kersaudy y voit une « explication historique entre deux nations (...) à la fois pour enterrer le passé et pour repenser l'avenir »35(*). Si elle a commencé par la signature de la Communauté économique du charbon et de l'acier en 1950, l'amitié franco-allemandene s'est réellement révélée qu'avec celle qui animait les deux chefs d'Etat. Celle-ci commence en 1958 lorsque de Gaulle, qui tenait Adenauer en haute estime pour son opposition au nazisme et le considérait déjà comme un véritable homme d'Etat, reçoit le chancelier dans sa résidence secondaire à Colombey-les-Deux-Eglises, témoignant de ses sentiments en ses termes :« Personne ne peut mieux que lui saisir ma main, mais personne ne peut mieux que moi la lui tendre ».

A l'époque, à en juger par les relations entre les deux nations, il est difficile de croire qu'un récit commun prônant leur réconciliation peut s'écrire. En effet, l'admiration du Général pour le Chancelier n'est pas entièrement réciproque, l'auteur de l'appel du 18 juin étant également celui du traité d'amitié franco-soviétique de décembre 1944 qui concevait le démantèlement de l'Allemagne. De plus, durant la première décennie qui voit l'Union européenne se construire, de Gaulle se montre hostile à toute alliance avec les Etats-Unis, contrairement à Adenauer qui considère qu'un tel soutien est la seule chance de renaître pour l'Allemagne. Enfin, il faut noter que 13 ans après la guerre, la rancoeur est encore vive en France et se manifeste même dans l'entourage du Général, dont la propre femme refuse de changer quoi que ce soit au menu familial, le jour de l'invitation personnelle du chancelier allemand à La Boisserie. De même, lors du voyage officiel d'Adenauer en France en juillet 1962, les Français ne manquent pas de manifester leur réprobation au moyen de pancartes d'inspiration communistes : « A bas le militarisme allemand », « Vive la RDA »... Dans son art du storytelling, de Gaulle soutiendra pourtant à son hôte :« Dans les rues et les avenues a déferlé la vague des témoignages déférents et admiratifs qui se portaient massivement vers votre illustre personnalité».Après le départ de son homologue allemand, alors que le ministre de l'information Alain Peyrefitte fait remarquer à de Gaulle le contraste entre son discours et la réalité, l'intéressé avoue :« J'ai toujours fait comme si, ça finit bien par arriver ».

Le storytelling en politique pourrait en effet être défini comme cet art de la persuasion par la feinte qui consiste à « faire comme si ». Le 9 septembre 1962, lorsque de Gaulle se rend à son tour en Allemagne, à Ludwigsburg, il prononcera des mots qui resteront à jamais gravés dans la mémoire collective de la jeunesse allemande :« Vous êtes les enfants d'un grand peuple ».Pour témoigner son empathie à l'égard de ce « grand peuple », il va également se recueillir à la Feldherrnhalle, érigée en mémoire des soldats bavarois morts en 1870 et en 1914, et fait mine d'oublier que c'était le lieu du putsch raté de Hitler en 1923...

Le traité de l'Elysée est finalement signé le 22 janvier 1963. Ayant pour but essentiel de rapprocher les citoyens des deux Etats, il promeut une coopération en matière d'affaires étrangères,de défense et d'éducation, créant une véritable dépendance entre les autorités des deux pays dans leur prise de décision36(*). Pourtant, son préambule, abrogé depuis, affirmait ostensiblement l'adhésion de l'Allemagne à l'Alliance atlantique, précaution qui déplaisait à de Gaulle, mais sans laquelle Adenauer craignait que le traité ne soit pas ratifié par le Bundestag. L'affirmation selon laquelle ce traité transformait la vieille « haine héréditaire » en nouvelle « amitié héréditaire » acceptée par les deux peuples relève donc du mythe, ce récit monolithe étant pourtant volontiers évoqué lors des cérémonies commémoratives37(*). Il n'en reste pas moins que la réconciliation franco-allemande se manifeste par des gestes symboliques qui font oublier les vieilles rancunes (de Gaulle et Adenauer se recueillant côte à côte dans la cathédrale de Reims, Mitterrand et Kohl se tenant la main dans le cimetière de Verdun...). Le traité a d'ailleurs permis la création de l'Office franco-allemand de la Jeunesse (Ofaj) et de lycées franco-allemands, promouvant ainsi le bilinguisme des deux peuples.

Aujourd'hui, hommes politiques et journalistes aiment à parler de « couple franco-allemand » et de mesurer la stabilité entre les chefs d'Etat qui se succèdent à la tête des deux pays. Le changement de chefs d'Etats ne risque-t-il pas de précipiter ce couple uni et heureux dans la tourmente de nouvelles épreuves à surmonter ? Ces derniers semblent d'ailleurs avoir pris l'habitude de se rendre visite juste après leur arrivée au pouvoir et l'impression générale est que l'Union européenne ne pourrait pas exister sans l'union de la France et de l'Allemagne.Dans les coeurs cependant, les stéréotypes de l'Allemand froid et du Français arrogant sont encore d'actualité, et la victoire de l'Allemagne à la coupe du monde de footballde 2014 est loin d'avoir provoqué un enthousiasme débordant en France. Mais que serait une belle histoire sans quelques péripéties ? C'est bien la situation finale qui compte. François Mitterrand attribue d'ailleurs aux deux peuples une « si longue vie ensemble dans la concorde et dans la discorde », qu'ils sont aujourd'hui en mesure de « guider le monde »38(*).Lors du cinquantième anniversaire du traité de l'Elysée, l'ambassadeur de France en Allemagne Maurice Gourdault-Montagne considère même que l'amitié qui les unit est bien plus vieille que la haine des trois guerres :« L'amitié franco-allemande repose sur une communauté de valeurs entre nos deux pays. Une longue histoire de déchirements, de haine et de guerres ne doit pas masquer notre étroite proximité. C'est souvent au sein d'une même famille que les conflits sont les plus durs, et ainsi en va-t-il de la France et de l'Allemagne, les deux pays qui ont le plus fait pour l'épanouissement des Lumières en Europe au XVIIIe siècle, et dont les intellectuels et les sociétés civiles ont lutté côte à côte pour la démocratie jusqu'aux révolutions de 1848 »39(*).

Pour mettre en récit le passé, les hommes politiques doivent également « jouer avec les connaissances »40(*) selon quatre variables de modification du passé : le contexte national et international, l'identité de l'orateur, l'identité de l'interlocuteur et le délai entre le fait évoqué et le discours. C'est ainsi qu'à la fin de la seconde guerre mondiale, Tito, comme de Gaulle, a fédéré la Yougoslavie autour du culte de la résistance nationale contre l'occupant. Pour lui, la défaite de son peuple n'est due qu'à un malheureux concours de circonstances, parmi lesquelles il évoque « vingt ans d'oppression des peuples de la Yougoslavie », la corruption du système monarchique et ses relations étroites avec les milieux réactionnaires allemands et italiens.

C'est alors qu'il nomme le deus ex machina : ce n'est pas un pays, mais c'est le parti communiste, pourtant persécuté, qui redonnera à la Nation la force et la volonté qui lui manquaient jusque-là. A cette époque, Tito rend également hommage à l'Armée Rouge, grâce à laquelle les Allemands et les Italiens ont été mis hors de combat.Mais durant la Guerre Froide, le ton n'est plus le même, le chef d'Etat yougoslave désirant affirmer son indépendance vis-à-vis de l'URSS. Il dénonce alors l'« exclusivisme des deux blocs» qui empêche chaque peuple d'oeuvrer, en toute égalité, à la paix mondiale, et revendique le non alignement comme une « conception moderne des relations internationales ».

En opérant ce « choix du passé » dans un cadre de réconciliation nationale, l'orateur se réfère souvent à des personnages historiques constituant des symboles de la nation. Ainsi, pour reconstruire une unité nationale fragilisée par les événements de 1968 et le départ de Charles de Gaulle, George Pompidou célèbre en 1969 le bicentenaire de Napoléon en vantant son génie et sa force dont ne pourra triompher que le destin « plus fort que l'homme le plus fort »41(*). Mais deux ans plus tard, lors d'un sommet franco-allemand, il évoquera plutôt l'empereur qui avait « détruit laRépublique européenne (...) en cherchant à l'organiser à son profit ».

Ici, le but du récit n'est plus de refonder une unité nationale mais de rappeler les liens entre la France et l'Allemagne, cette dernière n'ayant gardé de Napoléon que des souvenirs pour le moins sombres.

Anne Marie Soderberg, professeur de communication organisationnelle, observe également ce genre de changement de discours au sein des entreprises. Pour elle, le storytelling ainsi utilisé crée l'identité et la culture de l'entreprise, toutes deux devant s'adapter aux changements de son environnement42(*).

Faute de les contrôler, les institutions politiques peuvent censurer, voir interdire l'accès à certains médias susceptibles de troubler le processus de réconciliation nationale. C'était le cas en RDA à la fin des années 1980, le gouvernement ayant interdit la vente du magazine Spoutnik, destiné aux jeunes Soviétiques, craignant que le déclin de l'URSS dans le contexte de la déstalinisation n'entraîne des sentiments anticommunistes en Allemagne de l'Est.

La gestion de la réconciliation par les hommes politiques se concrétise donc par des discours rassemblant le peuple autour d'un récit national monolithe. Pourtant, la réconciliation exige également que la justice fasse son office.

L'Etat en transition ne pouvant pas nécessairement juger seul ses ressortissants à cause de la faiblesse de ses institutions, les Nations Unies créent, pour les violations du droit international humanitaire les plus graves, des Tribunaux Pénaux Internationaux (TPI), dans le but de rétablir la paix civile en assurant la sécurité des victimes d'exactions. Ils sont chargés de poursuivre des faits juridiquement qualifiés et particulièrement graves,à propos desquels les professionnels du droit décident de la peine à appliquer à des individus et en contrôlent l'exécution. Ces tribunaux évitent notamment les risques d'exécutions sommaires ou de procès approximatifs comme dans le cas du Rwanda, immédiatement après le génocide.Dans le cadre de leur contribution à la réconciliation, ils racontent eux-mêmes une histoire. L'un des exemples les plus flagrants restela grâce des SS alsaciens ayant participé au massacre d'Oradour-sur Glane, leur mise hors de cause ayant été l'occasion de sensibiliser l'opinion au problème tragique des « Malgré Nous ».

Notons cependant que dans certains cascomme celui du Mozambique, de tels tribunaux sont jugés inutiles : les parties ennemies étant, à des degrés comparables, responsables de graves violations des Droits de l'Homme, les négociations assorties d'une bonne « démocratisation » du pays suffisaient.

3 : L'empathie : le storytelling relationnel

Si la coexistence est souvent impulsée par les hommes politiques, la véritable réconciliation est plus facile si les parties trouvent un intérêt commun, susceptible de les lier et de leur faire voir le conflit sous un autre angle, qui permet de garder un équilibre entre les besoins des individus et ceux d'une société. Cette possibilité peut être envisagée grâce à l'empathie.

Etymologiquement, le mot « empathie » vient du concept allemand d'Einfühlung, qui désigne la projection d'une personne dans les sentiments de l'autre. En pratique, il ne suffit pas d'éprouver les mêmes sentiments que l'autre, mais également de pouvoir distinguer ses propres émotions et celles de l'autre pour comprendre sa vision du monde. Certains sociologues désignent sous le terme de « perspectivisme » cette mise en perspective d'une situation selon ses divers acteurs. Pour certains chercheurs, l'empathie implique deux agents : un thérapeute et un patient,les notions de « patient » et de « thérapeute » pouvant être assimilées à un groupe humain ayant subi le trauma d'une crise politique violente. Ainsi, Dennis Sandole, professeur à l'Institute of Conflict's Analysis and Resolution,définit l'empathie comme « the traditional psychological approach to understanding, particularly as it had been applied in the therapeutic setting in which one of the actors (the therapist) was faced with the task of understanding the worldview of the other (the patient) and communicating this understanding to that person »43(*).

Concrètement, ce lien entre thérapeute et patient se retrouve de plus en plus fréquemmentdans la multiplication des groupes de paroles.

Ainsi, dans une société en conflit, chacun a tendance à proposer un récit mettant en valeur son propre camp au détriment de l'ennemi. A titre d'exemple, dans sa chronique quotidienne du 28 juillet 2014, l'hebdomadaire Courrier International invitait le lecteur à confronter deux articles abordant l'opération militaire « Bordure protectrice », alors en cours. L'un était rédigé par la journaliste israélienneSofia Ron-Moria, chroniqueuse au journal de droite nationaliste Makor Rishon, et l'autre par une militante palestinienne vivant au Canada, Rana Abdoulla44(*). Malgré leur aspect un peu caricatural, ces deux articles reflètent bien l'opposition entre deux récits inconciliables. Ainsi, Sofia Ron-Morias'oppose fermement à certains députés de gauche à la Kneset,qui attribuent à Israël la responsabilité de la situation à Gaza : « Nous, Israéliens, payons des impôts et élisons des gouvernements qui se soucient de la sécurité personnelle de leurs concitoyens en leur offrant des abris et des chambres sécurisées contre les missiles. Les Gazaouis, eux, ont élu le Hamas ».

Pour la défense des intéressés, la militante palestinienne affirme :« Israël (...) est un pays qui a envahi et violé les terres de ses voisins. Qui mobilise des tanks et des avions contre des civils désarmés. Un pays qui parque des gens dans des ghettos. Un pays qui, en attaquant les transports civils dans les eaux internationales, viole ouvertement les résolutions des Nations Unies, sans pour autant se voir retirer son adhésion ».

Même si la publication conjointe de deux visions différentes est un bon point pour le perspectivisme, l'objectif de l'empathie est d'apaiser ce genre de conflit de storytelling. Le Proche-Orient a ainsi vu naître des groupes de paroles très actifs, tels que « Jerusalem Story » et « Writing Our Shared History ». D'autres ont vu le jour en Irlande et au Rwanda. Dans ces groupes, les partisans d'un camp doivent être capables de raconter leur histoire en découvrant et en tenant compte de celle de l'autre. Sandole observe d'ailleurs que pour être réceptif à un récit, les individus doivent avoir plus envie d'apprendre que de rechercher la vérité. Des capacités d'ouverture, de créativité et d'écoute sont donc nécessaires à chaque personne qui souhaite participer à l'imagination d'un récit accepté et partagé entre les anciens adversaires, chacun étant à la fois thérapeute lorsqu'elle écoute les autres et patient lorsqu'elle s'exprime elle-même.Cette confrontation est censée modifier les idées initiales du patient : en apaisant les sentiments qu'il éprouve grâce à leur expression et à leur analyse profonde, elle est censée provoquer la catharsis qui pourra l'aider à surmonter son traumatisme.

Les groupes de paroles s'inscrivent dans le concept de « médiation narrative », selon lequel chaque ressortissant peut contribuer à améliorer l'avenir d'une société en transition. Ils sont composés d'individus ordinaires issues des parties en conflit et dirigés par un médiateur, de préférence extérieur aux événements. Ce dernier tente de permettre aux participants d'écrire, au sens propre, un récit du conflit sur lequel ils s'accordent tous. Le médiateur se fonde sur sa propre vision du conflit pour choisir les questions sur lesquelles doivent porter la discussion. Le but n'est pas nécessairement d'établir la vérité, mais plutôt d'écouter l'interprétation des faits par chaque personne. L'objectivité du médiateur est donc capitale dans le processus, et se concrétise par une totale distinction entre sa vision du conflit et celles qui seront synthétisées à la fin du débat - ce travail de synthèse étant soigneusement laissé aux participants.

Les participants sont invités, sans y être obligés, à raconter comment ils ont vécu la crise, mais aussi les conséquences qu'elle a sur leur vie actuelle. Les idées sont ensuite couchées par écrit, une attention particulière étant accordée à structurer les pensées de chacun, tout en restant fidèle aux mots qu'il emploie. Celui qui a lancé une idée devient l'arbitre du thème, mais l'idée est offerte à tous de telle façon que tout le monde puisse se l'approprier. A ce stade, notons que si deux personnes impliquées dans les mêmes événements n'ont pas nécessairement la même interprétation du conflit, elles parviennent parfoisà la même conclusion par des chemins différents.

Puis, chacun est invité à proposer les thèmes de structuration, les groupes ayant des idées communes pouvant être réunis en un seul. La mise en perspective peut alors changer, mais les participants sont, en règle générale, plus ouverts à la nuance de leurs positions qu'au début du dialogue. Une fois la synthèse faite, les autres groupes peuvent également poser des questions pour l'éclairer.

A titre d'exemple, Sandole évoque le projet « Jerusalem Stories » initié en 2002 à Tantour, dans les environs de Bethléem, par la praticienne des résolutions de conflits Carol Grosman. Intéressée par le rôle du storytelling dans les processus de paix, Grosman était convaincue que les histoires individuelles pouvaient provoquer l'empathie entre des camps opposés et prouver que chaque individu souffrait du conflit. Elle avait donc enregistré 70 témoignages de personnes résidant à Jérusalem, choisissant cette ville à cause du symbole qu'elle représentait pour les chrétiens, les juifset les musulmans. Elle était assistée par le photographe Lloyd Wolf pour immortaliser certains moments de leur quotidien. Les récits des témoins étaient très divers, se focalisant parfois sur les moments historiques du conflit (guerre de 1948, guerre des Six Jours, Première Intifada...) ou bien relatant leur vision du conflit et son impact sur leur vie. Son groupe de parole, composé de dix Palestiniens et de dix Israéliens, s'est inspiré de ce travail pour élaborer un récit commun et une exposition susceptibles d'être présentés devant un public.

Durant les présentationsde son exposition en Israël et dans les « Territoires », l'équipe de Grosman lisait les récits, chacun d'eux étant traduits en simultané. A la fin, le public pouvait rester pour voir l'exposition des photographies de Wolf. « Our research on our live performances showed that the work was effective and that it made a positive impact on audiences »45(*), estime Carol Grosman46(*).

Elle a en effet pu remarquer que des conversations s'engageaient dans le public entre juifs et arabes. Quant à savoir si ce projet pouvait aider ces deux groupes à se réconcilier, l'instigatrice du projet cite Rabbi Tarfon dans la Michnah : « Tu n'es pas obligé de venir à bout de la tâche, mais tu n'es pas libre l'éviter ». « For me, this is doing my part to assist in reconciliation between Israelis and Palestinians »47(*), conclut-elle.

Actuellement, la réconciliation semble lointaine, le conflit ayant monté d'un cran dans la violence. Pourtant, des familles israéliennes et palestiniennes ayant perdu des prochesdans la guerre continuent de se réunir tous les soirs devant la cinémathèque de Tel-Aviv pour promouvoir la paix48(*). Le but est « de connaître l'autre côté, comprendre ses difficultés, de la même manière qu'eux doivent nous connaître », commente une participante de ce véritable forum.

L'ancien ambassadeur et historien Elie Barnavi estime que ces réunions n'ontque peu d'impact sur les décisions politiques, mais que leur multiplication permet d'instaurer une « culture de la paix ».« Je pense qu'il y a deux types de personnes, ajoute-t-il. Celles qui voient derrière l'homme l'ennemi et celles qui voient derrière l'ennemi, l'homme ».

Ces propos résument bien le changement qui s'opère une fois que l'empathie s'est installée. Sandole constate d'ailleurs que le but d'un tel dialogue n'est pas de rendre communes les idées différentes de chacun, mais plutôt de créer quelque chose de nouveau par le biais d'un travail commun.

Les victimes d'un conflit peuvent elles-mêmes décider de créer des groupes de paroles, pour pallier lemanque de structures étatiques qui pourraient répondre à leurs besoins. C'est le cas du « Haven Victims Support Group », qui assiste les personnes qui ont souffert du conflit en Irlande du Nord. Ce groupe fait partie des nombreuses initiatives du New Voice Program, destinées à aider les individus à partager leurs histoires personnelles sans avoir le sentiment de subir l'enquête d'un juge ou l'examen d'un psychologue ou d'un psychiatre. En effet, les participants cherchent essentiellement à se sentir moins isolés et compris par les autres. Ainsi, une femme unioniste dont le fils a été battu à mort en prison hésite à aller voir un psychiatre que lui a conseillé son mari : « What does she know about me? She didn't have her son murdered. (...) I know that they're qualified people. But I think the only people who can really help victims are people who have gone through the same experiences»49(*).

En revanche, à propos des groupes de paroles, elle observe : « It all started with Thelma [un autre membre du groupe]and myself getting together; we needed help and we didn't know where to go to get it. (...)whenever I met up with Thelma and Anne I was able to get rid of a lot of frustration that I was carrying within myself. Because I had had nobody to speak to. And Thelma was on the same wavelength as me, because she had lost a son too»51(*).

Mais c'est à l'occasion d'une rencontre avec des prisonniers républicains qu'elle a compris qu'ils avaient également souffert du conflit :« I met Republican prisoners -- you know, on the visits? -- and they were saying: « We're very, very sorry to hear about your son.» But that's the way it was in prison. Republican prisoners were coming to me and saying they were very sorry to hear about my son -- and they were genuine about it too. Yes, we're definitely going to have to listen to the other side too»52(*).

De même, une autre personne raconte :« While I was in prison if something came on like... that Enniskillen bombing, everybody was crying, everybody. Catholics and Protestants, in the Maze prison hospital. I'll never forget that. I made good friends in there. Protestants and Catholics, and their stories are the same as ours »53(*).

Cependant, de tels groupes de parole peuvent être organisés par des ONG. C'est le cas au Rwanda avec l'association Handicap International, qui a mis en place un projet de « santé mentale communautaire ». L'idée développée par l'association était que toute communauté était capable de créer sa santé mentale, chacun pouvant donc être la source d'une bonne santé mentale commune. Dans ce but, elle a créé des groupes de personnes susceptibles de nouer des liens grâce à un passé ou à des besoins communs (victimes de viols, malades du Sida, jeunes...). C'est dans ces groupes qui ne tiennent volontairement pas compte du caractère ethnique (ce genre de division ayant nourri le génocide) que les Rwandais peuvent trouver des solutions à leurs problèmes, qu'ils soient psychologiques ou matériels.« J'aime les enfants, voir quand ils vont cultiver. Ils se racontent leur vie, leurs histoires du passé (...)C'était difficile avant, ils ne parlaient pas de ça en groupe de parole », commente le responsable d'une équipe d'enfants travaillant dans les champs54(*).

Ainsi l'association Handicap International a-t-elle distingué trois principes qui fondent les objectifs actuels des Rwandais : exister (kupaho), posséder (gutunga) et vivre heureux en paix dans la prospérité (gutunganirwa)55(*). Le récit émanant de ces groupes de paroles résulte en général d'une superposition d'expériences particulières, que Valérie Rosoux associe à une mosaïque.

« Le pouvoir de la narration, observe Nicole Girou, réside dans sa capacité à capturer des expériences complexes qui combinent les sens, la raison, l'émotion et l'imagination dans un résumé dense qui peut être reconstruit en partant de l'une ou l'autre de ces parties ». Ici, le storytelling est en effet utilisé pour structurer un enchevêtrement d'expériences différentes tout en tenant compte de toutes les idées auxquelles tiennent les individus. Dans les entreprises, ces initiatives sont connues sous le nom de « storytelling management » et se révèlent essentielles pour leur bon fonctionnement. En effet, les confrontations permettent, non seulement d'atténuer les souffrances psychologiques des individus, mais aussi de répondre à leurs besoins. A l'inverse, Christian Salmon observe que le silence dit « organisationnel » ou « systémique », entraîne une perte d'informations concernant des problèmes potentiels et serait responsable de 85% des échecs des entreprises56(*).

Les ONG jouent également un rôle important pour organiser en toute sécurité des rencontres entre les populations rivales et les engager dans des activités communes. L'Etat ruiné par le conflit ayant besoin de nouvelles infrastructures (hôpitaux, écoles, routes...), celles-ci sont parfois reconstruites par des groupes composés d'individus appartenant à toutes les parties opposées. Le travail de reconstruction rendant la communication obligatoire, les anciens ennemis apprennent à créer de nouveaux liens sur des bases purement pragmatiques (donner et recevoir des ordres, expliquer, rendre compte...). Ces initiatives sont essentielles car elles permettent aux participants d'acquérir une meilleure confiance en eux et d'améliorer la situation financière de leurs familles. Au Rwanda, Handicap International a permis la création de groupes de personnes chargées de trouver les moyens d'acquérir une autonomie financière. Ces groupes ont donc eu la possibilité de travailler ensemble sur des activités génératrices de revenus, comme l'agriculture, l'artisanat ou le commerce.

En Israël, l'association de kibboutzim Givat Haviva propose des activités similaires dans l'espoir d'améliorer le système démocratique du pays et d'initier Juifs et Arabesà la coexistence pacifique. Recherchant un avenir partagé à long terme, l'association organise des espaces de discussions et d'apprentissage de la vie courante (citoyenneté, rôle des parents dans l'éducation des enfants, relations entre amis...). Durant l'été 2012, elle a même organisé un voyage de trois semaines à New York, durant lequel les participants ont pu rencontrer des Etats-Uniens de toutes confessions et origines et visiter le quartier général de l'ONU57(*). Pour les étudiants, l'association dispense également des cours d'éducation civique dans des classes non mixtes, suivis de séminaires permettant des rencontres entre étudiants israéliens et palestiniens pour qu'ils puissent en débattre.

Pour répondre à cet objectif d'empathie, les Etats peuvent également créer des instances moins répandues que les groupes de parole. Ce sont les commissions vérité et réconciliation (CVR), qui réunissent elles aussi des membres des parties en conflit, mais ces derniers ont pour mission d'aller au contact de la population pour recueillir des témoignages. Comme les groupes de parole, ces mécanismes semblent plus aptes que les TPI à provoquer l'empathie, car d'assise locale.

Contrairement aux TPI, les commissions vérité fondent leurs objectifs sur l'idée que tout être humain vivant grâce à ses relations avec les autres, tout litige doit être réglé par le compromis, le but final étant d'améliorer les relations sociales sans nécessairement revenir à celles qui existaient avant le conflit.Les commissions vérité et réconciliation sont en effet des instances non juridictionnelles,chargées d'enquêter sur des violations des Droits de l'Homme après un conflit ou une dictature. Elles peuvent organiser des confrontations entre victimes et bourreaux, celles-ci permettant de mieux comprendre la complexité des expériences vécues durant la période en cause et d'en tirer les leçons. Dans certaines d'entre elles, ces rencontres sont limitées pour plusieurs raisons. La plupart du temps, le recueil de témoignages se fait grâce à des questionnaires préétablis, seuls 5 à 10% des victimes étant auditionnées58(*). De même, en cas d'atteintes sexuelles, de telles confrontations ne sont pas souhaitables, les victimes désireuses de témoigner pouvant subir de nouveaux traumatismes, voire être identifiées et rejetées par leur communauté. Enfin, certaines commissions comme celles du Guatemala ou du Maroc ont garanti l'anonymat aux victimes et à leurs bourreaux, se jugeant incompétentes pour apprécier la culpabilité ou l'innocence despersonnes qui auraient pu être désignées par les victimes. Les effets positifs de l'empathie sont donc structurellement limités.

En revanche, quand les audiences et les confrontations sont publiques, victimes et agresseurs tentent plus volontiers de se comprendre l'un et l'autre, ce qui est censé permettre les réconciliations. C'était le cas de l'Afrique du Sud où chacun pouvait s'exprimer dans la langue qu'il maîtrisait le mieux, ces confrontations étant facilitées par des traducteurs. Mais c'est une autre option qui a été proposée par la CVR de Colombie, qui place les victimes dans une pièce isolée munie d'un écran de télévision, de manière à ce que les réactions émotives ou agressives n'altèrent pas le récit.

Les médias jouent également un rôle important dans le travail des commissions vérité. En sus des comptes-rendus qui ne manquent pas de mobiliser la presse écrite,les audiences sont souvent retransmises à la télévision ou à la radio, au bénéfice de ceux qui ne peuvent pas se déplacer. Non seulement ils font sortir de la salle d'audience les émotions qui y sont ressenties, pour les rendre perceptibles à l'échelle d'un pays, mais ces dernières suscitent souvent des débats dans la société entière. Certaines commissions comme celle de Colombie, produisent même leurs propres documentaires à destination du public.

Par une sorte de tour de passe-passe, cette « nationalisation » de l'empathie via les médias est censée conduire au pardon général. Cela est malheureusement rarement le cas, surtout lorsque les réparations matérielles promises sont négligées pour cause de priorités économiques. Cette clémence forcée, associée à l'amnistie de ceux qui ont avoué leurs crimes, est encore aujourd'hui, en Colombie comme en Afrique du Sud, une source de tensions.

Paradoxalement, ce sont les groupes de parole qui ont les effets les plus positifs. Au-delà de leurs bienfaits psychologiques, c'est souvent grâce à eux que des solutions sont proposées pour permettre à la société en transition de vivre dans de meilleures conditions matérielles, comme nous l'avons vu plus haut dans le cas du Rwanda.

Enfin, les mediatentent de nationaliser l'empathie en confrontant différentes visions du conflit.Les plus susceptibles de susciter des débats de nature à ouvrir les esprits et à transmettre l'empathie sont ceux qui invitent les individus à commenter leurs publications sur des sites internet ou par téléphone lors d'émissions. Ces initiatives sont cependant canalisées par la sélection faite par les « modérateurs » ou les standards, la tendance étant souvent de refléter la vision la plus conformiste. La pénalisation du responsable des publications en cas d'opinions peu conformes au « politiquement correct » risquant d'accentuer cette tendance.

Durant un conflit, les médias sont couramment soutenus par des groupes puissants (partis politiques, lobbies oucapitaines d'industrie), qui leur demandent d'adopter des positions favorables au développement de récits simplistes, voire incohérents. Dans la mesure où leur indépendance et leur liberté sont garanties, les médiaspeuvent pourtant contribuer à la réconciliation nationale, sans nécessairement la promouvoir explicitement, par le fait qu'ils sont censés faciliter la transparence des institutions grâce à leur rôle de contre-pouvoir. D'autre part, ils permettent à l'opinion publique de se nourrir en l'informant des nouvelles parutions en librairie ou des recherches scientifiques prometteuses. Ils permettent également de synthétiser la situation politique aux yeux des étrangers.

Leur liberté garantissant leur succès, les médias doivent être seuls maîtres des sujets qu'ils évoquent et ne sont donc pas mandatés pour promouvoir la paix. Cependant, beaucoup le font de manière explicite, à commencer par les nombreuses radios créées au lendemain de conflits. Un de leurs objectifs les plus importants est de sensibiliser la population aux activités des associations humanitaires ou d'aider des personnes déplacées à entrer en relation avec leurs familles.

Il est parfois utile de créer des stations de radio ou de télévision dirigées par des instances internationales ou des ONG. A titre d'exemple, l'ONU dispose de sa propre fréquence dans de nombreux pays en situation de crise comme le Libéria, la Sierra-Leone, la République démocratique du Congo ou le Cambodge. Ces radios se révèlent parfois les seules sources d'information un tant soit peu pluraliste concernant les conflits. A titre d'exemple, celle du Cambodge a abordé des sujets que les médias locaux ne voulaient pas traiter, comme les massacres perpétrés contre la minorité vietnamienne59(*). En RDC, elle diffuse deux fois par jour une émission baptisé Gutahuka (Rentrer chez soi), pour encourager les rebelles rwandais à quitter le Congo et regagner leur pays. La programmation mêle des témoignages de rebelles déjà rentrés et des messages de familles à la recherche de ceux qui sont encore au Congo. Elle incite également les anciens combattants à rendre leurs armes en leur expliquant les modalités du désarmement. C'est parfois le seul moyen de mener à bien cet objectif, le mode de vie nomade des soldats les rendant très difficiles à approcher et à informer individuellement. Sans être des acteurs directs du storytelling, ces émissions créent un « fond sonore » qui va dans le sens d'une attention mutuelles portées aux parties en présence.

D'autres émissions à vocation réconciliatrice confrontent plusieurs auditeurs dans une discussion afin de trouver une solution à un problème actuel, à l'instar des groupes de paroles. Patrick De Favre Bintene définit les programmes à vocation réconciliatrice comme « des émissions d'information générale sur des thèmes controversés ou sur des problèmes de société, traités dans une optique d'intégration, de réconciliation nationale et/ou de cohabitation pacifique »60(*).

Certaines ONG ont des initiatives plus originales, où la réalité est confrontée à la fiction. C'est le cas du Search For Common Ground (basé dans plusieurs pays essentiellement africains) qui propose notamment des bandes dessinées sur des thématiques de paix comme les élections, la lutte contre l'impunité et le processus DDR(Désarmement, Démobilisation, Réinsertion). L'ONG produit également des séries télévisées comme Equipe, qui raconte l'histoire d'une équipe de football féminin dont les membres sont confrontées aux enjeux d'un conflit qui peut s'apparenter à celui de la RDC (violences sexuelles, impunité, corruption, réconciliation...), tout en menant leur équipe vers la victoire. Le slogan « Si on ne collabore pas, on ne marquera pas » résume bien le storytelling appelant à la coexistence et à la coopération. De même, le feuilleton radiophonique Notre voisin, notre famille, met en scène la vie quotidienne de deux familles burundaises, évoquant des tabous comme le viol, le Sida ou le retour des réfugiés, ces enjeux étant mis en scène autour du thème de la fraternisation.

Souvent, l'empathie a beau gagner certains individus, il est difficile de créer une empathie nationale. Un survivant ne se retrouve pas toujours dans le récit d'un de ses compatriotes, fût-ilde son propre camp.Ainsi, une survivante du génocide rwandais observe :« Un rescapé, c'est quelqu'un d'exténué à qui on ne peut pas demander d'identifier son drame à d'autres drames du Rwanda »61(*).

Même dans un cas où l'empathie est nationalisée, comme en Afrique du Sud avec la croyance de l'hubuntu (« humanité commune »), elle n'est pas nécessairement liée au pardon pour la victime, de même qu'elle n'empêchera pas toujours la récidive du bourreau. Elle ne mène d'ailleurs pas forcément une société vers l'harmonie et la réconciliation, si la culture du conflit est trop présente. Pourtant, les initiatives destinées à provoquer l'empathie invitent l'individu à ouvrir son esprit sans nécessairement remettre totalement en cause sa propre perception du conflit.

Deuxième partie : La transmission du récit officiel : un conflit entre l'histoire et la mémoire

En première partie, nous avons étudié comment le récit d'un conflit ou d'une tyrannie pouvait être fabriqué par l'Etat ou ses ressortissants. Il convient à présent de comprendre comment il se transmet aux générations futures et à l'étranger.

La transmission du récit peut s'accomplir au sein de groupes sociaux qui en limiteront la portée, être dirigée par des historiens qui dépassionneront les souvenirs des individus en les vérifiant et en les analysant, ou encore par l'Etat qui décidera d'offrir un monument commémoratif ou de consacrer une cérémonie commémorative à des personnes ou à un événement du passé. Nous verrons donc les moyens par lesquels le récit peut être véhiculé, à savoir l'éducation et les commémorations.

1 : Par l'éducation : entre le storytelling et sa fabrication

En cas de cultures très différentes au sein d'un même peuple, l'éducation fait partie des instruments d'union nationale les plus efficaces. Elle permet de lier les cultures à une base de références et d'idées communes tout endissipant certaines idées reçues. Ce sont les hommes politiques, parfois les organisations cléricales, qui conduisent l'éducation en définissant des programmes d'enseignement dans les écoles ; ceux-ci étant nécessairement orientés à dessein pour servir la politique du pays - ou de l'entité religieuse. C'est pour cette raison qu'elle peut tout aussi bien être un facteur de paix qu'un facteur de guerre. Mais nous nous bornerons à étudier l'éducation censée réconcilier les individus. Ainsi, pour Jeanne Bordeau, « le storytelling est avant tout un canal d'information, de pédagogie et de proximité pour rendre accessible des notions parfois complexes, lointaines, voire étrangères à des publics variés ». Or c'est aussi la base de l'éducation, dans laquelle le storytelling joue un rôle particulier, car parfois, en plus de l'apprendre, les élèves le fabriquent, gardant leur esprit critique. Pourtant, dans certains cas, l'apprentissage de la réconciliation donne lieu à un storytelling dogmatique, condamné à l'échec.

Une première méthode d'éducation consiste en effet à inculquer un storytelling dogmatique dans l'esprit des élèves. C'est le cas au Rwanda, où l'école n'est accessible à tous que depuis peu de temps. En effet, avant la colonisation, elle était réservée aux élites tutsis.A cette époque, les manuels d'histoire et d'éducation civique prônaient une politique discriminatoire qui justifiait le maintien dans l'analphabétisme une partie de la population - facteur qui nourrira la haine ethnique. La population avait alors perdu tout esprit critique, à tel point que lors du génocide, beaucoup de criminels avoueront ne jamais s'être demandés pourquoi il fallait tuer les Tutsis62(*). En 1995, une conférence nationale prévoyant un nouveau programme d'éducation pour le Rwanda, recommande « que dans les meilleurs délais, les bureaux pédagogiques, l'Institut de Recherche Scientifique et Technologique et l'Université nationale du Rwanda collaborent à la publication d'un manuel d'histoire du Rwanda qui permette de réhabiliter certaines vérités historiques qui ont été sacrifiées au profit des manipulations idéologiques »63(*).

Le gouvernement se focalisant sur les objectifs d'unité et de réconciliation, l'histoire du Rwandan'est pratiquement pas enseignée, son étude ayant été une source de tensions ethniques avant le génocide. Le récit fédérateur se concentre sur l'unité commune de la population rwandaise avant la colonisation, niant les différences ethniques au profit de l'unité des Banyarwanda (ensemble des habitants du pays, sans distinctions), de leur langue et de leurs croyances ancestrales. Les seuls éléments historiques enseignés au Rwanda sont donc des épisodes démontrant et encourageant cette unité. Le gouvernement distingue trois périodes d'étude : le Rwanda précolonial, le Rwanda colonisé et le Rwanda postcolonial. Avant la colonisation, affirment les manuels, les Rwandais faisaient fi de leurs différences ethniques et partageaient un sentiment commun de patriotisme. A présent, les divisions ethniques produites par l'arrivée des colonisateurs belges sont déclarées abolies et les Rwandais sont invités ày renoncer à jamais.

Hormis les cas de storytelling dogmatique, il existe d'autres exemples de pays en conflit où l'éducation donne la possibilité aux élèves d'avoir un esprit critique et même de participer à la fabrication du récit. Dans ce cas, il est important d'évaluer le rôle de l'Etat sur la rédaction des manuels scolaires. Nous étudierons ensuite les cas de manuels communs à plusieurs groupes, voire à plusieurs pays.

Le politologue Yohanan Manor observe que les manuels scolaires peuvent avoir vocation à « dicter, orienter ou superviser un enseignement », ces trois verbes traduisant un degré d'influence différent selon les pays.De fait, en Israël, on observe les deuxpratiques : le ministère de l'Education israélien sélectionne les manuels rédigés par des éditeurs privés, mais son homologue palestinien dicte lui-même l'enseignement qui doit apparaître dans les manuels, qu'ils émanent de lui ou de l'United Nation Relief and Work Agency.

Les mêmes tendances sont observées en Asie : au Japon, les manuels sont édités par des entreprises privées, puis autorisés par le ministère de l'Education. Leur utilisation est imposée, mais les enseignants peuvent en faire une base de travail ou s'en servir comme complément de leurs propres sources. En Chine et en Corée, le ministère de l'Education se charge de rédiger les livres, dont l'utilisation est obligatoire.

Pour obéir à l'article 9 de sa Constitution qui déclare le Japon nation pacifiste, le gouvernement raye des manuels d'histoire toute allusion au rôle de l'armée japonaise dans les guerres du XXe siècle. Ainsi, le manuel Kuni no Ayumi (« Les Progrès de la nation »), écrit par Ienaga Saburo, et qui insiste sur ce point, fait l'objet de nombreuses critiques, y compris chez les historiens progressistes. Pourtant, le professeur Mitani Hiroshi considère que les manuels japonais sont les moins touchés par la propagande idéologique, dans toute l'Asie64(*).

Concernant les manuels israéliens, Yohanan Manor distingue trois générations de récits historiques65(*). De 1945 à 1967, le récit national enseigné était simpliste etconsidérait les Arabes comme des « sauvages », des « provocateurs », des « terroristes »...Le vocabulaire des livres scolaires était donc loin d'être neutre : les rédacteurs, sionistes, évoquaient les premiers Juifs arrivés en Israël en parlant de « pionniers », alors que les Palestiniens les considéraient comme des « terroristes ». De même, les Juifs appelaient le conflit de 1948 la « guerre d'Indépendance », alors que pour les Palestiniens, c'était la « Catastrophe » (Naqba).

La deuxième génération de manuels (1967-1985) présente une histoire du conflit moins tendancieuse, et donne plus d'informations sur les Arabes, divisés en plusieurs peuples. Ils adoptent même l'appellation « Palestiniens », niée jusqu'alors.

Depuis la fin des années 1980, l'éducation est cependant considérée comme un outil pouvant faciliter la coexistence entre Israéliens et Palestiniens grâce à une meilleure compréhension du récit exprimé par la partie adverse. Dans ce but, les manuels israéliens racontent souvent l'histoire du sauvetage d'un Juif par un Arabe. Certains évoquent également les réfugiés en juxtaposant les situations des Juifs durant la seconde guerre mondiale, des Palestiniens depuis 1948 et des Rwandais depuis le génocide.

En Irlande, pour répondre au même objectif, le christianisme est utilisé comme socle commun, sachant qu'il a toujours été très présent dans l'éducation. Ainsi, en 1921, lors de la division du pays, les écoles, bien que financées par les Etats (Royaume-Uni et République d'Irlande), étaient contrôlées par les églises, tout mélange entre les confessions étant par conséquent exclu. Déjà à l'époque, la préoccupation majeure du ministre de l'Education, Lord Londonderry, concernait l'influence de la religion sur l'enseignement, et en 1923, une loi interdisant les cours de religion fut promulguée. Elle se révéla très vite inefficace, chaque Eglise contestant la compatibilité de l'éducation laïque avec les besoins prétendus de la société irlandaise. De fait, la première école « intégrée» (« fostering school ») n'a ouvert ses portes que bien plus tard, en 1981. Financée par les parents, elle rassemblait à parts relativement égales des élèves, des enseignants et des membres du personnel catholiques et des différentes confessions protestantes, et avait pour objectif d'inaugurer un système où l'école serait un lieu de convergence entre les deux communautés. En 1989, alors qu'on comptait dix écoles mixtes, le gouvernement aadopté des lois transférant le financement de ces écoles à l'Etat, pour améliorer leur fonctionnement et encourager les parents à y inscrire leurs enfants. Aujourd'hui, on dénombre 96 écoles mixtes,et la majorité des parents est favorable à ce mode d'enseignement, l'éducation commune des élèves des deux confessions n'étant pas le seul motif de ce changement. En effet, les élèves ne sont ni répartis en fonction de leurs capacités intellectuelles ou manuelles, ni séparés entre garçons et filles comme c'était le cas dans les écoles religieuses. De plus, bien qu'étant dans des écoles mixtes, ils bénéficient tout de même d'une éducation religieuse, apprenant l'histoire du christianisme et les fondements de la morale chrétienne. Mais ils sont également encouragés à faire preuve d'ouverture sur les croyances des autres grâce à des interprétations de la Bible qui vont dans ce sens. On voit ainsi le Northern Ireland Curriculumsuggérer le recours à la parabole de la Cananéennedont Jésus guérit la fille malgré les remontrances de ses disciples (Evangile selon Matthieu, 15.21-28), pour démontrer que, quelle que soit sa culture, l'être humain peut faire preuve de sagesse et d'intelligence66(*).

Ce manuel a été élaboré pour permettre aux instituteurs d'enseigner à leurs élèves, de manière concrète, comment vivre dans une société multiculturelle. Il est divisé en trois sections définissant les notions de préjugé, de sectarisme et de réconciliation, avec des textes ou des activités illustratifs. Ainsi,parmi les textes de la section sur le préjugé, figure un dialogue inspiré de la parabole biblique précitée. Parmi les activités de cette même section, on invite l'enseignant à regrouper les élèves selon une distinction arbitraire. Ils sont ensuite invités à deviner la nature de cette distinction, le jeu étant censé leur apprendre qu'ils auraient pu appartenir à de nombreux groupes différents. Une manière d'étudier les notions de minorité et d'exclusion.

D'autres manuels scolaires ont été écrits en commun par des entités en conflit. Il s'agit pour la plupart de manuels rédigés par des historiens venant de deux pays qui ont combattu l'un contre l'autre, mais ce genre de manuel pourrait avoir un bel avenir à l'échelle nationale, comme c'est déjà le cas en Israël et en Palestine.

Le premier livre de ce type est rédigé en 2001 par des historiens japonais et coréens, qui exposent les relations entre leurs deux pays durant le XXe siècle. Mais malgré la bonne volonté des auteurs, il a fait l'objet de nombreux désaccords sur les périodes de tensions entre les deux peuples, comme l'annexion de la Corée par le Japon. D'autres essais ont abordé cette période, décrivant les relations entre le Japon et la Chine ou celles entre la Chine et la Corée. Toutefois, les historiens prenaient le parti de ne pas former de groupes mixtes lors de la rédaction des chapitres,ni de discuter les divergences d'opinions. L'histoire commune était donc un corpus de récits indépendants, les auteurs se contentant de nuancer les éléments controversés dans des notes de bas de page. Chung Jei Jeong, un historien coréen ayant participé à ces groupes, observe d'ailleurs qu'« il faut beaucoup de courage, d'efforts, de patience et de sincérité pour publier, via un projet commun,un livre d'histoire partagée entre des pays qui à un moment donné se sont opposés ». De fait, l'enjeu politique de ce genre de manuels est capital, chaque gouvernement cherchant au contraire à préserver un récit national qui fasse la fierté de la population. En effet, l'écriture d'une histoire régionale semble plus complexe en Asie qu'en Europe à cause d'une philosophie très nationaliste. Comment alors préserver la réconciliation nationale tout en veillant à internationaliser l'enseignement de l'Histoire ?

Le 23 janvier 2003, lors de la célébration du quarantième anniversaire du traité de l'Elysée, un sommet franco-allemand est organisé. Le Parlement des Jeunes, composé de lycéens des deux pays et réuni pour l'occasion, est chargé de trouver des idées pour améliorer les relations entre les deux nations, celles-ci étant soumises à l'approbation des deux gouvernements. L'une des initiatives les plus populaires, tout de suite adoptée par les institutions étatiques, était de réunir un comité d'historiens des deux pays pour écrire un manuel franco-allemand d'histoire. Edité en 2006, le manuel comprend trois volumes : le premier est consacré à l'histoire contemporaine depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le deuxième s'intéresse à la période s'étendant du congrès de Vienne à 1945, le troisième est réservé à la période qui s'étend de l'Antiquité au Romantisme.Notons au passage que l'ordre des volumes n'est pas chronologique, les rédacteurs semblant avoir décidé de travailler en priorité les périodes les plus difficiles à relater de manière objective.

Ce manuel est sensiblement différent de ses précurseurs d'Asie-Pacifique, puisqu'il ne porte pas uniquement sur les relations entre la France et l'Allemagne. Destiné aux lycéens, il porte sur tout leur programme, de la seconde à la terminale. Le manuel franco-allemand est donc une expérience inédite, jamais deux pays n'ayant réussi à produire un manuel commun sans trop de divergences d'opinions. Il permet d'ailleurs un rapprochement du passé entre les deux peuples, ces derniers étant jusqu'alors marqués par de fortes traditions nationales. Mais il n'est pas réservé aux Français et aux Allemands et peut servir de base aux programmes d'histoire de tous les pays européens. Aujourd'hui, il est d'ailleurs utilisé dansde nombreux lycées, en particulier dans les sections européennes et internationales.

En Israël, en 2002, le projet Writing Our Shared History engageait 12professeurs d'histoire israéliens et palestiniens dans l'écriture d'un manuel destiné à leurs lycéens. Ayant remarqué que les discriminations et les besoins de ré-humanisation de l' « ennemi » étaient les mêmes dans la génération de leursélèves que dans celle de leurs parents, ils destinaient leur projet à éviter que ces relations conflictuelles ne contaminent les générations futures. En effet, dans un système éducatif encore très centralisé, les jeunes lisaient encore beaucoup de livres à tendance sioniste ou pro-palestinienne,selon leur origine. Assistés d'interprètes, les professeurs ont choisi des événements importants de l'histoire de leur pays, comme la déclaration Balfour, la guerre de 1948 et la Première Intifada et se sont réunis en groupes mixtes pour en écrire le récit. Si la plupart des professeurs juifs avaient déjà participé à de tels groupes de parole, ce n'était pas le cas des professeurs arabes. Pourtant, les récits de chaque groupe étaient accueillis très positivement par les autres, qui se bornaient à poser des questions sur la traduction d'une phrase ou à contester la longueur d'une anecdote.

En 2003, un premier essai de livre était prêt, mais lorsqu'ils en ont proposé la lecture à leurs élèves, les réactions furent mitigées. Si certains ont emporté le livre pour le lire chez eux, la plupart n'étaient pas prêts à écouter le récit du conflit vu par leurs adversaires. D'autres estimaient que l'histoire que leurs professeurs leur racontaient ne correspondait pas à ce qu'ils vivaient,ni à ce que leurs parents leur avaient enseigné. Les professeurs ayant recueilli ces réactions ont donc décidé de rendre les récits plus interdépendants, en faisant une sorte de tableau avec une colonne attribuée au récit israélien et l'autre au récit palestinien. Cela permettait aux élèves de se sentir libres d'adhérer ou non au récit de la partie adverse ;le but étant simplement qu'ils s'en fassent une idée précise et en acceptent l'existence. L'opération eut plus de succès, si bien que le travail s'est enrichi de récits additionnels comme celui de la guerre des Six Jours.

Outre les manuels scolaires, les Droits de l'Homme sont très largement évoqués dans le cadre de l'éducation dans un Etat en transition. En Irlande, le programme « Education for Reconciliation » a pour but d'enseigner aux élèves l'histoire du pays et son vaste héritage culturel, ainsi que les Droits de l'Homme dans la vie en société. Le gouvernement fonde ce programme sur les trois principes de l'interculturalité :l'égalité des individus devant la loi, la neutralité de l'Etat et la reconnaissance de l'appartenance commune à l'Humanité, et l'aspiration à la réconciliation67(*).

L'association Amnesty International a mené de nombreuses opérations d'éducation aux Droits de l'Homme dans le monde entier et a publié récemment un guide pour fonder des « Human Rights Friendly Schools». D'après ce document, une école « compatible avec les Droits de l'Homme » est « une communauté scolaire où les droits humains sont appris, enseignés, appliqués, respectés, protégés et promus. C'est un endroit où tout le monde est intégré et encouragé à participer, quels que soient sa situation ou son rôle, et où l'on célèbre la diversité culturelle ».Le projet ne consiste pas simplement à enseigner les Droits de l'Homme aux jeunes, mais aussi à intégrer ces droits dans toutes les activités scolaires et extrascolaires. Ainsi les élèves peuvent-ils organiser des campagnes, jouer des pièces de théâtres ou organiser des événements commémoratifs. Leur école est également physiquement dédiée à ces droits, les bâtiments qui la composent ayant souvent des noms en rapport avec eux.

L'ONG remarque que ce projet suscite chez les élèves davantage d'esprit critique et une meilleure prise de conscience des enjeux qui touchent la société dans laquelle ils vivent. Au-delà de l'école, les élèves peuvent également travailler avec la population de leur quartier à la promotion des Droits de l'Homme. Les parents d'élèves prennent également part à ce projet et peuvent organiser des activités extrascolaires comme l'entretien de leur cadre de vie68(*). Les Human Rights Friendly Schoolssont réparties dans de nombreux pays, y comprisen Afrique du Sud, au Pérou et au Chili.

Notons que l'éducation aux Droits de l'Homme est très liée à l'apprentissage du multiculturalisme, dans lequel l'art « traditionnel » occupe une place primordiale, comme dans le cas du Cameroun. Ainsi, la réunification du Cameroun français et du Cameroun britannique mène à un processus de réconciliation, freiné par le tribalisme de la société camerounaise. Il s'agit donc pour les dirigeants du pays de réconcilier non seulement les anglophones et les francophones, mais également les tribus qui la composent. Dans ce but, le leader Paul Biya promeut une sorte d'empathie artistique pour « passer d'une culture inconsciemment vécue à une culture librement pensée »69(*).

« Dans cette démarche, affirme-t-il, la politique culturelle à proposer tendra à inculquer progressivement aux Camerounais, au détriment de leur attachement actuel aux seules cultures ethniques, une même échelle de valeurs, de normes et d'usages sociaux ; cette action suppose à la fois la nationalisation des originalités culturelles positives de nos ethnies dans leurs expressions les plus variées (musique, danse, cuisine, moeurs économiques) et une créativité intense ou inter-ethnique (histoire, littérature, théâtre, etc.) »70(*).

Certains chercheurs comme Rafi-Nets Zengut et Martina Fisher observent qu'avec le temps, les récits officiels des conflits sont plus faciles à transformer, les générations suivantes étant souvent plus ouvertes au changement que les témoins directs. La transmission d'un conflit aux générations futures est toutefois difficile, les valeurs morales d'une société changeant avec les générations. Le travail du narrateur est donc d'inculquer l'histoire du conflit sans les expliquer par les valeurs morales d'aujourd'hui.

2 : Par les commémorations : entre le storytelling institutionnel et le storytelling relationnel

L'étymologie même du mot « commémoration »l'associe clairement avec l'idée de se souvenir ensemble. En ce sens, les commémorations permettent à des individus d'affirmer leurs liens à une histoire commune. Pourtant, si cette expression a une signification logique pour les témoins des événements, elle prend un sens certainement moins évident pour leurs descendants ou pour les visiteurs étrangers. En l'occurrence, il s'agit pour les survivants du conflit de raconter une partie de leur vie à des tiers qui sont confrontés à la difficulté de « sentir » un événement qu'ils n'ont pas vécu. Pour ces derniers, l'action commémorative est donc extrêmement réduite : ils n'ont pas vécu le conflit et ne peuvent faire leur l'expérience des témoins. Cette expérience et le récit qui en est faite, pour peu qu'ils n'aient jamais vécu de trauma comparable, restera donc une succession d'images et de mots, peut-être émouvante, mais d'un ressenti abstrait. Ce dernier point constitue donc le défi technique du storytelling dans les commémorations : comment trouver dans l'expérience d'autrui le sentiment commun qui fera jouer la corde empathique ?

Dans la première partie de ce travail, nous avons vu comment on pouvait fabriquer un récit officiel. A présent, il est nécessaire de comprendre par quels moyens il peut être transmis aux tiers lors des cérémonies commémoratives et s'adapter aux circonstances pour répondre aux nécessités politiques du moment.

Le concept de commémoration regroupe des activités très diverses, pouvant être organisées au cours de cérémonies, dans des lieux dédiés aux événements commémorés et même dans le monde virtuel des multimédias.Pour le comprendre, il est important d'examiner le conflit entre Mémoire et Histoire. L'historien Pierre Nora distingue de manière explicite ces deux notions. Pour lui, la mémoire est « un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel », tandis que l'Histoire est définie bien plus négativement comme « la reconstruction problématique et incomplète de ce qui n'est plus »71(*). Ainsi, la Mémoire est-elle considérée comme plus accessible et plus vivante pour les individus, car elle est composée de multiples récits qui font appel aux émotions. L'essentiel est que ces émotions puissent être mises en parallèle avec l'expérience du récepteur et mises en résonnance avec les sentiments les plus universels (peur, angoisse, soulagement...).

Les cérémonies commémoratives ont d'abord l'intérêt de rassembler tout un groupe sous le prétexte d'une cause commune. Les repas, cocktails et vins d'honneur qui suiventle rituel officiel, permettent de transformer la poignée de main symbolique en véritable fraternisation. Les récits des adversaires se croisent comme on le voit souvent lors de rencontres entre anciens combattants de la seconde guerre mondiale. Dans des cas comme les guerres civiles de l'Espagne et du Liban, il est même fréquent que les protagonistes se sentent plus proches de l'ennemi d'hier que de leurs propres descendants qui n'ont pas connu le conflit.

Une des cérémonies les plus emblématiques reste la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, qui réunit, un an après la prise de la Bastille, 200000 personnes au Champs de Mars. Le but escompté de cette cérémonie était de proclamer l'achèvement des remous de la Révolution. Par un rituel élaboré pour l'occasion, les trois « ordres » fusionnaient en musique en se « fédérant » autour d'une toute nouvelle monarchie constitutionnelle. Commencés le 14 juillet 1789, les événements se concluaient effectivement une révolution solaire plus tard. La Fête de la Fédération a tellement marqué les esprits que son anniversaire a été institué comme fête nationale française.

Mais d'autres cérémonies peuvent avoir un caractère plus revendicatif et plus violent, comme les marches orangistes en Irlande du Nord. Créé en 1795 à la suite des affrontements ayant fait trente morts catholiques dans le comté d'Armagh72(*), l'ordre d'Orange organise le 12 juillet de chaque année un défilé paramilitaire qui affirme l'unité et la domination protestante. Ces marches commémorenten effet la victoire du roi Guillaume d'Orange sur son rival catholique Jacques II, lors de la bataille de la Boyne en 1690. Bien qu'unionistes, les Orangistes n'étaient que très peu soutenus par le gouvernement britannique, qui désapprouvaient fort les émeutes, parfois meurtrières, auxquelles menaient ces marches. Plusieurs lois ont donc réprimé ces cérémonies commémoratives ; mais pour les protestants, elles continuent d'être le symbole de la survie de leur culture. Ceci posedonc le problème des commémorations dont l'existence et le maintien constituent une entrave au processus de paix.

Pour l'Etat, les cérémonies commémoratives sont également un moyen de revivifier la mémoire collective et de faire passer des messages de circonstance à leurs ressortissants. Ainsi, au Rwanda, en 1995, la première commémoration du génocide a donné lieu à la bénédiction de ses premières victimes par un prêtre, un pasteur et un imam, qu'elles soient hutues ou tutsies, puis à leur inhumation73(*). L'Etat avait d'ailleurs attaché beaucoup d'importance aux Hutus« modérés »,assassinés juste après l'attentat contre le président Juvénal Habyarimana, du fait de l'influence qu'ils auraient pu avoir pour faire cesserles massacres. Des T-shirts officiels, distribués pour la cérémonie, portaient des inscriptions telles que « Nous avons besoins d'enterrer nos morts, non la Vérité », ou « N'oubliez jamais les victimes du génocide », traduisant le réflexe commémoratif classique du « Plus jamais ça ». Une tombe du mort inconnu avait été érigée pour symboliser celles qui manquaient aux rescapés dont les proches avaient disparus. Mais dès 1996, la cérémonie se voulait plus violente, exhibant des cadavres pour donner corps à la réalité du génocide.En parallèle, deux églises rurales où des tueries avaient été perpétrées étaient conservées en l'état. Les deux commémorations suivantes ont été dédiées à la réconciliation nationale, au détriment des relations diplomatiques avec les anciennes puissances colonisatrices. Ainsi, en 1997, la volonté était de nouveau d'attribuer toute la responsabilité du génocide aux colonisateurs belges. En 1998, la journée commémorative s'est déroulée dans la ville de Bisesero, en hommage à des résistants tutsisqui s'étaient défendus à coup de pierres et de lances contre des militaires puissamment armés. Mais en 1999, la volonté n'était plus à la réconciliation : Paul Kagame, l'homme fort du régime rwandais, justifiait le massacre d'un camp de réfugiés hutu en 1995, du fait qu'il s'agissait d'anciens tueurs. Ainsi, le statut de victime était définitivement refusé aux Hutus.

Tous ces monuments revêtent une dimension symbolique très importante et sont censés rassembler touristes étrangers et nationaux autour d'émotions fortes et de connaissances nouvelles. Ils permettent notamment de préserver l'histoire d'un lieu, de «contextualiser » les événements, pour en permettre une compréhension plus globale, et d'éduquer les générations futures en orientant (de manière plus ou moins autoritaire) leurs réflexions sur les leçons à tirer du conflit.

Il faut distinguer ces cérémonies commémoratives qui ont lieu à des moments précis, des « lieux de mémoire », toujours accessibles au public. Selon Christian Mantei, directeur de l'agence Atout France, « Le tourisme de mémoire consiste à inviter le public à découvrir des éléments du patrimoine lui permettant d'enrichir ses connaissances sur l'histoire et la culture d'une ville, d'une région ou d'un pays»74(*). Il distingue quatre sortes de lieux de mémoire : les « sites témoins » sont les lieux où se sont produit des événements historiques. Les « sites commémoratifs » sont des endroits dédiés au recueillement et au souvenir. Les « sites informatifs » appréhendent l'histoire en s'attachant à des thématiques particulières. Enfin, les « sites pédagogiques » tentent d'éclairer le présent grâce à l'Histoire. On notera au passage que cette vision laisse peu de place aux émotions et réflexions personnelles. En réalité, le simple intérêt pour l'histoire militaire ou pour la sociologie en temps de guerre, est censuré par l'idée d'un tourisme sacralisant reflétant la pensée officielle, voire une certaine « pensée unique » quiréduit les morts à l'état de victimes. Plus préoccupant : derrière cette vision du touriste recueilli, ne se dissimule pas seulement le touriste voyeur dénoncé sous l'appellation anglo-saxonne de « dark tourist », mais également la manne financière qu'il représente.

Les musées mémoriaux proposent, quant à eux, des expositions permanentes ou temporaires, où se mêlent des textes explicatifs, des documents d'archives et des objets représentatifs des événements historiques qu'ils se proposent d'étudier. Leurs collections peuvent parfois s'enrichir de documents personnels envoyés par les survivants ou par leurs proches. Notons l'opération de la « Grande Collecte » menée en 2014, rassemblant les reliques familiales venues de toute la France, et permettant en quelque sorte au pays d'écrire son storytelling participatif de la Grande Guerre, en contribuant collectivement à l'enrichissement du patrimoine. Ces musées diffusent également des documentaires et des témoignages retraçant le conflit concerné et les divers parcours des acteurs. Notons que des expositions temporaires peuvent aider à comprendre l'événement commémoré en mettant en parallèle des thèmes analogues. Ainsi, le Mémorial de la Shoah, à Paris a proposé des expositions sur la déportation des Tziganes et sur le génocide rwandais.

Les musées de la paix occupent une place particulière dans la contribution aux réconciliations nationales.

Les institutions connues sous le nom de « musée de la paix » sont très diverses. Leur origine remonte à l'Anti-Kriegs-Museum (musée de l'anti-guerre), fondé à Berlin,en 1925, par le pacifiste Ernest Friedrich. L'idée de dédier des musées à l'histoire des actes de paix s'est peu à peu répandue en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Les musées de la paix se donnent pour objectif commun « d'apprendre et de promouvoir la paixà travers les arts »75(*). Terence Dufi distingue quatre typologies : certains sont des musées de la paix « au sens strict », quise consacrent à étudier les actes de paix dans le monde entier. D'autres sont dédiés à des événements particuliers, tel le mémorial de la paix d'Hiroshima. D'autres encore promeuvent la paix et le respect du droit international humanitaire, comme le Musée international de la Croix Rouge de Genève. Enfin, certains établissements de recherche se destinent à devenir des musées de la paix, comme ceux de Guernica et de Salamanque, qui consacrent une large partie de leur surface à l'accueil des chercheurs.

Parmi les musées de la paix les plus connus, on peut citer le Mémorial de Caen, qui présente l'histoire de la paix au XXe siècle, et celui d'Hiroshima, construit en hommage aux victimes de la bombe atomique. Bien qu'ayant la même dénomination, les deux musées sont totalement différents, le Mémorial de Caen abordant les événements de manière plus générale que celui d'Hiroshima, à vocation plus mémorielle.

Construit en 1969 à l'initiative du maire de CaenJean-Marie Girault, le Mémorial de Caen se consacre à l'étude de la période allant de 1914 à 1989. Dès le parvis du musée, sa vocation pacifiste est symbolisée par l'alignement des 12 drapeaux des nations impliqués dans la bataille de Normandie et des premières pierres du musée posées par les représentants de chacune de ces nations. Sur la porte d'entrée du musée, on peut également lire une phrase du poète Paul Dorey s'exprimant au nom de la Normandie : « La douleur m'a brisée, la fraternité m'a relevée, de ma blessure a jailli un fleuve de liberté ».

Le premier espace est consacré à la Première guerre mondiale et à la faillite de la paix qui l'a suivie.

Le deuxième espace concerne la Seconde guerre mondiale avec plusieurs thèmes particuliers comme la bataille de Normandie, la « Shoah par balles » et l'histoire de la résistance à l'occupation allemande. De nombreux objets de la vie quotidienne y sont exposés, censé susciterl'émotion, comme le cartable d'un enfant déporté, abandonné dans la cour d'un immeuble pendant son arrestation. D'autres ont une vocation plus explicative, comme un globe terrestre fabriqué en 1943, délimitant l'avancée des troupes allemandes à l'époque.

Le troisième espace est consacré au monde de la Guerre Froide, les objets exposés schématisant bien la situation de guerre idéologique (à l'Ouest, un néon publicitaire et une machine à pop-corn, à l'Est, une radio à fréquence unique et une carte du Parti Communiste). De même, la course aux armements est représentée par une bombe atomique états-unienne, un avion de chasse soviétique et un missile français. Enfin, un film raconte la vie quotidienne en Allemagne avant et après la chute du mur de Berlin, dont deux pans sont exposés. La scénographie du musée lui confère les vertus pédagogiques du storytelling, le dernier espace étant consacré à la compréhension du monde actuel grâce à plusieurs thèmes, dont les Droits de l'Homme, les inégalités Nord-Sud ou le changement climatique.

Contrairement à celle du Mémorial de Caen, la construction du Mémorial pour la Paix d'Hiroshima commence peu après la guerre. En réalité, le maire de la ville et le représentant des forces alliées Douglas MacArthur voulaient faire d'Hiroshima un avertissement (non dénué d'arrière-pensées dissuasives).

En 1949, un traité de reconstruction de la ville est adopté par référendum à 90% des voix76(*). Il prévoit la conception d'une « Ville de la Paix », pour « symboliser l'idéal humain d'une paix durable ». Mais à long terme, son véritable objectif est de « garantir que la réalité de la bombe nucléaire ne sera plus d'actualité pour les générations futures et répandre l'esprit d'Hiroshima, afin d'entraîner l'abolition définitive de l'arme nucléaire et la paix éternelle dans le monde ».

On distingue le dôme de Genbaku, ancien hall de la promotion des industries de la préfecture d'Hiroshima, et le parc du mémorial de la Paix, édifié en 1954. La Paix est symbolisée par l'alignement des trois monuments principaux : le cénotaphe du parc, le dôme de Genbaku et la Flamme de la Paix.Autre monument important : les Dix Portesde la Paix n'ont été érigées qu'en juillet 2005. Le mot « paix » y estinscriten quarante-neuf langues.

Le dôme de Genbaku a été conservé tel qu'il était après le bombardement.Situé à 140 mdu point zéro de l'explosion, il devait être détruit, mais les habitants ont préféré le garder en l'état pour en faire un symbole de la catastrophe. Il est présenté par l'Unesco comme étant le « monument universel pour l'Humanité entière, symbolisant l'espoir d'une paix perpétuelle et l'abolition définitive de toutes les armes nucléaires sur la terre ».

Situé au centre d'Hiroshima, le Cénotaphe est une arche en granit, sur laquelle on peut lire : « Repose en paix, car je/nous/ils ne répète/ons/ent pas l'erreur ». Le maire d'Hiroshima, Hamai Shinzo, considérait que l'ambiguïté devait demeurer sur le responsable de « l'erreur », afin que chacun soit invité à faire face à ses responsabilités. Dans le parc alentour, on peut entendre des témoignages enregistrés des survivants du bombardement.

La Flamme de la Paix est un monument représentant deux mains reliées par les poignets tenant une flamme censée brûler jusqu'à l'abolition définitive des armes nucléaires. Ce storytelling est typique des récits millénaristes : au « Plus jamais ça », fait écho le « Un jour viendra ».

Le monument pour la Paix des enfants raconte l'histoire d'une petite fille âgée de deux ans lors du bombardement. Ayant contracté une leucémie des suites des rayons radioactifs, elle fabrique des grues en origami, une légende japonaise racontant qu'il fallait plier mille de ces oiseaux pour permettre à un voeu d'être exaucés. Elle mourraà douze ans,sans avoir achevé son oeuvre. Dans le musée, unestatue la représente etbeaucoup d'enfants déposent àses pieds leurs propres pliages.

Ce musée combine un storytelling monolithe invitant chacun à lutter contre la prolifération nucléaire, et un storytelling relationnel suscitant l'empathie avec les victimes. Lors de la première Conférence mondiale sur la lutte contre la prolifération des armes nucléaires, tenue à Hiroshima le 6 avril 1955, le maire a prononcé un discours qui fondait l'identité commune de ses habitants sur cette revendication :« Au début, les revendications pacifistes d'Hiroshima ne furent conduites par aucune autorité particulière, ni parti politique ni mouvement idéologique. Elles naissaient hors de tout véritable souhait de la part des citoyens ayant vécu un bombardement atomique, de ne pas reproduire cette tragédie. Puis, il n'y eut plus de différence entre la droite et la gauche, entre les capitalistes et les travailleurs. (...) Ces mouvements se répandirent parmi tous les citoyens parce qu'ils étaient des êtres humains chacun d'entre eux déterminés à éliminer la guerre et à donner à la paix le premier rôle ».

Influencé par les Etats-Uniens, tout comme la Constitution du Japon, le Mémorial est présenté à l'étranger comme le modèle réduit de la Nation japonaise, celle-ci étant conçue comme pacifiste par nature, victime de la guerre et luttant pour l'abolition des armes nucléaires.

Cependant, l'Etat compense cette image en transmettant un autre message à ses jeunes ressortissants. En parallèle, le sanctuaire de Yazukuni(littéralement le « pays apaisé ») a été érigé pour rendre un culte et héroïser les militaires morts durant les guerres du XIXe et du XXe siècle. Cette commémoration est dénuée de toute réflexion historique : les soldats morts au combat sont présentés comme des exemples à suivre, puisqu'ils ont sacrifié leur vie au service de la Patrie. De même, ceux qui ont effectué des « opérations de police intérieure » en Corée ou à Taiwan occupéssont décrits comme des héros des guerres d'expansion, ayant lutté contre des forces troublant l'ordre et la « paix »77(*). Fait extrêmement intéressant, l'Etat ne commémore pas les centaines de milliers de morts civilesvictimes des bombardements « classiques », alors même que le seul bombardement de Tokyo du 10 mars a fait plus de morts en une nuit qu'Hiroshima et Nagasaki réunies. Cette omission peut êtremise sur le compte du refus de la mentalité japonaise de la notion victimaire dans le storytelling.

La notion de devoir de mémoire naît dans le contexte historique de l'après-guerre à la demande d'associations de déportés constituées à partir de 1945. Il s'inspire de la culture de la mémoire typique du judaïsme qu'on résume dans le verset 5 du psaume 137 : « Si je t'oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ».

Ce devoir se fixe pour objectif de montrer à une nation des épisodes de son passé afin qu'elle en tire les leçons. Dans un rapport écrit en 2008, la Commission de Réflexion sur la Modernisation des Commémorations Publiques, présidée par André Kaspi, observe qu'en France, il y a douze journées commémoratives dont la plupart sont dédiées à des événements de l'histoire contemporaine (Armistice de la première guerre mondiale, fin de la seconde, journée de la Déportation...), alors qu'en Grande-Bretagne, elles incluent des événements remontant à plus longtemps,tels la victoire de Trafalgar78(*).

La commission estime que la France a changé d'attitude durant le XXIe siècle, supprimant certaines commémorations pouvant créer un mythe et un élan « nationaliste » au profit de journées de « repentance ». Notons au passage l'influence de la terminologie catholique et de l'anglicisme repentance pour désigner un sentiment négatif. En parallèle, le rapport dénonce l'oubli de la signification historique de ces journées commémoratives, beaucoup de Français les associant essentiellement à des ponts et à des jours fériés.

En dehors des cérémonies et des lieux commémoratifs, le cinéma joue également un rôle important dans la commémoration, en constituant un nouveau vecteur de storytelling relationnel sous une forme artistique. En Yougoslavie, Tito s'en est abondamment servi, à tel point que la cinéaste serbe Mila Turajlic a réalisé un film à ce sujet, considérant le cinéma de l'époque comme un véritable « lieu de mémoire »79(*).

En effet, Tito fait produire trente à cinquante longmétrages par an, la plupart étant des films de guerre évoquant le rôle des partisans durant la Seconde guerre mondiale, dans le but de créer un récit national sur une mosaïque d'histoires partagées80(*). Ainsi, La Bataille de la Neretva(Veljko Bulajic, 1969) constitue le récit fondateur de la Yougoslavie, et l'armée nationale est mobilisée pour y jouer son propre rôle, ce qui en dit long sur l'importance que Tito attachait à ces films.

« Depuis Naissance d'une nation de Griffith et Ivan le Terrible de Sergei Eisenstein, le cinéma a partie liée avec l'histoire nationale, il s'en inspire et la prolonge », observe Christian Salmon. « Il ne s'agissait pas comme on a pu le dire, d`utiliser le cinéma comme un moyen de propagande, (...) mais d'inventer un peuple et une nation qui n'existait pas... Un peuple qui avait résisté à l'Empire ottoman et à l'Empire austro-hongrois avant de mettre en échec les nazis ».

Au Liban également, la guerre civile de 1975 a inspiré de nombreux films à vocation éducative pour les jeunes Libanais qui n'étudient pas le sujet à l'école, celui-ci étant jugé trop sensible81(*). A titre d'exemple, dans le film Mirath (« Héritage » en arabe), le réalisateur franco-libanais Philippe Aractingi raconte à ses enfants son expérience de la guerre, l'exilqui l'a suivi et son retour au Liban. Il évoque la « nécessité d'en parler pour qu'elle ne se répète pas ». D'autres films ont précisément vocation à déceler la poursuite de la guerre civile dans une paix apparente. Tous s'inscrivent en faux contre une éducation qui trouverait dans la négation du passé la résolution des problèmes.

Enfin, les nouvelles technologies sont de plus en plus utilisées pour les commémorations, notamment grâce aux « réseaux sociaux » et au « transmedia storytelling ».

Henry Jenkins définit le « transmedia storytelling » comme un « processus dans lequel les éléments d'une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée ». Il observe également que chaque diffusion dans un mediumdoit permettre au public d'entrer dans le récit. Mais à la différence du « cross media », le récit n'est pas adapté pour plusieurs médias, mais décliné selon plusieurs modes d'expression (séries télévisées, spectacles, livres, Internet, applications...) donnant des informations différentes qui permettront de retracer la trame du récit. Grâce à la dimension interactive, chaque personne peut avoir la possibilité de rajouter du contenu narratif au texte déjà publié. Le storytelling institutionnel est ainsi tempéré par les récits d'expériences plus originales et moins convenues.

Le centenaire de la première guerre mondiale offre au transmedia storytelling la possibilité de s'exprimer. Le Musée de la Grande Guerre de Meaux et l'agence DDB ont créé pour l'occasion le profil Facebook « Léon Vivien enseignant », un combattant imaginaire de 1914. D'abord jugé trop faible pour combattre, le jeune homme nous livre son quotidien d'instituteur et son expérience de la guerre vue depuis l'arrière - ses publications étant commentées par son entourage. Mais devant l'ampleur inhabituelle des pertes humaines, l'enseignant est mobilisé dès novembre, et nous fait part de ses émotions lors des combats.Il publie également des photos de son paquetage, de son entraînement, du couteau de tranchée qu'il vient de « toucher ». En parallèle, un livre est publié, Léon 1914, « après l'expérience digitale, le livre et son contenu additionnel ».Son profil cesse de fonctionner le 22 mai 1915, sur ces mots mélodramatiques :« J'ai peur, Madeleine. Ils arriv... ».

Malgré la complexité du storytelling commémoratif et ses ficelles parfois grossières, son aspect relationnel abordé plus haut n'est pas à négliger. Les institutions gardent cependant la mainmise sur les messages renvoyés par les commémorations. Dennis Sandole observe d'ailleurs que le storytelling ne décrit le passé que pour expliquer les besoins du présent et modifier l'avenir82(*).C'est pourquoi il est intéressant de comprendre comment la mémoire officielle peut être adaptée selon les circonstances.

La mémoire officielle est le récit adopté par les institutions étatiques. Elle se manifeste dans des publications de récits édités par l'Etat ou bien par les médias qu'il favorise ou contrôle. Ces récits prétendent non seulement raconter la manière dont la société a vécu le conflit, mais aussi l'avenir auquel elle est censée aspirer, ce dernier élément donnant ainsi aux récits une importance nouvelle.

Si la mémoire officielle est adoptée par la société, le processus de réconciliation peut réussir. Cependant, on ne peut jamais garantir qu'un récit officiel restera immuable, le pouvoir pouvant changer de mains, et donc de discours. Sans présumer des nouveaux témoignages, des nouveaux procès ou de la déclassification des archives qui amèneront les chercheurs à de nouvelles découvertes. Il est donc intéressant de comprendre comment de nouveaux récits peuvent remettre en cause la mémoire officielle, cette narration alternative étant susceptible d'être adopté par l'Etat, même si elle contredit le récit précédent.

Ainsi, le niveau individuel et le niveau collectif étant en perpétuelle interaction, la société choisit quels événements passés mettre en valeur, au détriment des autres qui s'effaceront de la plupart des mémoires.

La transformation de la mémoire officielle commence au moment où un récit alternatif est suffisamment étayé pour remettre en cause le premier. Le récit alternatif peut remettre en cause entièrement son concurrent et le remplacer. Mais la possibilité de développer des récits alternatifs dépend de la conception de la liberté d'expression d'un pays. Certains gouvernements empêchent la diffusion de tels récits, au motif qu'ils auraient un impact négatif sur la réconciliation. C'est le cas au Rwanda, où l'Etat s'arroge le droit de contester certains éléments narratifs et d'en garder d'autres, voir de censurer les médias concernés.

Plus le récit alternatif est différent de son concurrent, plus l'adoption sera discutée. Plus le sujet est central pour le public, plus celui-ci essaiera de rechercher des informations qui pourraient confirmer ou infirmer le récit alternatif.

Si la société est homogène ou se considère comme telle, elle aura tendance à se conformer au récit officiel. En revanche, si le récit dominant apparaît comme biaisé pour une partie, elle cherchera un récit plus nuancé. De même, plus le conflit est traumatisant, plus la modification d'un récit accepté par la population est difficile. Enfin, dans beaucoup de sociétés, coexistent deux storytelling concurrents -l'un de « gauche » l'autre de « droite » par exemple - qui peuvent mener à une alternance de la mémoire officielle (discours colonialiste/ anticolonialiste, héroïque/victimaire). Cela cause un conflit de storytelling que nous envisagerons plus loin.

La plupart des commémorations contemporaines ont tendance à s'éloigner du storytelling d'une nation victorieuse grâce au sacrifice de ses combattants, pour s'engager vers le « sorrytelling » de la repentance en vertu du devoir de mémoire. Mais les nouvelles technologies permettent au storytelling relationnel d'avoir un bel avenir :la manipulation des esprits étant facilitée par la démultiplication des canaux de diffusion.

Troisième partie : Les obstacles à la réconciliation nationale

Nous étudierons d'abord le conflit de storytelling qui peut surgir à l'absence d'empathie, puis le storytelling dogmatique inspiré par la crainte d'entraver le processus de réconciliation.

1 : Le conflit de storytelling

En premier lieu, il est très important de savoir ce qu'il faut entendre par le concept de « réconciliation » : celui-ci n'étant pas défini dans les textes de droit, tout le monde peut y voir des objectifs différents. Ceux-ci dépendent de la conception que chaque groupe, voire chaque individu, se fait du conflit qu'il vient de vivre. Parmi les divers aspects de la réconciliation, Adrian Little distingue les besoins liés aux conséquences spécifiques de chaque conflit (identification des corps des disparus, création de nouvelles institutions étatiques...)et les exigences relativement semblables d'un conflit à l'autre (pardon, coexistence pacifique...). Or dans certains conflits tels ceux d'Irlande du Nord et d'Israël-Palestine, plusieurs récits s'opposent dans une schématisation manichéenne grâce à laquelle chaque camp se donne le beau rôle. C'est le mécanisme du « traumatisme choisi » qui fait que le comportement d'un groupe est toujours perçu par son rival comme un témoignage d'hostilité ou bien d'hypocrisie à son égard83(*).

En Israël, les autorités israéliennes et palestiniennes proposent des récits fondés sur un passé différent, chacune cherchant à mettre en valeur son propre camp, prétendant par là préserver son identité. Chacun a donc tendance à dénigrer l'histoire, la culture et les souffrances de son ennemi, jusqu'à le déshumaniser. En outre, la principale idée du sionisme est que le peuple hébreu, dispersé par Titus en l'an 70 de notre ère, a toujours été persécuté sur les terres où il avait trouvé refuge ; cela justifie un retour à la terre de leurs ancêtres, les tensions avec les Arabes étant assimilées à de nouvelles persécutions. Les Palestiniens, quant à eux, se présentent comme un peuple dépossédé de ses terres par un envahisseur illégitime, toujours plus conquérant au fil des guerres qu'il remporte. Herbert Kelman observe ainsi que, conscients de leurs revendications communes (la propriété du territoire palestinien, l'accès à ses ressources naturelles et le droit au « retour », qu'il s'agisse d'un Juif russe ou du réfugié d'un camp jordanien), chaque groupe a tendance à considérer l'existence de son adversaire comme la négation de son identité84(*). Chaque groupe se sentant persécuté par l'autre, les deux parties peinent à trouver un récit commun dénué de préjugés communautaires.« Nécessairement, les récits collectifs des parties en guerre se contredisent et se reflètent les uns les autres, chacun d'entre eux fournissant une interprétation qui nie celle des autres », commente Gabriel Salomon85(*).

Ainsi, les objectifs de la réconciliation sont presque aussi nombreux que les individus eux-mêmes, chaque personne pouvant faire une hiérarchie entre eux. Or en ce cas, tout effort vers la réconciliation ne peut que bénéficier à l'un tout en nuisant à l'autre.

Au bout du compte, Adrian Little estime que le processus de réconciliation est achevé lorsque les torts sont réparés ou compensés par celui qui en est la cause, de telle façon que les deux parties tombent d'accord86(*). Ainsi, la réconciliation ne doit obliger personne à pardonner. Orc'est le contraire que font la plupart des commissions vérité. En effet, la dimension empathique de la réconciliation prend parfois trop d'importance :en Afrique du Sud, la CVR aconsidéré comme acquis le pardon des victimes, les bourreaux ayant été amnistiés parce qu'ils avaient reconnus leurs crimes87(*). Ainsi, chacun était censé adhérer au projet de Desmond Tutu (président de la CVR), prétendant unir la nation sud-africaine derrière le concept d'Hubuntu,(« humanité commune »). La Commission Vérité établissait donc une sorte de « contrat social », par lequel se formait une « unité réelle de tous en une seule et même personne »88(*). Or, comme nous l'avons vu plus haut, cette conception de la réconciliation était loin de faire l'unanimité dans la population, les victimes se sentant frustrées, voire flouées par ce pardon officiel.

De même, certaines commissions d'Amérique latine comme celles du Guatemala et du Chili ont refusé d'entendre les victimes dénoncer leurs bourreaux, se jugeant incompétentes pour leur attribuer une quelconque responsabilité dans les événements sur lesquels elles enquêtaient. L'amnistie inconditionnelle qui en a résulté a engendré, comme dans le cas de l'Afrique du Sud, une frustration manifeste chez les victimes, qui n'ont pas manqué de le faire savoir lors de manifestations.

En Irlande du Nord, la réconciliation est encore inachevée, les partis politiques antagonistes fondant leurs objectifs sur des visions différentes du conflit et de sa résolution. Notons d'ailleurs qu'il est difficile pour ces hommes politiques d'évoquer la réconciliation, ce concept désignant pour la plupart des habitants de l'Ulster un outil idéologique plus qu'un réel objectif politique. De fait, aucun parti politique ne transcendant la partition entreles unionistes et les nationalistes, la réconciliation n'aurait pour objectif commun que l'amélioration de la vie en société.

Parmi les unionistes, deux partis politiques ont des opinions divergentes :

Le Ulster Unionist Party (UUP) veut appliquer l'accord de Belfast et envisage de former un gouvernement de coalition avec les nationalistes. Mais il ne voit dans la réconciliation qu'une paix purement pragmatique, non une vraie force de changement. Il estimeégalement que le conflit de 1968 n'est pas la seule période à commémorer, et voudrait créer un récit national autour de plusieurs événements importants comme la première guerre mondiale, durant laquelle de nombreux Irlandais des deux bords ont perdu la vie pour la cause britannique.

Le Democratic Unionist Party (DUP), en revanche, est contre l'accord de Belfast, et considère que la réconciliation ne pourra s'établir que par des relations de confiance entre les adversaires et non par un récit national.

Les partis nationalistes, quant à eux, optent pour une réconciliation inspirée du modèle sud-africain, selon lequel toutes les parties sont à la fois coupables et victimes, les souffrances étant moralement équivalentes. Grands acteurs des initiatives de paix des années 1990, ils considèrent que leurs objectifs doivent changer au fil du temps. Les nationalistes modérés tels que le Social Democratic Labour Party, se focalisentsur l'égalité, l'intégration et l'éducation, désireux de faire de ces objectifs « les titres des chapitres de la nouvelle histoire que nous écrirons ensemble », le conflit et les violences n'étant que les « notes de bas de page » de ce récit88(*).

Plus radical, le Sinn Féinestime que la Grande-Bretagne est seule responsable du conflit, puisqu'elle a tout fait pour accroître l'hostilité entre les Irlandais « catholiques » et « protestants », notamment en fournissant des armes et de l'argent aux unionistes. Pour eux, la réconciliation passe donc par la reconnaissance de la culpabilité du gouvernement britannique - et en aucun cas par celle de l'Ira.

Les visions du conflit mises en avant par les différents partis politiques sont autant de récits sur les bases desquels la réconciliation pourrait s'établir. Mais ces récits ont très peu de points communs, ce qui rend difficile la recherche d'un même objectif de paix.

Outre l'entente sur le sens du mot « réconciliation », les obstacles à la réalisation de celle-ci peuvent être juridiques ou psychologiques.

L'histoire et la mémoire sont au coeur de la réconciliation nationale, car elles nous invitent à attribuer la responsabilité des exactions commises lors d'un conflit à leurs auteurs ou au régime qui les a permises. Or cette responsabilité est, en règle générale, la composante principale d'un récit national. Les récits du Japon et de l'Allemagne sur leur rôle dans les événements de la Seconde guerre mondiale sont des exemples intéressants à étudier car totalement opposés. En effet, le Japon se considère comme victime de la guerre, alors que l'Allemagne paye encore aujourd'hui le poids de sa culpabilité.

A partir de 1945, le Japon, ayant déjoué une tentative de colonisation par les Etats-Unis, revendique ardemment son indépendance. Le discours nationaliste de l'époque en fait un pays dont la souveraineté a été perdue à cause des manipulations du système impérial et du parti libéral89(*). La responsabilité des crimes commis par l'armée et la police japonaises durant la guerre, bien que reconnue par les intellectuels dès 1945, est censurée dans la presse et les manuels scolaires. Désirant faire du Japon un état pacifique, le gouvernement soumet au Kokkaï une nouvelle constitution dont les termes sont hautement influencés par le commandant suprême des forces alliées, Douglas MacArthur. En particulier, l'article 9 indique que le pays renonce à tout jamais à la guerre comme expression de sa souveraineté : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la Nation, ou à la menace, ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ».

Pourtant, dès 1952, le premier ministre Yoshida évoque la nécessité d'instaurer un esprit de défense patriotique chez les Japonais et de réarmer le pays confronté à la Guerre Froide - en particulier au moment de la guerre de Corée. Une armée non officielle, la Force d'Autodéfense, est d'ailleurs créée à cette occasion. Mais le gouvernement n'a pas changé sa position concernant le rôle des Japonais dans les guerres modernes, considérant qu'une vision négative de l'armée de l'époque dissuaderait les générations futures de servir leur pays. Actuellement, cet article est de plus en plus controversé par les hommes politiques, notamment face au débat sur les frontières avec la Chine.

En Allemagne, au contraire, de nombreux philosophes et historiens ont cherché à expliquer comment l'industrie meurtrière des nazis avait pu semettre en place. Ils en ont d'abord attribué la responsabilité à Hitler et à ses institutions ; si bien que les notions de « fascisme », de « nationalisme » et de « totalitarisme » ont suscité de nombreux débats, jusque dans les années 1970. Mais en 1996, l'ouvrage de l'historien Daniel Goldhagen Hitler's Willing Executioners : Ordinary Germans and the Holocaust, remet en cause cette thèse. Les recherches de Goldhagen se fondent sur les dépositions de criminels nazis, recueillies lors des procès d'après-guerre et dans les archives relatant les activités du SD et de la Gestapo. L'historien estime que les nazis auraient commis ces exactions afin d'assouvir leurs penchants antisémites (qui seraient ancrés dans le peuple allemand depuis le XIXe siècle)90(*).

Enfin, Christopher Browning, un autre historien, a étudié les témoignages de nazis ayant appartenu aux bataillons de la police, actifs en Pologne, et a constaté qu'ils n'avaient jamais manifesté de fanatisme ni de convictions politiques particulières, mais que le changement de comportement dû à la guerre et l'esprit de groupe avait altéré leur sens moral91(*).

Malgré l'incompréhension que ces crimes génèrent encore, certains intellectuels et hommes politiques déplorent que la recherche du coupable soit devenue quasiment obsessionnelle. En outre, lorsqu'en 1988, la journaliste Lea Rosh propose l'édification d'un monument commémoratif (Mahnmal) pour les victimes du nazisme, le maire démocrate-chrétien de Berlin, Eberhard Diepgen, refuse de voir sa ville devenir la « Capitale de la Honte» (« Hauptstadt der Schande »), allusion au Schandemauer, le mur qui l'a longtemps coupée en deux. De même, en 1998, Gerhard Schröder observait que Berlin n'était pas « uniquement liée au souvenir de la terreur totalitaire, mais restait également le symbole de la liberté et de la démocratie »92(*). Enfin, l'écrivain Martin Walser aspirait à la « normalisation de l'histoire allemande », dénonçant une « représentation permanente de la honte »93(*). Le Mémorial sera pourtant inauguré en 2005. Conformément au devoir de mémoire et au sorrytelling, il privilégiera, lui aussi, les excuses du coupable par rapport à l'hommage aux victimes.

Les visions partiales du conflit se reflètent également dans la légitimité accordée aux juridictions, qu'elles soient internationales ou populaires. L'objectif essentiel des TPI étant de rendre la justice, les victimes apparaissent souvent comme des témoins à charge contre leurs bourreaux, tandis que ces derniers peuvent être considérés comme des boucs émissaires pour les groupes auxquels ils appartiennent. Cette étiquette de « justice des vainqueurs » est d'autant plus légitimement attribuée aux TPI lorsqu'ilsn'interpellent queles membres de l'entité considérée comme coupable. Ainsi, l'ancien procureur des tribunaux pénaux du Rwanda et de Yougoslavie,Carla Delponte déplorait de ne pas pouvoir poursuivre les crimes commis par les Croates, les Bosniaques et les Tutsisdurant les années 1990.Par ailleurs, certains dénoncent le manque de compétences du personnel des TPI : Ainsi, Helena Koban dresse un bilan peu encourageant du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) : sept ans après sa créationen 1994, celui-ci n'avait pu prononcer son verdict que pour 9 cas, malgré un budget de 90 millions de dollars et 800 employés à son service. Koban rapporte également les propos d'un journaliste rwandais militant pour les Droits de l'Homme : « J'ai rencontré certains magistrats du TPIR ; je suis surpris par leur incompétence. Ils sont très intelligents, mais totalement incapable d'enquêter. Ils ne parlent pas kinyarwanda, ce qui peut se comprendre, mais ils ne savent pas non plus comment avoir des traducteurs dignes de confiance. Ils sont incapables d'approcher ceux qui ont vécu le génocide. Ils ne posent pas les bonnes questions. Les gens sont blessés par leur conduite et leur façon de parler »94(*).

Notons également que les TPI ne sont compétents que pour juger les plus grands responsables des crimes du droit international humanitaire. Or Roland Marchal observe qu'il est impossible de déterminer, sans investigations poussées, si des massacres ont été ordonnés par des autorités politiques qui laissaient le soin à leurs soutiens de les exécuter, ou bien si l'instigation de ces exactions relève des subalternes.

Face à ces protestations, les hommes politiques font de ces tribunaux les vecteurs de la vérité historique : puisque la justice a tranché en faveur d'un accusé, ce dernier doit être reconnu comme innocent. Mais commentdonner crédit à la vérité d'un avocat interprétant le droit selon l'intérêt de son client ? Et que dire lorsque des accords d'extradition ou des immunités rendent impossible l'interpellation de certains responsables de crimes du droit humanitaire ?

Malgré l'assise locale qui pourrait leur conférer une certaine légitimité, les juridictions gaçaça rwandaises ne sont pas conformes aux traités mêmes auxquels le Rwanda a accepté d'adhérer, car elles n'obéissent pas aux principes fondamentaux d'un procès équitable. Ainsi, les Hutus sont considérés comme des coupables et n'ont pas le droit d'exprimer leurs souffrances95(*). Forcées de raconter publiquement ce qu'elles ont vécu, sans témoins pour étayer leurs dires ni avocats pour les défendre, les autres victimes sont confrontées simultanément à des accusés qui minimisent leurs crimes et à la honte qu'elles peuvent inspirer à leur propre communauté. La plupart d'entre elles sont d'ailleurs choquées lorsqu'elles apprennent que certains criminels peuvent revenir dans leurs communautés comme si de rien n'était. L'enjeu de la justice des vainqueurs dépend étroitement du mandat assigné au tribunal, qu'il soit international ou national. Ainsi, les gaçaça et le TPIR n'avait qu'une compétence limitée aux crimes commis jusqu'en décembre 1994, ce qui excluait ceux commis par l'armée.

Pour finir, notons que certaines recommandations des accords de paix vont à l'encontre de la réconciliation. Ainsi l'accord de Belfast prévoit-il la libération de tous les prisonniers politiques, au détriment du désir de justice exprimé par la population irlandaise. Il en va de même pour de nombreux pays touchés par des conflits ou des dictatures, aussi bien en Afrique qu'en Amérique du Sud, où de nombreux crimes du droit national humanitaire sont demeurés impunis, aux dépens des victimes ou de leurs proches. Au Rwanda, Valérie Rosoux évoque une véritable « culture de l'impunité », une longue vague de massacres successifs dans les années 1960-1970 ayant produit un effet cumulatif de normalisation de la violence sur la mémoire collective des Rwandais.

En 2004, pour les besoins de sa thèse, Jean-Damascène Gasanabo a recueilli les témoignages de 54 Rwandais sur les causes du génocide. 72% des interviewés étaient convaincus que les troubles menant au génocide avaient commencé en 1959. 16 Hutus sur les 30 interviewés expliquaient les événements de 1994 par la peur qu'avait engendrée l'attentat contre le président Habyarimana. Pour les plus jeunes, il fallait avant tout obéir aux ordres des autorités : ils devaient tuer des Tutsis, officiellement parce que ceux-ci allaient tuer des Hutus si ces derniers n'exerçaient pas la « première frappe ». Les plus jeunes des interviewés, quant à eux, attribuaient la seule responsabilité du génocide aux autorités auxquelles il fallait obéir96(*).

Gasanabo conclut qu'aucune cause du génocide n'est évidente aux yeux des Rwandais, la cause essentielle étant le complexe d'infériorité des Hutus par rapport aux Tutsis, à qui les manuels scolaires attribuaient... des origines européennes, prétendument flatteuses. Ces derniers ne se privaient d'ailleurs pas d'avoir le complexe inverse comme le note le doctorant à l'Université de Genève :« Aussi longtemps qu'il n'y aura pas de réponse définitive, certains Rwandais se considéreront plus rwandais que d'autres parce qu'ils s'estimeront avoir été les premiers sur le territoire. Ce qui repose la question de la citoyenneté et donc de l'identité. Est-on d'abord Rwandais ou d'abord Hutu, Tutsi ou Twa ? Des recherches sont encore nécessaires pour lever le voile sur le mystère des ethnies afin d'atténuer la frustration de part et d'autre chez les Rwandais »97(*).

Le débat sur le caractère ethnique de la distinction entre Hutus et Tutsis se révèle difficile à trancher, en raison de l'ambiguïté de ces termes : pour Gasanabo, le mot « Tutsi » signifie « l'élite politique », tandis que le mot « Hutu » englobe non seulement les serviteurs, mais également les étrangers98(*).

La schématisation de l'histoire d'un conflit engendre parfois des tabous qui sont étroitement liés aux obstacles juridiques. Ces tabous sont autant d'obstacles psychologiques à la réconciliation, les individus ne pouvant pas s'exprimer librement. Ainsi, toujours au Rwanda, malgré les initiatives des ONG, les génocidaires comme les rescapés se réfugient souvent dans le silence. Si certains criminels regrettent de ne pas avoir poursuivi leurs exactions, refusant de confesser des crimes qui pour eux n'en sont pas, d'autres préfèrent cacher à autrui, et peut-être à eux-mêmes, une réalité insupportable. Quant aux rescapés, on pourrait expliquer leur silence par de multiples raisons, parmi lesquelles la honte, la peur et la culpabilité de ne pas avoir pu sauver les leurs sont les plus fréquentes99(*). Notons toutefois que le silence peut également venir des difficultés des individus à exprimer ce qu'ils ressentent. Ainsi, une survivante du génocide observe : « Le rescapé reste inconsolable, il se résigne mais reste un révolté, un impuissant éternel devant la vie. Il ne sait pas quoi faire, l'environnement social ne le comprend pas, et lui non plus ne se comprend pas »100(*).

Par ailleurs, on compte encore aujourd'hui beaucoup de victimes du Front Patriotique Rwandais qui se taisent par peur des représailles. A tel point que les opposants au régime en viennent à parler d'un « double génocide »- le deuxième désignant les massacres infligés aux Hutuspar les troupes de Kagame, depuis le printemps 1994101(*). Il est manifestement difficile d'estimer le nombre de victimes de ces massacres, les chiffres variant de 183000 à 4 millions de morts102(*). Mais le nombre de victimes ne suffit pas à prouver le génocide, la véritable question étant de savoir si ces massacres visaient les Hutus en tant que groupe, ou si leur mort est simplement due à la guerre. Pour l'heure, les organisations internationales et les chercheurs ne reconnaissent pas ce « génocide oublié », bien que l'ONU considère que c'est une possibilité103(*). Ils estiment que la qualification de génocide relève du rôle de la justice. Mais aucun procès n'étant intenté, celle-ci ne peut pas se prononcer.

Le conflit de storytelling se caractérise donc par la dissonance entre un récit monolithe adopté par une majorité et un récit manichéen revendiqué par une minorité. Il en va tout autrement pour le storytelling dogmatique.

2 : Quand le storytelling devient un dogme : les ingando et les lois mémorielles

Dans ce chapitre, nous verrons comment le storytelling dogmatique se manifeste dans une prétendue « rééducation » (les camps « ingando ») et dans la « mémoire collective » codifiée par les lois mémorielles.

Au Rwanda, la commission pour l'unité et la réconciliation a mis en place des camps destinés à réconcilier les populations. Ce sont les camps « ingando » (mot rwandais qui signifie « éloignement de l'endroit d'où l'on est originaire », déportation provisoire, relégation, en quelque sorte). D'ici 2016, ils devraient devenir obligatoire pour tous les Rwandais, qui y effectueraient une espèce de service civique.

Il existe deux catégories de camps ingando : les camps de solidarité sont destinés aux chefs de file de la société civile, aux autorités cléricales, aux juges des tribunaux gaçaça et aux étudiants qui viennent d'être admis à l'université.Les camps de rééducation s'adressent aux ex-combattants, aux génocidaires avoués, aux prisonniers remis en liberté, aux prostituées et aux enfants de la rue.

Alors qu'elle préparait une thèse sur les effets de la politique d'unité et de réconciliation nationale sur les paysans rwandais, Susan Thomson, aujourd'hui chargée de cours à l'Université d'Ottawa, a dû faire de la rééducation dans un camp ingando et assister à des procès de gaçaça, au motif que le résultat de ses recherches allait à l'encontre de la politique de réconciliation. Elle a donc pu observer aux premières loges l'écart entre les objectifs affichés de ces camps et l'effet qu'ils ont sur les gens qui y vivent. Elle estime que dans les faits, « les camps ingando sont peu utiles pour rééduquer les génocidaires avoués et pour aider familles, amis et voisins à se réconcilier. Au lieu de favoriser l'unité nationale et la réconciliation, ces camps enseignent aux hommes, majoritairement issus de l'ethnie hutue, à garder le silence et à ne pas remettre en question la vision du FPR des mesures à prendre pour instaurer la paix et la sécurité parmi les Rwandais »104(*). En effet, dans ces camps comme à l'école, on inculque à la population l'histoire du Rwanda telle qu'elle a été fixée par le FPR. Devant apprendre à se réconcilier, les Rwandais n'ont le droit de mentionner le nom desethnies que dans les ingando, lors des procès dans les gaçaça ou lors des commémorations du génocide. Dans les autrescas, ils tombent sous le coup de l'article 33 de la Constitution de 2003, qui considère comme des crimes toute mention des ethnies en public, de même que le « divisionnisme » et la « banalisation du génocide ». Malgré cette politique prétendument réconciliatrice, une personne ayant terminé sa rééducation en 2004 observe à l'intention de Susan Thomson : « Même si je suis innocent, je suis un ancien Hutu. Dans le nouveau Rwanda, cela signifie que je suis coupable d'avoir tué ».

En pratique, bien peu de gens croient réellement au récit du FPR. Ainsi, pour les Rwandais interrogés par Susan Thomson, les camps de solidarité sont des lieu d'endoctrinement pour ceux qui se destinent à une carrière d'homme politique, tandis que les camps de rééducation sont des lieu de contrôle social pour empêcher les Hutus d'accéder à des emplois publics.

On peut donc constater la politique contradictoire du gouvernement rwandais : d'un côté, il souhaite éviter les divisions ethniques, de l'autre, il les ravive en faisant lui-même de la discrimination ethnique. Ainsi, le politologue Emmanuel Klimisestime que cette politique de réconciliation est inefficace, car « les gens font semblant de répéter ce qu'on leur dit, mais ils n'y croient pas une seconde. Il n'y a pas d'effet général sur le développement d'un sens civique national »105(*).

La mémoire peut, elle aussi, devenir un dogme trop rebattupour permettre la réconciliation. Car si elle permet parfois à chacun de vanter ses bienfaits, d'exprimer ses souffrances et de reconnaître ses torts, elledoit aussi laisser à la société le temps de se remettre du traumatisme infligé par le conflit. C'est tout le problème del'existence des lois mémorielles.

Réprimant la contestation descrimes contre l'humanité avérés, les lois mémoriellesreconnaissent des événements historiques qu'elles interdisent à quiconque de contester sous peine de poursuites. Le rapport d'informations sur les questions mémorielles observe que ce terme est plus récent que leur entrée en vigueur. Utilisée essentiellement par les détracteurs de ces lois, elle n'apparaît qu'en 2005 alors que la première loi reconnue comme « loi mémorielle » date de 1990. Avant les lois mémorielles, les « lois du souvenir » remontent à la Première guerre mondiale, l'initiative de leur promulgation revenant au Parlement106(*). Ainsi la loi du 2 juillet 1915 dispose que les actes de décès des combattants ou des civils ayant perdu la vie du fait de l'ennemi ou à cause d'une maladie contractée au front, devront porter la formule « mort pour la France ». En octobre de la même année, deux autres lois relatives à « la commémoration et à la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre » entreront en vigueur. La loi du 8 novembre 1920, quant à elle, ordonnel'inhumation d'un soldat inconnu sous l'arc de Triomphe.Notons que les lois du souvenir n'ont pas nécessairement le seul objectif de mémoire, mais peuvent également avoir une vocation réparatrice en octroyant des pensions aux invalides de guerre ou en effaçant les conséquences d'un événement historique néfaste.

A partir de 1958, c'est au pouvoir exécutif que revient une bonne partie du pouvoir d'élaboration de la politique de mémoire(organisation de funérailles nationales, transfert de grands hommes au Panthéon, attribution de jours fériés...).La loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, « tendant à réprimer tout acte raciste ou xénophobe », entre pourtant en vigueur à l'initiative de Jean-Claude Gayssot, alors député, celui-ci ayant signé une proposition de loi discutée après l'émotion suscité par la profanation du cimetière juif de Carpentras en mai 1990. Concernant le contexte, notons que dès 1987, Charles Pasqua envisageait la création d'un délit de négation de crime contre l'humanité. C'est également à cette époque que se déroulent les procès de Maurice Papon et de Jacques Touvier et que Robert Faurisson remet en cause un génocide organisé des juifs par les Nazis et l'existence des chambres à gaz.

La loi de 1990 n'est pas considérée par son auteur comme une loi du souvenir, son premier objectif étant, selon lui, de lutter contre le racisme. D'ailleurs, elle ne mentionne la déportation des juifs que dans l'exposé des motifs : « On aurait pu penserque la révélation des camps d'extermination lui avait porté, en France, un coup fatal. Hélas, si le discours antisémite s'est fait plus prudent et moins ouvert, il n'en est pas moins toujours tenu ».

Par ailleurs, elle condamne la négation du crime contre l'Humanité107(*). Pourtant, de nombreux chercheurs, comme Madeleine Rebérioux, la jugent néfaste pour la recherche de la vérité historique. Pour elle, la loi « est de l'ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai. Non seulement rien n'est plus difficile à constituer en délit qu'un mensonge historique, mais le concept même de vérité historique récuse l'autorité étatique »108(*). Les lois suivantes seront plus explicites, mentionnant dans le texte apparent les événements particuliers qu'elles reconnaissent et appellent à commémorer.En 2001, la loi du 29 janvier dispose que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » et la loi du 21 mai, dite loi Taubira, reconnaît « l'esclavage et la traite en tant que crimes contre l'Humanité ». Notons que si en France il est interdit de nier le génocide arménien, en Turquie, son évocation est passible de prison. S'inscrivant dans le même objectif répressif que la loi Gayssot, la loi Taubiradispose dans son article 2 que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ». Elle autorise donc les enseignants et les élèves à avoir leur idée sur la question. Tel n'est pas le cas de la loi du 23 février 2005, dite loi Mekachera, «portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» d'Afrique du Nord et d'Indochine. Elle stipulait en effet dans son article 4, abrogé en 2006, que les enseignants devaient adopter une lecture historique positive de la colonisation française. Le 15 février 2006, cet article ayant été soumis à l'examen du Conseil constitutionnel, celui-ci considèrera que le contenu des manuels scolaires ne relèvent pas du pouvoir législatif, ce qui pourrait également rendre inconstitutionnelle l'article 2 de la loi Taubira.

Mais la loi du 23 février 2005 déclenche une mobilisation particulièrement importante chez les historiens, qui demandent l'abrogation de celle-ci et de toutes les autres au motif qu'il n'appartient pas à la Loi et à la Justice d'écrire l'Histoire. Ils dénoncent l'instrumentalisation de l'Histoire au service de la politique mémorielle de l'Etat. Celui-ci est présenté comme tributaire dela mémoire de chaque groupe social ou « communautaire », pour s'assurer une légitimité ou pour des calculs électoraux109(*). Le qualificatif de « lois mémorielles » n'est d'ailleurs attribué aux quatre lois mentionnées qu'à cause des impacts qu'elles auront sur la recherche de la vérité historique. Ainsi, la loi du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français n'est pas considérée comme une loi mémorielle.Serge Barcellini observe une rupture entre les lois du souvenir du début du siècle -qui enracinent dans l'esprit des Français l'idéologie nationale - et les lois mémorielles des années 1990 qui cherchent à faire du devoir de mémoire une spécificité française qui met en valeur les Droits de l'Homme dont la France est supposée être le berceau.

En condamnant la contestation de l'existence des crimes contre l'Humanité et la façon dont ils ont été commis, le législateur empêche cependant toute modification du récit officiel, établi en 1945, et reposant parfois sur des faux unanimement reconnus des historiens. Ils entravent donc la liberté d'expression des chercheurs en faisant de la mémoire un dogme. Il apparaît donc que les lois mémorielles sont contraire au droit à la vérité alors même qu'elles sont promulguées pour y obéir.

Clairement reconnu par le droit international, le droit à la vérité est défini dans l'article 32 du protocole additionnel aux conventions de Genève signé en 1997, qui reconnaît aux familles le droit de connaître le sort de leurs membres. Mais ce droit n'est pas seulement un devoir d'information vis-à-vis des victimes : il est également primordial pour l'avenir de la société touchée, puisqu'il offre l'opportunité de remettre en cause les structures du pouvoir jugé responsable de la répression. Or celle-ci est impossible si les connaissances tendant à prouver un fait historique ou à en nuancer l'analyse ne peuvent plus être divulguées.Ainsi, si pour Robert Badinter, « [le] refus de l'existence de cequi fut, frôle l'intolérable » pour les victimes110(*), l'exposé itératif d'exactions qui seraient inexistantes serait tout aussi insupportable pour les prétendus coupables.

Il existe également des lois mémorielles en Europe de l'Est. Nicolay Koposov les répartit en trois groupes : certaines d'entre elles interdisent les partis « fascistes » et rendent criminelle la réhabilitation des régimes fascisants. D'autres interdisent la négation de l'extermination des juifs, la région ayant également vu la montée du révisionnisme dans les années 1980-1990. Le troisième groupe recense des lois qui reconnaissent les autres crimes contre l'Humanité (traite négrière, génocide des Arméniens...), sans nécessairement criminaliser leur négation.

Si les pays d'Europe de l'Est s'accordent à reconnaître les crimes des régimes fascistes, leurs opinions divergent sur le sort des crimes des régimes socialistes. La première loi qui criminalise leur négation est adoptée en Pologne en 1998. Un an après, un Institut de la Mémoire nationale chargé de conserver et d'étudier les archives des services secrets polonais a vu le jour. Il a servi de modèle à celui qui s'est ouvert en Ukraine en 2006.

En 2008, beaucoup de pays de l'Est invités à se joindre au conseil de l'Europe et à mettre à jour leur législation mémorielle leur ont emboîté le pas, donnant lieu à une véritable guerre des mémoires avec la Russie. En effet, les autorités russes entendent promouvoir pour le pays le mythe de la « Grande Guerre patriotique », apparu durant la période soviétique. Selon ce mythe, le rôle décisif des Soviétiques pour libérer les pays occupés par les Allemands donnait à Staline le droit de coloniser la moitié de l'Europe. La politique étrangère russe est présentée comme ayant toujours été pacifique et la Russie est considérée comme une victime de l'agression étrangère anticommuniste. La loi mémorielle russe criminalise « la négation ou l'approbationdes crimes commis par les nazis contre la paix et la sécurité de l'humanité et établis par le verdict du tribunal de Nuremberg ». Mais c'est la mémoire de l'Etat qui doit être protégée contre celle des victimes, contrairement aux autres lois mémorielles.

La vérité historique est neutre et dépouillée de tout choix affectif. Elle corrige les mémoires individuelles mais aussi la mémoire collective lorsqu'une communauté attache trop d'importance à ses propres souffrances pour prêter attention à celles des autres. Aussi faut-il bien distinguer l'événement réel et la représentation que les individus en ont pour en faire un équilibre. Notons au passage que l'interprétation de l'histoire d'un pays par les étrangers peut aller jusqu'à l'adoption d'un vocabulaire partisan. Ainsi, en évoquant Israël et non la Palestine, on fait fi des territoires occupés pour simplifier la nomination d'un pays. De même, lorsqu'on parle du Sri-Lanka, on utilise la nomination singhalaise au détriment du nom tamoul.

Conclusion

Bien que récent, le concept de « storytelling » désigne un art du récit, dont les chercheurs s'accordent à dire qu'il constitue l'un des fondements de l'humanité. Captivant l'individu dans un monde d'images et d'émotions, censé le pousser à agir, parfois au détriment de la raison, le récit se conclut par une morale qui se présente comme son décryptage. Celle-ci a parfois nourri les décisions les plus inconséquentes, comme de récents événements militaires ont pu en témoigner.

Un récit persuasif a toujours un pouvoir de réconciliation, le but étant, pour le narrateur, de convaincre ceux à qui il est destiné. Mais pour être capable de réconcilier une nation, il faut non seulement posséder cette faculté de persuasion, mais aussi pouvoir prétendre s'adresser à elle. C'est donc généralement aux hommes politiques qu'il revient de provoquer la coexistence, étape indispensable pour l'installation de l'empathie à l'échelle du pays. La notion de réconciliation a évolué au fil du temps. Elle s'accompagne de divers rituels selon les cultures (baisers de paix, accolades, cadeaux symboliques...). Comme le storytelling, la notion de « réconciliation » est aujourd'hui en plein renouveau, car elle donne une part de plus en plus importante à des recours juridiques récents, comme la médiation et l'arbitrage. C'est l'exposé des différents aspects qu'elle pouvait prendre dans le cadre d'un récit national que nous avons examiné tout au long de ce mémoire.

On peut distinguer deux types de réconciliations nationales selon les caractéristiques des Etats en conflit. La plupart des guerres civiles impliquent des Etats voisins ou d'anciennes puissances colonisatrices que les autorités de l'Etat en transition accusent souvent d'avoir provoqué la discorde. Cette réconciliation, que nous avons appelée « manichéenne », se fait au détriment des relations diplomatiques. Elle est cependant censée faciliter l'empathie en persuadant les anciens adversaires que leur inimitié est due à un Etat tiers. C'est par exemple le cas au Rwanda, où Paul Kagame a établi que la Belgique et son régime colonial étaient responsables des tensions entre Hutus et Tutsis.

Mais lorsque la guerre civile, ou plus souvent la dictature, n'impliquent pas d'autres Etats, cette réconciliation manichéenne est impossible. Bien qu'arrivant après la mise en place d'une coexistence, l'empathie joue alors un rôle très important, le but étant d'apprendre aux individus de chaque camp à connaître l'histoire et les souffrances de l'adversaire. Mais sa nationalisation reste encore aujourd'hui un défi, que Desmond Tutu et Nelson Mandela ont tenté de relever en Afrique du Sud. Dans bien des cas, précisément pour préserver la réconciliation, la nationalisation de l'empathie conduit à une conciliation des émotions de pure convention. Et quand le processus de réconciliation a pris officiellement fin, elle exacerbe les frustrations d'une population mise en demeure de se taire. D'autres pays comme l'Irlande, hésitent entre la réconciliation manichéenne et la réconciliation relationnelle, précisément à cause d'un conflit de storytelling. En Colombie, le processus de paix entre les Farc et le gouvernement pourrait répondre à ce problème en créant une nouvelle méthode pour aborder la réconciliation. Envoyée à Cuba, une délégation composée de proches des victimes du conflit a participé aux négociations, témoignant de ses souffrances devant ceux qui en sont les auteurs. Par cette expérience inédite, l'Etat tente d'intégrer l'empathie dans la toute première phase du processus de paix. Si les résultats sont concluants, cela remettrait en cause le caractère indispensable d'une coexistence obligatoire avant l'empathie.

 

Enfin, le concept de « nation » n'est pas défini juridiquement et prend un sens particulier dans chaque pays où il est employé. Alors que de multiples organisations internationales voyaient le jour, il a été considéré comme démodé, jusque dans les années 1990, depuis la fin de la Guerre Froide, quand le nationalisme a connu un regain d'intérêt, d'autant plus que les conflits intra-étatiques sont aujourd'hui plus nombreux que les guerres entre Etats.

Or le storytelling est très utile pour garantir un sentiment d'appartenance commune, la différenciation consistant l'enjeu de toute lutte identitaire. Dans une nation composée de multiples communautés, le storytelling peut avoir des effets totalement contradictoires (diviser comme réunir, fédérer autour de la paix comme autour de la guerre, imposer silence comme exhorter à la parole). Valérie Rosoux observe en effet que « nombre de souvenirs individuels sont encadrés par des récits collectifs, renforcés par des commémorations et relatés dans les cours d'histoire. A l'inverse, ces institutionnalisations du passé n'ont de sens que rapportées aux souvenirs et aux identifications des individus »111(*). Le storytelling permet donc une interdépendance entre la mémoire individuelle et la mémoire collective.

 

 

« Sur le plan politique, affirme le chercheur Philippe Forget, inventeur du concept de «  stratégie narrative» lorsqu'un peuple prend conscience de soi et se raconte à travers différentes figures de soi, il établit déjà ses inimitiés et prend le risque d'être discriminé comme ennemi par la subjectivité d'autrui »112(*). En vertu de cet aspect, le récit n'est donc pas seulement une thérapie, mais constitue également une arme de la Nation contre les atteintes à la manière dont elle se voit.

 

L'éducation et les commémorations sont des vecteurs de nationalisation de la réconciliation, le storytelling institutionnel et relationnel s'exprimant tour à tour par ces moyens. Ainsi, la coexistence et le storytelling institutionnel peuvent se concrétiser grâce aux messages des institutions lors des commémorations et aux directives des ministères de l'Education. Les livres scolaires écrits en commun par des membres appartenant à des parties en conflit constituent, quant à eux, un vecteur d'empathie très important, dans des sociétés où les enfants sont souvent plus ouverts à la réconciliation que leurs parents. En parallèle, les commémorations permettent à la mémoire collective de s'enrichir grâce aux mémoires individuelles. Cette mémoire collective peut même être confrontée avec la vision d'étrangers, qu'ils soient touristes, journalistes ou chercheurs. Stéphane Dangel, consultant en storytelling dans les entreprises, estime en effet que « c'est beaucoup plus dans le vécu que l'on doit se placer pour que cela fonctionne que dans la communication et l'image. Le vécu des ex-acteurs du conflit et le vécu des publics extérieurs (touristes, consommateurs, etc.). Les deux publics ne sont pas étanches, et la plus grande richesse est de les mettre volontairement en relation, alors de nouvelles histoires se dessinent, fortes, et en forme d'ouverture vers un avenir meilleur »113(*).

 

La prise en compte de ces différentes perceptions permet à chacun de se reconnaître dans le récit obtenu, et ce dernier constitue un outil pédagogique pour la nation à travers l'épopée des épreuves qu'elle a dû surmonter et la morale qu'elle en a tiré. Ainsi, Stéphane Dangel observe que « le vrai storytelling consiste à travailler avec les histoires. Pas raconter des histoires, pas construire des histoires, mais travailler avec, ce qui est beaucoup plus large. On se trouve alors dans le champ d'action très riche qui consiste à faire émerger des histoires, organiser leur partage, et à en tirer du sens ». Plus qu'une création, le storytelling consiste donc à distinguer un récit par rapport à ses concurrents et à l'adapter selon les circonstances. 

 

Le récit national est composé d'éléments réels et fictifs qui schématisent l'histoire de la nation en reconstruction en mettant en valeur ses hauts faits historiques pour lui façonner uneidentité susceptible de générer des sentiments patriotiques. Il fait donc intervenir de nombreuses disciplines actives ou passives dans sa construction. Ainsi, le droit est un mode de création du récit qui impose parfois silence à l'histoire (accords de paix, lois mémorielles, justice pénale...). Il constitue également le cadre légal garantissant l'avenir de la Nation, s'imposant parfois comme un élément non négligeable de son identité. C'est le cas de la Constitution japonaise, qui décrète le caractère pacifiste du pays. La recomposition des frontières géographiques, quant à elle, évolue au gré de la modification du récit national.

Cependant, l'impact négatif des tabous, surtout entérinés par des lois, permet de montrer à quel point la liberté d'expression est importante pour sauvegarder ou renouveler l'harmonie entre les individus, même si elle entrave nécessairement la nationalisation d'un récit qui serait bénéfique pour la réconciliation nationale. La conciliation entre le récit national et la liberté d'expression consisterait donc à permettre tout au long du processus de réconciliation, des débats visant à recueillir le plus de récits possibles pour permettre de nuancer les plus manichéens par les plus objectifs. Ces récits seraient donc répartis au sein d'une hiérarchie, les éléments établis et vérifiables en occupant le sommet. Par définition toujours incomplète et toujours changeante, l'histoire est donc l'élément le plus important du récit national, la mémoire n'en étant qu'une expression partielle.

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Entretiens par mail avec l'auteur

Carol Grosman, 17 mai 2014.

Stéphane Dangel : 18 juillet 2014.


* 1International IDEA, « La réconciliation après un conflit violent », 2003, page 5.

* 2Valérie Rosoux, «La gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence », page 39.

* 3Rafi Nets-Zengut, «Transformation of the official memory of conflicts», 2013.

* 4Nathalie Burnay, « Transmissions : passation, identité narrative et reconnaissance ».

* 5Julia Chaitin, «Narratives and story telling», 2003 : « Une histoire ou un récit est constitué d'événements réels ou fictifs qui sont agencés de manière à former une chaîne d'événements susceptibles d'être racontés aux autres ».

* 6 Nicole Girou et Lissette Maroquins, « L'approche narrative des organisations », 2005.

* 7 Christian Salmon, op. cit. page 59.

* 8Jeanne Bordeau, « la vraie histoire du storytelling », 2008.

* 8 Christian Salmon, « Le storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprit », éditions La Découverte, 2007, page 11.

* 9 Stéphane Dangel, entretien par mail avec l'auteur, 18 juillet 2014.

* 10Gabriel Salomon, "A Narrative-Based View of Coexistence Education", 2004.

* 11Journal of Peace Research, Volume 48, N° 1 ,pp115-125, «Does contact work In Protracted Asymetrical conflict? Appraising 20 years of reconciliation-aimed encounters between Israeli Jews and Palestinians«, January 2011.

* 12 Christian Salmon, op. cit. p. 6 et 7.

* 13 Jeanne Bordeau, op. cit.

* 14 Guillaume Le Quintrec, « Le manuel franco-allemand, une écriture commune de l'histoire ».

* 15 La notion de « conflict zapping » est une allusion au conflict maping bien connu des étudiants de relations internationales, car il permet de distinguer, dans un conflit, les périodes de relative stabilité par rapport aux crises les plus violentes.

* 16Cité par Hervé Coutau-Bégarie, dans « Les médias et la guerre », Bibliothèque stratégique, 2005, page 115.

* 17Valérie Rosoux, « Is Reconciliation Negotiable », 2008.

* 18International Idea, « La réconciliation après un conflit violent », 2004.

* 19 Valérie Rosoux, 2008, op. cit.

* 20Rafi Nets-Sangut, « Transformation of the official memory », 2013.

* 21Le Monde, Alexandre Pouchard, «En Irlande, les anciens ennemis gouvernent ensemble », 11 avril 2013.

* 22Secretary of State, «Policy and Strategic Framework for Good Relations in Northern Ireland, a shared future foreword», 2005.

* 23 Titine Kriesi, «Northern Ireland's steps toward reconciliation», 2009.

* 24 Elise Féron, « Irlande du Nord, une réconciliation incertaine », 2006.

* 25Constitution espagnole du 27 décembre 1978, en français sur le site du tribunal constitutionnel.

* 26 Préambule de la constitution marocaine du 30 juillet 2011.

* 27 Préambule de l'accord de Nouméa du 5 mai 1998, paragraphe 2.

* 28 Préambule de l'accord de Nouméa, paragraphe 4.

* 29 Joël Viratelle, « Histoire de la Nouvelle-Calédonie ».

* 30 François Garde, « Le préambule de l'accord de Nouméa, prologue d'une histoire officielle ? », paragraphe 34.

* 31 UNESCO, « Médias, prévention des conflits et reconstruction », 2004.

* 32 Nathalie Burnay, "Transmissions : passation, identité narrative et reconnaissance".

* 33Ibidem.

* 34Valérie Rosoux, « La réconciliation franco-allemande : crédibilité et exemplarité d'un « couple à toute épreuve » ? », paragraphe 6.

* 35François Kersaudy, "De Gaulle et Adenauer, aux origines de la réconciliation franco-allemande".

* 36 Traité de l'Elysée, 22 janvier 1963

* 37 « Cinquante ans de relations franco-allemande », éditions Nouveau Monde, page 17

* 38 Valérie Rosoux, « La réconciliation franco-allemande : crédibilité et exemplarité d'un « couple à tout épreuve » ? », paragraphe 22.

* 39Maurice Gourdault-Montagne, "Les cinquante ans du Traité de l'Elysée et les perspectives d'avenir de la coopération franco-allemande", Espoir, revue de la Fondation Charles de Gaulle, n° 172, printemps 2013, p. 34 et suiv.

* 40Valérie Rosoux, « Human rights and work of memory in international relations », 2004.

* 41 Discours de Georges Pompidou, 15 août 1969.

* 42 Anne Marie Soderberg, « Le storytelling comme un outil de construction de l'identité et de la culture de l'entreprise ».

* 43Dennis J.D. Sandole, Sean Byrne, Ingrid Sandole-Staroste, op. cit. p. 185. « Une approche psychologique traditionnelle de la compréhension, en particulier dans un cadre thérapeutique, par laquelle l'un des acteurs (le thérapeute), doit tenter de comprendre la vision du monde de l'autre (le patient), pour la communiquer à cette personne ».

* 44Courrier international au quotidien, Vu d'Israël, « Gaza, l'ennemi n'a ni nom ni histoire » et Vu de Palestine, « Si, les morts ont un nom », 28 juillet 2014.

* 45 « Nos observations durant les conférences ont montré que ce projet était efficace et qu'il avait un impact positif sur le public ».

* 46 Carol Grosman, entretien par mail avec l'auteur, 17 mai 2014.

* 47 « Je pense que ce projet constitue ma part du travail pour aider à la réconciliation entre Israéliens et Palestiniens ».

* 48Libération, Aude Marcovitch, «A Tel-Aviv, une place de la paix pour répondre aux bombes à Gaza », 31 juillet 2014.

* 49« Que sait-elle de moi? On n'a pas tué son fils. (...) Je suis consciente que ce sont des gens qualifiés, mais je pense que les seules personnes qui peuvent vraiment aider les victimes sont celles qui ont surmonté les mêmes épreuves »50.

* 51« Tout a commencé quand j'ai rencontré Thelma. Nous avions besoin d'aide et nous ne savions pas où aller pour nous satisfaire. (...)Dès que j'ai parlé à Thelma, j'ai pu me débarrasser d'une grande partie de la frustration que je gardais en moi. Et Thelma était sur la même longueur d'onde que moi, parce qu'elle avait perdu un fils, et son mari aussi ».

* 52« J'ai rencontré des prisonniers républicains - vous savez, durant les visites- et ils me disaient: "Nous sommes vraiment, vraiment désolés pour votre fils, mais c'est comme ça que ça se passe en prison". Des prisonniersrépublicains étaient venus et m'avaient dit qu'ils étaient vraiment désolés pour mon fils, et ils étaient sincères? Oui, décidément, nous devons aussi écouter l'autre camp ».

* 53 « Quand j'étais en prison, si quelque chose se passait... comme le jour de l'attentat d'Enniskillen, tout le monde pleurait, tout le monde, catholiques et protestants, dans l'hôpital du Maze. Je ne l'oublierai jamais. Je me suis fait de bons amis là-bas, protestants et catholiques, et leurs histoires sont les mêmes que les nôtres ».

* 54 Handicap international, op. cit. page 38.

* 55 Handicap international, « Retour d'expérience, accompagner les traumatismes par le retissage des liens sociaux et communautaires », 2009.

* 56 Christian Salmon, op. cit., p. 48 et suivantes

* 57 Givat Haviva, Annual report, 2013.

* 58 FIDH: Les commissions vérité: l'expérience marocaine.

* 59 UNESCO, op. cit. page 40.

* 60Mémoire de Patrick De Favre Bintene, « Problématique du rôle controversé des médias dans la résolution des conflits en RDC : analyse critique de l'opérationnalité concrète des médias dits pour la paix », université de Kinshasa, 2010.

* 61 Valérie Rosoux, « Rwanda, appel et résistance au pardon ».

* 62Journal Of International Affaires, Marian Hodgkin, «Reconciliation In Rwnda: Education, History And The State», 2006.

* 63 Thèse de Jean-Damascène Gasanabo, «Mémoire et histoire scolaire, le cas du Rwanda de 1962 à 1994 », 2004, page 6.

* 64Mitani Hiroshi,«Le système des manuels scolaires d'histoire au Japon », 2011.

* 65 Yohanan Manor, « Arabes et Palestiniens dans les manuels scolaires Israéliens », 2004, paragraphes 13 à 15.

* 66 Northern Ireland Curiculum, «Reconciliation, Working with the difference»

* 67Secretary of State, «Policy and Strategic Framework for Good Relations in Northern Ireland, a shared future foreword», 2005, page 8.

* 68 Sami Adwan, « Prime's Sharing the History Project: Palestinian and Israeli teachers and pupils learning each other's narrative», Bethlehem University, 2003.

* 69 Paul Biya, « Pour le libéralisme communautaire », éditions Pierre-Marcel Favre, 1986, page 114.

* 70Ibidem, page 36.

* 71Murielle Rembour, « Histoire, mémoire et identité nationale, un triptyque allemand à l'épreuve des évolutions sociales contemporaines », paragraphe 1.

* 72Christine Kinealy, « Les marches orangistes en Irlande du Nord, l'histoire d'un droit »,2003, traduit par Christine GROSSE, paragraphe 5.

* 73 Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide au Rwanda », 2000.

* 74Libération, interview de Christian Mantei par Christophe Alix, " 2014, année du tourisme de mémoire ", 19 décembre 2013.

* 75Terence Dufi, " Le concept de musée de la paix ", UNESCO, 1993.

* 76 Hediki Shinoda: «Post war reconstruction of Hiroshima as a case of peace building».

* 77Terence Dufi, op. cit. , paragraphe 17.

* 78 André Kaspi, « Rapport de la commission de réflexions sur la modernisation des commémorations publiques », 2008, page 23.

* 79Algerinews, « Le cinéma de Tito est beaucoup plus qu'un effort de propagande », 4 janvier 2014.

* 80Christian Salmon, " Sauve qui peut : la Yougos (la vie) ", 30 juin 2014.

* 81"Le cinéma libanais comme catharsis, 24 ans après la guerre", Libération, 30 juillet 2014.

* 82Dennis J.D. Sandole, Sean Byrne, Ingrid Sandole-Staroste, Jessica Senehi, « Handbook of Conflict's Analysis and Resolution »,Routledge, 31 juillet 2008, page 203.

* 83 Michael Welp, «Transforming conflict Narratives», 2005, page 2.

* 84Journal of Social Issues, Herbert J. C. Kelman, «The interdependence of the Israeli and Palestinian national identities: the role of the other in the Israeli-Palestinian conflict», 1999.

* 85 Gabriel Salomon, op. cit.

* 86Adrian Little, « Disjonctured Narratives : Rethinking Reconciliation And Conflict Transformation», 2011.

* 87Le Monde, Kora Andrieux, « Afrique du Sud : la réconciliation à quel prix ? », 11 janvier 2010.

88Nicérine Bres, Sarah Pisonero et Nicolas Glorieux, 'Les commissions vérité et réconciliation' 2007

* 88 www.sdlp.ie/about_vision.php

* 89Arnaud Nanta, "Histoire du Japon d'après guerre", 2005, paragraphe 5.

* 90 Murielle Rembour, « Histoire, mémoire et identité nationale »,Temporalité, 2009, paragraphe 8.

* 91Ibidem, paragraphe 9.

* 92Ibidem, paragraphe 13.

* 93Ibidem, paragraphe 10.

* 94 Helena Koban, « The Legacies Of Collective Violence», 2010.

* 95 Valérie Rosoux, "La gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence", 2003, pages 33 et 34.

* 96 Jean Damascène Nagasabo, op. cit. pages 245 à 248.

* 97Ibidem, page 43.

* 98Ibidem, page 36.

* 99 Valérie Rosoux, "la gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence", 2003, page 31.

* 100 Nathalie Burnay, op. cit.

* 101 Michel Galy, « Un « génocide oublié ? » », Le Monde Diplomatique, 1er janvier 2014.

* 102Ibidem.

* 103 Helena Koban, op. cit.

* 104 Susan Thomson, « Les camp de rééducation ingando sont loin d'être des instruments de justice et de réconciliation », 2010.

* 105Le Monde, « Réconciliation au Rwanda, une question de générations », 2011.

* 106Bernard Accoyer, «Rapport d'informations sur les questions mémorielles », 29 avril 2008, page 15.

* 107 C'est l'article 9 qui condamne la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité en modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

* 108Madeleine Rebérioux, «Le génocide, le juge et l'historien ».

* 109 Bernard Accoyer, op. cit. page 21.

* 110 Bernard Accoyer, op. cit. page 34.

* 111Valérie Rosoux, « La réconciliation franco-allemande : crédibilité et exemplarité d'un « couple à toute épreuve » ? ».

* 112« Phénoménologie de la menace. Sujet, narration, stratégie ». Stratégie, n° 10-11, avril 1992

* 113Stéphane Dangel, Réponse à un questionnaire de l'auteur, 18 juillet 2014.






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