Institut catholique de Paris
Faculté de sciences sociales
Master 2 « Géopolitique et
sécurité internationale »
Le storytelling dans la réconciliation
nationale
Mémoire sous la direction
de Monsieur le professeur Christian Pout
Sophie-Victoire Trouiller
2013-2014
Remerciements
Je tiens à témoigner de toute ma gratitude aux
personnes qui m'ont aidé à rédiger ce
mémoire :
Le professeur Christian Pout, directeur de ce mémoire,
pour l'intérêt qu'il a porté au sujet d'étude et les
conseils qu'il a bien voulu me donner.
Baudouin Bollaert, ancien journaliste au Figaro et
enseignant à l'Institut Catholique de Paris, pour avoir accepté
la charge de second lecteur de ce travail.
Nicole Vilboux, chercheur associée à la
Fondation pour la Recherche Stratégique et professeur à
l'Institut Catholique de Paris, pour m'avoir conseillé quelques
références théoriques au sujet du storytelling dans la
réconciliation nationale.
Valérie Rosoux, chercheur qualifié du FNRS et
professeur invitée à l'Université catholique de Louvain
(UCL), pour m'avoir fourni ses écrits sur la réconciliation
nationale.
Carol Grosman, instigatrice du projet « Jerusalem
Story », et Stéphane Dangel, consultant en storytelling dans
les entreprises, pour avoir répondu rapidement et
précisément à mes questions.
Philippe Forget, pour m'avoir procuré son article sur
la narration stratégique.
Mon ami Emile Kelinion, pour m'avoir signalé le livre
de Denis Sandol.
Christophe Choupot et Paula Bradley pour leur soutien moral
indéfectible et leur affection sans limites.
Mes amis Alphonse et Basile pour leur présence
chaleureuse.
Mes parents Catherine et Dominique Trouiller, pour m'avoir
aidé à orienter mes recherches en me fournissant certaines
sources, mais aussi pour leur relecture attentive de ce travail.
Table des matières
Introduction.............................................................................................p.5
Première partie : Le processus de
réconciliation nationale..................................p.
10
1. Origineset typologies du storytelling de réconciliation
nationale ..........................p.10
2. La coexistence : un storytelling
institutionnel..................................................p. 15
3. L'empathie : le storytelling
relationnel..........................................................p. 28
Deuxième partie : La transmission du
récit officiel :
un conflit entre l'histoire et la
mémoire..........................................................p.41
1.Par l'éducation : entre le storytelling et sa
fabrication........................................p. 41
2. Par les commémorations :
entre le storytelling institutionnel et le storytelling
relationnel..................................p. 49
Troisième partie : Les obstacles à la
réconciliation nationale...............................p. 62
1. Le conflit de
storytelling........................................................................p.
62
2. Quand le storytelling devient un dogme : les ingando et
les lois mémorielles...........p. 71
Conclusion.............................................................................................p.
77
Bibliographie..........................................................................................p.
81
Introduction
La réconciliation nationale peut se définir
comme « le processus de prise en charge de l'héritage de la
violence passée et de la reconstruction des relations brisées
qu'elle a engendrées »1(*). Garantissant la paix elle vise essentiellement, dans
l'esprit de la plupart des chercheurs, à apporter un sentiment de
sécurité et de confiance grâce à la reconstruction
de la politique et de la société par des acteurs nationaux ou
internationaux -ces derniers pouvant apporter une aide précieuse, sans
pour autant administrer le pays durant sa transition vers un autre
régime.La réconciliation est,en effet,un processus destiné
à dissiper les différends politiques. Il faut cependant en
chercher les motifs et comprendre ce qu'elle implique pour la population, faute
de quoi elle peut avoir un effet négatif. Or ses objectifs
dépendent des visions que se font les individus ou les groupes sur le
conflit qu'ils viennent de vivre. Ces expériences étant
différentes d'un groupe à l'autre, et même d'un individu
à l'autre, constituent des récits en conflit. Les objectifs de la
réconciliation sont alors presque aussi nombreux que les individus, ce
qui constitue déjà une de ses limites.
La portée symbolique du mot
« réconciliation » est également très
importante, certains individus le jugeant
« insupportable », voire
« indécent », car totalement
réducteur2(*). Pour
les dirigeants de la société en transition, le défi
consiste donc à tenter de donner aux adversaires une volonté de
coexistence qui, avec le temps, laisse place à l'empathie, tout cela
sans forcément évoquer la réconciliation. En effet,
l'apparition du mot réconciliation dans leurs discours est souvent vue
par la population comme une justification pour favoriser leurs desseins
politiques. La première réussite du storytelling est donc de
« vendre » ce concept sans nécessairement
l'évoquer.
Après une période de conflit, la coexistence de
plusieurs parties adverses sur un même territoire peut être
imposée par un armistice, conclu par une organisation internationale qui
envoie des représentants pour s'interposer physiquement entre les
belligérants. Mais la volonté de coexistence entre eux ne se
révèle que lorsque la soif de vengeance disparaît. Les
relations évoluent ensuite vers une coopération minimale entre
d'anciens ennemis, celle-ci devant obligatoirement passer par laconstruction
d'une mémoire collective et d'un récit du conflit qu'ils viennent
de vivre afin d'éviter que le passé ne devienne une nouvelle
source de tensions.Or, généralement définie comme
« un ensemble de représentations du passé
communément acceptées »3(*), la mémoire collective détermine la
conduite des parties après le conflit et peut,en réalité,
s'orienter vers des récits simplistes qui ont des fondements historiques
douteux. La vérité est donc au coeur de la réconciliation
nationale, puisqu'elle constitue le fil conducteur reliant la volonté de
coexistence à l'empathie. Concrétisée par des mesures
à long terme comme des excuses symboliques, l'éducation et la
mémoire, l'empathie est caractérisée lorsque la victime
envisage les raisons de la haine que son agresseur a éprouvée
à son égard, tandis que l'agresseur comprend la souffrance et la
colère de sa victime.Or cette compréhension mutuelle entre deux
anciens adversaires demande souvent un long délai, comme en
témoigne une rescapée du génocide rwandais : «
J'ai pris le temps de haïr tout le monde. Cela m'a pris dix ans. J'ai eu
besoin de ce temps pour la haine. A présent, je peux commencer à
réfléchir à la réconciliation »4(*).
Lors d'un colloque ayant pour sujet « La fin des
conflits et la réconciliation », José Maïla
observe que « la réconciliation détermine une
manière d'envisager le passé qui rend possible la vie du temps
présent. Loin d'être seulement une volonté de tourner la
page, elle suppose une démarche active pour revisiter la mémoire
et permettre l'écriture d'une histoire qui fasse vivre une
société jadis déchirée en adéquation avec
elle-même et en paix avec les autres. (...). Ni occultation du
passé, ni oubli des violences, elle est démarche d'exorcisation
des peurs et des haines et ouverture sur l'avenir ».
Outre le fait qu'il permette d'accepter la
réconciliation, on peut comprendre l'importance du récit dans ce
processus, l'écriture de l'histoire permettant non seulement d'exorciser
les peurs et les haines, mais également d'imaginer un avenir commun. Il
est donc nécessaire de comprendre comment le récit est
constitué et comment il suscite l'émotion.
La praticienne des résolutions de conflits Julia
Chaitinobserve : «A story or a narrative combines either real or
imagined events that connect in such a way to provide a chain of events that
are recounted to others »5(*).
Présentant la destinée d'un agent à
travers des événements se déroulant dans le temps6(*), la narration doit avoir une
structure particulière : une situation initiale, un
élément perturbateur, des péripéties, la
résolution et la situation finale. C'est donc, comme l'observent Nicole
Girou et Lissette Maroquins, « le récit d'une
transformation ». C'est pourquoi son sens dépend de sa
structure, le narrateur changeant l'agencement des événements
selon l'importance qu'il désire leur attribuer. Ainsi, par la puissance
de persuasion dont son auteur se sert pour communiquer des faits imaginaires ou
réels, l'histoire peut sanctifier une victime et punir son bourreau,
« transformer les salauds en héros », humaniser
chaque partie aux yeux de ses adversaires ou tout simplement
« communiquer ce que nous sommes »7(*). C'est souvent dans la fiction
du récit que réside la plus grande force de l'émotion,
celle-ci étant censée générer l'envie d'agir chez
les individus.
Le storytelling, quant à lui, est la reconstruction du
passé par des personnes qui cherchent à embellir ou à
dénigrer l'histoire d'un groupe. Souvent employé dans le
management et la communication politique, il consiste à mettre en
scène une histoire pour susciter des émotions
génératrices d'actions chez le public cible. On y a donc souvent
recours dans un but de réconciliation nationale, son rôle
étant de construire un récit accessible et acceptable pour tous.
Dans ce domaine, le storytelling est censé aider les individus à
être conscients de leurs origines et de leurs besoins essentiels afin de
construire une mémoire collective mêlant le passé, le
présent et même l'avenir dans un récit.
Experte de la communication et du langage, Jeanne Bordeau
définit le storytelling comme étant « le fondement
même de l'humanité depuis qu'elle existe et communique entre
semblables », car « nourri de l'art du récit, apte
à provoquer l'émotion et à solliciter l'intelligence
sensible »8(*).
Plus critique, Christian Salmon, grand spécialiste du storytelling, y
voit une « arme totale de désinformation » ayant
contaminé les institutions politiques après avoir sévi
dans les entreprises.Il constate que si l'art du récit est en effet
très ancien, grâce aux progrès technologiques, il acquiert
une nouvelle puissance à partir des années 1980 en s'imposant
à toute la société dans divers domaines (économie,
politique, droit, psychologie, journalisme, pédagogie...)8(*).Grâce à un
mélange entre le mythe et la réalité, l'histoire
racontée ne serait utilisée que pour « infiltrer et
manipuler les consciences » et deviendrait si convaincante qu'elle
surpasserait toute explication logique.
Si Christian Salmon voit le storytelling commeun
« outil de propagande » au service de
l'« impérialisme narratif », Jeanne Bordeau et lui
s'accordent à lui donner un rôle positif consistant à
surprendre le public en ajoutant du sensible, du rêve, de
l'émotion dans un discours purement factuel.
Qu'il soit employé par un Etat ou par une entreprise,
le récit, né d'un groupe plus ou moins restreint d'individu, a
vocation à être connu et accepté par tout un pays, voire
par le monde entier. Dans les deux cas, il permet aux participants d'exprimer
leur créativité pour améliorer l'avenir. Si dans un Etat,
le storytelling permet la réconciliation nationale, dans une
entreprise,cette réconciliation doit se concrétiser soit par la
résolution d'un conflit, soit par une fusion avec une autre
entreprise9(*). Mais
l'Etat comme l'entreprise peut posséder un récit interne et un
récit externe, ce dernier n'étant que l'image renvoyée aux
étrangers ou aux consommateurs. Ainsi, la connaissance de l'histoire
d'une entreprise permet au consommateur de donner un sens au produit qu'il
achète. De même, le récit d'une nation ressoudée
invite le visiteur étranger à s'intéresser à ses
ressortissants et à son histoire.
Dans un conflit, il faut prendre en compte l'aspect
socio-politique (indépendance, souveraineté, moyens militaires,
économie...), mais aussi l'aspect socio-psychologique (perception de
l'identité nationale par les différents groupes, écriture
d'un récit commun et préservation de l'image de l'Etat pour ses
adversaires)10(*). Ces
deux aspects dépendent étroitement l'un de l'autre, si bien que
la mémoire collective d'une société influence la politique
qui y est menée tout en pouvant être modifiée par les
hommes politiques et les médias selon les circonstances.
Le Journal of Peace Researchn'associe le concept de
storytelling à celui de réconciliation nationale que dans le cas
où les parties au conflit se réunissent et expriment leurs
souffrances et leur colère afin de confronter leurs expériences
et d'en faire un récit acceptable pour chacun11(*).Si de tels projets ont en
effet été réalisés par des praticiens de la gestion
de crise (en Israël et Palestine) ou par des ONG (au Rwanda), les
premières exhortations à la réconciliation viennent bien
souvent des hommes politiques qui n'hésitent pas à enjoliver la
réalité pourfournir aux individus des arguments pour se
fédérer autour d'eux.
Ce mémoire vise à démontrer que comme
dans une entreprise, le storytelling de la réconciliation nationale a
deux axes essentiels : la cohésion interne et une image inspirant
confiance au public extérieur. Son objectif est donc d'examiner comment
le storytelling peut provoquer les émotions susceptibles de permettre
une réconciliation nationale et comment ce récit peut être
transmis à ceux qui n'ont pas vécu le conflit. Puis nous
étudierons les obstacles potentiels à la
réconciliation.
Ce travail s'appuie essentiellement sur des textes
universitaires concernant le processus de réconciliation nationale et le
storytelling. S'y ajoutent des entretiens que nous avons pu avoir avec
Stéphane Dangel, consultant en storytelling dans les entreprises et
Carol Grosman, praticienne de la résolution de conflits.
Première partie : Le processus de
réconciliation nationale
Il est d'abord nécessaire d'étudier les origines
et les typologies du storytelling dans le processus de réconciliation
nationale. Puis nous examinerons le rôle qu'il joue dans les deux
étapes de la réconciliation que sont la coexistence et
l'empathie.
1 : Origines et typologies du storytellingde
réconciliation nationale
Si ce concept d'origine anglo-saxonne naît à la
fin du XXe siècle, « l'art de raconter des
histoires », est peut-être aussi vieux que l'humanité et
est employé partout dans le monde. En effet, la transmission d'un
message par le récit est à la base de la communication entre les
individus, en particulier dans les civilisations orales comme les Indiens
d'Amérique ou certaines peuplades du Pacifique ou d'Afrique. Dans un but
pédagogique, le récit fait d'abord appel à la raison et
à l'émotion, et mobilise simultanément plusieurs de nos
sens. C'est d'ailleurs l'occasion de partager un bon moment quel qu'en soit le
cadre (amis, famille, entreprise, école...). Diana Hartley, consultante
en entreprise, le démontre bien en lisant un livre pour enfants devant
les dirigeants d'une entreprise de renommée mondiale peu désireux
de se voir traités comme des enfants :« Je
commençais à lire l'histoire de Harold et le crayon
mauve sur un ton chantant en détachant les mots et en
m'arrêtant en bas de chaque page afin de montrer les images à ma
classe de dirigeants. Je les observais pendant ce temps et commençais
à voir leurs traits s'adoucir, car ils écoutaient l'histoire non
pas avec leur intellect, mais avec cette part d'enfance qu'ils avaient
conservée (...) Notre héros, Harold, les ramenait vers un temps
de leur vie où tout était possible. (...) Ces dirigeants de haut
niveau étaient prêts à croire (...) en la simple
possibilité de jouer et de créer ensemble quelque chose
d'innovant et de brillant »12(*).
Les vertus pédagogiques et cathartiques du conte pour
enfants sont d'ailleurs bien connues. Le conteur français Yannick Jaulin
observe que les récits « peuplent nos inconscients, nous
aident à nous structurer et fondent notre construction
identitaire »13(*), ce qui semble compatible avec la
réconciliation nationale par laquelle une nouvelle identité
individuelle et collective se construit. Le journaliste David Carr
considère même que la structure narrative existe
déjà dans le monde réel avant qu'elle soit
racontée, chaque événement, qu'il soit historique ou
quotidien, s'inscrivant dans un contexte temporel. Mais pour mener à la
réconciliation, les hommes politiques, assistés de leurs
conseillers, créent un récit structuré qui simplifie le
conflit selon deux tendances : soit ils banalisent des
phénomènes marginaux, soit ils rejettent la responsabilité
du conflit sur un autre pays. Il est d'ailleurs difficile de distinguer des
typologies de storytelling, celles-ci changeant totalement selon le niveau
d'analyse utilisé comme base. Des diverses questions que l'on peut se
poser sur le récit émergent les distinctions entre eux.
D'abord, comment le récit est-il né ? On
peut distinguer le récit spontané et le récit
commandé par une autorité.
Mais que contient ce récit ? Tout de suite, on
peut faire la différence entre un récit "manichéen"(au
sens commun du terme) qui oppose les vainqueurs aux vaincus, et un récit
"monolithe" qui unit tous les personnages autour de souffrances bravement
surmontées. « Dans le meilleur des cas, observe l'historien
Guillaume Le Quintrec, il s'agit de comprendre comment s'est constituée
la communauté nationale ; dans le pire des cas, il s'agit de fabriquer
et d'imposer une version officielle de l'histoire »14(*).
Dernière question : quel est le destin de ce
récit ? On distingue ici le récit
« transitionnel», appelé à évoluer avec le
temps, et le récit « dogmatique»dont la modification est
taboue, voire légalement interdite. Nous nous appuierons sur ces
différentes typologies de storytelling pour comprendre son impact sur la
réconciliation, que cet impact soit positif ou négatif.
Concernant les récits nationaux, en dehors des
histoires imposées par les hommes politiques, que l'on pourrait
qualifier de storytelling « institutionnel», il en existe
d'autres, plus individuels, susceptibles eux aussi, de contribuer à la
réconciliation nationale. Ce sont ceux de certains ressortissants de
l'Etat en transition, parfois assistés par des ONG, qui créent
des groupes de parole pour raconter le conflit qu'ils ont vécu et
envisager les besoins de leur société. L'agencement de ces
récits donne un montage structuré dans lequel chaque protagoniste
est censé reconnaître les épreuves qu'il a
surmontées durant le conflit et ses demandes. Ce
« conflict zapping»15(*), peut également être qualifié de
storytelling relationnel, la réconciliation nationale reposant sur la
confiance et la coopération entre les individus qui acceptent l'histoire
parce qu'ils en sont les auteurs. Il crée donc une identité
nationale bien plus complexe que le récit étatique.
Bien avant les hommes politiques d'aujourd'hui, les monarques
ont souvent eu recours à l'art du réciten demandant à des
artistes, qu'ils soient poètes, dramaturges ou musiciens... d'user de
leurs talents pour chanter leurs louanges. C'est donc dès
l'antiquitéqu'est né le storytelling de la coexistence,les
récits de guerres se terminant par la fédération de
petites entités dans une histoire commune, et parfois, contre un ennemi
commun. Mais ce récit peut être spontané et utilisé
pour la réconciliation nationale ou bien commandé dans ce but par
une autorité politique.
Probablement issue de l'oeuvre de plusieurs auteurs,
L'Iliade relate la dernière année de la guerre de Troie,
le récit fédérant les cités grecques contre les
Troyens, leur ennemi commun. Homère, ou les divers conteurs qui se
cachent sous ce nom, insistent sur la victoire et le courage des troupes
achéennes venues de plusieurs cités (Agamemnon le
Mycénien, Ulysse d'Ithaque, Ménélas de Sparte...), pour
combattre des ennemis pleins de vertus.Les Achéens,auxquelsle lecteur
grec s'identifieévidemment, font figure d'êtres supérieurs
dont la gloire serait entachée s'ils s'en prenaient à des
adversaires sans courage et sans talent.
En fin de compte, toutes les cités grecques sont
englobées dans une nation commune, fédérées contre
la vaillante Troie qui, comme par hasard, appartient à l'Asie Mineure
où prospèrent les colonies issues descités de Grèce
européenne. Bien plus tard, Tito utilisera ce storytelling
d'unité nationale contre d'autres peuples, pour narrer le combat de la
Yougoslavie contre l'occupation allemande, italienne et bulgare durant la
seconde guerre mondiale. Mais la conception polythéiste qui
préside dans les oeuvres antiques témoigne d'une ouverture au
monde grâce à laquelle l'éloge concomitant d'Achille et
d'Hector ou de Didon et d'Enée, offre des perspectives de valorisation
plus large. Dans des récits issus de la culture monothéiste,
même révisée par l'athéisme, cette ouverture sera
plus rare, Tito étant loin de faire l'éloge des hauts faits
historiques des nations qu'il a combattues.
L'Iliadea eu un tel succès que les Romainss'en
sont inspirés pour repenser l'unité autour de Rome en valorisant
les peuples quiaideront à son expansion.Au Ier siècle
avant notre ère, l'Empire romain a dû traverserles guerres civiles
entre César et Pompée, puis Octave et Antoine. La paix revenue,
Auguste,par le biais de Mécène, sollicite Virgile pour
écrire un poème visant à la réconciliation
nationale, L'Enéide. Le canevas insiste sur les liens qui
unissent la nouvelle Troie, Rome, à ses alliés et anciens
ennemis. L'oeuvre connaîtra un immense succès. Elle prépare
les Romains à passer de l'étroitesse d'une romanité
limitée à l'Urbs, à l'universalité de la
citoyenneté romaine étendue à tout l'Empire. Alors que
L'Iliade vante la communauté de destins des cités
grecques distinctes, L'Enéidevante les efforts de tous pour
l'agrandissement d'une petite ville des bords du Tibre. En quelque sorte,
L'Iliade est un chant fédéral alors que
L'Enéide est un chant impérial. Virgile justifie la
supériorité des Romains par des origines troyenne et divine
totalement inventées. Il donne même à Rome un pouvoir de
domination sur les nations barbares dans une prophétie
énoncée par Jupiter : « Tes talents seront
d'édicter les lois de la paix entre les nations, d'épargner les
vaincus et de réduire par la guerre les orgueilleux »16(*).
Dans sa vision d'un empereur représentant Dieu, la
propagande romaine inspirera les monarchies absolutistes et les Etats
totalitaires des siècles suivants. De l'épopée
duBeowulf (VIIe siècle) célébrant
l'union entre les Angles et les Saxons, aux Lusiades de Luis de
Camoëns vantant la vision unificatrice de la colonisation à la
portugaise, de nombreux peuples occidentaux ont utilisé la
littérature pour faire accepter de nouvelles appartenances nationales et
de nouvelles formes territoriales.
Plus tard, en 1872, dans un tableau intitulé
American Progress, le peintre américain John Gast
représentera une femme personnifiant les Etats-Unis du XIXe
siècle, portant la lumière de la civilisation vers l'Ouest. Cette
oeuvre est une allégorie du concept de l'« évidente
destinée » (Manifest Destiny), selon laquelle les
Etats-Unis, peuplés de migrants européens
persécutés, ont vocation à répandre la
démocratie dans le monde. Défendue par les démocrates
républicains vers 1840, cette théorie est encore
d'actualité et se reflète dans l'interventionnisme
américain.L'opposition entre la civilisation gréco-romaine et les
nations barbares a, par ailleurs, persisté jusqu'à nos jours,
devenant l'opposition entre les peuples civilisés et les peuplesà
évangéliser ou à
« démocratiser ».
Les récits écrits par plusieurs auteurs
étant par définition relationnels, ils permettent une
synthétisation de l'Histoire que l'on retrouve dans les
commémorations. Réunissant la population lors d'une
cérémonie honorant une cause (révolutions, abolition de
l'esclavage, colonisation ou décolonisation...), les fêtes
civiques s'accompagnent,en règle générale,d'un
« culte laïque des grands hommes », permettant de
donner des héros et des personnages fédérateurs à
un discours censé avoir le souffle de l'épopée. Les
individus sont alors invités, quel que soit leur parti, à se
réconcilier pour continuer le projet commun.
Ces personnages se renouvellent : au Jean Moulin du
discours de Malraux au Panthéon, viennent s'ajouter, pour recomposer le
récit,le soldat d'Afriqueou le Normand bombardé du discours
prononcé par François Hollande à l'occasion du
soixante-dixième anniversaire du Débarquement du 6 juin 1944.
Mais aujourd'hui, la commémoration tend à
laisser la place au « devoir de mémoire »et à
la « repentance », storytelling négatif qui,
à la dualité héros-ennemis, en substitue une autre :
celle de la victime et du coupable.Non seulement cette notion part d'un concept
négatif, mais aussi est souvent la source d'un storytelling dogmatique
qui empêche l'Histoire de jouer son rôle, comme nous le verrons
dans le cas des lois mémorielles.
Né avec la mondialisation et internet, le storytelling
connaît une évolution particulièrement importante dans les
médias, l'art du direct remplaçant peu à peu le
récit. Les médias sont des moyens techniques par lesquels les
individus communiquent des informations et des idées pouvant être
soutenues ou critiquées. Mais ces moyens s'étant
diversifiés avec les progrès technologiques, de nouveaux
avantages et inconvénients sont apparus. A titre d'exemple, les
événements relatés par la presse écrite sont
communément replacés dans leur contexte, ce qui permet au lecteur
d'en comprendre les fondements et de garder un sens critique ; en revanche, les
journaux télévisés ou radiophoniques adoptent une position
plus descriptive, leur but étant de plonger le
téléspectateur ou l'auditeur dans les sensations du direct. On
assiste alors à un tourbillon de récits différents
où l'on parvient mal à distinguer la réalité de la
manipulation qui se mélangent dans une mise en scène distrayante.
Cette volatilité du storytelling médiatique est accrue par le
recours de plus en plus massif aux relations virtuelles des « social
networks » : aujourd'hui, chacun peut publier ses idées
sur internet, mélanger vie privée et événements
historiques, informations vraies ou fausses pour mieux convaincre.
La coexistence permettant la volonté de
réconciliation entre les adversaires, elle se met en oeuvre grâce
à un storytelling institutionnel. Au contraire, l'empathie s'installe
dans une société grâce à un storytelling relationnel
fondé sur la confrontation d'individus ordinaires.
2 : La coexistence : un storytelling
institutionnel
Etymologiquement, le mot « coexistence »
signifie « exister avec ». Dans le contexte de la gestion
de crise, la coexistence peut se définir comme la première
étape de la stabilisation de l'Etat en transition, durant laquelle les
parties en conflit ne se sont pas nécessairement
réconciliées, mais ne désirent plus poursuivre les
violences. Le plus souvent, cette volonté de coexistence est
animée par la lassitude de la guerre ou par la prise de conscience de
son inutilité. Première étapede la réconciliation,
elle est instaurée grâce aux réformes institutionnelles
prévues par des accords de paix ou de nouvelles constitutions, mais
aussi par les discours et la censure des hommes politiques et par des
institutions censées faciliter le processus de paix. La coexistence
étant une étape transitoire, le storytelling qui lui donne vie
est censé changer avec le temps. Le but du récit national qui
voit les premiers pas du processus de paix est donc moins l'écriture de
l'histoire du conflit que l'invention d'une « fin
heureuse » grâce à laquelle la nouvelle vie
rêvée peut enfin voir le jour.
Valérie Rosoux observe que trois conditions sont
essentielles à une bonne réconciliation : la volonté
de réconciliation, la légitimité des dirigeants
chargés d'en mettre en oeuvre le processus et la solidité des
nouvelles institutions, ces trois conditions devant être remplies
simultanément17(*).
C'est donc dès ses débuts que le storytelling à vocation
réconciliatrice doit pouvoir « vendre » la
réconciliation à d'anciens adversaires.
Si les questions psychologiques liées à la
réconciliation nationale ne paraissent pas essentielles, compte tenu des
difficultés matérielles et de la sécurité juridique
qu'il conviendrait d'abord de mettre en place, toute société
touchée par des violences liées à des tensions politiques
ou ethniques doit tôt ou tard y répondre. En effet, la
réconciliation est nécessaire, mais peut être un obstacle
à des priorités plus importantes : les hommes politiques
sont souvent tentés de faire une croix sur le passé pour se
focaliser sur un modèle de coopération à venir. Mais cette
méthode est contre-productive, une société divisée
ne pouvant construire un avenir commun qu'après avoir accepté les
désaccords et la violence du passé.
En Espagne, après la guerre civile de 1936-1939 et la
dictature corporatiste instaurée par Franco jusqu'à sa mort en
1975, les hommes politiques sont confrontés à de multiples
questions qu'il est difficile de résoudre par une seule solution (nature
du régime et de ses institutions, indépendantisme basque et
catalan, rapports entre l'Eglise et l'Etat, monarchie ou démocratie...)
; si bien que dans les années 1990, la stabilité forcée de
la monarchie ne masque plus aux Espagnols de l'ampleur de tous les non-dits de
la guerre civile et plus encore, des persécutions et exactions commises
jusqu'à la fin d'un régime policier soutenu par l'Eglise. Des
collectifs de militants s'insurgent contre le silence imposé aux
victimes,posant le problème d'une vérité qui vient
déjà trop tard (remise en cause de la légende de l'Alcazar
de Tolède, demande de fermeture de la Valle de los Caidos,
nécropole du régime...).
Pourinstaller la volonté de réconciliation, il
est indispensable d'en faire le coeur du discours politique national, de
façon à susciter chez les individus la volonté d'oeuvrer
en sa faveur, tout en instaurant des relations de confiance entre eux et le
système politique de leur pays. Pour ce faire, les représentants
politiques des parties en guerre parviennent à un accord par le biais de
négociations, où les problèmes à la base du conflit
sont posés et créent de nouvelles institutions qui ont vocation
à être démocratiques18(*), sur la base d'un compromis moyennant un
« raisonnable désaccord » entre les parties19(*). Mais ils doivent s'assurer du
bon fonctionnement du nouveau régime, tout en tenant compte des attentes
psychologiques des individus, aucun système démocratique ne
pouvant subsister sans une confiance minimale entre les ressortissants de
l'Etat qui l'a adopté. Ainsi, Rafi Nets-Zengut remarque que les
sociétés en conflits éprouvent toutes des besoins
relativement semblables, qu'il rassemble sous le vocable d'« ethos du
conflit » : l'importance de la sécurité, le
patriotisme et le désir d'unité sociale20(*). Si les mesures de
sécurité peuvent être prises grâce aux
réformes juridiques concrètes des accords de paix, le patriotisme
et l'unité sociale sont des besoins d'ordre psychologique qu'il est
difficile de satisfaire pour tous. Il convient donc de déterminer
comment peut s'établir la coexistence au niveau nationalen
étudiant les solutions adoptées par les accords de paix ou les
constitutions,mais aussi par les efforts des hommes politiques et des
institutions judiciaires pour amorcer la réconciliation et écrire
l'histoire d'un avenir meilleur.
Bien que les constitutions ne soient pas toujours
adoptées au lendemain d'un conflit, et remplissent un objectif plus
large que celui des accords de paix, on peut observer que les deux types de
lois ont parfois des visées similaires dans le domaine du récit
national. Les constitutions ont pour but de régir la vie politique des
nations pour lesquelles elles sont rédigées. Souvent
élaborées par des juristes, elles peuvent parfois, comme les
accords de paix, résulter d'une confrontation entre des partis
politiques. Les accords de paix, quant à eux, sont censés
favoriser un cessez-le-feu et instaurer des relations de confiance entre les
parties adverses, d'une part, et entre les individus et l'Etat, d'autre part.
Fruits des négociations entre les représentants des parties, ils
constituent un cadre légal que les individus sont censés
respecter, et sont souvent élaborés avec l'aide d'organisations
internationales. Dès leur élaboration, un processus d'ouverture
et de confrontation entre les parties se met donc en place, et devra se
poursuivre tout au long de la transition pour éviter une reprise du
conflit. Bien que constituant la base de la coexistence, cette confrontation
provoque donc l'empathie entre les représentants politiques des ennemis,
cette empathie constituant le socle grâce auquel l'écriture d'un
avenir partagé peut aboutir. A l'instar de certaines constitutions, il
existe des accords de paix qui proposent également une lecture du
passé national. Voyons donc quelques mesures fondatrices de l'avenir
raconté par les hommes politiques.
Insistant sur la coopération entre les anciens ennemis,
le préambule d'un accord de paix est souvent une liste de promesses que
l'Etat fait à ses ressortissants en réaffirmant la protection
qu'il aurait dû leur garantir ou bien les droits qu'il a laissé
bafouer durant le conflit. Il justifie ainsi l'arrêt des combats :
ces règles étant relativement semblables d'un conflit à
l'autre, apparaissent comme la base de toute coexistence et sont mises en
valeur comme autant d'objectifs légaux de la réconciliation.
Citons en outre les garanties d'égalité devant la loi et au sein
du pouvoir politique, de préservation de l'intégrité du
territoire national, de respect des institutions... En général,
l'accord de paix constitue donc une sorte de contrat, dont les visées
peuvent être considérées comme utopiques, car trop vagues.
Mais il invite parfois la population à tourner la page du passé,
voire à l'oublier, en prévoyant le changement des symboles
nationaux (drapeau, hymne national...). A titre d'exemple, en 1972, en Irlande
du Nord, le drapeau à main rouge de l'Ulster (trop associé aux
unionistes) est remplacé par l'Union Jack britannique. De
même, au Rwanda, en 2001, le drapeau rouge jaune vert frappé d'un
« R » a été remplacé par un drapeau
bleu jaune vert avec un soleil.
Les auteurs des accords de paix recommandent souvent que les
institutions du pouvoir et l'armée soient composées d'individus
représentant les parties opposées, ce qui constitue un bon
compromis pour créer un système démocratique et
reconstituer la nation. Ils proposent également des solutions pour
améliorer la sécurité et la prospérité du
pays, comme le désarmement, la démobilisation et la
réintégration des anciens combattants, la restauration de
l'autorité de l'Etat, la libération des prisonniers politiques et
le retour des réfugiés. Ils prévoient également des
élections et en précisent les modalités,
établissant ainsi des réformes constitutionnelles. C'est à
l'occasion de ces élections que le récit connaît un premier
suspens. Elles risquent en effet d'amener un nouvel élément
perturbateur et de nouvelles épreuves à surmonter pour la
société en transition, les anciennes forces armées pouvant
devenir des partis politiques dont les compétitions donneraient lieu
à une nouvelle crise. Elles peuvent aussi constituer le premier pas vers
une société démocratique.
Par ailleurs, les auteurs des accords de paix prescrivent, en
règle générale, l'amnistie de tous les auteurs
d'exactions, sauf ceux qui ont commis des crimes sanctionnés par le
droit international humanitaire (crimes de guerre, crimes contre
l'humanité, génocides...). Ces derniers sont jugés par des
tribunaux pénaux internationaux, comme nous le verrons plus loin. Notons
que la création de tels tribunaux pour sanctionner les premiers
instigateurs des exactions commises est souvent imposée par les
organisations internationales qui n'imaginent pas une paix sans justice. Elles
cherchent à faire prendre conscience aux criminels que les exactions
commises ne doivent pas rester impunies, ce qui constitue la morale du
récit.
Enfin, les hommes politiques envisagent des rencontres avec la
population pour la sensibiliser à l'application des accords de paix,
l'objectif étant de lui faire entendre la fin heureuse qu'ils ont
imaginée et de l'exhorter à la réaliser.
Examinons à présent quelques exemples d'accords
de paix et de constitutions pour déterminer comment leurs auteurs
anciennement ennemis envisagent un avenir commun.
Adopté par référendum en 1998, l'accord
du Vendredi Saint alias accord de Belfast, a été
signéaprès un long dialogue entre toutes les parties en conflit,
soutenues par le Royaume-Uni, la République d'Irlande, et une
médiation des Etats-Unis. Par ce traité, l'Irlande du Nord et le
Royaume-Uni se répartissent les compétences afin de
réaffirmer leur interdépendance. Si dès la signature de
l'accord, Belfast devenait seule compétente en matière de
santé, d'éducation, de développement économique et
d'environnement, Londres restait compétente en matière de
fiscalité, de police et de justice21(*), le tourisme étant confié à la
République d'Irlande. A l'échelle nationale, ce traité est
aussi un compromis entre les partis politiques selon le modèle
consociationnel qui veut que toute société
profondément divisée puisse devenir démocratique si
l'autonomie des groupes est garantie par la constitution et
protégée par le droit de veto mutuel grâce
à la représentation proportionnelle. Ce traité s'inscrit
donc dans un storytelling monolithe couramment utilisé, celui de
l'unité dans la diversité. Mais la reconnaissance de cette
autonomie des groupes à l'Assemblée implique que chaque
député s'inscrive comme « unioniste »,
« nationaliste » ou « autre », ce qui
atténue l'ampleur de la proportionnelle, les petites formations
étant obligées des'aligner sur les choix des grands partis pour
espérer réaliser leurs projets.
Même s'il n'a contribué que très
légèrement à la réconciliation encore
inachevée, l'accord de Belfast a permisd'améliorer les relations
entre les parties en instaurant des relations de tolérance et de
confiance mutuelle grâce à la promotion des Droits de
l'Homme22(*). Il
prévoit notamment la liberté de religion et est
complété par une charte des libertés qui garantit la
protection des individus et l'absence d'impunité. L'importance des
Droits de l'Homme s'inscrit d'ailleurs dans l'histoire du conflit et donc dans
le récit national : colonisée par les Britanniques puis
divisée entre la Couronne de Londres et la jeune République de
Dublin en 1921, l'Irlande a été le théâtre de
nombreuses discriminations fondées sur une lutte pour le pouvoir, les
querelles religieuses entre protestants et catholiquesn'étant qu'une
coïncidence23(*). Le
problème est resté entier dans la partie nord-est de l'Irlande,
où les protestants d'Ulster,désireux de rester sous tutelle
britannique, avaient le droit de vote et la liberté de se doter de
partis politiques, contrairement aux nationalistes républicains
(catholiques),dont Londresredoutaient qu'ils jouissent de ces pouvoirs pour
pousser à la réunion des deux Irlandes.Incidemment, ces
nationalistes catholiques éprouvaient également plus de
difficultés que les autres pour se loger ou trouver du travail.C'est
à cause de ces discriminations qu'en 1968, les nationalistes
républicains ont organisé la marche de Derry (Londonderry), afin
de revendiquer leurs droits, précipitant alors le conflit.
Si la plupart des Irlandais souhaitent aujourd'hui
améliorer leurs relations, les tensions entre communautés peuvent
très vite se répandre, chacune revendiquant fortement son
identité et ses idées. Ainsi, Elise Féron note que depuis
l'arrivée des protestants en Irlande au XVIIe siècle,
les guerres civiles se sont succédées, empêchant la
population d'apprendre à vivre ensemble et d'acquérir une
véritable culture de la paix24(*). Elle qualifie donc le compromis de « mode
de gestion des oppositions refusant de trancher entre les opinions en
présence » et dénonce une logique de vendetta
entre les deux adversaires.Ainsi, le storytelling de l'unité dans la
diversité risque parfois de se transformer en conflit de storytelling,
ceux des adversaires faisant concurrence au récit national établi
par les hommes politiques. Aujourd'hui, le gouvernement irlandais envisageant
une société fondée sur la paix, la tolérance
mutuelle et la protection des Droits de l'Homme, un rôle
prééminent dans l'éducation leur est accordé. Nous
en reparlerons plus loin.
Toujours dans le cadre légal, certains pays comme
l'Espagne et le Maroc décident de gérer la situation post-crise
en élaborant une nouvelle constitution. Ainsi, après la mort de
Franco en 1975, les forces politiques issues du franquisme et celles qui
avaient émergé clandestinement durant la dictature, optent pour
une confrontation démocratique qui donne lieu, après bien des
concessions, à une nouvelle constitution en 1978. Encore en vigueur
aujourd'hui, celle-ci garantit notamment « la vie en commun
démocratique » grâce à la consolidation de l'Etat
de droit et la protection de « tous les Espagnols et les peuples
d'Espagne dans l'exercice des Droits de l'Homme, de leurs cultures et de leurs
traditions, de leurs langues et de leurs institutions ». Elle accorde
également,dans son article 2,l'autonomie à toutes les provinces
qui la souhaitent25(*).
Ici également, on note l'importance du storytelling de l'unité
dans la diversité, mais le conflit de storytelling est moins susceptible
d'émerger que dans le cas de l'Irlande, les volontés
d'indépendance étant prises en compte et soldables par
l'autonomie.
Enfin, au Maroc, la constitution du 30 juillet 2011
résulte d'un ensemble de propositions des principales instances
politiques, syndicales et associatives. Sans doute conçue afin
d'éviter un « printemps arabe » inspiré par
celui des pays voisins, elle écrit, dès son préambule, le
récit d'un « Etat musulman souverain » qui
« entend préserver, dans sa plénitude et sa
diversité, son identité nationale une et
indivisible »26(*). Si le storytelling de l'unité dans la
diversité est également à l'oeuvre, on peut constater que
le récit fédère toutes les cultures différentes
autour d'un Islam qui se veut modéré et ouvert au dialogue avec
d'autres religions :« La prééminence
accordée à la religion musulmane dans ce
référentiel national va de pair avec l'attachement du peuple
marocain aux valeurs d'ouverture, de modération, de tolérance et
de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et
les civilisations du monde ».
Les hommes politiques ont parfois la volonté
d'écrire l'histoire du conflit qui les a opposé dans l'accord de
paix ou la constitution qui pose les premières bases de leur avenir
partagé. L'accord de Nouméa du 5 mai 1998 est un exemple original
et très intéressant de ce point de vue. Il relate
l'arrivée des Européens en Nouvelle-Calédonie et
décrit l'absence de relations juridiques avec la population locale,
l'une des causes du conflit durant la décolonisation. Puis il insiste
sur la richesse d'un peuple créatif, parlant plusieurs langues et
possédant de multiples traditions profondément liées
à sa terre. Mais si le traité attire l'attention sur ce que le
peuple canaque a perdu (dépossession des terres, du patrimoine
artistique et des lieux de culte, bouleversement de l'organisation sociale...),
il ne rejette pas toute la faute sur les colonisateurs. Il semble même
excuser leur conduite en les présentant comme « convaincus
d'apporter le progrès, animés par leur foi religieuse, venus
contre leur gré ou cherchant une seconde chance en
Nouvelle-Calédonie », ou apportant leurs
« idéaux » et leurs
« connaissances », « dans des conditions
difficiles »27(*). De plus, il rend hommage à certains d'entre
eux qui ont « porté sur le peuple d'origine un regard
différent, marqué par une plus grande compréhension ou une
réelle compassion ». Mais il précise également
que les colonisateurs ont franchi la limite de l'acceptable en
dépouillant le peuple canaque de son identité et en
réprimant les révoltes qu'ils avaient ainsi provoqué.
Notons au passage que l'adoption de l'orthographe phonétique
« kanak » au détriment de
« canaque » donne une reconnaissance paradoxale, et un brin
démagogique, à une langue non écrite.Suivent quelques
propos sur la décolonisation, « temps du partage par le
rééquilibrage », puis « temps de
l'identité dans un destin commun »28(*).
A la suite de cet accord, un livre sur l'histoire de la
Nouvelle-Calédonie a été écrit pour retracer son
mythe fondateur. Selon les auteurs, la colonisation a fait de ce territoire un
« pays des destins contrariés ».« Terre de
souffrances, terre de violences, la Nouvelle-Calédonie est devenue, avec
le temps des accords de Matignon puis de l'accord de Nouméa, une
«Terre de parole et de partage»... Telle est aujourd'hui sa devise
qui exprime à elle seule tous les enjeux de son évolution
politique et la construction de son destin commun... Une devise qui porte en
elle les espoirs de tout un peuple qui aspire à vivre en
paix »29(*).
Le livre raconte l'histoire d'un peuple de navigateurs et
d'artistes, les Canaques, peu à peu colonisé par les
Européens à la suite de la découverte de l'île par
James Cook en 1774, puis par des missionnaires. En 1853, c'est la France qui
prend possession de l'île, qu'elle peuple avec des colons ayant choisi de
s'y établir, mais aussi avec des bagnards chargés de la
développer en y construisant des routes et en y cultivant la terre. Ces
bagnards deviendront des colons malgré eux en vertu du système
d'assignation à résidence (relégation), qui les oblige
indirectement à spolier les terres des Canaques. La colonisation est
donc essentiellement mise sur le compte d'un concours de circonstances. Le
livre montre également le déracinement, sans doute mal
conceptualisé par les colons, d'une population où chacun doit
conserver le terrain donné par ses parents, pour avoir une existence
sociale. La spoliation des terres et la perte des repères culturels
entraînent,d'ailleurs,une révolte sévèrement
réprimée en 1778.
L'ouvrage rappelle également que durant les deux
guerres mondiales, les engagés volontaires canaques viennent
prêter main forte aux Français, et obtiennent la
citoyenneté française en 1946 en tant que ressortissants d'un
territoire d'outre-mer. Mais en 1971, la chute du cours du nickel -principale
richesse des villes - interrompt l'expansion économique de la
Nouvelle-Calédonie, ce qui est présenté comme la cause de
la volonté d'indépendance des aborigènes. Le livre
évoque ensuite les affrontements entre loyalistes et
indépendantistes, les auteurs relatant le drame de la grotte
d'Ouvéa, dans laquelle quatre gendarmes sont tués par des
militants du Front National de Libération Kanak et Socialiste (FNLKS).
Notons que les rédacteurs n'insistent pas sur toutes ses
ambiguïtés. L'histoire s'achève sur la fin heureuse des
leaders des deux camps, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou signant
l'accord de Matignon et se serrant la main, geste qui restera le symbole de la
réconciliation. Elle se conclut par une ouverture sur l'avenir, la
signature de l'accord de Nouméa, qui « engage la
Nouvelle-Calédonie sur la voie du destin commun ». Le
récit est assorti d'images, des biographies des deux leaders
politiques et de quelques témoignages.
Comme l'accord de paix de Nouméa, certaines
constitutions évoquent le contexte historique de leur naissance. Ainsi
la Constitution française du 27 octobre 1946 s'inscrit-elle dans
« la victoire des peuples libres sur les régimes qui ont
tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine ».
De manière plus exhaustive, en Croatie, la Constitution du 22
décembre 1990 crée un lien entre toutes les formes de l'Etat
croate depuis le moyen-âge pour en marquer la continuité et en
exclut le royaume de Yougoslavie de 1918 à 1939, trop centralisateur, et
l'Etat indépendant de Croatie de 1941, au service des Nazis30(*).
Mais la réconciliation nationale s'opère dans
des circonstances bien particulières : les individus opposés
doivent continuer à vivre ensemble dans le même Etat dans un
contexte où les émotions négatives (violence,
méfiance, haine...) n'ont pas encore disparu. Ceci explique sans doute
pourquoi la plupart des Etats en transition interdisent l'évocation du
conflit durant les années qui suivent (Liban, Rwanda...). Or, dans bien
des cas, la colère et les souffrances indicibles déshumanisent
ceux qui les ont perpétrés aux yeux des victimes. A ceci s'ajoute
bien souvent encore,pour le bourreau comme pour la victime, la trace
psychologique de la propagande des médias contrôlés et
abusés par l'Etat durant le conflit, qui invitent à combattre un
ennemi comme s'il était le mal en personne. Dans un rapport de l'Unesco
sur le rôle des médias dans la réconciliation nationale, le
journaliste Barry James résume bien cet enjeu particulièrement
important :« Dans un conflit, la vérité est
toujours la première victime et les médias sont invariablement
enrôlés comme défenseurs des parties en guerre.
Après le conflit, le vainqueur est vraisemblablement si convaincu du
bien-fondé de sa cause qu'il n'est pas disposé à
tolérer des opinions opposées31(*).
En conséquence, si la sécurité et la
légitimité des institutions sont importantes pour
entériner le processus de réconciliation, la reprise de la
communication entre les individus l'est aussi. Or c'est aux hommes politiques
d'entériner cette phase de réconciliation, eux seuls pouvant
décemment prétendre s'adresser à une nation toute
entière. Cette opération est toutefois délicate, car
contrairement à ce que dit Cicéron, lepassé n'est immuable
que dans les faits tels qu'ils se sont produits, la mémoire n'en
étant qu'une trace malléable. Les dirigeants doivent donc
gérer l'interaction entre la « mémoire vive »
qui appartient aux individus, et la « mémoire
officielle » contenue dans leurs discours ou ceux des
intellectuels32(*), dans
le but de proposer une vision du conflit susceptible d'être
partagée par toutes les parties.
Nathalie Burnay observe que les représentants
politiques d'un groupe devant décider du récit à raconter,
que ce groupe soit un Etat, une ethnie ou un parti politique, « ce
sont eux qui tantôt s'épanchent, tantôt s'effacent.
Tantôt dénoncent, tantôt camouflent, selon qu'ils
perçoivent le passé de leur groupe comme injuste, glorieux ou
encore embarrassant »33(*).
Scellée en 1963 par le traité de
l'Elysée, la réconciliation franco-allemande, bien
qu'internationale, est intéressante à étudier pour notre
sujet, car elle constitue la pierre angulaire de la construction d'une
« nation » européenne réconciliée
après guerres mondiales et Guerre Froide. De ce fait, elle pourrait
être le modèle de plusieurs conflits dans lesquels la question de
l'appartenance à une seule et même nation ou à deux
entités séparéesse pose pour les belligérants
(Israël-Palestine, Irlande du Nord protestante et catholique, Corée
du Nord-Corée du Sud...).
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que la
France refuse de procéder à une lecture binaire du conflit,
l'Allemagne occupée par les vainqueurs n'a d'autre choix que d'assister
au jugement d'une partie de ses ressortissants pour des crimes d'une ampleur
inédite. La réconciliation ultérieure a donc pour but de
« décloisonner les récits
nationaux »34(*)
et de rassembler les deux peuples autour de deux hommes ayant lutté
contre l'Allemagne hitlérienne : Charles de Gaulle et Konrad
Adenauer. De même, l'historien François Kersaudy y voit une
« explication historique entre deux nations (...) à la fois
pour enterrer le passé et pour repenser l'avenir »35(*). Si elle a commencé par
la signature de la Communauté économique du charbon et de l'acier
en 1950, l'amitié franco-allemandene s'est réellement
révélée qu'avec celle qui animait les deux chefs d'Etat.
Celle-ci commence en 1958 lorsque de Gaulle, qui tenait Adenauer en haute
estime pour son opposition au nazisme et le considérait
déjà comme un véritable homme d'Etat, reçoit le
chancelier dans sa résidence secondaire à
Colombey-les-Deux-Eglises, témoignant de ses sentiments en ses
termes :« Personne ne peut mieux que lui saisir ma main, mais
personne ne peut mieux que moi la lui tendre ».
A l'époque, à en juger par les relations entre
les deux nations, il est difficile de croire qu'un récit commun
prônant leur réconciliation peut s'écrire. En effet,
l'admiration du Général pour le Chancelier n'est pas
entièrement réciproque, l'auteur de l'appel du 18 juin
étant également celui du traité d'amitié
franco-soviétique de décembre 1944 qui concevait le
démantèlement de l'Allemagne. De plus, durant la première
décennie qui voit l'Union européenne se construire, de Gaulle se
montre hostile à toute alliance avec les Etats-Unis, contrairement
à Adenauer qui considère qu'un tel soutien est la seule chance de
renaître pour l'Allemagne. Enfin, il faut noter que 13 ans après
la guerre, la rancoeur est encore vive en France et se manifeste même
dans l'entourage du Général, dont la propre femme refuse de
changer quoi que ce soit au menu familial, le jour de l'invitation personnelle
du chancelier allemand à La Boisserie. De même, lors du voyage
officiel d'Adenauer en France en juillet 1962, les Français ne manquent
pas de manifester leur réprobation au moyen de pancartes d'inspiration
communistes : « A bas le militarisme allemand »,
« Vive la RDA »... Dans son art du storytelling, de Gaulle
soutiendra pourtant à son hôte :« Dans les rues et
les avenues a déferlé la vague des témoignages
déférents et admiratifs qui se portaient massivement vers votre
illustre personnalité».Après le départ de son
homologue allemand, alors que le ministre de l'information Alain Peyrefitte
fait remarquer à de Gaulle le contraste entre son discours et la
réalité, l'intéressé avoue :« J'ai
toujours fait comme si, ça finit bien par arriver ».
Le storytelling en politique pourrait en effet être
défini comme cet art de la persuasion par la feinte qui consiste
à « faire comme si ». Le 9 septembre 1962, lorsque
de Gaulle se rend à son tour en Allemagne, à Ludwigsburg, il
prononcera des mots qui resteront à jamais gravés dans la
mémoire collective de la jeunesse allemande :« Vous
êtes les enfants d'un grand peuple ».Pour témoigner son
empathie à l'égard de ce « grand peuple », il
va également se recueillir à la Feldherrnhalle,
érigée en mémoire des soldats bavarois morts en 1870 et en
1914, et fait mine d'oublier que c'était le lieu du putsch raté
de Hitler en 1923...
Le traité de l'Elysée est finalement
signé le 22 janvier 1963. Ayant pour but essentiel de rapprocher les
citoyens des deux Etats, il promeut une coopération en matière
d'affaires étrangères,de défense et d'éducation,
créant une véritable dépendance entre les autorités
des deux pays dans leur prise de décision36(*). Pourtant, son
préambule, abrogé depuis, affirmait ostensiblement
l'adhésion de l'Allemagne à l'Alliance atlantique,
précaution qui déplaisait à de Gaulle, mais sans laquelle
Adenauer craignait que le traité ne soit pas ratifié par le
Bundestag. L'affirmation selon laquelle ce traité transformait la
vieille « haine héréditaire » en nouvelle
« amitié héréditaire » acceptée
par les deux peuples relève donc du mythe, ce récit monolithe
étant pourtant volontiers évoqué lors des
cérémonies commémoratives37(*). Il n'en reste pas moins que la réconciliation
franco-allemande se manifeste par des gestes symboliques qui font oublier les
vieilles rancunes (de Gaulle et Adenauer se recueillant côte à
côte dans la cathédrale de Reims, Mitterrand et Kohl se tenant la
main dans le cimetière de Verdun...). Le traité a d'ailleurs
permis la création de l'Office franco-allemand de la Jeunesse (Ofaj) et
de lycées franco-allemands, promouvant ainsi le bilinguisme des deux
peuples.
Aujourd'hui, hommes politiques et journalistes aiment à
parler de « couple franco-allemand » et de mesurer la
stabilité entre les chefs d'Etat qui se succèdent à la
tête des deux pays. Le changement de chefs d'Etats ne risque-t-il pas de
précipiter ce couple uni et heureux dans la tourmente de nouvelles
épreuves à surmonter ? Ces derniers semblent d'ailleurs
avoir pris l'habitude de se rendre visite juste après leur
arrivée au pouvoir et l'impression générale est que
l'Union européenne ne pourrait pas exister sans l'union de la France et
de l'Allemagne.Dans les coeurs cependant, les stéréotypes de
l'Allemand froid et du Français arrogant sont encore d'actualité,
et la victoire de l'Allemagne à la coupe du monde de footballde 2014 est
loin d'avoir provoqué un enthousiasme débordant en France. Mais
que serait une belle histoire sans quelques péripéties ?
C'est bien la situation finale qui compte. François Mitterrand attribue
d'ailleurs aux deux peuples une « si longue vie ensemble dans la
concorde et dans la discorde », qu'ils sont aujourd'hui en mesure de
« guider le monde »38(*).Lors du cinquantième anniversaire du
traité de l'Elysée, l'ambassadeur de France en Allemagne Maurice
Gourdault-Montagne considère même que l'amitié qui les unit
est bien plus vieille que la haine des trois
guerres :« L'amitié franco-allemande repose sur une
communauté de valeurs entre nos deux pays. Une longue histoire de
déchirements, de haine et de guerres ne doit pas masquer notre
étroite proximité. C'est souvent au sein d'une même famille
que les conflits sont les plus durs, et ainsi en va-t-il de la France et de
l'Allemagne, les deux pays qui ont le plus fait pour l'épanouissement
des Lumières en Europe au XVIIIe siècle, et dont les
intellectuels et les sociétés civiles ont lutté côte
à côte pour la démocratie jusqu'aux révolutions de
1848 »39(*).
Pour mettre en récit le passé, les hommes
politiques doivent également « jouer avec les
connaissances »40(*) selon quatre variables de modification du
passé : le contexte national et international, l'identité de
l'orateur, l'identité de l'interlocuteur et le délai entre le
fait évoqué et le discours. C'est ainsi qu'à la fin de la
seconde guerre mondiale, Tito, comme de Gaulle, a fédéré
la Yougoslavie autour du culte de la résistance nationale contre
l'occupant. Pour lui, la défaite de son peuple n'est due qu'à un
malheureux concours de circonstances, parmi lesquelles il évoque
« vingt ans d'oppression des peuples de la Yougoslavie »,
la corruption du système monarchique et ses relations étroites
avec les milieux réactionnaires allemands et italiens.
C'est alors qu'il nomme le deus ex machina : ce
n'est pas un pays, mais c'est le parti communiste, pourtant
persécuté, qui redonnera à la Nation la force et la
volonté qui lui manquaient jusque-là. A cette époque, Tito
rend également hommage à l'Armée Rouge, grâce
à laquelle les Allemands et les Italiens ont été mis hors
de combat.Mais durant la Guerre Froide, le ton n'est plus le même, le
chef d'Etat yougoslave désirant affirmer son indépendance
vis-à-vis de l'URSS. Il dénonce alors l'« exclusivisme
des deux blocs» qui empêche chaque peuple d'oeuvrer, en toute
égalité, à la paix mondiale, et revendique le non
alignement comme une « conception moderne des relations
internationales ».
En opérant ce « choix du
passé » dans un cadre de réconciliation nationale,
l'orateur se réfère souvent à des personnages historiques
constituant des symboles de la nation. Ainsi, pour reconstruire une
unité nationale fragilisée par les événements de
1968 et le départ de Charles de Gaulle, George Pompidou
célèbre en 1969 le bicentenaire de Napoléon en vantant son
génie et sa force dont ne pourra triompher que le destin
« plus fort que l'homme le plus fort »41(*). Mais deux ans plus tard, lors
d'un sommet franco-allemand, il évoquera plutôt l'empereur qui
avait « détruit laRépublique européenne (...) en
cherchant à l'organiser à son profit ».
Ici, le but du récit n'est plus de refonder une
unité nationale mais de rappeler les liens entre la France et
l'Allemagne, cette dernière n'ayant gardé de Napoléon que
des souvenirs pour le moins sombres.
Anne Marie Soderberg, professeur de communication
organisationnelle, observe également ce genre de changement de discours
au sein des entreprises. Pour elle, le storytelling ainsi utilisé
crée l'identité et la culture de l'entreprise, toutes deux devant
s'adapter aux changements de son environnement42(*).
Faute de les contrôler, les institutions politiques
peuvent censurer, voir interdire l'accès à certains médias
susceptibles de troubler le processus de réconciliation nationale.
C'était le cas en RDA à la fin des années 1980, le
gouvernement ayant interdit la vente du magazine Spoutnik,
destiné aux jeunes Soviétiques, craignant que le déclin de
l'URSS dans le contexte de la déstalinisation n'entraîne des
sentiments anticommunistes en Allemagne de l'Est.
La gestion de la réconciliation par les hommes
politiques se concrétise donc par des discours rassemblant le peuple
autour d'un récit national monolithe. Pourtant, la réconciliation
exige également que la justice fasse son office.
L'Etat en transition ne pouvant pas nécessairement
juger seul ses ressortissants à cause de la faiblesse de ses
institutions, les Nations Unies créent, pour les violations du droit
international humanitaire les plus graves, des Tribunaux Pénaux
Internationaux (TPI), dans le but de rétablir la paix civile en assurant
la sécurité des victimes d'exactions. Ils sont chargés de
poursuivre des faits juridiquement qualifiés et particulièrement
graves,à propos desquels les professionnels du droit décident de
la peine à appliquer à des individus et en contrôlent
l'exécution. Ces tribunaux évitent notamment les risques
d'exécutions sommaires ou de procès approximatifs comme dans le
cas du Rwanda, immédiatement après le génocide.Dans le
cadre de leur contribution à la réconciliation, ils racontent
eux-mêmes une histoire. L'un des exemples les plus flagrants restela
grâce des SS alsaciens ayant participé au massacre d'Oradour-sur
Glane, leur mise hors de cause ayant été l'occasion de
sensibiliser l'opinion au problème tragique des
« Malgré Nous ».
Notons cependant que dans certains cascomme celui du
Mozambique, de tels tribunaux sont jugés inutiles : les parties
ennemies étant, à des degrés comparables, responsables de
graves violations des Droits de l'Homme, les négociations assorties
d'une bonne « démocratisation » du pays
suffisaient.
3 : L'empathie : le storytelling
relationnel
Si la coexistence est souvent impulsée par les hommes
politiques, la véritable réconciliation est plus facile si les
parties trouvent un intérêt commun, susceptible de les lier et de
leur faire voir le conflit sous un autre angle, qui permet de garder un
équilibre entre les besoins des individus et ceux d'une
société. Cette possibilité peut être
envisagée grâce à l'empathie.
Etymologiquement, le mot « empathie »
vient du concept allemand d'Einfühlung, qui désigne la
projection d'une personne dans les sentiments de l'autre. En pratique, il ne
suffit pas d'éprouver les mêmes sentiments que l'autre, mais
également de pouvoir distinguer ses propres émotions et celles de
l'autre pour comprendre sa vision du monde. Certains sociologues
désignent sous le terme de « perspectivisme » cette
mise en perspective d'une situation selon ses divers acteurs. Pour certains
chercheurs, l'empathie implique deux agents : un thérapeute et un
patient,les notions de « patient » et de
« thérapeute » pouvant être assimilées
à un groupe humain ayant subi le trauma d'une crise politique violente.
Ainsi, Dennis Sandole, professeur à l'Institute of Conflict's Analysis
and Resolution,définit l'empathie comme « the traditional
psychological approach to understanding, particularly as it had been applied in
the therapeutic setting in which one of the actors (the therapist) was faced
with the task of understanding the worldview of the other (the patient) and
communicating this understanding to that person »43(*).
Concrètement, ce lien entre thérapeute et
patient se retrouve de plus en plus fréquemmentdans la multiplication
des groupes de paroles.
Ainsi, dans une société en conflit, chacun a
tendance à proposer un récit mettant en valeur son propre camp au
détriment de l'ennemi. A titre d'exemple, dans sa chronique quotidienne
du 28 juillet 2014, l'hebdomadaire Courrier International invitait le
lecteur à confronter deux articles abordant l'opération militaire
« Bordure protectrice », alors en cours. L'un était
rédigé par la journaliste israélienneSofia Ron-Moria,
chroniqueuse au journal de droite nationaliste Makor Rishon, et
l'autre par une militante palestinienne vivant au Canada, Rana
Abdoulla44(*).
Malgré leur aspect un peu caricatural, ces deux articles
reflètent bien l'opposition entre deux récits inconciliables.
Ainsi, Sofia
Ron-Morias'oppose fermement à certains députés de gauche
à la Kneset,qui attribuent à Israël la responsabilité
de la situation à Gaza : « Nous, Israéliens,
payons des impôts et élisons des gouvernements qui se soucient de
la sécurité personnelle de leurs concitoyens en leur offrant des
abris et des chambres sécurisées contre les missiles. Les
Gazaouis, eux, ont élu le Hamas ».
Pour la défense des intéressés, la
militante palestinienne affirme :« Israël (...) est un pays
qui a envahi et violé les terres de ses voisins. Qui mobilise des tanks
et des avions contre des civils désarmés. Un pays qui parque des
gens dans des ghettos. Un pays qui, en attaquant les transports civils dans les
eaux internationales, viole ouvertement les résolutions des Nations
Unies, sans pour autant se voir retirer son adhésion ».
Même si la publication conjointe de deux visions
différentes est un bon point pour le perspectivisme, l'objectif de
l'empathie est d'apaiser ce genre de conflit de storytelling. Le Proche-Orient
a ainsi vu naître des groupes de paroles très actifs, tels que
« Jerusalem Story » et « Writing Our Shared
History ». D'autres ont vu le jour en Irlande et au Rwanda. Dans ces
groupes, les partisans d'un camp doivent être capables de raconter leur
histoire en découvrant et en tenant compte de celle de l'autre. Sandole
observe d'ailleurs que pour être réceptif à un
récit, les individus doivent avoir plus envie d'apprendre que de
rechercher la vérité. Des capacités d'ouverture, de
créativité et d'écoute sont donc nécessaires
à chaque personne qui souhaite participer à l'imagination d'un
récit accepté et partagé entre les anciens adversaires,
chacun étant à la fois thérapeute lorsqu'elle
écoute les autres et patient lorsqu'elle s'exprime elle-même.Cette
confrontation est censée modifier les idées initiales du
patient : en apaisant les sentiments qu'il éprouve grâce
à leur expression et à leur analyse profonde, elle est
censée provoquer la catharsis qui pourra l'aider à surmonter son
traumatisme.
Les groupes de paroles s'inscrivent dans le concept de
« médiation narrative », selon lequel chaque
ressortissant peut contribuer à améliorer l'avenir d'une
société en transition. Ils sont composés d'individus
ordinaires issues des parties en conflit et dirigés par un
médiateur, de préférence extérieur aux
événements. Ce dernier tente de permettre aux participants
d'écrire, au sens propre, un récit du conflit sur lequel ils
s'accordent tous. Le médiateur se fonde sur sa propre vision du conflit
pour choisir les questions sur lesquelles doivent porter la discussion. Le but
n'est pas nécessairement d'établir la vérité, mais
plutôt d'écouter l'interprétation des faits par chaque
personne. L'objectivité du médiateur est donc capitale dans le
processus, et se concrétise par une totale distinction entre sa vision
du conflit et celles qui seront synthétisées à la fin du
débat - ce travail de synthèse étant soigneusement
laissé aux participants.
Les participants sont invités, sans y être
obligés, à raconter comment ils ont vécu la crise, mais
aussi les conséquences qu'elle a sur leur vie actuelle. Les idées
sont ensuite couchées par écrit, une attention
particulière étant accordée à structurer les
pensées de chacun, tout en restant fidèle aux mots qu'il emploie.
Celui qui a lancé une idée devient l'arbitre du thème,
mais l'idée est offerte à tous de telle façon que tout le
monde puisse se l'approprier. A ce stade, notons que si deux personnes
impliquées dans les mêmes événements n'ont pas
nécessairement la même interprétation du conflit, elles
parviennent parfoisà la même conclusion par des chemins
différents.
Puis, chacun est invité à proposer les
thèmes de structuration, les groupes ayant des idées communes
pouvant être réunis en un seul. La mise en perspective peut alors
changer, mais les participants sont, en règle générale,
plus ouverts à la nuance de leurs positions qu'au début du
dialogue. Une fois la synthèse faite, les autres groupes peuvent
également poser des questions pour l'éclairer.
A titre d'exemple, Sandole évoque le projet
« Jerusalem Stories » initié en 2002 à
Tantour, dans les environs de Bethléem, par la praticienne des
résolutions de conflits Carol Grosman. Intéressée par le
rôle du storytelling dans les processus de paix, Grosman était
convaincue que les histoires individuelles pouvaient provoquer l'empathie entre
des camps opposés et prouver que chaque individu souffrait du conflit.
Elle avait donc enregistré 70 témoignages de personnes
résidant à Jérusalem, choisissant cette ville à
cause du symbole qu'elle représentait pour les chrétiens, les
juifset les musulmans. Elle était assistée par le photographe
Lloyd Wolf pour immortaliser certains moments de leur quotidien. Les
récits des témoins étaient très divers, se
focalisant parfois sur les moments historiques du conflit (guerre de 1948,
guerre des Six Jours, Première Intifada...) ou bien relatant leur vision
du conflit et son impact sur leur vie. Son groupe de parole, composé de
dix Palestiniens et de dix Israéliens, s'est inspiré de ce
travail pour élaborer un récit commun et une exposition
susceptibles d'être présentés devant un public.
Durant les présentationsde son exposition en
Israël et dans les « Territoires », l'équipe de
Grosman lisait les récits, chacun d'eux étant traduits en
simultané. A la fin, le public pouvait rester pour voir l'exposition des
photographies de Wolf. « Our research on our live performances showed
that the work was effective and that it made a positive impact on audiences
»45(*), estime Carol
Grosman46(*).
Elle a en effet pu remarquer que des conversations
s'engageaient dans le public entre juifs et arabes. Quant à savoir si ce
projet pouvait aider ces deux groupes à se réconcilier,
l'instigatrice du projet cite Rabbi Tarfon dans la Michnah :
« Tu n'es pas obligé de venir à bout de la tâche,
mais tu n'es pas libre l'éviter ». « For me, this is
doing my part to assist in reconciliation between Israelis and Palestinians
»47(*),
conclut-elle.
Actuellement, la réconciliation semble lointaine, le
conflit ayant monté d'un cran dans la violence. Pourtant, des familles
israéliennes et palestiniennes ayant perdu des prochesdans la guerre
continuent de se réunir tous les soirs devant la
cinémathèque de Tel-Aviv pour promouvoir la paix48(*). Le but est « de
connaître l'autre côté, comprendre ses difficultés,
de la même manière qu'eux doivent nous
connaître », commente une participante de ce véritable
forum.
L'ancien ambassadeur et historien Elie Barnavi estime que ces
réunions n'ontque peu d'impact sur les décisions politiques, mais
que leur multiplication permet d'instaurer une « culture de la
paix ».« Je pense qu'il y a deux types de personnes,
ajoute-t-il. Celles qui voient derrière l'homme l'ennemi et celles qui
voient derrière l'ennemi, l'homme ».
Ces propos résument bien le changement qui
s'opère une fois que l'empathie s'est installée. Sandole constate
d'ailleurs que le but d'un tel dialogue n'est pas de rendre communes les
idées différentes de chacun, mais plutôt de créer
quelque chose de nouveau par le biais d'un travail commun.
Les victimes d'un conflit peuvent elles-mêmes
décider de créer des groupes de paroles, pour pallier lemanque de
structures étatiques qui pourraient répondre à leurs
besoins. C'est le cas du « Haven Victims Support Group »,
qui assiste les personnes qui ont souffert du conflit en Irlande du Nord. Ce
groupe fait partie des nombreuses initiatives du New Voice Program,
destinées à aider les individus à partager leurs histoires
personnelles sans avoir le sentiment de subir l'enquête d'un juge ou
l'examen d'un psychologue ou d'un psychiatre. En effet, les participants
cherchent essentiellement à se sentir moins isolés et compris par
les autres. Ainsi, une femme unioniste dont le fils a été battu
à mort en prison hésite à aller voir un psychiatre que lui
a conseillé son mari : « What does she know about me? She
didn't have her son murdered. (...) I know that they're qualified people. But I
think the only people who can really help victims are people who have gone
through the same experiences»49(*).
En revanche, à propos des groupes de paroles, elle
observe : « It all started with Thelma [un autre membre du
groupe]and myself getting together; we needed help and we didn't know where to
go to get it. (...)whenever I met up with Thelma and Anne I was able to get rid
of a lot of frustration that I was carrying within myself. Because I had had
nobody to speak to. And Thelma was on the same wavelength as me, because she
had lost a son too»51(*).
Mais c'est à l'occasion d'une rencontre avec des
prisonniers républicains qu'elle a compris qu'ils avaient
également souffert du conflit :« I met Republican prisoners --
you know, on the visits? -- and they were saying: « We're very, very
sorry to hear about your son.» But that's the way it was in prison.
Republican prisoners were coming to me and saying they were very sorry to hear
about my son -- and they were genuine about it too. Yes, we're definitely going
to have to listen to the other side too»52(*).
De même, une autre personne
raconte :« While I was in prison if something came on like...
that Enniskillen bombing, everybody was crying, everybody. Catholics and
Protestants, in the Maze prison hospital. I'll never forget that. I made good
friends in there. Protestants and Catholics, and their stories are the same as
ours »53(*).
Cependant, de tels groupes de parole peuvent être
organisés par des ONG. C'est le cas au Rwanda avec l'association
Handicap International, qui a mis en place un projet de
« santé mentale communautaire ». L'idée
développée par l'association était que toute
communauté était capable de créer sa santé mentale,
chacun pouvant donc être la source d'une bonne santé mentale
commune. Dans ce but, elle a créé des groupes de personnes
susceptibles de nouer des liens grâce à un passé ou
à des besoins communs (victimes de viols, malades du Sida, jeunes...).
C'est dans ces groupes qui ne tiennent volontairement pas compte du
caractère ethnique (ce genre de division ayant nourri le
génocide) que les Rwandais peuvent trouver des solutions à leurs
problèmes, qu'ils soient psychologiques ou matériels.«
J'aime les enfants, voir quand ils vont cultiver. Ils se racontent leur vie,
leurs histoires du passé (...)C'était difficile avant, ils ne
parlaient pas de ça en groupe de parole », commente le
responsable d'une équipe d'enfants travaillant dans les champs54(*).
Ainsi l'association Handicap International a-t-elle
distingué trois principes qui fondent les objectifs actuels des
Rwandais : exister (kupaho), posséder (gutunga)
et vivre heureux en paix dans la prospérité
(gutunganirwa)55(*). Le récit émanant de ces groupes de
paroles résulte en général d'une superposition
d'expériences particulières, que Valérie Rosoux associe
à une mosaïque.
« Le pouvoir de la narration, observe Nicole Girou,
réside dans sa capacité à capturer des expériences
complexes qui combinent les sens, la raison, l'émotion et l'imagination
dans un résumé dense qui peut être reconstruit en partant
de l'une ou l'autre de ces parties ». Ici, le storytelling est en
effet utilisé pour structurer un enchevêtrement
d'expériences différentes tout en tenant compte de toutes les
idées auxquelles tiennent les individus. Dans les entreprises, ces
initiatives sont connues sous le nom de « storytelling
management » et se révèlent essentielles pour leur bon
fonctionnement. En effet, les confrontations permettent, non seulement
d'atténuer les souffrances psychologiques des individus, mais aussi de
répondre à leurs besoins. A l'inverse, Christian Salmon observe
que le silence dit « organisationnel » ou
« systémique », entraîne une perte
d'informations concernant des problèmes potentiels et serait responsable
de 85% des échecs des entreprises56(*).
Les ONG jouent également un rôle important pour
organiser en toute sécurité des rencontres entre les populations
rivales et les engager dans des activités communes. L'Etat ruiné
par le conflit ayant besoin de nouvelles infrastructures (hôpitaux,
écoles, routes...), celles-ci sont parfois reconstruites par des groupes
composés d'individus appartenant à toutes les parties
opposées. Le travail de reconstruction rendant la communication
obligatoire, les anciens ennemis apprennent à créer de nouveaux
liens sur des bases purement pragmatiques (donner et recevoir des ordres,
expliquer, rendre compte...). Ces initiatives sont essentielles car elles
permettent aux participants d'acquérir une meilleure confiance en eux et
d'améliorer la situation financière de leurs familles. Au Rwanda,
Handicap International a permis la création de groupes de personnes
chargées de trouver les moyens d'acquérir une autonomie
financière. Ces groupes ont donc eu la possibilité de travailler
ensemble sur des activités génératrices de revenus, comme
l'agriculture, l'artisanat ou le commerce.
En Israël, l'association de kibboutzim Givat Haviva
propose des activités similaires dans l'espoir d'améliorer le
système démocratique du pays et d'initier Juifs et Arabesà
la coexistence pacifique. Recherchant un avenir partagé à long
terme, l'association organise des espaces de discussions et d'apprentissage de
la vie courante (citoyenneté, rôle des parents dans
l'éducation des enfants, relations entre amis...). Durant
l'été 2012, elle a même organisé un voyage de trois
semaines à New York, durant lequel les participants ont pu rencontrer
des Etats-Uniens de toutes confessions et origines et visiter le quartier
général de l'ONU57(*). Pour les étudiants, l'association dispense
également des cours d'éducation civique dans des classes non
mixtes, suivis de séminaires permettant des rencontres entre
étudiants israéliens et palestiniens pour qu'ils puissent en
débattre.
Pour répondre à cet objectif d'empathie, les
Etats peuvent également créer des instances moins
répandues que les groupes de parole. Ce sont les commissions
vérité et réconciliation (CVR), qui réunissent
elles aussi des membres des parties en conflit, mais ces derniers ont pour
mission d'aller au contact de la population pour recueillir des
témoignages. Comme les groupes de parole, ces mécanismes semblent
plus aptes que les TPI à provoquer l'empathie, car d'assise locale.
Contrairement aux TPI, les commissions vérité
fondent leurs objectifs sur l'idée que tout être humain vivant
grâce à ses relations avec les autres, tout litige doit être
réglé par le compromis, le but final étant
d'améliorer les relations sociales sans nécessairement revenir
à celles qui existaient avant le conflit.Les commissions
vérité et réconciliation sont en effet des instances non
juridictionnelles,chargées d'enquêter sur des violations des
Droits de l'Homme après un conflit ou une dictature. Elles peuvent
organiser des confrontations entre victimes et bourreaux, celles-ci permettant
de mieux comprendre la complexité des expériences vécues
durant la période en cause et d'en tirer les leçons. Dans
certaines d'entre elles, ces rencontres sont limitées pour plusieurs
raisons. La plupart du temps, le recueil de témoignages se fait
grâce à des questionnaires préétablis, seuls 5
à 10% des victimes étant auditionnées58(*). De même, en cas
d'atteintes sexuelles, de telles confrontations ne sont pas souhaitables, les
victimes désireuses de témoigner pouvant subir de nouveaux
traumatismes, voire être identifiées et rejetées par leur
communauté. Enfin, certaines commissions comme celles du Guatemala ou du
Maroc ont garanti l'anonymat aux victimes et à leurs bourreaux, se
jugeant incompétentes pour apprécier la culpabilité ou
l'innocence despersonnes qui auraient pu être désignées par
les victimes. Les effets positifs de l'empathie sont donc structurellement
limités.
En revanche, quand les audiences et les confrontations sont
publiques, victimes et agresseurs tentent plus volontiers de se comprendre l'un
et l'autre, ce qui est censé permettre les réconciliations.
C'était le cas de l'Afrique du Sud où chacun pouvait s'exprimer
dans la langue qu'il maîtrisait le mieux, ces confrontations étant
facilitées par des traducteurs. Mais c'est une autre option qui a
été proposée par la CVR de Colombie, qui place les
victimes dans une pièce isolée munie d'un écran de
télévision, de manière à ce que les
réactions émotives ou agressives n'altèrent pas le
récit.
Les médias jouent également un rôle
important dans le travail des commissions vérité. En sus des
comptes-rendus qui ne manquent pas de mobiliser la presse écrite,les
audiences sont souvent retransmises à la télévision ou
à la radio, au bénéfice de ceux qui ne peuvent pas se
déplacer. Non seulement ils font sortir de la salle d'audience les
émotions qui y sont ressenties, pour les rendre perceptibles à
l'échelle d'un pays, mais ces dernières suscitent souvent des
débats dans la société entière. Certaines
commissions comme celle de Colombie, produisent même leurs propres
documentaires à destination du public.
Par une sorte de tour de passe-passe, cette
« nationalisation » de l'empathie via les
médias est censée conduire au pardon général. Cela
est malheureusement rarement le cas, surtout lorsque les réparations
matérielles promises sont négligées pour cause de
priorités économiques. Cette clémence forcée,
associée à l'amnistie de ceux qui ont avoué leurs crimes,
est encore aujourd'hui, en Colombie comme en Afrique du Sud, une source de
tensions.
Paradoxalement, ce sont les groupes de parole qui ont les
effets les plus positifs. Au-delà de leurs bienfaits psychologiques,
c'est souvent grâce à eux que des solutions sont proposées
pour permettre à la société en transition de vivre dans de
meilleures conditions matérielles, comme nous l'avons vu plus haut dans
le cas du Rwanda.
Enfin, les mediatentent de nationaliser l'empathie en
confrontant différentes visions du conflit.Les plus susceptibles de
susciter des débats de nature à ouvrir les esprits et à
transmettre l'empathie sont ceux qui invitent les individus à commenter
leurs publications sur des sites internet ou par téléphone lors
d'émissions. Ces initiatives sont cependant canalisées par la
sélection faite par les « modérateurs » ou
les standards, la tendance étant souvent de refléter la vision la
plus conformiste. La pénalisation du responsable des publications en cas
d'opinions peu conformes au « politiquement correct »
risquant d'accentuer cette tendance.
Durant un conflit, les médias sont couramment soutenus
par des groupes puissants (partis politiques, lobbies oucapitaines
d'industrie), qui leur demandent d'adopter des positions favorables au
développement de récits simplistes, voire incohérents.
Dans la mesure où leur indépendance et leur liberté sont
garanties, les médiaspeuvent pourtant contribuer à la
réconciliation nationale, sans nécessairement la promouvoir
explicitement, par le fait qu'ils sont censés faciliter la transparence
des institutions grâce à leur rôle de contre-pouvoir.
D'autre part, ils permettent à l'opinion publique de se nourrir en
l'informant des nouvelles parutions en librairie ou des recherches
scientifiques prometteuses. Ils permettent également de
synthétiser la situation politique aux yeux des étrangers.
Leur liberté garantissant leur succès, les
médias doivent être seuls maîtres des sujets qu'ils
évoquent et ne sont donc pas mandatés pour promouvoir la paix.
Cependant, beaucoup le font de manière explicite, à commencer par
les nombreuses radios créées au lendemain de conflits. Un de
leurs objectifs les plus importants est de sensibiliser la population aux
activités des associations humanitaires ou d'aider des personnes
déplacées à entrer en relation avec leurs familles.
Il est parfois utile de créer des stations de radio ou
de télévision dirigées par des instances internationales
ou des ONG. A titre d'exemple, l'ONU dispose de sa propre fréquence dans
de nombreux pays en situation de crise comme le Libéria, la
Sierra-Leone, la République démocratique du Congo ou le Cambodge.
Ces radios se révèlent parfois les seules sources d'information
un tant soit peu pluraliste concernant les conflits. A titre d'exemple, celle
du Cambodge a abordé des sujets que les médias locaux ne
voulaient pas traiter, comme les massacres perpétrés contre la
minorité vietnamienne59(*). En RDC, elle diffuse deux fois par jour une
émission baptisé Gutahuka (Rentrer chez soi), pour
encourager les rebelles rwandais à quitter le Congo et regagner leur
pays. La programmation mêle des témoignages de rebelles
déjà rentrés et des messages de familles à la
recherche de ceux qui sont encore au Congo. Elle incite également les
anciens combattants à rendre leurs armes en leur expliquant les
modalités du désarmement. C'est parfois le seul moyen de mener
à bien cet objectif, le mode de vie nomade des soldats les rendant
très difficiles à approcher et à informer
individuellement. Sans être des acteurs directs du storytelling, ces
émissions créent un « fond sonore » qui va
dans le sens d'une attention mutuelles portées aux parties en
présence.
D'autres émissions à vocation
réconciliatrice confrontent plusieurs auditeurs dans une discussion afin
de trouver une solution à un problème actuel, à l'instar
des groupes de paroles. Patrick De Favre Bintene définit les programmes
à vocation réconciliatrice comme « des émissions
d'information générale sur des thèmes controversés
ou sur des problèmes de société, traités dans une
optique d'intégration, de réconciliation nationale et/ou de
cohabitation pacifique »60(*).
Certaines ONG ont des initiatives plus originales, où
la réalité est confrontée à la fiction. C'est le
cas du Search For Common Ground (basé dans plusieurs pays
essentiellement africains) qui propose notamment des bandes dessinées
sur des thématiques de paix comme les élections, la lutte contre
l'impunité et le processus DDR(Désarmement,
Démobilisation, Réinsertion). L'ONG produit également des
séries télévisées comme Equipe, qui
raconte l'histoire d'une équipe de football féminin dont les
membres sont confrontées aux enjeux d'un conflit qui peut s'apparenter
à celui de la RDC (violences sexuelles, impunité, corruption,
réconciliation...), tout en menant leur équipe vers la victoire.
Le slogan « Si on ne collabore pas, on ne marquera pas »
résume bien le storytelling appelant à la coexistence et à
la coopération. De même, le feuilleton radiophonique Notre
voisin, notre famille, met en scène la vie quotidienne de deux
familles burundaises, évoquant des tabous comme le viol, le Sida ou le
retour des réfugiés, ces enjeux étant mis en scène
autour du thème de la fraternisation.
Souvent, l'empathie a beau gagner certains individus, il est
difficile de créer une empathie nationale. Un survivant ne se retrouve
pas toujours dans le récit d'un de ses compatriotes, fût-ilde son
propre camp.Ainsi, une survivante du génocide rwandais
observe :« Un rescapé, c'est quelqu'un
d'exténué à qui on ne peut pas demander d'identifier son
drame à d'autres drames du Rwanda »61(*).
Même dans un cas où l'empathie est
nationalisée, comme en Afrique du Sud avec la croyance de
l'hubuntu (« humanité commune »), elle
n'est pas nécessairement liée au pardon pour la victime, de
même qu'elle n'empêchera pas toujours la récidive du
bourreau. Elle ne mène d'ailleurs pas forcément une
société vers l'harmonie et la réconciliation, si la
culture du conflit est trop présente. Pourtant, les initiatives
destinées à provoquer l'empathie invitent l'individu à
ouvrir son esprit sans nécessairement remettre totalement en cause sa
propre perception du conflit.
Deuxième partie : La transmission du
récit officiel : un conflit entre l'histoire et la
mémoire
En première partie, nous avons étudié
comment le récit d'un conflit ou d'une tyrannie pouvait être
fabriqué par l'Etat ou ses ressortissants. Il convient à
présent de comprendre comment il se transmet aux
générations futures et à l'étranger.
La transmission du récit peut s'accomplir au sein de
groupes sociaux qui en limiteront la portée, être dirigée
par des historiens qui dépassionneront les souvenirs des individus en
les vérifiant et en les analysant, ou encore par l'Etat qui
décidera d'offrir un monument commémoratif ou de consacrer une
cérémonie commémorative à des personnes ou à
un événement du passé. Nous verrons donc les moyens par
lesquels le récit peut être véhiculé, à
savoir l'éducation et les commémorations.
1 : Par l'éducation : entre le
storytelling et sa fabrication
En cas de cultures très différentes au sein d'un
même peuple, l'éducation fait partie des instruments d'union
nationale les plus efficaces. Elle permet de lier les cultures à une
base de références et d'idées communes tout endissipant
certaines idées reçues. Ce sont les hommes politiques, parfois
les organisations cléricales, qui conduisent l'éducation en
définissant des programmes d'enseignement dans les écoles ;
ceux-ci étant nécessairement orientés à dessein
pour servir la politique du pays - ou de l'entité religieuse. C'est pour
cette raison qu'elle peut tout aussi bien être un facteur de paix qu'un
facteur de guerre. Mais nous nous bornerons à étudier
l'éducation censée réconcilier les individus. Ainsi, pour
Jeanne Bordeau, « le storytelling est avant tout un canal
d'information, de pédagogie et de proximité pour rendre
accessible des notions parfois complexes, lointaines, voire
étrangères à des publics variés ». Or
c'est aussi la base de l'éducation, dans laquelle le storytelling joue
un rôle particulier, car parfois, en plus de l'apprendre, les
élèves le fabriquent, gardant leur esprit critique. Pourtant,
dans certains cas, l'apprentissage de la réconciliation donne lieu
à un storytelling dogmatique, condamné à
l'échec.
Une première méthode d'éducation consiste
en effet à inculquer un storytelling dogmatique dans l'esprit des
élèves. C'est le cas au Rwanda, où l'école n'est
accessible à tous que depuis peu de temps. En effet, avant la
colonisation, elle était réservée aux élites
tutsis.A cette époque, les manuels d'histoire et d'éducation
civique prônaient une politique discriminatoire qui justifiait le
maintien dans l'analphabétisme une partie de la population - facteur qui
nourrira la haine ethnique. La population avait alors perdu tout esprit
critique, à tel point que lors du génocide, beaucoup de criminels
avoueront ne jamais s'être demandés pourquoi il fallait tuer les
Tutsis62(*). En 1995, une
conférence nationale prévoyant un nouveau programme
d'éducation pour le Rwanda, recommande « que dans les meilleurs
délais, les bureaux pédagogiques, l'Institut de Recherche
Scientifique et Technologique et l'Université nationale du Rwanda
collaborent à la publication d'un manuel d'histoire du Rwanda qui
permette de réhabiliter certaines vérités historiques qui
ont été sacrifiées au profit des manipulations
idéologiques »63(*).
Le gouvernement se focalisant sur les objectifs d'unité
et de réconciliation, l'histoire du Rwandan'est pratiquement pas
enseignée, son étude ayant été une source de
tensions ethniques avant le génocide. Le récit
fédérateur se concentre sur l'unité commune de la
population rwandaise avant la colonisation, niant les différences
ethniques au profit de l'unité des Banyarwanda (ensemble des habitants
du pays, sans distinctions), de leur langue et de leurs croyances ancestrales.
Les seuls éléments historiques enseignés au Rwanda sont
donc des épisodes démontrant et encourageant cette unité.
Le gouvernement distingue trois périodes d'étude : le Rwanda
précolonial, le Rwanda colonisé et le Rwanda postcolonial. Avant
la colonisation, affirment les manuels, les Rwandais faisaient fi de leurs
différences ethniques et partageaient un sentiment commun de
patriotisme. A présent, les divisions ethniques produites par
l'arrivée des colonisateurs belges sont déclarées abolies
et les Rwandais sont invités ày renoncer à jamais.
Hormis les cas de storytelling dogmatique, il existe d'autres
exemples de pays en conflit où l'éducation donne la
possibilité aux élèves d'avoir un esprit critique et
même de participer à la fabrication du récit. Dans ce cas,
il est important d'évaluer le rôle de l'Etat sur la
rédaction des manuels scolaires. Nous étudierons ensuite les cas
de manuels communs à plusieurs groupes, voire à plusieurs
pays.
Le politologue Yohanan Manor observe que les manuels scolaires
peuvent avoir vocation à « dicter, orienter ou superviser un
enseignement », ces trois verbes traduisant un degré
d'influence différent selon les pays.De fait, en Israël, on observe
les deuxpratiques : le ministère de l'Education israélien
sélectionne les manuels rédigés par des éditeurs
privés, mais son homologue palestinien dicte lui-même
l'enseignement qui doit apparaître dans les manuels, qu'ils
émanent de lui ou de l'United Nation Relief and Work Agency.
Les mêmes tendances sont observées en Asie :
au Japon, les manuels sont édités par des entreprises
privées, puis autorisés par le ministère de l'Education.
Leur utilisation est imposée, mais les enseignants peuvent en faire une
base de travail ou s'en servir comme complément de leurs propres
sources. En Chine et en Corée, le ministère de l'Education se
charge de rédiger les livres, dont l'utilisation est obligatoire.
Pour obéir à l'article 9 de sa Constitution qui
déclare le Japon nation pacifiste, le gouvernement raye des manuels
d'histoire toute allusion au rôle de l'armée japonaise dans les
guerres du XXe siècle. Ainsi, le manuel Kuni no
Ayumi (« Les Progrès de la nation »),
écrit par Ienaga Saburo, et qui insiste sur ce point, fait l'objet de
nombreuses critiques, y compris chez les historiens progressistes. Pourtant, le
professeur Mitani Hiroshi considère que les manuels japonais sont les
moins touchés par la propagande idéologique, dans toute
l'Asie64(*).
Concernant les manuels israéliens, Yohanan Manor
distingue trois générations de récits historiques65(*). De 1945 à 1967, le
récit national enseigné était simpliste
etconsidérait les Arabes comme des « sauvages », des
« provocateurs », des
« terroristes »...Le vocabulaire des livres scolaires
était donc loin d'être neutre : les rédacteurs,
sionistes, évoquaient les premiers Juifs arrivés en Israël
en parlant de « pionniers », alors que les Palestiniens les
considéraient comme des « terroristes ». De
même, les Juifs appelaient le conflit de 1948 la « guerre
d'Indépendance », alors que pour les Palestiniens,
c'était la « Catastrophe » (Naqba).
La deuxième génération de manuels
(1967-1985) présente une histoire du conflit moins tendancieuse, et
donne plus d'informations sur les Arabes, divisés en plusieurs peuples.
Ils adoptent même l'appellation « Palestiniens »,
niée jusqu'alors.
Depuis la fin des années 1980, l'éducation est
cependant considérée comme un outil pouvant faciliter la
coexistence entre Israéliens et Palestiniens grâce à une
meilleure compréhension du récit exprimé par la partie
adverse. Dans ce but, les manuels israéliens racontent souvent
l'histoire du sauvetage d'un Juif par un Arabe. Certains évoquent
également les réfugiés en juxtaposant les situations des
Juifs durant la seconde guerre mondiale, des Palestiniens depuis 1948 et des
Rwandais depuis le génocide.
En Irlande, pour répondre au même objectif, le
christianisme est utilisé comme socle commun, sachant qu'il a toujours
été très présent dans l'éducation. Ainsi, en
1921, lors de la division du pays, les écoles, bien que financées
par les Etats (Royaume-Uni et République d'Irlande), étaient
contrôlées par les églises, tout mélange entre les
confessions étant par conséquent exclu. Déjà
à l'époque, la préoccupation majeure du ministre de
l'Education, Lord Londonderry, concernait l'influence de la religion sur
l'enseignement, et en 1923, une loi interdisant les cours de religion fut
promulguée. Elle se révéla très vite inefficace,
chaque Eglise contestant la compatibilité de l'éducation
laïque avec les besoins prétendus de la société
irlandaise. De fait, la première école
« intégrée» (« fostering
school ») n'a ouvert ses portes que bien plus tard, en 1981.
Financée par les parents, elle rassemblait à parts relativement
égales des élèves, des enseignants et des membres du
personnel catholiques et des différentes confessions protestantes, et
avait pour objectif d'inaugurer un système où l'école
serait un lieu de convergence entre les deux communautés. En 1989, alors
qu'on comptait dix écoles mixtes, le gouvernement aadopté des
lois transférant le financement de ces écoles à l'Etat,
pour améliorer leur fonctionnement et encourager les parents à y
inscrire leurs enfants. Aujourd'hui, on dénombre 96 écoles
mixtes,et la majorité des parents est favorable à ce mode
d'enseignement, l'éducation commune des élèves des deux
confessions n'étant pas le seul motif de ce changement. En effet, les
élèves ne sont ni répartis en fonction de leurs
capacités intellectuelles ou manuelles, ni séparés entre
garçons et filles comme c'était le cas dans les écoles
religieuses. De plus, bien qu'étant dans des écoles mixtes, ils
bénéficient tout de même d'une éducation religieuse,
apprenant l'histoire du christianisme et les fondements de la morale
chrétienne. Mais ils sont également encouragés à
faire preuve d'ouverture sur les croyances des autres grâce à des
interprétations de la Bible qui vont dans ce sens. On voit ainsi le
Northern Ireland Curriculumsuggérer le recours à la
parabole de la Cananéennedont Jésus guérit la fille
malgré les remontrances de ses disciples (Evangile selon Matthieu,
15.21-28), pour démontrer que, quelle que soit sa culture, l'être
humain peut faire preuve de sagesse et d'intelligence66(*).
Ce manuel a été élaboré pour
permettre aux instituteurs d'enseigner à leurs élèves, de
manière concrète, comment vivre dans une société
multiculturelle. Il est divisé en trois sections définissant les
notions de préjugé, de sectarisme et de réconciliation,
avec des textes ou des activités illustratifs. Ainsi,parmi les textes de
la section sur le préjugé, figure un dialogue inspiré de
la parabole biblique précitée. Parmi les activités de
cette même section, on invite l'enseignant à regrouper les
élèves selon une distinction arbitraire. Ils sont ensuite
invités à deviner la nature de cette distinction, le jeu
étant censé leur apprendre qu'ils auraient pu appartenir à
de nombreux groupes différents. Une manière d'étudier les
notions de minorité et d'exclusion.
D'autres manuels scolaires ont été écrits
en commun par des entités en conflit. Il s'agit pour la plupart de
manuels rédigés par des historiens venant de deux pays qui ont
combattu l'un contre l'autre, mais ce genre de manuel pourrait avoir un bel
avenir à l'échelle nationale, comme c'est déjà le
cas en Israël et en Palestine.
Le premier livre de ce type est rédigé en 2001
par des historiens japonais et coréens, qui exposent les relations entre
leurs deux pays durant le XXe siècle. Mais malgré la
bonne volonté des auteurs, il a fait l'objet de nombreux
désaccords sur les périodes de tensions entre les deux peuples,
comme l'annexion de la Corée par le Japon. D'autres essais ont
abordé cette période, décrivant les relations entre le
Japon et la Chine ou celles entre la Chine et la Corée. Toutefois, les
historiens prenaient le parti de ne pas former de groupes mixtes lors de la
rédaction des chapitres,ni de discuter les divergences d'opinions.
L'histoire commune était donc un corpus de récits
indépendants, les auteurs se contentant de nuancer les
éléments controversés dans des notes de bas de page. Chung
Jei Jeong, un historien coréen ayant participé à ces
groupes, observe d'ailleurs qu'« il faut beaucoup de courage,
d'efforts, de patience et de sincérité pour publier, via
un projet commun,un livre d'histoire partagée entre des pays qui
à un moment donné se sont opposés ». De fait,
l'enjeu politique de ce genre de manuels est capital, chaque gouvernement
cherchant au contraire à préserver un récit national qui
fasse la fierté de la population. En effet, l'écriture d'une
histoire régionale semble plus complexe en Asie qu'en Europe à
cause d'une philosophie très nationaliste. Comment alors
préserver la réconciliation nationale tout en veillant à
internationaliser l'enseignement de l'Histoire ?
Le 23 janvier 2003, lors de la célébration du
quarantième anniversaire du traité de l'Elysée, un sommet
franco-allemand est organisé. Le Parlement des Jeunes, composé de
lycéens des deux pays et réuni pour l'occasion, est chargé
de trouver des idées pour améliorer les relations entre les deux
nations, celles-ci étant soumises à l'approbation des deux
gouvernements. L'une des initiatives les plus populaires, tout de suite
adoptée par les institutions étatiques, était de
réunir un comité d'historiens des deux pays pour écrire un
manuel franco-allemand d'histoire. Edité en 2006, le manuel comprend
trois volumes : le premier est consacré à l'histoire
contemporaine depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le deuxième
s'intéresse à la période s'étendant du
congrès de Vienne à 1945, le troisième est
réservé à la période qui s'étend de
l'Antiquité au Romantisme.Notons au passage que l'ordre des volumes
n'est pas chronologique, les rédacteurs semblant avoir
décidé de travailler en priorité les périodes les
plus difficiles à relater de manière objective.
Ce manuel est sensiblement différent de ses
précurseurs d'Asie-Pacifique, puisqu'il ne porte pas uniquement sur les
relations entre la France et l'Allemagne. Destiné aux lycéens, il
porte sur tout leur programme, de la seconde à la terminale. Le manuel
franco-allemand est donc une expérience inédite, jamais deux pays
n'ayant réussi à produire un manuel commun sans trop de
divergences d'opinions. Il permet d'ailleurs un rapprochement du passé
entre les deux peuples, ces derniers étant jusqu'alors marqués
par de fortes traditions nationales. Mais il n'est pas réservé
aux Français et aux Allemands et peut servir de base aux programmes
d'histoire de tous les pays européens. Aujourd'hui, il est d'ailleurs
utilisé dansde nombreux lycées, en particulier dans les sections
européennes et internationales.
En Israël, en 2002, le projet Writing Our Shared
History engageait 12professeurs d'histoire israéliens et
palestiniens dans l'écriture d'un manuel destiné à leurs
lycéens. Ayant remarqué que les discriminations et les besoins de
ré-humanisation de l' « ennemi » étaient
les mêmes dans la génération de leursélèves
que dans celle de leurs parents, ils destinaient leur projet à
éviter que ces relations conflictuelles ne contaminent les
générations futures. En effet, dans un système
éducatif encore très centralisé, les jeunes lisaient
encore beaucoup de livres à tendance sioniste ou pro-palestinienne,selon
leur origine. Assistés d'interprètes, les professeurs ont choisi
des événements importants de l'histoire de leur pays, comme la
déclaration Balfour, la guerre de 1948 et la Première Intifada et
se sont réunis en groupes mixtes pour en écrire le récit.
Si la plupart des professeurs juifs avaient déjà participé
à de tels groupes de parole, ce n'était pas le cas des
professeurs arabes. Pourtant, les récits de chaque groupe étaient
accueillis très positivement par les autres, qui se bornaient à
poser des questions sur la traduction d'une phrase ou à contester la
longueur d'une anecdote.
En 2003, un premier essai de livre était prêt,
mais lorsqu'ils en ont proposé la lecture à leurs
élèves, les réactions furent mitigées. Si certains
ont emporté le livre pour le lire chez eux, la plupart n'étaient
pas prêts à écouter le récit du conflit vu par leurs
adversaires. D'autres estimaient que l'histoire que leurs professeurs leur
racontaient ne correspondait pas à ce qu'ils vivaient,ni à ce que
leurs parents leur avaient enseigné. Les professeurs ayant recueilli ces
réactions ont donc décidé de rendre les récits plus
interdépendants, en faisant une sorte de tableau avec une colonne
attribuée au récit israélien et l'autre au récit
palestinien. Cela permettait aux élèves de se sentir libres
d'adhérer ou non au récit de la partie adverse ;le but
étant simplement qu'ils s'en fassent une idée précise et
en acceptent l'existence. L'opération eut plus de succès, si bien
que le travail s'est enrichi de récits additionnels comme celui de la
guerre des Six Jours.
Outre les manuels scolaires, les Droits de l'Homme sont
très largement évoqués dans le cadre de l'éducation
dans un Etat en transition. En Irlande, le programme « Education
for Reconciliation » a pour but d'enseigner aux
élèves l'histoire du pays et son vaste héritage culturel,
ainsi que les Droits de l'Homme dans la vie en société. Le
gouvernement fonde ce programme sur les trois principes de
l'interculturalité :l'égalité des individus devant la
loi, la neutralité de l'Etat et la reconnaissance de l'appartenance
commune à l'Humanité, et l'aspiration à la
réconciliation67(*).
L'association Amnesty International a mené de
nombreuses opérations d'éducation aux Droits de l'Homme dans le
monde entier et a publié récemment un guide pour fonder des
« Human Rights Friendly Schools». D'après ce
document, une école « compatible avec les Droits de
l'Homme » est « une communauté scolaire où
les droits humains sont appris, enseignés, appliqués,
respectés, protégés et promus. C'est un endroit où
tout le monde est intégré et encouragé à
participer, quels que soient sa situation ou son rôle, et où l'on
célèbre la diversité culturelle ».Le projet ne
consiste pas simplement à enseigner les Droits de l'Homme aux jeunes,
mais aussi à intégrer ces droits dans toutes les activités
scolaires et extrascolaires. Ainsi les élèves peuvent-ils
organiser des campagnes, jouer des pièces de théâtres ou
organiser des événements commémoratifs. Leur école
est également physiquement dédiée à ces droits, les
bâtiments qui la composent ayant souvent des noms en rapport avec eux.
L'ONG remarque que ce projet suscite chez les
élèves davantage d'esprit critique et une meilleure prise de
conscience des enjeux qui touchent la société dans laquelle ils
vivent. Au-delà de l'école, les élèves peuvent
également travailler avec la population de leur quartier à la
promotion des Droits de l'Homme. Les parents d'élèves prennent
également part à ce projet et peuvent organiser des
activités extrascolaires comme l'entretien de leur cadre de vie68(*). Les Human Rights Friendly
Schoolssont réparties dans de nombreux pays, y comprisen Afrique du
Sud, au Pérou et au Chili.
Notons que l'éducation aux Droits de l'Homme est
très liée à l'apprentissage du multiculturalisme, dans
lequel l'art « traditionnel » occupe une place primordiale,
comme dans le cas du Cameroun. Ainsi, la réunification du Cameroun
français et du Cameroun britannique mène à un processus de
réconciliation, freiné par le tribalisme de la
société camerounaise. Il s'agit donc pour les dirigeants du pays
de réconcilier non seulement les anglophones et les francophones, mais
également les tribus qui la composent. Dans ce but, le leader Paul Biya
promeut une sorte d'empathie artistique pour « passer d'une culture
inconsciemment vécue à une culture librement
pensée »69(*).
« Dans cette démarche, affirme-t-il, la
politique culturelle à proposer tendra à inculquer
progressivement aux Camerounais, au détriment de leur attachement actuel
aux seules cultures ethniques, une même échelle de valeurs, de
normes et d'usages sociaux ; cette action suppose à la fois la
nationalisation des originalités culturelles positives de nos ethnies
dans leurs expressions les plus variées (musique, danse, cuisine, moeurs
économiques) et une créativité intense ou inter-ethnique
(histoire, littérature, théâtre, etc.) »70(*).
Certains chercheurs comme Rafi-Nets Zengut et Martina Fisher
observent qu'avec le temps, les récits officiels des conflits sont plus
faciles à transformer, les générations suivantes
étant souvent plus ouvertes au changement que les témoins
directs. La transmission d'un conflit aux générations futures est
toutefois difficile, les valeurs morales d'une société changeant
avec les générations. Le travail du narrateur est donc
d'inculquer l'histoire du conflit sans les expliquer par les valeurs morales
d'aujourd'hui.
2 : Par les commémorations : entre le
storytelling institutionnel et le storytelling relationnel
L'étymologie même du mot
« commémoration »l'associe clairement avec
l'idée de se souvenir ensemble. En ce sens, les commémorations
permettent à des individus d'affirmer leurs liens à une histoire
commune. Pourtant, si cette expression a une signification logique pour les
témoins des événements, elle prend un sens certainement
moins évident pour leurs descendants ou pour les visiteurs
étrangers. En l'occurrence, il s'agit pour les survivants du conflit de
raconter une partie de leur vie à des tiers qui sont confrontés
à la difficulté de « sentir » un
événement qu'ils n'ont pas vécu. Pour ces derniers,
l'action commémorative est donc extrêmement réduite :
ils n'ont pas vécu le conflit et ne peuvent faire leur
l'expérience des témoins. Cette expérience et le
récit qui en est faite, pour peu qu'ils n'aient jamais vécu de
trauma comparable, restera donc une succession d'images et de mots,
peut-être émouvante, mais d'un ressenti abstrait. Ce dernier point
constitue donc le défi technique du storytelling dans les
commémorations : comment trouver dans l'expérience d'autrui
le sentiment commun qui fera jouer la corde empathique ?
Dans la première partie de ce travail, nous avons vu
comment on pouvait fabriquer un récit officiel. A présent, il est
nécessaire de comprendre par quels moyens il peut être transmis
aux tiers lors des cérémonies commémoratives et s'adapter
aux circonstances pour répondre aux nécessités politiques
du moment.
Le concept de commémoration regroupe des
activités très diverses, pouvant être organisées au
cours de cérémonies, dans des lieux dédiés aux
événements commémorés et même dans le monde
virtuel des multimédias.Pour le comprendre, il est important d'examiner
le conflit entre Mémoire et Histoire. L'historien Pierre Nora distingue
de manière explicite ces deux notions. Pour lui, la mémoire est
« un phénomène toujours actuel, un lien vécu au
présent éternel », tandis que l'Histoire est
définie bien plus négativement comme « la
reconstruction problématique et incomplète de ce qui n'est
plus »71(*).
Ainsi, la Mémoire est-elle considérée comme plus
accessible et plus vivante pour les individus, car elle est composée de
multiples récits qui font appel aux émotions. L'essentiel est que
ces émotions puissent être mises en parallèle avec
l'expérience du récepteur et mises en résonnance avec les
sentiments les plus universels (peur, angoisse, soulagement...).
Les cérémonies commémoratives ont d'abord
l'intérêt de rassembler tout un groupe sous le prétexte
d'une cause commune. Les repas, cocktails et vins d'honneur qui suiventle
rituel officiel, permettent de transformer la poignée de main symbolique
en véritable fraternisation. Les récits des adversaires se
croisent comme on le voit souvent lors de rencontres entre anciens combattants
de la seconde guerre mondiale. Dans des cas comme les guerres civiles de
l'Espagne et du Liban, il est même fréquent que les protagonistes
se sentent plus proches de l'ennemi d'hier que de leurs propres descendants qui
n'ont pas connu le conflit.
Une des cérémonies les plus emblématiques
reste la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, qui
réunit, un an après la prise de la Bastille, 200000 personnes au
Champs de Mars. Le but escompté de cette cérémonie
était de proclamer l'achèvement des remous de la
Révolution. Par un rituel élaboré pour l'occasion, les
trois « ordres » fusionnaient en musique en se
« fédérant » autour d'une toute nouvelle
monarchie constitutionnelle. Commencés le 14 juillet 1789, les
événements se concluaient effectivement une révolution
solaire plus tard. La Fête de la Fédération a tellement
marqué les esprits que son anniversaire a été
institué comme fête nationale française.
Mais d'autres cérémonies peuvent avoir un
caractère plus revendicatif et plus violent, comme les marches
orangistes en Irlande du Nord. Créé en 1795 à la suite des
affrontements ayant fait trente morts catholiques dans le comté
d'Armagh72(*), l'ordre
d'Orange organise le 12 juillet de chaque année un défilé
paramilitaire qui affirme l'unité et la domination protestante. Ces
marches commémorenten effet la victoire du roi Guillaume d'Orange sur
son rival catholique Jacques II, lors de la bataille de la Boyne en 1690. Bien
qu'unionistes, les Orangistes n'étaient que très peu soutenus par
le gouvernement britannique, qui désapprouvaient fort les
émeutes, parfois meurtrières, auxquelles menaient ces marches.
Plusieurs lois ont donc réprimé ces cérémonies
commémoratives ; mais pour les protestants, elles continuent
d'être le symbole de la survie de leur culture. Ceci posedonc le
problème des commémorations dont l'existence et le maintien
constituent une entrave au processus de paix.
Pour l'Etat, les cérémonies
commémoratives sont également un moyen de revivifier la
mémoire collective et de faire passer des messages de circonstance
à leurs ressortissants. Ainsi, au Rwanda, en 1995, la première
commémoration du génocide a donné lieu à la
bénédiction de ses premières victimes par un prêtre,
un pasteur et un imam, qu'elles soient hutues ou tutsies, puis à leur
inhumation73(*). L'Etat
avait d'ailleurs attaché beaucoup d'importance aux
Hutus« modérés »,assassinés juste
après l'attentat contre le président Juvénal Habyarimana,
du fait de l'influence qu'ils auraient pu avoir pour faire cesserles massacres.
Des T-shirts officiels, distribués pour la cérémonie,
portaient des inscriptions telles que « Nous avons besoins d'enterrer
nos morts, non la Vérité », ou « N'oubliez
jamais les victimes du génocide », traduisant le
réflexe commémoratif classique du « Plus jamais
ça ». Une tombe du mort inconnu avait été
érigée pour symboliser celles qui manquaient aux rescapés
dont les proches avaient disparus. Mais dès 1996, la
cérémonie se voulait plus violente, exhibant des cadavres pour
donner corps à la réalité du génocide.En
parallèle, deux églises rurales où des tueries avaient
été perpétrées étaient conservées en
l'état. Les deux commémorations suivantes ont été
dédiées à la réconciliation nationale, au
détriment des relations diplomatiques avec les anciennes puissances
colonisatrices. Ainsi, en 1997, la volonté était de nouveau
d'attribuer toute la responsabilité du génocide aux colonisateurs
belges. En 1998, la journée commémorative s'est
déroulée dans la ville de Bisesero, en hommage à des
résistants tutsisqui s'étaient défendus à coup de
pierres et de lances contre des militaires puissamment armés. Mais en
1999, la volonté n'était plus à la
réconciliation : Paul Kagame, l'homme fort du régime
rwandais, justifiait le massacre d'un camp de réfugiés hutu en
1995, du fait qu'il s'agissait d'anciens tueurs. Ainsi, le statut de victime
était définitivement refusé aux Hutus.
Tous ces monuments revêtent une dimension symbolique
très importante et sont censés rassembler touristes
étrangers et nationaux autour d'émotions fortes et de
connaissances nouvelles. Ils permettent notamment de préserver
l'histoire d'un lieu, de «contextualiser » les
événements, pour en permettre une compréhension plus
globale, et d'éduquer les générations futures en orientant
(de manière plus ou moins autoritaire) leurs réflexions sur les
leçons à tirer du conflit.
Il faut distinguer ces cérémonies
commémoratives qui ont lieu à des moments précis, des
« lieux de mémoire », toujours accessibles au
public. Selon Christian Mantei, directeur de l'agence Atout France,
« Le tourisme de mémoire consiste à inviter le public
à découvrir des éléments du patrimoine lui
permettant d'enrichir ses connaissances sur l'histoire et la culture d'une
ville, d'une région ou d'un pays»74(*). Il distingue quatre sortes de lieux de
mémoire : les « sites témoins » sont les
lieux où se sont produit des événements historiques. Les
« sites commémoratifs » sont des endroits
dédiés au recueillement et au souvenir. Les « sites
informatifs » appréhendent l'histoire en s'attachant à
des thématiques particulières. Enfin, les « sites
pédagogiques » tentent d'éclairer le présent
grâce à l'Histoire. On notera au passage que cette vision laisse
peu de place aux émotions et réflexions personnelles. En
réalité, le simple intérêt pour l'histoire militaire
ou pour la sociologie en temps de guerre, est censuré par l'idée
d'un tourisme sacralisant reflétant la pensée officielle, voire
une certaine « pensée unique » quiréduit les
morts à l'état de victimes. Plus préoccupant :
derrière cette vision du touriste recueilli, ne se dissimule pas
seulement le touriste voyeur dénoncé sous l'appellation
anglo-saxonne de « dark tourist », mais
également la manne financière qu'il représente.
Les musées mémoriaux proposent, quant à
eux, des expositions permanentes ou temporaires, où se mêlent des
textes explicatifs, des documents d'archives et des objets
représentatifs des événements historiques qu'ils se
proposent d'étudier. Leurs collections peuvent parfois s'enrichir de
documents personnels envoyés par les survivants ou par leurs proches.
Notons l'opération de la « Grande Collecte »
menée en 2014, rassemblant les reliques familiales venues de toute la
France, et permettant en quelque sorte au pays d'écrire son storytelling
participatif de la Grande Guerre, en contribuant collectivement à
l'enrichissement du patrimoine. Ces musées diffusent également
des documentaires et des témoignages retraçant le conflit
concerné et les divers parcours des acteurs. Notons que des expositions
temporaires peuvent aider à comprendre l'événement
commémoré en mettant en parallèle des thèmes
analogues. Ainsi, le Mémorial de la Shoah, à Paris a
proposé des expositions sur la déportation des Tziganes et sur le
génocide rwandais.
Les musées de la paix occupent une place
particulière dans la contribution aux réconciliations
nationales.
Les institutions connues sous le nom de
« musée de la paix » sont très diverses. Leur
origine remonte à l'Anti-Kriegs-Museum (musée de l'anti-guerre),
fondé à Berlin,en 1925, par le pacifiste Ernest Friedrich.
L'idée de dédier des musées à l'histoire des actes
de paix s'est peu à peu répandue en Europe, en Amérique du
Nord et au Japon. Les musées de la paix se donnent pour objectif commun
« d'apprendre et de promouvoir la paixà travers les
arts »75(*).
Terence Dufi distingue quatre typologies : certains sont des musées
de la paix « au sens strict », quise consacrent à
étudier les actes de paix dans le monde entier. D'autres sont
dédiés à des événements particuliers, tel le
mémorial de la paix d'Hiroshima. D'autres encore promeuvent la paix et
le respect du droit international humanitaire, comme le Musée
international de la Croix Rouge de Genève. Enfin, certains
établissements de recherche se destinent à devenir des
musées de la paix, comme ceux de Guernica et de Salamanque, qui
consacrent une large partie de leur surface à l'accueil des
chercheurs.
Parmi les musées de la paix les plus connus, on peut
citer le Mémorial de Caen, qui présente l'histoire de la paix au
XXe siècle, et celui d'Hiroshima, construit en hommage aux
victimes de la bombe atomique. Bien qu'ayant la même dénomination,
les deux musées sont totalement différents, le Mémorial de
Caen abordant les événements de manière plus
générale que celui d'Hiroshima, à vocation plus
mémorielle.
Construit en 1969 à l'initiative du maire de
CaenJean-Marie Girault, le Mémorial de Caen se consacre à
l'étude de la période allant de 1914 à 1989. Dès le
parvis du musée, sa vocation pacifiste est symbolisée par
l'alignement des 12 drapeaux des nations impliqués dans la bataille de
Normandie et des premières pierres du musée posées par les
représentants de chacune de ces nations. Sur la porte d'entrée du
musée, on peut également lire une phrase du poète Paul
Dorey s'exprimant au nom de la Normandie : « La douleur m'a
brisée, la fraternité m'a relevée, de ma blessure a jailli
un fleuve de liberté ».
Le premier espace est consacré à la
Première guerre mondiale et à la faillite de la paix qui l'a
suivie.
Le deuxième espace concerne la Seconde guerre mondiale
avec plusieurs thèmes particuliers comme la bataille de Normandie, la
« Shoah par balles » et l'histoire de la résistance
à l'occupation allemande. De nombreux objets de la vie quotidienne y
sont exposés, censé susciterl'émotion, comme le cartable
d'un enfant déporté, abandonné dans la cour d'un immeuble
pendant son arrestation. D'autres ont une vocation plus explicative, comme un
globe terrestre fabriqué en 1943, délimitant l'avancée des
troupes allemandes à l'époque.
Le troisième espace est consacré au monde de la
Guerre Froide, les objets exposés schématisant bien la situation
de guerre idéologique (à l'Ouest, un néon publicitaire et
une machine à pop-corn, à l'Est, une radio à
fréquence unique et une carte du Parti Communiste). De même, la
course aux armements est représentée par une bombe atomique
états-unienne, un avion de chasse soviétique et un missile
français. Enfin, un film raconte la vie quotidienne en Allemagne avant
et après la chute du mur de Berlin, dont deux pans sont exposés.
La scénographie du musée lui confère les vertus
pédagogiques du storytelling, le dernier espace étant
consacré à la compréhension du monde actuel grâce
à plusieurs thèmes, dont les Droits de l'Homme, les
inégalités Nord-Sud ou le changement climatique.
Contrairement à celle du Mémorial de Caen, la
construction du Mémorial pour la Paix d'Hiroshima commence peu
après la guerre. En réalité, le maire de la ville et le
représentant des forces alliées Douglas MacArthur voulaient faire
d'Hiroshima un avertissement (non dénué
d'arrière-pensées dissuasives).
En 1949, un traité de reconstruction de la ville est
adopté par référendum à 90% des voix76(*). Il prévoit la
conception d'une « Ville de la Paix », pour
« symboliser l'idéal humain d'une paix durable ».
Mais à long terme, son véritable objectif est de
« garantir que la réalité de la bombe nucléaire
ne sera plus d'actualité pour les générations futures et
répandre l'esprit d'Hiroshima, afin d'entraîner l'abolition
définitive de l'arme nucléaire et la paix éternelle dans
le monde ».
On distingue le dôme de Genbaku, ancien hall de la
promotion des industries de la préfecture d'Hiroshima, et le parc du
mémorial de la Paix, édifié en 1954. La Paix est
symbolisée par l'alignement des trois monuments principaux : le
cénotaphe du parc, le dôme de Genbaku et la Flamme de la
Paix.Autre monument important : les Dix Portesde la Paix n'ont
été érigées qu'en juillet 2005. Le mot
« paix » y estinscriten quarante-neuf langues.
Le dôme de Genbaku a été conservé
tel qu'il était après le bombardement.Situé à 140
mdu point zéro de l'explosion, il devait être détruit, mais
les habitants ont préféré le garder en l'état pour
en faire un symbole de la catastrophe. Il est présenté par
l'Unesco comme étant le « monument universel pour
l'Humanité entière, symbolisant l'espoir d'une paix
perpétuelle et l'abolition définitive de toutes les armes
nucléaires sur la terre ».
Situé au centre d'Hiroshima, le Cénotaphe est
une arche en granit, sur laquelle on peut lire : « Repose en
paix, car je/nous/ils ne répète/ons/ent pas l'erreur ».
Le maire d'Hiroshima, Hamai Shinzo, considérait que
l'ambiguïté devait demeurer sur le responsable de
« l'erreur », afin que chacun soit invité à
faire face à ses responsabilités. Dans le parc alentour, on peut
entendre des témoignages enregistrés des survivants du
bombardement.
La Flamme de la Paix est un monument représentant deux
mains reliées par les poignets tenant une flamme censée
brûler jusqu'à l'abolition définitive des armes
nucléaires. Ce storytelling est typique des récits
millénaristes : au « Plus jamais ça »,
fait écho le « Un jour viendra ».
Le monument pour la Paix des enfants raconte l'histoire d'une
petite fille âgée de deux ans lors du bombardement. Ayant
contracté une leucémie des suites des rayons radioactifs, elle
fabrique des grues en origami, une légende japonaise racontant qu'il
fallait plier mille de ces oiseaux pour permettre à un voeu d'être
exaucés. Elle mourraà douze ans,sans avoir achevé son
oeuvre. Dans le musée, unestatue la représente etbeaucoup
d'enfants déposent àses pieds leurs propres pliages.
Ce musée combine un storytelling monolithe invitant
chacun à lutter contre la prolifération nucléaire, et un
storytelling relationnel suscitant l'empathie avec les victimes. Lors de la
première Conférence mondiale sur la lutte contre la
prolifération des armes nucléaires, tenue à Hiroshima le 6
avril 1955, le maire a prononcé un discours qui fondait
l'identité commune de ses habitants sur cette
revendication :« Au début, les revendications pacifistes
d'Hiroshima ne furent conduites par aucune autorité particulière,
ni parti politique ni mouvement idéologique. Elles naissaient hors de
tout véritable souhait de la part des citoyens ayant vécu un
bombardement atomique, de ne pas reproduire cette tragédie. Puis, il n'y
eut plus de différence entre la droite et la gauche, entre les
capitalistes et les travailleurs. (...) Ces mouvements se répandirent
parmi tous les citoyens parce qu'ils étaient des êtres humains
chacun d'entre eux déterminés à éliminer la guerre
et à donner à la paix le premier rôle ».
Influencé par les Etats-Uniens, tout comme la
Constitution du Japon, le Mémorial est présenté à
l'étranger comme le modèle réduit de la Nation japonaise,
celle-ci étant conçue comme pacifiste par nature, victime de la
guerre et luttant pour l'abolition des armes nucléaires.
Cependant, l'Etat compense cette image en transmettant un
autre message à ses jeunes ressortissants. En parallèle, le
sanctuaire de Yazukuni(littéralement le « pays
apaisé ») a été érigé pour rendre
un culte et héroïser les militaires morts durant les guerres du
XIXe et du XXe siècle. Cette commémoration
est dénuée de toute réflexion historique : les
soldats morts au combat sont présentés comme des exemples
à suivre, puisqu'ils ont sacrifié leur vie au service de la
Patrie. De même, ceux qui ont effectué des
« opérations de police intérieure » en
Corée ou à Taiwan occupéssont décrits comme des
héros des guerres d'expansion, ayant lutté contre des forces
troublant l'ordre et la « paix »77(*). Fait extrêmement
intéressant, l'Etat ne commémore pas les centaines de milliers de
morts civilesvictimes des bombardements « classiques »,
alors même que le seul bombardement de Tokyo du 10 mars a fait plus de
morts en une nuit qu'Hiroshima et Nagasaki réunies. Cette omission peut
êtremise sur le compte du refus de la mentalité japonaise de la
notion victimaire dans le storytelling.
La notion de devoir de mémoire naît dans le
contexte historique de l'après-guerre à la demande d'associations
de déportés constituées à partir de 1945. Il
s'inspire de la culture de la mémoire typique du judaïsme qu'on
résume dans le verset 5 du psaume 137 : « Si je t'oublie,
Jérusalem, que ma main droite se dessèche ».
Ce devoir se fixe pour objectif de montrer à une nation
des épisodes de son passé afin qu'elle en tire les leçons.
Dans un rapport écrit en 2008, la Commission de Réflexion sur la
Modernisation des Commémorations Publiques, présidée par
André Kaspi, observe qu'en France, il y a douze journées
commémoratives dont la plupart sont dédiées à des
événements de l'histoire contemporaine (Armistice de la
première guerre mondiale, fin de la seconde, journée de la
Déportation...), alors qu'en Grande-Bretagne, elles incluent des
événements remontant à plus longtemps,tels la victoire de
Trafalgar78(*).
La commission estime que la France a changé d'attitude
durant le XXIe siècle, supprimant certaines
commémorations pouvant créer un mythe et un élan
« nationaliste » au profit de journées de
« repentance ». Notons au passage l'influence de la
terminologie catholique et de l'anglicisme repentance pour
désigner un sentiment négatif. En parallèle, le rapport
dénonce l'oubli de la signification historique de ces journées
commémoratives, beaucoup de Français les associant
essentiellement à des ponts et à des jours
fériés.
En dehors des cérémonies et des lieux
commémoratifs, le cinéma joue également un rôle
important dans la commémoration, en constituant un nouveau vecteur de
storytelling relationnel sous une forme artistique. En Yougoslavie, Tito s'en
est abondamment servi, à tel point que la cinéaste serbe Mila
Turajlic a réalisé un film à ce sujet, considérant
le cinéma de l'époque comme un véritable « lieu
de mémoire »79(*).
En effet, Tito fait produire trente à cinquante
longmétrages par an, la plupart étant des films de guerre
évoquant le rôle des partisans durant la Seconde guerre mondiale,
dans le but de créer un récit national sur une mosaïque
d'histoires partagées80(*). Ainsi, La Bataille de la Neretva(Veljko
Bulajic, 1969) constitue le récit fondateur de la Yougoslavie, et
l'armée nationale est mobilisée pour y jouer son propre
rôle, ce qui en dit long sur l'importance que Tito attachait à ces
films.
« Depuis Naissance d'une nation de Griffith
et Ivan le Terrible de Sergei Eisenstein, le cinéma a partie
liée avec l'histoire nationale, il s'en inspire et la
prolonge », observe Christian Salmon. « Il ne s'agissait
pas comme on a pu le dire, d`utiliser le cinéma comme un moyen de
propagande, (...) mais d'inventer un peuple et une nation qui n'existait pas...
Un peuple qui avait résisté à l'Empire ottoman et à
l'Empire austro-hongrois avant de mettre en échec les
nazis ».
Au Liban également, la guerre civile de 1975 a
inspiré de nombreux films à vocation éducative pour les
jeunes Libanais qui n'étudient pas le sujet à l'école,
celui-ci étant jugé trop sensible81(*). A titre d'exemple, dans le film Mirath
(« Héritage » en arabe), le réalisateur
franco-libanais Philippe Aractingi raconte à ses enfants son
expérience de la guerre, l'exilqui l'a suivi et son retour au Liban. Il
évoque la « nécessité d'en parler pour qu'elle
ne se répète pas ». D'autres films ont
précisément vocation à déceler la poursuite de la
guerre civile dans une paix apparente. Tous s'inscrivent en faux contre une
éducation qui trouverait dans la négation du passé la
résolution des problèmes.
Enfin, les nouvelles technologies sont de plus en plus
utilisées pour les commémorations, notamment grâce aux
« réseaux sociaux » et au « transmedia
storytelling ».
Henry Jenkins définit le « transmedia
storytelling » comme un « processus dans lequel les
éléments d'une fiction sont dispersés sur diverses
plateformes médiatiques dans le but de créer une
expérience de divertissement coordonnée et
unifiée ». Il observe également que chaque diffusion
dans un mediumdoit permettre au public d'entrer dans le récit.
Mais à la différence du « cross
media », le récit n'est pas adapté pour plusieurs
médias, mais décliné selon plusieurs modes d'expression
(séries télévisées, spectacles, livres, Internet,
applications...) donnant des informations différentes qui permettront de
retracer la trame du récit. Grâce à la dimension
interactive, chaque personne peut avoir la possibilité de rajouter du
contenu narratif au texte déjà publié. Le storytelling
institutionnel est ainsi tempéré par les récits
d'expériences plus originales et moins convenues.
Le centenaire de la première guerre mondiale offre au
transmedia storytelling la possibilité de s'exprimer. Le Musée de
la Grande Guerre de Meaux et l'agence DDB ont créé pour
l'occasion le profil Facebook « Léon Vivien
enseignant », un combattant imaginaire de 1914. D'abord jugé
trop faible pour combattre, le jeune homme nous livre son quotidien
d'instituteur et son expérience de la guerre vue depuis l'arrière
- ses publications étant commentées par son entourage. Mais
devant l'ampleur inhabituelle des pertes humaines, l'enseignant est
mobilisé dès novembre, et nous fait part de ses émotions
lors des combats.Il publie également des photos de son paquetage, de son
entraînement, du couteau de tranchée qu'il vient de
« toucher ». En parallèle, un livre est
publié, Léon 1914, « après
l'expérience digitale, le livre et son contenu
additionnel ».Son profil cesse de fonctionner le 22 mai 1915,
sur ces mots mélodramatiques :« J'ai peur, Madeleine. Ils
arriv... ».
Malgré la complexité du storytelling
commémoratif et ses ficelles parfois grossières, son aspect
relationnel abordé plus haut n'est pas à négliger. Les
institutions gardent cependant la mainmise sur les messages renvoyés par
les commémorations. Dennis Sandole observe d'ailleurs que le
storytelling ne décrit le passé que pour expliquer les besoins du
présent et modifier l'avenir82(*).C'est pourquoi il est intéressant de
comprendre comment la mémoire officielle peut être adaptée
selon les circonstances.
La mémoire officielle est le récit adopté
par les institutions étatiques. Elle se manifeste dans des publications
de récits édités par l'Etat ou bien par les médias
qu'il favorise ou contrôle. Ces récits prétendent non
seulement raconter la manière dont la société a
vécu le conflit, mais aussi l'avenir auquel elle est censée
aspirer, ce dernier élément donnant ainsi aux récits une
importance nouvelle.
Si la mémoire officielle est adoptée par la
société, le processus de réconciliation peut
réussir. Cependant, on ne peut jamais garantir qu'un récit
officiel restera immuable, le pouvoir pouvant changer de mains, et donc de
discours. Sans présumer des nouveaux témoignages, des nouveaux
procès ou de la déclassification des archives qui
amèneront les chercheurs à de nouvelles découvertes. Il
est donc intéressant de comprendre comment de nouveaux récits
peuvent remettre en cause la mémoire officielle, cette narration
alternative étant susceptible d'être adopté par l'Etat,
même si elle contredit le récit précédent.
Ainsi, le niveau individuel et le niveau collectif
étant en perpétuelle interaction, la société
choisit quels événements passés mettre en valeur, au
détriment des autres qui s'effaceront de la plupart des
mémoires.
La transformation de la mémoire officielle commence au
moment où un récit alternatif est suffisamment
étayé pour remettre en cause le premier. Le récit
alternatif peut remettre en cause entièrement son concurrent et le
remplacer. Mais la possibilité de développer des récits
alternatifs dépend de la conception de la liberté d'expression
d'un pays. Certains gouvernements empêchent la diffusion de tels
récits, au motif qu'ils auraient un impact négatif sur la
réconciliation. C'est le cas au Rwanda, où l'Etat s'arroge le
droit de contester certains éléments narratifs et d'en garder
d'autres, voir de censurer les médias concernés.
Plus le récit alternatif est différent de son
concurrent, plus l'adoption sera discutée. Plus le sujet est central
pour le public, plus celui-ci essaiera de rechercher des informations qui
pourraient confirmer ou infirmer le récit alternatif.
Si la société est homogène ou se
considère comme telle, elle aura tendance à se conformer au
récit officiel. En revanche, si le récit dominant apparaît
comme biaisé pour une partie, elle cherchera un récit plus
nuancé. De même, plus le conflit est traumatisant, plus la
modification d'un récit accepté par la population est difficile.
Enfin, dans beaucoup de sociétés, coexistent deux storytelling
concurrents -l'un de « gauche » l'autre de
« droite » par exemple - qui peuvent mener à une
alternance de la mémoire officielle (discours colonialiste/
anticolonialiste, héroïque/victimaire). Cela cause un conflit de
storytelling que nous envisagerons plus loin.
La plupart des commémorations contemporaines ont
tendance à s'éloigner du storytelling d'une nation victorieuse
grâce au sacrifice de ses combattants, pour s'engager vers le
« sorrytelling » de la repentance en vertu du devoir de
mémoire. Mais les nouvelles technologies permettent au storytelling
relationnel d'avoir un bel avenir :la manipulation des esprits
étant facilitée par la démultiplication des canaux de
diffusion.
Troisième partie : Les obstacles à la
réconciliation nationale
Nous étudierons d'abord le conflit de storytelling qui
peut surgir à l'absence d'empathie, puis le storytelling dogmatique
inspiré par la crainte d'entraver le processus de
réconciliation.
1 : Le conflit de storytelling
En premier lieu, il est très important de savoir ce
qu'il faut entendre par le concept de
« réconciliation » : celui-ci n'étant
pas défini dans les textes de droit, tout le monde peut y voir des
objectifs différents. Ceux-ci dépendent de la conception que
chaque groupe, voire chaque individu, se fait du conflit qu'il vient de vivre.
Parmi les divers aspects de la réconciliation, Adrian Little distingue
les besoins liés aux conséquences spécifiques de chaque
conflit (identification des corps des disparus, création de nouvelles
institutions étatiques...)et les exigences relativement semblables d'un
conflit à l'autre (pardon, coexistence pacifique...). Or dans certains
conflits tels ceux d'Irlande du Nord et d'Israël-Palestine, plusieurs
récits s'opposent dans une schématisation manichéenne
grâce à laquelle chaque camp se donne le beau rôle. C'est le
mécanisme du « traumatisme choisi » qui fait que le
comportement d'un groupe est toujours perçu par son rival comme un
témoignage d'hostilité ou bien d'hypocrisie à son
égard83(*).
En Israël, les autorités israéliennes et
palestiniennes proposent des récits fondés sur un passé
différent, chacune cherchant à mettre en valeur son propre camp,
prétendant par là préserver son identité. Chacun a
donc tendance à dénigrer l'histoire, la culture et les
souffrances de son ennemi, jusqu'à le déshumaniser. En outre, la
principale idée du sionisme est que le peuple hébreu,
dispersé par Titus en l'an 70 de notre ère, a toujours
été persécuté sur les terres où il avait
trouvé refuge ; cela justifie un retour à la terre de leurs
ancêtres, les tensions avec les Arabes étant assimilées
à de nouvelles persécutions. Les Palestiniens, quant à
eux, se présentent comme un peuple dépossédé de ses
terres par un envahisseur illégitime, toujours plus conquérant au
fil des guerres qu'il remporte. Herbert Kelman observe ainsi que, conscients de
leurs revendications communes (la propriété du territoire
palestinien, l'accès à ses ressources naturelles et le droit au
« retour », qu'il s'agisse d'un Juif russe ou du
réfugié d'un camp jordanien), chaque groupe a tendance à
considérer l'existence de son adversaire comme la négation de son
identité84(*).
Chaque groupe se sentant persécuté par l'autre, les deux parties
peinent à trouver un récit commun dénué de
préjugés communautaires.« Nécessairement, les
récits collectifs des parties en guerre se contredisent et se
reflètent les uns les autres, chacun d'entre eux fournissant une
interprétation qui nie celle des autres », commente Gabriel
Salomon85(*).
Ainsi, les objectifs de la réconciliation sont presque
aussi nombreux que les individus eux-mêmes, chaque personne pouvant faire
une hiérarchie entre eux. Or en ce cas, tout effort vers la
réconciliation ne peut que bénéficier à l'un tout
en nuisant à l'autre.
Au bout du compte, Adrian Little estime que le processus de
réconciliation est achevé lorsque les torts sont
réparés ou compensés par celui qui en est la cause, de
telle façon que les deux parties tombent d'accord86(*). Ainsi, la
réconciliation ne doit obliger personne à pardonner. Orc'est le
contraire que font la plupart des commissions vérité. En effet,
la dimension empathique de la réconciliation prend parfois trop
d'importance :en Afrique du Sud, la CVR aconsidéré comme
acquis le pardon des victimes, les bourreaux ayant été
amnistiés parce qu'ils avaient reconnus leurs crimes87(*). Ainsi, chacun était
censé adhérer au projet de Desmond Tutu (président de la
CVR), prétendant unir la nation sud-africaine derrière le concept
d'Hubuntu,(« humanité commune »). La
Commission Vérité établissait donc une sorte de
« contrat social », par lequel se formait une
« unité réelle de tous en une seule et même
personne »88(*).
Or, comme nous l'avons vu plus haut, cette conception de la
réconciliation était loin de faire l'unanimité dans la
population, les victimes se sentant frustrées, voire flouées par
ce pardon officiel.
De même, certaines commissions d'Amérique latine
comme celles du Guatemala et du Chili ont refusé d'entendre les victimes
dénoncer leurs bourreaux, se jugeant incompétentes pour leur
attribuer une quelconque responsabilité dans les
événements sur lesquels elles enquêtaient. L'amnistie
inconditionnelle qui en a résulté a engendré, comme dans
le cas de l'Afrique du Sud, une frustration manifeste chez les victimes, qui
n'ont pas manqué de le faire savoir lors de manifestations.
En Irlande du Nord, la réconciliation est encore
inachevée, les partis politiques antagonistes fondant leurs objectifs
sur des visions différentes du conflit et de sa résolution.
Notons d'ailleurs qu'il est difficile pour ces hommes politiques
d'évoquer la réconciliation, ce concept désignant pour la
plupart des habitants de l'Ulster un outil idéologique plus qu'un
réel objectif politique. De fait, aucun parti politique ne transcendant
la partition entreles unionistes et les nationalistes, la réconciliation
n'aurait pour objectif commun que l'amélioration de la vie en
société.
Parmi les unionistes, deux partis politiques ont des opinions
divergentes :
Le Ulster Unionist Party (UUP) veut appliquer l'accord de
Belfast et envisage de former un gouvernement de coalition avec les
nationalistes. Mais il ne voit dans la réconciliation qu'une paix
purement pragmatique, non une vraie force de changement. Il
estimeégalement que le conflit de 1968 n'est pas la seule période
à commémorer, et voudrait créer un récit national
autour de plusieurs événements importants comme la
première guerre mondiale, durant laquelle de nombreux Irlandais des deux
bords ont perdu la vie pour la cause britannique.
Le Democratic Unionist Party (DUP), en revanche, est contre
l'accord de Belfast, et considère que la réconciliation ne pourra
s'établir que par des relations de confiance entre les adversaires et
non par un récit national.
Les partis nationalistes, quant à eux, optent pour une
réconciliation inspirée du modèle sud-africain, selon
lequel toutes les parties sont à la fois coupables et victimes, les
souffrances étant moralement équivalentes. Grands acteurs des
initiatives de paix des années 1990, ils considèrent que leurs
objectifs doivent changer au fil du temps. Les nationalistes
modérés tels que le Social Democratic Labour Party, se
focalisentsur l'égalité, l'intégration et
l'éducation, désireux de faire de ces objectifs « les
titres des chapitres de la nouvelle histoire que nous écrirons
ensemble », le conflit et les violences n'étant que les
« notes de bas de page » de ce récit88(*).
Plus radical, le Sinn Féinestime que la Grande-Bretagne
est seule responsable du conflit, puisqu'elle a tout fait pour accroître
l'hostilité entre les Irlandais « catholiques » et
« protestants », notamment en fournissant des armes et de
l'argent aux unionistes. Pour eux, la réconciliation passe donc par la
reconnaissance de la culpabilité du gouvernement britannique - et en
aucun cas par celle de l'Ira.
Les visions du conflit mises en avant par les
différents partis politiques sont autant de récits sur les bases
desquels la réconciliation pourrait s'établir. Mais ces
récits ont très peu de points communs, ce qui rend difficile la
recherche d'un même objectif de paix.
Outre l'entente sur le sens du mot
« réconciliation », les obstacles à la
réalisation de celle-ci peuvent être juridiques ou
psychologiques.
L'histoire et la mémoire sont au coeur de la
réconciliation nationale, car elles nous invitent à attribuer la
responsabilité des exactions commises lors d'un conflit à leurs
auteurs ou au régime qui les a permises. Or cette responsabilité
est, en règle générale, la composante principale d'un
récit national. Les récits du Japon et de l'Allemagne sur leur
rôle dans les événements de la Seconde guerre mondiale sont
des exemples intéressants à étudier car totalement
opposés. En effet, le Japon se considère comme victime de la
guerre, alors que l'Allemagne paye encore aujourd'hui le poids de sa
culpabilité.
A partir de 1945, le Japon, ayant déjoué une
tentative de colonisation par les Etats-Unis, revendique ardemment son
indépendance. Le discours nationaliste de l'époque en fait un
pays dont la souveraineté a été perdue à cause des
manipulations du système impérial et du parti
libéral89(*). La
responsabilité des crimes commis par l'armée et la police
japonaises durant la guerre, bien que reconnue par les intellectuels dès
1945, est censurée dans la presse et les manuels scolaires.
Désirant faire du Japon un état pacifique, le gouvernement soumet
au Kokkaï une nouvelle constitution dont les termes sont hautement
influencés par le commandant suprême des forces alliées,
Douglas MacArthur. En particulier, l'article 9 indique que le pays renonce
à tout jamais à la guerre comme expression de sa
souveraineté : « Aspirant sincèrement à une
paix internationale fondée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais
renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la
Nation, ou à la menace, ou à l'usage de la force comme moyen de
règlement des conflits internationaux ».
Pourtant, dès 1952, le premier ministre Yoshida
évoque la nécessité d'instaurer un esprit de
défense patriotique chez les Japonais et de réarmer le pays
confronté à la Guerre Froide - en particulier au moment de la
guerre de Corée. Une armée non officielle, la Force
d'Autodéfense, est d'ailleurs créée à cette
occasion. Mais le gouvernement n'a pas changé sa position concernant le
rôle des Japonais dans les guerres modernes, considérant qu'une
vision négative de l'armée de l'époque dissuaderait les
générations futures de servir leur pays. Actuellement, cet
article est de plus en plus controversé par les hommes politiques,
notamment face au débat sur les frontières avec la Chine.
En Allemagne, au contraire, de nombreux philosophes et
historiens ont cherché à expliquer comment l'industrie
meurtrière des nazis avait pu semettre en place. Ils en ont d'abord
attribué la responsabilité à Hitler et à ses
institutions ; si bien que les notions de « fascisme », de
« nationalisme » et de
« totalitarisme » ont suscité de nombreux
débats, jusque dans les années 1970. Mais en 1996, l'ouvrage de
l'historien Daniel Goldhagen Hitler's Willing Executioners : Ordinary
Germans and the Holocaust, remet en cause cette thèse. Les
recherches de Goldhagen se fondent sur les dépositions de criminels
nazis, recueillies lors des procès d'après-guerre et dans les
archives relatant les activités du SD et de la Gestapo. L'historien
estime que les nazis auraient commis ces exactions afin d'assouvir leurs
penchants antisémites (qui seraient ancrés dans le peuple
allemand depuis le XIXe siècle)90(*).
Enfin, Christopher Browning, un autre historien, a
étudié les témoignages de nazis ayant appartenu aux
bataillons de la police, actifs en Pologne, et a constaté qu'ils
n'avaient jamais manifesté de fanatisme ni de convictions politiques
particulières, mais que le changement de comportement dû à
la guerre et l'esprit de groupe avait altéré leur sens
moral91(*).
Malgré l'incompréhension que ces crimes
génèrent encore, certains intellectuels et hommes politiques
déplorent que la recherche du coupable soit devenue quasiment
obsessionnelle. En outre, lorsqu'en 1988, la journaliste Lea Rosh propose
l'édification d'un monument commémoratif (Mahnmal) pour
les victimes du nazisme, le maire démocrate-chrétien de Berlin,
Eberhard Diepgen, refuse de voir sa ville devenir la « Capitale de la
Honte» (« Hauptstadt der Schande »), allusion
au Schandemauer, le mur qui l'a longtemps coupée en deux. De
même, en 1998, Gerhard Schröder observait que Berlin n'était
pas « uniquement liée au souvenir de la terreur totalitaire,
mais restait également le symbole de la liberté et de la
démocratie »92(*). Enfin, l'écrivain Martin Walser aspirait
à la « normalisation de l'histoire allemande »,
dénonçant une « représentation permanente de la
honte »93(*). Le
Mémorial sera pourtant inauguré en 2005. Conformément au
devoir de mémoire et au sorrytelling, il privilégiera,
lui aussi, les excuses du coupable par rapport à l'hommage aux
victimes.
Les visions partiales du conflit se reflètent
également dans la légitimité accordée aux
juridictions, qu'elles soient internationales ou populaires. L'objectif
essentiel des TPI étant de rendre la justice, les victimes apparaissent
souvent comme des témoins à charge contre leurs bourreaux, tandis
que ces derniers peuvent être considérés comme des boucs
émissaires pour les groupes auxquels ils appartiennent. Cette
étiquette de « justice des vainqueurs » est d'autant
plus légitimement attribuée aux TPI lorsqu'ilsn'interpellent
queles membres de l'entité considérée comme coupable.
Ainsi, l'ancien procureur des tribunaux pénaux du Rwanda et de
Yougoslavie,Carla Delponte déplorait de ne pas pouvoir poursuivre les
crimes commis par les Croates, les Bosniaques et les Tutsisdurant les
années 1990.Par ailleurs, certains dénoncent le manque de
compétences du personnel des TPI : Ainsi, Helena Koban dresse un
bilan peu encourageant du Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR) : sept ans après sa créationen 1994, celui-ci n'avait
pu prononcer son verdict que pour 9 cas, malgré un budget de 90 millions
de dollars et 800 employés à son service. Koban rapporte
également les propos d'un journaliste rwandais militant pour les Droits
de l'Homme : « J'ai rencontré certains magistrats du
TPIR ; je suis surpris par leur incompétence. Ils sont très
intelligents, mais totalement incapable d'enquêter. Ils ne parlent pas
kinyarwanda, ce qui peut se comprendre, mais ils ne savent pas non plus comment
avoir des traducteurs dignes de confiance. Ils sont incapables d'approcher ceux
qui ont vécu le génocide. Ils ne posent pas les bonnes questions.
Les gens sont blessés par leur conduite et leur façon de
parler »94(*).
Notons également que les TPI ne sont compétents
que pour juger les plus grands responsables des crimes du droit international
humanitaire. Or Roland Marchal observe qu'il est impossible de
déterminer, sans investigations poussées, si des massacres ont
été ordonnés par des autorités politiques qui
laissaient le soin à leurs soutiens de les exécuter, ou bien si
l'instigation de ces exactions relève des subalternes.
Face à ces protestations, les hommes politiques font de
ces tribunaux les vecteurs de la vérité historique : puisque
la justice a tranché en faveur d'un accusé, ce dernier doit
être reconnu comme innocent. Mais commentdonner crédit à la
vérité d'un avocat interprétant le droit selon
l'intérêt de son client ? Et que dire lorsque des accords
d'extradition ou des immunités rendent impossible l'interpellation de
certains responsables de crimes du droit humanitaire ?
Malgré l'assise locale qui pourrait leur
conférer une certaine légitimité, les juridictions
gaçaça rwandaises ne sont pas conformes aux traités
mêmes auxquels le Rwanda a accepté d'adhérer, car elles
n'obéissent pas aux principes fondamentaux d'un procès
équitable. Ainsi, les Hutus sont considérés comme des
coupables et n'ont pas le droit d'exprimer leurs souffrances95(*). Forcées de raconter
publiquement ce qu'elles ont vécu, sans témoins pour
étayer leurs dires ni avocats pour les défendre, les autres
victimes sont confrontées simultanément à des
accusés qui minimisent leurs crimes et à la honte qu'elles
peuvent inspirer à leur propre communauté. La plupart d'entre
elles sont d'ailleurs choquées lorsqu'elles apprennent que certains
criminels peuvent revenir dans leurs communautés comme si de rien
n'était. L'enjeu de la justice des vainqueurs dépend
étroitement du mandat assigné au tribunal, qu'il soit
international ou national. Ainsi, les gaçaça et le TPIR n'avait
qu'une compétence limitée aux crimes commis jusqu'en
décembre 1994, ce qui excluait ceux commis par l'armée.
Pour finir, notons que certaines recommandations des accords
de paix vont à l'encontre de la réconciliation. Ainsi l'accord de
Belfast prévoit-il la libération de tous les prisonniers
politiques, au détriment du désir de justice exprimé par
la population irlandaise. Il en va de même pour de nombreux pays
touchés par des conflits ou des dictatures, aussi bien en Afrique qu'en
Amérique du Sud, où de nombreux crimes du droit national
humanitaire sont demeurés impunis, aux dépens des victimes ou de
leurs proches. Au Rwanda, Valérie Rosoux évoque une
véritable « culture de l'impunité », une
longue vague de massacres successifs dans les années 1960-1970 ayant
produit un effet cumulatif de normalisation de la violence sur la
mémoire collective des Rwandais.
En 2004, pour les besoins de sa thèse,
Jean-Damascène Gasanabo a recueilli les témoignages de 54
Rwandais sur les causes du génocide. 72% des interviewés
étaient convaincus que les troubles menant au génocide avaient
commencé en 1959. 16 Hutus sur les 30 interviewés expliquaient
les événements de 1994 par la peur qu'avait engendrée
l'attentat contre le président Habyarimana. Pour les plus jeunes, il
fallait avant tout obéir aux ordres des autorités : ils
devaient tuer des Tutsis, officiellement parce que ceux-ci allaient tuer des
Hutus si ces derniers n'exerçaient pas la « première
frappe ». Les plus jeunes des interviewés, quant à eux,
attribuaient la seule responsabilité du génocide aux
autorités auxquelles il fallait obéir96(*).
Gasanabo conclut qu'aucune cause du génocide n'est
évidente aux yeux des Rwandais, la cause essentielle étant le
complexe d'infériorité des Hutus par rapport aux Tutsis, à
qui les manuels scolaires attribuaient... des origines européennes,
prétendument flatteuses. Ces derniers ne se privaient d'ailleurs pas
d'avoir le complexe inverse comme le note le doctorant à
l'Université de Genève :« Aussi longtemps qu'il
n'y aura pas de réponse définitive, certains Rwandais se
considéreront plus rwandais que d'autres parce qu'ils s'estimeront avoir
été les premiers sur le territoire. Ce qui repose la question de
la citoyenneté et donc de l'identité. Est-on d'abord Rwandais ou
d'abord Hutu, Tutsi ou Twa ? Des recherches sont encore nécessaires pour
lever le voile sur le mystère des ethnies afin d'atténuer la
frustration de part et d'autre chez les Rwandais »97(*).
Le débat sur le caractère ethnique de la
distinction entre Hutus et Tutsis se révèle difficile à
trancher, en raison de l'ambiguïté de ces termes : pour
Gasanabo, le mot « Tutsi » signifie
« l'élite politique », tandis que le mot
« Hutu » englobe non seulement les serviteurs, mais
également les étrangers98(*).
La schématisation de l'histoire d'un conflit engendre
parfois des tabous qui sont étroitement liés aux obstacles
juridiques. Ces tabous sont autant d'obstacles psychologiques à la
réconciliation, les individus ne pouvant pas s'exprimer librement.
Ainsi, toujours au Rwanda, malgré les initiatives des ONG, les
génocidaires comme les rescapés se réfugient souvent dans
le silence. Si certains criminels regrettent de ne pas avoir poursuivi leurs
exactions, refusant de confesser des crimes qui pour eux n'en sont pas,
d'autres préfèrent cacher à autrui, et peut-être
à eux-mêmes, une réalité insupportable. Quant aux
rescapés, on pourrait expliquer leur silence par de multiples raisons,
parmi lesquelles la honte, la peur et la culpabilité de ne pas avoir pu
sauver les leurs sont les plus fréquentes99(*). Notons toutefois que le
silence peut également venir des difficultés des individus
à exprimer ce qu'ils ressentent. Ainsi, une survivante du
génocide observe : « Le rescapé reste inconsolable, il
se résigne mais reste un révolté, un impuissant
éternel devant la vie. Il ne sait pas quoi faire, l'environnement social
ne le comprend pas, et lui non plus ne se comprend pas »100(*).
Par ailleurs, on compte encore aujourd'hui beaucoup de
victimes du Front Patriotique Rwandais qui se taisent par peur des
représailles. A tel point que les opposants au régime en viennent
à parler d'un « double génocide »- le
deuxième désignant les massacres infligés aux Hutuspar les
troupes de Kagame, depuis le printemps 1994101(*). Il est manifestement difficile d'estimer le nombre
de victimes de ces massacres, les chiffres variant de 183000 à 4
millions de morts102(*).
Mais le nombre de victimes ne suffit pas à prouver le génocide,
la véritable question étant de savoir si ces massacres visaient
les Hutus en tant que groupe, ou si leur mort est simplement due à la
guerre. Pour l'heure, les organisations internationales et les chercheurs ne
reconnaissent pas ce « génocide oublié »,
bien que l'ONU considère que c'est une possibilité103(*). Ils estiment que la
qualification de génocide relève du rôle de la justice.
Mais aucun procès n'étant intenté, celle-ci ne peut pas se
prononcer.
Le conflit de storytelling se caractérise donc par la
dissonance entre un récit monolithe adopté par une
majorité et un récit manichéen revendiqué par une
minorité. Il en va tout autrement pour le storytelling dogmatique.
2 : Quand le storytelling devient un dogme :
les ingando et les lois mémorielles
Dans ce chapitre, nous verrons comment le storytelling
dogmatique se manifeste dans une prétendue
« rééducation » (les camps
« ingando ») et dans la « mémoire
collective » codifiée par les lois mémorielles.
Au Rwanda, la commission pour l'unité et la
réconciliation a mis en place des camps destinés à
réconcilier les populations. Ce sont les camps
« ingando » (mot rwandais qui signifie
« éloignement de l'endroit d'où l'on est
originaire », déportation provisoire, relégation, en
quelque sorte). D'ici 2016, ils devraient devenir obligatoire pour tous les
Rwandais, qui y effectueraient une espèce de service civique.
Il existe deux catégories de camps ingando : les
camps de solidarité sont destinés aux chefs de file de la
société civile, aux autorités cléricales, aux juges
des tribunaux gaçaça et aux étudiants qui viennent
d'être admis à l'université.Les camps de
rééducation s'adressent aux ex-combattants, aux
génocidaires avoués, aux prisonniers remis en liberté, aux
prostituées et aux enfants de la rue.
Alors qu'elle préparait une thèse sur les effets
de la politique d'unité et de réconciliation nationale sur les
paysans rwandais, Susan Thomson, aujourd'hui chargée de cours à
l'Université d'Ottawa, a dû faire de la rééducation
dans un camp ingando et assister à des procès de
gaçaça, au motif que le résultat de ses recherches allait
à l'encontre de la politique de réconciliation. Elle a donc pu
observer aux premières loges l'écart entre les objectifs
affichés de ces camps et l'effet qu'ils ont sur les gens qui y vivent.
Elle estime que dans les faits, « les camps ingando sont peu utiles
pour rééduquer les génocidaires avoués et pour
aider familles, amis et voisins à se réconcilier. Au lieu de
favoriser l'unité nationale et la réconciliation, ces camps
enseignent aux hommes, majoritairement issus de l'ethnie hutue, à garder
le silence et à ne pas remettre en question la vision du FPR des mesures
à prendre pour instaurer la paix et la sécurité parmi les
Rwandais »104(*). En effet, dans ces camps comme à
l'école, on inculque à la population l'histoire du Rwanda telle
qu'elle a été fixée par le FPR. Devant apprendre à
se réconcilier, les Rwandais n'ont le droit de mentionner le nom
desethnies que dans les ingando, lors des procès dans les
gaçaça ou lors des commémorations du génocide. Dans
les autrescas, ils tombent sous le coup de l'article 33 de la Constitution de
2003, qui considère comme des crimes toute mention des ethnies en
public, de même que le « divisionnisme » et la
« banalisation du génocide ». Malgré cette
politique prétendument réconciliatrice, une personne ayant
terminé sa rééducation en 2004 observe à
l'intention de Susan Thomson : « Même si je suis innocent,
je suis un ancien Hutu. Dans le nouveau Rwanda, cela signifie que je suis
coupable d'avoir tué ».
En pratique, bien peu de gens croient réellement au
récit du FPR. Ainsi, pour les Rwandais interrogés par Susan
Thomson, les camps de solidarité sont des lieu d'endoctrinement pour
ceux qui se destinent à une carrière d'homme politique, tandis
que les camps de rééducation sont des lieu de contrôle
social pour empêcher les Hutus d'accéder à des emplois
publics.
On peut donc constater la politique contradictoire du
gouvernement rwandais : d'un côté, il souhaite éviter
les divisions ethniques, de l'autre, il les ravive en faisant lui-même de
la discrimination ethnique. Ainsi, le politologue Emmanuel Klimisestime que
cette politique de réconciliation est inefficace, car « les
gens font semblant de répéter ce qu'on leur dit, mais ils n'y
croient pas une seconde. Il n'y a pas d'effet général sur le
développement d'un sens civique national »105(*).
La mémoire peut, elle aussi, devenir un dogme trop
rebattupour permettre la réconciliation. Car si elle permet parfois
à chacun de vanter ses bienfaits, d'exprimer ses souffrances et de
reconnaître ses torts, elledoit aussi laisser à la
société le temps de se remettre du traumatisme infligé par
le conflit. C'est tout le problème del'existence des lois
mémorielles.
Réprimant la contestation descrimes contre
l'humanité avérés, les lois
mémoriellesreconnaissent des événements historiques
qu'elles interdisent à quiconque de contester sous peine de poursuites.
Le rapport d'informations sur les questions mémorielles observe que ce
terme est plus récent que leur entrée en vigueur. Utilisée
essentiellement par les détracteurs de ces lois, elle n'apparaît
qu'en 2005 alors que la première loi reconnue comme « loi
mémorielle » date de 1990. Avant les lois mémorielles,
les « lois du souvenir » remontent à la
Première guerre mondiale, l'initiative de leur promulgation revenant au
Parlement106(*). Ainsi
la loi du 2 juillet 1915 dispose que les actes de décès des
combattants ou des civils ayant perdu la vie du fait de l'ennemi ou à
cause d'une maladie contractée au front, devront porter la formule
« mort pour la France ». En octobre de la même
année, deux autres lois relatives à « la
commémoration et à la glorification des morts pour la France au
cours de la Grande Guerre » entreront en vigueur. La loi du
8 novembre 1920, quant à elle, ordonnel'inhumation d'un soldat
inconnu sous l'arc de Triomphe.Notons que les lois du souvenir n'ont pas
nécessairement le seul objectif de mémoire, mais peuvent
également avoir une vocation réparatrice en octroyant des
pensions aux invalides de guerre ou en effaçant les conséquences
d'un événement historique néfaste.
A partir de 1958, c'est au pouvoir exécutif que revient
une bonne partie du pouvoir d'élaboration de la politique de
mémoire(organisation de funérailles nationales, transfert de
grands hommes au Panthéon, attribution de jours
fériés...).La loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot,
« tendant à réprimer tout acte raciste ou
xénophobe », entre pourtant en vigueur à l'initiative
de Jean-Claude Gayssot, alors député, celui-ci ayant signé
une proposition de loi discutée après l'émotion
suscité par la profanation du cimetière juif de Carpentras en mai
1990. Concernant le contexte, notons que dès 1987, Charles Pasqua
envisageait la création d'un délit de négation de crime
contre l'humanité. C'est également à cette époque
que se déroulent les procès de Maurice Papon et de Jacques
Touvier et que Robert Faurisson remet en cause un génocide
organisé des juifs par les Nazis et l'existence des chambres à
gaz.
La loi de 1990 n'est pas considérée par son
auteur comme une loi du souvenir, son premier objectif étant, selon lui,
de lutter contre le racisme. D'ailleurs, elle ne mentionne la
déportation des juifs que dans l'exposé des motifs :
« On aurait pu penserque la révélation des camps
d'extermination lui avait porté, en France, un coup fatal. Hélas,
si le discours antisémite s'est fait plus prudent et moins ouvert, il
n'en est pas moins toujours tenu ».
Par ailleurs, elle condamne la négation du crime contre
l'Humanité107(*).
Pourtant, de nombreux chercheurs, comme Madeleine Rebérioux, la jugent
néfaste pour la recherche de la vérité historique. Pour
elle, la loi « est de l'ordre du normatif. Elle ne saurait dire le
vrai. Non seulement rien n'est plus difficile à constituer en
délit qu'un mensonge historique, mais le concept même de
vérité historique récuse l'autorité
étatique »108(*). Les lois suivantes seront plus explicites,
mentionnant dans le texte apparent les événements particuliers
qu'elles reconnaissent et appellent à commémorer.En 2001, la loi
du 29 janvier dispose que « la France reconnaît publiquement le
génocide arménien de 1915 » et la loi du 21 mai, dite
loi Taubira, reconnaît « l'esclavage et la traite en tant que
crimes contre l'Humanité ». Notons que si en France il est
interdit de nier le génocide arménien, en Turquie, son
évocation est passible de prison. S'inscrivant dans le même
objectif répressif que la loi Gayssot, la loi Taubiradispose dans son
article 2 que « les programmes scolaires et les programmes de
recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite
négrière et à l'esclavage la place conséquente
qu'ils méritent ». Elle autorise donc les enseignants et les
élèves à avoir leur idée sur la question. Tel n'est
pas le cas de la loi du 23 février 2005, dite loi Mekachera,
«portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur
des Français rapatriés» d'Afrique du Nord et d'Indochine.
Elle stipulait en effet dans son article 4, abrogé en 2006, que les
enseignants devaient adopter une lecture historique positive de la colonisation
française. Le 15 février 2006, cet article ayant
été soumis à l'examen du Conseil constitutionnel, celui-ci
considèrera que le contenu des manuels scolaires ne relèvent pas
du pouvoir législatif, ce qui pourrait également rendre
inconstitutionnelle l'article 2 de la loi Taubira.
Mais la loi du 23 février 2005 déclenche une
mobilisation particulièrement importante chez les historiens, qui
demandent l'abrogation de celle-ci et de toutes les autres au motif qu'il
n'appartient pas à la Loi et à la Justice d'écrire
l'Histoire. Ils dénoncent l'instrumentalisation de l'Histoire au service
de la politique mémorielle de l'Etat. Celui-ci est
présenté comme tributaire dela mémoire de chaque groupe
social ou « communautaire », pour s'assurer une
légitimité ou pour des calculs électoraux109(*). Le qualificatif de
« lois mémorielles » n'est d'ailleurs
attribué aux quatre lois mentionnées qu'à cause des
impacts qu'elles auront sur la recherche de la vérité historique.
Ainsi, la loi du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale
à la mémoire des victimes des crimes racistes et
antisémites de l'Etat français n'est pas considérée
comme une loi mémorielle.Serge Barcellini observe une rupture entre les
lois du souvenir du début du siècle -qui enracinent dans l'esprit
des Français l'idéologie nationale - et les lois
mémorielles des années 1990 qui cherchent à faire du
devoir de mémoire une spécificité française qui met
en valeur les Droits de l'Homme dont la France est supposée être
le berceau.
En condamnant la contestation de l'existence des crimes contre
l'Humanité et la façon dont ils ont été commis, le
législateur empêche cependant toute modification du récit
officiel, établi en 1945, et reposant parfois sur des faux unanimement
reconnus des historiens. Ils entravent donc la liberté d'expression des
chercheurs en faisant de la mémoire un dogme. Il apparaît donc que
les lois mémorielles sont contraire au droit à la
vérité alors même qu'elles sont promulguées pour y
obéir.
Clairement reconnu par le droit international, le droit
à la vérité est défini dans l'article 32 du
protocole additionnel aux conventions de Genève signé en 1997,
qui reconnaît aux familles le droit de connaître le sort de leurs
membres. Mais ce droit n'est pas seulement un devoir d'information
vis-à-vis des victimes : il est également primordial pour
l'avenir de la société touchée, puisqu'il offre
l'opportunité de remettre en cause les structures du pouvoir jugé
responsable de la répression. Or celle-ci est impossible si les
connaissances tendant à prouver un fait historique ou à en
nuancer l'analyse ne peuvent plus être divulguées.Ainsi, si pour
Robert Badinter, « [le] refus de l'existence de cequi fut,
frôle l'intolérable » pour les victimes110(*), l'exposé
itératif d'exactions qui seraient inexistantes serait tout aussi
insupportable pour les prétendus coupables.
Il existe également des lois mémorielles en
Europe de l'Est. Nicolay Koposov les répartit en trois groupes :
certaines d'entre elles interdisent les partis
« fascistes » et rendent criminelle la
réhabilitation des régimes fascisants. D'autres interdisent la
négation de l'extermination des juifs, la région ayant
également vu la montée du révisionnisme dans les
années 1980-1990. Le troisième groupe recense des lois qui
reconnaissent les autres crimes contre l'Humanité (traite
négrière, génocide des Arméniens...), sans
nécessairement criminaliser leur négation.
Si les pays d'Europe de l'Est s'accordent à
reconnaître les crimes des régimes fascistes, leurs opinions
divergent sur le sort des crimes des régimes socialistes. La
première loi qui criminalise leur négation est adoptée en
Pologne en 1998. Un an après, un Institut de la Mémoire nationale
chargé de conserver et d'étudier les archives des services
secrets polonais a vu le jour. Il a servi de modèle à celui qui
s'est ouvert en Ukraine en 2006.
En 2008, beaucoup de pays de l'Est invités à se
joindre au conseil de l'Europe et à mettre à jour leur
législation mémorielle leur ont emboîté le pas,
donnant lieu à une véritable guerre des mémoires avec la
Russie. En effet, les autorités russes entendent promouvoir pour le pays
le mythe de la « Grande Guerre patriotique », apparu durant
la période soviétique. Selon ce mythe, le rôle
décisif des Soviétiques pour libérer les pays
occupés par les Allemands donnait à Staline le droit de coloniser
la moitié de l'Europe. La politique étrangère russe est
présentée comme ayant toujours été pacifique et la
Russie est considérée comme une victime de l'agression
étrangère anticommuniste. La loi mémorielle russe
criminalise « la négation ou l'approbationdes crimes commis par les
nazis contre la paix et la sécurité de l'humanité et
établis par le verdict du tribunal de Nuremberg ». Mais c'est la
mémoire de l'Etat qui doit être protégée contre
celle des victimes, contrairement aux autres lois mémorielles.
La vérité historique est neutre et
dépouillée de tout choix affectif. Elle corrige les
mémoires individuelles mais aussi la mémoire collective
lorsqu'une communauté attache trop d'importance à ses propres
souffrances pour prêter attention à celles des autres. Aussi
faut-il bien distinguer l'événement réel et la
représentation que les individus en ont pour en faire un
équilibre. Notons au passage que l'interprétation de l'histoire
d'un pays par les étrangers peut aller jusqu'à l'adoption d'un
vocabulaire partisan. Ainsi, en évoquant Israël et non la
Palestine, on fait fi des territoires occupés pour simplifier la
nomination d'un pays. De même, lorsqu'on parle du Sri-Lanka, on utilise
la nomination singhalaise au détriment du nom tamoul.
Conclusion
Bien que récent, le concept de
« storytelling » désigne un art du récit,
dont les chercheurs s'accordent à dire qu'il constitue l'un des
fondements de l'humanité. Captivant l'individu dans un monde d'images et
d'émotions, censé le pousser à agir, parfois au
détriment de la raison, le récit se conclut par une morale qui se
présente comme son décryptage. Celle-ci a parfois nourri les
décisions les plus inconséquentes, comme de récents
événements militaires ont pu en témoigner.
Un récit persuasif a toujours un pouvoir de
réconciliation, le but étant, pour le narrateur, de convaincre
ceux à qui il est destiné. Mais pour être capable de
réconcilier une nation, il faut non seulement posséder cette
faculté de persuasion, mais aussi pouvoir prétendre s'adresser
à elle. C'est donc généralement aux hommes politiques
qu'il revient de provoquer la coexistence, étape indispensable pour
l'installation de l'empathie à l'échelle du pays. La notion de
réconciliation a évolué au fil du temps. Elle s'accompagne
de divers rituels selon les cultures (baisers de paix, accolades, cadeaux
symboliques...). Comme le storytelling, la notion de
« réconciliation » est aujourd'hui en plein
renouveau, car elle donne une part de plus en plus importante à des
recours juridiques récents, comme la médiation et l'arbitrage.
C'est l'exposé des différents aspects qu'elle pouvait prendre
dans le cadre d'un récit national que nous avons examiné tout au
long de ce mémoire.
On peut distinguer deux types de réconciliations
nationales selon les caractéristiques des Etats en conflit. La plupart
des guerres civiles impliquent des Etats voisins ou d'anciennes puissances
colonisatrices que les autorités de l'Etat en transition accusent
souvent d'avoir provoqué la discorde. Cette réconciliation, que
nous avons appelée « manichéenne », se fait
au détriment des relations diplomatiques. Elle est cependant
censée faciliter l'empathie en persuadant les anciens adversaires que
leur inimitié est due à un Etat tiers. C'est par exemple le cas
au Rwanda, où Paul Kagame a établi que la Belgique et son
régime colonial étaient responsables des tensions entre Hutus et
Tutsis.
Mais lorsque la guerre civile, ou plus souvent la dictature,
n'impliquent pas d'autres Etats, cette réconciliation manichéenne
est impossible. Bien qu'arrivant après la mise en place d'une
coexistence, l'empathie joue alors un rôle très important, le but
étant d'apprendre aux individus de chaque camp à connaître
l'histoire et les souffrances de l'adversaire. Mais sa nationalisation reste
encore aujourd'hui un défi, que Desmond Tutu et Nelson Mandela ont
tenté de relever en Afrique du Sud. Dans bien des cas,
précisément pour préserver la réconciliation, la
nationalisation de l'empathie conduit à une conciliation des
émotions de pure convention. Et quand le processus de
réconciliation a pris officiellement fin, elle exacerbe les frustrations
d'une population mise en demeure de se taire. D'autres pays comme l'Irlande,
hésitent entre la réconciliation manichéenne et la
réconciliation relationnelle, précisément à cause
d'un conflit de storytelling. En Colombie, le processus de paix entre les Farc
et le gouvernement pourrait répondre à ce problème en
créant une nouvelle méthode pour aborder la
réconciliation. Envoyée à Cuba, une
délégation composée de proches des victimes du conflit a
participé aux négociations, témoignant de ses souffrances
devant ceux qui en sont les auteurs. Par cette expérience
inédite, l'Etat tente d'intégrer l'empathie dans la toute
première phase du processus de paix. Si les résultats sont
concluants, cela remettrait en cause le caractère indispensable d'une
coexistence obligatoire avant l'empathie.
Enfin, le concept de « nation » n'est pas
défini juridiquement et prend un sens particulier dans chaque pays
où il est employé. Alors que de multiples organisations
internationales voyaient le jour, il a été
considéré comme démodé, jusque dans les
années 1990, depuis la fin de la Guerre Froide, quand le nationalisme a
connu un regain d'intérêt, d'autant plus que les conflits
intra-étatiques sont aujourd'hui plus nombreux que les guerres entre
Etats.
Or le storytelling est très utile pour garantir un
sentiment d'appartenance commune, la différenciation consistant l'enjeu
de toute lutte identitaire. Dans une nation composée de multiples
communautés, le storytelling peut avoir des effets totalement
contradictoires (diviser comme réunir, fédérer autour de
la paix comme autour de la guerre, imposer silence comme exhorter à la
parole). Valérie Rosoux observe en effet que « nombre de
souvenirs individuels sont encadrés par des récits collectifs,
renforcés par des commémorations et relatés dans les cours
d'histoire. A l'inverse, ces institutionnalisations du passé n'ont de
sens que rapportées aux souvenirs et aux identifications des
individus »111(*). Le storytelling permet donc une
interdépendance entre la mémoire individuelle et la
mémoire collective.
« Sur le plan politique, affirme le chercheur
Philippe Forget, inventeur du concept de « stratégie
narrative» lorsqu'un peuple prend conscience de soi et se raconte à
travers différentes figures de soi, il établit déjà
ses inimitiés et prend le risque d'être discriminé comme
ennemi par la subjectivité d'autrui »112(*). En vertu de cet aspect, le
récit n'est donc pas seulement une thérapie, mais constitue
également une arme de la Nation contre les atteintes à la
manière dont elle se voit.
L'éducation et les commémorations sont des
vecteurs de nationalisation de la réconciliation, le storytelling
institutionnel et relationnel s'exprimant tour à tour par ces moyens.
Ainsi, la coexistence et le storytelling institutionnel peuvent se
concrétiser grâce aux messages des institutions lors des
commémorations et aux directives des ministères de l'Education.
Les livres scolaires écrits en commun par des membres appartenant
à des parties en conflit constituent, quant à eux, un vecteur
d'empathie très important, dans des sociétés où les
enfants sont souvent plus ouverts à la réconciliation que leurs
parents. En parallèle, les commémorations permettent à la
mémoire collective de s'enrichir grâce aux mémoires
individuelles. Cette mémoire collective peut même être
confrontée avec la vision d'étrangers, qu'ils soient touristes,
journalistes ou chercheurs. Stéphane Dangel, consultant en storytelling
dans les entreprises, estime en effet que « c'est beaucoup plus dans
le vécu que l'on doit se placer pour que cela fonctionne que dans la
communication et l'image. Le vécu des ex-acteurs du conflit et le
vécu des publics extérieurs (touristes, consommateurs, etc.). Les
deux publics ne sont pas étanches, et la plus grande richesse est de les
mettre volontairement en relation, alors de nouvelles histoires se dessinent,
fortes, et en forme d'ouverture vers un avenir meilleur »113(*).
La prise en compte de ces différentes perceptions
permet à chacun de se reconnaître dans le récit obtenu, et
ce dernier constitue un outil pédagogique pour la nation à
travers l'épopée des épreuves qu'elle a dû surmonter
et la morale qu'elle en a tiré. Ainsi, Stéphane Dangel observe
que « le vrai storytelling consiste à travailler avec les
histoires. Pas raconter des histoires, pas construire des histoires, mais
travailler avec, ce qui est beaucoup plus large. On se trouve alors dans le
champ d'action très riche qui consiste à faire émerger des
histoires, organiser leur partage, et à en tirer du sens ».
Plus qu'une création, le storytelling consiste donc à distinguer
un récit par rapport à ses concurrents et à l'adapter
selon les circonstances.
Le récit national est composé
d'éléments réels et fictifs qui schématisent
l'histoire de la nation en reconstruction en mettant en valeur ses hauts faits
historiques pour lui façonner uneidentité susceptible de
générer des sentiments patriotiques. Il fait donc intervenir de
nombreuses disciplines actives ou passives dans sa construction. Ainsi, le
droit est un mode de création du récit qui impose parfois silence
à l'histoire (accords de paix, lois mémorielles, justice
pénale...). Il constitue également le cadre légal
garantissant l'avenir de la Nation, s'imposant parfois comme un
élément non négligeable de son identité. C'est le
cas de la Constitution japonaise, qui décrète le caractère
pacifiste du pays. La recomposition des frontières géographiques,
quant à elle, évolue au gré de la modification du
récit national.
Cependant, l'impact négatif des tabous, surtout
entérinés par des lois, permet de montrer à quel point la
liberté d'expression est importante pour sauvegarder ou renouveler
l'harmonie entre les individus, même si elle entrave
nécessairement la nationalisation d'un récit qui serait
bénéfique pour la réconciliation nationale. La
conciliation entre le récit national et la liberté d'expression
consisterait donc à permettre tout au long du processus de
réconciliation, des débats visant à recueillir le plus de
récits possibles pour permettre de nuancer les plus manichéens
par les plus objectifs. Ces récits seraient donc répartis au sein
d'une hiérarchie, les éléments établis et
vérifiables en occupant le sommet. Par définition toujours
incomplète et toujours changeante, l'histoire est donc
l'élément le plus important du récit national, la
mémoire n'en étant qu'une expression partielle.
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Entretiens par mail avec l'auteur
Carol Grosman, 17 mai 2014.
Stéphane Dangel : 18 juillet 2014.
* 1International IDEA, « La réconciliation
après un conflit violent », 2003, page 5.
* 2Valérie Rosoux, «La gestion du passé au
Rwanda, ambivalence et poids du silence », page 39.
* 3Rafi Nets-Zengut, «Transformation of the official
memory of conflicts», 2013.
* 4Nathalie Burnay,
« Transmissions : passation, identité narrative et
reconnaissance ».
* 5Julia Chaitin, «Narratives and story telling», 2003 :
« Une histoire ou un récit est constitué
d'événements réels ou fictifs qui sont agencés de
manière à former une chaîne d'événements
susceptibles d'être racontés aux autres ».
* 6 Nicole Girou et Lissette
Maroquins, « L'approche narrative des organisations »,
2005.
* 7 Christian Salmon, op.
cit. page 59.
* 8Jeanne Bordeau, « la vraie histoire du
storytelling », 2008.
* 8 Christian Salmon, « Le
storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à
formater les esprit », éditions La Découverte, 2007,
page 11.
* 9 Stéphane Dangel,
entretien par mail avec l'auteur, 18 juillet 2014.
* 10Gabriel Salomon, "A
Narrative-Based View of Coexistence Education", 2004.
* 11Journal of Peace
Research, Volume 48, N° 1 ,pp115-125, «Does contact work In
Protracted Asymetrical conflict? Appraising 20 years of reconciliation-aimed
encounters between Israeli Jews and Palestinians«, January 2011.
* 12 Christian Salmon, op.
cit. p. 6 et 7.
* 13 Jeanne Bordeau, op.
cit.
* 14 Guillaume Le Quintrec,
« Le manuel franco-allemand, une écriture commune de
l'histoire ».
* 15 La notion de
« conflict zapping » est une allusion au conflict maping
bien connu des étudiants de relations internationales, car il permet de
distinguer, dans un conflit, les périodes de relative stabilité
par rapport aux crises les plus violentes.
* 16Cité par Hervé Coutau-Bégarie, dans
« Les médias et la guerre », Bibliothèque
stratégique, 2005, page 115.
* 17Valérie Rosoux, « Is Reconciliation
Negotiable », 2008.
* 18International Idea,
« La réconciliation après un conflit
violent », 2004.
* 19 Valérie Rosoux,
2008, op. cit.
* 20Rafi Nets-Sangut, « Transformation of the
official memory », 2013.
* 21Le Monde,
Alexandre Pouchard, «En Irlande, les anciens ennemis gouvernent
ensemble », 11 avril 2013.
* 22Secretary of State, «Policy and Strategic
Framework for Good Relations in Northern Ireland, a shared future
foreword», 2005.
* 23 Titine Kriesi, «Northern Ireland's steps
toward reconciliation», 2009.
* 24 Elise Féron, « Irlande du Nord,
une réconciliation incertaine », 2006.
* 25Constitution espagnole du 27 décembre 1978, en
français sur le site du tribunal constitutionnel.
* 26 Préambule de la
constitution marocaine du 30 juillet 2011.
* 27 Préambule de
l'accord de Nouméa du 5 mai 1998, paragraphe 2.
* 28 Préambule de
l'accord de Nouméa, paragraphe 4.
* 29 Joël Viratelle,
« Histoire de la Nouvelle-Calédonie ».
* 30 François Garde,
« Le préambule de l'accord de Nouméa, prologue d'une
histoire officielle ? », paragraphe 34.
* 31 UNESCO,
« Médias, prévention des conflits et
reconstruction », 2004.
* 32 Nathalie Burnay,
"Transmissions : passation, identité narrative et reconnaissance".
* 33Ibidem.
* 34Valérie Rosoux, « La
réconciliation franco-allemande : crédibilité et
exemplarité d'un « couple à toute
épreuve » ? », paragraphe 6.
* 35François Kersaudy, "De Gaulle et Adenauer,
aux origines de la réconciliation franco-allemande".
* 36 Traité de
l'Elysée, 22 janvier 1963
* 37 « Cinquante ans
de relations franco-allemande », éditions Nouveau Monde, page
17
* 38 Valérie Rosoux,
« La réconciliation franco-allemande :
crédibilité et exemplarité d'un « couple
à tout épreuve » ? », paragraphe 22.
* 39Maurice Gourdault-Montagne, "Les cinquante ans du
Traité de l'Elysée et les perspectives d'avenir de la
coopération franco-allemande", Espoir, revue de la Fondation
Charles de Gaulle, n° 172, printemps 2013, p. 34 et suiv.
* 40Valérie Rosoux,
« Human rights and work of memory in international
relations », 2004.
* 41 Discours de Georges
Pompidou, 15 août 1969.
* 42 Anne Marie Soderberg,
« Le storytelling comme un outil de construction de l'identité
et de la culture de l'entreprise ».
* 43Dennis J.D. Sandole, Sean Byrne, Ingrid Sandole-Staroste,
op. cit. p. 185. « Une approche psychologique traditionnelle de la
compréhension, en particulier dans un cadre thérapeutique, par
laquelle l'un des acteurs (le thérapeute), doit tenter de comprendre la
vision du monde de l'autre (le patient), pour la communiquer à cette
personne ».
* 44Courrier international
au quotidien, Vu d'Israël, « Gaza, l'ennemi n'a ni nom ni
histoire » et Vu de Palestine, « Si, les morts ont un
nom », 28 juillet 2014.
* 45 « Nos
observations durant les conférences ont montré que ce projet
était efficace et qu'il avait un impact positif sur le
public ».
* 46 Carol Grosman, entretien
par mail avec l'auteur, 17 mai 2014.
* 47 « Je pense que
ce projet constitue ma part du travail pour aider à la
réconciliation entre Israéliens et Palestiniens ».
* 48Libération,
Aude Marcovitch, «A Tel-Aviv, une place de la paix pour répondre
aux bombes à Gaza », 31 juillet 2014.
* 49« Que
sait-elle de moi? On n'a pas tué son fils. (...) Je suis consciente que
ce sont des gens qualifiés, mais je pense que les seules personnes qui
peuvent vraiment aider les victimes sont celles qui ont surmonté les
mêmes épreuves »50.
* 51« Tout a
commencé quand j'ai rencontré Thelma. Nous avions besoin d'aide
et nous ne savions pas où aller pour nous satisfaire. (...)Dès
que j'ai parlé à Thelma, j'ai pu me débarrasser d'une
grande partie de la frustration que je gardais en moi. Et Thelma était
sur la même longueur d'onde que moi, parce qu'elle avait perdu un fils,
et son mari aussi ».
* 52« J'ai
rencontré des prisonniers républicains - vous savez, durant les
visites- et ils me disaient: "Nous sommes vraiment, vraiment
désolés pour votre fils, mais c'est comme ça que ça
se passe en prison". Des prisonniersrépublicains étaient venus et
m'avaient dit qu'ils étaient vraiment désolés pour mon
fils, et ils étaient sincères? Oui, décidément,
nous devons aussi écouter l'autre camp ».
* 53 « Quand
j'étais en prison, si quelque chose se passait... comme le jour de
l'attentat d'Enniskillen, tout le monde pleurait, tout le monde, catholiques et
protestants, dans l'hôpital du Maze. Je ne l'oublierai jamais. Je me suis
fait de bons amis là-bas, protestants et catholiques, et leurs histoires
sont les mêmes que les nôtres ».
* 54 Handicap international,
op. cit. page 38.
* 55 Handicap international,
« Retour d'expérience, accompagner les traumatismes par le
retissage des liens sociaux et communautaires », 2009.
* 56 Christian Salmon, op.
cit., p. 48 et suivantes
* 57 Givat Haviva, Annual report, 2013.
* 58 FIDH: Les
commissions vérité: l'expérience marocaine.
* 59 UNESCO, op. cit.
page 40.
* 60Mémoire de Patrick De Favre Bintene,
« Problématique du rôle controversé des
médias dans la résolution des conflits en RDC : analyse critique
de l'opérationnalité concrète des médias dits pour
la paix », université de Kinshasa, 2010.
* 61 Valérie Rosoux,
« Rwanda, appel et résistance au pardon ».
* 62Journal Of
International Affaires, Marian Hodgkin, «Reconciliation In Rwnda:
Education, History And The State», 2006.
* 63 Thèse de
Jean-Damascène Gasanabo, «Mémoire et histoire scolaire, le
cas du Rwanda de 1962 à 1994 », 2004, page 6.
* 64Mitani Hiroshi,«Le système des manuels
scolaires d'histoire au Japon », 2011.
* 65 Yohanan Manor, « Arabes et
Palestiniens dans les manuels scolaires Israéliens », 2004,
paragraphes 13 à 15.
* 66 Northern Ireland
Curiculum, «Reconciliation, Working with the difference»
* 67Secretary of State,
«Policy and Strategic Framework for Good Relations in Northern Ireland, a
shared future foreword», 2005, page 8.
* 68 Sami Adwan, « Prime's Sharing the
History Project: Palestinian and Israeli teachers and pupils learning each
other's narrative», Bethlehem University, 2003.
* 69 Paul Biya,
« Pour le libéralisme communautaire »,
éditions Pierre-Marcel Favre, 1986, page 114.
* 70Ibidem, page
36.
* 71Murielle Rembour,
« Histoire, mémoire et identité nationale, un triptyque
allemand à l'épreuve des évolutions sociales
contemporaines », paragraphe 1.
* 72Christine Kinealy, « Les marches orangistes en
Irlande du Nord, l'histoire d'un droit »,2003, traduit par Christine
GROSSE, paragraphe 5.
* 73 Claudine Vidal,
« Les commémorations du génocide au Rwanda »,
2000.
* 74Libération,
interview de Christian Mantei par Christophe Alix, " 2014, année du
tourisme de mémoire ", 19 décembre 2013.
* 75Terence Dufi, " Le concept
de musée de la paix ", UNESCO, 1993.
* 76 Hediki Shinoda:
«Post war reconstruction of Hiroshima as a case of peace
building».
* 77Terence Dufi, op. cit. ,
paragraphe 17.
* 78 André Kaspi,
« Rapport de la commission de réflexions sur la modernisation
des commémorations publiques », 2008, page 23.
* 79Algerinews,
« Le cinéma de Tito est beaucoup plus qu'un effort de
propagande », 4 janvier 2014.
* 80Christian Salmon, " Sauve
qui peut : la Yougos (la vie) ", 30 juin 2014.
* 81"Le cinéma libanais
comme catharsis, 24 ans après la guerre", Libération, 30
juillet 2014.
* 82Dennis J.D. Sandole, Sean
Byrne, Ingrid Sandole-Staroste, Jessica Senehi, « Handbook of
Conflict's Analysis and Resolution »,Routledge, 31 juillet 2008, page
203.
* 83 Michael Welp,
«Transforming conflict Narratives», 2005, page 2.
* 84Journal of Social Issues, Herbert J. C. Kelman,
«The interdependence of the Israeli and Palestinian national identities:
the role of the other in the Israeli-Palestinian conflict», 1999.
* 85 Gabriel Salomon, op.
cit.
* 86Adrian Little, « Disjonctured Narratives :
Rethinking Reconciliation And Conflict Transformation», 2011.
* 87Le Monde, Kora
Andrieux, « Afrique du Sud : la réconciliation à
quel prix ? », 11 janvier 2010.
88Nicérine Bres, Sarah Pisonero et Nicolas
Glorieux, 'Les commissions vérité et réconciliation'
2007
* 88
www.sdlp.ie/about_vision.php
* 89Arnaud Nanta, "Histoire du
Japon d'après guerre", 2005, paragraphe 5.
* 90 Murielle Rembour,
« Histoire, mémoire et identité
nationale »,Temporalité, 2009, paragraphe 8.
* 91Ibidem, paragraphe
9.
* 92Ibidem, paragraphe
13.
* 93Ibidem, paragraphe
10.
* 94 Helena Koban,
« The Legacies Of Collective Violence», 2010.
* 95 Valérie Rosoux, "La
gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence", 2003,
pages 33 et 34.
* 96 Jean Damascène
Nagasabo, op. cit. pages 245 à 248.
* 97Ibidem, page
43.
* 98Ibidem, page
36.
* 99 Valérie Rosoux,
"la gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence", 2003,
page 31.
* 100 Nathalie Burnay, op.
cit.
* 101 Michel Galy,
« Un « génocide
oublié ? » », Le Monde Diplomatique,
1er janvier 2014.
* 102Ibidem.
* 103 Helena Koban, op.
cit.
* 104 Susan Thomson,
« Les camp de rééducation ingando sont loin
d'être des instruments de justice et de
réconciliation », 2010.
* 105Le Monde,
« Réconciliation au Rwanda, une question de
générations », 2011.
* 106Bernard Accoyer,
«Rapport d'informations sur les questions mémorielles »,
29 avril 2008, page 15.
* 107 C'est l'article 9 qui
condamne la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité en
modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
* 108Madeleine
Rebérioux, «Le génocide, le juge et
l'historien ».
* 109 Bernard Accoyer, op.
cit. page 21.
* 110 Bernard Accoyer, op.
cit. page 34.
* 111Valérie Rosoux,
« La réconciliation franco-allemande :
crédibilité et exemplarité d'un « couple
à toute épreuve » ? ».
*
112« Phénoménologie de la menace. Sujet,
narration, stratégie ». Stratégie, n°
10-11, avril 1992
* 113Stéphane
Dangel, Réponse à un questionnaire de l'auteur, 18 juillet
2014.
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