Comment les commissions vérité et réconciliation s'efforcent-elles de remplir leurs objectifs?( Télécharger le fichier original )par Sophie-Victoire Trouiller Institut Catholique de Paris - Master 1 Géopolitique et relations internationales 2013 |
ConclusionLes CVR : des institutions protéiformes Bien qu'issues de pratiques ancestrales, les CVR sont un modèle jeune : si l'on excepte les deux premières en Ouganda (1974) et en Bolivie (1982), qui n'ont jamais publié de rapport, le processus n'existe que depuis trente ans. Elles mettent en résonnance des concepts juridiques de conciliation et de transaction, très présents à notre époque, mais aussi des notions typiques du XXème siècle, comme le « devoir de mémoire », nécessaire pour « faire son deuil ». Actuellement, on a dénombré une quarantaine de CVR depuis leur apparition. Mais il est très difficile de donner un chiffre exact. En effet, non seulement certaines d'entre elles n'ont jamais diffusé, voire publié leurs travaux, laissant donc peu de traces dans l'Histoire, mais d'autres, se succèdent les unes aux autres dans un même Etat (Chili, Uruguay...), prêtant à confusion. Souvent confondues avec des tribunaux pénaux, les CVR sont, contrairement à eux, des institutions chaque fois originales, puisqu'elles ont une assise locale (notons le cas extrême des gaçaças, embryon des CVR au Rwanda, inspirées d'institutions villageoises existant avant la colonisation). Généralement élaborées par les Etats, les CVR ne dépendent que rarement des institutions internationales, celles de Sierra-Leone et du Salvador, mandatées par l'ONU, faisant figure d'exception. Il est cependant évident que dans l'ombre, les diplomates et les anciens Etats colonisateurs, jouent un rôle de conseillers, dont il est difficile de mesurer l'influence. Naturellement, les expériences de chacune influent sur les autres. A cet égard, la Commission d'Afrique du Sud, perçue comme une des plus fructueuses, à été créées à la suite de deux conférences de 1994, réunissant plusieurs consultants d'Amérique Latine. Ce fort ancrage territorial est censé encourager la réconciliation : la référence à la culture locale est une garantie (notons l'exemple du concept d'Ubuntu en Afrique du Sud), qui évite le reproche d'une justice « impérialiste » et « néocolonialiste ». A l'instar du général Clément-Bollée, on peut considérer que les deux institutions (TPI et CVR) sont complémentaires, l'un cherchant la justice, au sens judiciaire du terme, l'autre la réconciliation sur le plan pratique. Les CVR ne sont guère utilisées que quand les forces rivales sont à égalité à la fin du conflit ou de la dictature96(*). Variant tant dans leur composition que dans leur mandat, elles ont des champs d'investigations de plus en plus larges, différants d'une commission à l'autre. Elles ont de plus en plus de types d'atteintes des Droits de l'Homme à répertorier (viols, viols à vocation génocidaire, adoptions forcées, spoliation des terres, ségrégation à l'éducation...). Elles doivent également couvrir des périodes historiques très différentes les unes des autres (guerres civiles répétées, dictatures passagères, violences momentanées). Aujourd'hui, les CVR sont envisagées pour des crises qui viennent de se terminer ou qui sont encore en cours. Elles ont même été évoquées pour des conflits terminés depuis plusieurs générations, comme la guerre civile espagnole. De plus, certaines de leurs méthodes sont utilisées dans les processus de paix, comme celui d'Irlande du Nord, inauguré en 199897(*). Un modèle « exportable » n'est-il pas un gage de réussite ? De quelle efficacité parle-t-on ? Il est difficile de mesurer l'efficacité des CVR, les objectifs de vérité et de réconciliation n'étant pas précisément définis et s'interpénétrant sans cesse. Grâce aux avancées technologiques (informatique, médecine légale) et à la société civile prête à les aider, les commissions ont réussi à croiser des sources. Elles identifient tous les témoins (hommes, femmes et enfants, parlant parfois des langues différentes) pour compiler toutes les expériences du conflit. Pour multiplier les points de vue, elles font de plus en plus appel à la « justice de genre » (sous-commissions composées de femmes, séparation entre « soldats coupables » et « enfants-soldats victimes »...). L'évolution des règles de leurs mandats les autorisant à prendre en compte la plupart des violations des Droits de l'Homme, elles réussissent à brosser un portrait exhaustif et fiable d'une nation au sortir de la crise. Cette vision globale ne suffit pas, encore faut-il faire passer la « vérité » au sein d'un public large. Une des tâches des commissions est donc de chercher à rendre les circonstances du conflit compréhensibles pour tout le monde. Ainsi la CVR de Sierra Leone a-t-elle rédigé un rapport dédié aux enfants. De même, la CNRR colombienne a produit sous son propre nom une trentaine de petits reportages exposant toutes les facettes de son travail. La vérité est donc censée être connue et accessible à tous, même si les moyens matériels peuvent faire défaut. Notons d'ailleurs que si certaines personnes ne veulent pas lire les rapports des commissions pour des raisons psychologiques, d'autres, analphabètes ou ne maîtrisant pas la langue du rapport, n'ont pas les moyens de le faire. Si l'objectif de vérité est atteint, il faut également en examiner les effets sur la population. Même si le rapport d'une commission peut être un apport considérable aux réformes institutionnelles (comme dans les pays de l'Amérique latine), il est certain que ce rapport n'a pas à lui seul un effet durable, les éléments indispensables à la vie démocratique (alphabétisation, droit de vote, information...) devant être mis au point. L'efficacité d'une CVR se heurte donc à la question du niveau de vie d'un pays, car comment un pays touché par des années de dictature ou de guerre civile pourrait-il avoir les moyens structurels et financiers suffisants pour donner une réalité à de simples recommandations, seules résultantes concrètes des CVR ? La publication ou non des noms des coupables est également une question importante. Les commissions hésitent fréquemment à le faire, partagées entre la révélation de toute la vérité et les innombrables pressions des politiciens et des criminels eux-mêmes. Certaines considèrent notamment qu'attribuer des responsabilités individuelles n'est pas de leur ressort mais de celui des historiens. Le débat n'est pas encore tranché. Stéphane Leman-Langlois constate qu'il est impossible de mesurer le succès des CVR, puisque « les données du problème à résoudre doivent assurer la survie des nouveaux gouvernements ». Pour lui, une fois accomplie la mission des CVR, une page est censée être tournée : vérifier que la réconciliation s'est bien produite ferait courir trop de risques de raviver le conflit. La vérité historique n'étant pas une science exacte, la vérité forcément subjective est toujours simplifiée et « positivée » pour maintenir la stabilité dans le pays. Pour remplir l'objectif de réconciliation, les CVR font un compromis par lequel la population, partant de la diversité des témoignages recueillis, synthétise son passé. Mais s'y ajoute l'influence des discours schématiques des dirigeants et les rapports parfois abscons des commissions. La réconciliation telle qu'elle est entendue par les CVR est donc le compromis entre la vérité brute et la vérité « bonne à dire ». C'est ce que résume la philosophe Barbara Cassin qui observe que « l'ordre des mots, "Vérité et Réconciliation", fournit à lui seul une première indication forte. (...) On ne cherche pas la vérité pour la vérité, mais en vue de la réconciliation. Le « vrai » n'a pas ici d'autre définition et, en tout cas, pas d'autre statut objectivable que celui du « meilleur pour ». Ce « pour », à son tour, est explicitement un « pour nous » »98(*). Le « passage d'un Etat moins bon à un Etat meilleur » est facilité par un discours simplifiant la vérité pour « guérir » la société de sa « maladie ». En pratique, les commissions résument en effet bien souvent les causes des conflits en privilégiant la binarité (Serbes / non-Serbes en Yougoslavie, Tutsis / Hutus au Rwanda, Noirs / Blancs en Afrique du Sud, communistes / gouvernementaux en Colombie...). Il est d'ailleurs intéressant de comprendre la manière d'opérer cette simplification. On observe deux tendances : - La commission peut opérer une classification entre les êtres humains, les réduisant à des coupables ou à des victimes, puis les appeler à se réconcilier au nom de l'unité nationale. - Elle peut aussi considérer que le conflit a créé des liens de complicité entre ceux qui y ont participé, par opposition aux générations de simples observateurs qui succèdent à la guerre. Quel que soit leur camp, la guerre civile reste « leur guerre ». Notons que cette dernière façon de refonder une unité nationale est plus efficace, une conception binaire (coupable / victime) donnant une valeur peu flatteuse de l'individu : compromis ou pas assez engagé. Comment expliquer à un combattant qui a vécu les moments les plus intenses et les plus passionnés de sa vie, qu'il n'a été qu'un tortionnaire ? Comment expliquer au perdant au terme d'une défense acharnée qu'il n'était qu'un pauvret entre les mains de l'adversaire ? Cette perception était déjà pressentie lors de la fondation de l'Etat d'Israël, qui a voulu privilégier la figure du combattant des ghettos (Vilnius Lodz...) à celle du déporté. Pour reconstruire un pays, il faut donner un caractère positif à ceux qui le composent. Le storytelling, souvent conditionné à l'intervention des médias, donne aux CVR tout leur caractère moderne. C'est avec le Tribunal pénal de Nuremberg de 1945 que naît le désir de montrer la souffrance, recueils de photos et films à l'appui, pour tenter de l'éradiquer de façon permanente. Ainsi, on ne juge pas les crimes de droit international humanitaire simplement pour les punir, mais en les expliquant. Dans l'espoir que jamais de telles violences ne se reproduiront, naît l'idée du « devoir de mémoire » censé aider la société à « faire son deuil ». Pourtant, depuis que cette volonté transparaît, les images de massacres, de torture et de destructions parcourent le monde et internet, sans pour autant empêcher leur répétition, le « nunca mas », le « plus jamais ça », étant réduits à un simple voeu pieux. De par son influence, la tentation naît de plus en plus d'encadrer le storytelling dans un système juridique, certains protagonistes exigeant la création de lois pour lutter contre de nouvelles thèses, immanquablement qualifiées de « révisionnistes » ou « divisionnistes » (Rwanda), alors même que les archives n'ont pu être examinées par les historiens. Il devient dès lors impossible d'autoriser l'action même de l'historien si la vérité utile est devenue un dogme historique. Michal Ben-Josef Hirsh observe d'ailleurs que la vérité empêche parfois la réconciliation, le rapport de la commission ne pouvant, en disant la vérité brute, changer les convictions et la vision du monde des protagonistes. Elle remarque que « la plupart du temps, les gens n'espèrent pas d'une commission qu'elle dise la vérité, mais qu'elles disent leur vérité »99(*). A tous ces écueils, il faut ajouter l'influence d'une Communauté internationale dont les valeurs sont très fortement issues d'une vision occidentale. Il serait d'ailleurs intéressant de se demander pourquoi les CVR ont eu aussi peu de succès en Asie, à l'exception du Timor, du Sri Lanka et du Népal. Pierre Hazan cite un membre de l'association Human Rights Watch, qui considère les commissions vérité comme des « plaisanteries cruelles » pour les sociétés qu'elles sont chargées de reconstruire, affirmant qu'elles imposent à la victime la réconciliation avec son agresseur. Plus gênant encore, on peut comprendre à quel point les peuples peuvent être déroutés d'entendre l'ONU exiger la création de CVR (institutions non répressives), comme au Salvador et en Sierra Leone, pour condamner après coup l'impunité des tortionnaires. Ainsi en septembre 2003, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan affirmait :« Il ne devrait pas y avoir d'amnisties pour les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, les génocides et toutes les autres infractions aux Droits de l'Homme et au droit humanitaire internationaux »100(*). Or une CVR sans remises de peines ne saurait espérer d'autre vérité qu'une version d'avocat. Il n'empêche que pour mesurer le succès d'une CVR, il faut tenir compte des demandes d'acteurs extérieurs qui ont promu ou exigé sa création. Cela autorise les Etats ou les organisations internationales à porter un regard critique sur les commissions. Les CVR se trouvent donc aujourd'hui confrontées à des défis encore non résolus, chacun d'entre eux en engendrant d'autres. Quel avenir pour les CVR ? Certaines de ces institutions se révélant incapables d'accomplir leur mission, faudrait-il créer un code pour les CVR ? Kofi Annan met en garde la Communauté internationale contre les « solutions toutes faites » et l' « importation de modèles étrangers ». Il invite donc à se tourner vers les organisations régionales pour qu'elles évaluent les causes profondes des conflits et formulent des recommandations pour éviter leur répétition. L'intérêt de ces commissions étant d'avoir une assise locale qui leur permet de tenir compte de la culture des pays où elles sont créées, il est difficile de codifier le système. Cependant, le droit à la vérité étant clairement reconnu et défini par le droit international public, les commissions peuvent avoir une idée précise de ce qu'elles doivent faire pour appliquer ce droit. En revanche, il n'y a pas de droit à la réconciliation, du fait de l'ambiguïté du mot. Selon Laura Olson, beaucoup de personnes associent la réconciliation « au pardon et à l'oubli », alors que d'autres ne voient pas de réconciliation sans vérité. Pour les premières, la réconciliation serait accomplie par l'amnistie prononcée par l'Etat. Pour les autres, une CVR s'avèrerait nécessaire. Il est donc préférable de ne pas codifier le système des CVR, puisque la manière de répondre aux besoins de vérité et de réconciliation varie sensiblement d'un pays à l'autre. Faut-il attendre longtemps après le conflit pour créer une commission vérité ? La plupart des commissions vérité ont été créées juste après le conflit ou la dictature par le nouveau gouvernement, permettant notamment à ce dernier de s'assurer une légitimité. Pourtant, le président de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation de Côte d'Ivoire, Charles Konan Banny, a déclaré lors d'une interview accordée à la radio de la mission des Nations Unies en Côte d'Ivoire que « l'idée de créer la Commission est peut-être venue trop tôt », soulignant toutefois que les Ivoiriens « n'avaient pas le temps d'attendre pour se réconcilier »101(*). Or si le général Clément-Bollée considère également que la réconciliation demande du temps, il observe que la volonté de réconciliation caractérise la fin du conflit. Il évoque une « double dynamique » du processus de réconciliation. La seconde étant la mission des CVR, la première peut s'enclencher en amont, l'étincelle pouvant être la rencontre entre deux parties adverses effectuant une tâche en commun, comme la construction d'une école. C'est notamment ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire. Le général Clément-Bollée ayant observé les réactions de la population, ajoute qu'elles étaient très positives : non seulement deux parties ennemies se rencontraient, mais ils travaillaient ensemble au profit de tiers. En réalité, les CVR ne sauraient remplir leurs objectifs sans la préexistence d'une volonté partagée de réconciliation. * 96 Michal Ben-Josef Hirsh, «Examining Truth Reconciliation Commissions' Success and Impact». * 97 Paul Nolan, Peace monitoring Report. * 98 Barbara Cassin, Politiques de la mémoire. Traitements de la haine. http:/multitudes.samizdat.net/Politiques de la mémoire, septembre 2001 * 99 Michal Ben-Josef-Hirsch, « Truth Skepticism », International Journal of the Transitional Justice, 2008. * 100 Chronique de l'ONU, Paavani Redy, , « Les Commissions Vérité et Réconciliation. Des instruments pour mettre fin à l'impunité et construire une paix durable ». * 115 RFI, « Premier anniversaire et bilan mitigé pour la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation de Côte d'Ivoire ? 2012 |
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