III.3. Répartition identitaire entre «
savoirs autochtones », « savoirs traditionnels » et «
savoir moderne » liés au dugong
III.3.1. « Savoirs autochtones » : le dugong dans
les diverses traditions kanak
Nous avons choisi d'employer ici le terme de « savoir
autochtone » pour qualifier les savoirs issus de la tradition kanak et de
le différencier ainsi d'autres « savoirs traditionnels ». Nous
justifions ce choix par le fait que l'identité des Kanak est
actuellement l'objet d'une reconnaissance officielle et internationale en tant
que « peuple autochtone ». En effet, le 12 avril 2014, les chefferies
des huit aires coutumières se sont réunies pour rédiger la
« Charte du peuple Kanak », signant le socle commun de leurs
valeurs et des principes fondamentaux de leur civilisation. Cette charte a pour
objectif « de doter le Peuple Kanak d'un cadre juridique
supérieur embrassant une réalité historique, de fait, et
garantissant son unité et l'expression de sa souveraineté
inhérente. f...] Cette démarche étant une contribution
préalable et incontournable à la construction d'un destin commun.
» (La Charte du Peuple Kanak, 2014 : 10).
Par « autochtone », nous entendons la
définition donnée dans l'ouvrage dirigé par
Stéphane Pessina Dassonville, Le statut des peuples autochtones,
à la croisée des savoirs, suivant laquelle « les
nations autochtones sont celles qui, liées par une continuité
historique avec les sociétés antérieures à
l'invasion et avec les sociétés précoloniales qui se sont
développées sur leurs territoires, se jugent distinctes des
autres éléments des sociétés qui dominent à
présent sur leurs territoires ou parties de ces territoires. Ce sont
à présent des éléments non dominants de la
société et elles sont déterminées à
conserver, développer et transmettre aux générations
futures les territoires de leurs ancêtres et leur identité
ethnique qui constituent la base de la continuité de leurs existences en
tant que
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
peuple... »55 (2012 : 14). Puisque,
selon nos observations et entretiens, les Mélanésiens ressentent
une menace importante concernant la transmission de leurs valeurs et
savoirs,56 il nous paraissait donc approprier d'employer le terme d'
« autochtone » pour qualifier leur système cognitif. Ce
faisant, nous reconnaissons la portée politique de la sauvegarde de ces
savoirs.
La tradition et la coutume kanak sont multiples et sont plus
ou moins respectées selon les individus et les régions du
territoire néo-calédonien. Le lieu d'habitation (mer ou terre)
joue un rôle majeur dans la mobilisation de tel ou tel
élément naturel dans la coutume, et il en va de même pour
la mobilisation du dugong dans la coutume. Une tribu de la montagne mobilise
plus facilement un animal de son quotidien direct comme la
roussette57 ou le lézard qu'une espèce qui vit dans un
autre environnement. Les connaissances sur le dugong et son importance dans la
coutume diffèrent selon que les personnes habitent les tribus de la
chaîne ou de bord de mer. Sur le terrain, cette répartition des
connaissances paraît toujours actuelle, même si nous avons
rencontré quelques exceptions majeures. Par exemple, c'est une femme qui
habite dans la chaîne qui nous a raconté le mythe sur le dugong
précédemment cité.
Mais globalement, les zones où les personnes attribuent
une place à ce mammifère marin dans leur coutume sont
situées en bord de mer et où la densité de population de
dugongs est relativement conséquente.58 Dans ces endroits,
les habitants n'attribuent pas la même valeur à leur coutume
locale, ni ne possèdent la même relation à leur tradition,
notamment liée au milieu marin. Entre autre raison, la plus
évidente est à chercher du côté de l'histoire : les
tribus de toute la côte ouest ont réalisé de nombreuses
migrations vers l'intérieur des terres au moment de l'Insurrection Kanak
de 1878, c'est pourquoi aujourd'hui il y a assez peu de tribus de bord de mer
sur cette côte. Les savoirs relatifs à la pêche et aux
animaux marins ont certainement subi des altérations et les coutumiers
ont dû s'adapter et adapter leurs coutumes à leurs nouveaux lieux
de vie. A l'inverse, à cause du désintérêt des
colons pour ces zones, la Province Nord concentre une forte majorité
Kanak qui semble avoir mieux préservé ses traditions, et ce
malgré les impacts des premiers contacts avec la civilisation
européenne.
Le dugong est donc intégré de différentes
manières dans les traditions locales que ce soit dans la tradition orale
qu'au niveau des manifestations culturelles importantes comme certaines
cérémonies coutumières. Lors de ces
événements, les animaux et la nourriture ont une fonction
symbolique importante à jouer, comme nous le rappelle Emmanuel Tjibaou,
directeur de l'ADCK :
« Dans les cérémonies coutumières,
le truc ce n'est pas de manger mais de communier. Manger c'est facile, mais la
fonction de ces animaux c'est
55 E/CN.4/Sub.2/1986/7/Add.I, Par. 379 à
382.
56C'est pourquoi ils ont rédigé la
Charte du peuple Kanak, pour qu'ils puissent continuer à faire respecter
leurs règles sociales sans qu'elles ne s'effritent ou disparaissent. En
ce sens, nous pouvons établir un parallèle avec l'Agence de
Développement de la Culture Kanak qui s'est donné pour mission de
récolter les « savoirs menacés d'extinction » avec la
mort des Vieux et ainsi, qui institutionnalise et écrit des
connaissances étaient informelles et orales.
57 La roussette est une espèce de
chauve-souris, seul mammifère terrestre endémique à la
Nouvelle-Calédonie.
58 Les tribus de bord de mer dans la région
nord, de Voh-Koné-Pouembout (avec la tribu d'Oundjo, connue pour la
chasse au dugong) à Pouébo, en passant par Koumac, Poum et
Ouégoa (tribu de Tiari) ; et les tribus de bord de mer de la
région sud-ouest, principalement près de la commune de La Foa et
de Moindou.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
plutôt de rappeler ce lien qui fait de nous des
hommes. C'est parce qu'on est debout ici dans cet espace social, c'est parce
que les ancêtres ils nous ont donné la vie. [...] Dans les
discours traditionnels, il arrive que les noms des espèces soient
cités, le nom des pics et des reliefs, parce que justement ce qui est
mis en avant, c'est ce qu'il représente, l'esprit, les forces qu'il
représente. »
Parmi les cérémonies coutumières
où le dugong était important, nous pouvons citer la
cérémonie de la Nouvelle Igname dans la région de
Pouébo. Si aujourd'hui elle n'est plus célébrée
dans toutes les tribus de la commune, elle célébrait la fin du
cycle de l'igname (un tubercule des plus sacrées pour les Kanak) ou le
début d'une nouvelle période de culture du champ. C'était
une fête importante qui favorisait la cohésion sociale et
où chaque famille apportait ses ignames, cultivées avec efforts
pendant toute l'année, et d'autres « provisions » (aliments)
pour accompagner l'igname et le taro. Ce faisant, les clans de la terre se
chargeaient de chasser la roussette et le notou59 (deux animaux
« sacrés » présents en montagne) et les clans de la mer
amenaient la tortue et le dugong.
La viande de tortue et de dugong était donc
particulièrement recherchée pour accompagner l'igname, comme
l'atteste les propos de l'ancien maire de Pouébo, qui explique que leur
consommation lors de la Fête de l'Igname était primordiale pour
les clans de la mer afin que l'année soit féconde et que tout se
passe bien :
« Je pense que cela va plus loin que cela. Il faut la
tortue et le dugong pour les vieux, c'est important pour la fête de
l'igname. Si on ne l'a pas, c'est vraiment quelque chose de grave. Oui
aujourd'hui [on s'adapte avec la loi]. Mais c'est une fête culturelle.
Pour les Vieux qui font encore brûler les ignames, il FAUT cela, tu
comprends ? »
A cette occasion, le meilleur morceau était
réservé au chef de la tribu car, lors de cet
événement, la chefferie de la tribu est aussi à l'honneur.
Mais cette association entre le dugong et la chefferie dans la coutume n'est
pas propre à la commune de Pouébo, plutôt à la
région nord en général : la commune de Poum, les
îles de Belep au nord de la Grande-Terre, la commune de Koumac etc. A
Koumac par exemple, certaines tribus consommaient ce mammifère pour les
mariages, les enterrements et les intronisations de grands chefs. Ce sont aussi
des régions où les habitants pratiquaient la pêche
traditionnelle.
En parallèle, d'après des informations
récoltées en entretien, la tribu de Kélé plus au
sud sur la Côte Ouest est moins connue pour sa pêche traditionnelle
au dugong, et ce même si un coutumier de la tribu nous a avoué :
« cela fait plus de quarante ans que l'on n'a pas pêché
le dugong pour les coutumes » (Kélé, 2014). Selon une
habitante, le dernier dugong qui ait été pêché puis
consommé était destiné à l'enterrement du petit
chef de la tribu de Moméa à la fin des années 1970 -
début 1980. Toutefois, le dugong n'a pas disparu de la transmission
orale dans cette tribu puisque nous avons récolté le mythe
précédemment cité, que nous avons retrouvé par la
suite plusieurs fois sur les terrains d'enquête (Poya - tribu de la
chaîne et du bord de mer) mais avec des variations et des adaptations
à la toponymie et aux thématiques locales importantes. Ainsi,
nous voyons bien combien les « savoirs traditionnels » kanak relatifs
au dugong sont disparates au sein même de cette communauté
d'appartenance.
59Le notou, aussi appelé carpophage
géant (ducula goliath) est une espèce d'oiseau endémique
de la Nouvelle-Calédonie. Il a la particularité d'être le
plus gros pigeon arboricole au monde (wikipedia).
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Dans le monde mélanésien, il existe donc des
réalités microsociales voire micro-culturelles
différentes, qui impliquent des variations dans la tradition kanak et
dans la relation entre ces microgroupes et le dugong. Comme pour appuyer ce
constat, un jeune homme de Pouébo d'une trentaine d'années
affirme que :
« Chaque représentation est propre à
chacun, à chaque région, à chaque tribu. C'est pour cela
qu'on n'a pas forcément les mêmes représentations. [...]
Oui, ce sont parfois les mêmes : on fête tous la fête de
l'igname, on fête aussi les mariages, les baptêmes et tout.
Ça, ça ne change pas. Mais nous avons des interprétations
sur les mammifères, c'est chacun, c'est propre à ses
traditions».
En outre, les habitants de Pouébo ne le consommaient
pas uniquement lors de cette occasion, mais aussi pour les enterrements et les
mariages jugés importants, comme ceux des chefs. A ce propos, le grand
chef du district du Lé-Jao nous raconte une anecdote qui prouve bien que
l'animal était recherché pour ces cérémonies,
même si ce n'est plus le cas aujourd'hui :
« Le jour de mon mariage, en octobre 2009,
c'était le moment où la règlementation est
appliquée donc j'ai fait la demande de deux tortues légales. Ca
fait qu'il y en qui sont allés. Ils ne sont pas allés aux
tortues, ils sont d'abord allés au poisson. Et quand ils attendaient le
poisson pour la première pêche, beh le dugong est venu se coller
au bateau. Ils ont hésité à harponner parce qu'ils
savaient que c'était interdit. Donc ils sont revenus et ils m'ont
demandé : « Il y a le dugong en bas, demain on retourne, qu'est-ce
qu'on fait ? ». Le lendemain, ils sont partis et pareil, même
scénario. C'est un peu comme un « Prenez-moi, la
règlementation ce n'est pas pour vous ! » Et non. J'ai dit non
parce qu'il faut respecter la loi maintenant.»
Dans cette déclaration, qui certes illustre le fait que
le dugong était consommé pour d'autres cérémonies
que la Fête de l'Igname, l'interlocuteur nous indique que les savoirs
traditionnels kanak se modifient au contact d'autres types de savoirs et
d'autres pratiques qui sont aujourd'hui valorisés par la
société. Il donne également un indice sur le conflit
potentiel entre les récentes lois et le respect de sa tradition et
culture. Nous avions déjà évoqué quelques exemples
qui prouvaient qu'ils étaient en mutation60 sans pourtant
mettre en évidence les luttes sous-tendus entre les personnes
détenant différents types de « savoirs » : savoirs
scientifiques / savoirs traditionnels ou autochtones / savoirs juridiques
etc.
De plus, cela montre dans quel sens s'opère la mutation
des savoirs traditionnels : ces derniers plient sous le poids des politiques
environnementales néo-calédoniennes, influencées par des
décisions prises par les instances internationales ; et donc de
l'hégémonie du global. Pour aller plus loin dans l'analyse de
cette dynamique, nous nous interrogeons sur les perceptions locales de
l'environnement et du dugong et sur ce qui, fondamentalement,
différencie le point de vue des acteurs institutionnels et de la «
population locale ». Est-ce simplement un conflit entre modèle de
la connaissance ou un conflit d'intérêts ?
60 Par exemple le fait que les Jeunes de
Pouébo emploient davantage le terme « mammifère » que
celui en langue vernaculaire.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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