PARTIE 2 : L'enseignement de l'histoire à
Santa Cruz de la Sierra, l'application de la
réforme de 2010 dans un foyer de
régionalisme
et d'opposition politique et culturelle.
Chapitre I : Santa Cruz, capitale de l'Orient et des
projets autonomistes.
I-A/ Santa Cruz de la Sierra, une autre Bolivie.
L'histoire de l'Orient et de Santa Cruz de la Sierra est bien
différente de l'histoire andine. Il est important de préciser en
premier lieu que cette histoire est très récente, du fait du
centralisme andin intellectuel et de la rareté des travaux sur cette
espace. Comme la partie précédente l'a évoqué,
l'Orient ne fut découvert par les Boliviens de l'Altiplano qu'avec la
réforme de 1994 et les efforts d'interculturalité279.
N'ayant pas de traditions écrites ni de structures impériales,
les seules sources traitant des peuples de l'Orient proviennent de Quechuas ou
d'Espagnols, qui donnent un point de vue dédaigneux de civilisés
envers les « sauvages des terres basses280 ». En effet
contrairement aux indigènes des vallées qui furent soumis
à l'empire Inca, les peuples des terres basses résistèrent
farouchement aux envahisseurs. De telle manière que l'empire Inca dut
renoncer à leurs ambitions expansionnistes à l'Est et se mit
à bâtir des séries de forteresses afin de se
protéger de ces hommes281. La résistance et les
attaques des Guaranis, ethnie dominante en Orient, sur l'empire Inca, firent de
ce peuple des valeureux guerriers respectés. La forteresse de Saimapata,
à la limite entre vallée et plaine, marque la limite de
l'expansion de l'empire Inca à l'est. Pour les Incas, l'Orient
était mystérieux et dangereux, peuplé de «
chunchos ». Ce terme, employé pour qualifier les hommes de
l'Orient, révèle la méconnaissance des différentes
ethnies peuplant cette zone et l'ancrage historique de la représentation
d'un peuple des terres basses en opposition aux peuples andins. Les
indigènes des terres basses ne subirent pas la première
uniformisation sous l'empire Inca, contrairement aux peuples
andins282. L'Orient présente la plus grande diversité
de peuples et de cultures indigènes, avec une vingtaine de nations
indigènes « originaires 283» aujourd'hui reconnues,
ayant toutes des langues et cultures propres. Les départements du Pando
et du Béni regroupent des petites communautés éparses
vivant dans la forêt amazonienne. Pour ce qui est du département
de Santa Cruz, les Guaranis, qui se sont mélangés avec les
Chanés, sont majoritaires démographiquement284. Une
autre grande différence entre le monde altiplanique et l'Orient
réside dans la colonisation. En effet, la conquête et la
colonisation de l'empire Inca s'est déroulée dans la violence, la
destruction et la perte d'identité et de sens pour les
indigènes285. La société coloniale mise en
place par les Espagnols était une société
279 SOUX María Luisa et SOUX,
María Eugenia et WAYAR Marianelar, Diversidad cultural,
interculturalidad y integracion en programas y textos escolares de ciencias
sociales, La Paz, 2006.
280 ROLLAND Denis, Pour comprendre la
Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
281 Ibid.
282 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006.
283 Les originarios, sont les
indigènes existants là où ils résident actuellement
avant la colonisation. Ce sont les premiers habitants.
284 ROLLAND Denis, Pour comprendre la
Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
285 WACHTEL Nathan, La Vision des vaincus.
Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole 1530-1570 ;
Paris,
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violente de classes où les indiens étaient
exploités et en bas de l'échelle sociale. La colonisation de
l'Orient quant à elle, est le fruit de la recherche de l'eldorado
par des explorateurs espagnols qui venaient du Rio de la Plata.
La colonisation de l'Orient s'est déroulée relativement
pacifiquement, avec beaucoup de métissage286 . De plus, comme
l'empire Inca, les Espagnols eurent de grandes difficultés à
soumettre les peuples des basses terres. Ainsi, la conquête du territoire
oriental s'effectue sous la République bolivienne depuis les villes de
Santa Cruz et Tarija à la fin du XIXème
siècle287. De ce fait, les peuples de l'Orient et de
l'Altiplano ont une histoire très différente. Les premiers ayant
profité d'une longue liberté et subit une intégration dans
la république bolivienne que tardivement, tandis que les seconds ont vu
se succéder des empires dominateurs et de plus en plus
assimilationnistes. Il en ressort un monde altiplanique uniformisé et
centre du pouvoir qui s'oppose à un monde oriental regroupant un
ensemble de peuples sans réelle unité ni importance politique.
La ville de Santa Cruz de la Sierra fut fondée le 26
février 1561 par le capitaine Nuflo de Chaves288. En 1825,
l'indépendance est une victoire des élites andines avant tout. De
ce fait, le mythe fondateur andin et le symbole de Tiwanaku sont
instrumentalisés dans la constitution indépendante, laissant de
côté les autres cultures de la Bolivie. Dès lors, Santa
Cruz de la Sierra, qui est considérée comme une ville de seconde
importance, est délaissée au profit des villes
andines289. Ainsi, dès le XIXème siècle, avec
le développement du réseau ferroviaire et du commerce
international, les élites dirigeantes de Santa Cruz de la Sierra
réclament la mise en place de voies de fer pour relier la ville au pays
et permettre d'exporter les productions du département au Brésil.
Cependant, le gouvernement bolivien d'alors, gouverné par des grands
propriétaires terriens et miniers investissent les fonds de
l'État pour favoriser leurs propres activités, c'est à
dire en développant l'exportation des mines d'étains de
Potosi290. Face au désintérêt du gouvernement
bolivien, Santa Cruz de la Sierra se retrouve isolée du reste du pays et
agit telle une capitale. L'unité de l'Orient derrière Santa Cruz
s'explique par leurs origines communes. Lors de la déclaration
d'indépendance, l'état de Santa Cruz regroupait le Beni et le
Pando, ces départements ne furent séparés de Santa Cruz
qu'en 1842 pour le Béni et en 1938 pour le Pando. De ce fait, dans la
conscience commune, Santa Cruz reste la capitale des trois régions. La
ville organise l'exploration, la colonisation et l'exploitation du territoire
oriental. Dans les années 1950, la ville se modernise grâce
à la découverte et l'exploitation de grandes ressources
pétrolifères dans le département. Santa Cruz devient alors
le moteur économique du pays291.
Dans l'Orient, et surtout à Santa Cruz, se
développe une contre-culture, la culture « camba ».
« Gamba ». Cette vision dichotomique « camba/colla
» va à l'encontre du modèle indigéniste multiculturel
mis en place dès la fin du XXème siècle. En effet, le
terme « colla » est péjoratif, il englobe les
indigènes ruraux altiplaniques sous une même identité (les
peuples jadis soumis à l'empire Inca), ne prenant pas en compte la
diversité ethnique et culturelle du pays. Plus encore, le terme «
camba », promeut l'identité métisse, diminuant la
place et l'importance des origines indigènes, pourtant
particulièrement diversifiées dans l'Orient. Selon Gustavo Pinto
Mosqueira, grand auteur autonomiste de l'Orient et régionaliste
originaire du Beni, le camba se définit par trois aspects : son
histoire orientale, sa nature et sa culture métisse.292
Selon certains régionalistes cruceños,
la supériorité des cambas sur les collas
s'expliquerait par la colonisation différente subie par ces deux
ensembles ethniques. Le directeur Daniel Armando
Bibliothèque des Histoires, Gallimard, 1971.
286 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006.
287 COMBES Isabelle, Etno-historias del
Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX),
Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos,
2005.
288 PEÑA Paula et LANDIVAR Jorge, La
fundacion de Santa Cruz, Rolando Nunez N, Santa Cruz de la Sierra,
2016.
289 ROLLAND Denis, Pour comprendre la
Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
290 Ibid.
291 Ibid.
292 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Bases para
la escuela y educación en el oriente boliviano, Landivar S.R.L.
Santa Cruz de la Sierra, 2004.
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Pasquier Rivero avance ainsi que les cambas se
distinguent par une culture de la liberté, de l'égalité du
fait des coutumes des indigènes orientaux et de la colonisation
pacifique et de métissage. Tandis que les andins, vivant
déjà dans des sociétés très
hiérarchiques, ont subi une colonisation violente qu'ils reproduiraient
aujourd'hui sur l'Orient293. De manière
générale, que ce soient à La Paz comme à Santa
Cruz, de nombreux Boliviens présentent les cambas comme plus
ouverts, plus chaleureux et plus sympathiques que les collas qui
seraient aussi rudes que leur environnement.
L'élite de Santa Cruz est composée de grands
propriétaires terriens ou de grandes entreprises. Santa Cruz mène
une politique extractive et a recours à de nombreuses firmes
multinationales afin d'exploiter ses ressources294 . Santa Cruz de
la Sierra apparaît alors comme une ville moderne et
occidentalisée, qui arbore fièrement ses origines coloniales. La
Paz et Santa Cruz sont deux villes tellement différentes qu'il est
difficile de croire qu'elles appartiennent au même pays. Le
délaissement de l'Orient par le pouvoir andin et le fossé
culturel sont des éléments qui ont contribué à la
lutte autonomiste de Santa Cruz au fil de son histoire.
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