1
Université Paris 7 Paris Diderot
U.F.R. Géographie, Histoire, Économie et
Sociétés Master Histoire et Civilisations Comparées,
Histoire des Mondes.
L'enseignement de l'histoire dans la Bolivie d'Evo
Morales.
Jaquette d'un DVD pédagogique produit par l'enseignant
aymara Fidel Rodriguez, 2012. (Photo Saint-Martin)
Présenté par Julian Saint-Martin
Sous la direction d'Aurélia Michel
Et la sous-direction de Sophie Lewandowski
Années universitaires 2016/2018
2
Remerciements :
Je tiens avant tout à remercier Aurélia Michel,
qui m'a accordé beaucoup de son temps pour m'accompagner et m'aider dans
mon travail mais surtout qui m'a toujours encouragé et soutenu dans mes
projets. Je la remercie également pour son humanité et sa
bienveillance qui ont rendu ces années très agréables et
motivantes.
Je remercie aussi Sophie Lewandowski, qui m'a beaucoup
aidé lors de mon terrain à La Paz, d'un point de vue
professionnel aussi bien que d'un point de vue humain. Cela ne fait aucun doute
que mon expérience et mon travail en Bolivie aurait été
bien moins appréciable sans les contacts, les informations et la
formation méthodologique qu'elle m'a donné et sans sa
présence. Je la remercie d'avoir été là pour me
permettre de réaliser ce terrain et ce travail avec confiance.
Je remercie toutes les formidables personnes qui m'ont
aidé, qui m'ont accueilli, qui m'ont fait découvrir et mieux
comprendre ce merveilleux pays qu'est la Bolivie. Parmi ces nombreuses
personnes, je remercie particulièrement Elise Gadea, dont sa compagnie
me fut particulièrement précieuse et agréable. Je remercie
également Piedades Parada, Ruth, Rolland et Naderlina qui m'ont
accueilli avec une grande gentillesse et dont il me fut fort douloureux de me
séparer.
Je remercie également ma famille, qui m'a toujours
soutenue dans tous mes projets et qui m'a permis de me rendre en Bolivie. Je la
remercie d'être constamment là pour moi et pour mon
épanouissement. Je remercie en particulier mes parents et mes
frères qui m'ont accompagné virtuellement et même
physiquement durant mon séjour en Bolivie et tout au long de mon
travail.
Je remercie Félicien Gayraud, pour sa présence
et ses conseils avisés. Je le remercie bien plus encore pour son humour
et sa bonne humeur.
Je remercie aussi tous mes amis proches, qui me permettent
d'avancer dans la vie et de prendre les bonnes décisions. Je remercie en
particulier Charlotte Raison et Florian Le Marrec pour leur
intérêt pour mon sujet.
Je remercie ma chère Noémie, qui a
supporté bien des désagréments durant la
réalisation de ce travail, qui m'a même parfois relue et souvent
écouté. Elle a toujours était là pour me motiver
quand cela était nécessaire. Une fois encore, ce travail n'aurait
pas put aboutir sans cette personne. Merci.
3
Sommaire :
Remerciements 2
Sommaire : 3
Introduction 4
PARTIE 1 : L'évolution de l'enseignement de l'histoire
en Bolivie, des transformations constamment
dictées par la question indigène.
22 Chapitre I : Le développement de la discipline historique
au service du projet nationaliste du MNR :
la création d'une identité bolivienne unique de
1955 à 1971. 24 Chapitre II : De 1971 à 1994 : Une
éducation antirévolutionnaire et l'essor des revendications
culturelles indianistes 28 Chapitre III : De 1994
à 2010, la loi 1565, le début de l'éducation
interculturelle et bilingue dans
un contexte d'effort pour le développement. 32
Chapitre IV : A partir de 2005, l'histoire pour
revaloriser le caractère indigène de la Bolivie. 42
PARTIE 2 : L'enseignement de l'histoire à Santa Cruz de
la Sierra, l'application de la réforme de 2010
dans un foyer de régionalisme et d'opposition politique
et culturelle. 66
Chapitre I : Santa Cruz, capitale de l'Orient et des
projets autonomistes. 66
Chapitre II : L'application de la loi 070 : un contenu
andin et indigène dans la capitale de l'Orient.
77
PARTIE 3 : L'enseignement de l'histoire dans le Bajo Isoso.
91
Chapitre I : L'autonomie indigène originaire
paysanne de Charagua, l'autonomie guarani en
Bolivie. 91
Chapitre II- L'enseignement de l'histoire dans un
territoire enclavé, le Bajo Isoso. 98
Chapitre III- Le programme régionalisée
dans le contexte indigène : une intégration ou une
exclusion ? 113
Conclusion 124
Bibliographie 129
Table des illustrations 140
Table des matières. 141
Introduction :
L'enseignement de l'histoire dans la Bolivie d'Evo
Morales de 2006 à
2017.
« Ce que disait Tupac Katari, nous sommes en train de
l'accomplir maintenant non seulement nous sommes socialement, culturellement
des millions et des millions, mais en plus les dernières
élections du 12 octobre de cette année démontrent que nous
sommes aussi des millions d'un point de vue électoral...1
» Cette phrase fut prononcée par le président bolivien Evo
Morales lors de la commémoration de la 233ème année de
l'exécution de Tupac Katari, le meneur d'une grande révolte
indigène 2 contre la couronne espagnole en 1781 3
qui avait proclamé au nom des indigènes révoltés
:« Nous reviendrons et nous serons des millions. » De cette
manière, Evo Morales, d'origine Aymaras, se positionne comme
l'héritier de Tupac Katari qui aurait permis l'accomplissement de cette
prophétie. Evo Morales est le premier président indigène
de l'histoire de Bolivie. Il s'appuie fortement sur les symboles historiques
indigènes, plus particulièrement aymaras, comme ses investitures
célébrées à Tiwanaku, le plus grand centre
archéologique de la Bolivie andine4. Il souhaite revaloriser
ces symboles après des siècles de colonisations. L'histoire
occupe donc une place importante dans son projet politique de revalorisation
des cultures, identités et connaissances indigènes. Par cette
commémoration, il célèbre ainsi la prise de pouvoir des
indigènes et leur reconsidération en Bolivie, amorcées au
début du XXIème siècle. En effet, les années 2000
sont marquées par de nombreuses vagues de manifestations et de conflits
civils contre les gouvernements néolibéraux en place depuis 1982.
Ainsi, suite à la guerre de l'eau en 2000 et celle du gaz en 2003, le
président Gonzalo Sanchez de Lozada finit par s'enfuir aux
États-Unis. Juan Evo Morales Ayma, qui était alors un
syndicaliste cocalero5 mène ces luttes à la
tête de son parti le MAS-IPSP6 depuis 2002. Il accède
à la présidence le 19 décembre 2005 et met alors en place
un « proceso de cambio7 afin de changer la
société bolivienne et les mentalités, notamment pour ce
qui est de la considération des indigènes. Pour la
première fois, les indigènes semblent représentés
et accèdent en plus grand nombre aux hautes sphères du pouvoir en
Bolivie, il s'agit d'un moment très fort symboliquement dans l'histoire
des indigènes boliviens. Evo Morales propose une nouvelle constitution
qui est acceptée par referendum, ce qui lui permet d'instaurer
l'État plurinational de Bolivie le 7 février 2009, dans lequel
les droits et valeurs
1 MORALES Evo, 14 novembre 2014, Perlas, Bolivie :
« Lo que dijo Tûpac Katari estamos cumpliendo no solamente ahora
somos socialmente, culturalmente millones y millones, sino las ûltimas
elecciones del 12 de octubre de este arlo demuestran que electoralmente
también somos millones, por tanto lo que dijo Tûpac
Katari, ahora somos millones »,
2 Il existe deux mots pour qualifier les
indigènes : «indigena » ce qui
signifie indigène et « indio » qui
se traduit par indien. Le premier est le terme le plus utilisé en
Bolivie pour qualifier ces populations, il désigne les personnes
originaires du pays en question, ici la Bolivie, en opposition avec les blancs
ou autres ethnies qui sont venus d'autres continents et leurs descendants. En
français, le terme indien renvoie à l'appartenance à un
groupe ethnique. Le terme indigène a acquis une portée politique
dans les courants indianistes des années 1970, lorsque plusieurs peuples
originaires employèrent ce terme pour qualifier l'ensemble des
originaires afin de promouvoir leurs droits. Cependant, le terme indien est un
terme colonial imposé par les occidentaux, du fait de l'erreur de
Christophe Colomb qui pensait arriver en Inde. Ce mot est péjoratif
voire raciste. Pour cette raison, au risque de perdre en justesse de l'analyse,
le terme indigène sera systématiquement employé dans ce
travail.
3 MINISTERIO DE CULTURAS Y DE TURISMO, VICEMINISTERIO
DE LA DESCONOLISACION, Morales dice que se cumplió legado de
Tûpac Katari: somos millones, 2014 in :
http://descolonizacion.gob.bo/index.php/517-morales-dice-que-se-cumplio-legado-de-tupac-katari-somos-millones
4 CANESSA, Andrew, « Les paradoxes des
politiques multiculturelles en Bolivie : entre inclusion et exclusion »
Problèmes d'Amérique latine. 2014.
5 Un cocalero est un
cultivateur de coca, la plante sacrée des
indigènes andins.
6 Movomiento al Socialisme -
Instrumento Político por la Soberanía de los Pueblos
: Mouvement vers le Socialisme Instrument politique pour la
Souveraineté des Peuples.
7 Processus de transformations.
4
5
des indigènes sont inscrits. Cet État est dit
« plurinational » car il est formé de plusieurs nations qui
revendiquent leurs spécificités. Il souhaite «
décoloniser » le pays : la décolonisation de la Bolivie vise
à briser la hiérarchisation ethnique de la société
bolivienne mise en place par la colonisation. Il veut aussi rendre sa
souveraineté au peuple bolivien en luttant contre les mesures
néolibérales et en nationalisant l'exploitation des ressources
naturelles du pays8.
La restructuration profonde de la Bolivie pour le gouvernement
d'Evo Morales essaye d'instaurer un fonctionnement viable face au plus grand
défi de ce pays : la diversité culturelle, ethnique, politique et
économique.
Qu'est-ce qu'être Bolivien ?
Dans l'imaginaire collectif, la Bolivie est souvent
perçue comme un pays andin, montagneux et terre de la civilisation Inca.
Pourtant, l'Altiplano, la région des plateaux montagneux et
berceau de la culture andine, ne correspond qu'à une petite portion du
territoire bolivien. En effet, la Bolivie se découpe en trois ensembles
géographiques : l'Altiplano, les Vallées et enfin les
Plaines : l'Orient. Ces trois ensembles regroupent des environnements, des
climats et des cultures très différents. L'Altiplano est
un plateau à une altitude moyenne de 3300 mètres qui
présente donc une grande aridité et une sobre vie
végétale et animale. Les villes de La Paz, Potosi et Oruro sont
les principaux centres urbains de cette région9.
Les Vallées correspondent à la zone entre
l'Altiplano et l'Orient ; cette région est moins élevée
puisqu'elle se situe à 2000 mètres d'altitude de moyenne. Le
climat y est donc plus chaud et la nature plus luxuriante. Cette petite zone
regroupe les villes de Cochabamba, Sucre et Tarija10. Ces deux
premières zones regroupent les cultures indigènes andines dont
les Aymaras et les Quechuas en sont grandement majoritaires. Enfin, l'Orient
est la zone la plus vaste, elle couvre plus de 650 000 km2, soit
presque 60% du territoire bolivien11. L'Orient correspond aux
plaines, les « tierras bajas 12». Cette zone
présente des températures chaudes et des paysages
différents entre la forêt amazonienne et les plaines du Chaco. La
nature est ici très luxuriante, et la diversité ethnique est la
plus grande des trois zones. En effet, les Guaranis et les Chiquitanos sont les
plus nombreux dans le sud, mais il existe une multitude de peuples
diversifiés en Amazonie13. On trouve dans cet immense
territoire les villes de Trinidad et de Santa Cruz de la Sierra14.
Selon les chiffres du recensement de 2012 de l'Institut National de
Statistique, en ne comptabilisant que les départements de Santa Cruz, du
Béni et du Pando, la population de l'Orient s'élève
à 3 186 716 habitants, soit 32% de la population nationale15.
Plus encore, Santa Cruz est depuis 2016, le département le plus
peuplé du pays avec plus de 3 millions d'habitants16.
La ville de Santa Cruz de la Sierra, véritable capitale
économique du pays, se pose comme capitale de l'Orient.
L'industrialisation, l'agriculture de masse et l'exploitation des riches
ressources d'hydrocarbures font de la région de Santa Cruz le moteur
économique du pays. De ce fait, Santa Cruz de la Sierra ne cesse de
croître grâce à l'immigration interne de Boliviens en
quête de travail
8 SUAREZ Hugo José et BAJOIT
Daniel, Bolivie / La Révolution Démocratique, Charleroi,
Couleur Livres, 2009.
9 ROLLAND Denis, Pour comprendre
la Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
10 Ibid.
11 INSTITUTO NACIONAL DE
ESTADÍSTICA, CENSO NACIONAL DE POBLACIÓN Y VIVIENDA
2012, Estado Plurinacional de Bolivia, 2013.
12 Les « Terres basses » en
opposition au monde montagneux de l'altiplano.
13 ERCO VILCA Juan Carlos, Las
formas de propiedad y su registro : las tierras indigenas y recursos naturales,
AECID, Bolivia, 2008.
14 ROLLAND Denis, Pour comprendre
la Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
15 INSTITUTO NACIONAL DE
ESTADÍSTICA, CENSO NACIONAL DE POBLACIÓN Y VIVIENDA 2012 , Estado
Plurinacional de Bolivia, 2013.
16 INSTITUTO NACIONAL DE
ESTADÍSTICA, Santa Cruz concentra la mayor población de
Bolivia, Sant Cruz, 2016.
6
rémunérateur17 . Les cultures
départementales occupent une place très importante pour certains
Boliviens, de telle manière qu'à l'identité nationale
s'opposent souvent des identités départementales. Il y a une
superposition entre une identité nationale, une identité
régionale et une identité départementale. En Orient par
exemple, la culture régionale « camba18 »
correspond à l'identité métisse des orientaux, elle s'est
construite en opposition avec la culture «
colla19», une expression seulement employée par
les habitants de l'Orient pour qualifier péjorativement, les andins qui
peuplent les deux autres régions. Ainsi, la nationalité
bolivienne recouvre des personnes qui s'auto-identifient très
différemment les unes des autres.
Pourquoi cette forte composante territoriale,
géographique et économique de la Bolivie et plus
généralement, la diversité environnementale, climatique et
culturelle est-elle cachée par la représentation d'un pays
montagneux et andin ? D'une part, parce que la majorité de la population
est bel et bien andine, les deux ethnies majoritaires démographiquement
étant les Aymaras et les Quechuas. D'autre part, car le centre
intellectuel et politique a toujours été à La Paz ou
à Sucre, mais jamais en Orient. Plus encore, l'Orient est souvent
méprisé dans les discours des andins, présenté
comme le foyer de racistes et d'oligarques blancs qui glorifient la
colonisation. A cela s'ajoute le fait que la connaissance de l'Orient ne s'est
fait que très tardivement et suite à un long processus
historique. L'histoire de l'Orient et de la ville de Santa Cruz de la Sierra
est l'histoire de régions défavorisées au profit des
régions du pouvoir20. De plus, l'Orient regroupe les terres
cultivables à l'échelle industrielle et les plus grandes
réserves d'hydrocarbures. Ils aspirent à une meilleure
coopération avec les firmes multinationales pour optimiser leurs
exploitations, à l'inverse du monde andin. De ce fait, les orientations
politiques et économiques divergent aussi grandement entre ces deux
ensembles. Le rapport avec le centre politique et les projets
économiques différents ont créé de fortes
revendications d'autonomies, dont Santa Cruz de la Sierra en est la
première actrice, notamment après son fulgurant essor
économique dans les années 1950. Ainsi, le 4 mai 2008, les
États de la demi-lune21, le Pando, le Béni, Tarija et
à leur tête Santa-Cruz, organisent un référendum
pour l'autonomie de ces régions face au gouvernement d'Evo Morales
auquel ils sont en totale rupture. Dans ces départements, de
véritables massacres et discriminations se déroulèrent
envers les indigènes andins. Evo Morales déclare alors
l'État de siège et réprime avec force l'Orient et tout
particulièrement en 2009, emprisonnant ou forçant à l'exil
les dirigeants autonomistes22. Face à l'échec de ses
tentatives de sécession, l'Orient essaye de trouver une place dans le
nouvel état plurinational d'Evo Morales tout en essayant de
préserver ses cultures et ses identités, qu'elles soient
cambas ou indigènes. Ses événements sont
très révélateurs de l'importance de la reconnaissance des
différentes cultures qui composent la Bolivie pour la stabilité
et l'unité du pays. Comment l'Orient essaye-t-il de revendiquer son
existence et son importance dans la Bolivie ? Comment le gouvernement bolivien
lutte-t-il contre le danger séparatiste de l'Orient ?
Cette diversité, la différence de
considération et de représentation révèlent
qu'être bolivien recouvre des réalités très
différentes, autant d'un point de vue économique, culturel que
politique. Les Boliviens se définissent par leur identité
nationale certes, mais aussi par leur identité départementale. A
cette dernière s'ajoute parfois une identité ethnique ou du moins
une identité rurale ou urbaine.
17 FISBACH Erich, La Bolivie, ou l'histoire
chaotique d'un pays en quête de son histoire, Paris, Editions du
Temps, 2001.
18 Camba signifie « ami » en langue
guarani, ce terme désigne la culture et l'identité métisse
de l'Orient.
19 Un Colla est un mot quechua
désignant un habitant de la partie Bolivienne de l'ancien empire Incas,
le Collasuyo.
20 PENA HASBUN Paula, La construcción de la
identidad cruceña. Le Monde diplomatique. Número 13,
2003.
21 La demi-lune était le nom donnée
à l'alliance des départements souhaitant faire sécession :
Pando, Beni, Tarija et Santa Cruz.
22 BOULANGER Philippe, «Le Comité Pro
Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme institutionnel en
Bolivie», Evo Morales ou le malentendu bolivien, Editions Nuvis,
2017.
Illustration 1: Carte des trois aires géographiques de
la Bolivie.
La zone en gris correspond à l'Altiplano, celle en
beige aux vallées et celle en vert aux terres basses, l'étoile
représente Saimapata, la limite de l'extension de l'empire Inca à
l'ouest. [21] (Ezilon, Large physical map of Bolivia with major cities,
2009)
7
23 Ezilon, Large physical map of
Bolivia with major cities, 2009 in :
http://www.mapsland.com/south-america/bolivia/large-physical-map-of-bolivia-with-major-cities
8
Qu'est-ce qu'être indigène ?
Lors de la colonisation, la Bolivie, comme bon nombre de ses
voisins, a subi la mise en place d'un fonctionnement dual de sa
société. Les indigènes, largement majoritaires,
travaillaient en tant que main d'oeuvre de base dans les champs et les mines,
dans le monde rural donc. Les blancs, qui exploitaient les premiers, se sont
concentrés dans les centres urbains. Même les grands
propriétaires terriens d'haciendas avaient de forts liens avec
la ville. Le cas des métis étaient un peu moins évident
puisque ces derniers oscillaient entre le statut d'exploitant et celui
d'exploité. Cette situation a perduré après la
colonisation. De tel sorte que lorsque le MNR24 fait sa
révolution en 1952, le terme « indio » est
remplacé par celui de « campesino »,
c'est-à-dire paysan. L'association de l'indigène au monde rural,
qui existait déjà, n'en fut que renforcé. Cependant, au
XXème siècle, l'exode rural provoqué par
l'industrialisation du pays a bouleversé cette situation. En effet, la
population bolivienne rurale est passée de 73% en 1950 à 58,7% en
1976 puis pour devenir minoritaire en 1992 avec 42,5 %25. Le dernier
recensement national de 2012 révèle que 32,7 % de la population
est rurale contre 67,3% d'urbains26, et la situation a probablement
encore évolué aujourd'hui. Ainsi, une grande partie de la
population rurale indigène s'est installée en ville au cours du
vingtième siècle. L'indigène n'est plus seulement le rural
dès lors.
Ces migrations internes ont provoqué une
évolution des méthodes de recensement du pourcentage de la
population indigène en Bolivie depuis le premier recensement national en
1831. En effet, les recensements de 1976 et de 1992 identifiaient la population
indigène aux personnes pratiquant au moins une langue indigène.
Ainsi, la part de la population considérée comme indigène,
selon ces sondages, s'élevait à 46,1% en 1976 et 45,2% en
199227. Cependant, ces chiffres posent problèmes puisque
l'identité ne passe pas uniquement par la langue. Dans les
mentalités, l'association de l'indigène au paysan continue de
s'appliquer, même pour ceux qui ont migré en ville28.
Lors du recensement de 2001 en revanche, la question de l'auto-identification
ethnique est posée aux Boliviens, ceux-ci se reconnaissent à 62%
comme indigènes29 . Pour ce qui est des résultats du
recensement de 2012, ils sont controversés. En effet, l'identité
métisse ne figurait pas parmi les choix de réponses possibles,
cette action « indigénisante » du MAS fut vivement
critiquée par les opposants de tout le pays et particulièrement
par ceux de Santa Cruz qui prônent leur culture « camba
» métisse30. Les résultats sont donc
difficilement exploitables, mais ils révèlent tout de même
une baisse de 21% de la population se revendiquant indigène. Selon Luis
Enrique Lopez, un sociolinguiste et éducateur péruvien
spécialisé dans l'Éducation Interculturelle et Bilingue,
le début des années 2000 se démarque par une
amélioration des relations interethniques et une amélioration de
la considération des indigènes dans le pays, comme le
démontre la présence de 42 députés se revendiquant
indigènes sur 157 au parlement en 200231. La chute du nombre
de personnes s'auto-identifiant comme indigène ne signifie pas
forcément une déconsidération des indigènes et donc
une dégradation des rapports interethniques mais il interroge sur les
résultats d'une valorisation des cultures indigènes de la part du
gouvernement et sur la définition de l'identité indigène.
Cependant, d'autres phénomènes expliquent cette évolution,
notamment l'exode rural.
En effet, l'identité indigène reste
majoritairement présente dans le monde rural. Ainsi, l'arrivée
des
24 Le Mouvement Nationaliste
Révolutionnaire (Movimiento Nacionalista Revolucionario) est un
parti populiste qui fut au pouvoir de 1952 à 1964.
25 Instituto Nacional de
Estadisticaa, Distribucion de la poblacion empadronada por area,
censos de 1950, 1976, 1992, 2001 y 2012.
26 Ibid.
27 INE, Censo Nacional de
Población y Vivienda 1992, Resultados Finales, La Paz, 1993.
28 CASEN Cécile, « Le
katarisme bolivien : émergence d'une contestation indienne de l'ordre
social », Critique internationale, 2012.
29 INE, Censo Nacional de
Población y Vivienda 2012, Resultados Finales, La Paz, 2013.
30 Gustavo Pinto Mosqueira, Paula
Peña.
31 ENRIQUE LOPEZ Luis, De
resquicios a boquerenes, La educacion intercultural bilingue en Bolivia,
Plural editores, La Paz, 2005.
9
indigènes en ville s'accompagne souvent d'un
renoncement progressif à la culture indigène. L'exode rural pose
donc un réel problème pour la survivance des cultures
indigènes en Bolivie. Cela est d'autant plus vrai à Santa Cruz,
où les cultures indigènes sont particulièrement
dévalorisées face à la culture métisse «
camba ». Ainsi, le recensement de 2001 révèle que
la population urbaine du département de La Paz se revendiquant
indigène constitue 70% de la population paceña. Dans la
campagne du département de La Paz, cette proportion de personnes
s'auto-identifiant comme indigène s'élève à 92%.
Cependant, dans le département de Santa Cruz, seulement 34% des urbains
et 48% des ruraux cruceños se considèrent comme
indigènes32. Enfin, au-delà de l'association de
l'indigène au paysan effectuée par la plupart des urbains, ils
associent aussi l'indigène au pauvre. Au début des années
2000, la population rurale vit à 80% dans une situation de
pauvreté et à 60% d'extrême pauvreté33.
Ces données sont révélatrices des différentes
considérations des indigènes dans la société selon
les départements boliviens.
Quoiqu'il en soit, les indigènes représentent
une part très importante de la population bolivienne, sans doute l'une
des proportions les plus élevées de tous les pays
d'Amérique du Sud. La question du traitement et de l'intégration
des indigènes dans la société est donc d'une importance
primordiale. L'identité indigène est un concept flou et relatif.
Pour certain, l'identité indigène est rattachée au fait de
parler une langue indigène, pour d'autre, il s'agit des codes
vestimentaires, de l'alimentation et des pratiques religieuses. D'autres
penseront qu'il s'agit d'un mode de vie ou avant tout de
caractéristiques physiques. Il s'agit surtout d'une auto-identification
et d'une identité de groupe portée par une ethnie mais surtout
par des valeurs et par des moeurs.
Lorsqu'on parle des « indigènes de Bolivie »,
il faut bien comprendre que cela regroupe une multitude de peuples très
différents. En effet, la Bolivie présente sur son territoire une
quarantaine d'ethnies qui ne partagent pas la même culture, les
mêmes croyances, les mêmes moeurs ni la même histoire. De
plus, au sein d'une même ethnie, il n'est pas rare de trouver des
différences entre les communautés. Certains peuples comme les
Aymaras, les Quechuas ou les Moxenos possèdent une histoire
impériale et urbaine tandis que d'autres peuples comme les Cayubaba ou
les Tonalla vivent de manière nomade dans la forêt. Ces
différences sont d'ailleurs parfois la cause d'une
hiérarchisation des sociétés indigènes entres
elles. Ainsi, les Aymaras et les Quechuas s'estiment souvent supérieurs
aux peuples des terres basses qu'ils considèrent parfois de «
sauvages ». Il ne faut donc pas imaginer un peuple indigène, mais
bien une multitude de peuples différents sur le plan culturel aussi bien
que phénotypique. Ainsi, l'usage du terme indigène est commode
mais parfois réducteur pour parler d'une si grande variété
d'identités.
La question de la place et de la considération des
indigènes en Bolivie occupe une place très importante dans les
politiques des gouvernements boliviens. La fin du XIXème siècle
et le XXème siècle ont présenté de nombreux
exemples de politiques indigénistes, c'est à dire des politiques
de non indigènes qui visent à intégrer les
indigènes dans la société et qui prennent en compte leurs
spécificités. La fin du XXème siècle et surtout la
présidence d'Evo Morales voient les premiers exemples d'application de
politiques indianistes, c'est à dire des politiques pensées par
et pour des indigènes. Si les politiques indigénistes sont
parfois accusées de paternalisme, les politiques indianistes sont
parfois porteuses de projets racistes et essentialistes34.
Le statut d'indigène a acquis une portée
très politique avec les présidences d'Evo Morales. Le
président lui-même en est un très bon exemple, son origine
Aymara est souvent l'objet de controverses. L'origine indigène est
parfois proclamée afin de pouvoir bénéficier des avantages
et des politiques de revalorisation en cours de la part d'individus se
réclamant métis auparavant. Face à la difficulté de
définir « l'indigénéité », le
gouvernement d'Evo Morales crée cette identité en opposition aux
gouvernements des descendants européens35. Néanmoins,
la poursuite des marches et manifestations
32 INE, Censo Nacional de Población y
Vivienda 1992, Resultados Finales, La Paz, 1993.
33 Insituto Nacional de Estadicas, Mapa de
pobreza- censo 2001, 2004.
34 CHONCHOL, M. Jacques, and Marie-Chantal BARRE.
«Indigénisme Et Indianisme En Amérique Latine.»
Cahiers Du Monde Hispanique Et Luso-Brésilien, no. 37, 1981.
35 CANESSA, Andrew. « Les paradoxes des
politiques multiculturelles en Bolivie: entre inclusion et exclusion. »
10
indigènes envers le gouvernement d'Evo qui se
revendique indigène révèle la nature complexe de la
question indigène en Bolivie36.
Bien que la représentation des indigènes ne
reste pas moins dépréciative au début du XXIème
siècle par les élites urbaines, elle a grandement
évolué ces dernières années. Certes
l'indigène est imaginé comme un paysan analphabète, peu
qualifié et souvent pauvre. Même lorsqu'il vient vivre en ville,
il reste discriminé mais il est de plus en plus présent dans les
médias et les sphères politiques. A la fin du XXème
siècle par exemple, le racisme étant courant et assumé
envers les indigènes en ville, à la place Murillo à La
Paz, là où siège le gouvernement : l'accès
était interdit aux indigènes en tenue
traditionnelle37. Désormais, ils siègent au parlement
aux côtés des élites urbaines hispanisés. Plus
encore, les représentants du gouvernement sont souvent indigènes,
il y a une véritable volonté de représenter un nouveau
gouvernement, même dans le personnel38. Cependant, le racisme,
bien qu'il soit désormais puni par la loi, reste présent dans les
mentalités. Il règne encore une méconnaissance et un
mépris certain entre les indigènes et le reste de la population
et plus généralement entre les ruraux et les urbains.
Les projets d'autonomisation de l'État
Plurinational de Bolivie.
C'est face à cette multitude d'identités tant
diversifiées qu'Evo Morales essaye d'apporter une structure politique et
territoriale permettant de répondre à toutes ces demandes de
reconnaissances identitaires tout en évitant une fragmentation du
pays.
Ainsi, afin d'essayer de répondre aux demandes
d'autonomie de la part des départements, l'État plurinational met
en place 9 départements autonomes39. Les départements
du Béni, du Pando, de Santa Cruz, de Tarija, d'Oruro, de La Paz, de
Potosi, de Cochabamba et de Chuquisaca. Ces départements sont
divisés en provinces qui sont elles-mêmes divisées en
municipalités. Chaque département est dirigé par un
gouverneur et bénéficie d'une assemblée
départementale autonome. Cette institution qui siège dans la
capitale du département, est censée posséder des pouvoirs
« de délibération, de contrôle et de
législation sur le territoire de ses compétences et par un organe
exécutif40. ». La mise en place de ces autonomies
départementales s'insère dans une politique de
décentralisation inscrite dans la constitution politique de
l'État de 2009. De cette manière, l'Etat plurinational est
supposé reconnaître les identités et les
spécificités départementales en leur accordant un statut
autonome et certains droits.
Les indigènes dans la Bolivie d'Evo
Morales.
D'autre part, la question des indigènes occupe une
place centrale dans les politiques d'Evo Morales. En effet, celui-ci est
présenté comme un indigène Aymara, il se présente
surtout comme le défenseur des droits indigènes et de leur
considération en Bolivie. Quel que soit le domaine de ces actions, aussi
bien la justice comme l'écologie, il base la légitimité de
son action sur le respect des peuples indigènes.
Problèmes d'Amérique latine. 2014.
36 CANESSA, Andrew. « Les paradoxes des
politiques multiculturelles en Bolivie: entre inclusion et exclusion. »
Problèmes d'Amérique latine. 2014.
37 Entretien avec Carolina Loureiro, Directrice de
Santillana à La Paz. Jeudi 16 mars 2017, La Paz.
38 Entretien avec Salustiano Ayma M. directeur du
secteur primaire du ministère de l'éducation, 29 mars 2017, La
Paz.
39 SUAREZ Hugo José et BAJOIT Daniel,
Bolivie / La Révolution Démocratique, Charleroi, Couleur
Livres, 2009.
40 MORALES Evo, Constitución Política
del Estado, El Alto, 2009 : « ... facultad deliberativa, fiscalizadora
y legislativa departamental en el ámbito de sus competencias y por un
órgano ejecutivo. »
11
Illustration 2 : Carte de la répartition des
Indigènes sur le territoire bolivien
Les zones géographiques des 36 Nations et Peuples
Indigènes Originaires Paysans reconnus par l'État (MERCO VILCA
Juan Carlos, Las formas de propiedad y su registro : las tierras indigenas y
recursos naturales, AECID, Bolivia, 2008.).
12
Désormais, les droits des communautés
indigènes sont assurés par la constitution politique de
l'État de 2009 qui développe un ensemble de droits des Nations et
Peuples Indigènes Originaires Paysans (NyPIOC). Les NyPIOC sont
définis en ces termes dans la constitution de 2009 : « Est nation
et un peuple indigène originaire paysan toute la collectivité
humaine qui partage une identité culturelle, une langue, une tradition
historique, des institutions, une territorialité et une vision du monde,
dont l'existence est antérieure à l'invasion coloniale espagnole.
41» Le terme « originario » est un concept
important que déploie le gouvernement du MAS afin de valoriser les
cultures préexistantes à la colonisation, basant leur droit et
leur statut particulier sur leur légitimité historique en tant
que premiers habitants. Les NyPIOC correspondent donc aux 36 ethnies reconnues
par l'État, qui sont disséminées à travers le
pays.
L'État plurinational se donne comme
responsabilité de préserver et de développer les cultures
existantes du pays. Pour ce faire, en plus de ces statuts de NyPIOC,
l'État met en place des Autonomies Indigènes Originaires
Paysannes (AIOC42) en 2010.
Les AIOC sont définies dans l'article 290 de la CPE.
Les AIOC sont des NyPIOC disposant d'une souveraineté sur un territoire
donné. Ce dernier est constitué sur les territoires ancestraux
des NyPIOC. La gouvernance de l'AIOC est à la charge des
indigènes concernés selon leurs principes et moeurs tout en
respectant la constitution et la loi43. Il s'agit donc d'un district
où les populations indigènes qui l'occupent s'autogouvernent. La
législation Bolivienne permet aux gouvernements autonomes
indigènes de décréter des lois et de dicter des politiques
sur son territoire. Les compétences des AIOC sont instituées dans
l'article 304 de la CPE. Parmi ces compétences, il y a la gestion du
développement économique, social, politique, des ressources
naturelles, des terres et des infrastructures. Plus encore, l'AIOC exerce sa
propre justice selon les principes du NyPIOC en accord avec la loi et la
constitution. Ici, les AIOC détiennent de nombreux droits et
compétences.
Les AIOC sont parmi les plus grands symboles du
dévouement d'Evo Morales à la décolonisation du pays, il
redonne la terre volée par les colonisateurs aux indigènes
originaires. Ces structures sont censées encourager la formation
d'organisations indigènes proposant un modèle alternatif à
l'organisation politique occidentale. Le 6 décembre 2009, un
référendum pour acquérir l'AIOC fut organisé pour
12 communautés sur 18 qui l'avaient demandé. Seule la
municipalité de Curahuara de Carangas, d'Oruro, a voté
« NO », les 11 autres communautés sont entrées
dans le processus de transformation en AIOC. En juin 2018, seulement 3 AIOC
sont effectifs : l'autonomie guaranie de Charagua à Santa Cruz,
l'autonomie quechua de Raqaypampa à Cochabamba, et l'autonomie des Uru
Chipaya qui porte leur nom, à Oruro44.
La loi Avelinano Sinani-Elizardo Perez : une nouvelle
éducation pour un nouvel Etat.
Avec le projet de décentralisation et d'autonomisation
à la fois des départements et à la fois des
indigènes, la question de l'identité devient un enjeu d'autant
plus important afin d'éviter une fragmentation du pays.
L'éducation et en particulier l'enseignement de l'histoire ont des
rôles très importants à jouer dans ce but. De ce fait,
cette refonte de la structure de l'État bolivien s'accompagne et
s'appuie sur une réforme de l'éducation. La loi numéro
070, qui est nommée loi Avelino Sinani - Elizardo Perez (ASEP)
est publiée le 20 décembre 2010. Cette réforme a pour
vocation de « décoloniser » le pays et de revaloriser les
cultures et connaissances indigènes. Elle met en place une
41 MORALES Evo, Constitución Política
del Estado, El Alto, 2009, articulo 30 :« Es nación y pueblo
indígena originario campesino toda la colectividad humana que comparta
identidad cultural, idioma, tradición histórica, instituciones,
territorialidad y cosmovisión, cuya existencia es anterior a la
invasión colonial española. »
42 Autonomia Indigena Originaria Campesina
43 MORALES Evo, Constitución Política
del Estado, El Alto, 2009
44 TOCKMAN Jason, La Construccion de Autonomia
Indigena en Bolivia, 2017.
13
éducation interculturelle, intraculturelle et bilingue.
L'éducation interculturelle consiste diffuser la connaissance des moeurs
et coutumes des autres peuples qui composent la Bolivie. L'aspect intraculturel
en revanche, doit permettre aux enfants de tirer des connaissances des autres
cultures du pays des leçons qu'ils pourraient appliquer dans leur vie
courante, il s'agit d'une conception où l'élève fait
partie d'un tout et dans laquelle il apprend toutes les cultures
indigènes comme une part de son histoire et de son
identité45. Enfin, le bilinguisme est présenté
comme essentiel pour « décoloniser » l'école en
permettant aux enfants indigènes d'apprendre dans leur langue maternelle
et par leurs propres mots et concepts mais aussi afin d'apprendre aux enfants
hispanophones à parler une langue indigène. Un aspect très
important dans cette réforme éducative est la mise en place d'un
programme régionalisé. En plus du contenu du tronc commun
enseigné dans tout le pays, les enfants devraient recevoir un
enseignement sur leur histoire locale.
Les enjeux de l'éducation en Bolivie
En Bolivie, l'importance de la mission éducatrice de
l'état est instaurée par la première constitution de 1825
: « L'éducation est la plus haute fonction de l'État [...]
elle devra favoriser la culture du peuple, la liberté de l'enseignement
est garantie par l'État.46 ». Ces principes font de
l'éducation le ciment de la république. Cette importance
donnée à l'éducation, que l'on retrouve dans toutes les
premières constitutions sud-américaines, est établie par
le héros des guerres de libérations du début du
XIXème siècle, celui qui affirmait : « Les
nations progressent vers leur grandeur aussi vite que progresse leur
éducation47. », Simon Bolivar.
L'éducation scolaire est un outil étatique
puissant. Elle permet tout aussi bien de maintenir les clivages sociaux en
assurant le monopole des connaissances à une élite
privilégiée que d'encadrer le plus grand nombre dans une
éducation de masse visant à soutenir l'État.
Théoriquement, il peut s'agir aussi d'un moyen d'émancipation
collectif vers plus d'égalité sociale. Or l'observation de la
situation éducative révèle une autre
réalité.
En effet, depuis le milieu du XXème
siècle, la Bolivie a connu un développement rapide de la
scolarisation. Cependant, cette progression de l'éducation n'a pas
profité à tous les groupes de la société
bolivienne. Les femmes, les classes populaires et les ruraux n'en ont pas
bénéficié de la même manière que les autres
boliviens. De ce fait, le développement de l'éducation contribue
à accroître l'écart entre populations rurales et urbaines
et entre les hommes et les femmes. Les espaces ruraux n'en sont que plus
marginalisés et ce processus freine l'intégration des populations
indigènes dans le reste du pays. De la même manière, la
différence de qualité de l'éducation selon les types
d'écoles provoque une différenciation de niveau entre les
élèves d'origines sociales aisées et les autres.
L'éducation est donc révélatrice des
inégalités d'investissement et de moyens à la fois entre
les départements, avec le cas de Santa Cruz par exemple, et à la
fois entre le monde urbain et le monde rural. Ces différences sont
souvent dictées par le contexte économique et matériel.
Théoriquement, l'éducation a pour rôle de doter tous les
citoyens boliviens de connaissances communes afin qu'il y ait une
égalité des chances dans le monde du travail.
L'éducation des populations indigènes semble
être la plus difficile. La loi ASEP est directement conçue pour
l'éducation indigène. Ce qui pose d'ailleurs des problèmes
d'incompatibilité
45 Définition donnée par Elias Caurey,
sociologue guarani, le 17 mars 2017, La Paz.
46 MARTINEZ Françoise, `«Pour une
nation blanche? métisse? Ou pluriethnique et multiculturelle ? Les trois
grandes réformes éducatives du XXe siècle», in
Rolland Denis, Chassin Joëlle, Pour Comprendre La Bolivie d'Evo
Morales, Paris, Harmattan, 2007.
47 GELFENSTEIN Sergio, El pensamiento y la obra
del Libertador en materia de Educación, La Habana, 2009.
14
dans le milieu urbain. Comment se passe l'éducation en
milieu rural, dans les communautés indigènes « originaires
», ceux qui étaient installés avant la colonisation ? Quels
sont les conséquences des nouvelles connexions entre les mondes urbains
et ruraux sur les cultures indigènes ? Comment l'éducation
indigène de la loi ASEP s'applique-t-elle en milieu indigène ?
Favorise-t-elle l'intégration ou exclut-elle les Nations et Peuples
Indigènes Originaires Paysans (NyPIOC48) ?
La Bolivie est un pays qui dépend grandement de ses
productions et exportations de matières premières, telles que le
soja, le pétrole, l'étain, dernièrement le lithium et dans
un autre registre, la coca et ses dérivés49.
L'exploitation de ces matières premières s'appuie donc sur la
coopération avec les populations rurales et leur capacité
à exploiter ces ressources. De plus, le nouvel Etat Plurinational d'Evo
Morales initie de nouveaux statuts pour les communautés indigènes
qui leur permettent de gérer leurs propres ressources.
L'éducation est donc importante pour l'exploitation de ces ressources et
la connaissance de ses droits. Plus encore, les communautés rurales
indigènes ont appris l'histoire nationale homogénéisante
et blanche depuis la colonisation. L'école de Warisata et la loi 1565
ont marqué les débuts d'un apprentissage de la composante
indigène de l'histoire Bolivienne. Désormais, l'enjeu du MAS avec
sa loi 070 est de revaloriser les cultures indigènes et de «
décoloniser » le pays. Pour cela, l'éducation de l'histoire
et de la culture s'adapte au contexte. Evo Morales déploie de grands
efforts dans le monde rural afin de garder un de ses principaux foyers
électoraux que constituent les indigènes ruraux. La
reconnaissance et l'apprentissage de l'histoire et de la culture locale est une
réponse aux travaux et demandes des acteurs indigènes.
Ainsi, l'éducation en milieu rural revêt une
importance capitale et intimement liée à des enjeux
économiques et politiques. Il s'agit à la fois de garantir
l'accès et l'exploitation des ressources premières du pays, mais
aussi de dynamiser des régions enclavées et non productives. D'un
autre côté, l'enseignement de l'histoire et de la culture locale
permet de déployer une politique qui s'affiche comme favorable aux
indigènes afin de garantir le soutien de ces derniers au
président.
Les enjeux de l'enseignement de l'histoire.
L'histoire à l'école est le fruit d'une
construction nationale, présentant une identité collective
à l'élève qui peut ainsi se considérer comme membre
de la nation car il partage la même histoire que ces concitoyens.
Cependant, les relations avec les minorités, qu'elles soient ethniques,
religieuses ou politiques, sont souvent conflictuelles. L'élève
qui ne se reconnaît pas forcément dans l'histoire nationale du
fait de sa propre histoire différente, est confronté au rejet des
autres, ce qui renforce sa perte identitaire. L'orientation et le contenu de
cet enseignement peuvent avoir des conséquences sur l'attitude et le
développement des enfants. Ainsi, un enseignement hiérarchisant
les sociétés pourrait développer la xénophobie et
le racisme tandis qu'une présentation égalitaire des cultures,
orienterait les enfants vers des principes de bonne entente et de respect
mutuel. Ainsi l'enseignement de l'histoire peut être émancipateur
dans la manière d'aborder les rapports historiques entre les pays et les
minorités. Cet enseignement est un des facteurs clé de la
construction de la considération de l'enfant envers ces compatriotes
d'autres groupes ethniques, religieux ou politiques et envers les
étrangers. L'enseignement de l'histoire des minorités d'un pays
permet ainsi d'éviter des cas d'élèves en recherche
d'identité et permet aux élèves de mieux se
connaître entre eux et donc de mieux cohabiter50. Ainsi
l'histoire enseignée dépend du contexte, des attentes et
objectifs du gouvernement. L'enseignement de l'histoire sert à unir le
peuple et légitimer le pouvoir, la construction de son identité
collective et s'appuie parfois sur une cause commune qui permet d'effacer les
différences dans la
48 « Naciones y Pueblos Indigenas Originarios Campesinos
»
49 OEC: Observatorio de Economía y Complejidad,
What does Bolivia export? 2014 in:
https://atlas.media.mit.edu/es/visualize/tree_map/hs92/export/bol/all/show/2014/
50 KNIBIEHLER Yvonne. « Les finalités de
l'enseignement de l'histoire-géographie dans le deuxième
degré. » In: Revue française de pédagogie,
volume 38, 1977.
15
coopération pour la nation. Cela fut ainsi le cas lors
de la première Guerre Mondiale, où l'histoire enseignée et
les références historiques étaient des moteurs de l'union
sacrée et de la haine envers l'ennemi de la France51. Ces
périodes de conflits ou de crises provoquent des surexploitations de
concepts historiques qui formatent les représentations du peuple sur
lui-même et sur les autres. Pour le cas Bolivien, la perte de la mer est
l'élément nationaliste par excellence, dont tous les
gouvernements, quels que furent leur orientation politique ou leur nature, ont
exploité le potentiel de mobilisation et d'unification. Le gouvernement
actuel n'en est pas exempt, puisque des représentants chiliens ont
même dû se rendre au tribunal pour négocier avec la Bolivie,
ce qui représente déjà une victoire symbolique pour le
gouvernement d'Evo Morales aux yeux du peuple, ce qui renforce le soutien de ce
dernier à Evo52.
En effet, comme il a été montré pour les
rapports avec et entre les minorités, le contenu joue un rôle
primordial dans la construction de l'identité nationale et de
l'identité de l'élève. Il ne s'agit pas uniquement de la
manière d'appréhender certains événements, il
s'agit de choisir ce qu'il faut faire apprendre et ce que l'on n'étudie
pas. Un élève qui a appris uniquement l'histoire de son pays
n'aura pas la même conception du monde qu'un autre qui aurait appris une
histoire plus mondiale sur tous les continents. Dans de nombreux pays, à
l'identité nationale s'ajoute l'identité continentale, qui se
superpose malheureusement parfois à une identité ethnique,
l'élève étudie donc une histoire continentale. Les sujets
abordés et omis en classe d'histoire sont donc le résultat d'une
réflexion sur la construction de l'enfant. La méthode enfin, est
tout aussi importante dans la construction de l'élève. L'histoire
peut être enseignée comme une science exacte et dans un but
nationaliste de dévouement à la nation. Ou bien elle peut
être un sujet de réflexion critique afin de développer le
jugement de l'enfant53 . Il existe une multitude de méthodes
d'apprentissage qui correspondent là aussi à des objectifs
différents. Bien que le contenu et la méthode varient d'un
enseignant à un autre, ces éléments révèlent
donc des logiques nationales qui rendent compte d'un contexte politique et
culturel.
L'enseignement de l'histoire ne dépend pas uniquement
des directives gouvernementales, il va de pair avec les revendications de
reconnaissances culturelles. Ceci est d'autant plus vrai dans un pays où
l'histoire de la plus grande majorité a été bafouée
durant des siècles, comme cela est le cas en Bolivie.
Les enjeux de l'enseignement de l'histoire en
Bolivie
Dans le cas de l'Amérique du Sud et tout
particulièrement pour la Bolivie qui présente une si grande
population indigène, l'éducation de l'histoire des peuples
indigènes et de la colonisation sont des choix très importants et
délicats. Du fait de l'énorme diversité
présentée précédemment, mais aussi des
revendications politiques, identitaires et culturelles, l'enseignement de
l'histoire en Bolivie a une fonction très politique. Il est à la
fois au centre des revendications des autonomistes et nations autonomes et
à la fois au coeur des politiques nationales du gouvernement central.
L'enseignement de l'histoire est particulièrement
important pour créer une identité commune. La Bolivie
étant un pays créé sur plusieurs territoires
préexistants, l'histoire bolivienne est une complexe superposition
d'histoires locales très différentes les unes des
autres54 . Certains peuples comme les Uru Chipaya par exemple furent
colonisés dès le Xème siècle par les
Aymaras, les Incas puis Espagnols tandis que d'autres comme les Guaranis, ne
furent colonisés que par la république
51 JAN Jansen, « Une autre « Union
Sacrée » ? Commémorer la Grande Guerre dans l'Algérie
colonisée (19181939) », Revue d'histoire moderne &
contemporaine, 2014 .
52 BOULANGER Philippe, La revendication maritime de
la Bolivie envers le Chili, Quelles perspectives pour l'Etat plurinational
de Bolivie ? Paris 13, 2018.
53 KNIBIEHLER Yvonne. « Les finalités
de l'enseignement de l'histoire-géographie dans le deuxième
degré. » In: Revue française de pédagogie,
volume 38, 1977.
54 MARTINEZ, Françoise. « «Vivre
ensemble. Le rôle de l'école libérale dans la construction
d'une citoyenneté du XXe siècle», Dossier
«Citoyenneté et nationalité en Bolivie à l'aube
du XXIème siècle», Lazos n°7, 2005.
16
bolivienne à la fin du XIX ème siècle. De
ce fait, chaque région se sont construits différemment et
possèdent leurs propres histoires, leurs références, leurs
symboles et leurs héros. L'enseignement de l'histoire cherche donc
à créer un lien entre ces citoyens si différents en les
rattachant à une histoire nationale commune. Face aux
inégalités entre les départements et les groupes sociaux
et ethniques, la mission de l'enseignement de l'histoire semble être
double pour la viabilité de l'instauration de l'État
Plurinational d'Evo Morales. Cet enseignement doit à la fois transmettre
la connaissance de l'environnement de l'enfant tout en créant une
identité commune à tous les Boliviens et à la fois
développer la connaissance des autres cultures, notamment entre les
ruraux et les urbains. L'enseignement de l'histoire doit donc transmettre
l'histoire locale du programme régionalisé, qu'elle soit
départementale ou ethnique, mais elle doit aussi diffuser l'histoire
nationale établie dans le programme de base.
Une autre fonction de l'enseignement de l'histoire est la
bonne entente entre pays sud-américains. Ainsi, la convention de Bello
Andres, instaure la fonction de l'enseignement de l'Histoire en tant
qu'assureur de bonne entente entre les pays sud-américains dans une
quête pacificatrice et identitaire55. Ceci est un réel
défi en cette fin du XXème siècle et
début du XXIème siècle, où le
ressentiment envers le Chili influence encore la politique et l'économie
et où la déconsidération totale des Péruviens se
voit dans la culture commune56.
L'enseignement de l'histoire de la loi 070 souhaite
revaloriser les indigènes en leur donnant plus de place dans l'histoire
apprise à l'école. Le but de cet enseignement est
d'améliorer les rapports entre les ethnies, entre les urbains et les
ruraux et de redonner un caractère indigène à la Bolivie.
L'histoire est beaucoup utilisée par le MAS, certains parlent même
d'une réécriture « indigénisante » de l'histoire
de la Bolivie. Le développement de ces histoires locales répond
à de nombreuses demandes de reconnaissance de la part de
minorités. Ces mesures s'insèrent dans le processus de
décolonisation. L'observation des statistiques sur l'éducation et
de l'évolution de celle-ci révèle que les grandes
évolutions de l'éducation ont souvent été
inspirées par des réflexions sur l'intégration des
populations indigènes. « Réfléchir aux grandes
réformes éducatives de l'histoire moderne de la Bolivie, c'est
faire apparaître les enjeux politiques, les débats intellectuels
et tensions sociales qui se sont joués à chaque étape
historique57 .» Françoise Martinez confirme finement que
les choix en matière d'éducation sont révélateurs
des évolutions des projets politiques de chaque périodes
clés de l'histoire Bolivienne. Les trois plus grandes réformes du
XXème et du XXIème siècle, le code de l'éducation
de 1955 du MNR, la loi 1565 de 1994 et la loi 070 de 2010 ont toutes
été pensées à partir d'un projet et d'une
considération différentes vis à vis des indigènes
en Bolivie.
Il s'agit de la question fondamentale qui reste au centre de
tous les débats sur l'éducation. Comment éduquer les
populations indigènes ? Dans quel but ? Afin de les intégrer, de
les exclure ou de les former ? Et a quelles conditions ? Et surtout quelle
place leur donner dans l'histoire et donc dans la société
contemporaine de Bolivie ? L'éducation, et particulièrement
l'enseignement de l'histoire, sont au centre d'enjeux pour le traitement des
populations indigènes et pour les définir dans la
société bolivienne.
Cependant qu'en est-il pour la diffusion d'une histoire de
Santa Cruz, d'une histoire camba dans les écoles de l'Orient ?
Cela ne constitue-il pas un risque d'entretenir la flamme sécessionniste
? De la même manière, l'apprentissage d'une histoire
indigène locale dans un contexte éducatif médiocre, ne
freinerait-il pas l'intégration de ces populations isolées du
reste du pays ? L'enjeu de
55 CAJIAS DE LA VEGA Fernando, La enseñanza
de la historia: Bolivia. Convenio Andrés Bello, 1999.
56 BRUSLE Laetitia Perrier. « La Bolivie, sa
mer perdue et la construction nationale ». Annales de
géographie, no 689, 2013 et témoignages récurrents,
observations personnelles.
57 MARTINEZ, Françoise `«Pour Une
Nation Blanche? Métisse? Ou Pluriethnique et Multiculturelle ? Les Trois
Grandes Réformes Éducatives Du XXe Siècle», in
Rolland Denis, Chassin Joëlle (Eds.), Pour Comprendre La Bolivie d'Evo
Morales, Paris: Harmattan, 2007.
17
l'enseignement de l'histoire est donc de trouver le juste
équilibre entre l'enseignement régionalisé et
l'enseignement national afin d'être cohérent avec un État
plurinational qui regroupe des citoyens ayant leurs spécificités
mais partageant des valeurs et des références communes.
L'éducation durant ces dernières 60
années visait avant tout à créer une nouvelle
société en transformant les mentalités. C'est
particulièrement le cas du projet porté par la loi ASEP. Evo
Morales souhaite changer les mentalités vis à vis des
indigènes. L'enseignement de l'Histoire est un outil qui s'adapte pour
répondre aux problèmes propres à chaque période et
chaque lieu. Il constitue à la fois un moyen de reconnaissance et un
outil de contrôle étatique
Les paradoxes d'Evo Morales, les limites de la
décolonisation.
Evo Morales apparaît alors comme un personnage ambigu,
à la fois adoré et à la fois détesté. Bien
qu'il veuille s'assurer le soutien des indigènes, il reste avant tout un
ancien cocalero58. Tout en prétendant promouvoir les
droits de Pachamama, la terre mère, en l'instaurant dans la
constitution, et en revendiquant un aspect écologique de
légitimité indigène, il mène une politique
extractive et d'urbanisation.
Ainsi, le MAS ne se prive pas parfois de ne pas respecter les
droits indigènes qu'il a établis ou qui existaient
déjà. C'est ce qu'a révélé la crise du
TIPNIS. En 2011, le gouvernement d'Evo Morales met en place un projet
d'autoroute pour développer l'exploitation de la coca. Or cette
autoroute devait traverser le Territoire indigène et parc national
Isiboro-Sécure (TIPNIS) institué en 1990. Les 600
indigènes d'Amazonie qui marchaient sur La Paz pour contester cette
atteinte à la territorialité indigène, furent
entravés par les cocaleros puis réprimés
violemment par la police. Face au ralliement de la Centrale Ouvrière
Bolivienne aux manifestants et à l'ampleur de la contestation, le MAS
finit par annuler ce projet. Cette crise a démontré les
contradictions de ce gouvernement, tiraillé entre respect des droits
indigènes et de l'environnement et entre la volonté de
développer économiquement le pays59 . Cet
événement fut la cause des premières défections de
la part d'indigènes envers le président Morales. Son gouvernement
montre aussi des contradictions troublantes sur le thème de
l'éducation. En effet, malgré l'importance de l'éducation
donnée dans les discours et décrets gouvernementaux, le
financement des écoles et le salaire des enseignants restent très
limités, de telle manière que ces derniers doivent parfois avoir
plusieurs emplois pour subvenir à leurs besoins et les
élèves doivent payer leur équipement scolaire, comme les
photocopies60. De plus, ses politiques ont parfois l'effet inverse
de celui escompté ou du moins annoncé. Les NyPIOC par exemple,
sont rattachées à un territoire établi comme ancestral.
Ces territoires sont régis par une juridiction particulière
puisque le territoire est attribué collectivement. De ce fait, les
indigènes sont encouragés à rester sur leur territoire
rural pour bénéficier des nouveaux avantages à leur
égard. Ce nouveau statut qui se veut valorisant, rend les termes «
indigenas et « campesinos indissociables. Ce faisant, il
réaffirme que la vraie culture indigène réside dans le
monde rural. Ainsi, à travers les NyPIOC, l'association des termes
indigènes et paysans perdure. De manière plus
générale, la valorisation et les traitements de faveurs comme
l'exemption d'impôt ou l'investissement dans les communautés
indigènes rurales font croître le racisme et le rejet de la part
d'une part de la population.
Il présente son action comme «
décolonisatrice » mais dans les faits, il déploie un
réseau de clientélisme et impose la culture Aymara sur les
autres. Enfin, il se positionne en tant que défenseur du peuple tout en
portant parfois atteinte aux droits des hommes en réduisant l'âge
légal des enfants ou en se représentant aux élections
présidentielles plus de deux fois par exemple. Ce dernier point est
58 Les cocaleros sont les cultivateurs de
coca, la feuille sacrée des andins, qui sert aussi à la
fabrication de la cocaïne.
59 LAVAUD, Jean-Pierre. « La Bolivie d'Evo
Morales: continuités et ruptures. » Problèmes
d'Amérique latine. 5 octobre 2012. N° 85.
60 Mira Kohl, `La Historia Y La Educación:
El Fomento de Una Identidad Nacional', Independent Study Project (ISP)
Collection, 2009.
18
au centre de nombreuses controverses et illustre
l'évolution d'Evo Morales. En effet, celui-ci développe un culte
de la personnalité. Cela s'observe notamment avec la publication de son
autobiographie : Mi vida. De Orinoca al Palacio
Quemado61 publié en 2014. Ou encore avec l'ouverture
d'un musée à sa gloire dans son village de naissance, Orinoca
en 2017, « le musée de la révolution
démocratique ». Mais aussi avec la réputation de travailler
une vingtaine d'heures par jours ou l'information qu'il joue souvent au
football et intègre même un club de première division pour
la saison 2014-2015. Au-delà de cette construction, il souhaite rester
au pouvoir et se représenter pour un quatrième mandat.
Malgré la victoire du NO à 60% au
référendum du 21 février 2016 proposant de supprimer
l'article de la constitution qui limite le nombre de mandat, le juge du
tribunal constitutionnel politique l'a supprimé en arguant que le
président était trop bénéfique pour la
transformation de la nation pour ne pas pouvoir se
représenter62. Après 12 ans de présidence, Evo
Morales souhaite donc conserver le pouvoir jusqu'en 2025, ce qui interroge sur
l'évolution de la forme de son pouvoir.
Face à cette situation complexe, on peut se
demander comment l'enseignement de l'histoire en Bolivie est-il
révélateur des contradictions de la révolution d'Evo
Morales et de l'établissement de l'État plurinational en Bolivie
?
L'enseignement « décolonisateur » de
l'histoire instauré par la loi indianiste ASEP a-t-elle pour simple
vocation de promouvoir les histoires régionales et indigènes et
de valoriser la place des indigènes dans l'histoire et la
société bolivienne ? L'enseignement de l'histoire est-il un outil
de décentralisation ou à l'inverse un moyen de contrôler
les nouveaux territoires autonomes ?
Pour m'aider dans ce travail et accumuler suffisamment
d'informations, j'ai séjourné durant environ quatre mois en
Bolivie. En effet, je suis resté 45 jours, de 18 février au 05
avril 2017 dans la capitale administrative de Bolivie, La Paz. En ce
lieu, j'ai concentré mon travail sur l'étude des sources
étatiques, archivistiques et universitaires ainsi que sur les manuels
scolaires. D'autre part je me suis efforcé de rencontrer des membres du
gouvernement, d'organisations non gouvernementales et gouvernementales et des
intellectuels travaillant sur le thème éducatif.
Je me suis ensuite rendu dans la ville de Santa Cruz de la
Sierra durant un mois du 05 avril au 05 mai. Mon travail dans ce lieu fut
à la fois de rencontrer des intellectuels de l'Orient et de consulter
leur production et les manuels scolaires locaux, mais aussi de me rendre dans
les écoles, privées, publiques et religieuses, afin d'observer la
transmission de l'histoire et de la culture en milieu urbain et afin de mener
des entretiens et des questionnaires aux enfants et aux professeurs.
Enfin, du 05 mai au 27 mai, j'ai cherché à
compiler des informations sur l'évolution de l'éducation de
l'histoire et de la culture en milieu rural et indigène, dans le
Bajo Isoso, une région de l'autonomie indigène
originaire et paysanne de Charagua. Dans la ville de Charagua
et dans les communautés guaranis de Rancho Viejo et
Rancho Nuevo, mon travail était avant tout basé sur des
entretiens et questionnaires avec le corps enseignant, les enfants et parents
ainsi qu'avec les autorités de l'autonomie indigène.
61 MORALES AYMA Evo, Mi vida. De Orinoca al
Palacio Quemado, Iván Canelas Alurralde, 2014
62 AUDUBERT Victor, « Le Tribunal constitutionnel
plurinational et le référendum du 21
février 2016 : constitutionnalité contre
légitimité ? », Quelles perspectives pour l'État
plurinational de Bolivie ? Journée des Bolivianistes 2018.
19
État de l'art
Depuis les indépendances au début du
XIXème siècle, l'éducation revêt une grande
importance en Amérique latine. Cependant, les enjeux de
l'éducation évoluent durant les histoires républicaines.
En effet, de nombreux pays sud-américains, tels que la Colombie, le
Paraguay et la Bolivie, partagent une succession de politiques
éducatives, parfois diachroniquement, qui révèlent des
mouvements continentaux plus que nationaux.
Pour ce qui est de l'histoire de l'éducation en
Bolivie, elle se structure en plusieurs grands mouvements. Les alternances
entre politiques d'assimilations, d'intégrations et de
multiculturalismes tout au long du XXème siècle, sont ainsi
longuement présentées par les travaux de Françoise
Martinez, spécialiste du monde hispanique et de l'enseignement en
Bolivie au XXème siècle. À Françoise Martinez
s'ajoutent les ouvrages de la famille Cajias de la Vega. En premier lieu, la
spécialiste de l'éducation Beatriz Cajias de la Vega, mais aussi
son frère historien Fernando Cajias de la Vega et enfin sa soeur
historienne et ancienne ministre de l'éducation Magdalena Cajias de la
Vega. Ces auteurs offrent un ensemble intéressant sur l'histoire de
l'éducation en Bolivie.
L'éducation en Bolivie est le sujet de nombreux travaux
étrangers comme boliviens. La réforme de 1994 s'est
accompagnée de nombreuses publications d'études et d'observations
sur l'Éducation Interculturelle et Bilingue. Luis Enrique Lopez est un
des auteurs de ce corpus le plus important. La mise en application de
l'éducation « décolonisatrice » du MAS est aussi
l'objet de nombreux travaux.
Au sujet de l'enseignement de l'histoire en Bolivie, le nombre
d'auteurs est réduit, Fernando et Magdalena Cajias de la Vega ont
écrit quelques articles. Les principaux ouvrages traitant de la question
viennent de la directrice de la chaire d'histoire de La Paz, Maria Luisa Soux
et de sa nièce, l'historienne Marianelar WAYAR. Leur ouvrage le plus
pertinent étant Diversidad cultural, interculturalidad y integracion
en programas y textos escolares de ciencias sociales, Il existe aussi une
recherche ethnographique réalisée et publiée en 2009 par
l'américaine Mira Kohl, La Historia y la Educación: El
Fomento de una Identidad Nacional, qui permet de se rendre compte de
l'important écart existant entre l'enseignement théorique et la
réalité dans les classes. Enfin, une partie non
négligeable de cette histoire de l'éducation et de l'enseignement
de l'histoire vient du pouvoir, ou de partisans de celui-ci. Ces
dernières sources sont donc à relativiser selon le gouvernement
auquel elles se rattachent.
La documentation sur l'Orient est bien plus réduite,
d'autant plus sur l'histoire de l'Orient. L'Orient est longtemps resté
méconnu des intellectuels boliviens qui se concentrent à La Paz.
Et bien malheureusement, le nombre de chercheurs boliviens comme
étrangers, qui travaillent sur l'Orient reste très peu
élevé. Les travaux d'intellectuels crucenos tels que
Paula Peña Hasbun, directrice du musée d'histoire et de Gustavo
Pinto, philosophe et historien, furent parmi les principales sources.
Pour ce qui est de l'étude des Guaranis, les travaux
les plus importants sur la thématique de l'enseignement et de l'histoire
sont principalement présentés par l'anthropologue
française Isabelle Combes et par le sociologue guarani Elias Caurey.
Plus qu'une simple question de transmission de savoirs, les
enjeux de l'éducation sont multiples dans un pays comme la Bolivie, qui
possède un paysage ethnique des plus atypiques et un État, qui se
dit plurinational, reconnaissant ainsi 36 nations et langues.
De ce fait, dans tous les pays d'Amérique latine, mais
tout particulièrement dans celui-ci, les réflexions sur
l'enseignement sont directement liées à un autre champ
d'étude, l'indigénisme. L'Amérique du Sud constitue une
terre de divers exemples de multiculturalisme et de
20
plurinationalisme, sujets au centre de nombreux ouvrages
philosophiques et politiques. L'élection d'Evo Morales et la fondation
de son État plurinational n'est possible que grâce à ces
mouvements et courants de pensées. Comme il a été dit, ce
président veut mettre en place une école pour apprendre à
bien vivre ensemble, une école décolonisatrice et affirmant le
caractère indigène de la nation. Le gouvernement,
l'éducation et en particulier l'enseignement de l'histoire sont donc au
centre de vifs débats sur la question du multiculturalisme. La question
du multiculturalisme a soulevé de nombreuses études et permet de
proposer des modèles de politiques pour un monde qui connaît une
accélération du brassage ethnique. Ce sujet met en confrontation
les opposants au multiculturalisme, arguant que les droits des
minorités, et donc de la citoyenneté diversifiée, ne sont
pas compatibles avec les droits individuels, tandis que les défenseurs
du multiculturalisme avancent que les droits des minorités assurent
l'égalité et la liberté à tous, agrandissant
même l'aspect démocratique du pays. Les démocraties
libérales de l'ancien continent présentent avant tout des
problèmes de «polyethnie63», selon le terme de Will
Kymlicka, c'est-à-dire, de minorités formées par la
migration. En revanche, les pays d'Amérique du Sud (et dans une autre
mesure, du Nord), présentent un autre centre d'intérêt dans
les débats sur le multiculturalisme : l'indigénisme.
Dans le cas Bolivien, ce conflit idéologique se
concentre dans l'opposition entre le gouvernement du MAS, parti du
président Evo Morales et avec les anciens sécessionnistes de
l'orient. En effet, le premier, produit des revendications traditionalistes des
cocaleros, défend un multiculturalisme qui reconnaît les
droits particuliers et traditionnels. Les seconds quant à eux, sont
constitués des provinces de l'Orient sous la direction de Santa Cruz.
Ceux-ci arguent que ces politiques multiculturelles affaiblissent la nation et
crée plusieurs formes de citoyenneté. Plus encore, l'école
souhaitée par Evo Morales, institutionnalisée par la loi Avelino
Sinani - Elizardo Perez, cherche à rompre avec l'étranger et
revaloriser les cultures indigènes. Ce point aussi constitue un
élément de rejet pour Santa Cruz qui tire ses revenus de
l'exploitation des hydrocarbures et donc qui est plutôt favorable aux
multinationales étrangères et aux méthodes de
modernisation occidentales. Ainsi, les réceptions et historiographies
sur l'enseignement de l'histoire depuis le retour à la démocratie
sont influencées par les opinions politiques des auteurs.
La manière d'étudier l'Amérique latine
est aussi source de débats. En effet, en 2000 paraît la
Cambridge History of natives peoples, imposant ensemble de travaux de
prestigieux chercheurs américains. Suite à cela des historiens et
anthropologues français, Serge Gruzinski et Carmen Bernandont ont
publié en 2003, dans la revue des annales, de vives critiques à
l'égard de ce travail, initiant ainsi un débat qui
révèle à la fois des oppositions idéologiques et
méthodologiques des chercheurs français et américains.
Idéologique d'une part, car la tradition française d'une
république à la citoyenneté unifiée constitue le
principal foyer de critique du multiculturalisme, à l'inverse des
américains dont le système de souveraineté est basé
sur les communautés. Opposition méthodologique d'autre part,
d'une école française plus axée sur l'analyse sociale qui
reproche à l'école américaine de marginaliser les
indigènes et de ne pas voir l'aspect social en niant la construction
historique sur le long terme et par interaction et réaction avec la
colonisation.
Ce débat relève l'un des plus grands
défis de l'étude d'une question ayant un rapport aux
indigènes, il s'agit de prendre en considération les
spécificités de ces peuples sans pour autant ne pas voir les
autres facteurs sociaux, et sans les marginaliser.
63 KYMLICKA Will, La citoyenneté
multiculturelle, une théorie libérale du droit des
minorités, Paris, Éditions de la Découverte, 2001.
21
Le travail se structure en trois étapes. Dans un
premier temps, il est important de comprendre l'évolution de
l'enseignement de l'histoire en Bolivie, surtout à partir de la
révolution indigéniste du MNR en 1952. Afin de bien comprendre
que la « révolution » éducative d'Evo Morales n'est pas
autant en rupture qu'elle le prétend, il faut prendre en compte le
développement de la discipline historique et de son enseignement au
service de l'état, toujours autour de la question indigène. Il
s'agit surtout de connaître le contenu et les fondements des projets
éducatifs portés par les réformes éducatives des
différents gouvernements.
Ensuite, l'étude du cas de Santa Cruz de la Sierra
révèle que l'enseignement est un enjeu crucial de contrôle
politique, notamment pour une région dissidente. Il existe donc un grand
écart entre l'enseignement de l'histoire présenté dans la
loi ASEP et celle appliquée à Santa Cruz de la Sierra, notamment
sur le plan de la régionalisation du contenu. L'enseignement de
l'histoire est plus que jamais le terrain de lutte entre un gouvernement
centralisateur et des intellectuels de l'Orient autonomistes ou
fédéralistes.
Enfin, l'étude de l'AIOC guarani de Charagua permet de
découvrir l'application de l'enseignement de l'histoire dans les
communautés indigènes rurales. Le cas guarani démontre que
l'éducation de la loi 070 est avant tout pensée pour les
indigènes, mais cette éducation qui vise à contrôler
ces populations, présente pour ces dernières des dangers
d'exclusions et paradoxalement, d'acculturation.
22
PARTIE 1: L'évolution de l'enseignement de
l'histoire en Bolivie, des transformations
constamment dictées par la question
indigène.
L'enseignement de l'histoire en Bolivie, l'importance qu'on
lui a attribuée et son utilisation ont suivi les grandes
évolutions des politiques éducatives. L'enseignement de
l'histoire permet de doter un peuple de références communes. De
l''apprentissage d'un passé commun, les pouvoirs publics attendent en
général le développement d'un sentiment d'appartenance
à une même nation, que l'histoire façonne des
identités et crée une société partageant les
mêmes valeurs mais aussi donnant à chacun sa place. L'enseignement
historique permet de se rendre compte des représentations de la
nationalité bolivienne qu'avaient les dirigeants selon les
périodes. En particulier, cet enseignement permet de constater les
politiques d'intégration, d'assimilation ou d'exclusion, qui sont mises
en place envers les minorités à travers les politiques
éducatives.
Avant la colonisation, les peuples indigènes
transmettaient leurs connaissances dans le cadre de la famille, par le travail
et par l'expérience de la vie. Plutôt qu'une discipline
historique, il s'agissait de récits de légendes et des vies
passées des anciens64 . Cependant, la multitude de peuples
qui occupaient le territoire actuel de la Bolivie présentaient des
situations hétéroclites. La colonisation s'est grandement
appuyée sur l'Église catholique pour se légitimer et pour
structurer un nouveau territoire. Ainsi, l'éducation des
indigènes se résumait souvent au catéchisme dans le but de
propager la foi catholique. Le catéchisme et
l'évangélisation s'appliquaient par la mémorisation en
espagnol, remplaçant ainsi la pratique par l'apprentissage65
. Avec l'indépendance et la mise en place de la République en
1825, les enjeux de l'enseignement de l'histoire évoluèrent. La
Bolivie est un pays « fabriqué » pour reprendre l'expression
de Françoise Martinez66. En effet, le territoire de ce
nouveau pays n'est pas établi sur une ancienne entité politique
ou sur un groupe culturel uni, bien au contraire, puisqu'il présente une
grande diversité de cultures et d'ethnies. Ainsi, le concept de nation
bolivienne est très théorique lors de la mise en place de la
République67. A partir de ce moment, le principal rôle
de l'enseignement de l'histoire est officiellement la création de la
nation et de l'identité nationale. Des écoles sont alors
construites à travers le pays afin de diffuser des valeurs civiques
communes à partir de la vie des héros et de l'apprentissage des
caractéristiques du territoire bolivien. L'histoire à
l'école a alors comme mission de fabriquer l'amour pour la patrie et
l'esprit civique. Des années 1860 aux années 1930, l'État
ne produisait pas de matériel pédagogique pour ces enseignements.
Il s'agissait d'intellectuels qui écrivaient des brèves
d'histoire que le gouvernement choisissait selon leur contenu. Pour ce qui est
de la méthode, l'apprentissage par coeur reste de mise68.
Ainsi, on trouvait différentes histoires selon les régions, mais
il ne s'agissait pas pour autant d'histoires indigènes ou locales. Bien
que les récits historiques fussent critiques envers le colonialisme, le
blanc restait le modèle à suivre dans la société
bolivienne.
64 CHOQUE CANQUI Roberto: «La
educación indigenal boliviana. El proceso educativo
indígena-rural» en Revista Estudios Bolivianos 2. La Paz.
1996 et COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y
chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación
PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005 ainsi que les
témoignages d'anciens guaranis.
65 Ibid.
66 MARTINEZ Françoise,
"Régénérer la race". Politique éducative en Bolivie
(1898-1920), Paris : IHEAL-La Documentation Française, 2010
67 Ibid.
68 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria
Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e
interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz,
Bolivia, 2006.
23
En 1898, un conflit éclate entre les conservateurs au
pouvoir depuis 20 ans et les libéraux. Ces derniers accèdent au
pouvoir en 1899 notamment grâce à leur alliance avec les mutins
indigènes. Les libéraux mettent en place un projet de
modernisation du pays69. Dans la conception
évolutionniste70 et positiviste71 de
l'époque, les élites pensaient la modernisation de la Bolivie
possible seulement si les populations indigènes, ignorantes et
considérées comme un frein au progrès, étaient
civilisées. Plus encore, les mutineries de la masse indigène
contre les oligarques blancs en 1898 ont réveillé la peur de
l'indigène. Cette double raison explique le projet visant à
« civiliser » l'indigène et à créer un sentiment
d'unité dans cette société inégalitaire. Ainsi, le
projet libéral est le premier à s'appuyer principalement sur
l'éducation. C'est donc pour des raisons politiques que
l'éducation s'adresse au plus grand nombre, et ce faisant, les enjeux de
l'enseignement de l'histoire évoluent. Celui-ci vise désormais
à façonner une identité nationale ainsi qu'à
conserver la hiérarchie sociale et ethnique tout en la
légitimant. Pour ce faire, l'histoire (ainsi que les sciences «
dures ») est enseignée de manière à démontrer
la supériorité de la race blanche face aux indigènes et
autres races aux histoires de vaincus et de colonisés. Les blancs sont
présentés comme les plus aptes à diriger le pays. Suivant
les idéologies du gouvernement, la Bolivie est « malade » du
fait des indigènes, il faut donc la «
régénérer » en « civilisant » les
indigènes72. Cette éducation civilisatrice se traduit finalement
par une « désindianisation73 ». L'école
cherche à créer une identité nationale en imposant des
rites nationaux au détriment de rites locaux. L'école devient un
lieu d'apprentissage du patriotisme74. De manière plus
concrète, la réforme éducative libérale de 1899
à 1920, construite à l'aide de consultants européens, met
en place les matières d'histoire, de géographie et d'instruction
civique. Cette réforme introduit les premières tentatives de
sortie d'un apprentissage historique basé sur la mémorisation,
mais son contenu reste très factuel75.
Parallèlement à cette éducation
civilisatrice en espagnol, apparaît un projet indépendant dans
l'ayllu76 de Warisata, une communauté du
département de La Paz à partir de 1931. Un paysan aymara, Avelino
Sinani, qui apprenait à lire aux enfants de sa communauté dans
une école clandestine et Elizardo Perez, un enseignant rural
envoyé par l'État, s'associèrent pour former une
école d'un nouveau genre à Warisata. En plus de salles de classe,
cette école comprenait des dortoirs mais aussi de ateliers pour
pratiquer le tissage, le travail du bois et de la forge ainsi qu'un grand
jardin pour acquérir les savoirs agricoles. En effet, l'école de
Warisata était extrêmement innovante puisqu'elle proposait non
seulement d'adapter totalement l'enseignement au quotidien dans la
communauté, de suivre les valeurs aymaras mais aussi d'enseigner en
langue aymara. Ainsi, les enfants participaient au travail communautaire,
apprenaient par la pratique de l'artisanat, du chant et de l'agriculture aymara
dans les principes fondamentaux de la réciprocité et de la
solidarité. Le succès de cette école fut tel que
l'école de Warisata devint le centre d'un ensemble de quatre
écoles reproduisant ce modèle en 1934, puis de 33 écoles
en 1936 dans plusieurs régions andines du pays.
L'expansion de cette forme d'éducation communautaire
allait à l'encontre du projet politique
69 FISBACH Erich, La Bolivie, ou
l'histoire chaotique d'un pays en quête de son histoire, Paris,
Editions du Temps, 2001.
70 L'évolutionnisme est un
concept anthropologique qui avance que toutes les sociétés
évoluent en suivant les mêmes étapes vers le modèle
de la société occidentale.
71 Le positivisme place la science
comme base de tous raisonnements, ce courant présente l'histoire comme
une évolution linéaire d'un mode de pensée basée
sur la théologie et sur les mythes vers une conception des
événements et du monde plus rationnelle, basée sur le
scientifique.
72 MARTINEZ Françoise,
"Régénérer la race". Politique éducative en Bolivie
(1898-1920), Paris : IHEAL-La Documentation Française,
2010
73 FISBACH Erich, La Bolivie, ou
l'histoire chaotique ...
74 MARTINEZ Françoise,
"Régénérer la race".
75 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria
Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e
interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz,
Bolivia, 2006.
76 Communauté quechua ou
aymara pratiquant le travail collectif, dont les membres se revendiquent d'une
origine commune.
24
homogénéisateur et à l'encontre du
fonctionnement économique du pays. En effet, les grands
propriétaires miniers et terriens, très influents sur le pouvoir,
virent en cette éducation un danger pour l'ordre établi et le
fonctionnement de leurs entreprises. Les indigènes éduqués
auraient la possibilité de connaître leurs droits et de se
défendre face aux exploitations et abus des élites blanches. Pour
ces raisons, l'école de Warisata et toutes les écoles satellites
furent détruites et interdites par le gouvernement bolivien en
194177.
L'évolution de l'enseignement de l'histoire depuis la
colonisation jusqu'au XXème siècle est révélatrice
de l'imprégnation profonde des valeurs coloniales dans les structures de
l'éducation bolivienne. Mais aussi de la continuité de la
représentation duale d'une élite blanche au centre de l'histoire
et au pouvoir, opposée à une masse populaire et rurale
indigène qui doit être civilisée par les premiers.
L'enseignement de l'histoire est resté centré sur des
héros et des faits, omettant toute histoire indigène ou de
groupe. La méthode d'apprentissage par coeur, héritée du
catéchisme, ne visait pas à développer un sens critique ou
une identité propre, mais bien une culture générale puis
des références communes dans un processus de construction de la
nation. Finalement, l'instrumentalisation de l'enseignement de l'histoire ne
s'est vraiment observée que lors du projet d'unité nationale et
de modernisation par l'acculturation des indigènes du gouvernement
libéral. Cependant, l'expérience de Warisata nous rappelle que la
Bolivie est un grand pays qui présente une grande diversité de
situations, parfois en décalage avec les décisions
étatiques. Plus encore, cette expérience fonde la lutte pour la
valorisation de la culture indigène dans l'éducation par des
urbains comme par des ruraux dès 1931.
Chapitre I :Le développement de la
discipline historique au service du projet nationaliste du MNR : la
création d'une identité bolivienne unique de 1955 à 1971.
I-A/ Le développement de la discipline
historique en Bolivie au service du gouvernement
révolutionnaire.
La guerre du Chaco, de 1932 à 1935, crée un
réel sentiment de patriotisme et fait sortir les indigènes de
leur cadre rural en les impliquant dans la défense de la nation. Ce
nationalisme ne cesse de croître jusqu'à son aboutissement avec la
révolution menée par le MNR78 en 1952. Le MNR qui
gouverne aux côtés des syndicats ouvriers, met en place plusieurs
réformes afin de transformer la société selon son
idéologie nationaliste, selon une vision marxiste de la
société bolivienne79.
En Bolivie, il existe trois types d'écoles. Les
écoles publiques, les écoles privées et les écoles
religieuses. Les écoles « fiscales » sont
financées par l'État et sont donc gratuites, ce sont les
écoles les plus nombreuses et les plus fréquentées. Elles
dépendent directement du gouvernement. Les écoles «
particulares » quant à elles sont financées par les
frais d'inscriptions des parents. Il existe cependant une grande
variété d'écoles privées, certaines sont
extrêmement onéreuses et donc réservées aux
élites, tandis que d'autres sont relativement abordables pour les
classes moyennes et présentent des conditions de travail relativement
proches de celles des écoles publiques. Les écoles religieuses,
dites de « convenio » fonctionnent grâce à
l'entente de l'Église et de l'État. Elles sont
77 MARTINEZ, Françoise `«Pour Une
Nation Blanche? Métisse? Ou Pluriethnique et Multiculturelle ? Les Trois
Grandes Réformes Éducatives Du XXe Siècle», in
Rolland Denis, Chassin Joëlle (Eds.), Pour Comprendre La Bolivie d'Evo
Morales, Paris : Harmattan, 2007.
78 Parti politique Movimiento Nacionalista
Revolucionario, fondé en 1942.
79 ROLLAND Denis, Pour comprendre la Bolivie d'Evo
Morales, Paris, Harmattan, 2007.
25
construites dans les quartiers pauvres et elles sont
orientées pour ces derniers. Les frais d'inscriptions sont donc minimes,
mais ces écoles s'appuient en grande partie sur la participation des
parents dans le processus éducatif des enfants. Le personnel enseignant
est en majorité laïc, mais des membres du clergé
interviennent souvent dans ces établissements. Ces trois types
d'établissements offrent des formations de qualité très
variable. Ce système est créateur de grands écarts de
niveaux d'éducation entre les classes sociales. Les écoles de
« convenio » sont apparues lors de la séparation de
l'État et de l'Église dans la constitution de 1952. C'est
à cette même époque, sous l'impulsion du MNR que
l'éducation se développe de telle manière qu'entre 1952 et
1962, le nombre d'écoles, d'enseignants et d'élèves a
doublé80.
Dans sa construction de la nation, le MNR octroie une grande
importance à l'histoire. Ceci se traduit par l'opposition à
l'aide de l'histoire révisionniste. En effet, dès 1942, dans le
manifeste fondateur du parti, "Bases y principios de acción
inmediata del Movimiento Nacionalista Revolucionario", on constate que la
plus grande part de cet écrit consiste à une analyse de
l'histoire bolivienne depuis l'empire de Tiwanaku à la guerre du Chaco.
L'auteur de ce manifeste, José Cuadros Quiroga, dénonce alors
historiographie libérale qu'il juge mensongère. Cet intellectuel
explique le retard de la Bolivie, non pas par des raisons biologiques ou
géographiques comme les libéraux le prétendaient, mais
à cause des élites de propriétaires terriens et de mines,
suivant l'idéologie du MNR qui base son discours sur la lutte contre
l'oligarchie. Plus qu'un problème racial, il met en cause la classe
bourgeoise qui accapare les richesses du pays. Des intellectuels proches du
MNR81 ont ainsi rédigé des ouvrages historiques
appliquant un prisme nationaliste révolutionnaire à l'histoire
bolivienne. Ils y dénoncent l'accaparement des richesses par les
oligarques, qui constituent une anti-nation face à la vraie nation, la
classe moyenne, les paysans et ouvriers qui restaient dans la pauvreté
à cause des premiers82. L'histoire devient donc un
élément central pour se différencier des régimes
précédents. De même, la critique d'une anti-histoire ou
d'une historiographie anti-bolivienne révèle leur attention
à l'enjeu politique de la maîtrise de l'histoire officielle.
Cette réécriture historique permet alors
d'insérer l'avènement du MNR comme un événement
majeur, au même titre que l'indépendance de la Bolivie. Les
réécritures de l'histoire par les intellectuels du MNR permettent
de légitimer leur parti, les présentant comme des nouveaux
libérateurs face aux élites oligarchiques qui auraient
volées l'indépendance à la véritable nation
bolivienne. Il s'agit avant tout d'une histoire téléologique
conduisant au MNR. Ce gouvernement fait donc ostensiblement de l'histoire un
outil politique d'opposition et de légitimation. De ce fait, une fois au
pouvoir, le parti révolutionnaire décide de développer la
discipline historique en la professionnalisant, afin de s'en assurer le
contrôle et en fait un des principaux moteurs du projet nationaliste. Le
MNR accuse l'historiographique libérale d'avoir été
oligarchique mais aussi de ne pas être basée sur assez de sources.
Ainsi, le gouvernement du MNR crée en 1954 la commission nationale
d'histoire qui doit constituer des archives nationales à la disposition
des historiens83. Le but est de « reconstruire la vraie
Histoire de Bolivie pour que la citoyenneté connaisse son authentique
passé.84 ». Dans les faits, cette commission avait avant
tout pour but de donner un crédit supérieur à
l'historiographie révolutionnaire. Néanmoins, cet effort est
révélateur de la nouvelle importance donnée à la
véracité historique auprès des citoyens. L'accès
à une histoire cachée ou faussée par des autorités
ennemies du peuple est un discours qui devient récurrent à partir
de ce moment. Plus encore, l'objectivité des oeuvres historiques est
devenue un critère des plus importants pour la valeur d'un ouvrage. Mais
cette
80 Direction National d'Information, 1962.
81 Augusto Céspedes, Carlos
Montenegro, José Cuadros Quiroga
82 GILDER Matthew. La historia
como liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia
posrevolucionaria. Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima, 2012.
83 Ibid.
84 Decret Suprême N°.
3708, 9 de abril de 1952, «reconstruir la verdadera Historia de
Bolivia para que la ciudadanía conozca su auténtico pasado
»
26
fois encore, il s'agit plutôt d'une mesure visant
à valoriser l'historiographie nationaliste face à
l'historiographie libérale. En effet, cette professionnalisation de
l'histoire constitue l'apparition d'une histoire qui se prétend
scientifique mais qui est contrôlée par et pour
l'État85.
Le MNR est donc le premier gouvernement à s'appuyer
autant sur l'histoire et sur sa transmission. L'histoire légitime sa
place au pouvoir grâce à une critique de l'historiographie
libérale oligarchique et en proposant une histoire
réécrite qui place le MNR comme l'aboutissement logique des
luttes révolutionnaires depuis l'indépendance. La discipline
historique se développe dans ce contexte de politisation de l'histoire.
L'histoire devient un outil étatique institutionnalisé et
contrôlé.
I-B/ L'enseignement de l'histoire pour créer
une identité bolivienne selon l'idéologie du MNR
Le MNR souhaite transformer la société
bolivienne et bâtir une nouvelle nation. Son action
révolutionnaire s'opère par des grandes réformes dans les
premières années qui suivent son élection. Des
réformes : législatives, notamment avec le suffrage universel
dès 1952, économiques, avec la réforme agraire en 1953
mais aussi sociales, avec la réforme de l'éducation en 1955. Ce
code de l'éducation vise avant tout à démocratiser
l'éducation en Bolivie, mais aussi à unifier l'éducation
pour formater la population dans les valeurs du MNR.
L'utilisation de l'histoire pour légitimer et diffuser
les idéologies nationalistes et populiste se retrouve dans
l'enseignement de l'histoire à l'école. Ainsi, l'enseignement
historique à l'école ne présente que brièvement
l'histoire du pays. Il s'agit plus d'une présentation de la Bolivie
contemporaine, des situations à travers le pays et surtout des
agissements du MNR tout cela afin de propager les valeurs du MNR86
Dans le livre de Carlos Montaño Daza, Así es
Bolivia publié en 1958, qui sert de manuel d'histoire, on peut
lire dans un dialogue fictif : « La terre et les métaux sont au
peuple, qui est le seul qui commande parce qu'il est le seul qui travaille
[...] De même la terre doit retourner à nos frères paysans.
87» Le MNR est ici glorifié dans son oeuvre
libératrice face à l'accaparement des richesses boliviennes par
les oligarques, aux dépens de la vraie nation, c'est-à-dire la
masse ouvrière et paysanne. Il est intéressant de noter que le
peu de contenu historique sur le pays présent dans ce même ouvrage
est très andinocentré. Ainsi, Carlos Montaño Daza, un
historien du MNR présente la Bolivie en ces mots : « ...le
quatrième « suyo » de l'empire des Incas : le
Kollasuyo, où la conquête espagnole a modifié en
plus de trois siècles les coutumes des Incas. 88». Or le
Kollasuyo ne correspond qu'à la partie andine de la Bolivie.
Cet andinocentrisme s'explique par l'origine andine des intellectuels de cette
époque mais aussi par leurs très faibles connaissances du reste
du pays. L'enseignement historique est donc réduit à propager les
valeurs du MNR aux enfants et à mettre en avant l'action de ce
gouvernement afin de construire des boliviens patriotes et partageant la vision
classiste et andinisante du MNR.
En effet, le projet politique du MNR vise à
créer une nouvelle identité nationale pour tous les Boliviens. De
ce fait, l'histoire est mobilisée pour façonner l'identité
bolivienne et le nationalisme.
85 GILDER Matthew. La historia.
86 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria
Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e
interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz,
Bolivia, 2006.
87 MONTANO DAZA Carlos, As! es
Bolivia, 1958« La tierra y los metales son del pueblo, que es el
único que manda porque él es el único que trabaja [...]
También la tierra ha de ser devuelta a nuestros hermanos campesinos.
»
88 MONTANO DAZA Carlos, As! es
Bolivia, 1958 :« ...el cuarto «suyo» del Imperio de los
Incas: el Kollasuyo, donde la conquista española modificó en
más de tres centurias las costumbres del Incario. »
27
Pour ce faire, de nombreux lieux de
mémoire89 sont mis en place afin de favoriser la construction
d'un sentiment d'appartenance à une même nation par un
passé commun. L'histoire révolutionnaire envahit alors l'espace
public grâce à la construction de monuments et par le biais du
changement des noms de places et rues au profit de personnages de l'histoire
nationaliste. Avec le MNR se développe le devoir de mémoire
soutenu par l'État, ce qui permet au pouvoir de diffuser ses
idéaux révolutionnaires à travers son histoire
révisionniste. Un ensemble de fêtes civiques sont mises en place
afin de célébrer l'histoire révolutionnaire dans toutes
les municipalités et écoles90.
Plus encore que dans l'espace public, l'histoire est avant
tout employée pour construire l'identité nationale dans les
écoles. Le code de l'éducation de 1955 transforme l'école
de caste en école de masse. En effet, l'idéologie
révolutionnaire ne prend plus en compte les différences ethniques
mais bien les différences sociales. Le MNR a une réelle
volonté de gommer les différences entre les indigènes, les
métisses et les blancs. Ainsi, les indigènes sont
désormais appelés « paysans »91. Le prisme
des classes sociales occulte toutes les identités ethniques. Et
là est bien le but de ce point de vue, puisque le projet du MNR est un
projet nationaliste homogénéisateur qui ne laisse guère de
place aux particularismes régionaux. De plus, ce point de vue permet de
se démarquer de l'ancien gouvernement libéral qui avait mis en
place une école pour acculturer les indigènes. Cependant, dans
les faits, l'école nationaliste reste un outil d'acculturation des
indigènes. Un des grands principes du code de l'éducation de 1955
propose de « donner de la dignité au paysan, dans son
environnement, avec l'aide de la science et de la technologie, en faisant de
lui un producteur et consommateur efficace92. ». Par cette
nouvelle terminologie, le rôle d'acculturation de l'école est
moins frappant, mais il s'agit encore de civiliser et de moderniser les
indigènes pour les intégrer à un système
économique national.
En effet, du fait de leur grande diversité, les
indigènes sont considérés comme des menaces dans la
quête de la construction d'une identité nationale
homogène.
La promesse de ce projet éducatif, qui s'insère
dans un projet global, est d'intégrer l'indigène dans la nation,
à condition qu'il accepte de se considérer comme paysan de la
nation bolivienne plutôt qu'indigène. De ce fait, l'histoire
nationaliste rejette le racisme scientifique, et présente les
indigènes comme acteurs de la révolution en tant que paysans
contre les grands propriétaires terriens. Plus encore, la réforme
du MNR présente les premières tentatives de valorisation du
passé indigène dans l'histoire de Bolivie, tout en évitant
de trop le développer, afin de ne pas mettre en danger la construction
de l'identité homogène souhaitée93. Les
périodes de l'histoire indigène qui sont étudiées
sont des périodes d'insurrections afin d'être
intégrées comme un rouage de la grande histoire nationale qui
aurait mené à la révolution de 1952. Ainsi, les
rébellions indigènes pour leurs propres causes sont
présentées comme des luttes pan-ethniques contre l'oligarchie.
Mais de manière générale, le parti politique
préfère promouvoir le « peuple bolivien94»
à qui il donne une origine métisse. Ainsi, les protagonistes
métis sont mis en avant en comparaison des personnalités locales
et indigènes.
Cette recherche d'un nationalisme écrasant les
particularismes locaux se lit dans un autre grand
89 Institution publique ayant pour but de sauvegarder
l'histoire, un musée, une archive, un monument... (Pierre Nora)
90 GILDER Matthew. « La historia como
liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia
posrevolucionaria. » Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima,
2012
91 MARTINEZ, Françoise `«Pour Une
Nation Blanche? Métisse? Ou Pluriethnique et Multiculturelle ? Les Trois
Grandes Réformes Éducatives Du XXe Siècle», in
Rolland Denis, Chassin Joëlle (Eds.), Pour Comprendre La Bolivie d'Evo
Morales, Paris: Harmattan, 2007.
92 Codigo de la Education, La Paz, 1955. «
Dignificar al campesino, en su medio, con ayuda de la ciencia y de la
técnica, haciendo de él un eficaz productor y consumidor.
»
93 GILDER Matthew. « La historia como
liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia
posrevolucionaria. » Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima,
2012
94 Ibid.
28
principe du code de l'éducation qui affirme la
nécessité de : « revigorer le sentiment de «
bolivianité 95 ».» en combattant les
régionalismes non constructifs et en exaltant les valeurs
traditionnelles, historiques et culturelles de la Nation
Bolivienne.96» Ainsi, la diversité des histoires et des
cultures entre les peuples indigènes ou entre les régions n'est
pas prises en compte. Seule l'uniformisation des références
historiques et nationales importe dans le projet du MNR. L'enseignement se
déroule donc en espagnol et présente une histoire très
andine, encore une fois bien éloignée des situations en Amazonie
ou dans les plaines de Santa Cruz.
Les années 1950 constituent un moment important dans le
développement de l'utilisation politique de l'histoire pour asseoir un
nouveau régime et assurer la propagation de ses idéaux.
L'institutionnalisation de l'histoire se déroule dans un processus
d'asservissement de celle-ci au service de l'État. Désormais
l'histoire est un outil étatique qui permet de légitimer le
pouvoir, d'encadrer la société et de définir
l'identité bolivienne.
Chapitre II : De 1971 à 1994 : Une
éducation antirévolutionnaire et l'essor des revendications
culturelles indianistes.
En 1964, les militaires menés par René
Barrientos Ortuño renversent le leader du MNR, Victor Paz Estenssoro. Ce
faisant, ils mettent fin à 12 ans d'expérience
révolutionnaire. S'en suit alors une période de succession de
coups d'État et de juntes militaires jusqu'en 1982. Durant cette
période, un de ces chefs militaires, le général Hugo
Banzer s'est illustré par son autoritarisme, mais aussi par sa loi de
l'éducation en 1973. Ce dictateur fut ministre de l'éducation
sous René Barrientos Ortuño, ce qui lui permit de préparer
son projet éducatif. Sa dictature, de 1971 à 1978 s'instaure
grâce au soutien américain dans un contexte de Guerre Froide et
donc de lutte contre le communisme97. La réforme de
l'éducation de Banzer a donc pour objectif de construire une
société d'ordre et d'aller à l'encontre des courants
socialistes de la précédente décennie.
II-A/ Un enseignement historique conservateur dans un
contexte de Guerre Froide.
Comme dans le projet du MNR, la loi de 1973 vise à
diffuser une éducation homogène. Cependant, le contrôle
étatique de l'enseignement va bien plus loin puisque désormais,
l'usage des manuels scolaires publiés par le ministère de
l'Éducation est obligatoire dans toutes les écoles du
pays98. Les enseignants sont obligés de suivre le programme
officiel, qui est présenté comme « un instrument
flexible99», dans les faits totalement impossibles à
modifier ou adapter à un contexte. Les enseignants ne sont là que
pour transmettre les informations étatiques à
l'élève.100 L'enseignement de
95 Ibid.
96 Código de la
Educación, La Paz, 1955 « Vigorizar el sentimiento de
bolivianidad combatiendo los regionalismos no constructivos y exaltando los
valores tradicionales, históricos y culturales de la Nación
Boliviana. »
97 ROLLAND Denis, Pour comprendre
la Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
98 Ministerio de Educación.
Programa de Estudios Sociales. La Paz. 1975.
99 Ibid.
100 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR
Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
29
l'histoire est donc à l'image du régime de
Banzer, autoritaire. L'enseignement se fait en espagnol et l'encadrement des
élèves par les enseignants est très strict,
réprimant l'échec ou l'indiscipline par des punitions
physiques101. L'histoire enseignée vise à expliquer la
situation du pays dans le contexte des juntes militaires et encore une fois
à créer une union nationale à l'aide d'actes civiques aux
allures de cérémonies militaires. Dans ce contexte de Guerre
Froide, la coopération d'Hugo Banzer avec les États-Unis se
constate dans le contenu de l'enseignement historique. En effet, l'histoire
enseignée est tournée vers l'Occident. Cela se remarque dans le
programme de la 6eme année de primaire de 1975 qui présente trois
chapitres. Le second chapitre traite de la découverte et la
conquête de l'Amérique et révèle un point de vue
très européen de ces événements. Le dernier
chapitre porte sur la colonisation et détaille la structuration des
sociétés sud-américaines par la
colonisation102.
Le premier chapitre présente les grandes civilisations
préhispaniques. Ce chapitre permet d'observer la place des
indigènes dans l'éducation de 1973. Les populations
indigènes ne sont ensuite plus jamais évoquées dans le
contenu historique après ce chapitre. De cette manière, les
cultures indigènes sont associées au passé. Ainsi, les
Aymaras (faussement associé aux collas) sont présentés
dans la période préhispanique comme une entité du
passé, n'existant plus aujourd'hui en tant que tel. Plus encore, au lieu
d'apprendre les structures politiques et sociales des Aymaras qui sont encore
à cette époque une part de l'identité bolivienne, seuls
des détails de la culture aymara sont étudiés. Et pourtant
les cultures aymaras et quechuas sont de loin les plus présentées
dans le programme parmi les cultures indigènes. Les
références aux cultures indigènes contemporaines sont
presque inexistantes. Ainsi, de nouveau, l'histoire indigène et la
considération de la composante indigène de la Bolivie sont
totalement reniées103.
On retrouve l'andinocentrisme habituel dans le programme de
1975 de la loi 1973 puisqu'il ne présente pas une seule partie sur
l'Orient bolivien, une fois encore à cause du manque de connaissances
historiques. A cela s'ajoute désormais une hiérarchisation des
indigènes dans la présentation des andins et des peuples de
l'Orient. En effet, si les peuples andins sont présentés depuis
un angle historique, le peu d'informations données sur les
indigènes des terres basses relève plus de l'ethnographie que de
l'histoire. Leur histoire n'est jamais étudiée, et pire encore,
ils sont présentés de manière très
péjorative en comparaison aux andins. Ils sont en effet qualifiés
de « sylvicoles », de « tribus » qui « vivent à
l'état sauvage »104. Les différentes ethnies qui
composent ces peuples ne sont pas prises en compte. Ces faits
révèlent une supériorité des indigènes de
l'altiplano sur les indigènes des terres basses dans les
représentations des années 1970.
Du fait de l'imposition du programme et des manuels
étatiques, les contextes et histoires régionaux et
indigènes ne sont donc pas pris en compte pour l'enseignement. Ainsi,
l'école et l'enseignement de l'histoire restent un outil d'acculturation
des indigènes. Le régime de Banzer souhaite diffuser une
identité bolivienne, ne laissant pas de place aux particularismes
indigènes ou régionaux. Finalement, Hugo Banzer croit aux
théories raciales expliquant le retard de la Bolivie, jadis
enseignées par les libéraux,105 le modèle
métisse et blanc reste celui à suivre dans l'école de
1973.
Comme sous le MNR l'enseignement de l'histoire s'adapte au
régime en place pour répandre sa conception de la
citoyenneté. L'histoire enseignée sous cette loi de 1973 est une
histoire de dates,
programas y textos escolares de ciencias sociales, La
Paz, Bolivia, 2006.
101 Témoignages de personnes ayant
été scolarisé entre 1973 et 1994, d'origines ethniques et
sociales diverses : Guaranis intellectuels comme Elias Caurey, Guaranis ruraux
comme Gumercindo Lizarraga, Pacena comme Esther Aillon, Crucena comme Paula
Hasbun Peña, etc..
102 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR
Marianela, Diversidad cultural,
103 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
104 Ibid.
105 CASEN, Cécile. « Le katarisme
bolivien : émergence d'une contestation indienne de l'ordre social
», Critique internationale, vol. 57, no. 4, 2012.
30
de batailles mais surtout de héros qui s'illustrent
à la guerre106. L'union nationale passe ainsi dans l'histoire
militaire du pays. Plus encore, l'enseignement historique ne vise pas à
développer l'esprit critique en analysant les événements.
Il s'agit au contraire d'apprendre par coeur une histoire universelle,
totalement déconnectée du contexte de l'élève. Dans
ce contexte de Guerre Froide, l'enseignement de l'histoire a pour rôle de
reproduire la hiérarchie sociale et ethnique. Ainsi, cet enseignement
exclut les femmes ou les indigènes de l'histoire bolivienne. Finalement,
le travail historique de l'État régresse d'un point de vue
scientifique et au niveau de l'utilisation de sources récentes pour
leurs travaux107.
Dans un contexte de Guerre Froide, Hugo Banzer met en place de
manière autoritaire une éducation conservatrice. L'aspect
scientifique de la discipline historique et la considération des
indigènes font un pas en arrière. L'enseignement de l'histoire de
1973 reste actif au-delà de la fin des juntes militaires, jusqu'à
la réforme éducative de 1994. Pourtant, il s'agit bien d'un
enseignement historique visant à détruire l'historiographie
nationaliste du MNR fondamentalement socialiste et révolutionnaire.
II-B/ La naissance de l'indianisme sous les régimes
militaires répressifs.
Cependant, ces années d'imposition d'un programme
national, ainsi que la déconsidération que les indigènes
ressentent vont faire naître chez eux des revendications identitaires qui
passent en partie par l'éducation. Les indigènes ont
constaté l'impossibilité de l'intégration par
l'acculturation pour une identité bolivienne fabriquée par
l'État sous le MNR à cause de la continuation du racisme. La
discrimination, le dénigrement des cultures indigènes et
l'impossibilité de sortir du statut rabaissant de « paysan »
indignent les indigènes venus étudiés ou vivre en
ville108. A défaut de les avoir intégrés
réellement dans la société bolivienne, l'École a
permis l'apparition d'intellectuels indigènes politisés et
militants qui maîtrisent la langue espagnole. Ainsi, dans les
années 1970, le Katarisme, un mouvement syndical
indigène, lutte pour la reconnaissance de la culture indigène,
dénonçant la domination économique et sociale des
indigènes par les élites blanches et métisses urbaines. Le
nom de ce mouvement fait référence à Tupac Katari, chef de
la rébellion de 1780. Ce personnage sert de figure à la
résistance indigène contre les élites qui oppressent les
indigènes. L'histoire est ici utilisée, à l'aide d'un
héros national indigène afin de valoriser la place des
indigènes dans l'histoire et dans la société bolivienne.
Le Katarisme reprend la dénonciation d'une classe sociale
opprimée, les « paysans », mais ce mouvement ajoute une
dimension identitaire en se revendiquant comme indigène109.
Mais Hugo Banzer interdit le syndicat katariste une fois au pouvoir en
1971. C'est pourquoi le manifeste de Tiwanaku, qui recueille toutes les
propositions des intellectuels kataristes, se diffuse clandestinement
en 1973. Ce manifeste indianiste, dénonce la période
révolutionnaire comme hypocrite, ne faisant que changer le terme
d'indigène par paysan. Le manifeste de Tiwanaku remet en cause
l'éducation rurale. Le manque d'adaptation du contenu et de la
méthode de l'enseignement chez les indigènes est un des plus
importants reproches de ce manifeste. Parmi ces critiques, la projection du
modèle individualiste occidental leur semble inadaptée à
des personnes qui vivent en communauté110. La lutte sociale
du Katarisme fut un moteur important de la transition
démocratique qui aboutit en 1982, avec la fin des dictatures militaires
et l'élection de Hernán Siles Zuazo111. Ce manifeste
va grandement influencer les intellectuels indianistes. Ainsi, dès la
fin de la
106 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR
Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad...
107 Ibid.
108 CASEN, Cécile. « Le katarisme
bolivien : émergence d'une contestation indienne de l'ordre social
», Critique internationale, vol. 57, no. 4, 2012.
109 Ibid.
110 Ibid.
111 LE BOT Yvon, « Le renversement
historique de la question indienne en Amérique Latine »,
Amérique Latine Histoire
31
dictature d'Hugo Banzer, très répressive
à l'égard des indianistes, des avancées remarquables en
matière d'éducation indigène se mettent en place. En
effet, le second congrès pédagogique de déroule en 1979 et
se base sur une étude de la connexion entre l'éducation et le
milieu éduqué112. Ce congrès estime que les
valeurs culturelles des communautés doivent être mieux prises en
compte, ce qui donne lieu à deux grandes décisions : l'affection
de maîtres dans leur région natale et la production de
matériel bilingue, en langue espagnole et originaire113.
Cependant, ce n'est qu'avec le retour à la
démocratie et donc l'arrêt des répressions que les
publications, manifestations et propositions de projets éducatifs
multiculturels se développent. Ces demandes d'éducation
adaptée aux indigènes montent en puissance en même temps
que les syndicats indigènes, la CSTUCB114 notamment dans les
années 1980. Ce retour à la démocratie passe par un
gouvernement libéral qui coopère grandement avec les institutions
internationales et les États-Unis d'Amérique. En effet,
après les dettes engendrées par la mauvaise gestion des
dictateurs, la Bolivie applique des plans de développement à
l'aide de financements de la Banque Mondiale. Parmi ces efforts pour le
développement, l'éducation occupe une grande place. C'est ainsi
qu'en 1983, un programme d'alphabétisation massive est
déployé dans le pays. Ce Plan National d'Alphabétisation
et d'Éducation Populaire (SENALP115) s'applique dans tout le
pays et surtout dans le monde rural, ce qui permet de mieux connaître la
situation éducative dans ce milieu. Ce plan permet d'observer les
premiers pas vers une éducation interculturelle, c'est à dire qui
fait apprendre les autres cultures en Bolivie. En effet, la méthode
proposée pour alphabétiser promet d'adapter les programmes
à la réalité bolivienne d'une part mais aussi de prendre
en compte les particularités culturelles, ethniques et linguistiques des
peuples116. Cette campagne encourage l'alphabétisation
bilingue et l'égalité sociale entre les différents peuples
et cultures de Bolivie117. Parallèlement, dans une
démarche d'effort pour développer la démocratie, les
revendications indianistes sont écoutées et les premiers projets
multiculturels apparaissent dans les livres blanc et rose, qui constituent les
prémices de la réforme de 1994118 . Ces livres,
publiés respectivement en 1987 et 1988 par le ministre de
l'Éducation Ipina Melgar, dénoncent les problèmes de
l'éducation et pour la première fois, le rôle de
l'éducation pour former une nouvelle identité bolivienne unique
est remis en question par l'État119. D'autre part ces livres
proposent des actions pour améliorer l'éducation. Parmi ces
propositions, l'interculturalité tient une place
importante120.
Dans un contexte de Guerre Froide, la période des
dictatures militaires de 1964 à 1982 et la réforme de
l'éducation d'Hugo Banzer marquent la mise en place d'un enseignement de
l'histoire rigide et stricte. Cet enseignement se déploie au service de
la construction d'une société d'ordre,
hiérarchisée, évolutionniste et raciste. Or, les
indigènes qui se sont intellectualisés grâce à
l'école du MNR sont confrontés à la déception de
l'illusion de l'intégration par l'acculturation. Face à cette
désillusion, les régimes autoritaires et dénigrants les
indigènes ne font que renforcer l'indignation des indigènes qui
s'organisent et développent des courants de pensées indianistes
dans la clandestinité. Cette période de répression
accélère la politisation des indigènes en Bolivie. De
telle manière, qu'en 1982, avec la fin des juntes militaires et le
retour à la démocratie, les syndicats indigènes montent
en
et Mémoire. Les Cahiers ALHIM, 10 | 2004
112 CAJIAS DE LA VEGA Beatriz, Hitos de la
Educacion en Bolivia, PIEB, La Paz, 2017.
113 Ibid.
114 Confédération syndicale
unique des travailleurs paysans de Bolivie, syndicat des cocaleros dans lequel
Evo Morales a commencé sa carrière politique.
115 SENALP : Servicio Nacional para la
Alfabetización y Educación Popular.
116 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
117 Entretiens avec Juan Martinez, ancien
vice-ministre de l'éducation, 17 avril 2017, Santa Cruz.
Et avec un technicien ayant travaillé sur l'application du
plan d'alphabétisation mais souhaitant rester anonyme.
118 VILLARROEL Edith, « Historia de La
Educación En Bolivia », Calameo in :
http://www.calameo.com/read/0006773922ebc426d9c9e
[accessed 29 September 2016]
119 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR
Marianela, Diversidad cultural.
120 IPINA MELGAR, Enrique. Cien años
de reformas educativas: 1910-2010. Estudios Bolivianos, La Paz, n. 18,
2013 .
32
puissance, ce qui permet aux revendications indianistes
d'être prise en compte et d'influencer les réflexions et
productions étatiques en matière d'éducation
jusqu'à inspirer la réforme de 1994.
Chapitre III : De 1994 à 2010, la loi 1565,
le début de l'éducation interculturelle et bilingue dans un
contexte d'effort pour le développement.
III-A/ La loi 1565, un projet oscillant entre
réponses aux demandes indigènes et efforts internationaux pour le
développement.
Les années 1990 sont un moment d'investissement de la
part de l'État dans l'éducation. L'aide des Nations Unies et de
la banque mondiale permet d'avoir l'un des plus grands taux de réduction
de la pauvreté durant la première décennie du
XXIème siècle, une diminution de 30 %121. Dans cette
démarche, l'État investit 24 % de ses dépenses en 1994
dans l'éducation122 . Le plan national
d'alphabétisation et d'éducation populaire123 et la
réforme de l'éducation de 1994, la loi 1565 vise à «
moderniser » et améliorer le niveau d'éducation du pays. Ces
efforts ne sont pas vains puisque de 1970, à 1999, le taux d'inscription
à l'école primaire augmente de 30 %124. De ce fait,
cette réforme progressive se fait au détriment du secondaire qui
n'aura pas le temps de se voir réformer. Le 7 juillet 1994 paraît
la loi 1565 sous le mandat du président Gonzalo Sánchez de
Lozada, qui adopte une politique néolibérale. Cette
réforme de l'éducation est à la fois le fruit de la prise
en compte des revendications culturelles indigènes depuis les
années 1970 et de la mise en place des plans pour le
développement par des ONG depuis les années 1980. Plus encore,
cette réforme s'insère dans la vague de multiculturalisme qui
parcourt l'Amérique latine, accordant la reconnaissance des
identités indigènes, avec notamment l'influence de la
réforme éducative du Nicaragua en 1985125. La loi de
1994 est avant tout le produit du ministère de l'Éducation. Elle
vise à développer le pays en appliquant le
constructivisme126 et un système basé sur des
compétences et des indicateurs, selon les méthodes scientifiques
modernes européennes127. La loi 1565 se caractérise
par sa volonté d'être démocratique, elle insiste sur les
droits égaux de tous les citoyens boliviens, la lutte contre la
discrimination sous toute ses formes, mais aussi le droit et devoir de
participation du peuple dans l'éducation pour qu'elle lui corresponde
pleinement.
Sur le plan du projet d'identité nationale, la loi
définit l'éducation en ces termes : « Elle est nationale
[...] cherchant l'intégration et la solidarité de ses habitants
pour la formation de la conscience nationale à travers un destin
historique commun 128 ». Ici, on retrouve le projet classique
de
121 CAVAGNOUD Robin, LEWANDOWSKI Sophie et SALAZAR Cecilia,
« Introducción Pobreza, desigualdades y educación en Bolivia
(2005-2015) », Bulletin de l'Institut français d'études
andines, 44 (3) | 2015.
122 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique,
2017.
123 Decreto supremo 19453 de lucha contra analfabetismo,
14-05-1983
124 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique,
2017.
125 Entretien avec Juan Martinez, ancien
vice-ministre de l'éducation, Santa Cruz, lundi 17 avril 2017
126 Le constructivisme est une théorie
d'apprentissage postulant que l'élève apprend par ses
réflexions personnelles basées sur ses expériences.
127 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
128 Articulo 1,5, Ley 1565 , La Paz, 7
juillet 1994.« Es nacional, [...], buscando la integración y la
solidaridad de sus
33
l'utilisation de l'histoire afin de créer une
identité nationale. Néanmoins le point suivant précise que
l'éducation doit aussi être « interculturelle et bilingue
parce qu'elle assume l'hétérogénéité
socioculturelle du pays dans une ambiance de respect entre tous les Boliviens,
hommes et femmes129 ». Ainsi, pour la première fois, une
loi éducative reconnaît les différentes cultures qui
composent la Bolivie et prône leur connaissance. Plus encore,
l'éducation doit « fortifier l'identité nationale, en
exaltant les valeurs historiques et culturelles de la Nation bolivienne dans
son énorme et diverse richesse multiculturelle et
multirégionale130». Désormais l'identité
nationale existe non plus à travers un modèle unique et dominant
mais bien dans la diversité. Finalement, cette réforme innove une
fois encore sur les nouvelles thématiques éducatives que sont
l'égalité des genres et sur le respect de
l'environnement131.
Ainsi, la loi 1565 répond aux demandes de
reconnaissance de la diversité des cultures indigènes dans
l'éducation nationale en mettant en place une éducation
interculturelle et bilingue. Celle-ci vise à connaître les
différentes cultures régionales et originaires qui constituent la
Bolivie. Cela représente un grand tournant dans les politiques
éducatives, ce qui rend compte de l'évolution de la position des
indigènes dans le pays.
Le bilinguisme répond à la difficulté
d'enseigner en espagnol dans le monde rural. La loi éducative 1565
promeut l'emploi de la langue maternelle afin de faciliter la lecture, la
compréhension des enseignements et la formation d'une conscience
historique du sentiment d'appartenance à son « groupe socioculturel
spécifique, son pays, sa région, son continent et au genre humain
en général 132 ». Ainsi, la reconnaissance des
langues indigènes, qui sont désormais qualifiées d' «
originaires », dans l'institution qu'est l'école, permet aux
enfants indigènes de comprendre leurs identités plus
aisément. L'enseignement bilingue est encouragé par l'obligation
des enseignants de maîtriser l'espagnol ainsi que la langue
indigène pratiquée sur leur lieu de travail133, ce qui
revient dans la plupart cas à leur langue maternelle. Finalement, la
grande production de manuels bilingues permet l'application du bilinguisme
à travers un contenu national. Ces manuels scolaires partiellement en
aymara, en quechua et en guarani, pour la plupart, sont issus d'études
ethnographiques et linguistiques134 . Dans les faits cet
enseignement bilingue s'est avéré être une éducation
uniquement en langue indigène135.
III-B/ L'histoire dans le programme et les manuels scolaires
de la loi 1565.
Dans la loi 1565, l'article sur l'identité nationale et
celui sur l'interculturalité et le bilinguisme se succèdent, ceci
n'est pas anodin. En effet, il s'agit de bien énoncer que ces
dernières nouveautés ne remettent pas en question ni en
péril l'identité nationale bolivienne. La reconnaissance des
identités et cultures indigènes soulèvent des craintes de
balkanisation de la Bolivie. A partir de ce moment, l'enseignement de
l'histoire acquiert le rôle crucial d'éduquer les indigènes
à la fois sur leur propre
pobladores para la formación de la conciencia nacional
a través de un destino histórico común. »
129 Articulo 1,6, Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994 :« Es
intercultural y bilingüe porque asume la heterogeneidad socio cultural del
país en un ambiente de respeto entre todos los bolivianos, hombres y
mujeres. »
130 Articulo 2,4, Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994. : «
Fortalecer la identidad nacional, exaltando los valores históricos y
culturales de la Nación Boliviana en su enorme y diversa riqueza
multicultural y multiregional. »
131 Articulo 2,8 et 9, Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994.
132 Articulo 30,3, Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994 : «
grupo sociocultural específico, su país, su región, y
del sentimiento de pertenencia a su su continente y al género humano en
general. »
133Articulo 30, 4 Ley 1565 , La Paz, 7 juillet
1994.
134 Entretien avec Ana Evi Sulcata,sociologue de
l'éducation, spécialiste travaillant pour les C.E.P.O. Lundi
20 mars 2017, La Paz.
135 Entretien avec Monica Sahoneno, sociologue de
l'éducation. Mercredi 29 mars 2017 La Paz.
34
histoire mais aussi de les maintenir dans un sentiment
d'appartenance à la nation. L'éducation doit « construire
l'unité dans la diversité 136».
La réforme éducative de 1994 donne comme mission
à l'histoire de parvenir à une meilleure connaissance des
évolutions et héritages des peuples, à l'aide d'un travail
systématique sur trois plans : la Bolivie, l'Amérique Latine et
le Monde. L'histoire telle qu'elle est présentée dans la loi
semble vouloir développer un esprit critique tout en expliquant les
processus historiques pour pouvoir se projeter dans le futur137. Le
rôle identitaire de l'enseignement de l'histoire prend désormais
tout son sens pour les indigènes. Les connaissances historiques doivent
se baser sur des expériences de la vie quotidienne et du milieu de
l'enfant. Ainsi, les expériences personnelles, familiales, scolaires et
communautaires servent de support pour l'enseignement de l'histoire. Cela dans
le but de créer le sentiment d'appartenance à un groupe social et
d'en comprendre ses spécificités tout en connaissant les autres
peuples qui composent la Bolivie138.
Pour parvenir à cette éducation historique
adaptée au contexte de l'écolier, le ministère de
l'Éducation déploie un tronc commun, un curriculo base,
un programme de base qui peut être complété par un
curriculo diferenciado, un programme différencié selon
le contexte. Ce dernier doit prendre en considération les
spécificités ethniques, culturelles mais aussi environnementales
pour rendre l'enseignement concret et utile pour l'enfant. Dans un but de
participation des différents acteurs de l'éducation, les
programmes sont conçus par les écoles, les juntes
scolaires139 et par des spécialistes en pédagogie
140 . La réforme de 1994 institue également les
Conseils Éducatifs des Peuples Originaires141 (CEPOs), au
nombre de quatre, qui représentent les peuples aymaras, quechua, guarani
et l'ensemble des peuples amazoniens. Ces conseils assument la mission de
participation sociale des peuples originaires dans l'éducation en tant
qu'auxiliaires des juntes scolaires. Ces instances sont le fruit des luttes
sociales pour une éducation indianiste, entamées dans les
années 1970 par les kataristes, et poursuivies par les syndicats
indigènes dans les années 1980. Les CEPOs doivent participer aux
politiques publiques pour l'application de l'éducation interculturelle
et bilingue142.
Cependant, dans le but de conserver le sentiment
d'appartenance à la nation bolivienne avant leurs origines
indigènes ou régionales, un tronc commun est imposé
à l'ensemble du pays. Une fois encore, cette réforme de
l'éducation constitue une véritable révolution en
reconnaissant le rôle des indigènes dans l'histoire bolivienne. En
effet, l'analyse du programme révèle de nombreuses
évolutions dans l'enseignement historique en Bolivie. Le programme
historique différencie désormais la culture occidentale et la
culture sud-américaine. Ainsi, dans le programme de second cycle du
primaire, qui correspond aux années 4,5 et 6 (9, 10 et 11 ans)
l'enseignement historique se divise entre l'histoire de l'humanité,
l'histoire de l'Amérique et l'histoire de la Bolivie. L'histoire de
l'humanité regroupe, entre autres, les énoncés suivants :
« La datation historique dans le monde occidental à partir de la
naissance du Christ143.», « ...les périodes
classiques de l'histoire européenne (Antiquité, Moyen Age,
époque Moderne et époque contemporaine)144. »,
« Les périodes de l'histoire américaine :
136 Articulo 30, 7 Ley 1565 , La Paz, 7 juillet
1994.
137 Articulo 43 Ley 1565 , La Paz, 7 juillet
1994.
138 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.
139 Les « juntas escolares
» sont les associations de parents d'élèves qui se
doivent de s'impliquer dans l'éducation de leurs enfants et dans le
fonctionnement de l'école selon la loi 1565 (et 070).
140 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
141 Consejos Educativos de Pueblos
Originarios.
142 Ministerio de Educación. Reforma
Educativa. Plan y programas de estudio para el nivel primario: segundo
ciclo. Ministerio de Educación. La Paz, 2003.
143 Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994
144 Ibid.
35
précolombienne, coloniale et
indépendances.'45» Ce programme historique
réparti en trois années de primaire montre bien une
volonté de connaître le monde occidental mais aussi de comprendre
que la Bolivie n'en fait pas partie. Cette introduction des historiographies
permet de comprendre que certaines normes occidentales sont en vigueur en
Bolivie sans pour autant les assimiler comme fondamentalement boliviennes.
L'histoire de l'Amérique présente le peuplement
des Amériques puis les grandes civilisations précolombiennes :
Mayas, Aztèques, Aymaras, Incas et Guaranis et enfin le système
d'étages écologique des peuples andins'46 . L'histoire
de Bolivie aborde la période coloniale incluant les soulèvements
indigènes. Le XIXème siècle permet d'étudier les
conflits entre les communautés et les haciendas dans les
régions andines et dans l'Orient. Durant le XXème siècle,
les mouvements sociaux, telles que les insurrections paysannes, doivent
être étudiés. Ainsi contrairement à
précédemment, les indigènes sont étudiés
dans toutes les périodes, que ce soit dans l'histoire américaine
comme nationale. Pour la première fois aussi, l'Orient fait partie du
programme de base.
Finalement, le programme de sciences sociales, qui inclut les
enseignements d'histoire, doit aussi présenter certains thèmes
rattachés à la culture et à l'identité. Pour ce
cycle, il s'agit de l'apprentissage des symboles de la patrie, mais aussi des
autres cultures en Bolivie. Enfin, cet enseignement a aussi comme nouvelle
vocation de démentir les stéréotypes à la base du
racisme, du machisme et du classisme, toujours dans une recherche de plus
d'équité et de respect mutuel'47. Les sciences
sociales sont les matières les plus adéquates pour
développer les thèmes de la diversité et de
l'interculturalité. Ces thématiques s'observent notamment dans
les contenus sur les présentations des espaces ruraux et urbains, sur
les nouvelles revendications sociales des groupes ethniques. Néanmoins,
il est à noter que l'enseignement de langue sert aussi en grande partie
de support pour l'enseignement de la diversité et de
l'interculturalité'48.
La réforme de 1994 s'est surtout illustrée par
la gigantesque production de matériel scolaire avec la
bibliothèque de la réforme éducative, « les dix
millions de livres '49» produits par l'État et les
maisons d'éditions de manuels scolaires tel que
Santillana.'50 En effet, la coopération avec
l'UNICEF'5' et l'UNESCO'52 ainsi qu'avec la Banque
Mondiale, apportent leurs expériences et un financement, ce qui rend
possible la production de nombreux manuels qui remplissent les
bibliothèques des écoles'53.
Des maisons d'édition telles que Santillana et La
Hoguera publient de nombreux manuels scolaires qui servent de support aux
enseignants, et qui constituent le plus souvent, la base du cours. Ces manuels
ne prennent en compte que le tronc commun du programme de la réforme
éducative de 1994, le contenu ne comprend pas d'éléments
des programmes diversifiés. Dans l'étude qui suit, les textes
analysés sont ceux des années de 4ème, 5ème et
6ème de primaire.
145 Ibid.
146 Les peuples andins produisaient et
échangaient différentes denrées complémentaires sur
les plateaux, le littoral et les vallées.
147 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
148 Ibid.
149 Expression pour qualifier l'ensemble des
productions de la loi 1565.
150 Un conseillé présidentiel
souhaitant rester anonyme, 2017.
151 United Nations International Children's
Emergency Fund : Le Fonds des Nations Unies pour l'enfance
152 United Nations Educational,
Scientific and Cultural Organization : L'Organisation des Nations unies
pour l'éducation, la science et la culture.
153 Entretien avec Juan Martinez, ancien
vice-ministre de l'éducation,Santa Cruz, le lundi 17 avril 2017
36
Santillana
Santillana est une grande compagnie espagnole présente
dans de nombreux pays hispanophones. Il s'agit du principal producteur de
manuels scolaires en Bolivie. Cette maison d'édition s'est introduite en
Bolivie en 1994 dans le cadre d'une coopération avec l'État pour
produire les livres de la réforme. Santillana regroupe des
spécialistes de diverses nationalités afin de produire des
ouvrages d'une grande qualité mais aussi d'un prix
élevé154. Ces manuels sont avant tout destinés
aux enfants d'écoles privées. Bien qu'on puisse trouver des
points de distribution dans les principales villes du pays, basée
à La Paz, Santillana est proche du gouvernement et donc de la culture
andine155.
De manière générale, les textes de
Santillana sous la réforme de 1994 cherchent à suivre les
principes de la loi 1565. Ainsi, ces manuels abordent des thématiques de
l'éducation pour la démocratie, l'équité, la
diversité et l'interculturalité de manière transversale.
Pour ces deux derniers points, il existe une section « tenemos la
palabra 156», un récit fictif d'un enfant qui
présente sa culture, sa région et les caractéristiques de
son peuple157.
Les manuels furent étudiés aux archives du
siège de Santillana qui regroupé les manuels édités
en 1995 et en 2003. Les manuels scolaires de sciences sociales de 5ème
et 6ème année de primaire, édités en 1995 par
Santillana permettent de constater l'accent mis sur la découverte de la
diversité de la Bolivie. Ces ouvrages s'adressent clairement à
des enfants issus de milieux urbains. Ainsi le monde rural est
présenté bien plus longuement que le monde urbain, ce qui
constitue une nouveauté. Cependant, l'analyse de ces deux ouvrages
révèle une histoire nationale encore très importante, qui
ne vise pas spécialement à développer le sens critique des
élèves. De plus, les femmes sont très peu
représentées dans l'histoire enseignée dans ces
manuels158.
Le manuel de 6ème année de primaire de
Santillana publié en 2003 est un bon exemple du respect à
outrance de l'enseignement de la diversité. En effet, la place
consacrée à l'histoire sert ici à présenter les
peuples indigènes et leurs moeurs. Cependant, les histoires des Aymaras
et des Quechuas sont développées en profondeur,
établissant ainsi l'histoire préhispanique de la Bolivie comme
fondamentalement andine. Un seul chapitre regroupe tous les peuples des terres
basses et les présentent de manière englobante comme des
chasseurs cueilleurs sylvicoles. Pire encore, il présente les cultures
des basses terres comme sous-développées en comparaison aux
Aymaras et aux Quechuas. Les auteurs de ces manuels affirment à propos
des peuples des basses terres que « Aucun d'entre eux n'ont réussit
à développer une technologie agricole complexe. 159»
Ainsi, douze pages sont consacrées aux Aymaras contre
un paragraphe pour les Guaranis, comme pour la plupart des autres peuples, qui
sont, de ce fait, présentés comme de seconde importance.
L'établissement de l'interculturalité ne passe pas par la fin de
l'andinocentrisme pour Santillana, au contraire, interculturalité rime
ici avec supériorité de l'importance des indigènes andins
sur les autres.
154 Environ 100 Bolivianos par ouvrage, soit 13
euros, une somme importante pour un pays où le salaire minimum est
d'environ 150 euros. En comparaison, un repas coûte 15 Bs.
155 Entretien avec Carolina Loureiro, Directrice
de Santillana à La Paz. Jeudi 16 mars,2017 La Paz.
156 « Nous avons la parole. »
157 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 1995.
158 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 1995.
Departemento de Ediciones Educativa de Santillana, Ciencias Sociales 5,
Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 1995.
159 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2003.
37
La Hoguera
La Hoguera est une maison d'édition de Santa Cruz de la
Sierra qui met en avant son origine bolivienne. Cette compagnie présente
des moyens plus réduits mais aussi des prix plus abordables que ceux de
Santillana160. Plus encore, La Hoguera oriente sa production pour
répondre aux différents moyens financiers des écoles et
des élèves en produisant trois types de manuels. La Hoguera,
la version la plus complète présentant une discipline et des
activités pédagogiques. La Siembra, une édition
sans activités et donc plus courte et plus économique. Et enfin,
la moins onéreuse, Multitexto, un manuel qui regroupe quatre
disciplines. Ainsi, les écoles publiques de Santa Cruz regorgent de
manuels de La Hoguera161 . Les textes de La Hoguera appliquant la
loi 1565 furent étudiés aux archives du siège de La
Hoguera à Santa Cruz de la Sierra. Cette archive regroupait les manuels
de 4eme, de 5eme et de 6eme années de primaire publié en 2004, en
2005 et en 2007.
Ces derniers ne prennent pas autant en compte la
diversité culturelle que ceux de Santillana. La présentation de
la diversité est ici abordée sous l'angle du folklore,
délaissant ainsi les caractéristiques culturelles des
différents peuples. L'enseignement de l'histoire dans ces ouvrages reste
très factuel. A l'inverse des ouvrages de Santillana qui ont recours
à des activités pédagogiques, les ouvrages de La Hoguera
n'actualisent pas l'enseignement historique selon les directives de la loi
1565. Pire encore, La Hoguera, basée à Santa Cruz de la Sierra ne
présente les indigènes des terres basses, c'est à dire les
indigènes de la région, sur une seule page du manuel de
5ème année de primaire162. Et il en est de même
pour la ville de Santa Cruz, qui n'apparaît que sur 6 lignes lors de
l'indépendance. Ainsi, La Hoguera répète l'histoire
andinocentrée afin de suivre le programme163. L'enseignement
de l'histoire permet de présenter la diversité du pays mais comme
l'histoire n'est pas rattachée au présent, cet enseignement ancre
les peuples originaires dans le passé.
Les ouvrages de La Hoguera publiés en 2004 et 2005 pour
les années de 4eme, 5eme et 6eme mettent en place des activités
et réflexions sur l'égalité des genres, sur la
compréhension historique mais aussi un nationalisme à travers
l'étude de fêtes et chants civiques164. Certains
éléments révèlent la différence des enjeux
pour une maison d'édition de Santa Cruz en comparaison à une
maison d'édition de La Paz. Ces manuels présentent la
diversité du pays dans sa totalité, pas seulement par la
diversité des cultures indigènes, mais aussi entre les cultures
métisses des différentes villes boliviennes. Dans le manuel de
5ème, les cultures aymara (appelées colla) et inca ne sont pas
présentées aussi longuement que dans les manuels de
Santillana165. Plus encore, la civilisation de Tiwanaku est
présentée comme une première grande civilisation de
l'Occident et non pas du pays. Ainsi, la vision dichotomique de
160 Selon le type d'ouvrage, les prix oscillent
entre 40 et 70 Bolivianos, soit environ entre 5 et 10 euros.
161 Entretien avec Edgar Lora Gumiel, Assesseur
Pédagogique pour La Hoguera, 10 avril 2017, Santa Cruz.
162 Direccion de produccion Editorial,
CIENCIAS SOCIALES 5, La Siembra, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la
Sierra, 2003.
163 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
164 Direccion de produccion Editorial,
CIENCIAS SOCIALES 4, La Hoguera, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de
la Sierra, 2004.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 5, La
Hoguera, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2004.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 6, La
Hoguera, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2004.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 5,
Multitexto,, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2005.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 6,
Multitexto,, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2005.
165 Direccion de produccion Editorial,
CIENCIAS SOCIALES 5, La Hoguera, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de
la Sierra, 2004.
38
l'Orient166 et Occident et le sentiment de deux
histoires distinctes pour les orientaux s'affirme à travers les manuels
de La Hoguera. Dans l'ensemble des ouvrages de La Hoguera pour les
années 2005 et 2007, les thèmes de la découverte des
Amériques et de l'époque coloniale gardent un point de vue
très européen167. Le sujet semble être
abordé de manière objective, sans jugement mélioratif ou
péjoratif. L'histoire reste cependant factuelle et centrée sur
les dirigeants.
Illustration 3: La Hoguera, une histoire très
factuelle.
Le manuel de 6eme de primaire de La Hoguera
présente une histoire factuelle et centrée sur des acteurs
individuels, ici, une liste des présidents du XXème
siècle, et de leurs actions ,2007.
(Photo : Saint-Martin)
166 L'Orient regroupe les départements de Santa Cruz, le
Béni et le Pando.
167Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS
SOCIALES 5, Multitexto,, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la
Sierra, 2005.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 6,
Multitexto,, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2005.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 5, La
Hoguera,, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2007.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 6, La
Hoguera,, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2007.
39
El Pauro
La maison d'édition El Pauro, comme La Hoguera, fut
fondée à Santa Cruz de la Sierra. Les livres
étudiés regroupent l'ensemble des disciplines pour les
5emes et 6emes années de primaire,
publiés en 2007. Ces ouvrages débutent par un remerciement
à Dieu en introduction, rappelant ainsi l'impossible dissociation du
catholicisme et de l'école dans les faits. Cette introduction rappelle
aussi la liberté de positionnement religieux des maisons
d'édition. Dans l'enseignement de l'histoire de la Bolivie pour les
5èmes, on retrouve l'idée de hiérarchisation
des indigènes en faveur des civilisations andines : « les peuples
sédentaires étaient déjà plus
évolués. 168 » Le progrès technologique reste
l'indicateur de développement dans ce manuel scolaire : «
Cependant, ils n'arrivèrent pas à connaître la roue ni
l'écriture.169». Ainsi, même les civilisations
andines sont rabaissées en comparaison au modèle de civilisation
qu'est l'Europe, qui apporte ces technologies. Dans cet ouvrage, les
premières civilisations sont illustrées par l'image d'un
indigène mâchant la coca, une représentation tout à
fait contemporaine des indigènes ruraux, rattachant ces derniers aux
antiques civilisations.
Illustration 4: La représentation
stéréotypée des Indigènes.
Le manuel de El Pauro pour les 5eme de primaires illustre
les premières civilisations avec l'image d'un indigène
mâchant la coca, ce qui correspond au stéréotype du paysan
indigène contemporain, 2007. (Photo : Saint-Martin)
Les périodes historiques de Tiwanaku, des seigneuries
aymaras ou encore de l'empire Inca sont présentées comme des
événements sans liens historiques. Il s'agit plus d'une liste de
cultures du passé. Ce livre offre un savoir encyclopédique sans
réelles réflexions sur les processus historiques
168 El Pauro, 5eme de primaire, multitexto,
Santa Cruz, 2007 : « Los pueblos sedentarios ya eran mas
evolucionados. »
169 Ibid : « Sin embargo, no lograron a
conocer ni la rueda ni la escritura. »
40
menant au présent. Dans ces manuels aussi, l'histoire
reste très factuelle et centrée sur le récit de vie de
héros. Enfin, une carte de la répartition de certains grands
peuples indigènes en Amérique du Sud révèle
l'inexactitude de cet ouvrage, plaçant les peuples aux mauvais
endroits'70. Le manuel scolaire dédié à la 6eme
révèle d'autres informations douteuses. Ce livre présente
ainsi une théorie du peuplement israélien par les
européens'7'. Cet ouvrage se rattache à l'Orient,
Tiwanaku est présenté comme une culture parmi les autres cultures
précolombiennes, et 4 pages sont réservées à la
présentation des Guaranis. Il s'agit de l'histoire Guarani la plus
développée parmi tous les manuels de La Hoguera ou de La
Santillana. Il s'agit bien d'un travail historique et non pas d'une simple
présentation ethnographique'72.
La réforme de 1994, à travers la reconnaissance
de la diversité, permet de découvrir l'Orient bolivien. Pour la
première fois, les cultures d'Amazonie et des plaines sont
étudiées dans l'éducation nationale. Ainsi, la Bolivie
découvre une identité autre que Andine, une identité bien
plus variée. Cependant, le point de vue andin de l'histoire
enseignée persiste'73. Cela s'observe dans le programme, avec
le presque inexistant contenu réservé à l'histoire des
régions et des peuples originaires de l'Orient en comparaison à
la part consacrée aux régions andines'74.
L'observation des manuels scolaire de La Hoguera et de Santillana rend bien
compte de cet andinocentrisme. Les connaissances de la fin du XXème
siècle ne permettent pas d'établir une histoire aussi
précise pour les peuples andins que pour les peuples de l'Orient. Ainsi,
les terres basses ne sont que peu prises en compte dans l'histoire de la
Bolivie. Ces cultures sont associées au passé et leur
présentation est biaisée par un point de vue civilisateur. Les
intellectuels qui ont participé à la rédaction du
programme et des manuels de Santillana sont soit étrangers, soit
originaires de La Paz, ce qui explique cet andinocentrisme'75. Pour
ce qui est de La Hoguera, la nécessité de répondre au
programme et le manque de matériel historique à disposition mais
aussi le racisme inhérent à Santa Cruz peut expliquer le manque
d'informations sur les peuples des terres basses.
De manière générale, le contenu de ces
manuels présente une histoire linéaire qui reste une histoire de
personnages, de héros, au détriment d'une histoire de
groupe'76. De la même manière ; les indigènes
sont incorporés dans l'histoire nationale à travers des figures
héroïques comme Tupac Katari. L'histoire indigène est
surtout valorisée par la reconnaissance du passé indigène
de la Bolivie. Néanmoins, il est remarquable de constater l'écart
dans les approches du contenu historique ainsi que dans la qualité et le
respect à la réforme des manuels scolaires selon leur maison
d'édition.
Il est intéressant de noter que l'éducation
interculturelle et bilingue s'est appliquée de manière
très inégale dans le pays, surtout pour ce qui est du
bilinguisme. En effet, comme il a été dit, certains peuples
indigènes sont démographiquement plus importants que d'autres en
Bolivie et de manière générale, le bilinguisme s'est
appliqué pour les langues aymara, quechua et guaranis, les langues les
plus parlées après l'espagnol. De même la conception
d'histoire propre à chaque peuple indigène n'a pas eu lieu pour
les peuples « minoritaires » qui présentaient une faible
population et des moyens financiers et intellectuels quasi inexistant, du fait
de leur marginalisation dans la société bolivienne. Il est ici
surtout question des peuples sylvicoles de l'Amazonie'77. Si les
nations quechuas et aymaras
170 El Pauro, 5eme de primaire, multitexto,
Santa Cruz, 2007.
171 El Pauro, 6eme de primaire, multitexto,
Santa Cruz, 2007.
172 Ibid.
173 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia,
WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en
programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia,
2006.
174 Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994.
175 Entretien avec Paula Peña Hasbun,
historienne et archiviste et directrice du musée d'histoire de Santa
Cruz. Le 7 avril 2017, Santa Cruz.
176 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR
Marianela, Diversidad cultural.
177 Entretien avec Ana Evi Sulcata,
sociologue de l'éducation, spécialiste travaillant pour les
C.E.P.O. Lundi 20 mars 2017, La Paz.
41
ont reçu un traitement privilégié du fait
du caractère andin du gouvernement, le peuple guarani par exemple a
mené une lutte de revendications politiques et sociales pour
bénéficier de cette nouvelle éducation178. Les ONG jouent
un rôle fondamental dans la constitution de matériel
pédagogique et d'histoire locale. Les Guaranis Izocenos par
exemple ont pu bénéficier d'une histoire locale179,
grâce au travail sur place de l'anthropologue Isabelle Combes,
financé par l'UNICEF. La production de matériel historique et
bilingue constitue donc désormais un enjeu politique pour les peuples
indigènes.
Malgré les énormes efforts consacrés
à la mise en place de cette réforme de l'éducation, ce
projet éducatif se heurte à plusieurs difficultés. L'un
des principaux problèmes de cette réforme est sa mise en place
annuelle par classe. C'est à dire que chaque année, une nouvelle
classe était réformée, en commençant par la 1ere
année de primaire. De ce fait, la mise en place effective de la
réforme éducative est lente et fastidieuse180. Pire
encore, le secondaire n'étant pas réformé, il continue de
suivre les programmes de la loi de 1973, qui est totalement opposé
à la réforme de 1994, notamment sur le thème de la
reconnaissance de la diversité et sur l'identité nationale. Un
autre problème qui lui est souvent reproché réside dans le
manque de formation des enseignants181. Les efforts de la
réforme de 1994 se sont concentrés sur le plan technique, sur la
réalisation d'un ensemble de matériel pédagogique et d'un
programme cohérent, mais la formation des enseignants n'a pas
été réformé comme il aurait fallu pour une
transformation si importante de l'éducation. Les enseignants, baignant
encore dans les héritages du colonialisme, ont du mal à appliquer
une éducation interculturelle et à promouvoir
l'égalité des genres ou des ethnies. Enfin, le dernier point,
sans doute le plus problématique, est l'opposition des enseignants
à ce projet. En effet ceux-ci sont furieux car ils n'ont pas
été consultés pour la réalisation de la loi 1565.
Néanmoins, ce rejet se comprend principalement par le contexte. Le
syndicat des enseignants, d'influence trotskiste, se place en opposition contre
le gouvernement libéral de Gonzalo Sánchez de Lozada. Or, en ces
années de renforcement de l'influence des syndicats, les enseignants
écoutent et suivent les prérogatives de leur
syndicat182 . Finalement, le chaos des années 2000 met fin
à tout espoir d'établissement réel de la réforme de
1994. Pourtant, le projet qu'il porte, issu d'un long processus, ne
s'éteint pas malgré l'élection du syndicaliste
cocalero Evo Morales le 18 décembre 2005. Son élection,
suite à des vagues de contestations sociales très violentes,
notamment de la part des indigènes qui se sentent toujours
défavorisés économiquement, met fin aux régimes
néo-libéraux en place depuis 1982183. Le nouveau
président, qui s'inscrit dans la tradition révolutionnaire du MNR
des années 1952, souhaite transformer profondément la Bolivie,
c'est pour cela qu'il établit une nouvelle constitution en 2009 et qu'il
souhaite réformer l'éducation en 2010 à l'aide de la loi
070 Avelino Sinani - Elizardo Perez.
178 Entretien avec Esther Aillon, historienne de
l'éducation en Bolivie au XXème siècle, le 22 mars, La Paz
et CNC CEPOs, Una Educación desde la identidad, 2017 in :
https://youtu.be/nuMBau9G7Xw
179 COMBES Isabelle, Arakae historia de las
comunidades Izocenas, Proyecto KAA- YIA, Santa Cruz, 1999.
180 Entretien avec Monica Sahoneno,
sociologue de l'éducation. Mercredi 29 mars, La Paz et Daniel Armando
Pasquier Rivero, directeur de l'école privée Santo Tomas de
Aquino lundi 10 avril 2017, Santa Cruz
et SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela,
Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos
escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.
181 Ibid.
182 Entretien avec Juan Martinez, ancien
vice-ministre de l'éducation,Santa Cruz, le lundi 17 avril 2017
183ROLLAND Denis, Pour comprendre la Bolivie
d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
42
Chapitre IV : A partir de 2005, l'histoire pour
revaloriser le caractère indigène de la Bolivie.
IV- A/ La révolution démocratique d'Evo
Morales et du MAS : le déploiement d'une nouvelle
idéologie.
Evo Morales Ayma base sa crédibilité sur son
origine indigène, car il se revendique aymara, et sur son origine
paysanne, comme en témoigne son ascension via le syndicat des
cocaleros, le CSUTCB.184 Très marqué par
l'ingérence américaine dans la guerre contre les narcotrafiquants
dans les années 1980 et 1990, il construit un discours indianiste
basé sur le rejet des étrangers qui exploitent les ressources du
pays et contre l'impérialisme américain185. En quelque
sorte, il inverse le discours du gouvernement libéral du début du
XXeme siècle. Dans son raisonnement, la Bolivie est affaiblie non pas
par sa population indigène, mais bien par tous les blancs et
étrangers qui ont détruit ce pays dans le but de l'exploiter. De
ce fait, la Bolivie doit être décolonisée pour qu'elle
redevienne un pays indigène et prospère, car seuls les
indigènes sont aptes et en droits de gérer les ressources du pays
justement186. Cependant, le président indigène ne
souhaite pas pour autant exclure les blancs et métis de la
société bolivienne, il souhaite une coopération. Son parti
politique, le Movimiento Al Socialismo (MAS) est en fait un
regroupement des forces sociales du pays. La décolonisation de la
Bolivie occupe une place centrale dans le projet d'Evo Morales. Tout ce
discours est clairement orienté vers la base de son électorat,
les masses paysannes indigènes qui n'ont jamais eu autant d'influence
qu'au cours de ces dernières années, grâce à leurs
puissants syndicats. La «décolonisation» de la Bolivie laisse
miroiter aux indigènes une amélioration de leurs conditions
économiques et sociales.
Il s'engage à respecter dans les institutions de
l'État les valeurs capitales de l'empire des Incas de «Ama
Suwa, Ama Kella, Ama Llulla», expressions quechua qui signifient ne
pas être voleur, ne pas être paresseux et ne pas être un
menteur. Mais aussi le principe de de
«ivimaraei»187 un mot guarani qui signifie terre
sans mal, un concept regroupant les valeurs guaranis188.
Evo Morales veut faire une révolution culturelle pour
décoloniser la Bolivie. Il met en application son projet
décolonisateur avec plusieurs mesures. Sa première grande
décision est de nationaliser les entreprises étrangères
qui exploitaient les ressources gazières et pétrolifères
du pays en 2006. Le président indigène ne peut les chasser du
territoire car il ne peut se passer de leur maîtrise technologique pour
exploiter ces ressources. Néanmoins, cela lui permet de mettre en avant
ses efforts pour l'indépendance de la Bolivie face aux puissances
étrangères. Pour révolutionner le pays, Evo Morales
crée une nouvelle constitution qui instaure l'Etat Plurinational de
Bolivie le 7 février 2009189. La Constitution Politique de
l'État permet surtout d'inscrire dans la constitution bolivienne
l'importance de la reconnaissance de la diversité et du caractère
indigène de la nation bolivienne.
La décolonisation de la Bolivie vise à briser la
hiérarchisation ethnique de la société bolivienne mise en
place par la colonisation. La valorisation des cultures et connaissances
indigènes font donc parti des grands projets d'Evo Morales. Pour changer
les mentalités, Evo Morales souhaite
184 Confédération Syndicale unique des travailleurs
paysans de Bolivie.
185 ROLLAND Denis, Pour comprendre la Bolivie d'Evo Morales,
Paris, Harmattan, 2007.
186 CANESSA, Andrew. « Les paradoxes des politiques
multiculturelles en Bolivie: entre inclusion et exclusion. »
Problèmes d'Amérique latine. 2014.
187 MORALES Evo, Constitución Política del
Estado , El Alto, 2009 : « ... facultad deliberativa, fiscalizadora y
legislativa departamental en el ámbito de sus competencias y por un
órgano ejecutivo. »
188 CAUREY Elias, Arakuaa Jembo (Educación, Lengua y
Cultura de la Nación Guaraní), APG, Camiri, 2014.
189 LAVAUD, Jean-Pierre. « La Bolivie d'Evo Morales:
continuités et ruptures. » Problèmes d'Amérique
latine. 5 octobre 2012. N° 85.
43
s'appuyer sur l'éducation. C'est pourquoi il travaille
dès les premières années de sa première
présidence à l'élaboration d'une réforme de
l'éducation. Ce temps d'élaboration est l'occasion pour Evo
Morales d'afficher les limites de la radicalité de son projet. En effet,
en 2007, il renvoie son ministre de l'éducation Felix Patzi qui
prévoyait une éducation où les langues indigènes
s'enseignaient au détriment de la langue espagnole et plus encore,
où les religions chrétiennes serait interdite à
l'école. Or, cette dernière interdiction semble inacceptable pour
la population bolivienne, largement chrétienne190. Ces
travaux aboutissent le 20 décembre 2010 avec la publication de la loi
numéro 070 qui est nommée loi Avelino Sinani - Elizardo Perez
(ASEP) en hommage aux fondateurs de l'école Warisata qui opérait
dans l'organisation sociale privilégiée d'Evo : l'ayllu.
Le gouvernement d'Evo Morales légitime la nécessité d'une
réforme de l'éducation par des critiques de la réforme de
1994. Suivant l'idéologie du MAS le gouvernement dans son programme de
base édité en 2012 décrit la réforme de 1994 en ces
mots : «...développant les compétences individuelles [...]
formation de ressources humaines comme main d'oeuvre peu chère pour
engrosser les industries, usines et entreprises transnationales
privatisées par l'État, en réponse aux politiques
économiques du Fond Monétaire International et de la Banque
Mondiale 191 .» On retrouve ici le discours classique
nationaliste, qui accuse les étrangers d'exploiter les ressources au
détriment du vrai peuple. Cette critique envers la loi 1565 permet de
légitimer de nouveau le gouvernement d'Evo Morales qui vient
libérer les indigènes. Elle permet aussi et surtout de justifier
la mise en place d'une nouvelle réforme de l'éducation, toujours
dans ce but « décolonisateur ». Le MAS reproche à la
loi 1565 d'être une production de la Banque mondiale, conçue
uniquement par des spécialistes étrangers selon des plans
internationaux de développement et de mondialisation et surtout sans
prendre en compte les principaux acteurs de l'éducation en
Bolivie192
Pour se démarquer du gouvernement
néolibéral et pour aller plus loin dans la participation sociale
dans l'éducation, le MAS charge la Commission Nationale de la Nouvelle
Loi de l'Éducation Bolivienne (CNNLEB) de produire la nouvelle loi
éducative. Cette commission regroupe ainsi 40 personnes
représentant 22 institutions étatiques et syndicales, qui
comprennent, entre autres, des syndicats indigènes et du corps
enseignant193. Contrairement à la loi de 1994, le
gouvernement d'Evo Morales instaure une formation obligatoire pour les
enseignants, le Programa de Formación Complementaria para Maestros y
Maestras194 (PROFOCOM). Cette formation, sur deux ans, est
censée expliquer le projet éducatif aux enseignants de
manière à ce qu'ils puissent appliquer correctement la
réforme. Dans les faits, le PROFOCOM est avant tout une formation qui
présente le positionnement politique du MAS. Le PROFOCOM manque de
contenu méthodologique et technique195. Le PROFOCOM est
obligatoire et permet d'obtenir le statut de «
licenciado196 », ce qui offre des avantages financiers
et un meilleur statut. Le but de cette formation semble donc de formater les
enseignants selon les pensées du MAS197 . Le gouvernement
d'Evo Morales critique même la production intensive de livres de la
réforme de 1994. N'ayant pas les moyens de produire autant de
matériel pédagogique, certains intellectuels proches du
gouvernement accusent ces livres d'avoir été commandés
à Santillana, ce qui aurait donc surtout profité aux
établissements privés et urbains.
190 VILLARROEL Edith, « Historia de La
Educación En Bolivia », Calameo in :
http://www.calameo.com/read/0006773922ebc426d9c9e
[accessed 29 September 2016].
191 Minsiterio de Educacion, Curriculo base
de educacion regular, La Paz, 2012: «... desarrollando competitividad
individualizada [...] formación de recursos humanos como mano de obra
barata para que engrosen las industrias, fábricas y empresas
transnacionales privatizadas por el Estado, respondiendo a las políticas
económicas del Fondo Monetario Internacional y el Banco
Mundial.»
192 Decret Suprême 28 725
193 Entretien avec Ana Evi Sulcata,sociologue de
l'éducation, spécialiste travaillant pour les CEPO 20 mars, La
Paz.
194 Programme de Formation Complémentaire
pour Maîtres et Maîtresses.
195 Entretien avec Weimar Ino, Enseignant
chercheur en science de l'éducation à l'UMSA Lundi 27 mars, La
Paz.
196 Diplômé
197 Entretien avec Juan Martinez, ancien
ministre de l'éducation et de nombreux enseignants et directeurs, 2017
Santa Cruz.
44
Faisant de la réforme de 1994 une réforme
orientée pour les riches, à l'inverse de celle de 2010 qui
oeuvrerait pour les ruraux et les plus démunis198. Or dans
les faits, cela n'est pas vrai, on retrouve des ouvrages de 1994 même
dans des écoles rurales démunies de tout le reste199.
Ainsi, un discours de décrédibilisation de la réforme
néo-libérale se construit afin de légitimer la
réforme de 2010 et afin de la valoriser.
Pourtant, la loi 070 ASEP reprend grandement la loi loi 1565
et l'approfondit. Par exemple, si la loi 1565 promouvait une éducation
interculturelle et bilingue, désormais la loi 070 ASEP instaure une
éducation interculturelle, bilingue et intraculturelle.
L'intraculturalité de l'éducation consiste à tirer une
utilité pour la vie de l'enfant de l'apprentissage des autres cultures
qui composent la Bolivie200. Concrètement,
l'intraculturalité se traduit par le soutien pour le
développement des cultures des Nations ou Peuples Indigènes
Originaires Paysans (NPIOC) et par l'incorporation de leurs connaissances et
leurs cosmovisiones 201 dans le programme de base. La
connaissance des cosmovisiones indigènes est un enjeu important
dans cette nouvelle réforme. Cette nouvelle loi établit des
principes qui ne sont souvent pas réalistes ou qui ne s'accompagnent
même pas de tentatives de mise en place. C'est le cas par exemple de la
laïcité de l'école, qui est loin d'être
effective202. La loi ASEP utilise la base de la loi
précédente et elle y insère l'idéologie
portée par le MAS, de nombreux intellectuels opposés au MAS
dénoncent ici une « idéologisation ». C'est à
dire que les textes officiels de cette réforme de l'éducation
servent surtout de support pour illustrer la représentation et la place
des indigènes dans la société bolivienne contemporaine
plutôt qu'à offrir un texte technique et précis permettant
d'appliquer convenablement un projet éducatif203.
Le caractère indigène de ce gouvernement est
omniscient. Ainsi, l'éducation doit oeuvrer pour le « vivir
bien », un concept andin de société harmonieuse, et
pour le respect de Pachamama204 . L'éducation doit
aussi respecter les principes fondamentaux quechua et guaranis
déjà évoqués précédemment pour les
institutions étatiques205 . L'établissement du nouvel
État plurinational se déroule grâce au développement
de nouveaux symboles nationaux. Il fait par exemple de la feuille de coca, une
denrée pourtant principalement cultivée et consommée par
les indigènes andins, un symbole « panindigène». La
feuille de coca représente la lutte pour la préservation des
cultures et droits indigènes face à la répression des
occidentaux, incarnée par la lutte des États-Unis
d'Amérique contre la cocaine206 . Un autre exemple important
est celui du Wiphala, le drapeau des peuples andins. Comme pour la
coca, ce symbole andin est projeté à l'ensemble des peuples
indigènes et finalement il est érigé en symbole national,
puisqu'il est présent à côté du drapeau national
dans les musées, sur les mairies et autres monuments étatiques.
Evo Morales crée de nouveaux symboles pour la nation bolivienne. Ceci
révèle un paradoxe de sa politique, tout en prétendant
promouvoir la reconnaissance de la diversité des indigènes, il
développe des références communes indigènes prenant
comme modèle la culture andin dominante qu'il érige en symboles
nationaux207.
Certains symboles nationalistes n'ont pas évolué
en revanche. C'est le cas de la guerre du Pacifique, la revendication de
l'accès à la mer est ici même instaurée dans les
objectifs de l'éducation208. Pour
198 Un conseillé présidentiel
souhaitant rester anonyme, 2017.
199 Bibliothèque de l'école de
Charagua et de Rancho Viejo.
200 Entretien avec Elias Caurey, sociologue
guarani, membre du C.E.P.O.G. Vendredi 17 mars, La Paz.
201 Visions du monde
202 Articulo 1,6 Ley 070, La Paz, 2010.
203 Daniel Armando Pasquier Rivero, Gustavo
Pinto, Cecilia Salazar, Marianela Soux, Monica Sahoneno.
204 Pachamama est la terre mère
dans les mythologies quechuas et aymaras, Articulo 4,8 Ley 070, La Paz,
2010.
205 Articulo 4,13 Ley 070, La Paz, 2010.
206 SUAREZ Hugo José et BAJOIT Daniel,
Bolivie / La Révolution Démocratique, Charleroi, Couleur
Livres, 2009.
207 CANESSA, Andrew. « Les paradoxes des
politiques multiculturelles en Bolivie: entre inclusion et exclusion. »
Problèmes d'Amérique latine. 2014.
208 Articulo 4,10 Ley 070, La Paz, 2010 et
BRUSLE Laetitia Perrier. « La Bolivie, sa mer perdue et la construction
nationale ». Annales de géographie, no 689, 2013.
45
ce qui est de la construction de l'identité nationale,
la loi 070 encourage le développement de l'unité et de
l'identité des Boliviens comme membre de l'État Plurinational, et
il en est de même pour les identités des NPIOC. Cependant, les
identités métisses, régionales ou urbaines ne sont jamais
évoquées209. Dans la conception de l'identité
du MAS il ne semble y avoir que l'identité indigène et
bolivienne.
L'école doit être « unique, diverse et
plurielle 210». Un programme de base est censé assurer
une école unique dans sa qualité que ce soit dans le public comme
dans le privé ou à la ville comme à la campagne. Elle est
aussi diverse et plurielle car elle doit s'adapter au contexte. Ainsi la loi
ASEP instaure une coexistence du programme de base, qui est interculturel, et
des programmes régionalisés et diversifiés qui sont
intraculturels211. La loi 070 définit les programmes
régionalisés sous ces termes : « Le programme
régionalisé fait référence à l'ensemble de
plans et programmes (scolaires), objectifs, contenus, critères
méthodologiques et d'évaluation dans un sous-système et
dans un niveau éducatif donné, qui exprime la
particularité et la complémentarité dans l'harmonie avec
le programme de base du système éducatif
plurinational212 ». Les programmes régionalisés
sont des outils qui permettent l'incorporation de données du contexte
culturel, historique et linguistique dans l'éducation. Ils sont
élaborés par les Conseils Éducatifs des Peuples
Originaires, fondés en 1994, avec la collaboration des acteurs de
l'éducation. Ils doivent ensuite être acceptés par le
Ministère de l'Éducation puis harmonisés avec le programme
de base213. Cependant, l'article 80 de la loi révèle
une inégalité de droit important entre les autonomies
régionales et municipales d'une part et les Autonomies Indigènes
Originaires Paysannes (AIOC). En effet, si les deux premières autonomies
n'ont de droit sur l'éducation que de la financer, les autonomies
indigènes ont bien plus de droits, dont la réalisation de
programme régionalisés et l'application de l'éducation
particularisée214. Cette inégalité
révèle une fois encore que la loi 070 et plus
généralement, le nouvel État plurinational d'Evo Morales
favorise les indigènes ruraux sur les autres autonomies et sur l'autre
part de la population.
Cet écart est révélateur de la nouvelle
vision du pays fournie par l'Etat, si la diversité des cultures urbaines
est reconnue par le gouvernement dans l'éducation, le prisme de
l'indigène occulte beaucoup de choses.
IV-B/ La loi 070 dans les programmes et les manuels
scolaires : une « indigénisation » de l'histoire.
Dans sa quête prétendument
décolonisatrice, l'éducation réformée accorde
à l'histoire une grande importance. En effet, il s'agit de revaloriser
les connaissances, langues et traditions indigènes mais aussi leurs
histoires et leurs places dans l'histoire nationale. Le programme de base de
l'éducation régulière de l'année 2010 insère
les sciences sociales et donc l'histoire dans le processus de la
révolution culturelle. L'histoire doit être un outil de
transformation des mentalités mais aussi un outil de
compréhension du « développement
sociocommunautaire215 ». Ainsi, les sciences sociales doivent
officiellement développer un esprit critique tout en promouvant les
actions du gouvernement en place. La discipline se base sur les savoirs et
cosmovisiones des NPIOC afin de « consolider la
209 Articulo 5,3 Ley 070, La Paz, 2010.
210 Articulo 4,4 Ley 070, La Paz, 2010.
211 Articulo 63,2 Ley 070, La Paz, 2010.
212 Articulo 70 Ley 070, La Paz, 2010.
213 Articulo 63,3 Ley 070, La Paz, 2010.
214 Articulo 80 Ley 070, La Paz, 2010.
215 Minsiterio de Educacion, programme base de educacion regular,
La Paz, 2012
46
révolution démocratique et
culturelle216 ». Dès lors, l'instrumentalisation de
l'histoire pour appuyer le projet politique du MAS est assumée. En
effet, le MAS se fonde sur les principes du katarisme mais aussi de la
révolution de 1952. De ce fait, le MAS rejette à la fois le
concept d'État nation homogénéisant aussi bien que
l'oligarchie, qui est à nouveau qualifiée
d'anti-nation217. Comme le MNR, le MAS utilise l'histoire afin de
légitimer son pouvoir. De nouvelles fêtes et
célébrations s'ajoutent au calendrier des actes
civiques218. Le MAS s'appuie grandement sur l'école pour
instaurer cette nouvelle histoire indigène nationale mais aussi pour en
faire le coeur du nationalisme avec la réalisation d'actes civiques par
les enfants dans les écoles et sur l'espace publique.
Avec cette réforme, l'enseignement s'effectue en quatre
dimensions : être, savoir, faire, décider219. Le
programme de la 3eme année de primaire propose une visite de
l'institution publique de l'autonomie de l'enfant (régionale ou
municipale) pour y apprendre l'histoire de la province. Le programme
présente donc bien un effort d'activités faisant participer
l'entourage pour une histoire locale.
Dans le programme de 4eme année de primaire en
revanche, les élèves doivent transcrire des histoires et contes
locaux en langue originaire. Cette activité semble déjà
adaptée pour des enfants indigènes ruraux plus que pour des
enfants urbains qui n'ont pas forcément les moyens d'accéder
à ces informations. De même, l'apprentissage de l'hymne national
s'effectue à la fois en espagnol et à la fois en langue
originaire correspondante à la région. Finalement le contenu
historique à proprement parler traite de l'histoire républicaine,
qui comprend les résistance et rébellions des peuples originaires
durant la période coloniale et la révolution du MNR En 1952. Le
programme de l'année de 6ème est le plus révélateur
car il montre l'évolution de la terminologie et de la manière de
présenter certains événements historiques. En effet, il
n'est plus question de découverte et de conquête de
l'Amérique d'un point de vue européen. Désormais, ce
chapitre est nommé ainsi : « Invasion Européenne de Abya
Yala, conséquences néfastes sur les
cosmovisiones220 ». Ce simple titre renverse
totalement la manière d'aborder ces thèmes. Les Européens
ne sont plus des grands explorateurs mais bien des envahisseurs qui
détruisent une société présentée comme
stable et harmonieuse. L'emploi de l'expression Abya Yala est
très politique, il s'agit d'une expression en langage indigène
qui a été choisie pour qualifier l'Amérique en opposition
à ce terme imposé par les Européens. Il s'agit du
même processus pour le mot « originaire », qui est bien plus
mélioratif que le mot « indien », terme rabaissant et
attribué à tord par les espagnols. Cette évolution
terminologique rend compte d'efforts qui visent à s'éloigner de
l'historiographie européenne. Décoloniser l'histoire passe donc
par réécrire l'histoire d'un point de vue indigène.
Ce travail historique se constate dans les manuels de La
Hoguera et de Santillana qui furent édités en suivant les
principes de la réforme.
Santillana
Pour ce qui est des manuels de Santillana, la fonction
nationaliste de l'histoire est toujours de mise comme le montre le premier
enseignement historique que reçoivent les enfants à
l'école. En effet, les chapitres sur La Guerre du Pacifique, La perte du
littoral et Eduardo Avaroa sont parmi les premiers chapitres
étudiés dans le manuel de 3eme année de
2017221, ce qui correspond à l'initiation
216 Ibid. : « consolidar la revolucion
democratica y cultural. »
217 LAVAUD, Jean-Pierre. « La Bolivie
d'Evo Morales: continuités et ruptures. » Problèmes
d'Amérique latine. 5 octobre 2012. N° 85.
218 Journée de la loi contre le racisme
et la discrimination, célébration de Tuapac Katari...
219 Articulo 80 Ley 070, La Paz, 2010. «
estar saber hacer decidir »
220 Ministerio de Educacion, Ley 070, La Paz,
2010.: « Invasión Europea al AbyaYala, consecuencias nefastas
en las cosmovisiones. »
221 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 3, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2017.
47
à l'histoire. L'effort pour l'interculturalité
se fait parfois au détriment de l'histoire. Ainsi, le manuel de 4eme
année de Santillana publié en 2017 ne contient pas un seul
chapitre sur l'histoire, il s'agit d'une présentation des régions
et des peuples indigènes qui les occupent222.
Les versions de 2013 de Santillana sont assez similaires au
niveau du contenu que celles de 2017. On trouve en 5eme année une
présentation des périodes historiques de la Bolivie, de la
préhistoire à la période coloniale puis de
l'indépendance jusqu'à la période contemporaine, sans
traiter la période préhispanique223. En effet cette
période est devenue la plus importante, puisqu'elle est la seule
à être étudiée dans le manuel de 6eme année.
Cinq chapitres lui sont consacrés. Le passé indigène de la
Bolivie est développé afin de bien répandre l'imaginaire
d'une Bolivie idyllique qui existait avant que les espagnols viennent tout
détruire. L'histoire qui se veut décolonisatrice, cherche donc
à montrer ce qui a été colonisé, là ou
auparavant, les manuels expliquaient en profondeur les processus de
colonisation et ce qui en découlait. Il s'agit d'une réelle
« indigénisation » de l'histoire, qui se fait au
détriment de l'histoire républicaine224.
La différence majeure dans le contenu entre les
versions de 2013 et de 2017 réside dans l'ajout de de deux chapitres
d'histoire dans la dernière version : « Peuples indigènes
d'Amérique : période coloniale 225 » et « Peuples
indigènes d'Amérique : du XIX ème siècle à
aujourd'hui226 .» Ces évolutions sont
révélatrices de l'approfondissement du point de vue
indigène qui est imposé sur l'Histoire. Les indigènes, qui
étaient jadis exclus ou cachés de l'histoire bolivienne, sont
désormais au centre de l'apprentissage de l'histoire. Un
élément secondaire permet de constater cette évolution.
Dans le manuel de 6eme de 2017, il est rare d'observer un personnage blanc et
les tenus sont bien plus diversifiés que dans les manuels des
années précédentes227. L'enseignement de
l'histoire vise à donner un caractère indigène à la
Bolivie, occultant ainsi les autres identités et les
réalités des périodes. Cependant, dans le manuel de
Santillana de 3eme année de primaire de 2017, sur le thème «
connaissons notre histoire » on peut observer dans les illustrations, des
enfants dans l'ensemble assez blanc, et vêtues de manière
très européennes. Cela permet aux enfants de se projeter, car ces
livres sont dans l'ensemble réservés à l'élite
urbaine du pays, qui reste assez blanche et proche des coutumes
occidentales.
De plus cette nouvelle histoire indigène sert à
légitimer le MAS. Ce révisionnisme historique n'est pas sans
rappeler celui MNR qui appliquait son prisme à l'histoire afin de se
présenter comme l'aboutissement d'un long processus
révolutionnaire pour arriver à un gouvernement libérateur
et juste. Le MAS reproduit cette utilisation de l'histoire en
développant une histoire d'oppression des indigènes dans les deux
nouveaux chapitres. Les indigènes sont oppressés et
exploités sous la colonisation, jusqu'à leur libération,
entamée par le MNR et aboutie par Evo Morales qui les mène vers
le « vivir bien ». Par la même occasion, le MAS se
place en héritier historique de la révolution du
MNR228.
Autre fait que révèle ce manuel, l'histoire
indigène ici enseignée correspond à une histoire avant
tout andine. Les civilisations de Tiwanaku et de l'empire Inca sont alors
désignées comme le glorieux passé de la Bolivie.
L'urbanisme est présenté comme un critère
d'évolution. Ainsi, les Moxos, un des rares peuples des basses
terres considérés comme une civilisation, sont qualifiés
en ces termes : « Tandis que Tiwanaku s'était déjà
converti en une cité qui attirait de grandes quantités
d'habitants, dans d'autres lieux de notre territoire il existait toujours des
sociétés de type villageois (qui correspond au chapitre
étudié précédemment). 229». De
cette manière, les cultures andines sont présentées
comme
222 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 4, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2017.
223 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 5, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2013.
224 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2013.
225 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2017.
226 Ibid.
227 Ibid.
228 GILDER Matthew. « La historia como
liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia
posrevolucionaria. » Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima,
2012.
229 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2017.
48
étant en avance dans le temps sur les autres cultures
du pays, ce qui n'est pas sans rappelé les idées
évolutionniste du début du XXème
siècle230 . L'histoire de l'Orient est encore une fois
très peu représentée dans cette histoire indigène
qui se substitue à l'histoire nationale. L'histoire reste andinisante,
toujours du fait de la conception de la réforme et des manuels à
La Paz, sans la participation d'intellectuels de l'Orient. Ce point
révèle un grand paradoxe de l'éducation et du gouvernement
d'Evo Morales. Il se prétend décolonisateur mais il
établit en réalité une domination des peuples aymaras et
quechuas sur les autres ethnies qui sont considérées comme
minoritaires et dénuées de passé intéressant.
Illustration 5: La représentation d'une élite
blanche et occidentale dans Santillana.
Les enfants boliviens représentés ici sont
à l'image des élèves ayant les moyens de s'acheter un
manuel de Santillana selon les auteurs. Illustration du manuel de Santillana
pour les 3èmes années de primaire,2017. (Photo :
Saint-Martin)
L'idée de progrès, bien que moins
évidente à déceler qu'avant, reste présent dans les
livres de Santillana. Ainsi les Urus sont présentés comme n'ayant
pas réussi à domestiquer des animaux et plantes, vivant comme des
peuples des époques antérieures231. Cette
présentation semble assimiler les Urus à un peuple primitif. Cela
rappelle la considération des Urus par le reste des indigènes
comme des sous hommes, comme une sorte de race précédant
l'humanité232.
« Mientras en Tiwanaku ya se habia convertido en una
ciudad que atraia grandes cantidades de pobladores, en otros lugares de nuestro
territorio aun pervivian las sociedadesde tipo aldeano »
230 Evolutionnisme : toutes les sociétés suivent
des étapes linéaires pour tendre vers le modèle de
développement de la société occidentale.
231 Departemento de Ediciones Educativa de Santillana, Ciencias
Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2017.
232 WACHTEL Nathan, Le retour des ancêtres: les
Indiens Urus de Bolivie, Xxe- XVIe siècle, essai d'histoire
régressive, Paris, Gallimard, 1990.
49
Les manuels de Santillana travaillent en étroite
collaboration avec le gouvernement depuis 1994. Malgré les critiques du
monopole et de l'origine étrangère de cette compagnie par Evo
Morales, cela ne l'empêche pas d'y faire publier son autobiographie et
son ministère de l'éducation accepte les ouvrages de
Santillana233. Les manuels appliquent avec soin les directives de la
réforme que ce soit dans le contenu comme dans les activités
pédagogiques proposées. Santillana doit bénéficier
d'une certaine liberté vis à vis de l'État, comme le
montre la mention de la marche pour le TIPNIS234, une contestation
indigène contre la violation des droits indigènes par Evo, qui
constitue une des principales contradictions de ce dernier235.
La Hoguera
Les manuels de La Hoguera présentent une organisation
du contenu tout à fait différente. Cette maison d'édition
ne dispose pas des mêmes moyens et des mêmes équipes
d'auteurs pour réaliser leurs manuels. Ainsi, les manuels de 4eme, 5eme
et 6 eme année de primaire de 2013 ne présentent que très
peu d'évolution avec ceux de 2005. L'histoire est restée
factuelle et centrée sur les présidents et héros. Les
manuels de 2016 présentent en revanche de grandes transformations dans
son enseignement historique. Le manuel de 5eme diffuse une histoire
révolutionnaire. Le chapitre 5 présente les périodes
révolutionnaires de la Bolivie, allant même jusqu'à
présenter la guerre fédérale comme la «
révolution fédérale »236. Ce processus
permet d'insérer le gouvernement du MAS comme l'aboutissement d'une
longue lutte révolutionnaire. Il s'agit d'une histoire de la prise du
pouvoir des masses ouvrières, du vrai peuple, en approfondissant
l'action du MNR Le contenu des manuels de La Hoguera se plie aux exigences de
la réforme de 2010 et transmet les valeurs de l'idéologie du MAS.
Alors que Santillana, place le MAS comme la réponse à une lutte
ethnique, La Hoguera adopte une analyse très politique et
économique de la question. Il s'agit plus d'une histoire de
l'arrivée au pouvoir du MAS où les indigènes sont des
acteurs de plus en plus politisés plutôt qu'un peuple
opprimé. Ces ouvrages fondent une tradition contestatrice, les
manifestations sont valorisées comme moyen d'expression de la
démocratie237.
Le dernier chapitre propage les principes fondateurs du MAS au
travers des concepts anticapitalistes et communautaires habituels au
gouvernement. L'histoire bolivienne est remplacée par une histoire de
l'ascension d'Evo Morales, qui s'appuie sur de nombreuses photographies
montrant la politisation des indigènes. Le manuel de la 6eme
année présente la conquête et la découverte des
Amériques en reprenant une partie de la terminologie du programme de la
loi 070 : « l'invasion européenne 238». Le point de
vue est bien sud-américain, il n'est plus question d'une extraordinaire
découverte par des grands hommes espagnols mais ce sont les motifs de
leur venue qui sont ici expliqués. Néanmoins, à part cela,
le contenu ne change guère par rapport aux livres
précédents. Le rôle des indigènes dans la guerre
d'indépendance est mis en avant, accordant un chapitre entier aux
révolutions indigènes. Comme pour l'invasion européenne,
le terme « Abya Yala », préconisé par le
programme, est employé pour qualifier l'Amérique. Certaines pages
du manuel sont consacrées à diffuser l'idéologie du MAS un
peu comme les récits et dialogues fictifs du MNR. Ici, une fiche de
lecture rend compte du mal causé par les multinationales aux
indigènes en citant plusieurs exemples239. Cette fiche de
lecture est
233 Entretien avec Carolina Loureiro, Directrice
de Santillana à La Paz. Jeudi 16 mars, La Paz.
234 Territorio Indigena y parque nacional
Isiboro-Secure : le Territoire Indigène et parc national
Isibore-Secure est un territoire indigène dont Evo Morales comptait
violer sa souveraineté en construisant une autoroute traversant ce
territoire.
235 CANESSA, Andrew. « Les paradoxes des
politiques multiculturelles en Bolivie: entre inclusion et exclusion. »
Problèmes d'Amérique latine. 2014.
236 Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS
SOCIALES 5, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2016.
237 Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS
SOCIALES 5, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2016.
Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS SOCIALES 6, Grupo Editorial La
Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2016.
238 Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS
SOCIALES 6, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2016.
239 Ibid : « Pueblos indigenqs en america
latina muriendo por culpa de las multinacionales. »
50
totalement orientée pour les habitants de la
région de Santa Cruz qui est favorable à l'exploitation des
ressources d'hydrocarbures par les firmes multinationales. Finalement, comme
précédemment, l'ultime chapitre présente les principes de
l'État plurinational bolivien. L'enseignement historique de La Hoguera
place l'histoire bolivienne dans une histoire sud-américaine, voire
pan-indigène. Elle présente les morales indigènes qui sont
officiellement appliquées à l'État mais aussi les
événements civiques nouvellement mis en place, tel que le jour de
la décolonisation.
Illustration 6: L'éloge et la normalisation de la
contestation.
« -Donc, ce qu'ils réclament est juste !
»
« -C'est cela. Parfois, les personnes se voient
obligées d'exiger ce qui leur revient. »
, La culture de la contestation et l'édulcoration
du monde ouvrier : la persistance du modèle occidental. Manuel de 5eme
de primaire de Santillana, 2017, (Photo : Saint-Martin).
Dans ce manuel aussi, les illustrations mettent souvent en
scène des enfants de couleur blanche, ce qui est en décalage avec
l'histoire enseignée. Le manuel La Siembra pour 6eme année de
primaire de La Hoguera de 2016 affiche une liste des succès d'Evo
Morales à la fin de son livre240. Enfin, le manuel de 6eme
année publié en 2017 ne fait que confirmer l'asservissement de La
Hoguera au MAS. L'enseignement des peuples précolombiens permet
d'insérer la révolution indigène dans une lutte
continentale. Le MAS veut se présenter comme un gouvernement qui
répond aux luttes sociales de tous les indigènes de
l'Amérique du Sud. Ce faisant, le projet masiste casse les
régionalismes dans une sorte de pan-indigènisme qui ne prend pas
en compte les particularités de chaque peuple. Plus
240 Direccion de produccion Editorial, CIENCIAS
SOCIALES 6, Grupo Editorial La Hoguera, La Siembra, Santa Cruz de la Sierra,
2016.
51
encore, le MAS porte la culture andine, même dans les
manuels de La Hoguera : « dans le cas de l'Amérique du sud, les
mouvements indigènes se construisent dans les espaces
géographiques qui appartenaient jadis à la civilisation Inca...
241. »
Illustration 7: L'insertion de l'avènement du
MAS dans un long processus d émancipation indigène.
Les manuels récents de La Hoguera illustrent la
politisation croissante des indigènes, manuel de 5eme année de
primaire, 2016. (Photo : Saint-Martin)
De manière générale, les manuels de La
Hoguera présentent le discours officiel du gouvernement d'Evo Morales,
utilisant l'histoire pour légitimer ce dernier comme libérateur
des indigènes d'Amérique du Sud. Malgré la transformation
terminologique de certains sujets, le contenu n'évolue pas grandement,
et certaines idées de progrès restent présentes dans
l'analyse historique. Plus encore, la diversité du pays est
laissée de côté pour une présentation de la lutte
indigène sous un angle très politique. Malgré son origine
crucena242, La Hoguera ne propose pas d'adaptations du
contenu à son contexte. Cela s'explique par la lourde surveillance du
ministère de l'éducation sur le contenu de ces manuels.
241 Direccion de produccion Editorial,
CIENCIAS SOCIALES 6, Grupo Editorial La Hoguera, Santa Cruz de la Sierra, 2017.
« en el caso de america del sur, los movomientos indigenas se
construyen en los espacios geograficos que anteriormente pertencieron a la
civilizacion inca... »
242 Cruzena : originaire de Santa
Cruz
52
Santillana
|
La Hoguera
|
1 Premiers habitant d'Amérique
|
1 Peuples et civilisations de l'Amérique
précolombienne.
|
2 Le temps des villages
|
1
|
3 Le temps des cités
|
1
|
4 L'empire Inca
|
1
|
5 Cultures de Mésoamérique
|
1
|
6 Peuples indigènes d'Amérique : période
coloniale
|
2 Invasion européenne : l'Époque coloniale
3 Premiers soulèvements subversifs en Amérique
4 L'indépendance de l'Amérique :
|
7 Peuples indigènes d'Amérique : du XIX
siècle jusqu'à aujourd'hui
|
5 Mouvements sociaux et de peuples originaires dans l'Abya
Yala
6 Principes et valeurs sociaux-communautaires de l'État
plurinational de Bolivie.
|
Tableau 1: La Hoguera et Santillana, deux approches mais
un même contenu.
Tableau comparatif des chapitres d'histoires des manuels
de 6eme année de primaire de La Hoguera et de Santillana, publiés
en 2017 (Tableau : Saint-Martin).
Ainsi l'analyse des manuels de Santillana et de La Hoguera
rendent bien compte de l'évolution de l'enseignement de l'histoire avec
la nouvelle réforme. L'état impose une lecture indigène de
l'histoire du pays, afin de faire de ces derniers les premiers acteurs de
l'histoire bolivienne, et même sud-américaine. Plus
précisément, les indigènes altiplaniques sont mis en
avant, en tant que passé du pays et en tant que principaux moteurs de la
révolution culturelle. L'analyse de cette histoire indigène passe
par l'analyse ethnique chez Santillana, alors qu'elle passe par l'analyse
politique et sociale pour La Hoguera, Cette différence
révèle l'adaptation de l'axe selon le public visé. En
effet, ces deux analyses différentes correspondent aux
représentations propres à chaque département. La Paz et le
monde andin ont une conception de l'identité qui est bien plus
basée sur le caractère indigène tandis qu'à Santa
Cruz, elle se fonde sur l'économie et le politique. Plus encore, il
s'agit de bien instaurer dans les mentalités que les indigènes
ont pris de l'importance pour des cruceños qui dénigrent
parfois ces populations243.
Qu'importe le biais pris par les manuels, il s'agit d'une
histoire bien plus centrée sur les groupes et acteurs collectifs que
précédemment. Les manuels propagent l'histoire
révisionniste de l'État qui insère le MAS comme
l'aboutissement d'un long processus d'une histoire indigène et
révolutionnaire. Enfin, le contenu historique est
idéologisé grâce à l'emploie d'une terminologie
anticapitaliste et nationaliste propre au MAS.
243 BOULANGER Philippe, «Le Comité
Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme institutionnel
en Bolivie», Evo Morales ou le malentendu bolivien, Editions
Nuvis, 2017.
53
IV-C/ La coexistence théorique d'une histoire
nationale et d'une histoire locale.
Les manuels de La Paz de Santillana comme les manuels de La
Hoguera et de El Pauro originaires de Santa Cruz ne présentent pas
d'autre contenu que celui du programme de base. Et pour cause, ces manuels
s'achètent dans tout le pays et ils ne sont publiés qu'avec
l'accord du Ministère de l'éducation qui vérifie que les
manuels présentent bien uniquement le programme de base. En effet,
l'État et les maisons d'éditions privées ne produisent pas
de matériel pédagogique sur l'histoire locale. La loi de la
réforme éducative de 2010 impose aux enseignants de produire leur
propre matériel pour leurs classes. Les enseignants doivent
écrire leurs propres leçons et livres d'histoire
régionale. Cette mesure vise à intellectualiser les enseignants
en les initiant au travail de recherche et d'écriture244. Ce
faisant, les enseignants apprendraient à connaître le sujet qu'ils
enseignent et à progressivement être de moins en moins
dépendant envers les manuels scolaires qui recueillent un savoir qu'ils
ne connaissent souvent pas. La loi a aussi pour finalité de provoquer la
production d'une multitude de matériel sur les histoires locales, qui
passerait par des petites maisons d'éditions.245 Cette mesure
s'explique à la fois par le manque de financement et par la
volonté d'améliorer les compétences et connaissances des
enseignants.
Les programmes régionalisés répondent en
quelques sortes à ces mêmes attentes. La production de programmes
régionalisés par les CEPOs permet l'apparition d'intellectuels
indigènes bilingues qui travaillent sur leur propre peuple. Cela
permettrait donc la récupération d'une histoire qui jusqu'ici
était écrite depuis l'extérieur. En effet, pour le cas
Guarani par exemple, son histoire fut écrite par les missionnaires
jésuites et même avant, les espagnols retranscrivirent des
récits des incas246 . Le processus de production des
programmes régionalisés est en lui-même
décolonisateur. Il permet une réappropriation de l'histoire des
différents peuples indigènes. Cette fois encore, tous les peuples
originaires ne sont pas égaux face à ce processus247.
Les programmes régionalisés produisent des histoires qui
permettent de mieux connaître et présenter à
l'échelle nationale interculturelle et donc théoriquement de
sortir des présentations folkloriques et ethnographiques. Enfin, ces
programmes régionalisés insinuent une participation sociale dans
l'éducation248. Les programmes régionalisés
sont construits grâce aux travaux d'ethnologues, de linguistes et de
pédagogues qui sont envoyés par l'État. Les CEPOs,
institutionnalisées en 1994, voient leur nombre grandir à sept et
sont désormais responsables de la fabrication de ces programmes
régionalisés pour les indigènes. Les contenus des
programmes régionalisés varient grandement selon les nations
indigènes et surtout leur rapport avec l'histoire. En effet, un peuple
organisé en chefferie avec une tradition orale ne va pas avoir la
même histoire que les Quechuas par exemple. Une chefferie est une
organisation politique où le chef ne détient pas sa
légitimité de sa parenté mais de son prestige, à
l'inverse d'un système royale ou impériale qui repose sur des
dynasties, ce qui induit un ancrage dans le temps et donc un rapport
différent avec le passé et avec l'histoire. Ces travaux
permettent ainsi de transcrire la tradition orale qui est en perdition. La
proportion d'histoire à proprement parler dans ces programmes
régionalisés est souvent bien minoritaire face au
développement des valeurs, modes et règles de vies,
légendes et contes249. Que ce soit dans une situation urbaine
comme dans une situation de communauté paysanne indigène, le
sentiment d'appartenance à la nation n'est pas censé être
remis en question, grâce au programme de base qui diffuse les valeurs et
l'histoire de la Bolivie interculturelle250.
244 Entretien avec un conseillé
présidentiel souhaitant rester anonyme.
245 Ibid.
246 HAUBERT Maxime, La Vie quotidienne au
Paraguay sous les jésuites, Hachette, 1967.
247 Entretien avec Ana Evi Sulcata, sociologue
de l'éducation, spécialiste travaillant pour les CEPO. Lundi 20
mars, La Paz.
248 Entretien avec Elias Caurey, sociologue
guarani, membre du C.E.P.O.G. Vendredi 17 mars, La Paz.
249 APG CEPOG, Curriculo regionalizado de la
nacion guarani, 2014.
250 MORALES AYMA Evo, Ley de Educacion Avelino
Sinani-Elizardo Perez 20-12-2010, in :
54
L'enseignement de l'histoire depuis la réforme de 2010
est donc destiné à légitimer le MAS et à former la
jeunesse dans son idéologie révolutionnaire et indianiste. Pour
décoloniser la Bolivie, l'histoire étudiée a
été transformée de manière à adopter un
regard indigène, ou du moins bolivien sur l'histoire. Plus encore, la
connaissance et la valorisation des cultures et connaissances indigènes
occupent une grande place dans cet enseignement historique. Il s'agit d'une
histoire des indigènes plutôt que d'une histoire de la Bolivie,
« les Peuples indigènes d'Amérique : période colonial
251», « les Peuples Indigènes : du XIXème
siècle à aujourd'hui 252», etc... Le reste de la
population est occulté par cette focalisation. La proportion du contenu
historique consacrée aux indigènes est telle que l'histoire
universelle ou ne serait-ce que Sud-Américaine ne sont que très
peu étudiés. Plus grave encore, les blancs ne sont
désormais présents dans l'histoire bolivienne qu'en tant
qu'envahisseurs, ou en tant qu'oligarques oppressant la vraie nation. Et il est
de même pour la culture métisse qui ne se sent pas reconnue par ce
gouvernement et qui est écartée dans sa propre histoire. Ce genre
de situation crée de nombreux déséquilibres dans la
société bolivienne. C'est par exemple le cas à Santa Cruz,
où la population réclame un programme régionalisé
métisse, de camba253. La revalorisation de
l'identité indigène se fait au détriment des autres
identités. Sous ce régime, on ne peut être
qu'indigène et bolivien. La réforme de l'éducation de 2010
fait donc de l'histoire un enseignement adapté aux milieux
indigènes paysans. Inversant pour la première fois depuis
l'histoire de la Bolivie la situation, en imposant une éducation rurale
à caractère indigène dans les écoles urbaines et
métisses254
IV-D/ La situation éducative dans la Bolivie d'Evo
Morales.
Le gouvernement d'Evo Morales, au pouvoir depuis 2006,
s'illustre par des efforts renouvelés pour développer
l'éducation. L'investissement de l'État dans l'éducation
est le même que lors de la réforme précédente, cela
représente 24 % des dépenses étatiques. Cependant, Evo
Morales a fondé son discours politique sur la résurgence de la
culture bolivienne, il se place en rupture avec le gouvernement
précédent et les projets de développement affiliés
à la Banque Mondiale. Ainsi, il arrête le Plan Stratégique
de l'Education Bolivienne255 en 2006 afin de mettre en place le
programme Bolivie Digne, Souveraine, Productive et Démocratique pour le
« Vivir Bien »256. Il ne disposait donc pas des
mêmes aides financières et techniques que la réforme de
1994, portée par la Banque Mondiale. Ainsi, alors que les
dépenses pour la réforme de 1994 ne représentaient que 4.7
% du PIB, celles de 2010 en représentent 8 %257. Or, il
semblerait que le taux de scolarisation en primaire chute avec
l'avènement d'Evo Morales, pire encore, cette baisse s'est
accélérée à partir de 2009, sans que la
réforme de 2010 ne corrige cela.
http://www.cedib.org/post_type_leyes/ley-070-educacion-avelino-sinani-diciembre-2010/
251 Departemento de Ediciones Educativa de
Santillana, Ciencias Sociales 6, Santillana de Ediciones S.A. La Paz, 2017,
Chapitre 6 « Pueblos indigenas de America : periodo colonial
252 Ibid, Chappitre 7 : « Pueblos indigenas
de America : del siglo XIX a la actualidad. »
253 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Bases para
la escuela y educación en el oriente boliviano, Landivar S.R.L.
Santa Cruz de la Sierra, 2004.
254 Entretiens avec Weimar Ino, Paula
Peña, Gustavo Pinto et des enseignants.
255 « plan Estrategia de Educación
Boliviana
256 « Bolivia Digna, Soberana, Productiva y
Democrática para Vivir bien. »
257 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique,
2017.
Illustration 8: Courbe de l'évolution du pourcentage
de scolarisation en Bolivie.
Pourcentage (net) d'élèves en âge
scolaire inscrits en Bolivie entre 1999 et 2015, (Banque Mondiale, Institut de
statistique de l'UNESCO ).
55
Les actions du gouvernement d'Evo sont très
influencées par l'objectif de maintenir le soutien politique de son
électorat, les indigènes, les masses populaires et les
intellectuels de gauche. De ce fait, l'investissement du MAS dans
l'éducation est excessivement mis en avant afin de souligner les actions
du gouvernement tournées vers le peuple et pour le développement
du pays. Parmi la propagande étatique, le ministère de
l'éducation publie de nombreux rapports et articles sur ses travaux et
les résultats de ceux-ci. De telle sorte que de nombreuses statistiques
sur l'éducation dans les années 2010 proviennent du
ministère de l'éducation afin de promouvoir la réussite de
la réforme et du MAS Ces données sont souvent bien
différentes des autres sources et sont organisées de
manière à présenter des résultats positifs.
Illustration 9: L'utilisation des données
éducatives par le MAS.
Nombre d'étudiants inscrits en Bolivie entre 2000
et 2014, (Ministère de l'éducation, La Paz, 2015).
56
Ce graphique met en scène une progression positive du
nombre d'enfants inscrits à l'école en Bolivie de 2000 à
2014. Les indications sur la droite mettent seulement en avant les statistiques
positives, ne faisant aucun commentaire pour la régression d'inscrits en
primaire. Plus encore, l'écart des statistiques des années 2010
inférieur à celles des années 2000 est justifié par
l'ancien système de recensement qui serait moins précis, ce qui
expliquerait une surestimation du nombre d'inscrit avant 2009, soit juste un an
avant la mise en place de la réforme éducative. De manière
générale, les informations du ministère de
l'éducation et la plupart des sources étatiques sont donc
à prendre en considération avec un certain recul. Ces sources ne
sont pas forcément fausses, mais elles sont organisées de
manière à démontrer l'efficacité du projet
éducatif gouvernemental.
Par exemple, les données de la Banque Mondiale sont
à peu près les mêmes pour ce qui est du nombre d'inscrits
au secondaire. Cependant, l'emploi de ce graphique imprécis permet de ne
pas révéler que l'augmentation du pourcentage d'inscrits en
secondaire s'est surtout produite entre 2000 et 2005, passant de 60 % à
75 % et a ralenti dans les années 2010, évoluant de 73% à
77% en 2015.
Ainsi, les inscriptions en secondaire sont en hausse dans les
années 2010 comme elles le furent dans les années 1990 et 2000.
Cette augmentation suit une évolution internationale d'une hausse
constante de besoin de travailleurs plus qualifiés en Amérique du
sud. Pour ces mêmes raisons, l'accès aux études
supérieures a augmenté de 8 à 38% de 1970 à
2007258 . Cependant, le nombre n'est pas
258 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique,
2017.
57
révélateur de la qualité
éducative. Les réformes de 1994 comme de 2010 s'étant
concentrées sur le primaire, le nombre d'enseignants et les
infrastructures attribuées au secondaire est bien insuffisant pour
assurer un enseignement de qualité. En effet, si le taux
d'achèvement du primaire s'élève à 50%, il
n'atteint que 20% des étudiants du secondaire. De même la
couverture scolaire est de 90% en primaire contre 50% pour le
secondaire259. Or la volonté de ce travail était de
percevoir l'éducation de base transmise au plus grand nombre. C'est pour
cette raison que malgré les conseils de Paula Peña Hasbun qui
prônait l'observation de l'enseignement de l'histoire au secondaire,
cette étude porte avant tout sur l'enseignement de l'histoire en
primaire.
Des statistiques nationales qui rendent difficilement
compte de la diversité des situations éducatives.
Toutefois, ces données nationales rendent difficilement
compte d'une réalité générale bolivienne du fait de
la multitude de situations différentes présentes en Bolivie. En
effet, l'immense territoire bolivien regroupe des situations
économiques, sociales et politiques très différentes. La
comparaison des statistiques des départements et entre le monde rural et
urbain permet de se rendre compte de la diversité des situations et de
l'inégalité des conditions éducatives présentes sur
le territoire bolivien.
Ce graphique met en scène une progression positive du
nombre d'enfants inscrits à l'école en Bolivie de 2000 à
2014. Les indications sur la droite mettent seulement en avant les statistiques
positives, ne faisant aucun commentaire pour la régression d'inscrits en
primaire. Plus encore, l'écart des statistiques des années 2010
inférieur à celles des années 2000 est justifié par
l'ancien système de recensement qui serait moins précis, ce qui
expliquerait une surestimation du nombre d'inscrit avant 2009, soit juste un an
avant la mise en place de la réforme éducative. De manière
générale, les informations du ministère de
l'éducation et la plupart des sources étatiques sont donc
à prendre en considération avec un certain recul. Ces sources ne
sont pas forcément fausses, mais elles sont organisées de
manière à démontrer l'efficacité du projet
éducatif gouvernemental.
Par exemple, les données de la Banque Mondiale sont
à peu près les mêmes pour ce qui est du nombre d'inscrits
au secondaire. Cependant, l'emploi de ce graphique imprécis permet de ne
pas révéler que l'augmentation du pourcentage d'inscrits en
secondaire s'est surtout produite entre 2000 et 2005, passant de 60 % à
75 % et a ralenti dans les années 2010, évoluant de 73% à
77% en 2015.
Ainsi, les inscriptions en secondaire sont en hausse dans les
années 2010 comme elles le furent dans les années 1990 et 2000.
Cette augmentation suit une évolution internationale d'une hausse
constante de besoin de travailleurs plus qualifiés en Amérique du
sud. Pour ces mêmes raisons, l'accès aux études
supérieures a augmenté de 8 à 38% de 1970 à
2007260 . Cependant, le nombre n'est pas révélateur de
la qualité éducative. Les réformes de 1994 comme de 2010
s'étant concentrées sur le primaire, le nombre d'enseignants et
les infrastructures attribuées au secondaire est bien insuffisant pour
assurer un enseignement de qualité. En effet, si le taux
d'achèvement du primaire s'élève à 50%, il
n'atteint que 20% des étudiants du secondaire. De même la
couverture scolaire est de 90% en primaire contre 50% pour le
secondaire261. Or la volonté de ce travail était de
percevoir l'éducation de base transmise au plus grand nombre. C'est pour
cette raison que malgré les conseils de Paula Peña Hasbun qui
prônait l'observation de l'enseignement de l'histoire au secondaire,
cette étude porte avant tout sur l'enseignement de l'histoire en
primaire.
259 CAJIAS DE LA VEGA Beatriz, Hitos de la Educacion en
Bolivia, PIEB, La Paz, 2017.
260 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique,
2017.
261 CAJIAS DE LA VEGA Beatriz, Hitos de la Educacion en
Bolivia, PIEB, La Paz, 2017.
58
Des statistiques nationales qui rendent difficilement
compte de la diversité des situations éducatives.
Toutefois, ces données nationales rendent difficilement
compte d'une réalité générale bolivienne du fait de
la multitude de situations différentes présentes en Bolivie. En
effet, l'immense territoire bolivien regroupe des situations
économiques, sociales et politiques très différentes. La
comparaison des statistiques des départements et entre le monde rural et
urbain permet de se rendre compte de la diversité des situations et de
l'inégalité des conditions éducatives présentes sur
le territoire bolivien.
Illustration 10: Comparaison de la scolarisation selon les
départements.
Effectifs d'enfants scolarisés et population en
âge scolaire de chaque département, données du
Ministère de l'Education, 2009 (Graphique : Saint-Martin)
Illustration 11: Des situations éducatives
différentes selon les départements.
Taux d'encadrement par département en Bolivie en
2008, La frontière rouge délimite l'Orient du monde andin,
données du Ministère de l'Education, 2009 et de PEREDO VIDEA,
Rocío de los Ángeles. « Estado de la educación
primaria en Bolivia en cifras e indicadores.» Revista de
Psicologia, La Paz, 2013. (Carte: Saint-Martin)
59
Ces deux derniers graphiques permettent de visualiser la
grande disparité des situations éducatives entre les
différents départements de Bolivie. Les départements les
plus peuplés, tels que La Paz, Cochabamba et Santa Cruz
présentent les plus mauvais taux d'encadrement et de
déscolarisation. Ces trois départements sont aussi les plus
dynamiques économiquement du pays. Les grandes possibilités de
travail pour les enfants, ainsi que les difficultés de répondre
aux besoins d'espaces urbains fortement peuplés peut expliquer les forts
pourcentages de déscolarisation. En effet, les départements peu
urbanisés et faiblement peuplés, tels que le Pando, Oruro ou
encore le Beni présentent des meilleurs taux de scolarisation et
d'encadrement.
60
L'observation de ces données permet de mettre en avant
la situation particulièrement mauvaise du département de Santa
Cruz. En effet, ce département est le véritable moteur
économique du pays et possède le plus grand centre urbain de
Bolivie, offrant des conditions de vie bien plus élevées que dans
le reste du pays. Pourtant, il présente 17 % de déscolarisation
et le taux d'encadrement le plus bas de tout le pays, ne disposant que d'un
professeur pour 42 élèves. En effet, seulement 21% du nombre
d'enseignants y travaillent, contre 28% pour La Paz, qui ne possède
qu'une dizaine de milliers d'élèves de plus. Cette situation
éducative très mauvaise révèle une fois encore le
délaissement de Santa Cruz par le gouvernement bolivien. La grande
diversité de situations entre les départements provoque une
inégale évolution de la situation éducative à
travers le Pays. De ce fait, cette éducation à plusieurs vitesses
accentue les clivages et inégalités entre les départements
du pays. De la même manière, le travail infantile qui est
estimé à 16,2% en 2008 en Bolivie262, crée des
inégalités au sein de mêmes départements. La
nécessité de travailler pour les enfants se retrouve
principalement dans les classes sociales les plus pauvres de la
société bolivienne. Ainsi, l'inégalité à
l'accès à l'éducation est flagrante dans les milieux
urbains où cohabitent différentes classes sociales.
L'éducation des indigènes et en zones
rurales.
L'éducation des indigènes se développe en
premier lieu lors des gouvernements libéraux de 1890 à 1920 puis
avec le Codigo de la Educacion du MNR en 1955 qui fonde nombreuses
écoles dans les campagnes. La réforme de 1994 vise quant à
elle à établir une éducation interculturelle et bilingue
afin de mieux connaître les indigènes et de faciliter pour eux
l'apprentissage à l'école. Cependant, malgré cela, la
réforme ne parvient pas à supprimer les inégalités
entre le monde urbain et le monde rural. En 1999, les infrastructures
éducatives sont rustiques. Seuls 38 % des écoles étaient
dotées de l'électricité, 47 % de l'eau et seulement 20 %
de système d'évacuation des déchets263. Dans
l'intention d'améliorer l'accès à l'éducation des
ruraux, le gouvernement néo-libéral investit grandement dans la
construction d'écoles dans les campagnes. De telle sorte que les
écoles rurales deviennent bien plus nombreuses que les écoles en
ville. De 1999 à 2002, les classes en ville sont chargées avec en
moyenne 35 élèves, contre seulement 14 dans les milieux ruraux.
Ces nouvelles écoles sont très importantes pour garantir la
scolarisation dans le monde rural où les transports sont rares et
où les populations sont moins concentrées. Malgré tous ces
efforts, la situation éducative reste plus préoccupante en
campagne qu'en ville. Pire encore, l'écart continue de se renforcer.
L'écart du nombre d'années de scolarité
varie fortement entre les milieux urbains et ruraux et entre les hommes et les
femmes. Les enfants vivant en ville vont plus à l'école que ceux
de la campagne, et les garçons plus que les filles. Si le nombre
d'années de scolarité a un peu progressé entre 1992 et
2001, l'écart entre garçons et filles ainsi qu'entre urbains et
ruraux s'est encore creusé.
De la même manière, l'analphabétisme se
concentre principalement dans le monde rural, bien qu'il se soit réduit
grâce aux campagnes d'alphabétisation. Ainsi,
l'analphabétisme est passé de 36,5 % en 1992 à 25,8 % en
2001. Mais les femmes restent les plus défavorisées,
présentant jusqu'à 50 % d'analphabètes dans les campagnes
de 1991 contre 23 % chez les hommes264. La mise à disposition
d'écoles ne suffit pas à donner les mêmes conditions
d'études aux enfants de paysans qu'aux enfants de citadins. En effet, le
contexte social, économique et culturel de la campagne, qui n'a pas
été transformé, fait que les enfants doivent travailler
plus qu'en ville et donc être moins assidus à l'école.
262 Robin Cavagnoud, Sophie Lewandowski et Cecilia
Salazar, « Introducción Pobreza, desigualdades y
educación en Bolivia (2005-2015) », Bulletin de l'Institut
français d'études andines, 44 (3) | 2015
263 PEREDO VIDEA, « Rocío de los Ángeles.
Estado de la educación primaria en Bolivia en cifras e indicadores.
» Revista de Psicologia, La Pa , n. 9, p. 9-26, 2013 .
264 Ibid.
Illustration 12: Une formation inégale selon le genre
et le lieu.
Moyenne d'années de scolarité de la
population de 19 ans ou plus, par genre et par aire géographique en 1992
et en 2001, 2002 ( PEREDO VIDEA, Rocío de los Ángeles. Estado de
la educación primaria en Bolivia en cifras e indicadores.
Revista de Psicologia, La Paz , n. 9, p. 9-26, 2013 .
)
61
Mais de manière générale, bien que la
forte scolarisation puisse témoigner d'une baisse du travail infantile,
celui-ci ne disparaît jamais, surtout dans les campagnes. Sur ce point,
le spécialiste de l'Education Interculturelle et Bilingue Luis Enrique
Lopez regrette le manque d'adaptation de la loi 1565 à l'organisation de
ces populations. Selon ce dernier, le calendrier scolaire devrait se calquer
à l'organisation des familles indigènes, en programmant les
vacances lorsque les adultes vont travailler à la ville, période
durant laquelle les enfants remplacent les adultes dans leurs tâches et
sont donc particulièrement absents.
Avec Evo Morales, l'absentéisme et le travail infantile
vont en augmentant tandis que les écarts entre monde rural et urbain
ainsi qu'entre hommes et femmes semblent statistiquement se réduire
progressivement. Avec la loi de l'éducation Avelino Sinani Elizardo
Perez en 2010, la structure éducative reste la même mais
désormais, l'éducation initiale doit se faire «en famille
communautaire», c'est à dire avec la coopération de la
famille, de la communauté et de l'école. L'éducation
primaire dure dorénavant de 6 à 12 ans et doit être
«communautaire et professionnelle» afin de trouver une vocation et
d'expérimenter des professions avec l'aide de la communauté.
Finalement, l'enseignement secondaire s'étend lui aussi sur 6 ans, et
gagne la qualification de «communautaire productive», c'est à
dire l'apprentissage adapté d'une profession selon les besoins et les
opportunités de la communauté265. Evo Morales
imprègne la structure éducative de son idéologie dont on
voit dans sa terminologie son orientation vers le monde rural. De plus, le
raccourcissement de la période primaire va de pair avec l'abaissement de
l'âge légal pour travailler à 10 ans par Evo Morales le 6
août 2014. En effet, tout en affichant un programme éducatif et un
développement des écoles, Evo Morales prône
«l'école de la vie» dont il est lui-même
issu266. Cette dynamique peut expliquer en partie la chute de
scolarisation de ces dernières années. En 2008, sur environ 3,3
millions d'enfants en âge scolaire, seulement approximativement 2,8
millions étaient inscrits à l'école. En 2008, la
265Ministerio de la Educacion, Ley de Educacion
Avelino Sinani-Elizardo Perez 20-12-2010, in
http://www.cedib.org/post_type_leyes/ley-070-educacion-avelino-sinani-diciembre-2010/
266 Código de la infancia y la adolescencia Ley N° 548,
Capítulo VI : Ley sobre el trabajo infantil, La Paz, 2014.
62
Bolivie présentait donc 15% d'enfants non
scolarisés à l'échelle nationale267.
Il est remarquable de constater que le taux
d'achèvement du primaire des filles comme des garçons, en hausse
depuis 1990, n'a cessé de chuter depuis 2006, année
d'arrivée au pouvoir du MAS. En 2008, le taux d'abandon est plus haut de
2.5% dans le monde rural qu'urbain. De ce fait, dans cette réforme
aussi, les efforts se sont concentrés sur la réforme de
l'éducation primaire, considérée comme la plus importante
et la plus suivie, au détriment du secondaire qui commence seulement
à être réformé.
La politique éducative d'Evo Morales est franchement
orientée vers le monde rural, notamment dans les dernières
années du cycle primaire. Cependant, les sources du ministère de
l'éducation présentent un rapprochement des résultats
ruraux vers ceux des urbains, bien qu'ils restent un peu plus bas dans toutes
les mesures.
En 2011, 9 % de la population rurale inscrite au primaire
fréquente des établissements religieux, et seulement 0.46 % des
établissements privés. La grande majorité des enfants
ruraux est donc à l'école publique. Dans le milieu urbain, pour
la même année 2011, 15% vont à l'école religieuse,
13% au privé et presque 72% au public. Cette répartition ne fait
qu'accroître les différences entre une masse populaire urbaine, le
monde rural et une élite urbaine.
De plus, les populations utilisant couramment une langue
native présentent un taux d'analphabétisme plus
élevé. Une fois encore, l'opposition entre les
départements révèle ces contrastes. Ainsi, en 2001, Potosi
est le département le plus pauvre et analphabète du pays alors
qu'il accueille le plus grand pourcentage de personnes parlant une langue
native, tandis que le département de Santa Cruz qui en compte le moins,
est le département le plus riche et le moins
analphabète268 . La moins bonne éducation du monde
rural et des indigènes urbains sur le reste de la population est une
certitude. Cela s'explique par plusieurs facteurs, tels que les
difficultés de l'application de l'EIB269, qui provoquent des
redoublements bien plus nombreux chez les enfants parlants une langue native
plutôt que l'espagnol270. Les conditions dans le monde rural
expliquent aussi ces difficultés, que ce soit l'accès à
l'eau, l'électricité, aux meubles et aux infrastructures
nécessaires à l'éducation. Ainsi, les conditions
éducatives sont très dépendantes de la richesse du milieu
et des élèves.
267 PEREDO VIDEA, Rocío de los Ángeles. «
Estado de la educación primaria en Bolivia en cifras e indicadores.
» Revista de Psicologia, La Paz , n. 9, p. 9-26, 2013 .
268 Insituto Nacional de Estadicas, Mapa de pobreza-
censo 2001, 2004.
269 Educacion Intercultural y Bilingual : Education
Interculturelle et Bilingue.
270 ENRIQUE LOPEZ Luis, De resquicios a boquerenes, La
educacion intercultural bilingue en Bolivia, Plural editores, La Paz,
2005.
63
L'enseignement de l'histoire en Bolivie a très vite
joué un rôle primordial dans l'élaboration d'une
identité nationale et pour la question de la considération des
indigènes dans cette identité. Dans la société
coloniale, mais aussi républicaine, du fait du racisme, les
indigènes ne furent pas intégrés dans l'histoire de la
Bolivie. L'histoire était alors conservatrice, servant à
légitimer l'hégémonie blanche et la soumission indigne. La
révolution du MNR en 1952 développe l'instrumentalisation de
l'histoire, en basant sa légitimé face à ses
prédécesseurs grâce à une histoire
révisionniste qui remplace le clivage ethnique par la lutte des classes.
Bien que l'histoire enseignée reste assimilationniste puisqu'elle
promeut une identité nationale unique proche de la culture
métisse urbaine, les indigènes sont intégrés dans
la nation en tant que paysans. Le MNR met en place un état populiste et
nationaliste qui professionnalise l'histoire pour mieux l'asservir. A partir de
ce moment, le contrôle de l'histoire officielle est un enjeu important.
Celle-ci sert avant tout d'outil de propagande qui diffuse les idéaux du
MNR Avec les dictateurs militaires et surtout avec Hugo Banzer, l'histoire sert
à former un nationalisme et une société obéissante.
Dans un contexte de Guerre Froide, l'histoire a pour mission de contrer les
élans révolutionnaires fondés par le MNR et de rapprocher
les boliviens du bloc de l'ouest. L'histoire européenne et le
modèle blanc sont donc mis en avant, au détriment des masses
ouvrières et paysannes. La période néolibérale
permet la mise en place de la réforme éducation de 1994 qui
s'insère dans les plans de développement de la Banque Mondiale.
Il s'agit d'une véritable révolution éducative, puisque la
diversité de la Bolivie est reconnue et enseignée. L'histoire
enseignée doit révéler aux enfants la diversité et
son rôle dans l'histoire du pays. Cette réforme s'illustre en
particulier par la constitution d'un grand nombre de matériel
pédagogique, notamment des livres bilingues. L'enjeu de l'enseignement
de l'histoire est ici de développer la démocratie et
l'égalitarisme en Bolivie. Cet enseignement répond aux demandes
de reconnaissances des cultures et histoires indigènes. Tout cela
révèle le lien extrêmement fort entre le traitement de la
question indigène et l'enseignement de l'histoire en Bolivie. Mais aussi
l'emploie systématique de l'histoire et de son enseignement pour
l'instauration d'une nouvelle forme d'État.
Enfin, le gouvernement d'Evo Morales, met en place la
révolution éducative avec la loi 070 ASEP. Evo Morales
hérite de ce long processus historique, la loi ASEP se définit
par rapport à cette histoire. Elle se positionne dans l'héritage
du MNR et du code de l'éducation de 1955. Dans les faits, l'utilisation
de l'histoire et l'aspect révisionniste du MAS s'inspire grandement du
MNR. La loi 070 se définit aussi dans l'opposition avec la
réforme de 1971 d'Hugo Banzer et surtout dans la réforme de la
loi 1565 des gouvernements néolibéraux. La critique du dernier
gouvernement et de sa loi de l'éducation permet de justifier la
nécessité du MAS et de la loi 070. Bien que le MAS et que la loi
ASEP se prétend en rupture avec ces gouvernements et réformes de
l'éducation, ils présentent de nombreuses continuités.
Malgré les critiques, la loi 070 ne fait que reprendre, adapté et
« indigéniser » la loi 1565. Et il en est de même pour
bien des aspects de la politique d'Evo Morales271. Le MAS invente
l'innovation, notamment grâce au déploiement d'une nouvelle
terminologie.
Ce qu'il est important de retenir de l'histoire de
l'enseignement de l'histoire en Bolivie, c'est que l'ouverture de
l'enseignement de l'histoire aux indigènes et à une histoire de
plus en plus indigène est le fruit d'un long processus de politiques
indigénistes mais aussi et surtout de luttes sociales des
indigènes depuis les années 1970 qui n'ont pas attendu
d'être convié a participer à l'élaboration de textes
éducatifs pour en produire 272 . Evo Morales n'a pas inventer
une éducation indigène et « indigénisante », il
n'a fait que répondre aux demandes de reconnaissances des syndicats et
intellectuels indigènes, en les incluant dans le gouvernement, ce qui
lui permet par la même occasion
271 LAVAUD, Jean-Pierre. La Bolivie d'Evo
Morales : continuités et ruptures. Problèmes d'Amérique
latine. 5 octobre 2012. N° 85.
272 CNC CEPOs, La Educación que queremos,
2017, in :
https://youtu.be/uof4EVIp6ec
64
de les encadrer et de les politiser273.
Néanmoins, dans les faits, il faut reconnaître
qu'il s'agit d'une totale inversion de la situation puisque dorénavant
les indigènes sont au centre de l'histoire enseignée à
l'école. L'histoire sert à légitimer le MAS mais aussi
à changer les mentalités, plus précisément, changer
les représentations des indigènes dans la société
bolivienne. Cependant, l'enseignement de l'histoire depuis la réforme de
l'éducation projette une histoire andine, indigène et rurale
à des enfants urbains qui sont bien étrangers à tout cela.
Malgré l'existence théorique de possibilité d'appliquer un
programme régionalisé, dans les faits, l'accès
à une histoire régionalisée est très difficile. En
effet, le ministère de l'éducation contrôle fermement les
contenus des manuels scolaires afin qu'ils correspondent au programme de la loi
070, ce qui n'est pas sans rappeler les mesures d'Hugo Banzer274. De
ce fait, les contestations et les revendications identitaires montent dans les
villes. L'enseignement de l'histoire dans un État plurinational qui
reconnaît les autonomies régionales, a pour mission de maintenir
ces autonomies dans un sentiment d'appartenance à la nation
supérieur au sentiment d'appartenance à la région
autonomie. L'autonomisation des régions boliviennes ouvre la porte aux
dangers sécessionnistes. C'est ce qui se produisit avec la tentative de
sécession du croissant de Lune menée par Santa Cruz en 2009
275 . L'État après avoir réprimé
violemment ce mouvement, cherche à contrer les désirs d'autonomie
et l'enseignement de l'histoire apparaît comme un outil d'encadrement.
Désormais l'enseignement de l'histoire et l'histoire officielle sont au
centre d'enjeux autonomistes et centralisateurs. De la même
manière, l'enseignement de l'histoire joue un rôle crucial dans le
développement de l'interconnaissance et des rapports entre urbains et
ruraux. Par leur politisation et leur prise de pouvoir, les indigènes
paysans ne sont plus une sous-culture. Les concepts de rural, d'urbain et
d'indigène ont alors évolués là où avant
dire paysan revenait à dire indigène.
Illustration 13: La conception binaire de
l'identité bolivienne : paysans et citadins.
Le manuel de La Hoguera pour les enfants de 4eme associait
les ruraux aux coutumes et ethnies indigènes et les urbaines aux
coutumes occidentales et aux ethnies métisses, manuel La Hoguera,
4eme, 2004. (photo : Saint-Martin)
273 Entretien avec Ana Evi Sulcata,
sociologue de l'éducation, spécialiste travaillant pour les
C.E.P.O. Lundi 20 mars, La Paz.
274 SOUX María Luisa et SOUX,
María Eugenia et WAYAR Marianelar, Diversidad cultural,
interculturalidad y integracion en programas y textos escolares de ciencias
sociales, La Paz, 2006.
275 BOULANGER Philippe, «Le
Comité Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme
institutionnel en Bolivie», Evo Morales ou le malentendu
bolivien, Editions Nuvis, 2017.
65
Enfin, les enseignants urbains protestent massivement contre
cette réforme qu'ils voient comme une régression, notamment
à cause de la prise en compte des connaissances
indigènes276. La loi 070 ASEP est avant tout un recueil de
l'idéologie du MAS et bons nombres de ce qui y est écrit est
théorique. C'est une caractéristique qui semble assez bien
correspondre à cette réforme. Un bon exemple pour illustrer cela
pourrait être l'écart entre les vidéos d'histoires mises
à disposition aux enseignants ruraux, et le coffret de 8 D.V.D.
distribué aux chercheurs par un bureau du ministère de
l'éducation, l'UPIIP277. Les premières sont issues
d'une compagnie de tourisme et de qualité médiocre, tandis que le
coffret, très élégant, présente de manière
élaborée et complète les différentes nations
peuplant la Bolivie278. Ainsi, il y a un écart entre
l'éducation officielle et l'éducation effective.
276 Manifestations des enseignants à La
Paz, 2017.
277Unidad de Politicas
Intracultural Interculutral y Plurilinguismo : Unité de politiques
intraculturelles interculturelles et plurilingues
278 Ministerio de educación, estado
plurinacional, Unidad de Políticas Interculturales Intraculturales y
Plurilinguismo, Biblioteca Virtual. 8 DVD présentant les
différentes ethnies composant la Bolivie et les travaux du UPIIP.
66
PARTIE 2 : L'enseignement de l'histoire à
Santa Cruz de la Sierra, l'application de la
réforme de 2010 dans un foyer de
régionalisme
et d'opposition politique et culturelle.
Chapitre I : Santa Cruz, capitale de l'Orient et des
projets autonomistes.
I-A/ Santa Cruz de la Sierra, une autre Bolivie.
L'histoire de l'Orient et de Santa Cruz de la Sierra est bien
différente de l'histoire andine. Il est important de préciser en
premier lieu que cette histoire est très récente, du fait du
centralisme andin intellectuel et de la rareté des travaux sur cette
espace. Comme la partie précédente l'a évoqué,
l'Orient ne fut découvert par les Boliviens de l'Altiplano qu'avec la
réforme de 1994 et les efforts d'interculturalité279.
N'ayant pas de traditions écrites ni de structures impériales,
les seules sources traitant des peuples de l'Orient proviennent de Quechuas ou
d'Espagnols, qui donnent un point de vue dédaigneux de civilisés
envers les « sauvages des terres basses280 ». En effet
contrairement aux indigènes des vallées qui furent soumis
à l'empire Inca, les peuples des terres basses résistèrent
farouchement aux envahisseurs. De telle manière que l'empire Inca dut
renoncer à leurs ambitions expansionnistes à l'Est et se mit
à bâtir des séries de forteresses afin de se
protéger de ces hommes281. La résistance et les
attaques des Guaranis, ethnie dominante en Orient, sur l'empire Inca, firent de
ce peuple des valeureux guerriers respectés. La forteresse de Saimapata,
à la limite entre vallée et plaine, marque la limite de
l'expansion de l'empire Inca à l'est. Pour les Incas, l'Orient
était mystérieux et dangereux, peuplé de «
chunchos ». Ce terme, employé pour qualifier les hommes de
l'Orient, révèle la méconnaissance des différentes
ethnies peuplant cette zone et l'ancrage historique de la représentation
d'un peuple des terres basses en opposition aux peuples andins. Les
indigènes des terres basses ne subirent pas la première
uniformisation sous l'empire Inca, contrairement aux peuples
andins282. L'Orient présente la plus grande diversité
de peuples et de cultures indigènes, avec une vingtaine de nations
indigènes « originaires 283» aujourd'hui reconnues,
ayant toutes des langues et cultures propres. Les départements du Pando
et du Béni regroupent des petites communautés éparses
vivant dans la forêt amazonienne. Pour ce qui est du département
de Santa Cruz, les Guaranis, qui se sont mélangés avec les
Chanés, sont majoritaires démographiquement284. Une
autre grande différence entre le monde altiplanique et l'Orient
réside dans la colonisation. En effet, la conquête et la
colonisation de l'empire Inca s'est déroulée dans la violence, la
destruction et la perte d'identité et de sens pour les
indigènes285. La société coloniale mise en
place par les Espagnols était une société
279 SOUX María Luisa et SOUX,
María Eugenia et WAYAR Marianelar, Diversidad cultural,
interculturalidad y integracion en programas y textos escolares de ciencias
sociales, La Paz, 2006.
280 ROLLAND Denis, Pour comprendre la
Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
281 Ibid.
282 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006.
283 Les originarios, sont les
indigènes existants là où ils résident actuellement
avant la colonisation. Ce sont les premiers habitants.
284 ROLLAND Denis, Pour comprendre la
Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
285 WACHTEL Nathan, La Vision des vaincus.
Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole 1530-1570 ;
Paris,
67
violente de classes où les indiens étaient
exploités et en bas de l'échelle sociale. La colonisation de
l'Orient quant à elle, est le fruit de la recherche de l'eldorado
par des explorateurs espagnols qui venaient du Rio de la Plata.
La colonisation de l'Orient s'est déroulée relativement
pacifiquement, avec beaucoup de métissage286 . De plus, comme
l'empire Inca, les Espagnols eurent de grandes difficultés à
soumettre les peuples des basses terres. Ainsi, la conquête du territoire
oriental s'effectue sous la République bolivienne depuis les villes de
Santa Cruz et Tarija à la fin du XIXème
siècle287. De ce fait, les peuples de l'Orient et de
l'Altiplano ont une histoire très différente. Les premiers ayant
profité d'une longue liberté et subit une intégration dans
la république bolivienne que tardivement, tandis que les seconds ont vu
se succéder des empires dominateurs et de plus en plus
assimilationnistes. Il en ressort un monde altiplanique uniformisé et
centre du pouvoir qui s'oppose à un monde oriental regroupant un
ensemble de peuples sans réelle unité ni importance politique.
La ville de Santa Cruz de la Sierra fut fondée le 26
février 1561 par le capitaine Nuflo de Chaves288. En 1825,
l'indépendance est une victoire des élites andines avant tout. De
ce fait, le mythe fondateur andin et le symbole de Tiwanaku sont
instrumentalisés dans la constitution indépendante, laissant de
côté les autres cultures de la Bolivie. Dès lors, Santa
Cruz de la Sierra, qui est considérée comme une ville de seconde
importance, est délaissée au profit des villes
andines289. Ainsi, dès le XIXème siècle, avec
le développement du réseau ferroviaire et du commerce
international, les élites dirigeantes de Santa Cruz de la Sierra
réclament la mise en place de voies de fer pour relier la ville au pays
et permettre d'exporter les productions du département au Brésil.
Cependant, le gouvernement bolivien d'alors, gouverné par des grands
propriétaires terriens et miniers investissent les fonds de
l'État pour favoriser leurs propres activités, c'est à
dire en développant l'exportation des mines d'étains de
Potosi290. Face au désintérêt du gouvernement
bolivien, Santa Cruz de la Sierra se retrouve isolée du reste du pays et
agit telle une capitale. L'unité de l'Orient derrière Santa Cruz
s'explique par leurs origines communes. Lors de la déclaration
d'indépendance, l'état de Santa Cruz regroupait le Beni et le
Pando, ces départements ne furent séparés de Santa Cruz
qu'en 1842 pour le Béni et en 1938 pour le Pando. De ce fait, dans la
conscience commune, Santa Cruz reste la capitale des trois régions. La
ville organise l'exploration, la colonisation et l'exploitation du territoire
oriental. Dans les années 1950, la ville se modernise grâce
à la découverte et l'exploitation de grandes ressources
pétrolifères dans le département. Santa Cruz devient alors
le moteur économique du pays291.
Dans l'Orient, et surtout à Santa Cruz, se
développe une contre-culture, la culture « camba ».
« Gamba ». Cette vision dichotomique « camba/colla
» va à l'encontre du modèle indigéniste multiculturel
mis en place dès la fin du XXème siècle. En effet, le
terme « colla » est péjoratif, il englobe les
indigènes ruraux altiplaniques sous une même identité (les
peuples jadis soumis à l'empire Inca), ne prenant pas en compte la
diversité ethnique et culturelle du pays. Plus encore, le terme «
camba », promeut l'identité métisse, diminuant la
place et l'importance des origines indigènes, pourtant
particulièrement diversifiées dans l'Orient. Selon Gustavo Pinto
Mosqueira, grand auteur autonomiste de l'Orient et régionaliste
originaire du Beni, le camba se définit par trois aspects : son
histoire orientale, sa nature et sa culture métisse.292
Selon certains régionalistes cruceños,
la supériorité des cambas sur les collas
s'expliquerait par la colonisation différente subie par ces deux
ensembles ethniques. Le directeur Daniel Armando
Bibliothèque des Histoires, Gallimard, 1971.
286 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006.
287 COMBES Isabelle, Etno-historias del
Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX),
Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos,
2005.
288 PEÑA Paula et LANDIVAR Jorge, La
fundacion de Santa Cruz, Rolando Nunez N, Santa Cruz de la Sierra,
2016.
289 ROLLAND Denis, Pour comprendre la
Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.
290 Ibid.
291 Ibid.
292 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Bases para
la escuela y educación en el oriente boliviano, Landivar S.R.L.
Santa Cruz de la Sierra, 2004.
68
Pasquier Rivero avance ainsi que les cambas se
distinguent par une culture de la liberté, de l'égalité du
fait des coutumes des indigènes orientaux et de la colonisation
pacifique et de métissage. Tandis que les andins, vivant
déjà dans des sociétés très
hiérarchiques, ont subi une colonisation violente qu'ils reproduiraient
aujourd'hui sur l'Orient293. De manière
générale, que ce soient à La Paz comme à Santa
Cruz, de nombreux Boliviens présentent les cambas comme plus
ouverts, plus chaleureux et plus sympathiques que les collas qui
seraient aussi rudes que leur environnement.
L'élite de Santa Cruz est composée de grands
propriétaires terriens ou de grandes entreprises. Santa Cruz mène
une politique extractive et a recours à de nombreuses firmes
multinationales afin d'exploiter ses ressources294 . Santa Cruz de
la Sierra apparaît alors comme une ville moderne et
occidentalisée, qui arbore fièrement ses origines coloniales. La
Paz et Santa Cruz sont deux villes tellement différentes qu'il est
difficile de croire qu'elles appartiennent au même pays. Le
délaissement de l'Orient par le pouvoir andin et le fossé
culturel sont des éléments qui ont contribué à la
lutte autonomiste de Santa Cruz au fil de son histoire.
I-B/ Le foyer de l'opposition autonomiste et des
revendications identitaires.
Du fait des raisons évoquées
précédemment, Santa Cruz s'est démarquée au fil de
son histoire comme le coeur des mouvements autonomistes en Bolivie. Les
premiers débats sur la demande d'une plus grande autonomie de Santa Cruz
commencèrent dans les années 1870 sous la demande de la mise en
place d'un État fédéral. Face à la centralisation
de La Paz, le militaire cruceño Andrés Ibanez regroupe
le peuple pour un projet révolutionnaire de
fédéralisme295. Inspiré par la commune de
Paris, il souhaite la mise en place d'une décentralisation du pouvoir
politique au profit des communes et municipalités. Cette
décentralisation devait s'accompagner d'une redistribution des terres et
des ressources productives entre les communautés et les travailleurs.
Andrés Ibanez s'appuie sur les classes moyennes plutôt que les
élites cruceñas dirigeantes et, profitant d'une
mutinerie, il prend le pouvoir en 1877 et fait sécession avec
l'État Bolivien en déclarant l'indépendance de
l'État fédéral de Santa Cruz296. Durant 9 mois,
il gouverne Santa Cruz et il crée le drapeau de Santa Cruz. Le
gouvernement bolivien finit par envoyer une armée réprimer cette
« révolution fédérale », forçant le
révolutionnaire à s'exiler297. Andrés Ibanez
reste un héros local à Santa Cruz, preuve de l'attachement
historique et symbolique aux tentatives d'autonomie. En 1891, les colonels
cruceños Domingo Ardaya et José Domingo Avila font la
révolution des Domingos. Ce coup d'État reprend
l'idéologie d'Andrés Ibanez en créant la junte
gouvernementale fédérale de l'Orient. Une fois encore, le
gouvernement bolivien doit intervenir militairement enfin de réprimer
cette révolution, laissant cette fois sur place une présence
militaire298.
En prétendant reprendre la lutte de ces mouvements
fédéralistes, le comité Pro Santa Cruz est fondé le
30 octobre 1950. Cette institution, qui regroupe aujourd'hui plus de 200
entités cruceñas, fut créée par trois
grandes coopératives privées régionales (CRE, Saguapac et
Cotas299) dans le but de porter la lutte contre l'état
centralisateur bolivien300. A partir des années 1950, les
luttes autonomistes seront
293 Entretien avec Daniel Armando Pasquier
Rivero, directeur de l'école privée Santo Tomas de Aquino lundi
10 avril 2017, Santa Cruz.
294 BOULANGER Philippe, «Le
Comité Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme
institutionnel en Bolivie», Evo Morales ou le malentendu
bolivien, Editions Nuvis, 2017.
295 PEÑA HASBUN Paula, La permanente
construcción de lo cruceño: un estudio sobre la identidad en
Santa Cruz de la Sierra, PIEB, 2003
296 Ibid.
297 BOULANGER Philippe, «Le Comité
Pro Santa Cruz.
298 PEÑA HASBUN Paula, La permanente
construcción de lo cruceño: un estudio sobre la identidad en
Santa Cruz de la Sierra, PIEB, 2003
299 Il s'agit des plus grandes
coopératives d'électricité, d'eau et de
télécommunications.
300 BOULANGER Philippe, «Le Comité
Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme institutionnel
en Bolivie», Evo
69
menées par ce comité. Dès 1951, il
réunit des milliers de personnes pour une grève afin de
dénoncer le manque d'autonomie politique et surtout économique de
Santa Cruz. En effets, les dirigeants de ce comité sont depuis sa
fondation des grands industriels qui promeuvent surtout les
intérêts économiques de la région. L'influence de ce
comité s'étend sur les universités qu'il finance et dans
la sphère culturelle, de telle manière que les élites
cruceñas sont formées par les idéaux autonomistes
du comité Pro Santa Cruz. Dans les années 1950, le comité
Pro Santa Cruz demande des avancées pour l'économie : ils
demandent le rattachement du département au reste du pays par le train,
l'approvisionnement de la ville en eau et en électricité, une
route entre Cochabamba et Santa Cruz et enfin et surtout un plus grand profit
sur l'exploitation des ressources pétrolifères.
Mais en 1952, le comité se rapproche du
FSB301, un parti politique fasciste d'envergure nationale qui
prône la violence pour régénérer le pays. Le rejet
du communisme contraste avec l'engouement du reste du pays pour le mouvement
révolutionnaire du MNR en cette même année 1952. Le
gouvernement cruceño refuse par exemple d'appliquer la
réforme agraire. Le rejet du gouvernement révolutionnaire par
Santa Cruz est tel qu'en 1957 et en 1959, les élites dirigeantes du
comité Pro Santa Cruz et de la FSB sont accusés de
séparatisme. Ceci provoque, une fois encore, une intervention
répressive militaire de l'armée bolivienne à Santa Cruz de
la Sierra en 1959302.
Les demandes sont obtenues progressivement, le gouvernement
bolivien répondant de plus en plus aux demandes de Santa Cruz du fait de
l'augmentation de l'importance économique et politique de cette
dernière depuis les années 1950. Le Comité Pro Santa Cruz
est conservateur comme le montre son appui au dictateur Hugo Banzer en 1971. Ce
dernier, originaire de Santa Cruz, favorise les départements de Santa
Cruz et du Béni une fois au pouvoir303.
A partir des années 1980, les revendications
économiques sont complétées par des demandes accrues de
décentralisation. Le discours autonomiste se développe et le
Comité instrumentalise l'histoire pour développer son
idéologie. D'importants travaux historiographiques et éditoriaux
sont menés par le Comité afin de raviver l'identité
régionale. C'est à cette occasion que le drapeau régional
est réutilisé, instituant même le 24 juillet comme «
jour du drapeau cruceno ». La culture orientale est mise en avant
par l'organisation de démonstration de nourritures, de danses et de jeux
traditionnels304.
Finalement, le début du XXIème siècle est
marqué par un durcissement du discours autonomiste et des idées
séparatistes. A la fin du XXème siècle, Santa Cruz est
influente auprès du gouvernement bolivien, bon nombre de ministres et de
parlementaires sont crucenos. Sous les gouvernements
néolibéraux des années 1990, ils parviennent à
obtenir de plus amples pouvoirs départementaux, notamment en 1994. Santa
Cruz est plutôt favorable aux présidents néolibéraux
avec lesquels elle coopère et il est intéressant de noter que le
Comité perd en influence durant cette période305. Les
mouvements syndicaux indigènes et ruraux des années 2000 sont
alors perçus comme des anarchistes qui bouleversent cette situation
positive pour Santa Cruz. Les industriels blancs conservateurs du Comité
Pro Santa Cruz voient d'un très mauvais oeil l'essor politique des
indigènes ruraux. De ce fait, les années 2000 voient
l'apogée du Comité qui se positionne comme leader de la lutte
contre les mouvements indigènes306. Plus encore, une
véritable peur d'une révolte indigène apparaît, des
groupes paramilitaires s'organisent pour défendre les grands
propriétaires terriens face aux ruraux indigènes. Le
Comité Pro Santa Cruz se radicalise, certaines branches racistes telles
que « Nación Gamba voient le jour. C'est à cette
période que la dichotomie colla/camba se développe, le colla
étant imaginé
Morales ou le malentendu bolivien, Editions Nuvis,
2017.
301 Falange Socialista Boliviana
302 PEÑA HASBUN Paula, La
construcción de la identidad cruceña. Le Monde diplomatique.
Número 13, 2003.
303 BOULANGER Philippe, «Le
Comité Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme
institutionnel en Bolivie», Evo Morales ou le malentendu
bolivien, Editions Nuvis, 2017.
304 PEÑA HASBUN Paula, La permanente
construcción de lo cruceño: un estudio sobre la identidad en
Santa Cruz de la Sierra, PIEB, 2003
305 BOULANGER Philippe, «Le Comité
Pro Santa Cruz.
306 Ibid.
70
comme un anarchique et un narcotrafiquant307.
Ainsi, lorsque le président Sanchez de Lozada doit fuir La Paz face aux
mouvements sociaux et à la guerre du gaz en 2003, il se rend à
Santa Cruz de la Sierra d'où il s'enfuit aux États-Unis
d'Amérique. La ville de Santa Cruz entretien de bonne relation avec ces
derniers, qui sont très présents depuis la lutte contre les
narcotrafiquants dans les années 1990308. Evo Morales
correspond au colla par excellence, portant la culture andine au rang de
culture nationale. L'idéologie cruceña est donc
totalement aux antipodes des pensées portées par les
syndicalistes et partis indigènes qui prennent le pouvoir en 2005. Le
comité Pro Santa Cruz regroupe 500 000 signatures lors de «
l'agenda de janvier » en 2005, qui demande un référendum
pour l'autonomie309. Durant ces années, les tensions sont
très fortes entre les différents partisans et entre l'Orient et
le monde andin. Evo Morales ne contrôle pas vraiment l'Orient durant les
3 premières années de sa présidence. L'apogée de
ces tensions se cristallise sur l'année 2008. Le 4 mai 2008, les
États de la demi-lune 310, le Pando, le Béni, Tarija
et à leur tête Santa-Cruz, organisent un référendum
pour l'autonomie de ces régions. Bien qu'il soit déclaré
illégal par Evo Morales, le « oui » l'emporte largement dans
ces régions. Ces États se déclarent alors autonomes et de
nombreuses exactions s'ensuivent. Les institutions gouvernementales sont prises
d'assauts et de nombreux conflits éclatent entre les partisans du MAS et
ceux de l'Orient. A Santa Cruz, la population andine est victime de chasses
à l'homme, nombre d'entre eux sont obligés de fuir dans les
campagnes environnantes où ils sont parfois encore mal
considérés311. Les conflits aboutissent parfois
à des morts, c'est le cas du massacre du Porvenir, le 11 septembre 2008,
durant lequel 12 indigènes masistes furent tués au Béni
par les forces départementales. Evo Morales déclare alors
l'État de siège et réprime avec force l'Orient et tout
particulièrement en 2009, emprisonnant ou forçant à l'exil
les dirigeants autonomistes. Cette dernière répression, la
réélection d'Evo Morales en 2009 et la nouvelle constitution de
2010 mirent un coup d'arrêt au Comité Pro Santa Cruz et aux
ambitions d'autonomie de la ville et de l'Orient. En effet, le MAS remplace
désormais les élites du comité, et la nouvelle
Constitution Politique de l'État réduit les pouvoirs
départementaux. Désormais, le Comité existe encore, mais
il n'est plus influent312.
Pour résumer, Paula Peña Hasbun, principale
auteure sur l'identité cruceña et son histoire, exprime
l'évolution des revendications cruceñas en ces termes :
« En un demi-siècle, le discours idéologique d'une bonne
partie de la société de Santa Cruz est donc passé d'une
demande accrue d'intégration à l'espace national (décennie
1960) à une volonté de le contrôler (décennies 1980
et 1990) puis de s'en séparer (décennie 2000).
313» Il existe donc une longue et douloureuse histoire
d'opposition avec le gouvernement centralisateur pour accéder à
plus de pouvoir et de reconnaissance, que ce soit par l'intégration
comme par l'autonomie.
L'identité « camba » affirmée et le
rejet du gouvernement centralisateur se ressent aussi dans l'espace urbain. En
effet le contraste des symboles avec la ville de La Paz est frappant. Dans
cette dernière, il est difficile de ne pas voir un drapeau bolivien, les
enseignes du pays ou le portrait d'Evo Morales dans tous les quartiers.
L'espace publique est envahie par le patriotisme et la propagande
étatique. Ainsi, les institutions gouvernementales affichent les
drapeaux de Bolivie, des indigènes andins (Wiphala314) et
parfois du département, c'est à dire de La Paz. Les murs des
maisons sont des
307 Ibid.
308 PEÑA HASBUN Paula, La
construcción de la identidad cruceña. Le Monde diplomatique.
Número 13, 2003.
309 Ibid.
310 La demi-lune était le nom
donnée à l'alliance des départements souhaitant faire
session : Pando, Beni, Tarija et Santa Cruz.
311 Daniel Armando Pasquier Rivero, directeur
de l'école privée Santo Tomas de Aquino lundi 10 avril 2017,
Santa Cruz et observations à Charagua.
312 BOULANGER Philippe, «Le
Comité Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme
institutionnel en Bolivie», Evo Morales ou le malentendu
bolivien, Editions Nuvis, 2017.
313 PEÑA HASBUN Paula, La
construcción de la identidad cruceña. Le Monde diplomatique.
Número 13, 2003.
314 Le Wiphala est un drapeau à damier
multi-couleur qui représente la diversité des ethnies composant
la Bolivie, il est rattaché au monde andin et parfois à l'empire
Inca, son invention est sans doute récente, symbole des luttes
indigènes en Bolivie.
71
supports d'expressions politiques, ils sont souvent recouverts
de « SI » (faisant référence au
référendum permettant Evo de se représenter) ou encore de
« MAS »315. A Santa Cruz en revanche, il est bien plus
rare de voir le drapeau bolivien. Le drapeau cruceño flotte
partout dans la ville et surtout sur la place centrale. Cette dernière,
la place 24 de septiembre, regroupe la casa de Gobierno, et
el Gobierno Municipal de Santa Cruz de la Sierra qui se remarque par
une longue série de drapeaux cruceños. Plus encore, il
n'y a aucun portrait d'Evo Morales dans l'espace urbain de Santa Cruz. La seule
présence de la propagande étatique subsiste dans les radios qui
vantent les actions du MAS et qui appellent à la lutte contre le
racisme316 . Ainsi l'espace urbain et les symboles qui l'occupent
renforcent l'impression de se situer dans un autre pays qui est
déjà présente par le climat, l'environnement, la culture
et l'architecture.
Illustration 14: Les symboles de l'autonomie de Santa
Cruz.
Le siège du gouvernement autonome de Santa Cruz, au
style colonial, arbore une longue rangée de drapeaux cruceño.
Celui-ci est constitué de deux bandes vertes encadrant une bande
blanche, Santa Cruz, Avril 2017 (Photo : Saint-Martin).
Depuis 2010, le MAS est positionné dans les
véritables sphères décisionnelles de l'Orient, le
parlement départemental notamment. Les autonomistes sont
dénigrés par le MAS qui les présentent comme des «
oligarques suprématistes contrôlés par les
Américains » pour reprendre les termes d'un partisan du
MAS317. Les migrations de plus en plus nombreuses vers Santa Cruz de
la Sierra font de la ville un centre métisse de plus en plus partisan
d'un projet urbain en adéquation avec la logique de l'Etat Plurinational
plutôt qu'avec un projet régionaliste et
homogénéisant. Néanmoins, les intellectuels, qui ont
été formés dans l'école du Comité Pro Santa
Cruz et qui ont vécus ces événements, continuent de
rêver à l'autonomie de leur département, ou du moins, a
plus de pouvoirs départementaux.
315 Observations personnelles pour mars 2017
à La Paz
316 Observations personnelles pour avril 2017
à Santa Cruz.
317 Conseillé présidentiel ayant
souhaité rester anonyme.
72
I-C/ L'enseignement de l'histoire au coeur de ces
enjeux : des projets d'histoires régionales.
Établir une histoire de l'enseignement de l'histoire
à Santa Cruz et dans l'Orient est encore plus difficile que pour le cas
national, en vue de la grande difficulté pour trouver des sources sur la
question. Cependant, les ambitions politiques des élites dirigeantes de
Santa Cruz de la Sierra et les relations avec les projets étatiques
permettent de concevoir les choix éducatifs de Santa Cruz. Ces
suppositions sont partiellement confirmées par l'histoire de
l'éducation à Santa Cruz et en Orient dressée par Gustavo
Pinto Mosqueira dans deux ouvrages : Bases para la escuela y educacion
en el oriente boliviano 318 et Educacion y
curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano 319. Gustavo Pinto est docteur en philosophie et
en histoire à Santa Cruz de la Sierra. Ce dernier, en tant
qu'autonomiste et en tant que virulent opposant du MAS, correspond bien aux
positions des élites cruceñas. Il ne traite pas
de l'éducation préhispanique, ce qui correspond à la
conception cruceña de l'histoire de la Bolivie qui
conçoit sa naissance et son identité par le métissage et
donc par la colonisation. Sous la colonie, l'enseignement était transmis
par les jésuites, l'Église et certains particuliers, sous la
forme de catéchisme et d'apprentissage cognitif. Gustavo Pinto dresse un
portrait exemplaire du niveau éducatif de l'Orient vis à vis du
reste de la Bolivie. Les cambas seraient ainsi dotés de plus
d'écoles et mieux alphabétisés que les collas au
XIXème siècle320. Même pour ce qui est de
l'éducation, la situation de l'Orient se définit par comparaison
avec l'Altiplano.
Pour ce qui est de la fin du XIXème siècle,
l'auteur insiste sur le fait que « l'éducation, l'école et
les contenus étaient libres, c'est à dire, il y avait une
autonomie éducative, et que l'État andinocentré ne
s'occupait pas entièrement de l'école.321 ».
L'éducation était prise en charge par les municipalités.
Cette gestion municipale de l'éducation a perduré près de
80 années, entre 1850 et 1939. Gustavo Pinto affirme ensuite que la
réforme libérale du début du XXème siècle
s'est surtout appliquée dans le monde andin, Santa Cruz ne reçut
une école Normale qu'en 1941. Les politiques éducatives envers
les indigènes ne se seraient appliquées que sur les
indigènes andins322 . Malgré le contrôle de
l'éducation par l'État national depuis 1939, l'élaboration
du contenu se faisait toujours avec la collaboration des intellectuels locaux
et en rapport avec le contexte. Ce fut le cas jusqu'au code de
l'éducation de 1955, qui est une mesure du MNR. Le rejet du
Comité pro Santa Cruz et les conflits entre ces deux mouvements laisse
suggérer un rejet de cette réforme. Gustavo Pinto dénonce
cette école unificatrice, qui ne prenait pas en compte la
diversité orientale. L'école du MNR était selon lui une
école andinisante qui appliquait leur idéologie
révolutionnaire. Fait intéressant, Gustavo Pinto ne traite pas de
l'influence de la réforme de l'éducation d'Hugo Banzer. La
réforme éducative de ce grand dictateur soutenu par Santa Cruz a
sans doute dû être appliquée à Santa Cruz en 1973.
Peut-être pour ne pas rappeler cette alliance aujourd'hui honteuse,
l'auteur n'aborde pas le sujet. En effet, Hugo Banzer est
considéré comme le dictateur ayant le plus atteint aux droits ds
hommes en Bolivie et il a causé de graves conflits civils lors de son en
1997. La réception de la réforme de 1994 semble plutôt
positive à Santa Cruz, bons nombres d'intellectuels cruceños
actuels l'acclament, sans doute influencés par le rejet de la
réforme actuelle. Elle est appréciée notamment car
grâce à elle, le reste de la Bolivie découvre l'Orient et
pour son caractère multiculturel, reconnaissant la composante orientale
de l'identité bolivienne. Cette réforme qui s'est
développée sous la période d'influence et de
coopération des politiciens cruceños avec le pouvoir
central, révèle l'influence de ceux-ci dans les décisions
étatiques à la fin du XXème siècle. De plus, les
cruceños qui prennent comme modèle
318 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Bases para
la escuela y educación en el oriente boliviano, Landivar S.R.L.
Santa Cruz de la Sierra, 2004.
319 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006.
320 Ibid.
321 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006 :« ...la
educacion, la escuela y los contenidos eran libres ,es decir, habia autonomia
educativa, y aun el Estado andinocentrico no se ocupaba enteramente por la
escuela... » p90.
322 Ibid.
73
l'occident, apprécient l'aspect scientifique et
international de cette réforme323. Le point qui
intéresse les régionalistes et autonomistes comme Gustavo Pinto
est finalement la théorique coexistence d'un contenu régional en
complément du tronc commun324 . Enfin, la réforme de
2010 ne convient absolument pas aux intellectuels de Santa Cruz. Bien qu'elle
apparaisse comme une réponse aux demandes de régionalisation des
programmes, cette réforme est perçue comme une andinisation et
une indigénisation du contenu éducatif. Pire encore, les
possibilités d'application de contenus régionaux s'avèrent
mensongères, l'État luttant même pour empêcher sa
mise en place. Ainsi, depuis 1955, l'éducation à Santa Cruz est
contrôlée par l'Etat, ne laissant guère de place à
une histoire régionale.
Selon Philippe Boulanger, docteur en droit public ayant
travaillé sur la Bolivie et sur Santa Cruz, la CPE de 2009 qui instaure
l'État plurinational s'avère paradoxalement très
centraliste là où la CPE de 1967 en vigueur
précédemment permettait aux départements de gérer
la police, la propriété des terres et les lois sur le travail et
enfin l'éducation325. Ce dernier point est important puisque
la fonction éducative du département permettait la promotion de
la culture orientale par l'éducation, ce qui n'est plus le cas avec la
nouvelle CPE. L'État bolivien déploie une politique d'unification
et d'acculturation de ces départements séparatistes notamment via
l'éducation. Face à la répression récente des
élites politiques, les moyens de contestations et de
développement de l'identité cruceña passent par
des domaines moins sensibles. L'histoire joue un rôle central dans la
promotion de l'identité camba, orientale ou cruceña
face à l'identité nationale bolivienne qui s'avère
être andine et imposée par le gouvernement.
L'observation de l'enseignement à Santa Cruz et les
entretiens avec les enseignants et surtout avec les intellectuels
régionalistes ont révélé que tout en
prétendant promouvoir la régionalisation des programmes, le
gouvernement contre toute proposition régionale326. En effet,
le programme de base est tellement important qu'il ne laisse pas le temps aux
enseignants d'enseigner l'histoire régionale. Pire encore, les
directeurs surveillent l'application et l'avancement de l'enseignement du
programme de base dans les classes327 . Aucun programme
régionalisé n'est mis à leur disposition pour les y
encourager. De plus, toutes les propositions, comme celle de Gustavo Pinto,
sont rejetés par l'État328. Le contrôle de
l'enseignement de l'histoire est un enjeu majeur dans la lutte pour
l'unification et l'apaisement des tensions pour l'État bolivien. Pour
les intellectuels autonomistes de l'Orient, l'enseignement de l'histoire
régionale est une nécessité pour lutter face au «
colonialisme culturel andin329».
Certains intellectuels de l'Orient oeuvrent pour l'autonomie
ou le fédéralisme en créant des institutions officieuses
afin de contourner le centralisme andin ou en réalisant des projets
privés. C'est le cas notamment de Paula Peña Hasbun et de Daniel
Armando Pasquier Rivero.
Paula Peña Hasbun est la directrice du Musée de
l'indépendance et directrice des archives historiques de Santa Cruz
située en ce même lieu. La ville de Santa Cruz ne disposant pas de
chaire d'histoire, le musée d'histoire a pris cette fonction, sous
l'initiative et la direction de Paula Peña à sa tête. Cette
historienne écrit des ouvrages sur l'identité et l'histoire
cruceña et essaye de promouvoir
323 Entretien avec Paula Peña Hasbun,
historienne et archiviste et directrice du musée d'histoire de Santa
Cruz. Vendredi 7 avril 2017, Santa Cruz.
324 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y
Curriculo Escolar para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente
Boliviano, UNION, Santa Cruz de la Sierra, 2006.
325 BOULANGER Philippe, «Le
Comité Pro Santa Cruz. Genèse et déclin de l'autonomisme
institutionnel en Bolivie», Evo Morales ou le malentendu
bolivien, Editions Nuvis, 2017.
326 Paula Peña Hasbun, Gutavo Pinto
Mosqueira, Daniel Armando et enseignants.
327 Entretien avec Piedades Parada, Enseignante
de 6ème à l'école publique Warnes, 26 avril 2017, Santa
Cruz.
328 Entretien avec Gustavo Pinto, historien
et philosophe ayant proposé des curriculum régionalisés.
Jeudi 13 avril à la chaire d'histoire et le mercredi 19 avril 2017,
Santa Cruz.
329 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Bases para la
escuela y educación en el oriente boliviano, Landivar S.R.L. Santa Cruz
de la Sierra, 2004 : « el colonialismo cultural andino »
74
l'enseignement de l'histoire cruceña dans les
écoles et les universités de la ville. En effet, elle regrette
que « les étudiants ne connaissent rien de l'histoire de Santa Cruz
après toute une scolarité et une formation universitaire en
histoire330. ». Plus encore, elle fait partie de ces
intellectuels qui produisent du matériel de vulgarisation sur l'histoire
régionale aux enseignants du département. Elle a ainsi
publié, grâce à la coopération de la mairie de Santa
Cruz, deux petites brochures sur l'histoire de la ville, destinées aux
enfants cruceños. Ces brochures sont illustrées par des
dessins mettant en scène le progrès de la ville et de la
technologie apportée par des Européens et appliquée par
des métis. Face à cela, des indiens s'enfuient en lâchant
leurs arcs et flèches331. Ces dessins sont assez
représentatifs de l'éloge de la modernisation par la colonisation
européenne et de la dépréciation des indigènes,
idées fortement présentes à Santa Cruz332. Elle
a aussi distribué des CD présentant la situation et l'histoire
guarani pour les enseignants ruraux du département. Finalement, son
opposition à La Paz lui fait paradoxalement participer à la loi
ASEP en produisant du contenu sur l'histoire locale, comme le préconise
cette loi. Cependant, selon Paula Peña, l'histoire enseignée en
Bolivie est partout la même. Elle dénonce le mensonge de la
réforme de 2010 qui idéologise, qui « indigénise
» mais qui ne régionalise pas333.
Daniel Armando Pasquier Rivero quant à lui, est
psychologue et directeur de l'école privée Santo Tomas de
Aquino. Cet homme dirige un établissement pour les enfants de
classe sociale très aisées334, dans lequel une
histoire régionale est enseignée en cours supplémentaire.
Lors d'un long entretien, Daniel Armando Pasquier Rivero s'est
présenté comme un autonomiste qui dénonce la «
colonisation andine »335 . Son raisonnement « anti-colla
» est extrême, allant jusqu'à comparer
l'ethnocentrisme des andins au régime nazi336. Il existe chez
certains de ces intellectuels une forme de racisme, pas seulement de blanc
envers les indigènes, car ils sont souvent blancs (comme souvent
à La Paz également), mais surtout contre les collas. Ce
notable cruceño regrette le nouvel État plurinational
qui donne le titre d'autonomie au département mais qui, dans les faits,
centralise de plus en plus les pouvoirs. Face au contrôle étatique
très fort sur le programme enseigné dans son
établissement, il est obligé de le faire sur son temps libre.
Afin de contourner ces contraintes, il a fondé une ONG, qui reste
malgré tout surveillée par l'État, mais plus libre que son
établissement scolaire. Cette ONG, l'ICEES337, regroupe des
intellectuels de Santa Cruz, opposé au MAS338. Entre autres
publications, l'ICEES produit des textes qui visent à combler les
manques des textes officiels, c'est à dire l'histoire locale. L'ICEES
propose des cours gratuitement aux étudiants et écoliers qui le
souhaitent à son établissement. Il estime que l'histoire est
instrumentalisée et biaisée par un point de vue
andinocentré. Selon lui, « la mission de l'histoire est de mieux
coexister dans une société.339».
Dans son école, certains enseignants d'histoire ne
cachent pas leur opposition à Evo. L'un d'entre eux qualifie cette
réforme de régression de l'histoire, dénonçant le
manque de scientificité dans la discipline historique de l'État
bolivien, qui republie des articles trop vieux, ne portant de
l'intérêt que
330 Entretien avec Paula Peña Hasbun, historienne et
archiviste et directrice du musée d'histoire de Santa Cruz. Vendredi 7
avril 2017, Santa Cruz.
331PEÑA Paula et LANDIVAR Jorge, La
fundacion de Santa Cruz, Rolando Nunez N, Santa Cruz de la Sierra, 2016.et
PEÑA Paula et LANDIVAR Jorge, Siempre libres, cruceños
seamos!, Rolando Nunez N, Santa Cruz de la Sierra, 2016.
332 ROLLAND Denis, Pour comprendre la Bolivie d'Evo Morales,
Paris, Harmattan, 2007.
333 Entretien avec Paula Peña.
334 Le prix mensuel est de 1400 bolivianos, soit environ 170
euros, une somme conséquente pour la Bolivie dont le revenu mensuel
minimum est de 1440 bolivianos en 2018 (INE).
335 Entretien avec Daniel Armando Pasquier Rivero, directeur
de l'école privée Santo Tomas de Aquino lundi 10 avril 2017,
Santa Cruz.
336 Ibid.
337 Instituto de Ciencia, Economía, Educación y
Salud
338 L'IPEES se présente en ces termes sur son site :
http://www.icees.org.bo/quienes-somos/
:« Nuestro propósito es aglutinar emprendedores intelectuales que
compartan la visión de conformar una sociedad de individuos libres y
responsables, basada en el respeto a las libertades del ser humano dentro del
contexto de un gobierno limitado a la protección de la vida...»
339 Entretien avec Daniel Armando Pasquier Rivero, : « la
mision de la ensenanza de la historia es de convivir mejoraremente en una
sociedad»
75
pour le soutien à l'idéologie du Mas que peut
apporter un article scientifique. Cet enseignant donne un enseignement
clairement opposé au gouvernement, comme le montre la une d'un journal
affiché dans la classe, où Evo demande aux écoles
d'enseigner Hugo Chavez. Ce journal doit dénoncer « l'abrutissement
de l'histoire par le MAS 340».
Il est intéressant de constater une grande
différence entre les intellectuels paceños et
cruceños. A La Paz, les intellectuels, majoritairement blancs
et métisses étaient très abordables, réalisant des
entretiens dans des cafés ou a leurs domiciles ou à leurs bureaux
qui étaient sobres. Ils présentaient tous une bien-pensance
à l'égard des indigènes et des politiques visant à
les valoriser. A Santa Cruz en revanche, les intellectuels, majoritairement
blancs, étaient bien plus protocolaire, affichant fièrement un
mode de vie très occidental en affichant leur statut et leur richesse.
Et la relation avec les politiques indianistes et même avec les
indigènes était tout autre. Ainsi, Paula Peña recevait les
visites dans un gigantesque bureau avec salon dans le Musée d'histoire
au style colonial. Elle bénéficiait des services d'une
secrétaire sans doute indigène a qui elle s'adressait de
manière autoritaire. La hiérarchisation sociale et ethnique
était très visible. Ces différences sont
révélatrice des différences de mentalités entre les
intellectuels paceños et cruceños, qui peuvent
expliquer l'incompréhension et l'absence de collaboration qui
règne entre les uns et les autres.
Un autre intellectuel cruceño actif dans la
valorisation de l'Orient par l'enseignement de l'Histoire est l'auteur
évoqué précédemment, Gustavo Pinto Mosquiera. Lors
de plusieurs entretiens, celui-ci s'est présenté comme un fervent
défenseur de la culture camba, il dénonce «
l'indigénisation » de la société bolivienne et le
manque de reconnaissance de l'identité métisse. Il a
constitué des propositions de programmes régionalisés pour
Santa Cruz qu'il a soumis à l'examen des autorités
gouvernementales. Ces projets furent rejetés, du fait de la
volonté de ne pas appliquer l'éducation
régionalisée selon lui. Cependant, il est intéressant de
constater qu'il adopte le même ethnocentrisme et égocentrisme que
les programmes officiels, cette fois ci sur la culture de l'Orient. Dans ces
propositions de programmes régionalisés, il y a très peu
de sujets qui portent sur une autre partie de la Bolivie, recréant la
situation inversée d'une culture dominante (ici les cambas), et
les autres. Les contenus qui sont présentés comme nationaux,
comme la Guerre du Pacifique, sont étudiés dans la
catégorie « histoire andine », faisant ainsi deux histoires
distinctes, sans réels liens341 . L'histoire proposée
par cet intellectuel ressemble à un programme d'un Orient autonome, il
ne correspond pas ni à l'idéologie de la loi 1565 et encore moins
à celle de la loi ASEP. Il n'est donc pas étonnant que ce projet
soit refusé, surtout dans le contexte récent de la censure et de
la répression des courants et pensées autonomistes.
Outre ces travaux, il récolte actuellement des fonds
pour créer une école populaire officieuse afin d'enseigner
l'histoire régionale dans les quartiers pauvres. Il veut que tous les
Boliviens prennent conscience de l'andinisation imposée dans tout le
pays depuis les projets unificateurs du début du XXème
siècle342. Il ne rejette pas tous les aspects de la
réforme, notamment pour ce qui est de l'étude des connaissances
indigènes. Sur ce point, il se différencie des discours des
enseignants urbains qui voient en la réforme une
régression343.
Ainsi, l'analyse des productions d'histoire ou de programmes
régionalisés révèle qu'ils sont construits dans
l'opposition politique au MAS et au monde andin. Ces documents se
révèlent tout aussi tout aussi peu interdépartementaux que
les contenus proposés par La Paz, il s'agit d'une histoire partisane qui
promeut la supériorité des orientaux sur les occidentaux. Ces
projets se positionnent plus ou moins en rupture avec le projet éducatif
de la loi ASEP et avec l'État bolivien ce qui révèle les
différents degrés de radicalité de ces intellectuels. En
effet, certains demandes un plus grand fédéralisme comme Paula
Peña ou Daniel Armando et d'autres revendique encore une autonomie
340 Entretien avec un Enseignant d'histoire en secondaire de
l'école Santo Tomas de Aquino. Le mardi 11 avril 2017, Santa Cruz.
341 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Educacion y Curriculo Escolar
para Gobiernos Departementales Autonomos en el Oriente Boliviano, UNION, Santa
Cruz de la Sierra, 2006.
342 Entretien avec Gustavo Pinto, historien et philosophe
ayant proposé des curriculum régionalisés. 19 avril 2017,
Santa Cruz.
343 Ibid.
76
comme Gustavo Pinto.
Désormais, après la répression politique
de 2009, l'élite cruceña autonomiste étant
muselée dans la sphère politique, ils continuent leur lutte par
l'éducation et la transformation des consciences. L'enseignement de
l'histoire locale est un outil qui permet de dénoncer
l'impérialisme andin dans l'Orient. Bien que l'État contingente
ces écrits et propositions en refusant de les accepter comme programmes
régionalisés et en les présentant comme racistes et
oligarchiques, les intellectuels cruceños trouvent des
manières officieuses pour diffuser leurs idéaux. Quoiqu'il en
soit, ces travaux permettent le développement d'une histoire locale et
une meilleure connaissance des orientaux sur leur histoire régionale,
notamment grâce à Paula Peña Hasbun.
L'Orient et Santa Cruz de la Sierra forment un monde bien
différent du reste du pays. Il forme une autre Bolivie, une Bolivie
oubliée et sous représentée344. Après
avoir souffert d'un manque de reconnaissance sous les projets politiques et
éducatifs unificateurs du MNR, L'Orient avait réussi à
coopérer et à trouver sa place dans les gouvernements
néolibéraux des années 1990, au point de se plaire dans la
réforme de 1994. Mais les bouleversements des années 2000 ont
totalement rompu les rapports entre l'Orient et le monde andin. Après la
crise de 2005 à 2009 entre ces deux mondes, Evo Morales crée
l'État Plurinational de Bolivie. Ce faisant, il répond
officiellement aux demandes d'autonomies en donnant le statut d'autonomies aux
9 gouvernements départementaux. Un an plus tard, le gouvernement
déploie sa nouvelle loi éducative, la loi ASEP, qui là
aussi est censée répondre aux demandes de régionalisation,
ici de l'éducation. Cependant, ces efforts politiques et
éducatifs sont dans les faits inexistants, les départements
soi-disant autonomes de l'Orient ont bien moins de pouvoir que
précédemment, et le clientélisme et le positionnement des
masistes permettent au MAS de contrôler effectivement
l'Orient345. Les entretiens avec les intellectuels de l'Orient
opposés au MAS346 révèlent une situation
où les propositions de programmes régionalisés sont
systématiquement refusées. Les enseignants qui sont censés
constituer leur matériel pour l'histoire locale, n'ont pas le temps ni
pour le concevoir, ni pour l'enseigner, le tronc commun étant trop
lourd. Ainsi, le gouvernement bolivien contrôle la politique et
l'éducation de Santa Cruz, il y projette un enseignement
andinocentré, nationaliste, qui crée une identité avant
tout bolivienne. L'enseignement de l'histoire permet aussi de propager les
idéaux des syndicats indigènes ruraux et de les insérer
dans un processus historique national long. Cependant, cette éducation
si exogène à Santa Cruz s'applique de bien différentes
manières selon les contextes.
Chapitre II : L'application de la loi 070 : un
contenu andin et indigène dans la capitale de l'Orient.
Les raisonnements sur l'éducation scolaire à
Santa Cruz développés dans cette partie sont basés sur des
observations de leçons de 5ème et de
6ème année de primaire dans quatre
établissements cruceños. Ils sont aussi le fruit
d'entretiens avec les directeurs, les enseignants et les élèves
durant le mois d'Avril 2017. Ici, il sera toujours question du cas des
écoles de Santa Cruz de la Sierra. Mes observations se sont
concentrées sur les classes de 5ème et de 6ème de
primaire. En effet, l'histoire n'est abordée que vaguement qu'à
partir de la classe de 3ème, puis elle disparaît des
344 PEÑA HASBUN Paula, La construcción de la
identidad cruceña. Le Monde diplomatique. Número 13,
2003.
345 BOULANGER Philippe, «Le Comité Pro Santa Cruz.
Genèse et déclin de l'autonomisme institutionnel en
Bolivie», Evo Morales ou le malentendu bolivien, Editions Nuvis,
2017.
346 Gustavo Pinto, Paula Peña et Daniel Armando
Pasquier.
77
programmes en 4ème. Les classes de 5ème et
6ème sont donc les années qui présentent le plus de
contenus historiques pour le primaire347.
En Bolivie, il existe trois types d'écoles, les
écoles publiques, les écoles privées et les écoles
religieuses. Les situations dans ces établissements sont
extrêmement différentes, ce qui rend compte de la
difficulté de parler de l'école en Bolivie. C'est pour cette
raison que j'ai essayé de mener des observations dans les trois types
d'écoles du 25 avril au 5 mai à Santa Cruz de la Sierra. Pour
réaliser mes observations aux seins des écoles
cruceñas, il m'a fallu obtenir une autorisation
nécessaire auprès de la direction éducative
départementale de Santa Cruz et auprès des directeurs et
directrices qui m'ont finalement accordé quelques créneaux.
L'école publique coronel Igniaco Warnes se
trouve dans le centre de Santa Cruz de la Sierra, dans une très ancienne
demeure cruceña de la rue Pari. L'autre école
publique observée, l'école Jose Manuel Mercado se trouve à
la limite du centre-ville, dans un quartier plus défavorisé, sur
la rue Santa Barbara. L'observation de ces écoles me permit
d'observer l'influence du niveau de vie du quartier sur deux écoles
publiques. J'ai eu plusieurs occasions de mener des observations dans
l'école coronel Igniaco Warnes. Le mardi 25 avril, j'ai
assisté à une leçon de 6ème de communication et
langage ayant comme thème l'apprentissage de la langue indigène
guarani. Le mercredi 3 mai, après plusieurs tentatives infructueuses, je
fus accepté de nouveau pour une leçon de sciences sociales des
6èmes sur l'histoire républicaine de la Bolivie, notamment
à travers les vies de Simon Bolivar et d'Antonio Jose de Sucre.
L'enseignante de cette classe, Piedades Parada, s'est
révélée très coopérative, ce qui a abouti
à des entretiens semi-dirigés mais aussi libres avec cette
dernière, lors des observations mais aussi en dehors de l'école
lors d'une visite de sa famille au village de Porongo. Dès la
première leçon, j'eus l'occasion de mener un entretien
dirigé avec les enfants de cette classe. Les questions furent les
suivantes :
- Quels peuples indigènes de Bolivie connaissez-vous ?
- Que connaissez-vous du monde rural ?
- Y a-t-il des enfants originaires de la campagne parmi vous ?
-Que préférez-vous, la campagne ou la ville ?
- Êtes-vous déjà allé à La Paz
?
Le directeur de l'école publique Jose Manuel Mercado
s'est montré très peu coopératif. Il ne m'accorda qu'une
journée d'observation, le mardi 2 mai, durant laquelle j'eus
l'opportunité d'observer un cours de science sociale de la classe de
5ème sur l'économie bolivienne puis d'un cours de science sociale
de la classe de 6ème sur les seigneuries aymaras. Si l'enseignante de
5ème fut très loquace, ce ne fut pas le cas de celle de
6ème avec qui je ne suis pas parvenu à mener un entretien.
Finalement cette journée s'est achevée par la réalisation
d'un acte civique pour la fête du travail.
L'accès à l'école privée
Cristo Rey ne fut pas aisée à atteindre, du fait de sa
grande infrastructure et de son service d'accueil qui rend la directrice ou les
enseignants inaccessibles depuis l'entrée, contrairement aux autres
écoles. Mais une fois les démarches effectuées, la
directrice s'est avérée être la plus coopératrice,
et de loin. Ainsi, elle me permit d'assister à trois leçons de
6èmes avec l'enseignante Norma Josas. Le jeudi 27 avril pour une
leçon sur les premiers villages en Bolivie, puis, le mardi 2 mai pour
une leçon sur Tiwanaku et avec une autre classe sur l'Empire Incas. Une
enseignante de 5ème m'a aussi accueilli pour une leçon de
5ème en salle informatique sur les indigènes es terres basses, le
vendredi 28 avril.
L'observation de l'école religieuse Fe y Alegria,
située en dehors du centre-ville, fut réduite à la
journée du 4 mai, durant laquelle se déroulait une journée
d'exposition de travaux réalisés par les enfants sur la
présentation de la région de Santa Cruz. Cette journée fut
l'occasion d'avoir des entretiens semi dirigés avec l'enseignante et un
entretien dirigé avec les enfants afin de les interroger sur certains
points.
347 Minisiterio de Educacion, Curriculo base de educacion
regular, La Paz, 2012.
78
Connaissez-vous La Paz ?
Connaissez-vous des indigènes ?
Qu'est ce qui les différencie des autres Boliviens ?
Quelles figures historiques connaissez-vous ?
Quelle est la date de l'indépendance de la Bolivie ? De
Santa Cruz ? De la Guerre du Pacifique ?
Enfin, lors de la visite avec l'enseignante Piedades Parada du
village de Porongo, dans la campagne proche de Santa Cruz de la Sierra, j'ai
bénéficié de la présence d'un local, le neveu de
Piedades Parada, pour observer de manière informelle l'école Hugo
Banzer et pour mener un entretien avec le directeur de cette école.
II-A/ Un enseignement historique aux objectifs
différents selon la nature des écoles : la création d'une
identité sociale.
Dans cette ville, les écoles publiques disposent dans
la plupart des cas de locaux certes rudimentaires mais corrects. Les
écoles du centre-ville sont situées dans d'anciennes
propriétés possédant une cour fermée servant
à la récréation. Bon nombre d'intellectuels travaillant
sur l'éducation en Bolivie, qu'ils soient de La Paz comme de Santa Cruz,
s'accordent pour dire que la qualité de l'éducation dans les
écoles publiques est lamentable348. L'observation de
l'école Coronel Igniaco Warnes et de l'école Jose Manuel Mercado
confirme malheureusement ce constat. Quatre problématiques principales
apparaissent rapidement. En premier lieu, le manque de formation des
enseignants. De manière générale, les enseignants ne
connaissent pas très bien ce qu'ils enseignent de telle sorte que leur
fonction se réduit souvent à dicter le contenu des manuels de
La Hoguera ou d'El Pauro, manuels majoritairement
présents dans les écoles publiques de Santa Cruz349.
L'observation des leçons de 5eme et de 6eme à l'école Jose
Manuel Mercado se réduisaient à la lecture du manuel par les
enseignantes350. La formation obligatoire du PROFOCOM,
censée former les enseignants pour appliquer convenablement la nouvelle
réforme, est jugée comme insuffisante par de nombreuses
personnes351. D'après ces dernières, la formation du
PROFOCOM explique comment les enseignants doivent transmettre
l'idéologie du MAS à travers l'enseignement scolaire, elle donne
aussi une méthodologie de notation qui se veut totale, avec les quatre
dimensions du ser, saber, hacer, decidir. Néanmoins, cette
formation ne semble pas fournir les connaissances nécessaires aux
enseignants pour maîtriser les contenus historiques enseignés.
Cependant, les cas varient selon les enseignants, Piedades Parada par exemple,
enseignante d'une classe de 6eme à l'école Igniaco Warne,
s'intéresse particulièrement à l'histoire et appuie
les leçons d'histoire de ses propres connaissances, à l'aide
d'analogies et d'anecdotes352. Néanmoins, cette
dernière n'a reçu aucune formation en pédagogie. Ce
dernier point permet de souligner le deuxième grand problème
présent dans ces écoles publiques : l'abandon des enseignants.
Ceux-ci sont désabusés, ils sont tous exténués, si
la plupart disent avoir choisis ce métier par vocation, ils avouent
volontiers ne plus être satisfait dans leur profession353.
Leur attitude envers les enfants est souvent agressive, n'hésitant pas a
dénigrer ouvertement les
348 Entretiens avec Carolina Loureiro, Paula Peña Hasbun,
Monica Sahonero, 2017.
349 Entretien avec Edgar Lora Gumiel, Assesseur
Pédagogique et Gustavo Lora V. Coordinateur d'édition technique
La Hoguera, lundi 10 avril 2017, Santa Cruz et observations dans les
écoles Coronel Igniaco Warnes et Jose Manuel Mercado
350 Mardi 2 mai 2017 : école Jose Manuel Mercado , classe
de 5ème.
351 Paula Peña Hasbun, Marianela Soux, Isabelle Combes
enseignants, 2017.
352 Entretiens et observations de Norma Josas, enseignante
à l'école privée Cristo Rey, mardi 2 mai 2017, Santa
Cruz.
353 Entretiens avec Piedades Parada et l'enseignante de
5ème de l'école Mercado.
79
enfants turbulents354. Ce problème est
fortement lié avec le troisième : le problème de la
discipline. Les élèves sont très indisciplinés,
surtout les garçons, ce qui empêche dans la plupart des cas un
déroulement efficace du cours355. Les enseignants sont
obligés de couper la leçon constamment afin d'obtenir un semblant
de silence. La récréation et les actes civiques constituent une
explosion de violences et d'agitations, qui ne sont même pas
encadrées par les enseignants356 . Ce manque de discipline
s'explique par le dernier problème majeur des écoles primaires,
le manque d'investissement des parents. Les populations qui fréquentent
ces établissements sont avant tout des populations pauvres. Le taux
d'absentéisme, du fait du travail infantile, est très fort et les
parents ne font absolument pas de l'éducation une
priorité357 . Ceux-ci, souvent eux-mêmes peu
éduqués, sont dépassés par les connaissances de
leurs enfants assez rapidement, et ils ne peuvent et ne veulent les aider pour
la réalisation de leurs devoirs. De ce fait, le travail avance
très lentement et les résultats aux examens sont
catastrophiques358. De plus, selon enseignants
interrogés359, un problème provoqué par le
manque d'intérêt pour la scolarisation et parfois même pour
la vie de leurs enfants est le manque d'éducation parentale. Cet
élément est fortement critiqué par les enseignants qui
dénoncent le laxisme grandissant de l'éducation parentale en
Bolivie.
Les enfants de ces écoles sont d'origines
variées, la plupart viennent de Santa Cruz mais certains sont
originaires de la campagne, la plupart sont métisses ou
indigènes. Face à la pauvreté de ces enfants et pour les
encourager à venir à l'école, le gouvernement autonome de
Santa Cruz distribue dans tous les établissements publics des rations
alimentaires depuis 2013. Cela évite ainsi que certains enfants ne
mangent pas de la journée360.
Dans ces établissements, l'enseignement de l'histoire
est comme partout celui de La Hoguera ou de El Pauro, les élèves
apprennent donc l'histoire des Aymaras, de l'Empire Inca, de
Tiwanaku361. La plupart des enseignants n'ont pas la volonté
ou les compétences pour fournir un travail supplémentaire
nécessaire à la réalisation d'une éducation sur
l'histoire régionale362. L'histoire ici a avant tout pour
fonction la promotion du nationalisme chez les enfants. Les classes sont
décorées par des affiches sur « El dia del Mar
» ou encore sur les présidents boliviens. Pour le jour du
travail, le 2 mai, un acte civique se déroule dans la cour de
l'école Mercado, devant le drapeau, les élèves
dans leur semblant d'uniforme et maintenu tant bien que mal en rang, entonnent
l'hymne national363 . Les chants patriotiques et les cours sur les
thèmes du travail ou encore des investissements de l'état,
soulignent bien cette éducation au service du nationalisme.
L'enseignement historique vante les valeurs du travail et du service à
la nation, l'école publique forme des travailleurs, des ouvriers. En
effet, a discipline de science sociale, dans laquelle l'histoire est
enseignée, prend souvent un point de vue économique. Les
thèmes historiques sont abordés sous cet angle. Les enfants
étudient les modèles de production des Aymaras, des Incas, et que
c'était bien cette organisation productive qui en faisait des grandes
civilisations. Le moment de la prière à l'ouverture du cours et
du chant de l'hymne sont les seuls deux moments où les
élèves sont respectueux364, ce qui est
révélateur de l'importance donnée aux symboles nationaux.
Dans ces écoles, les enseignants transmettent une histoire nationaliste,
et au contenu majoritairement andin.
354 Observations Mardi 2 mai 2017 : école Mercado : 5eme
et Mercredi 3 mai 2017 : ecole Igniaco Warnes,
355 Entretiens et observations avec l'enseignante du Mardi 2
mai 2017 : école Mercado : 5eme et avec Piedades Parada , le Mardi 25
avril 2017, école colonel Igniaco Warnes
356 Observations Mardi 2 mai 2017 : école Mercado : 5eme
(économie Bolivie)et 6eme ( seigneuries aymaras) puis acte civique.
357 Entretiens avec l'enseignantes du 5eme de l'école
Mercado et avec Piedades Parada, enseignante de 6eme à l'école
Igniaco Warnes, 2017.
358 Observations Mercredi 3 mai 2017 : ecole Igniaco Warnes, 6eme
science sociale: république.
359 Entretiens avec les enseignants de 6eme des écoles
Mercado et de 5eme et 6 eme de Igniaco Warnes.
360 Observations Mardi 2 mai 2017 : école Jose Manuel
Mercado , classe de 6ème.
361 Manuels et programmes, et entretiens et observations des
leçons de science sociales dans les écoles Mercado et Igniaco
Warnes, 2017.
362 Entretien avec Piedades Parada, Enseignante de 6ème
à l'école publique Warnes, mercredi 26 avril 2017, Santa Cruz.
363 Observations Mardi 2 mai 2017 : école Mercado
364 Ibid.
80
Les écoles privées, bien qu'ils recouvrent des
réalités très diversifiées, présentent de
manière générale, des situations bien plus propices
à l'éducation des élèves. L'école Cristo
Rey figure parmi les meilleurs établissements de Santa Cruz de la
Sierra. Il dispose d'une grande infrastructure moderne, à la limite du
centre-ville. Il s'agit d'un établissement fréquenté par
les classes aisées. L'école dispose de tout ce qu'il y a de plus
moderne dont une salle d'ordinateurs. Chaque élève possède
son manuel de Santillana et bien d'autres objets personnels
révélateurs du niveau de richesse grandement supérieur
à celui des élèves du public365. Ici, les
enseignants sont choisis pour leur compétence, ils sont très bien
formés et viennent souvent eux même de milieux aisés. Bien
que les parents ne participent guère plus que dans les écoles
publiques366, ils donnent de l'importance à
l'éducation et les enfants sont bien plus rigoureux. De même ils
sont bien plus disciplinés367. Le rapport de domination entre
les enfants et les élèves est mis en avant par une estrade dans
toutes les classes qui positionnent les enseignants au-dessus des
élèves368. Les élèves étant
investis, la discipline passe par des pertes de points dans le système
de notation qui s'applique continuellement. Les cours sont construits et
particulièrement participatifs, notamment grâce à des
travaux de groupes et à des activités conçus par les
enseignants369.
L'enseignement de l'histoire est ici axé sur
l'enseignement moral. Les enseignements sont réfléchis lors de
réunions entre les enseignants. Le collège Cristo Rey
apparaît comme un établissement transmettant une culture
internationale et andine. Le collège s'évertue à respecter
l'application de la réforme de 2010370. Ainsi, lorsqu'on
interroge les enfants sur leurs connaissances sur les autres
départements et sur le reste du monde, il apparaît que les
élèves d'écoles publiques connaissent bien les coutumes et
productions des départements boliviens tandis que les
élèves d'écoles privées en savent bien plus sur le
reste du monde, sur La France, les États-Unis et connaissent bien
l'histoire nationale andine371. Plus encore, ces enfants ont
conscience de connaître plus la culture et l'histoire andine que celles
de Santa Cruz. Ce collège suit à la lettre les directives
gouvernementales, il vise à former des élites
intégrées dans le nouvel État plurinational Bolivien.
Cette fois les enseignants ont les capacités pour proposer un contenu
régionalisé, mais ce n'est pas la politique de leur
établissement et cette thématique semblait déranger
l'enseignante Norma Josas372.
Les établissements religieux enfin, fondent le
fonctionnement de leurs écoles sur la coopération des parents
d'élèves dans l'éducation et la vie de l'école. Il
s'agit d'écoles à faible coût d'inscription mais où
les parents sont souvent sollicités pour financer ou travailler pour
l'école ou avec les enfants. Et cette participation est effective, de
telle manière qu'ils sont parfois évacués de
l'école car trop nombreux. Les écoles religieuses fonctionnent
grâce aux financements et aides de l'Église, de l'État et
des parents. Les moyens de ces écoles sont rudimentaires mais les
enseignants comme les élèves sont très volontaires.
L'école Fe y Alegria de Santa Cruz appartient à la
confédération du même nom. Cette école est un cas un
peu particulier puisqu'elle fait partie des écoles qui avaient
expérimenté la régionalisation du contenu des sciences
sociales après la loi 1565 et qui ont inspiré la réforme
de 2010373. Dans cette école, la culture cruceña
était mise à l'honneur, les élèves connaissant
très bien leur ville et leur département. Plus encore, la
gastronomie, les coutumes et tenues traditionnelles cambas sont
connus. Des affiches et maquettes ayant même étaient
réalisés sur ce sujet. Seulement, une fois encore, les
connaissances en sciences sociales sont centrées sur
l'économie374. De manière
365 Observations Cristo Rey, avril 2017.
366 Entretiens avec Paula Peña Hasbun,
historienne et archiviste et directrice du musée d'histoire de Santa
Cruz. avril 2017, Santa Cruz.
367Observations Cristo Rey, avril
2017.
368 Ibid.
369 Ibid.
370 Entretien avec Norma Josas, enseignante
à l'école privée Cristo Rey, mardi 2 mai 2017, Santa
Cruz.
371 Observations et entretien dirigé,
Jeudi 27 avril 2017: Cristo Rey : 6ème
372 Entretien avec Norma Josas, enseignante
à l'école privée Cristo Rey, mardi 2 mai 2017, Santa
Cruz.
373 Entretien avec l'enseignante de 6 eme et
avec la directrice de Fe y Alegria, Jeudi 4 mai 2017.
374 Observations Jeudi 4 mai 2017: Fe y
Alegria
81
générale, les enseignants de tous types
d'écoles dressent un portrait très positif de ces
établissements.
Cet établissement promeut la place de première
importance de Santa Cruz dans la région. Ici les enfants ne connaissent
guère la diversité ethnique de leur pays, associant les pauvres
aux indigènes, mais ils connaissent bien l'histoire nationale, surtout
l'histoire républicaine375. Si le cas de l'école de
Fe y Alegria est un cas particulier, il permet tout de même de
constater une alternative intéressante pour les populations
précaires et les classes moyennes à l'école
publique376.
Les moyens à disposition, la formation des enseignants
et l'orientation donnée à l'éducation font des
différents types d'écoles des reproducteurs de classes sociales.
En effet, l'école publique fréquentée par les populations
pauvres n'offrent pas de réelle possibilité d'ascension sociale,
elle n'est pas une priorité ni pour les parents ni pour les enfants.
Cette éducation populaire se développe dans un encadrement
nationaliste andin. Pour ce qui est des écoles privées, il faut
distinguer les écoles privées élitistes des écoles
privées très abordables qui présentent des situations
similaires à celle des écoles publiques. Les premières
offrent une qualité d'éducation incomparable avec celle des
écoles publiques. Les écoles privées élitistes
dotent les enfants aisés des outils nécessaires pour se
développer dans les sphères élitistes, que ce soit les
élites nationales avec l'école Cristo Rey ou les élites
régionales avec l'école San Thomas de Aquino. Mais dans tous les
cas, ces établissements propagent le contenu andinocentré
élaboré par le gouvernement bolivien. Finalement, l'école
de Fe y Alegria est un exemple un peu particulier d'une école
rattachée à une grande organisation très populaire en
Amérique du Sud et qui détient une certaine liberté. Cette
école expérimentale révèle cependant l'échec
de diffuser des connaissances locales, nationales tout en respectant le projet
d'interculturalité et d'intraculturilatié de la loi 070.
Néanmoins, l'école religieuse, de convenio semble la
plus apte à faire de l'école un outil capable de créer de
la mobilité entre les classes sociales. Cela révèle que le
problème réside dans l'importance donnée à
l'éducation, à la fois des parents qui
déconsidèrent l'éducation, notamment à cause du
discours gouvernemental qui prône « l'école de la vie
377» et à la fois des enseignants qui sont
déconsidérés et payés insuffisamment par
l'Etat378.L'école qui est souhaitée
révolutionnaire et décolonisatrice par la réforme de 2010
reste dans les faits une école conservatrice qui reproduit les
inégalités sociales.
375 L'histoire républicaine s'étend de 1825
à 2010.
376 Observations Jeudi 4 mai 2017: Fe y Alegria
377 Código de la infancia y la adolescencia Ley N° 548,
Capítulo VI : Ley sobre el trabajo infantil, La Paz, 2014. en Bolivia :
Evo Morales encourage les enfants à travailler dès l'âge de
dix ans.
378 Enseignants, Monica Sahoneno, Weimar Ino
et KOHL, Mira. La Historia y la Educación: El Fomento
de una Identidad Nacional. Independent Study Project (ISP) Collection.
1 avril 2009.
82
II-B/ Les enseignants, premiers acteurs de la transmission
de l'histoire.
Bien que peu d'enseignants ne possèdent le temps et les
capacités nécessaires à la réalisation d'un support
pour l'histoire locale, certains parviennent a acheter ou consulter des sources
afin de se construire une connaissance de l'histoire locale. Il s'agit avant
tout de faire apprendre aux enfants les symboles majeurs de leur lieu de
vie379. L'enseignante Piedades Pareja de l'école publique
Ignacio Warnes s'intéresse particulièrement à l'histoire
de Santa Cruz. Elle s'appuie sur plusieurs ouvrages380 qu'elle a
achetés avec son propre argent.
Illustration 15: L'apprentissage des symboles
régionaux en guise d'histoire locale.
Cette page d'un cahier d'un élève de 6eme de
l'école publique coronel Ignacio Warnes concentre les connaissances
acquises par les élèves sur l'histoire locale. Cette
dernière se réduit aux symboles de la ville : le drapeau et au
blason ainsi que la date de fondation et le nom du fondateur de Santa Cruz de
la Siera. Ecole coronel Ignacio Warnes, 2017 (Photo : Saint-Martin).
Piededad Pareja est plus intellectualisée que bon nombre
de ces confrères, sans doute du fait de ses origines relativement
aisées qu'elle aime mettre en avant381.
379 Voir illustration n°15.
380 Grupo Editorial La Hoguera, 450 anos de Santa Cruz de la
Sierra, la fundacion en la llanura : Santa Cruz de la Sierra, 2011. Atlas del
estado plurinacional de Bolivia, Historia de Bolivia.
PARRAGA Jose, ARAKAE, La historia crucena que nunca te
contaron... ! Santa Cruz, 2016.
PARRAGA Jose, Canoto y yo, Historia Crucena para ninos y jovenes,
Santa Cruz, 2017.
381 Entretiens avec Piedades Parada, Enseignante de 6ème
à l'école publique Warnes, avril 2017, Santa Cruz.
83
Cependant, la production de contenu historique par les
enseignants ou par des intellectuels est très difficile à
contrôler par l'État. Ainsi, certains enseignants relatent une
histoire favorable au régime Nazi, ou encore traitant
d'extraterrestres382. Cette mesure représente donc une vraie
menace pour la qualité de l'enseignement de l'histoire. De
manière moins exceptionnelle, les enseignants créent leur
enseignement à l'histoire locale selon leurs convictions. Ainsi,
certains enseignants cruceños s'inspirent des travaux de
Gustavo Pinto qui érige le libérateur de Santa Cruz, Andres
Ibanez, en héro fédéraliste383. Mais certains
travaux diffusent une histoire qui prône la supériorité
d'une ethnie sur les autres. C'est le cas notamment des nombreux travaux de
l'enseignant aymara Fidel Rodriguez qui essaye de démontrer la
supériorité aymara et quechua en ancrant son histoire dans une
grande histoire de l'humanité, à l'aide d'un syncrétisme
entre la culture andine et la religion chrétienne.
Illustration 16: Le difficile contrôle de la
production de contenu historique.
Le professeur aymara Fidel Rodriguez a produit une dizaine
de DVD qui démontrent en quoi l'histoire andine s'ancre dans l'histoire
de la Bible et de l'humanité, grâce aux mathématiques,
à la géographie et à l'histoire. Ces productions sont
révélatrices du danger de révisionnisme historique non
contrôlée face à la loi 070.
Musée d'histoire de Santa Cruz, 2017 (Photo :
Saint-Martin).
Outre le manque de connaissance et la qualité relative des
livres d'histoire régionales, les autorités
382 Entretien avec un conseillé
présidentiel ayant souhaité rester anonyme.
383 PINTO MOSQUEIRA Gustavo, Andres Ibanez,
heroe cruceno libertario federalista, Santa Cruz, 2018.
84
disposent de moyens de contrôle pour surveiller
l'application de la réforme et du contenu du tronc commun dans les
écoles. Par le biais d'un clientélisme et de distribution des
postes de directeurs d'école religieuses et publiques à des
partisans du MAS par le ministère de l'éducation tous les trois
ans384. Les enseignants doivent faire des rapports réguliers
à ces derniers, afin de rendre compte de l'avancement dans le programme
et le respect de celui-ci385 . Dans les établissements
privés, les directeurs sont certes embauchés par les actionnaires
ou propriétaires, mais ces établissements sont sous le
contrôle de l'État via une résolution ministérielle
qui ne peut être obtenu qu'à la suite d'inspection par le
ministère de l'éducation. Cependant, parmi les enseignants des
écoles publiques, de très nombreux enseignants n'aiment pas la
loi 070 et s'y opposent fermement386. Pour la plupart ils ne la
connaissent pas bien. Bons nombres y voient une réécriture
historique afin d'ancrer le caractère indigène de la
société bolivienne dans son histoire. L'apprentissage des
connaissances indigènes est perçu comme une régression par
beaucoup d'entre eux. Ils préféraient celle de 1994, qui
distribuaient des manuels avec des consignes précises387.
Plus encore, ils appréciaient avant 1994 où les sanctions
physiques étaient légales. Ce regret est une constante chez bon
nombre d'enseignants d'écoles publiques urbaines comme
rurales388. L'apprentissage du Guarani, devenu obligatoire avec la
réforme de 2010, est souvent considéré comme superflu et
trop complexe pour eux.
Face à cela, les enseignants trouvent alors des moyens
d'orienter l'enseignement selon leurs idéaux, de manière plus ou
moins subtile. Les croyances des enseignants et leur conception du rôle
de l'enseignement de l'histoire influent grandement sur cette transmission.
Ainsi, Norma Josas, enseignante de primaire spécialisée en
langues et en sciences humaines à l'école de Cristo Rey, fait de
l'histoire un support pour l'éducation des valeurs chrétiennes.
Cette dernière veut continuer « d'être au service de Dieu et
de suivre sa parole389. » Ainsi, comme dans toutes les classes
des autres écoles observées à Santa Cruz, la leçon
commence par une prière. Ici la prière est suivie d'une lecture
d'un extrait de la Bible. Sur une leçon sur la période de
l'organisation en village, elle demande d'extraire les valeurs qui ressortent
d'un texte sur l'entraide. Le contenu historique, qui est basé sur les
manuels de Santillana, sert de support à un enseignement moral. Ainsi,
pour les Aymaras ou encore l'empire Inca, les valeurs de ces civilisations sont
étudiées. Le sujet en lui-même devient un prétexte
à cette éducation quasi-religieuse390.
L'influence des enseignants sur la transmission de l'histoire
passe aussi par la manière d'aborder les sujets, en associant des
idées et par le subconscient. Ainsi, le vendredi 28 avril 2017, une
autre enseignante de Cristo Rey décide de présenter le chapitre
sur les peuples des basses terres pour la classe de 5ème année de
primaire, à la salle d'informatique. Elle ancre sa démarche dans
la loi 070 en rappelant à toute la classe l'intérêt
d'étudier les peuples indigènes, l'intraculturalité et
l'interculturalité. Cependant, elle détourne ce chapitre de ces
fonctions vers une vision très engagée pour la
modernisation391 . En effet, dans son Powerpoint, elle affiche des
images successives d'indigènes dénudés puis de
l'arrivée des Espagnols et enfants d'indigènes urbanisés
et heureux, associant ainsi la colonisation à la civilisation des
indigènes qui seraient désormais intégrés dans la
société. Elle présente ensuite des restes
archéologiques de la région, qu'elle compare à Tiwanaku,
rattachant ainsi l'artisanat indigène au passé. Les
indigènes sont présentés comme historiques, comme
lointain. Le choix de faire ce cours dans la salle d'informatique n'est pas
anodin, l'enseignante fait l'éloge de la technologie et de la
modernisation, mettant en opposition directe le quotidien des enfants avec ces
indiens dénués de tout. De plus on retrouve la conception
évolutionniste présente chez Santillana dans le discours de
l'enseignante qui valorise les civilisations structurées et
sédentaires sur les peuples
384 Entretien avec Esther Aillon, 25
décembre 2017.
385 Entretiens avec Piedades Parada, Enseignante
de 6ème à l'école publique Warnes, mercredi 26 avril 2017,
Santa Cruz.
386 Marche de manifestation des enseignants de
tous le pays contre la loi 070, mars 2017.
387 Entretiens avec enseignants qui
manifestaient à La Paz, avec les enseignants de Santa cruz, et entretien
au Magistère des enseignants urbains de Bolivie.
388 Entretiens avec enseignants d'écoles
publiques de Santa Cruz, de Charagua et du Bajo Isoso.
389 Entretien avec Norma Josas, enseignante
à l'école privée Cristo Rey, mardi 2 mai 2017, Santa
Cruz.
390 Observations Jeudi 27 avril 2017, Mardi 2
mai 2017 : Cristo Rey : 6ème
391 Observation : vendredi 28 avril 2017: Cristo
Rey : 5ème science sociale: originaire des terres basses.
85
nomades et tribaux. Ainsi, elle répète à
trois reprises qu'elle applique les mesures et le programme de la
réforme de 2010, tout en développant un raisonnement totalement
opposé avec le projet de la loi 070. Elle présente les
indigènes comme des sauvages et fait un éloge du progrès
technologique. Ce faisant, elle creuse l'écart entre les
indigènes ruraux et les élèves urbains en créant un
sentiment de supériorité chez ces derniers sur les
indigènes. Il n'est pas à douter que cette enseignante, qui n'a
pas souhaité s'exprimer à ce sujet, ne soit pas partisane du
projet du MAS. Ainsi, il est possible pour certains enseignants d'orienter le
contenu du tronc commun selon leurs convictions tout en respectant la structure
de la loi 070392.
Enfin, la dernière action observée est la
réorganisation du planning du tronc commun. L'enseignante Piedades
Pareja de l'école publique Ignacio Warnes est fortement opposée
au gouvernement du MAS, à tel point qu'elle ne reconnaît pas
l'État Plurinational Bolivien. Elle prétend ne reconnaître
que la république bolivienne. Or elle regrette que l'histoire de la
république soit devenue minoritaire face à la part de l'histoire
indigène du tronc commun portée par les manuels de La Hoguera. En
effet, comme il est très difficile de faire tout le programme dans
l'année, le dernier chapitre sur la république ne sera sans doute
pas travaillé393.
Illustration 17: L'orientation de l'enseignement de
l'histoire.
Piedades Parada, grande défenseure de la
République unifiée bolivienne, dresse un éloge de cette
période à travers l'apprentissage de la vie des
libérateurs. Ici elle tient le portrait d'Antonio Jose de Sucre, le bras
droit de Simon Bolivar, classe de 6eme de l'école coronel Ignacio
Warnes, Santa Cruz, 2017 (photo : Saint-Martin).
Bien qu'elle n'en ait normalement pas le droit, elle
décide alors de changer l'ordre des chapitres et de présenter la
république bolivienne avant les chapitres sur l'histoire
indigène. Son cours est très engagé, un véritable
éloge des libérateurs et de l'Indépendance. Elle insiste
sur le fait que la république fut la
392 Ibid.
393 Entretien avec Piedades Parada, Enseignante de 6ème
à l'école publique Warnes, mercredi 26 avril 2017, Santa Cruz.
86
véritable libération des Indigènes, et
non pas les mouvements du XXIème siècle. Evo Morales est
tourné en ridicule par la comparaison avec les libérateurs devant
les enfants qui rient à cela, ce qui révèle la
politisation de cet enseignement par Piededas Pareja394 . Cependant,
son discours n'est nullement autonomiste, au contraire elle rappelle
l'importance d'une république unifiée où chacun participe
pour le développement de celle-ci. Elle condamne les mouvements
séparatistes qui nuisent au pays395.
Les enseignants peuvent donc toujours manier le tronc commun
de la loi 070 afin de les orienter en leur sens. Il est intéressant de
noter qu'il existe une multitude de positionnements, les enseignants ne sont
pas tous des autonomistes rejetant le MAS. Plus encore, cela
révèle que le rejet du MAS s'exprime de diverses manières
et pas seulement dans une position autonomiste. Les convictions personnelles
des enseignants déterminent leur enseignement de l'histoire. Ce qui
s'avère souvent encore vrai en revanche, c'est la persistance du
dénigrement des indigènes par les enseignants à Santa
Cruz. Cette donnée freine grandement l'éducation à la
tolérance et l'intraculturalité de l'école.
II-C/ L'enseignement indigène dans un milieu
urbain dominé par l'identité métisse du
camba.
Le contenu historique de la loi 070 donne une place aux
populations indigènes dans l'histoire nationale. Le PSP, le «
projet socio-productif » communautaire est une nouveauté de la
réforme qui se traduit souvent par la matière sciences sociales.
Il s'agit d'une mesure qui révèle que la réforme de 2010 a
été réfléchie avant tout pour les ruraux. Ce PSP
est censé établir l'apprentissage par la pratique de savoirs
traditionnels d'agriculture ou d'artisanat. Dans une ville
industrialisée comme Santa Cruz de la Sierra, cette application semble
impossible. Le PSP prend alors la forme de campagne de prévention sur
les questions de la pollution ou encore de la nutrition 396 . La
recherche de l'interculturalité et de l'intraculturalité font
théoriquement voir aux enfants beaucoup de peuples indigènes qui
constituent l'État plurinational Bolivien. Cependant, comme il vient
d'être démontré, le contenu peut être
détourné selon l'opinion de l'enseignant et de manière
générale, ces informations restent très abstraites pour
les enfants cruceños qui vivent dans la ville la plus moderne
et la plus urbaine du pays. Est-ce que ce travail permet une véritable
meilleure connaissance et respect des peuples indigènes par les urbains
et inversement ?
Dans les écoles, malheureusement le dénigrement
reste présent dans le corps enseignant, culturellement très
urbain et métis. Ainsi, les élèves venant d'arriver de la
campagne sont parfois discriminés397. Ils sont jugés
comme moins bons et plus timides que les autres
élèves398. Pire encore, deux enseignantes qui se
revendiquaient blanches, ont apportées comme explication aux faibles
résultats de leurs classes, la « bêtise
génétique ». L'enseignante Piedades Parada affirmait aux
sujets de ces élèves : « ils sont stupides, ils ont
ça dans leur sang399. ». L'école n'est pas encore
un lieu de tolérance et d'échange entre les indigènes et
les métis, le racisme est toujours présent, d'autant plus que
dans les écoles observées, aucun enseignant indigène n'a
été rencontré, la plupart sont métis et
relativement blancs. Les élèves connaissent souvent des noms de
peuples, surtout les principaux, Quechuas, Aymaras et Guaranis. Cependant leur
connaissance sur leurs cultures sont très limitées. Ainsi,
à la fin du cours sur les peuples originaires des basses terres, lors
d'un entretien dirigée, un
394 Observation Mercredi 3 mai 2017 : école Igniaco
Warnes, 6eme science sociale
395 Observations Mardi 25 avril 2017, Mercredi 3 mai 2017,
école colonel Igniaco Warnes : 6ème, voir illustration
n°17
396 Entretiens avec Norma Josa, Piedades Parada et des
enseignants.
397 Observation Mardi 25 avril 2017, école colonel Igniaco
Warnes, 6ème
398 Ibid.
399 Entretien avec Piedades Parada, Mercredi 3 mai 2017 : ecole
Igniaco Warnes : « Son estupidos, tienen eso en su sangre...
»
87
enfant a reconnu un Guarani là où il s'agissait
d'un Sioux400.
De plus, on peut voir comment les rapports vis à vis
des indigènes diffèrent entre Santa Cruz et les autres villes. La
ville de La Paz présente dans ses plus vieilles rues des musées
de la culture et de l'histoire indigènes tels que le musée de la
coca, le musée des instruments, de l'ethnographie, des textiles andins.
La culture indigène est présente à La Paz, elle se voit
notamment dans les coutumes vestimentaires. Le port de ces tenues
vestimentaires est une manière d'affirmer les progrès des droits
des indigènes. En effet, là où il y a quelques
décennies, les indigènes en tenue traditionnelle étaient
interdits d'entrée sur la place Murillo, ils siègent
désormais au Parlement dans ces même tenues. A Sucre, dans la
casa de la libertad où fut actée l'indépendance de la
Bolivie, Evo Morales a fait rajouter en 2015 les tableaux de Bartolina Sisa et
de Túpac Katari aux côtés de Simon Bolivar, de Jose Sucre
et de Jose Ballivian ainsi que le Wiphala parallèlement au drapeau
national.
Illustration 18: L'indigénisation des symboles
nationaux.
Dans la Casa de la libertad, les tableaux des figures
indigènes Bartolina Sisa et de Túpac Katari siègent depuis
2014 aux côtés de Simon Bolivar, de Jose Sucre et de Jose
Ballivian dans la salle principale. A droite, le Wiphala complète aussi
le drapeau national, Sucre, 2017 (Photo : Saint-Martin).
Ces nouveaux éléments visent à montrer la
participation active des indigènes dans l'indépendance du pays.
Ces ajouts imposés par le MAS visent évidemment à
intégrer les indigènes dans l'histoire bolivienne. Evo propose
des figures indigènes qu'il place à la même importance que
les libérateurs, figures nationales par excellence. A Santa Cruz en
revanche, nul espace n'est attribué pour promouvoir les cultures
indigènes des terres basses ou autres. L'histoire dans l'espace urbain
est avant tout Cruceña, blanche ou métisse. Le
musée d'histoire, le museo de la independencia, qui est
situé sur la place centrale de la ville, présente quelques objets
archéologiques des cultures indigènes des terres basses, mais
plus sous l'angle d'un passé lointain que de celui d'un patrimoine
encore vivant. Et il en est de même pour les vêtements
traditionnels, seuls les immigrés andins pauvres sont vêtus
traditionnellement, toutes les autres ethnies portent des vêtements
occidentaux. Alors que le nom des institutions gouvernementales est
écrit en espagnol, en aymara, en quechua et en guarani à La
Paz401, les institutions départementales de Santa Cruz sont
nichées dans des bâtiments au style colonial dont le nom est
écrit uniquement en espagnol. Ainsi, sur le plan du bilinguisme et de la
multiculturalité, le rejet des propositions gouvernementales par Santa
Cruz de la Sierra apparaît déjà
400 Entretien avec un élève de
cinquième à la fin de la leçon : vendredi 28 avril 2017:
Cristo Rey : 5ème
401 Salustiano Ayma M. directeur du secteur
primaire du ministère de l'éducation. Mercredi 29 mars 2017, La
Paz.
88
dans l'espace public.
Les intellectuels régionalistes et autonomistes
s'identifient comme camba ou comme cruceño avant tout
et leurs rapports envers les indigènes sont parfois ambigus. Les
collas sont très mal considérés à Santa
Cruz, ils sont accusés de coloniser l'Orient et d'obtenir des postes
intéressants du simple fait de leurs origines ethniques. De nombreuses
théories circulent à leur sujet, ils occuperaient les postes
politiques, militaires, éducatifs afin de contrôler le
département402 . Dans les faits, la plupart des migrants
andins occupent des petits travaux déconsidérés, comme
chauffeurs de taxis ou vendeurs de rue.
Enfin, le concept d'indigène reste flou pour les
enfants, certains les associent aux pauvres403, d'autres aux
paysans404.Quoiqu'il en soit, très peu de ces enfants ont
déjà fréquenté des indigènes. Et là
aussi, les rapports entre les urbains et les ruraux ne sont pas cordiaux. De
nombreux indigènes ruraux se rendent chaque année à Santa
Cruz afin de travailler et certains s'y installent définitivement. De
véritables communautés et quartiers guaranis se sont ainsi
formés. Ces quartiers présentent une architecture et une
organisation assez indigène qui rappelle plus les villes andines. Ces
quartiers sont réputés comme peu recommandables par les
cruceños du centre-ville. A tel point, que le grand
marché de La Ramada, véritable quartier marché,
est menacé par des cruceños qui réclament la
disparition de ce qu'ils estiment comme un marché illégal et
arriéré pour leur ville. La municipalité remplace ce
marché indigène par un gigantesque centre commercial des plus
modernes405, ce qui ne manque pas de portées symboliques.
De même, certains enseignants se méfient de la
campagne et des ruraux, les percevant comme des personnes dangereuses. Ces
quartiers présentent des niveaux de vie précaires, les Guaranis
sont souvent ouvriers ou domestiques. Ces populations présentent un
faible taux de métissage406, mais ces quartiers sont des
quartiers indigènes plus que Guaranis, les habitants viennent de
différents peuples. Finalement, les Guaranis qui migrent en ville,
utilisent de plus en plus l'espagnol, au détriment du guarani, qui est
discriminé en ville. De même, une part de la population
s'acculture, adoptant un mode de vie et de consommation plus
cruceño407. La migration indigène à
Santa Cruz pose des problèmes identitaires pour les indigènes
migrants en ville, la politique cruceña n'offrant pas de cadre
d'épanouissement d'une culture indigène en ville, à
l'inverse de certaines villes andines. Isabelle Combes présente ces
populations comme des « indigènes oubliés
408», la municipalité ne prend pas en compte ces
populations et leurs particularismes et d'un autre côté, les
organisations guaranis préfèrent développer les zones
d'origines, dépréciant les guaranis qui ont renoncé
à la vie traditionnelle409.
Finalement, la culture indigène n'est honorée
à Santa Cruz que par le folklorique, lors de défilés ou
lors du carnaval. Ainsi, pour célébrer l'anniversaire de leur
école, les enfants font des défilés en se déguisant
en tenues traditionnelles des différentes cultures et nations
indigènes de l'Orient410.
La hiérarchisation des races et des cultures est donc
encore fortement présente à Santa Cruz de la Sierra. La culture
métisse ou blanche et urbaine est bien plus valorisée que les
cultures indigènes qui
402 Entretiens avec Gustavo Pinto, Daniel Armando, avril 2017
403 Questionnaires aux enfants Jeudi 4 mai 2017: Fe y Alegria
à détailler
404 Questionnaires aux enfants vendredi 28 avril 2017: Cristo
Rey
405 SOSA DE PEROVIC, Angelica, El nuevo mercado La
Ramada ofrece orden y seguridad, La estrella del oriente,
Santa
Cruz, 2017 in :
http://www.laestrelladeloriente.com/index.php?option=com_k2&view=item&id=7539:el-nuevo-mercado-la-ramada-
ofrece-orden-y-seguridad&Itemid=716
406 COMBES Isabelle, KINJO TOMORI Chiaki, IZQUIERDO
José Ros, Los indígenas olvidados : los
guaraní-chiriguanos urbanos y periurbanos en Santa Cruz de la
Sierra, Fundación PIEB, Programa de Investigación
Estratégica en Bolivia, La Paz, 2003 : 70% des couples restent entre
Guaranis en 2000
407 Ibid.
408 Ibid.
409 Ibid.
410 Observation pour l'anniversaire d'une école de Santa
Cruz, avril 2017.
89
sont encore perçues dans la plupart des cas comme des
peuples d'un autre temps. L'éducation à ce sujet a encore un long
chemin à faire, et le détournement du contenu interculturel et
intraculturel par des enseignants évolutionnistes ralentit ce processus.
La situation précaire et le manque de reconnaissance des populations
indigènes à Santa Cruz ne font que grandir le fossé entre
les indigènes et les métis et blancs.
Santa Cruz et l'Orient présentent un univers culturel,
politique et environnemental qui fait de lui un pays dans le pays. Le manque de
reconnaissance et d'investissement de l'État central bolivien ont fait
naître une tradition autonomiste dans l'Orient, qui après une
tentative d'intégration et « d'Orientalisation » du pays, est
resurgit face au rejet violent de l'avènement du MAS.
C'est à cause de ce contexte que l'enseignement de
l'histoire est devenu un enjeu primordial dans le contrôle politique et
culturel de la région. Après avoir réprimé les
tentatives de sécession, le gouvernement bolivien souhaite unifier sous
une identité bolivienne avant de promouvoir l'identité
régionale. Toute la force du projet politique d'Evo Morales
réside dans cette subtilité. Tout en prétendant
reconnaître les autonomies départementales dans son État
Plurinational et promouvoir la régionalisation de l'éducation
sous les traits d'un projet indianiste, Evo Morales applique dans les faits une
politique très centralisatrice qui impose une culture dominante comme la
culture indigène bolivienne : la culture aymara/quechua. Le gouvernement
du MAS lutte contre les velléités séparatistes en
enfermant les Orientaux dans un rôle de sécessionnistes et
d'oligarques racistes, ce qui permet d'éviter les négociations
pour l'établissement d'un fédéralisme, action aujourd'hui
la plus entreprises par les élites orientales. Ainsi, le
ministère de l'éducation peux rejeter tous les projets de
programmes d'histoire régionalisés et rendre son enseignement le
plus difficile possible en tout légitimé. Le but est de diffuser
la nouvelle identité bolivienne et de faire oublier les identités
régionales. D'un autre côté, les intellectuels autonomistes
ou régionalistes ont investi le champ de l'enseignement de l'histoire
comme nouveau terrain de lutte pour promouvoir le besoin de
représentation et de pouvoirs départementaux de l'Orient.
Cependant, les projets proposés par ces derniers sont souvent radicaux
et incompatibles avec le projet national. La régionalisation de
l'enseignement de l'histoire passe alors par les initiatives des enseignants et
des intellectuels et directeurs engagés.
L'école « révolutionnaire » de la loi
070 est censée contribuer à une cohabitation pacifique et
harmonieuse en Bolivie. Cependant, l'observation de cette éducation
révèle que l'école est conservatrice et qu'elle reproduit
les inégalités entre les classes sociales et ethniques.
L'application d'une école nationaliste est particulièrement
surveillée. Les actes civiques, le levé de drapeau et le chant de
l'hymne national sont des activités hebdomadaires dans ces
écoles. L'histoire nationale andine est bien plus connue par les
élèves que l'histoire régionale et l'identité
nationale a bien plus de sens et de profondeur pour les enfants que celle du
département. Plus encore, les enfants apprennent une histoire andine et
indigène qui est très éloignée de leur quotidien ou
même de leur propre histoire. Dans la plupart des cas, ils apprennent le
contenu des manuels scolaires qui est le même pour tout le pays, Santa
Cruz ou les Guaranis sont donc présentés brièvement comme
dans toutes les autres villes de Bolivie. Cependant, les enseignants
détournent le contenu de la loi 070 selon leurs opinions personnelles,
qui vont souvent à l'encontre du projet éducatif du MAS qu'il
juge « indigénisant 411». L'école contribue
donc à l'incompréhension et la distance entre le monde urbain et
le monde rural, présentant les indigènes comme une sous-culture
face à la modernité des urbains. L'école à Santa
Cruz de la Sierra renforce donc les clivages sociaux et ethniques.
Dans la campagne proche de Santa Cruz, au village de Porongo,
on trouve une école où s'applique le Curriculo Reginalizado
Guarani (CRG). Ici, les populations circulent entre Santa Cruz et Porongo,
les élèves vont systématiquement à Santa Cruz
après leurs études, que ce soit pour aller à
l'université
411 Entretien avec Piedades Parada, Enseignante de 6ème
à l'école publique Warnes , avril 2017 « La educacion
actual es una indigenizacion de la historia y de la sociedad. »
ou pour aller travailler. Ce village, qui tend à
devenir une ville, correspond à un sas entre la ville et le monde rural
profond. Et l'éducation le montre bien, entre éloge du
progrès et de la modernité et entre valeurs
guaranis412. Les habitants ne sont pas forcément guaranis,
beaucoup sont métisses, de la ville, et d'autres sont de diverses
origines indigènes. Cependant, le CRG est appliqué dans la
région de Santa Cruz, ainsi que pour le Béni et Tarija, car il
s'agit du peuple majoritaire en ce lieu et surtout le plus influent
politiquement. La composante guarani de l'éducation et de l'histoire est
ici reconnue, là où elle est absolument rejetée et
oubliée à Santa Cruz. Cependant, l'histoire reste une histoire
avant tout nationale, le CRG s'applique surtout pour l'enseignement moral et
culturel plus qu'historique413.
Cette différence éducative marquée entre
deux lieux pourtant proches interroge sur l'éducation dans le monde
rural profond. L'enseignement de l'histoire est-il régionalisé
chez les guaranis ? le CRG est-il aussi factice que la promesse d'histoire
régionalisée ? L'éducation en milieu rural
rapproche-t-elle les espaces ruraux du monde urbain ou comme c'est le cas pour
l'éducation à Santa Cruz, accentue-t-elle les différences
et l'incompréhension entre ces mondes. Finalement, comment cette
éducation indigène est-elle reçue parmi les premiers
concernés ?
90
412 Directeur de l'école Hugo Banzer de
Porongo, 5 mai 2017.
413 Directeur de l'école Hugo Banzer de
Porongo, 5 mai 2017.
91
PARTIE 3 : L'enseignement de l'histoire dans
le Bajo Isoso.
Chapitre I : L'autonomie indigène originaire
paysanne de Charagua, l'autonomie guarani en Bolivie.
Tout comme les mesures éducatives qui reconnaissent les
cultures et identités indigènes en Bolivie, la mise en place des
AIOC sont la réponse à une longue tradition de demandes
d'autonomie des populations indigènes. En effet, de
l'indépendance de 1825 jusqu'aux années 1970, la participation
politique des indigènes n'a existé qu'à travers des
demandes autonomistes. Les causes de soulèvements indigènes sont
presque tout le temps l'expropriation de leurs terres par des gouvernements peu
favorables aux indigènes. Ainsi, des autonomies autoproclamées
ont vu le jour, comme en 1920 avec le gouvernement communal de Jesus de
Machaca. Cette autonomie indigène fut fondée lors d'un
soulèvement de ces derniers et se solda par un massacre en
1921414. Avec la réforme agraire de 1952 qui met fin aux
haciendas et redistribue les terres, les revendications deviennent plus
identitaires que territoriales. Mais l'organisation syndicale du monde
indigène rural permet de promouvoir la protection et les droits des
indigènes sur leurs terres ancestrales jusqu'aux crises des
années 2000 qui voient leur accession au pouvoir. Désormais, Evo
Morales répond à ce long processus de demande d'autonomie
territoriale. Ainsi, Jesus de Machaca qui avait jadis fait sécession par
la violence est désormais dans le processus de transformation en
AIOC.
Cependant, les AIOC posent certains problèmes. En
premier lieu, la capacité juridique des AIOC inquiète. En effet,
la justice indigène cohabite avec la justice nationale sans
forcément respecter la loi et la constitution. Ainsi, cette justice
indigène donne parfois lieu à des lynchages et des lapidations,
surtout dans le monde andin415. Dans ces cas-là, les AIOC ne
respectent pas la loi bolivienne dans laquelle la peine de mort a
été abolie416.
Les AIOC promeuvent une ethnie en particulier, cette
institution répond aux revendications identitaires et culturelles de
certains peuples minoritaires. Ainsi, les Aymaras et les Quechuas sont
minoritaires dans les projets d'AIOC car dans la conception d'Evo Morales, ce
sont les modèles type des indigènes, ce sont les Boliviens. Leurs
cultures et identités sont déjà garanties dans l'espace
urbain andin et par le gouvernement du MAS. Les AIOC sont aussi des structures
servant au gouvernement centralisateur.
Il s'agit d'une récompense attribuée aux foyers
de soutien du MAS, comme le montre le fait que seulement 12 communautés
furent autorisées à faire un référendum en 2010
pour avoir ce statut. De ce fait, une fois encore, les indigènes
sylvestres d'Amazonie ne profitent pas des mesures déployées pour
revaloriser et avantager les indigènes en Bolivie417. Ainsi,
Le Béni, Le Pando ne présentent aucune AIOC. Plus encore,
l'Orient ne présente que l'autonomie de Charagua qui est une AIOC
Guarani, le seul peuple non andin bien considéré et important du
fait de son histoire et de son poids démographique. Ainsi, les peuples
orientaux sont eux aussi exclus de ces avantages. L'AIOC est une
414 TICONA ALEJO Esteban, Pueblos
indígenas y Estado boliviano. La larga historia de conflictos, Gazeta de
Antropologia, 2003.
415 AZCUI Mabel, La brutal justicia que
atemoriza Bolivia, El Pais, 2010 in:
https://elpais.com/diario/2010/06/11/internacional/1276207208_850215.html
416 Entretien avec Elise Gadea, chercheuse
sur la justice communautaire, en charge de l'IHEAL en Bolivie, 17 mars 2017, La
Paz.
417 Entretien avec Ana Evi Sulcata,sociologue
de l'éducation, spécialiste travaillant pour les CEPO, 20 mars
2017, La Paz.
92
nouvelle mesure permettant de favoriser les indigènes
andins sur les autres indigènes.
D'autre part, le gouvernement promeut son action pour les
indigènes avec les AIOC mais il lutte parfois pour empêcher la
création de certaines AIOC, ces autonomies rendant l'exploitation aux
ressources naturelles par l'État plus difficile418.
La victoire du non au référendum pour l'AIOC de
Curahuara de Carangas s'explique par l'efficacité de la
municipalité qui jouit d'une grande décentralisation et d'un
fonctionnement efficace. Les AIOC sont parfois perçues comme un danger
de balkanisation du pays, est certains partisans du MAS s'y opposent au nom de
l'unité du pays, ce qui explique partiellement le manque de financement
et de soutien à l'application de ces AIOC419. De ce fait, la
mise en place des AIOC est lente. De telle manière que le
référendum pour l'obtention du statut d'AIOC est reconduit en
2015 pour Totora et pour Charagua. Si le oui l'emporte à Charagua, qui
devient la première AIOC effective, le non l'emporte a plus de 70%
à Totora. Ce renversement de situation à Totora s'explique par
l'aspect extrême du projet de gouvernement et lois pour l'AIOC de
Totora420 . L'obligation du culte de
Pachamama421 par exemple est un des principaux facteurs de
défections des indigènes de Totora, majoritairement catholiques.
L'opposition à l'autonomie indigène à Totora fut
composée en majorité par les jeunes, les enseignants, les
chrétiens et les indigènes établis en ville, qui voyaient
en ce projet un « retour dans le passé dans une époque de
modernité422». Enfin, les jeunes ne veulent pas
travailler obligatoirement dans les champs et rejettent le système de
pouvoir rotatif qui permettrait de diriger qu'à partir de 36
ans423. Les AIOC sont parfois critiquées comme une
manière de stigmatiser l'indigène dans un projet idéaliste
et impossible de retour aux origines, pour reproduire une situation semblable
à avant la colonisation, sans prendre en compte les évolutions
des identités indigènes dans la société
actuelle424. Le manque d'effort du gouvernement, la désunion
des institutions culturelles et politiques au sein des communautés et
les projets considérés souvent comme trop extrêmes,
expliquent qu'en 2018, seuls trois AIOC sont véritablement en place :
l'autonomie guarani de Charagua à Santa Cruz, l'autonomie quechua de
Raqaypampa à Cochabamba, et l'autonomie des Uru Chipaya qui porte leur
nom, à Oruro. D'autres communautés désirent le statut
d'AIOC et ce processus est en plein développement, dirigé par le
ministère de l'autonomie indigène. Elles sont au nombre de 6 :
Lomerío à Santa Cruz, Corque Marka à Oruro, le Territoire
Indigène Multiethnique TIM-1 dans le Beni, qui offre un cas particulier
intéressant, Cabineños dans ce même dernier
département, Yuracaré à Cochabamba et Jatun Ayllu Yura
à Potosí.
Cependant, le fait que 9 ans après le premier
référendum, seulement trois communautés soient parvenues
à devenir de véritables autonomies indigènes montre les
difficultés pour y arriver et le manque d'investissement de
l'État. Cela révèle aussi le contrôle de
l'état sur ce processus. L'échec du projet extrême de
Totora est révélateur que les AIOC ne représentent pas un
danger de fragmentation du peuple et du territoire bolivien. Au contraire,
l'État plurinational soutien les AIOC qui collaborent avec lui et s'en
sert pour instaurer et de contrôler un système politique dans la
ruralité profonde, comme le montre le cas de Charagua.
418 PORTUGAL MOLLINEDO Pukara, El último
referendo: Revés autonómico indígena pachamamista en
Totora Marka, Periódico Qollasuyu Bolivia Año 9 Número 111
2015
419 TOCKMAN Jason, La Construccion de Autonomia
Indigena en Bolivia, 2017.
420 PORTUGAL MOLLINEDO Pukara, El último
referendo
421 Pachamama est la divinité la
plus importante dans les cultes andins, il s'agit de la terre mère.
422 PORTUGAL MOLLINEDO Pukara, El último
referendo : « es retorno al pasado en tiempo de modernidad.
»
423 Ibid.
424 Ibid.
Illustration 19: Les Autonomies Indigènes Originaires
Paysannes en Bolivie
Carte de la Bolivie et des propositions d'AIOC
instaurées par référendum le 4 avril 2010 (carte
:Saint-Martin). 1 : Charagua (Guarani).= effective dès
2015
2: Huacaya (Guarani)
3: Tarabuco (Yampara)
4: Mojocoya (Mojocoya)
5: Chayanta (Charka qara qara)
6: Pampa Aullagas (Jatun killakas)
7: Salinas de Garci Mendoza (jatun kilka asanaquis)
8: Chipaya (Uru Chipaya) =effective dès
2018
9: San Pedro de Totora (Jach'a kaeangas) =annulée en
2015
10 : Jesus de Machaca (Urus de Irohito)
11 : Charazani (Kallawaya)
12 : Raqaypampa ( Raqaypampa) =effective dès
2018.
93
94
I-A/ L'Autonomie guarani de Charagua.
Charagua est la première Autonomie Indigène
Originaire Paysanne, instituée par la victoire du « si
» à 55,66% au référendum le 20 septembre 2015.
Il s'agit aussi de la plus grande et de la plus peuplée puisqu'elle
s'étend sur 74 424 km2 et regroupe plus de 38 mille
habitants425. Il n'existe pas beaucoup de travaux sur l'histoire de
Charagua, sa colonisation fut très tardive et comme bon nombre de
régions de l'Orient, les historiens boliviens ne connaissaient et ne
s'intéressaient que très peu à l'Orient. Charagua se situe
dans le Chaco, une grande région Sud-Américaine semi-aride et
faiblement peuplée. Les paysages sont assez variés, allant du
désert aux forêts très denses. Initialement, la
région était peuplée d'indigènes
arawak426, les Chané. Cependant, les Guaranis, à la
recherche de la terre sans mal « Ivi Maraëi » en
guarani, migrèrent de l'actuel Paraguay et du Brésil pour venir
s'installer dans le Chaco Bolivien vers le XVème et le XVIème
siècle, soumettant les Chané à l'esclavage et attaquant
fréquemment l'empire Inca, au point que ce dernier bâtisse des
fortifications aux limites des vallées427. Les Guaranis,
initialement nomades chasseurs cueilleurs se mélangèrent aux
Chané, se sédentarisant par l'agriculture. Le terme «
Guarani », comme « Quechua » ou « Aymara »,
désigne un groupe linguistique, il existe de nombreux groupes
différents de Guaranis. En Bolivie, il y en a cinq : les Yukis de
Carrasco, à Cochabamba, les Tapiete de Gran Chaco à Tarija, les
Siriono de Guarayos à Santa Cruz et de Cercado au Beni, les Guarayos
à Santa Cruz et les Chiriguanos, le groupe le plus nombreux et
présent un peu dans tout l'Orient et à Charagua et auquel le mot
« guarani » est aujourd'hui rattachée en Bolivie. Parmi ces
Chiriguanos, il existe trois groupes : les « Ava », les
« Simba » et enfin les « Isoseños
»428. Ce dernier groupe correspond au groupe le plus
métisse entre Chanés et Guaranis, ils sont les moins nombreux.
Les Guaranis s'organisent en sociétés patriarcales sans
véritable chef. En effet, ils vivent en communautés allant de 50
à 1500 Guaranis, ils élisent une personne pour un an, le
capitan, en guarani : tuvicha ou mburuvicha. Ce
dernier ne gouverne pas la communauté, il doit être un chasseur,
un mari et un père exemplaire, il préside les conseils
hebdomadaires qui regroupent tous les hommes de la communauté afin de
prendre les décisions suite à un débat. Il n'y a pas de
hiérarchie ni de rôles, tous les hommes sont chasseurs,
pêcheurs et guerriers429. Les Guaranis sont restés
autonomes durant toute la période coloniale. Souvent
considérés et représentés comme de farouches
guerriers, ils lancent de nombreux raids sur les forces espagnoles et les
indigènes soumis. Les conflits ne cessent pas avec la République
bolivienne, ils s'accentuent même avec l'expansionnisme de la
République dont les expéditions sont lancées depuis Santa
Cruz de la Sierra. Finalement, les Guaranis ne perdent leur indépendance
qu'en 1892 avec leur défaite lors de la bataille de Kuruyuki face aux
soldats boliviens, qui se solde par un massacre de presque un millier de
Guaranis et la mise en place d'un système d'hacienda particulier : le
patronage430. Les terres des Guaranis sont distribuées
à des « karai », c'est à dire des
étrangers, des non Guaranis, des Boliviens. Chaque communauté
indigène est mise sous la responsabilité d'un patron. Les
Guaranis travaillent dans les champs contre de la nourriture et des
vêtements431. Finalement, c'est dans ce lieu excentré
et méconnue que se déroule l'événement initiateur
de la création de la nation Bolivienne, la Guerre du Chaco. La
région de Charagua se situe entre le Paraguay et la Bolivie, sans que la
frontière soit précise, du fait du découpage approximatif
des territoires lors de l'indépendance. De telle manière que le
Paraguay invite des mennonites432 à fonder des colonies sur
ces terres, ce qui lui permet de les
425 INE, Charagua, Ciudad Benemérita de
la Patria, tiene más de 38 mil habitantes, Santa Cruz 2017.
426 Groupe linguistique venant des Antilles qui
s'est diffusé dans l'Amérique du Sud vers 3000 avant Jésus
Christ.
427 CAUREY Elias, Asamblea Del Pueblo
Guaraní: Un breve repaso a su historia, Camiri, 2015
428 COMBES Isabelle, Etno-historias del
Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX),
Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos,
2005.
429 CAUREY Elias, Asamblea Del Pueblo
Guaraní: Un breve repaso a su historia, Camiri, 2015
430 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso
431 Témoignages de nombreux anciens.
432 Les Mennonites forment un mouvement
religieux extrême. Ils vivent dans une immense colonie proche de la ville
de Charagua, ils suivent un code de vie religieux très stricte qui leur
interdit d'utiliser la technologie ou encore de boire
95
revendiquer. La population de Charagua se retrouve au coeur de
ce conflit, la ville de Charagua est même prise par les Paraguayens. La
lutte de la ville est honorée par le titre de « cité
méritoire de la Patrie 433 ». La Guerre du Chaco est
importante pour la construction de l'identité des Guaranis. En effet,
d'une part ces derniers se sont battus pour la Bolivie et ont découverts
des Boliviens indigènes ou non du reste du pays, mais surtout, le
conflit a permis d'instaurer des frontières précises, permettant
ainsi aux Guaranis de Charagua de s'identifier comme Guaranis
boliviens434. Enfin, la municipalité de Charagua fut
fondée en 1984 par le président Mariano Batista. Si les
indigènes Guaranis furent colonisés bien plus tardivement que le
monde andin, ils furent aussi libérés de l'asservissement bien
plus tard. En effet, du fait des troubles politiques à Santa Cruz et de
l'isolement des Guaranis, la réforme agraire du MNR en 1952 mettant fin
aux haciendas ne s'applique pas aux Guaranis. Ainsi, ce n'est qu'à
partir des années 1970, avec l'éducation des indigènes et
leur syndicalisation que les Guaranis commencent à reprendre possession
de leurs terres 435 . Cependant, il existe encore aujourd'hui des
communautés vivant sous le contrôle de patrones, les
indigènes sont désormais obligés d'être
payés, mais ils le sont misérablement : les hommes touchent 15
Bolivianos par jour (soit à peu près 2 euros) et les femmes entre
7 et 10 Bs par jour436. Ainsi, 89% de la population est rurale dans
la municipalité de Charagua et 70,4% sont pauvres.
I-B/ L'AIOC de Charagua, une entité qui permet
de contrôler et de politiser les communautés Guaranis.
La perpétration du patronage, ajoutée à
une culture et des moeurs préservés grâce à la
colonisation tardive, font des Guaranis des grands acteurs des
évolutions de la condition indigène en Bolivie. Ils se
syndicalisent et manifestent activement pour la reconnaissance de la culture
Guarani et des cultures indigènes à partir des années
1970.
Plus encore, face au racisme de Santa Cruz de la Sierra, les
Guaranis ont soutenu activement le MAS et l'obtention du statut d'AIOC peut
s'expliquer par la volonté de s'émanciper de la juridiction de
Santa Cruz, peu favorable aux indigènes. Les Guaranis
bénéficiaient aussi d'institutions unificatrices pour
développer leur AIOC et leur projet autonome. Parmi ces institutions, la
plus importante est l'Assemblée du Peuple Guarani (APG) fondée en
1987 à Charagua qui réunit les Guaranis de Bolivie et promeut
leurs droits et revendications sur la scène politique
nationale437.
Les Guaranis forment le seul NyPIOC non andin à avoir
autant d'importance, les documents et infrastructures du gouvernement sont
présentés en Espagnol, Aymara, Quechua et Guarani. Le MAS comme
les Guaranis partagent souvent la même vision de valorisation des
cultures indigènes, l'objectif de décoloniser le pays et les deux
tirent profit de leurs coopérations. Ainsi, les intellectuels guaranis
sont parmi les plus actifs dans la production de travaux universitaires sur
leurs connaissances, organisation, culture et vision du monde. Cependant, ces
efforts sont menés par une élite intellectuelle guarani tels
qu'Elio Ortiz ou encore Elias Caurey qui ont été formés
à l'université en ville et vivent souvent en milieu urbain, loin
de la réalité de Charagua. La revendication de l'identité
et de la culture guarani par ces derniers semble être
instrumentalisée pour donner un crédit supplémentaire
à leur travail, car dans les faits ils semblent tout à fait
occidentalisés. Ainsi, lors d'un entretien avec Elias Caurey à La
Paz, ce dernier vêtu en tenue urbaine occidentale, mastiqua quelques
petites feuilles de coca avec distinction après avoir bu son café
expresso. Cette consommation de coca est hautement
de l'alcool. Ils ne se mélangent pas avec les autres
Boliviens et parlent un vieux dialecte Néerlandais.
433 « Ciudad Benemérita de la Patria »
434 Entretien avec Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo,
le vendredi 12 mai 2017, Rancho Nuevo.
435 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané
y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación
PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.
436 Ministerio de la Presidencia, Viceministerio de Justicia,
Pueblos Indigenas y Empoderamiento, C.C.CH., Defensor del pueblo, nicobis,
2005.
437 CAUREY Elias, Asamblea Del Pueblo Guaraní: Un breve
repaso a su historia, Camiri, 2015
96
symbolique mais bien éloignée de la mastication
intensive et continuelle des Guaranis ruraux438. Le MAS met en avant
dès qu'il le peut les intellectuels qui se revendiquent indigènes
afin de montrer le succès de son projet.
La population se revendiquant guarani est passée de 81
011 en 2001 à 58 990 en 2012439. Il s'agit du 4ème
groupe indigène le plus nombreux en Bolivie, après les Quechuas,
les Aymaras et les Chiquitanos. Ainsi, le nombre de personnes
s'auto-identifiant comme Guarani diminue, sans doute du fait de l'exode
rural.
La Municipalité de Charagua est composée
à environ 68% de personnes se revendiquant Guaranis440, elle
présente une situation duale. Le monde rural est composé
quasiment exclusivement de Guaranis et de Mennonites tandis que la ville de
Charagua regroupe une population karai441 de métis
et de créoles blancs. La ville de Charagua, d'environ 3000 habitant en
2001, est la plus grande ville et la capitale de la municipalité.
L'Autonomie Indigène est dirigée par 46
autorités du Gouvernement Autonome Guaraní Charagua
Iyambae442 . Ils sont divisés en trois organes :
Ñemboati Reta, le pouvoir de décision collective,
Mborakuai Simbika Iyapoa Reta, le pouvoir législatif et enfin
Tëtarembiokuai Reta, le pouvoir exécutif.
Ces représentants sont des Masistes qui veillent
à favoriser les communautés masistes sur les autres. L'AIOC
permet de mettre en place un réseau de clientélisme grâce
à la redistribution des aides gouvernementales. Ainsi, la comparaison de
deux communautés guaranis, l'une masiste et l'autre dans l'opposition,
permet de constater des situations très différentes. La
communauté de Rancho Nuevo, soutenant le MAS, dispose ainsi d'une grande
école disposant des enseignants pour toutes les classes du primaire et
du secondaire. Un enseignant de Physique Chimie venant de La Paz y fut
assigné en 2017443 . Des responsables du gouvernement
autonomes passent afin d'observer la situation, de communiquer avec le
directeur et de payer des enseignants volontaires444.
Tandis qu'à Rancho Viejo, une communauté voisine
du même nombre d'habitants mais opposée au MAS, ils ne disposent
que d'une école délabrée avec quatre enseignants pour
assurer les cours de préscolaire (équivalent de la maternelle) et
pour les 6 années de primaire. Ici, le responsable de
l'éducation, Richard Padilla, vient pour faire du chantage à la
communauté et afin de rejeter les demandes de nouveaux
enseignants445. L'éducation est un enjeu excessivement
important dans ce milieu rural qui est utilisé comme moyen de
récompense et de sanction par le gouvernement autonome pour favoriser
les masistes sur les opposants politiques.
L'AIOC établie en 2015 est aussi un moyen de
détourner une partie des 35 Millions de Bolivianos446
donnés par l'État pour tout l'AIOC de Charagua447 .
Sur cette aide, le capitan de Rancho Nuevo regrette n'avoir vu aucune
amélioration financière. Et pour cause, un réseau
d'emplois fictifs s'est déployé avec l'AIOC. En effet,
désormais, les capitanes arrivent à détourner
l'argent mis à leur disposition pour la communauté comme en
attestent plusieurs témoignages, tel que celui de l'enseignant Rolland
ou celui des autorités de Rancho Nuevo448. L'AIOC a
élu des capitanes grandes pour le Bajo isoso et l'Alto Isoso,
mais ceux-ci ne sont pas reconnus par les habitants qui veulent les
élire eux même. Il y a donc quatre capitanes grandes, et
presque toutes les communautés possèdent
438 Entretien avec Elias Caurey, sociologue guarani, membre du
CEPOG,17 mars, au café, Sopocachi, La Paz.
439 INE, Censo Nacional de Población y Vivienda 2001 y
2012, Resultados Finales, La Paz, 2013.
440 INE, Censo Nacional de Población y Vivienda 2012,
Resultados Finales, La Paz, 2013.
441 Karai est un mot guarani qui signifie
l'étranger, le non-guarani d'un point de vue ethnique.
442 Gobierno de la Autonomía Guaraní Charagua
Iyambae
443 Entretien avec le directeur de l'école et avec
Guido Mamani, nouvel enseignant du secondaire à Rancho Nuevo d'origines
aymaras. Mardi 16 mai 2017, Rancho Nuevo.
444 Observations et entretiens avec l'enseignante Ruth le jeudi
11 Mai 2017, à l'école de Rancho Nuevo.
445 Observations de la réunion parents professeurs et
entretiens avec l'enseignante Naderlinda Salses et le notable «
Quitito », Rancho Viejo, mai 2017.
446 ? 35 Millions de BS équivaut à presque 4,2
Millions d'euros.
447 Entretien avec Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho
Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.
448 Rolland, Naderlinda, Ruth, autorité de Rancho Nuevo,
Capitan de Rancho Nuevo.
97
désormais deux capitanes, un du peuple et un
de l'AIOC, ces capitanes de l'AIOC occupent en fait un poste factice
afin de détourner une portion de l'argent distribué aux
communautés isoseñas. Les Isoseños
essayent de communiquer avec le gouvernement autonome, mais ils n'y
parviennent pas, ce dernier s'avérant peu ouvert449. Ce
fonctionnement pourrait expliquer la richesse et la fermeture à mon
égard du capitan de Rancho Viejo450. Certains
Isoseños reprochent souvent aux élites dirigeantes du
gouvernement autonome d'être incompétentes et cupides. Le cas du
responsable de l'éducation du Bajo Isoso en est un bon exemple. Celui-ci
est bien plus riche que ses voisins comme en atteste ses possessions (plusieurs
chevaux, une voiture, deux motos), mais aussi son incompétence et son
inaction, attestée par les autorités de Rancho Nuevo qui disent
le connaître seulement de nom, celui ne traitant qu'avec certaines
personnes, refusant de participer aux conseils451. Lors de mon
entretien avec celui-ci, il avait de grandes difficultés à
répondre à mes questions techniques ou de statistiques, ne
semblant que peu connaître la situation éducative et
maîtrisant très peu l'espagnol452. La distance entre
son discours prônant les valeurs guaranis dont la
générosité et sa cupidité fut
démontrée lorsqu'il me demanda une somme d'argent
exorbitante453 pour payer le transport de Charagua au Bajo Isoso,
là où les Isoseños ne me demandaient jamais de
l'argent lorsqu'ils m'offraient à manger ou un lieu où dormir. De
nombreux Isoseños dénoncent le fait que les responsables
de l'AIOC soient des personnes maîtrisant la parole, des
démagogues plutôt que des techniciens compétents dans leur
assignation. L'AIOC a introduit une structure politique dans la région
de Charagua. Ainsi, l'AIOC de Charagua permet la mise en place d'un projet
politique et social indigène tout en établissant un réseau
de clientélisme pour s'assurer le soutien de ce grand groupe au MAS.
La situation éducative dans l'AIOC de Charagua est
mauvaise. Elle révèle une moyenne d'année scolaire de 7,3
ans et 34% de la population ne sont pas allés au-delà du
secondaire454 . Cependant, sur le plan de l'éducation, la
structure de l'AIOC a permis la mise en place d'un projet Guarani, animé
par l'Assemblée du Peuple Guarani et par Le conseil Éducatif du
Peuple Originaire Guarani (CEPOG455) instauré par l'APG en
1997. L'application de l'éducation Interculturel et Bilingue et
l'incorporation d'éléments qui permettent l'analyse de l'histoire
régionale font partie des priorités des efforts sur
l'éducation pour l'APG. L'éducation revêt une importance
première dans le projet Guarani,d'autant plus l'éducation de
l'histoire. Le CEPOG présente l'éducation comme « le bras
idéologique de tout l'ensemble de l'APG, qui illumine le chemin de la
vérité avec la connaissance de notre histoire nationale,
régionale, proche et communale 456».
449 Entretiens avec les Autorités de la
communauté. Le jeudi 11 mai 2017, sur la route principale, Rancho Nuevo
et avec Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai
2017,à son domicile, Rancho Nuevo.
450 Entretien avec Marcelo Segundo, capitan de Rancho Viejo,
mardi 16 mai 2017.
451 Entretiens avec les Autorités de la communauté.
Le jeudi 11 mai 2017, sur la route principale, Rancho Nuevo
452 Entretien avec Richard Padilla, responsable de
l'éducation dans le Bajo Isoso. Mardi 9 mai 2017, durant le chemin vers
le Bajo Isoso.
453 Il me demanda 600 Bolivianos, soit presque 75 euros pour un
trajet qui coûte 30 Bolivianos ( 3,5 euros) en taxi.
454 INE, Charagua, Ciudad Benemérita de la Patria, tiene
más de 38 mil habitantes, Santa Cruz 2017.
455 Consejo Educativo del Pueblo Originario Guarani
456 CNC CEPOs, 2016 :
http://www.cepos.bo/cepog/
:« Es el brazo ideológico de todo el conjunto de Asamblea del
Pueblo Guaraní, que alumbra el camino de la verdad, con el conocimiento
de nuestra historia nacional, regional, zonal y comunal. »
98
Chapitre II- L'enseignement de l'histoire dans un
territoire enclavé, le Bajo Isoso.
II-A/ Les communautés guaranis Isoseños
de Rancho Nuevo et de Rancho Viejo.
Afin d'étudier l'enseignement de l'histoire en milieu
rural, l'étude d'une communauté Guarani, permet d'observer
l'application de l'éducation de la loi 070 parmi un peuple acteur de
cette politique éducative. Plus encore, cela permet de faire une
comparaison entre la situation d'indigènes en milieu urbain où
ils forment une part de l'histoire locale, à Santa Cruz et dans leurs
terres ancestrales. D'autre part, les Guaranis proposent une situation
intéressante puisqu'ils ne sont pas Andins, mais font tout de même
parti des NyPIOC les mieux représentés et
considérés dans le discours national. L'enseignement de
l'histoire locale et nationale dans ce contexte est donc très
intéressant. L'AIOC de Charagua permet d'observer l'application la plus
profonde du projet de revalorisation de la culture indigène actuellement
en place en Bolivie, disposant théoriquement d'une plus grande
liberté sur le plan de l'éducation457. Lors d'un
séjour de cinq jours à la ville de Charagua, j'ai essayé
d'observer et de comprendre la situation de la ville et de l'éducation,
en interrogeant le directeur de l'école de Fe y Alegria, le Curé
de Charagua, et certains enseignants présents lors de
défilés et actes civique en l'honneur, entre autre, de Fe y
Alegria, de la journée contre le racisme et la discrimination et lors de
jeux plurinationaux, qui se déroulaient dans les deux lieux centraux de
la ville : la place principal et le stade.
Charagua est une ville située à 6 heures de
voiture vers le Sud de Santa Cruz, reliée à cette dernière
par le train et par une route de terre. Elle dispose de toutes les
infrastructures nécessaires, de l'électricité et de l'eau
courante et même d'internet. Elle est peuplée de métis, de
créoles, de Guaranis et les Mennonites la fréquentent souvent
pour commercer et acheter des denrées qu'ils ne produisent pas, du fait
de leur mode de vie particulier. La ville de Charagua présente trois
écoles, deux écoles religieuses, dont un établissement de
Fe y Alegria et un établissement public. Il n'y a pas
d'établissement privé dans le monde rural458. La ville
de Charagua dispose de bonnes infrastructures pour une si petite ville.
L'école de Fe y Alegria, qui regroupe environ 400 élèves,
dispose ainsi d'une petite bibliothèque dans chacune de ces classes. Ces
livres viennent des dons des parents, de l'État et des productions
bilingues et interculturelles de la réforme de 1994. Le PSP ici met en
place une prévention contre la pollution et pour la propreté. La
plupart des enseignants viennent de la municipalité, ils furent
formés à l'école normale de Camiri459. Comme
à Santa Cruz, tous les lundis commencent par un acte civique, avec le
chant de l'hymne national et la levée du drapeau. Le curé
participe aussi à l'éducation460 en organisant des
sermons dans la cour de l'école, encadré de porteurs du drapeau
national, ici il n'y a pas de drapeau régional461. Ainsi, la
situation éducative dans la ville de Charagua est relativement proche de
celle de Santa Cruz. Charagua centralise les aides et avantages de
l'État pour la municipalité, profitant de son statut de
chef-lieu.
Ce séjour fut surtout nécessaire pour
acquérir les autorisations afin de me rendre dans les
457 MORALES Evo, Constitución Política del Estado ,
El Alto, 2009.
458 Entretien avec le directeur du district de Charagua, Hubert
Julio Tejerina Toledo, le lundi 8 Mai, Charagua et PEREDO VIDEA, Rocío
de los Ángeles. Estado de la educación primaria en Bolivia en
cifras e indicadores. Revista de Psicologia, La Paz , n. 9, p. 9-26, 2013 .
459 Entretien avec le Directeur de l'école 14 de abril de
Charagua. Mardi 9 mai 2017, dans son bureau, Charagua.
460 Entretien avec le curé de Charagua, mardi 9 mai 2017,
dans l'église de Charagua, Charagua.
461 Observation de l'Acte civique pour l'anniversaire de Fe y
Alegria, Ecole 14 de Abril mardi 9 mai 2017, Charagua.
99
communautés indigènes et de pouvoir observer
dans leurs écoles. L'AIOC de Charagua se divise en quatre zones :
Charagua centre, Charagua Norte, Charagua Sur et l'Isoso. Selon
Isabelle Combes et certains membres du gouvernement autonome de Charagua, la
culture et les moeurs guaranis étaient le mieux préservés
et appliqués dans l'Isoso462 . Bien que méfiant de mon
travail, puisqu'ils me demandèrent un rapport après mon
séjour, la section du secteur Isoseño du gouvernement
autonome de Charagua me permit de me rendre dans deux communautés
guaranis du Bajo Isoso : Rancho Nuevo et Rancho Viejo.
L'Isoso correspond au lieu d'habitation des Guaranis
Isoseños, concentrés sur les rives du fleuves Parapeti
au Nord-est de Charagua. Cette région fut découpée pour
des raisons administratives en deux zones : le Bajo Isoso et l'Alto Isoso. Mais
ces deux zones ne présentent pas de différences
particulières. Ces communautés se sont installées le long
du fleuve car ce sont seulement dans ces rivages sylvestres que les terres sont
assez fertiles pour pratiquer la culture du maïs, du riz et du manioc,
bases de leur alimentation. L'élevage constitue l'autre activité
pour s'alimenter et pour le commerce. La chasse et la pêche sont deux
activités traditionnelles que les hommes pratiquent toujours afin de
subvenir à leur alimentation. Enfin, chaque année, les hommes se
rendent dans les campagnes de Santa Cruz afin de récolter la canne
à sucre, afin d'acheter ce qu'ils ne produisent pas463. Les
Isoseños sont une dizaine de milliers de
personnes464. Ils ne présentent pas forcément une
unité ethnique, de tous les Guaranis, ce sont les plus
métissés avec les Chanés465. Isabelle Combes va
plus loin en présentant les Isoseños comme « les
descendants des Chané « guaranisés »
466» qui se seraient réfugiés dans l'Isoso. Ceci
explique leur déconsidération auprès des Guaranis Avas qui
les appellent « Tipii , c'est à dire « esclaves
». Ils sont majoritairement indigènes, bien que certains soient
métisses et plus rarement, blancs. Il existe des fermes ou des
communautés uniquement habités par des métis, descendants
de colons, c'est le cas de Saint-Sylvestre467. Ces derniers sont
souvent des grands éleveurs. Les Guaranis sont organisés en
capitaineries, ils élisent un capitan tous les ans. Il n'y a
pas vraiment de hiérarchie, seulement des seconds au capitan,
des « autorités » de la santé, de
l'éducation, du commerce. Il existe un capitan grande,
élu pour un temps relatif par l'assemblée de tous les
capitanes. Il y a donc deux capitanes grandes, un pour le
Bajo Isoso et un autre pour l'Alto Isoso. La Capitania del Alto y Bajo
Isoso (CABI) défend les intérêts des
Isoseños auprès de l'APG et de Santa Cruz. Ainsi,
l'Isoso devint en 1994 le premier district municipal indigène du
pays.
Iyambae signifie à la fois « terre sans
mal », mais aussi la terre des Isoseños libres, sans
maîtres . Ce concept central dans les valeurs guaranis, qui peut
être comparé au « vivir bien » des andins,
explique l'importance de ne pas avoir de patrones et de
posséder la terre. Les Isoseños en servitude ne sont
plus véritablement des Isoseños, car ils n'ont plus la
Iyambae.
462 Entretien avec Isabelle Combes,
anthropologue spécialisée sur les Guaranis, avril 2017, Santa
Cruz.
463 Entretiens avec Don Romelio Choipa Soria,
Président de la junte scolaire. Mardi 16 mai 2017, à son
domicile, Rancho Viejo.
464 Ils sont 9000 selon le recensement de 1999
et 11 000 selon le capitan de Rancho Nuevo.
465 COMBES Isabelle, Etno-historias del
Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX),
Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos,
2005.
466 Ibid: « son los descendientes de
chané, «guaranizados» »
467 Observations et COMBES Isabelle,
Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano
(siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de
Estudios Andinos, 2005.
Illustration 20: Les communautés guaranis
Isoseños.
Le Bajo Isoso et l'Alto Isoso regroupent un ensemble de
communautés guaranis installées le long du fleuve Parapeti. Les
communautés de Rancho Nuevo et Guirapembi (Rancho Viejo)
symbolisées respectivement par une étoile bleue et une
étoile rouge, se trouvent à la frontière entre les deux
zones ( COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en
el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto
Francés de Estudios Andinos, 2005.) .
100
101
L'histoire des communautés ici présentée,
est détenue par les « anciens » qui la transmettent par
tradition orale468. Les anciens détiennent un statut
particulier dans les sociétés guaranis ? Il s'agit des hommes
âgés, ils ne travaillent plus et sont entretenus par leurs
descendants. Il s'agit des personnes les plus respectés qui sont
censés détenir une sagesse et donc une légitimité
pour être écouté lors des conseils. Le récit suivant
fut raconté par le capitan de Rancho Nuevo Gumercindo Lizarraga et par
Don Elinar de Rancho Viejo.
Rancho Viejo, ou de son ancien nom Guirapembi est une
grande communauté d'environ 510 habitants, constituée presque
exclusivement de Guaranis Isoseños. Les Guaranis de cette
communauté ne sont sortis du patronage qu'en 2005, en rachetant à
leur dernier patron le titre de propriété des terres. En 1969,
les terres attribuées aux Guaranis de Guirapembi pour leur
productions vivrières par leur patron étaient trop
restreinte. Face à cette situation, une partie de la communauté a
décidé de quitter Guirapembi et de s'installer ailleurs.
C'est ainsi que cinq familles fondèrent Rancho Nuevo, aujourd'hui
peuplé d'environ 500 personnes, sur la rive opposée du fleuve
Parapeti. Ces deux communautés présentent donc une situation
extrêmement intéressante à observer. Elle
révèle l'évolution différente d'un même
peuple. D'un côté, à Rancho Viejo, isolée du reste
du monde par le fleuve Parapeti, les Guaranis ont préservé leurs
activités. Le travail au Chaco : leurs parcelles agricoles sylvestre le
long du fleuve Parapeti, mais aussi la chasse, la pêche et la capture de
perroquet. La fin de leur soumission à un karai étant
récente, ils ont un rapport bien moins ouvert envers les karai
ou les étrangers. En effet, au-delà du statut de «
karai », il y a aussi celui du « gringo »,
l'étranger blanc d'un autre pays qui n'est pas forcément
présent dans le reste du pays. Une méfiance et du mépris
lui est adressé à la place d'une curiosité et d'une
admiration à Rancho Nuevo. A l'inverse, à Rancho Nuevo, la
communauté s'est bâtie sans Patron, et plus encore, ils
sont situés sur une autre grande route qui relie les communautés
entre elles et qui mène de Charagua à Santa Cruz de la Sierra.
Ces Guaranis sont donc habitués aux passages de gens extérieurs
et commercent beaucoup avec ces deux villes et avec les Mennonites. Là
où le cheval est de rigueur pour traverser le fleuve et se
déplacer dans la forêt et les déserts à Rancho
Viejo, il est remplacé par la moto à Rancho Nuevo. Ces deux
communautés présentent donc deux situations différentes
vis à vis de l'influence des rapports avec le monde extérieur.
Pour ce qui est des moeurs et du fonctionnement social, les
deux communautés sont semblables. Le travail communautaire existe dans
les deux communautés, afin de répondre aux besoins de la
communauté. Il n'y a pas de notion de propriété terrienne.
La terre et le bétail sont possédés collectivement par la
communauté, et tout le monde s'en occupe. Il s'agit des économies
de la communauté, ils peuvent être vendus en cas de besoin
d'argent pour financer un projet ou répondre à une crise. De
grands troupeaux de chèvres et de poules sont laissés en
liberté, menacées seulement par les prédateurs naturels.
Cependant, un projet de développement du gouvernement d'Evo Morales a
été mis en place en 2006 et abouti en 2009 à Rancho
Viejo469. Il s'agit de la fabrication d'un corral et de la
distribution de cinq vaches à chaque habitant. La gestion de ces vaches
par les uns et les autres ont développé l'apparition d'un
système capitaliste, avec l'enrichissement des uns sur l'appauvrissement
des autres. Ainsi, les notions d'individualité et de
propriété sont plus marquées à Rancho Viejo
qu'à Rancho Nuevo. La générosité et
l'hospitalité sont bien moins présentes à Rancho Viejo, en
faveur de la recherche du gain470.
468Entretiens avec Don Elar
Medina, doyen de l'histoire, métisse mais originaire de la
communauté. Mercredi 17 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo et
Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à
son domicile, Rancho Nuevo.
469 Entretien avec Don Romelio Choipa Soria,
Président de la junte scolaire. Mardi 16 mai 2017, à son
domicile, Rancho Viejo et plaque à l'honneur du financement par Evo
Morales.
470 Observations comparatives entre les deux
communautés, mai 2017 : observations récurrentes de demande
d'argents pour un service à Rancho Viejo là où a Rancho
Nuevo cela était offert et même honteux de demander de
l'argent.
Illustration 21: Plan de Rancho Viejo.
Plan de Rancho Viejo, le terrain de jeu, l'école et
l'arbre du conseil se trouvent souvent au centre de la communauté. Les
familles se regroupent en quartiers, dès que des jeunes se marient, ils
construisent une maison à côté de la famille de la femme
(Plan:Saint-Martin).
102
103
Les deux communautés ne disposent ni de
l'électricité, ni du réseau internet, ni de l'eau
courante, seulement de réservoirs d'eau et des moteurs à essence
pour générer de l'électricité qui servent à
alimenter occasionnellement le terrain de sport, l'église ou
l'infirmerie. La religion est omniprésente dans ces communautés.
Les deux présentent une forme de syncrétisme entre les croyances
anciennes, basés principalement sur le respect des esprits de la nature,
de la forêt, du fleuve et entre l'évangélisme, grandement
majoritaire dans ces communautés. Cependant, la religion est presque
absente de l'éducation à Rancho Nuevo et à Rancho Viejo,
il n'y a ni prières, ni remerciement à Dieu, ni morales
religieuses, qu'elles soient chrétiennes ou animistes. La
société Isoseña est très patriarcale, les
hommes mangent souvent avant les femmes. Ces dernières sont
assignées à la maison pour y effectuer les tâches
ménagères tandis que les hommes travaillent au Chaco, va à
la pêche au filet selon la tradition et à la
chasse471.
Illustration 22: L'habitat guarani.
Les Guaranis vivent dans des maisons faites de terres
séchées et de tôles, disséminées
aléatoirement sur un vaste territoire le long de la route ou autour de
l'école et de l'église. Ici, des habitations de la
communauté de Rancho Nuevo, mai 2017. (Photo : Saint-Martin)
Pour essayer de comprendre la vie et l'éducation en
science humaine dans ces deux communautés je suis resté une
semaine du 9 mai au 16 mai 2017 à Rancho Nuevo et 8 jours du 16 mai au
24 mai 2017 à Rancho Viejo. Les observations se sont
déroulées dans l'unique école de Rancho Nuevo et dans
l'unique école de Rancho Viejo. Après avoir été
mené par le responsable de l'éducation
471 Observations à Rancho Nuevo et Rancho
Viejo, mai 2017.
104
dans le Bajo Isoso au directeur de la junte scolaire de Rancho
Nuevo, ce dernier m'a présenté au principal qui m'a
lui-même introduit auprès des enseignants de 5ème et
6ème année de primaire. Comme précédemment, je me
suis concentré sur les classes de 5ème et de 6ème car ce
sont les cycles qui présentent le plus de contenu historique. L'aide du
directeur m'a permis d'avoir un entretien semi dirigé durant une heure
avec l'enseignante guarani originaire de Rancho Nuevo, Ruth Gomez Parra
dès le mercredi 10 mai. Ce premier entretien avait pour but d'avoir une
vision générale de l'éducation à Rancho Nuevo et
d'acquérir le point de vue d'une enseignante locale sur les
différentes politiques éducatives depuis 1994, mais aussi
d'organiser les séances de la semaine. J'ai eu ensuite de nombreuses
occasions d'avoir des entretiens libres avec cette dernière tout au long
de la semaine à son logement de fonction, à proximité de
l'école. Elle me permit aussi de consulter ses sources : le manuel
scolaire multitexto El Pauro de 2005, un dictionnaire des
indigènes et surtout les vidéos misent à disposition par
l'État pour enseigner l'histoire.
Certains seconds du capitan, appelés «
autorités » sont venus vers moi pour m'informer des
problèmes politiques dans l'Isoso le jeudi 11 mai, cette conversation
dura une demie-heure. J'ai mené un entretien avec le capitan Gumercindo
Lizarraga le vendredi 12 mai à la fois pour le questionner sur sa
fonction et sur les décisions en matière éducative mais
aussi pour l'interroger en tant qu'ancien sur l'évolution de la
situation à Rancho Nuevo durant plus d'une heure. Le samedi 13, j'ai
assisté à une soirée organisée par Benjamin
à l'église pour les jeunes, l'église joue un rôle
éducatif aussi. Afin d'en apprendre plus sur la participation des
parents dans l'éducation, j'ai mené un entretien semi
dirigé avec le président de la junte scolaire, Luiz Romero le
dimanche 14 mai.
J'ai assisté à la réunion
décisionnelle hebdomadaire afin d'observer le système politique
et comment les questions éducatives étaient abordées,
d'abord introduites par Luiz Romero puis discutées par l'enseignant de
5ème au village voisin, Tamachindi, Teofilo Ibanez Cuellar. J'ai pu
mener un entretien semi dirigé puis libre avec celui-ci le jour
même.
Je suis allé interroger le nouvel enseignant d'origine
aymara Guido Mamani, afin d'en apprendre plus sur les assignations de postes et
l'adaptation pour un indigène andin dans ce milieu guarani lors d'un
entretien libre le lundi 15 mai.
Enfin, j'ai souhaité rencontrer des anciens, afin de
constater le rapport des autres membres de la communauté avec ceux-ci et
les questionner sur leurs connaissances historiques et l'évolution de la
situation. J'ai souhaité rencontrer le doyen de l'histoire, Don Nazario,
mais celui-ci ne fut jamais présent. J'ai réussi à
communiquer avec l'ancien Cecilio Coueya, mais celui-ci étant sourd,
l'entretien fut fastidieux et peu productif.
Enfin, mes ultimes entretiens à Rancho Nuevo furent
avec l'enseignant de 5ème Rolland et sa femme, enseignante d'Histoire en
secondaire, le lundi 15 mai. L'entretien libre avec cette dernière fut
bien plus informatif que l'entretien semi dirigé avec Rolland. Ce
dernier m'a invité à l'accompagner à la pêche avec
lui et son frère pêcheur, une activité traditionnelle. Loin
du contexte de la communauté et de l'école et sous l'effet de
l'alcool et de la drogue, Rolland me donna des informations nouvelles et
très intéressantes.
Enfin, les dernières personnes interrogées
à Rancho Nuevo furent la jeune aide-soignante Eldy Puellar Carillo, en
stage à Rancho Nuevo et l'enseignant Eliso Romero originaire du Charagua
Sud.
A l'école de Rancho Nuevo, j'ai eu l'occasion de mener
des observations à 5 séances. Une séance de deux heures de
la classe de 5ème pour un cours de « communication et langage
» qui s'appuyer sur la lecture et l'analyse d'un conte en espagnol :
Le rat et le lion, puis le travail sur un conte en Guarani. La
même journée, j'ai observé la séance de deux heures
de la classe de 6ème de « communication et langage »
également. Cette séance, basée sur le manuel El
Pauro, abordait les différents moyens de communication.
Le jeudi 11 mai j'ai de nouveau observé une
séance de 6eme d'art qui consistait à la visite d'une tisserande
afin d'en apprendre l'importance et la technique. Je n'ai pu que suivre une
heure de la séance des 5èmes sur l'écriture du conte en
Guarani puisque toutes les leçons étaient interrompues à
11 heure pour rendre visite à la famille de l'enseignant d'EPS Benjamin,
qui avait perdu sa Tante dans la nuit. Ce fut l'occasion d'assister à
l'importance donnée aux valeurs guaranis et aux syncrétismes
religieux dans les rites funéraires.
105
Enfin, la dernière séance fut observée le
vendredi 12 mai pour une séance de 4 heures où la matière
enseignée fut les sciences sociales suite à ma demande
répétée auprès de Ruth. J'avais demandé
à un habitant du village de me servir de traducteur, afin de comprendre
les échanges en guarani sans perturber le déroulement de
l'enseignement. La séance présente les valeurs guaranis et leur
importance puis le visionnage d'une vidéo étatique sur la
conquête de l'Amérique. Cette séance fut pour moi
l'occasion de faire un entretien dirigé avec les élèves de
la classe de 6ème. Mes questions étaient les suivantes :
- Êtes-vous fier d'être Guarani ? D'être
Bolivien ? Vous ressentez vous plus l'un que l'autre ?
- Connaissez-vous l'histoire des migrations guaranis ?
- Connaissez-vous Kuruyuki ?
- Savez-vous ce qu'est un patron ?
- Qu'est-ce que la Guerre du Pacifique ? Et la Guerre du
Brésil ?
- Citez-moi certains personnages historiques
célèbres.
- Citez-moi certains événements historiques.
- Citez-moi d'autres peuples originaires.
- Connaissez-vous Charagua ? Santa Cruz ?
- Où préféreriez-vous vivre ?
- Selon vous, quelle est l'utilité de l'histoire ?
- Pouvez-vous me citer d'autres peuples boliviens ?
- Pouvez-vous me citer un pays Européen ?
- Vous souhaitez vivre en ville ou à la campagne ?
Connaissez-vous Santa Cruz ? La Paz ?
- Qui sait tisser ? Chasser ? Pêcher ?
Enfin, tout au long de mon séjour à Rancho Nuevo
je me suis rendu chez plusieurs familles afin de partager un repas, de mener un
entretien ou simplement de discuter. La famille de l'enseignante Ruth et la
famille de l'enseignant d'EPS Benjamin, la famille du responsable de la
santé César, la famille du Capitan Gumercindo Lizarraya, la
famille de l'enseignant de 5ème Rolland, la famille de Don Jamy,
l'époux d'une tisserande et la famille d'un ancien ayant fait office de
traducteur, la famille de l'enseignant de 5ème à Tamachindi
Teofilo Ibanez Cuellar et finalement, mes hôtes composés d'un
couple, de trois enfants et d'une femme célibataire.
A ces occasions, je pouvais mener des entretiens libres sur
des sujets très diversifiés avec les anciens et les hommes. En
effet, les femmes et les enfants étaient malheureusement très
fermées. Ce dernier point fut un problème majeur pour
l'accomplissement de mes observations. En effet, peu de femmes acceptaient de
me répondre, exceptées mes hôtes. De plus, les enfants,
malgré toutes mes tentatives plus ou moins ludiques, refusez de me
répondre à cause de la honte de leur maîtrise de l'espagnol
et par peur ou défi envers moi. Ils furent intimidés par moi et
parfois honteux. Du fait, selon le capitan de Rancho Nuevo472, du
manque d'amour propre lié à leur ethnie face à l'ethnie
blanche dominante, il me fut impossible de communiquer directement avec eux.
Face à cet échec, j'ai interrogé Denar Mendez, le fils
aîné de mes hôtes, âgé de 16 ans lors d'un
entretien semi dirigé sur son éducation, ses connaissances et son
opinion sur les nouvelles générations.
A Rancho Viejo, la situation était moins propice aux
observations. D'une part parce que la population était moins ouverte et
moins hispanophone mais aussi parce qu'il y avait qu'une même enseignante
pour les classes de 5ème et 6èmes qui étaient
regroupées en une seule même classe mixte. De ce fait, j'ai eu,
là aussi de nombreuses occasions de discuter avec l'enseignante de cette
classe, une créole de Charagua, Naderlina Salses Cortez qui est aussi la
directrice de l'école de Rancho Viejo. Cette dernière, m'a permis
de rencontrer ses deux soeurs, son frère, ses deux neveux et sa
mère à Charagua et dans l'Isoso, ces derniers approvisionnant les
épiceries du Bajo Isoso de denrées de Santa Cruz. Sa soeur Maria
était aussi enseignante. Ils m'invitèrent à une fête
à la communauté métisse de San Silvestre. Ce fut
l'occasion d'observer les relations interethniques dans le Bajo Isoso.
Mon autre interlocuteur privilégié était
mon hôte, Don Romelio Choipa Soria, un ancien et le
472 Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho
Nuevo, le vendredi 12 mai 2017, à son domicile, Rancho Nuevo.
106
président de la junte scolaire. Ce dernier me
présenta le doyen de l'histoire de RV, Don Elar Medina, un créole
se considérant comme Guarani qui s'était intéressé
à l'histoire guarani. Lors de mon entretien avec le capitan Marcelo
Segundo, celui se montra très peu coopératif. Comme
précédemment, j'ai interrogé des anciens comme Don
Santiago Choipa lors d'un entretien semi dirigé. J'ai interrogé
tous les autres enseignants de primaire de l'école, Gloria Romero Soria
et Roberto Arriafa Barrientos. J'ai essayé de me rendre compte de
l'état de connaissance et l'aperçu sur les différentes
éducations à Rancho Viejo de deux jeunes de 19 et 22 ans, Fidel
Ety et Marcelo Segundo Ety. Finalement, j'ai interrogé un jeune notable
diplômé, Miguel Antonio Sanchez Vaca. J'ai également
essayé d'interroger sa soeur, sans succès, du fait de la pression
de sa mère et de son autre soeur.
A Rancho Viejo, je n'ai pu observer que trois séances
à cause de l'absence de l'enseignante les deux premiers jours. La
séance de 4 heure le vendredi 19 traitait des contes guaranis dans le
cadre de l'enseignement « communication et langage. ». Ce fut aussi
pour moi l'occasion de consulter les cahiers des élèves. Le lundi
22 mai, la séance reprend l'enseignement sur les contes puis Naderlina
organisa une réunion parents/professeurs pour organiser la fête
des mères. La séance du mardi 23 de sciences sociales enseignait
la géographie locale à travers des mythes et histoires
isoseñas. Malgré un bien meilleur contact avec les
enfants qu'à Rancho Nuevo, je n'ai pas réussi à parler
avec eux autrement que par un entretien dirigé. J'ai reposé les
mêmes questions qu'à Rancho Nuevo en rajoutant des questions
géographiques : j'ai dessiné une carte du monde au tableau et
demandé à des élèves de situer la Bolivie, le Bajo
Isoso, l'Espagne, l'Afrique et l'Inde.
II-B/ La réinvention d'une histoire et d'une
identité Guarani pour l'unification de Charagua dans le contexte
Isoseño.
L'histoire Isoseña est assez méconnue,
surtout avant la seconde moitié du XIXème. Heureusement, le
travail d'Isabelle Combès : ETNO-HISTORIAS DEL
ISOSO, Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX),
réalisé en 2005 et basé sur le recueil de traditions
orales guaranis et de documents boliviens, permet de connaître un peu
cette histoire.
Isabelle Combès met en avant qu'il est réducteur
d'appeler le peuple Isoseño « Guarani », car leur
histoire et ethnie sont intimement liées avec les Chané.
L'histoire coloniale est une histoire d'isolement, de rares contacts avec des
explorateurs. L'histoire républicaine reste assez floue, du fait de la
position frontalière de l'Isoso et de sa colonisation tardive.
L'arrivée des karai à Isoso commence par celle
d'éleveurs de bovins vers 1858. Puis l'armée intervient afin de
garantir la réalisation de la route de Santa Cruz vers le Paraguay pour
faciliter l'exportation et pour garantir la domination des éleveurs et
propriétaires terriens karai sur les Isoseños.
Durant la Guerre du Chaco, les Isoseños servirent de guides et
d'aides de camp à l'armée bolivienne. Ensuite, dans les
années 1980, les Isoseños, influencés par les
mouvements syndicaux, commencèrent à se revendiquer comme
Guaranis, et comme Indigènes de Bolivie. Finalement, les années
2000 voit un conflit entre le Bajo Isoso qui veut devenir l'égal de
l'Alto Isoso et ce dernier qui veut conserver sa situation
avantageuse473.
Dans les années 1990 et 2000, des ONG ont mis en place
des programmes de développement dans l'Isoso. Ces programmes ont
souhaité s'appuyer sur les notables locaux. Ce faisant, l'argent a
corrompu le fonctionnement en permettant aux capitanes de positionner
leur famille dans tous les postes importants et de profiter de ce
financement474. Plus encore, la mise en place de l'AIOC en 2015 voit
l'apparition de doubles capitanes, comme évoqué
précédemment. La situation en Isoso reste très
conflictuelle et les Isoseños se sentent encore plus
isolés et tristes de cette situation car désormais, ils se font
volés par des membres de leur propre communauté.
473 Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12
mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.
474 Entretien avec Rolland et Gumercindo Lizarraga, mai 2017.
107
Les Isoseños, n'ont que peu de connaissances
sur leur histoire, un exemple concret est celui de la connaissance de la
bataille de Kuruyuki. Du fait des rivalités entre Guaranis Ava
et Isoseños, bons nombres de ces derniers combattirent aux
côtés de l'armée karai contre l'union de Guaranis.
Isabelle Combès rapporte que le journal crucénien La
Estrella del Oriente affirme que leur armée était
composée de « 250 blancs et de 2100 allées
indiens475 ». Il ne s'agissait donc pas d'une simple guerre
opposant les blancs aux Guaranis, mais d'un conflit bien plus complexe,
impliquant les rivalités entre Guaranis eux-mêmes. Or aucun ne
s'en souvient ou ne veut s'en souvenir. De telle manière qu'en 1992, les
Isoseños ont participé à la
célébration du massacre de Kuruyuki organisée par l'APG.
Il y a un effort de l'APG pour créer une union sacrée entre les
peuples guaranis. L'APG a alors réinventé une histoire guarani,
avec le mythe fondateur de la nation guarani unie face aux Karai lors
de la bataille de Kuruyuki476. L'éducation de l'histoire dans
les communautés de Rancho Nuevo et Rancho Viejo est censée
respecter le Curriculo Regionalizado Guarani et transmettre l'histoire
Guarani en tant qu'histoire locale puis l'histoire nationale. L'APG et le
gouvernement autonome tente d'unifier les peuples de Charagua sous
l'identité commune de Guarani. Ainsi, le gouvernement de Charagua veut
diffuser une culture Guarani sans prendre en compte les particularités
des ethnies qui compose la nation guarani. Cette action n'est pas sans rappeler
l'action du MAS qui prétend défendre et valoriser la
diversité et les indigènes tout en promouvant une histoire et un
modèle indigène Aymara/Quechua. L'APG profite de l'absence de
tradition historique pour appliquer cette réécriture historique
sur le peuple Isoseño et sans doute sur d'autres peuples
guaranis. Aujourd'hui les Isoseños et les autres boliviens les
considèrent comme des Guaranis, durant mon séjour, je n'eus
à aucun moment l'occasion d'entendre les termes, « Tapii
» ou « Chané » ; le terme «
Isoseño » était utilisé rarement afin de se
différencier des autres districts de l'AIOC de Charagua. L'histoire du
peuple Isoseño et de ses origines Chanés sont totalement
remplacées par une histoire guarani commune à tous les habitants
de l'AIOC de Charagua.
En effet, l'une des grandes difficultés de
l'enseignement de l'histoire dans le Bajo Isoso est l'absence de tradition
historique. Chez les Isoseños, l'histoire se transmet par
tradition orale. Dans cette société où les anciens sont
traditionnellement détenteurs des connaissances, il y a
généralement dans chaque village un ancien
spécialisé sur la médecine, la religion, l'agriculture,
mais aussi sur l'histoire : un « arakua iya ». A Rancho
Nuevo, ce fut Don Nazario, qui malheureusement ne fut pas présent
à aucune de mes nombreuses visites. A Rancho Viejo, il s'agissait d'un
cas un peu particulier avec Don Elar Medina. Ce dernier était un
créole qui se revendiquait Guarani. Il exposa l'histoire du premier
capitan d'Isoso, Ca Pote, arrivé il y a 400 ans. Il aurait
acquis ces connaissances par un chercheur urbain qui lui aurait
enseigné. Il se vantait d'être le seul à avoir de
l'intérêt pour l'histoire guarani et de Rancho Viejo. Cela est
révélateur de deux choses : que son intérêt
historique vient sans doute de son père Argentin et de sa mère
Espagnol, et qu'il n'y a pas de véritable histoire mais plutôt des
mythes de fondations477.
Le récit de Don Medina illustre un aspect de la
tradition orale : elle s'intéresse surtout aux « Capitan Grande
» et aux mythes lointains plus que sur les événements
historiques récents. Un autre exemple est l'histoire des conflits contre
les Ava, ainsi, une bataille contre des Ava supérieurs
en nombre sur les rives du fleuve Parapeti lui aurait donné son nom
Parapiti en Guarani : « l'eau qui tue »478. Les traditions
orales plus récentes sont plus instrumentalisées, sont
transformées pour dénigrer les rivaux. Dans la conception
historique des Isoseños, seuls les Capitanes grandes
sont des agents historiques,
475 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané
y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación
PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.
476 Ibid.
477 Entretien avec Don Elar Medina, doyen de l'histoire,
métisse mais originaire de la communauté. Mercredi 17 mai 2017,
à son domicile, Rancho Viejo.
478 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y
chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB;
IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.
108
les causes extérieures des événements qui
affectent l'Isoso ne les intéressent pas479 . De
manières générales les habitants de Rancho Nuevo comme de
Rancho Viejo avaient une très mauvaise connaissance de l'histoire. Sur
ce thème, le responsable de l'éducation dans le Bajo Isoso,
Richard Padilla affirma que la mémoire est plus importante que
l'histoire, qu'il est important de s'appuyer sur les anciens qui ont de
l'expérience, notamment sur les vétérans de la Guerre du
Chaco480. Et en effet, les anciens sont les derniers à
connaître, par la tradition orale l'histoire locale et à constater
l'uniformisation des moeurs indigènes. Ainsi, un ancien de Rancho Nuevo,
Don Cecilio s'offusquait d'une évolution : « La coca, c'est bon
pour les « collas », mais maintenant tous les
indigènes la consomment481. » En effet, Evo Morales a
fait de la feuille de coca le symbole des indigènes boliviens et les
Guaranis la consomme en très grande quantité, quotidiennement.
Cette évolution est bien révélatrice de l'andinisation des
indigènes en Bolivie, qui n'épargne pas les
Isoseños.
L'absence de tradition historique peut s'expliquer par deux
autres éléments. L'organisation politique : comme la fonction de
capitan n'est pas censée être héréditaire,
(bien que ce soit parfois le cas) l'histoire n'est pas sollicitée pour
appuyer une dynastie comme cela a pu être le cas dans la plupart des
royaumes. L'autre raison est la religion évangéliste. En effet,
cette branche radicale du protestantisme qui s'applique majoritairement
à Rancho Nuevo et Rancho Viejo a une approche bien moins historique que
le catholicisme. Les cérémonies sont plus basées sur le
chant et les récits moraux que sur l'apprentissage de l'histoire
transmise par la Bible482.
Quoiqu'il en soit l'absence de réelle tradition
historique révèle un paradoxe du projet éducatif de la loi
070 : en voulant décoloniser par l'apprentissage de l'histoire locale,
l'État, et ici l'AIOC de Charagua utilisent un concept et une
méthode étrangère aux Isoseños et
même aux Guaranis. Pour aller plus loin et reprendre les propos de Monica
Sahoneno : « l'école est une structure coloniale, dans sa forme
actuelle, elle ne peut nullement être
décolonisatrice483. ». C'est le cas dans les
communautés de Rancho Nuevo et Rancho Viejo où les écoles
sont parmi les seuls bâtiments en briques, construits par l'État,
et surtout le seul endroit où le drapeau bolivien est visible. Une
plaque rappelle l'évergétisme d'Evo Morales dans les deux
communautés pour chaque construction de l'État. L'école
est le lieu le plus important de la communauté, située au coeur
de la communauté, elle sert en quelque sorte de mairie, les
réunions, la réception d'étrangers et les formations de
l'État s'y déroule. L'école apparaît alors comme une
intrusion de l'État dans la communauté. Les actes civiques et le
chant de l'hymne national en rang devant le drapeau tous les lundis rappellent
la fonction nationaliste de l'éducation484 . D'une certaine
manière, l'enseignement de l'histoire qui se veut «
décolonisatrice » perpétue une assimilation dans une culture
dominante, ici la culture guarani et l'identité indigène
occultent le passé particulier des Isoseños.
II-C/ Les barrières matérielles et
idéologiques à l'enseignement de l'histoire à Rancho Nuevo
et Rancho Viejo.
L'absence de tradition historique dans le Bajo Isoso n'est pas
la seule raison qui explique le désintérêt pour
l'enseignement de l'histoire. En effet, il existe des raisons bien plus
pragmatiques : la pauvreté à Rancho Nuevo et Rancho Viejo. Le
Capitan de Rancho Nuevo, Gumercindo Lizarraga, puise dans ses
souvenirs pour constituer une histoire de l'éducation à Rancho
Nuevo. Selon ses dires, en 1972, il n'y avait pas d'école, la
communauté était bien moins connectée au reste de la
région. En
479 Ibid.
480 Entretien avec Richard Padilla, responsable
de l'éducation dans le Bajo Isoso. Mardi 9 mai 2017.
481 Entretien avec Don Cecilio Coueya, ancien de
Rancho Nuevo, 2017.
482 Observations messe Rancho Nuevo samedi 13
mai, et discussion avec responsable église RV le mercredi 17 mai, et
entretien avec le curé de Charagua à San Sylvestre le dimanche 21
mai 2017.
483 Entretien avec Monica Sahoneno, sociologue
de l'éducation. Mercredi 29 mars, La Paz
484 Observations à Rancho Nuevo et Rancho
Viejo.
109
1985, les premiers cours sont donnés, une maison
servant alors d'école pour cinq classes. L'éducation était
uniquement en espagnol et très stricte et violente, les
Isoseños étaient dévalorisés face aux
Karais. La loi 1565 en 1994 bouleverse la situation, les enseignants
étaient perdus et ne savaient pas comment appliquer l'EIB485.
De là, l'éducation devient bilingue et finalement
entièrement en langue indigène. En 2003, le premier
bâtiment de l'école aujourd'hui désaffecté, sert
d'école pour trois classes. Gumercindo Lizarraga estime que la
réforme de 2010 a redonné de l'estime aux Guaranis. Tous les
enseignants suivent la formation du PROFOCOM. Le capitan se souvient
qu'en 2011, l'école religieuse Fe y Alegria est fondée,
accueillant les 12 classes du primaire au secondaire. Cette école est
devenue publique en 2015. Désormais, l'école prend le relais de
la tradition orale. Selon le capitan, la première mission de
l'école est de permettre aux Guaranis de se défendre face aux
Karai et de se soustraire à leur abus486.
L'école de Rancho Nuevo est dans un état médiocre. Bons
nombres d'élèves doivent apporter leur propre chaise, il n'y a
pas de vitres aux fenêtres, il n'y a ni électricité ni eau,
l'état du peu de meubles et du bâtiment est mauvais. Les enfants
ne disposent pas tous de cahier, de stylo de sac ou d'uniforme et encore moins
de manuels scolaires. Il est important de se rendre compte de l'immense
fossé qui sépare la qualité de l'éducation entre le
Bajo Isoso et Santa Cruz, ce qui rend sans doute compte de l'écart entre
le monde urbain et le monde rural487. Les enfants ne vont à
l'école que quatre heures par jour. Mais les enseignants sont souvent
très en retard, quittant parfois même leur cours durant plus d'une
demie heure pour parler avec un responsable ou un collègue. Les
récréations sont d'une durée variable, la pause de 10h est
l'occasion pour les enfants et les enseignants de rentrer chez eux prendre une
collation. Enfin, le moindre événement, tel que le départ
des secondaires pour un tournoi sportif dans village voisin le mardi 09 mai,
est un prétexte pour passer un long moment hors de l'école. Tout
cela fait que les journées scolaires sont très courtes. Le reste
du temps étant consacré à la chasse d'oiseau ou à
l'aide de la famille au Chaco ou à la maison pour les filles.
L'absentéisme est très élevé, il est rare que tous
les élèves soient présents, parfois les
élèves s'en vont lors de la récréation. Les
enseignants ne contrôlent pas la présence, l'absentéisme se
justifiant par le travail auprès de la famille. Lors de mes
observations, le nombre moyen d'élèves étant absent par
leçon s'élève à 9 pour des classes d'environ 25
élèves. Parfois, plus de la moitié étaient
absents.
La plupart des jeunes de Rancho Nuevo rêvent de
travailler en ville pour avoir des meilleures conditions de vie. A Rancho
Nuevo, avec la route reliant Charagua à Santa Cruz passant dans le
village, les jeunes sont exposés à la culture urbaine de Santa
Cruz et de Charagua. Les jeunes ne pêchent pas, ne chassent pas et
travaillent encore moins au Chaco488. La culture urbaine
semble être devenu le modèle à suivre pour les jeunes qui
essayent d'en reproduire les codes. A Rancho Viejo, la situation est bien pire,
Naderlina explique que l'école était jadis dans une petite salle
aujourd'hui en ruine adjacente à l'école actuelle qui n'offre que
4 classes. Le terrain de l'école sert de lieu de repos pour un troupeau
de chèvres qui défèquent dans la cour comme dans les
salles. Pire encore, la communauté ne dispose pas de formation
secondaire. Les jeunes doivent alors faire le choix de se rendre dans la
communauté voisine à 7 kilomètres à travers la
jungle, le désert et le fleuve, au risque de croiser des jaguars,
anacondas ou autres mygales dont le Chaco regorge, ou d'arrêter
l'école. La plupart choisissent cette option sans hésiter,
consacrant la plus grande partie de leur temps à jouer au football,
à travailler en ville et à aider leur famille489. Bien
que le travail du Chaco, la chasse, la capture de perroquets et
l'élevage offrent une situation alimentaire plus stable, les jeunes de
Rancho Viejo se retrouvent rapidement en situation de pauvreté. Une fois
encore, le travail à la ville s'impose comme une solution et un
rêve d'une vie plus opulente. Afin de rendre les enfants aptes à
la fois à
485 Education Interculturelle et Bilingue.
486 Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho
Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.
487 L'aperçue de l'éducation
dans le Bajo Isoso est basé sur les observations sur place et sur les
entretiens avec divers spécialistes de l'éducation ayant
travaillé en zones rurales, tels que Carolina Loureiro ou encore Monica
Sahoneno.
488 Entretiens avec les anciens, questionnaires
aux enfants.
489 Entretiens avec Naderlina Salses Cortez,
directrice de l'école de Rancho Viejo et enseignante de la classe
5ème et 6ème de primaire.
110
défendre leurs droits face aux Karais, et
à la fois capables de travailler en ville, la priorité est donc
l'apprentissage de l'espagnol. En effet, de nombreux parents, comme en atteste
Romero Choipa, le président de la junte scolaire, critiquent
l'apprentissage en langue guarani et prône une école uniquement en
espagnol490. Les réalités matérielles prennent
le dessus sur la quête de la protection de la langue guarani.
L'éducation de 1994 est souvent critiquée pour avoir mis en place
dans le Bajo Isoso une éducation soi-disant bilingue en partageant des
horaires d'espagnol et des horaires de guarani, mais dans les faits, ce fut une
éducation presque uniquement en langue guarani491. Avant
1994, l'éducation se faisait exclusivement en espagnol, l'usage du
guarani, qui était dénigrée dans l'enceinte de
l'école donnait lieu à des punitions corporelles par les
enseignants, systématiquement originaire de la ville. Ainsi, les anciens
parlent souvent bien mieux que les autres. Ceci est d'autant plus vrai à
Rancho Viejo qui, ne profitant pas du passage de la route, présente une
population très peu bilingue. En effet, seuls les anciens et les
notables, commerçants ou responsables maîtrisaient bien
l'espagnol, la grande majorité des habitants de Rancho Viejo ne
pouvaient pas communiquer convenablement en espagnol. En effet, aujourd'hui
encore, l'éducation qui se prétend bilingue est avant tout une
éducation en Guarani.
À Rancho Nuevo, Ruth et Rolland parlaient en Guarani et
répétaient parfois en espagnol, mais ils devaient insister
longuement et mettre en place des exercices en espagnols pour que les enfants
utilisent cette langue. En effet, les enfants isoseños avaient
honte de leur niveau d'espagnol et n'osaient pas parler en cette langue de ce
fait. A Rancho Viejo, Naderlina étant une karai originaire de
Charagua, elle ne parlait pas le Guarani mais le comprenait, à l'inverse
des enfants. Ces leçons étaient donc données en espagnol
mais les enfants répondaient et travaillaient en guarani. La langue est
au centre des enjeux de l'éducation en milieu rural. Une autre
difficulté liée à la langue réside dans
l'apprentissage de l'écriture du Guarani. En effet, du fait de l'absence
d'uniformisation des différents dialectes guaranis dans l'écrit,
il est difficile de le concevoir492. Ainsi les enseignants (qui ont
parfois du mal avec l'écriture de l'espagnol aussi), qu'ils soient
Guaranis ou non, maîtrisent mal cet enseignement. L'espagnol fut la
langue rattachée à la tradition écrite depuis la
colonisation et son usage dans les lettres, messages ou autre forme
d'écrit est appliquée, à l'inverse du Guarani, qui sert
uniquement de langue orale493.
Ainsi, l'apprentissage de l'espagnol pour pouvoir aller
travailler en ville et pour protéger ses droits, constitue un des enjeux
les plus importants de l'école dans le Bajo Isoso. Dans l'école
de Rancho Nuevo comme dans celle de RV, Rolland, Ruth et Narderlina centre leur
enseignement sur les langues et les mathématiques, matières
nécessaires à la réussite d'études
supérieures dans un secteur productif. Ainsi, sur les faibles
créneaux horaires effectifs d'enseignement, l'histoire n'est
étudiée que très rarement dans ces deux écoles. La
consultation des cahiers de classes des élèves de 5eme, de 6eme
de Rancho Nuevo et de 5/6eme de Rancho Viejo révèlent une absence
de contenu historique. Ce fait s'explique aussi par le mauvais niveau des
enseignants. Si j'ai dû tant insister pour pouvoir assister à une
leçon de science sociale, outre le fait que cela soit
considéré comme superflu par ces communautés, c'est sans
doute à cause du mauvais niveau de connaissance des enseignants guaranis
ou non à Rancho Nuevo et Rancho Viejo.
Ainsi, Ruth organise sa séance de science sociale en
faisant visionner une vidéo fournie par l'État sur la
colonisation de la Bolivie. Cette vidéo présente les
méfaits de la colonisation et de l'exploitation occidentale sur les
peuples indigènes et sur la nature. Ruth rapproche la vidéo
à
490 Entretiens avec Don Romelio Choipa Soria, Président de
la junte scolaire, mai 2017, Rancho Viejo.
491 Entretiens avec Don Romelio Choipa Soria et Victor S.
Quispe Santander, représentant de la chambre des députés
de l'assemblée législative plurinationale et Santos Paredes
Mamani, président de la commission des nations et peuples
indigènes originaires paysans, culture et interculturalité. Jeudi
23 mars 2017, au Parlement, La Paz. et un conseillé présidentiel
souhaitant rester anonyme.
492 Entretien avec le responsable de l'Unidad de Políticas
de Intraculturalidad Interculturalidad y Plurilingüismo Le vendredi 31
mars 2017, au ministère de l'éducation, La Paz.
493 Entretien avec Rolland, enseignant en charge des 5ème
de primaire à Rancho Nuevo. mai 2017.
111
l'histoire Guarani, expliquant que la colonisation s'est
appliquée dans l'Isoso par l'exploitation des Guaranis par les
Patrones. Cependant, elle n'explique pas la différente
temporalité entre la colonisation du reste de la Bolivie par les
Espagnols et des Guaranis par les Boliviens. Elle utilise des
références historiques locales pour expliquer : ainsi elle
compare la résistance des indigènes à l'Empire espagnol
à celle des Guaranis durant la Guerre du Chaco. Finalement ce sujet sert
de support pour développer la revalorisation de la culture Guarani.
L'enseignante émet une critique des méfaits causées par le
mode de vie occidental qui détruit la nature et qui provoque la
cupidité plutôt que la vie harmonieuse avec la nature. Elle
développe un discours très partisan pour un retour à
l'ancienne manière de vivre : « Nous devons retourner à
notre ancienne culture, les hommes doivent aller à la chasse et les
femmes doivent faire les tissus traditionnels afin que la culture ne se perde
pas494. ». Elle diffuse ensuite la vidéo étatique
sur le mythe guarani de création du monde. Puis, une vidéo sur
l'histoire du Chaco et enfin une dernière qui présente de
manière générale la Bolivie avec une dominance de la
culture altiplanique. Finalement, Ruth se sert de ces vidéos pour
soutenir le projet « décolonisateur » de la loi 070 et de
l'AIOC. Elle présente un passé idéalisé où
les Guaranis vivaient heureux. Elle associe le fait d'aller travailler en ville
à un retour à l'esclavage. Au final, l'enseignante n'apporte pas
d'éléments historiques à l'échelle nationale ou
internationale, elle concentre son propos sur la culture Guarani, rappelant ses
valeurs fondatrices. Elle va même jusqu'à critiquer les
méfaits des missions chrétiennes sur les Guaranis alors qu'elle
est fille d'un missionnaire et fondamentalement chrétienne. Bien qu'elle
semble connaître l'histoire Guarani, elle ne connaît pas
particulièrement l'histoire isoseña et les
particularités de ce peuple vis à vis des autres peuples
guaranis. Finalement, Ruth ne sert que de propagatrice du contenu
étatique déployé par le ministère sur l'histoire de
Bolivie. L'exemple de Ruth correspond à une enseignante guarani
engagée qui applique avec vigueur l'idéologie de la loi 070 pour
promouvoir sa culture.
La séance de science sociale de Naderlina à
Rancho Viejo révèle un autre cas. Son cours sur la
géographie de l'Isoso s'appuie sur l'histoire du « lac des
mères ». Elle s'appuie sur les discours des anciens : il s'agissait
d'un lieu où il y avait beaucoup de poisson. Elle met en avant
l'importance du fleuve pour la survie des Isoseños. A l'inverse
de Ruth, elle promeut les progrès technologiques qui rendent
l'accès au fleuve et à ce lac plus facile. Elle ne rejette pas la
technologie et la modernité mais elle met en avant l'importance de
préserver les arbres et l'environnement. Elle fait appel aux enfants
pour savoir si leurs aïeuls se rendaient dans ce lieu et finalement elle
fait apprendre la géographie de l'Isoso. Naderlina, qui n'est pas une
Guarani mais qui s'est investie personnellement pour bien comprendre la
réforme de 2010, essaye de mobiliser les connaissances locales des
anciens et des élèves pour faire apprendre la géographie
et les activités guaranis. Il s'agit d'une autre application du projet
de régionalisation de l'histoire495. Dans les deux cas, plus
que d'un enseignement de l'histoire, il s'agit de l'enseignement de la culture
et des valeurs guarani. Il s'agit d'apprendre aux enfants les trois valeurs
fondamentales guaranis : le respect, la solidarité et enfin
l'unité, c'est à dire le travail communautaire496 .
L'apprentissage de ces valeurs se constate notamment dans la participation de
l'école dans la vie de la communauté. Le nettoyage de
l'école qu'effectuent les enfants d'eux même en attendant leurs
enseignants en est un exemple révélateur. Plus encore, lors du
décès de la tante de l'enseignant d'EPS Benjamin, le jeudi 11
mai, pour la dernière heure de classe, toute l'école s'est rendue
dans les quartiers de la famille de la défunte afin d'appliquer la
solidarité. Ainsi, environ 200 élèves et leurs enseignants
se sont rendus devant la maison de la défunte où se
déroulait un rite funéraire de chants mélangés
à des lamentations.
L'histoire nationale semble peu maîtrisée aussi
bien par les élèves que par les enseignants.
494 Ruth Gomez Parra, enseignante en charge des 6ème de
primaire à Rancho Nuevo : «Debemos volver a nuestra antigua
cultura, los hombres deben ir a la caza y les mujeres deben hacer los tejidos
para que la cultura no se pierde.»
495 Observation : Mardi 23 mai 2017: classe 5eme/6eme ,
science sociale : histoire et géographie locale, Naderlina Salses,
Rancho Viejo.
496 Observation :Vendredi 12 mai 2017: 6 eme s. sociale :
conquête amérique. Ruth Gomez Parra, Rancho Nuevo.
112
Cela soulève un autre aspect de cet enseignement : il
ne prend en compte que le programme régionalisé guarani. Le
curriculo regionalisado guarani (CRG) est l'élément
central de l'éducation dans le Bajo Isoso. Les enseignants
possèdent un exemplaire chez eux, à l'inverse du Curriculo
Base. Ceci dit, il est à noter que les entretiens dirigés
adressés aux enfants, aux jeunes qui sont à l'école depuis
2010 révèlent une très mauvaise connaissance de
l'histoire, mais une meilleure connaissance de l'histoire nationale, des
symboles et héros que de l'histoire isoseña, guarani ou
locale497 . Les générations qui étaient
à l'école avant 1994, se souviennent d'un enseignement strict et
dispensé par des andins, en langue espagnol. Ils apprenaient une
histoire générale de la Bolivie et des peuples
sud-Américains mais rien à propos de l'histoire Guarani ou
même de Santa Cruz. Les informations récoltées pour la
génération scolarisée entre 1994 et 2010 sont moins
précises. Les enseignements étaient en guarani,
délivrés par des Karai et des Guaranis. Les jeunes
interrogés ont démontré une très mauvaise
connaissance de l'histoire nationale aussi bien que locale. Cela est d'autant
plus vrai pour les jeunes sans activités, Eldy Puellar Carillo, une
aide-soignante qui a étudié dans une ville de Charagua
possédait un niveau de connaissance plus correcte que les jeunes sans
activités de Rancho Nuevo et Rancho Viejo.
Enfin, bien que la réforme de 2010 soit très
appréciée ici, il n'y a pas beaucoup d'enseignants de l'Isoso qui
constituent leur propre bibliographie, contrairement à ce que demande
normalement la réforme de 2010. Seul l'enseignant de 5ème de
Tamachindi, Teofilo Ibanez Cuellar rédige un livre en guarani
Isoseño avec la participation de ses élèves sur
la manière de vivre, les pratiques et les traditions orales des
ancêtres498. Bon nombre d'enseignants n'ont pas compris la
réforme de 2010, et cela malgré l'obligation de suivre la
PROFOCOM, et il en est de même pour les parents qui demandent des
formations de la part de l'AIOC499.
497 Questionnaire enfants et entretiens avec Fidel Ety et
Marcelo Segundo Ety, deux jeunes de 19 et 22 ans, Miguel Antonio Sanchez Vaca,
tenant d'une des deux épiceries et grand propriétaire de vaches
de Rancho Viejo, 28 ans, Denar Mendez, étudiant de 16 ans et Eldy
Puellar Carillo, jeune aide soignante de 21 ans et enfin aux anciens des deux
communautés.
498 Entretien avec Teofilo Ibanez Cuellar, Enseignant de
5ème année de primaire au village voisin, Tamaihindi. le dimanche
14 mai 2017, Rancho Nuevo.
499 Témoignages de Rolland, des présidents des
juntes scolaires de Rancho Nuevo et Rancho Viejo, de Roberto Arriaga
Barrientos.
113
Chapitre III- Le programme
régionalisé dans le contexte indigène : une
intégration ou une exclusion ?
III-A/ Du savoir des anciens au savoir des notables :
la pénétration de la culture urbaine par
l'éducation.
Les jeunes Isoseños se retrouvent dans une
situation de recherche identitaire, tiraillés entre le modèle des
anciens et entre ceux de la modernité de la culture urbaine. Les
positionnements sur les aspirations professionnelles, sur le mode de vie, sur
la mode et sur le rapport avec les traditions sont des sujets très
difficiles à abordés. La plupart aspirent à s'engager
pleinement dans le mode de vie urbain, mais ils n'osent le dire ou le faire du
fait du jugement général des adultes et surtout des anciens qui
critiquent fortement certains aspects de la modernisation et de l'extension de
la culture urbaine en milieu rural500.
En effet, il y a un véritable choc
générationnel entre les anciens et les jeunes. Les premiers ont
grandi dans la culture de la méfiance des Karais et de
l'application des traditions et moeurs Isoseños dans un monde
cohérent où les Guaranis vivaient de manière presque
autarcique, du travail au chaco, de la chasse et de la pêche.
Les jeunes ont eux évolués dans un environnement dont les
traditions et les valeurs n'étaient plus appliqués, dans un
espace en voie d'intégration au modèle capitaliste et au pays,
avec le développement de l'individualisme et l'exposition de richesse et
de statuts501 . Ces jeunes n'aspirent plus tant à vivre en
harmonie avec la nature et la communauté que d'amasser des richesses
pour avoir une vie qu'ils espèrent meilleure. Ils ne se suffisent plus
de nourriture et d'eau, bercés par les récits de leurs
aînés qui reviennent de leurs travaux ou de leurs études
à Santa Cruz, ils veulent une moto, des jeux vidéo, une
télé, une voiture...
Cependant, les jeunes Guaranis ne renient pas leur
identité pour autant, ils se retrouvent dans une situation d'entre deux
cultures. Ainsi, dès la classe de 6ème année de primaire,
les garçons adoptent une attitude qui se veut viril. Suivant le
modèle de l'homme urbain et surtout le modèle du joueur de
football. Les coupes de cheveux et les tenues vestimentaires en sont
directement inspirées. La société guarani étant
très machiste, certains objets ou activités sont rattachés
à l'homme. Ainsi, les femmes ne font pas de moto, et en allant à
la pêche j'ai compris la portée symbolique et la fonction des
activités traditionnelles que sont la pêche et la chasse
auxquelles seuls les hommes vont. Pour aller à la pêche, les
hommes se mettent de grandes bottes de pêcheurs pour finalement aller
dans l'eau pied nus et passer la plus grande partie de la nuit à fumer,
boire et se droguer. Ces activités sont avant tout des exutoires entre
hommes, loin des regards jugeurs des femmes. Il est intéressant de
constater que les garçons suivent bien plus les modes urbaines que les
filles et que ces dernières sont bien moins timides que les
garçons. Dans la société guarani, les hommes et les femmes
sont nettement séparés, ce qui pose des difficultés en
classe, puisqu'ils ne se parlent pas entre eux, du fait de la pudeur
imposée par les normes guaranis. L'étude et donc l'école,
sont considérées comme un travail de femme. Les garçons
rechignent donc à participer et à travailler. Les garçons
guaranis oscillent donc entre les modèles urbains qu'ils essayent de
suivre, les projets d'accès à la vie urbaine par
l'éducation, leur attitude timide et leur honte du travail,
imposée par le groupe et la conception de la masculinité des
Guaranis. Ceci provoque une situation paradoxale : les femmes semblent bien
plus fidèles à la tradition que les hommes, dans leur attitude
comme dans leur apparence.
500 Observations et entretiens avec des jeunes, des enfants et
des anciens.
501 COMBES Isabelle, KINJO TOMORI Chiaki, IZQUIERDO
José Ros, Los indígenas olvidados : los
guaraní-chiriguanos urbanos y periurbanos en Santa Cruz de la
Sierra, Fundación PIEB, Programa de Investigación
Estratégica en Bolivia, La Paz, 2003.
Illustration 23: Les nouvelles générations
guaranis, entre tradition et modernisation.
Ces deux garçons offrent un bel exemple de
syncrétisme entre pratiques traditionnelles et modernes. Ici la
tradition réside dans la chasse vivrière aux oiseaux à
l'aide d'un lance pierre, arme prétendument ancestrale des Guarani, avec
le "karapepo", sac traditionnel des hommes. La modernité s'observe au
travers des sucreries et des vêtements industriels. Derrière eux,
on peut voir la route reliant Charagua à Santa Cruz par l'Isoso. Rancho
Nuevo, 2017. (Photo : Saint-Martin)
114
Elles travaillent mieux que les garçons et ont de
meilleurs résultats mais elles font que très rarement des
études supérieures du fait du coût de ces dernières,
qui crée une perte d'argent pour les parents qui voient en leur fille
une future femme de maison502. A l'inverse, les garçons qui
ne sont pas studieux
502 Entretien avec Naderlina Salses Cortez, directrice de
l'école de Rancho Viejo et enseignante de la classe 5ème et
6ème de primaire. Jeudi 18 mai 2017, à sa maison de fonction,
Rancho Viejo.
115
et qui sont timides, rêvent d'aller en ville, ce qu'ils
feront parfois, grâce au financement de leurs parents, alors que leurs
chances de réussite sont moins élevées.
Tous les anciens regrettent l'évolution de la situation
et soutiennent les projets de revalorisation de la culture indigène. Les
principaux regrets sont la perte du travail communautaire au chaco, de
l'usage des tenues, des fêtes et instruments, de l'artisanat et des
activités traditionnelles503. Don Santiago Choipaiti, ancien
de Rancho Viejo, regrette surtout la connaissance de la médecine
traditionnelle, il connaît beaucoup de choses à ce sujet, mais les
jeunes ne s'y intéressent pas et les enseignants ont oubliés ces
connaissances à ses dires. Il n'y a pas que les anciens qui regrettent
cette perte culturelle, il y a aussi les capitanes et autres
responsables qui dénoncent l'absentéisme aux réunions.
Tous les hommes de plus de 15 ans doivent y assister et pourtant ils sont
nombreux à ne pas s'y rendre, du fait de la perte d'intérêt
en la communauté504.
Le nouvel enseignant de physique chimie Guido Mamani qui vient
du monde rural aymara explique l'acculturation par l'accès aux
technologies. Selon lui, les communautés guaranis gardent encore une
partie de leurs moeurs et coutumes grâce à la quasi absence de
technologie, notamment l'absence de la télévision et de la radio
qui favorisent l'usage de l'espagnol au détriment des langues
indigènes505. Cependant, il semblerait que la situation soit
plus complexe. La modernisation de Rancho Viejo avec le corral506
par exemple, introduit la notion de propriété et des
écarts de richesses selon la gestion du bétail des uns et autres.
En un sens, cette modernisation détruit les moeurs guaranis. Mais en un
autre sens, elle fournit un outil de production de denrées
vivrières et exportables qui permettent aux habitants de travailler
moins en ville et donc théoriquement, de moins se corrompre
culturellement au contact de la ville.
Cependant l'une des plus grandes modernisations de la
société Isoseña passe par l'éducation. En
effet, l'éducation remplace la notoriété des anciens par
des diplômés. Cela s'explique par un double processus. D'abord, le
fait que l'école remplace les traditions orales dont les anciens
étaient en charge jusqu'à présent par une tradition
écrite. D'autre part, l'école forme des Guaranis qui vont parfois
se former à l'université à Santa Cruz de la Sierra.
Là-bas ils renforcent leur individualisme dans la compétition du
processus scolaire. Lorsqu'ils reviennent, ils utilisent le crédit
donné par leur diplôme pour prendre des décisions et
diriger les communautés, en étant influant aux conseils ou en
accumulant des richesses. Ils se différencient des restent des
indigènes, en premier lieu par leur style vestimentaire. Celui-ci
devient plus urbain, souvent à l'aide d'une chemise. Ils ne font plus de
boules de coca et ils étalent souvent leurs connaissances afin de
montrer leur supériorité intellectuelle sur leurs camarades.
Ainsi, l'expérience des anciens est remplacée par l'expertise des
jeunes diplômés, les « licenciados507
». Ces diplômés, qui constituent une nouvelle élite,
importent la culture urbaine comme l'exemple à suivre, là
où précédemment c'était les anciens dans leur
représentation et l'incarnation de la sagesse, de l'expérience,
de la connaissance et du respect des valeurs guaranis. Contrairement aux
anciens, les diplômés ne participent plus aux travaux communs, au
contraire, ils les dirigent.
La pénétration de la culture urbaine via
l'éducation est plus profonde et sournoise que l'influence de celle-ci
sur les travailleurs qui vont récolter la canne à sucre ou
travailler annuellement en tant qu'employé à Santa Cruz. En
effet, ces derniers ne font que copier le style vestimentaire et les attitudes
liés à ces milieux ouvriers tandis que les diplômés
adoptent des codes vestimentaires, linguistiques et sociaux construits en rejet
des codes guaranis. La plus grande transformation réside dans la
politique. En effet, ces diplômés se servent de leur prestige et
de leur présumées compétences pour faire de la
503 Entretiens avec anciens.
504 Marcelo segundo, Capitan de RV, à son domicile, mai
2017.
505 Guido Mamani, nouvel enseignant du secondaire à Rancho
Nuevo d'origines aymaras. Mardi 16 mai 2017, à son domicile, Rancho
Nuevo.
506 Le MAS a construit un corral et distribuer 5 vaches a chaque
habitants de Rancho Viejo en 2009.
507 Diplômés.
116
politique. C'est à dire que ces personnes interviennent
aux conseils et occupent des charges de responsables, de l'éducation, du
commerce, de l'agriculture et de la santé. Ces postes leur permettent
d'orienter les décisions du conseil selon leurs intérêts
personnels.
Illustration 24: Les diplômés, de nouveaux
patrons ?
Seulement âgé de 28 ans, le
diplômé Miguel Antonio Sanchez Vaca, surnommé «
Quitito » est le tenant d'une des deux épiceries de RV et
propriétaire d'un cheptel de plus de 100 vaches (environ 1/7 du
bétail de RV). Ici, il dirige la réalisation d'un nouveau Chaco
pour le PSP des enfants, Rancho Viejo, 2017. (Photo : Saint-Martin)
C'est ainsi que ces derniers s'enrichissent encore plus et
deviennent de plus en plus influents. Ces diplômés forment alors
une élite qui coopèrent avec les autorités masistes de
l'AIOC ou qui forment des groupes de contre-pouvoir locaux, clivant ainsi les
communautés Isoseños. La politique est ainsi
critiquée par les enseignants guaranis comme Ruth ou Rolland, tandis que
Naderlina, riche et influente par sa famille et de culture karai, la
pratique. L'éducation est donc à la fois un outil de lutte pour
la sauvegarde de la culture chez les jeunes guaranis, mais c'est un aussi une
institution qui provoque la destruction du mode de fonctionnement traditionnel
de la société Isoseña.
117
III-B/ Revaloriser les connaissances et l'artisanat
indigènes : vers l'autonomie ou vers l'exclusion ?
L'éducation déployée par la loi ASEP
prend tout son sens dans le milieu rural. L'un des exemples concrets qui prouve
que cette réforme fut pensée avant tout pour l'éducation
en milieu rural est le PSP. Le Projet Sociocommunautaire Productif vise
à apprendre les travaux dans la communauté en mobilisant les
habitants et en créant de nouvelles dynamiques. A Rancho Nuevo par
exemple, le jeudi 11 mai, Ruth a mené sa classe de 6ème chez une
tisserande afin qu'elle leur montre et qu'elle leur explique l'importance de
cet art ancestral508 . La tisserande était une doyenne et
elle a pu transmettre oralement sa connaissance de la technique et de la
symbolique des motifs isoseños. Suite à cette visite,
Ruth a mis en place un atelier de création de marquette de métier
à tisser puis elle a demandé à toutes les filles, puisque
les garçons refusaient de faire ce « travail de femme », de
faire un tejido d'ici la fin de l'année avec leur mère
ou leur grand-mère. Ce fut l'occasion pour Ruth de dénigrer le
choix de suivre la culture occidentale portée par le mode de vie urbain
qu'elle définit de consumériste et individualiste. « Toute
la culture se perd, nous ne sommes que des copieurs, il ne faut pas perdre les
connaissances des anciens509. » L'ancienne apprend qu'avant les
femmes n'allaient pas à l'école, les techniques de tissages se
transmettent par tradition orale mais cela se perd. Un autre PSP
appliqué à Rancho Nuevo est l'apprentissage de la notion de
pollution et de propreté. Ainsi, les élèves rassemblent
tous les déchets dans une fosse creusée dans la cour de
l'école, avant d'y mettre le feu. Tous les quartiers en font de
même, car il n'y a pas de poubelles, ni de décharges ou de service
de traitement des déchets, les Guaranis jettent leurs déchets
là où ils sont. Ils ont continué leurs coutumes sans
prendre en compte l'arrivée du plastique qui représente une
pollution différente des restes alimentaires d'autrefois. L'application
de ce PSP semble approximative, les enfants respirent les émanations du
plastique qui brûlent en dessous d'un feu laissé sans
surveillance. Ici, ce PSP semble être la projection d'un modèle
urbain sans effort d'adaptation au contexte510.
A Rancho Viejo, Naderlinda attend avec impatience la fin de la
préparation du Chaco pour les enfants, afin qu'elle puisse y faire
cours. Ils apprendront grâce à la coopération des adultes
le travail de la terre mais ils recevront aussi des cours de toutes les
disciplines, le chaco est un support à une éducation
depuis le terrain. Naderlinda veut qu'ils plantent un potager afin d'initier
les enfants à l'alimentation équilibrée et afin de
diversifier la production alimentaire, globalement peu saine pour la
consommation quotidienne511. Ainsi, les enfants apprennent le
travail ancestral au chaco auprès des parents et de
l'enseignant. Cependant, la participation de la communauté passe surtout
par les devoirs : comme en ville, les enfants ne sont guère rigoureux ni
encouragés à faire des exercices en dehors de l'école, les
enseignants essayent souvent de mobiliser les parents et d'entretenir le
rôle traditionnel des anciens et des doyens des connaissances en
demandant aux enfants de revenir avec un conte par exemple512 ou
avec l'histoire de la communauté auprès des
anciens513.
Il est intéressant de noter que les acteurs les plus
engagés dans le projet éducatif de 2010 sont aussi les
Isoseños les moins « traditionnels » dans leur
manière de vivre. Ainsi, Ruth est une actrice engagée de
l'éducation de la loi 070, elle prône le retour à la vie
des ancêtres et la revalorisation des connaissances guaranis. Cependant,
elle figure parmi les plus « progressistes » dans sa manière
de vivre. Ayant sa famille à Charagua, elle s'y rend souvent et se
montre fière de son lien avec Charagua et Santa Cruz. Ainsi, elle parle
très bien espagnol, possède un portable et ne pratique aucune des
activités dont elle se fait la défenseure. Elle dispose
même du gaz qu'elle ramène de Charagua, et de
508 Observation : Jeudi 11 mai 2017 : 6eme et visite d'une
tisserande du village, Rancho Nuevo.
509 Ruth Gomez Parra, Jeudi 11 mai 2017, Rancho Nuevo.
510 Observation :Vendredi 12 mai 2017: 6 eme , Rancho Nuevo
511 Entretiens avec Naderlinda et observations.
512 Observation :Mercredi 10 mai 2017, communcation et language :
les contes, Ruth Gomez Parra, Rancho Nuevo.
513 Observation :Vendredi 19 mai 2017: classe 5eme et 6 eme :
communcation et language : les contes, Naderlina, Rancho Viejo.
118
nombreux vêtements. De même, Naderlina qui s'est
grandement impliquée pour comprendre la logique de la réforme,
est une blanche originaire de Charagua, occupant la seule maison de pierre,
dotée d'électricité solaire et d'une télé. A
l'inverse, les Guaranis opposés à l'AIOC et l'enseignement
indigène sont souvent des paysans ou des enseignants tels que Rolland
pratiquant encore la chasse, la pêche, le travail du chaco et
menant une vie bien plus « traditionnelle » que les premiers.
Certains paysans, comme le président de la junte scolaire de Rancho
Nuevo, Don Romelio, regrettent l'AIOC et que des entreprises
étrangères ne viennent pas exploiter leurs ressources. Ces
gens-là vivent dans des conditions assez médiocres, ils sont
fiers de leurs cultures et de leurs pratiques mais aspirent à des
meilleures conditions de vie, surtout à un meilleur accès aux
services de santé514. Le professeur Rolland après
avoir défendu le projet éducatif actuel en public, a avoué
ne pas y croire, trouver cela « naïf et irréalisable de
vouloir revenir en arrière ». Selon ce dernier, si la culture se
perd, ce n'est pas le cas des valeurs guaranis515. Les autres
enseignants de Rancho Viejo, voient d'un très mauvais oeil la
réalisation du PSP à travers le chaco des enfants. En
effet, ceux-ci pensent que ce n'est pas le rôle de
l'école516. Ce ne sont pas les seuls, dans les deux
communautés, il y a des Guaranis qui pensent que l'apprentissage des
activités et traditions guaranis sont à apprendre à la
maison, l'école devrait servir à apprendre les connaissances
nécessaires pour pouvoir s'intégrer dans le reste du pays. Le
président de la junte scolaire de Rancho Nuevo, Luiz Romero affirme
ainsi que «la maison est le lieu d'apprentissage de la tradition,
l'école de l'intégration. 517 ». Certains parents
voient dans cette nouvelle éducation une perte de leur fonction
éducatrice. Bien que cela passe par eux, le fait que ce ne soit plus une
éducation filiale réduit leur prestige. En effet, en plus
d'être plus cultivés qu'eux, les enfants connaissent aussi leurs
techniques manuelles. Cette éducation dévalorise
complètement les parents vis à vis de leurs enfants.
Le programme régionalisé est à l'origine
de deux processus contradictoires. D'une part, cette éducation propose
un programme qui permet de redynamiser économiquement des régions
rurales en proie au chômage et à la pauvreté qui provoquent
un exode rural et une perte partielle de la culture et de l'identité
Isoseño, Guarani, voire Indigène de ces migrants.
Valoriser et enseigner les pratiques et connaissances locales permet de
redonner une activité vivrière à ces indigènes
chômeurs qui vivent grâce aux aides de l'état.
L'apprentissage de la chasse, de la pêche et surtout du travail au
chaco et d'élevage permet d'augmenter les ressources
alimentaires disponibles mais aussi les exportations. De plus, la valorisation
et l'apprentissage de l'artisanat Isoseño permet de produire
des marchandises qui se vendent cher, d'autant plus avec l'augmentation de
l'appréciation des produits artisanaux face aux produits industriels et
avec l'importance du tourisme. Ainsi, les tisserandes Isoseños
produisent par exemple un hamac en un mois. Celui-ci sera vendu plus de
1000 Bolivianos à Santa Cruz, une somme conséquente lorsqu'on
prend en compte qu'un poulet coûte 20 Bs à Rancho Viejo.
Au-delà de l'aspect culturel qui est promu par le MAS
et dans l'AIOC, il y a aussi un réel projet de redynamisation
économique. L'autonomie financière permet de casser le cercle
vicieux de l'exode rural. A cause de la pauvreté, les Guaranis vont
travailler en ville et font du modèle urbain, qui présente des
meilleures conditions de vie, un exemple à suivre. L'exode rural
provoque un abandon des activités économiques du monde rural, ce
qui augmente l'exode rural et ainsi de suite. Ainsi, le développement
économique permet aux communautés de ne pas se rendre en ville
pour travailler et devrait augmenter la qualité de la vie dans la
campagne, revalorisant donc leurs cultures et leurs identités.
Cependant, ce développement économique contribue à
transformer les sociétés indigènes et à parfois
détruire les fonctionnements sociétaux. Le cas du corral de
Rancho Viejo et l'apparition de l'élite de diplômés
évoqués antérieurement, en sont des bons exemples.
D'autre part, cette éducation des pratiques guaranis
rappelle l'éducation agricole des siècles
514 Don Romelio Choipa Soria, Président
de la junte scolaire. Mardi 16 mai 2017, à son domicile, Rancho
Viejo.
515 Enseignant Rolland, Lundi 15 mai 2017,
à la pêche, Rancho Nuevo.
516 Gloria Romero Soria, le mardi 23 mai 2017,
à l'école, Rancho Viejo et Roberto Arriaga Barrientos, enseignant
de 3 et 4ème. Mardi 23 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.
517 Luiz Romero, Président de la junte
scolaire, le dimanche 14 mai 2017, à l'école, Rancho Nuevo.
119
précédents qui visaient à former des
paysans efficaces. En effet, en formant les enfants guaranis aux travaux du
champ, de l'élevage, de la chasse, de l'artisanat et de la pêche,
l'école les rend totalement inadaptés et surtout sous
qualifiés en comparaison des enfants urbains pour pouvoir travailler en
ville ou occuper des postes importants. Cette école les voue à
une vie de paysan, de rural. Plus encore, l'enseignement de l'histoire et de la
culture locale creuse un écart supplémentaire avec les
élèves du reste du pays en leur donnant une identité
guarani sans leur donner d'identité et de références
boliviennes. Enfin, l'éducation bilingue, qui s'avère peu
efficace dans l'apprentissage de l'espagnol complète cette
éducation qui exclut et enclave les jeunes guaranis dans le monde rural
et guarani. Cette éducation régionalisée augmente ainsi la
distance entre les urbains et les Guaranis qui ne connaissent pas l'histoire du
pays duquel ils font partie.
Ainsi, ces deux aspects révèlent que
l'éducation mis en place développe une autonomisation des
Guaranis mais qui passe par une exclusion de ceux-ci du reste de la
société. La politique éducative mis en place ne fait que
renforcer l'écart entre monde urbain et monde rural. Ainsi, tout comme
les Cruceños se méfiaient des ruraux et des
indigènes, les Guaranis, malgré une certaine admiration, se
méfient également de la vie à Santa Cruz, l'accusant
d'être dangereuse et de pervertir les Guaranis518.
III-C/ Quels rapports interethniques dans une AIOC ?
Si l'AIOC de Charagua présente une certaine
diversité ethnique entre les différents guaranis, les Mennonites,
les métisses, certains créoles et quelques rares autres
indigènes, (principalement des collas) la population reste
majoritairement guarani. Plus qu'une question d'ethnie, il est question
d'identité. Le travail d'Isabelle Combès le montre bien, si les
indigènes Isoseños sont probablement de l'ethnie
Chané, la réinvention de l'histoire de l'Isoso par l'APG les
rattache à l'ethnie Guarani. L'identité en Bolivie se construit
en une succession de deux ou trois identités. D'une part,
l'identité ethnique, elle peut correspondre à l'ethnie
imaginée : ainsi les Indigènes Isoseños se
revendiquent Guaranis. Se revendiquer métisse pour les populations
indigènes immigrées en ville est une manière de rejeter
ses origines pour se plier au métissage, ethnie par excellence de la
ville. Ensuite, l'identité culturelle rentre en jeu : un créole,
un métis ou un indigène peuvent tous se revendiquer de culture
isoseña. Enfin, tous les citoyens possèdent la
nationalité bolivienne : ils sont tous Boliviens, mais la conception de
l'identité nationale a plus ou moins d'importance selon les milieux.
Mettre en avant l'identité ethnique, comme c'est le cas à
Charagua, culturelle, comme à Santa Cruz ou nationale comme à La
Paz sont révélateur de projets politiques différents.
L'identité bolivienne est donc le fruit d'une construction complexe.
Un cas intéressant qui illustre la conception de
l'identité est celui du doyen de l'histoire à Rancho Viejo : Don
Elar Medina. En effet, ce dernier est le fils d'un père argentin et
d'une mère espagnole. Cependant, il est marié avec une Guarani et
s'auto-identifie comme Guarani. Selon lui, être Guarani n'est pas une
question de couleur de peau mais bien de culture et de coutume. Celui-ci vit
comme tous les autres anciens de la communauté : il reste chez lui,
chasse et pêche mais se fait entretenir par sa femme et ses enfants. Don
Elar Medina dénonce le manque d'ouverture de sa communauté vis
à vis des étrangers519. Malgré son discours, sa
manière de vivre et sa maîtrise de la langue guarani, ce dernier
était obligé de revendiquer continuellement son
auto-identification Guarani et les autres habitants entretenaient avec lui un
rapport ambigu, oscillant entre affection et mépris. Ceci est bien
révélateur qu'au-delà de la culture et des moeurs,
l'histoire trop récente de la soumission des indigènes aux
métisses et aux blancs restent ancrés chez les uns comme chez les
autres. Certains
518 Entretien avec Teofilo Ibanez Cuellar,
Enseignant de 5ème année de primaire au village voisin,
Tamaihindi. le dimanche 14 mai 2017, à la réunion puis à
son domicile, Rancho Nuevo.
519 Entretien avec Don Elar Medina, doyen de
l'histoire, métisse mais originaire de la communauté. Mercredi 17
mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.
120
Guaranis comme l'enseignant de 5ème de l'école
de Tamachindi, Teofilo Ibanez Cuellar, condamne le manque de respect des
karai envers la nature : « Le Guarani ne chasse pas pour le
commerce, seulement pour manger, à l'inverse des karai qui
chasse exagérément.520 ». Les Mennonites sont
critiqués pour les même raisons, à cause de leurs champs de
blé construits sur d'anciennes forêts.
Les habitants originaires de la ville de Charagua font preuve
d'un certain sentiment de supériorité sur les autres habitants de
la municipalité. A cela s'ajoute un sentiment de
supériorité ethnique de la part des créoles et à
moindre mesure, des métis sur les indigènes. Les collas,
peu nombreux à la ville de Charagua, sans doute suite aux fuites des
massacres de Santa Cruz ; occupent, comme à Santa Cruz, des
métiers déconsidérés. Ces populations sont mises
à l'écart de la société de Charagua, ils sont
dénigrés et très renfermés, refusant toutes mes
tentatives d'entretiens.
Plus encore, les populations blanches et métisses
entretiennent des relations complexes avec les Guaranis
isoseños. La famille Salses, dont fait partie l'enseignante
Naderlina, en sont un bon exemple. Menant une activité lucrative
d'approvisionnement des communautés isoseñas en
denrées de Santa Cruz, ceux-ci sont connus et influents. Ils sont
traités comme des hôtes de marques dans de nombreuses
communautés. L'association entre blanc et patron est encore
forte dans l'esprit des Guaranis. Ainsi, lorsqu'en revenant de San Sylvestre,
leurs deux 4x4 s'embourbèrent dans les rives du fleuve Parapeti, des
cavaliers guaranis qui passaient par là, se joignirent instinctivement
aux amis métis et Guaranis qui accompagnaient les Salses et qui
étaient occupés à tracter et à creuser sous les
roues tandis que les Salses attendaient sans rien faire. Cette situation
illustre d'autant plus la continuation de la hiérarchisation sociale,
puisque après 4 heures de fructueux travail de 2h à 6h du matin,
les Salses leur donnèrent en remerciement de l'alcool à 90°
et une poignée de feuille de coca. Les cavaliers guaranis
lancèrent alors un « Gracias Patron » avant de
reprendre leur route.
La question du statut est très importante,
l'éleveur et épicier « Quitito », un ami proche des
Salses qui dirige au lieu de travailler sur les travaux
communautaires521 , était à ce moment, parmi les plus
travailleurs. De la même manière, les Salses s'offusquaient que je
puisse aider les indigènes ou rester avec eux dans la remorque
plutôt qu'à l'intérieur, du fait de mon statut prestigieux
d'européen.
La communauté de San Sylvestre présente une
population presque exclusivement métisse, la fête de Saint Isidore
s'y déroule ainsi : une course de chevaux est organisée, puis une
messe est menée par le curé de Charagua, s'ensuit un repas et
enfin une soirée arrosée et dansante. Il est intéressant
de noter que durant toutes ces étapes, les indigènes, en grande
minorité, sont mis de côtés. Tandis que les métisses
et les blancs (les Salses) sont au centre des activités. Seule la messe
est un moment où toute l'assemblée est traitée
équitablement Le moment le plus représentatif des clivages
ethniques reste le moment du repas. Une grande table fut dressée au
centre de la piste de danse. Cette table ne pouvant accueillir que 10 personnes
pour la cinquantaine de personnes présentes, il fallut faire plusieurs
services. Ainsi, les Salses furent conviés au premier service,
accompagnés de la femme et des enfants de l'hôte. Ensuite, les
métis par ordre de proximité et de prestige furent invités
à manger. En dernier, les indigènes qui attendaient dehors sous
la pluie purent manger avec les plus jeunes métis. Finalement, un
certain rejet envers les étrangers était compréhensible de
la part des métis. Les seuls étrangers qui n'ont pas de statut
particulier sont les Mennonites, en effet, ceux-ci ne détiennent pas de
prestiges particuliers malgré leur origine apparente européenne.
Ils vivent reclus dans leur « colonies », se mariant entre eux et ne
sortant que pour commercer, il n'y a donc que très peu de rapport entre
les Mennonites et les autres. Même les Guaranis ne sont pas
intimidés et les traitent comme des égaux. Cela peut s'expliquer
par deux facteurs. D'une part, ils ne maîtrisent pas très bien
l'espagnol, tout comme eux. D'autre part, ce sont des agriculteurs qui
rejettent la modernisation. Ce constat révèle qu'il ne s'agit pas
simplement d'une domination ethnique, il s'agit plutôt d'une domination
des urbains, incarnés par les métis et les créoles
hispanophones sur les paysans.
A Charagua, un grand acte civique est organisé pour
célébrer la journée contre la discrimination et le racisme
en l'honneur de la loi qui porte le même nom. Les jeunes sont
déguisés en une multitude
520 Entretien avec Teofilo Ibanez Cuellar,
Enseignant de 5ème année de primaire au village voisin,
Tamaihindi. le dimanche 14 mai 2017, à la réunion puis à
son domicile, Rancho Nuevo.
521 Voir illustration 21.
121
d'ethnies différentes. L'armée est
présente et défile pour rappeler ainsi qu'elle veille à ce
que cette loi soit bien respectée.
A cette occasion pourtant, un petit garçon me montra du
doigt en criant « el diablo ». Cette réaction est
bien représentative de l'hypocrisie de la situation. Comme dans le reste
du pays, le racisme existe toujours, mais il est désormais interdit et
ne s'affiche plus. Ainsi, le capitan de Rancho Nuevo explique
l'évolution des rapports avec les autres ethnies en ces termes : «
Avant, il y avait beaucoup de discrimination contre les collas et par
les collas, mais désormais il n'y a plus de discrimination car
la constitution le demande et les Guaranis respectent la
constitution.522 ».
Illustration 25: Les actes civiques : la journée
contre le racisme.
Lors de la célébration de la journée
contre la discrimination et le racisme, les enfants défilent avec des
banderoles et déguisés en plusieurs cultures et ethnies du pays
sur la place principale de Charagua. L'armée encadre cette
célébration afin de rappeler à tous qu'elle veille au
respect de cette loi. Charagua, 2017 (Photo : Saint-Martin).
Il faut reconnaître une avancée notable dans
l'éducation dans le Bajo Isoso, la formation d'enseignants locaux. En
effet, la comparaison des enseignantes karai Naderlina ou Maria Salses
et des enseignants guaranis Ruth, Rolland, Teofilo, Benjamin, Eliso
révèle deux types d'éducation. Désormais, les
Guaranis de Charagua Norte, Sur comme de l'Isoso peuvent être
formés à l'école normale de Camiri, souvent après
avoir été au secondaire à Charagua. Ils sont ensuite
répartis dans les écoles de la région de Charagua. Les
enseignants guaranis sont maintenant majoritaires sur le territoire de l'AIOC.
L'enseignement de ces derniers, diverge énormément de
l'enseignement des karai qu'on peut constater à Santa Cruz de
la Sierra. En effet, la conception de la discipline, l'autorité et du
fonctionnement de la classe sont bien différents. Il n'y a pas de codes
figés, ainsi, les élèves discutent, rigolent, se
lèvent, participent sans lever la main. La relation entre enseignants et
élèves est bien moins hiérarchisée et ne passe pas
par l'autorité. Les enfants sont très autonomes, ils viennent
à l'école souvent avant les enseignants et nettoient les classes
à l'aide de branches d'arbre. La classe est
522 Entretien avec Gumercindo Lizarraga, Capitan
de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017, Rancho Nuevo.
122
disposée très différemment qu'en ville,
les chaises sont placées le long des murs, ils se lèvent souvent
pour accomplir les jeux que mettent en place Ruth ou Rolland.
Il en ressort que les élèves sont moins
humiliés qu'en ville, ils sont surtout extrêmement moins violents.
Lorsque les enseignants ne sont pas là, ils jouent dans le calme sans
jamais se battre, à l'inverse des situations observées dans les
écoles publiques de Santa Cruz523. Il n'y a pas de
système d'examen dans Rancho Viejo et Rancho Nuevo, ainsi, il n'y a pas
de compétition entre les élèves, malgré le fait que
certains élèves, ayant souvent des liens avec Charagua, soient
meilleurs et moins timides que les autres. Seule la pression que se mettent les
garçons vis à vis de la considération de l'étude
comme un métier de femme et la honte des rapports entre les genres
entravent les rapports entre les élèves.
L'enseignement de Naderlina Salses en revanche est bien
différent. Les barrières ethniques, culturelles et linguistiques
éloignent les élèves de l'enseignante. Plus encore,
celle-ci est plus autoritaire, il n'y a pas de discussion dans son cours, cela
étant réprimé par Naderlina. Plus encore, à
l'inverse des enseignants guaranis, elle interdit aux élèves de
cracher dans la classe ou de jeter des détritus n'importe où. La
karai réprime ainsi de nombreuses pratiques jugées tout
à fait normales pour les Indigènes isoseñas, qui
sont inconvenables dans la culture urbaine. Ainsi, l'éducation par un
enseignant blanc est d'autant plus « colonial » puisqu'il oriente les
enfants guaranis vers le respect de code urbains parfois en contradiction du
contexte (il n'y a pas de traitement des déchets dans le Bajo Isoso et
les enfants n'ont pas de mouchoirs). Cependant, une différence
remarquable est observable dans ces éducations
différenciées. Malgré le fait que la population de RV est
bien plus craintive et fermée à l'égard des karai,
du fait de son histoire d'asservissement encore récent, les
élèves de Naderlina furent bien plus chaleureux et ouverts
auprès de moi que ceux de Rancho Nuevo.
La situation a évolué, les Guaranis ont de plus
en plus confiance en eux, mais ils restent en retrait et intimidés par
les karai. Selon Tefoilo Ibanez, cela fait partie de la culture du
Guarani d'être timide. L'enseignant aymara Guido Mamani explique la
timidité des locaux par l'absence de technologie, selon lui : « Ils
n'ont pas de technologies, ne connaissent que leurs familles et n'utilisent que
le Guarani, ils n'ont pas d'ouvertures sur le Monde comme le permet la
télévision ou internet. Ceci explique la peur de
l'étranger et le manque de curiosité. 524».
523 Observation : Mardi 2 mai 2017 :
école Mercado et Mercredi 3 mai 2017 : ecole Igniaco Warnes.
524 Guido Mamani, nouvel enseignant du
secondaire à Rancho Nuevo d'origines aymaras. Mardi 16 mai 2017,
à son domicile, Rancho Nuevo.
123
L'exemple de l'AIOC de Charagua présente une
application du projet de revalorisation des cultures indigènes du MAS
poussée à l'extrême. Au-delà des discours
idéologiques, il s'avère que l'AIOC présente un projet
d'encadrement politique et de politisation des sociétés rurales
de Bolivie en faveur du MAS. La réinvention de l'histoire par
l'Assemblée du Peuple Guarani montre que les autorités guaranis
partagent le projet indigéniste uniformisant du gouvernement bolivien.
La Bolivie s'organise en un ensemble de structures uniformisantes.
Malgré le discours officiel, à cause de l'absence de tradition
historique et à cause de la pauvreté, l'enseignement de
l'histoire n'est pas une priorité dans le monde rural. De ce fait la
régionalisation de l'enseignement s'applique surtout par l'apprentissage
de la culture et des activités de la culture dominante, ici la culture
Guarani. L'apprentissage de l'histoire locale s'apparente plus à
l'apprentissage des valeurs guaranis. Le projet éducatif de la loi ASEP
souhaite rendre les NyPIOC autonomes en redynamisant les activités
agricoles et artisanales traditionnelles. Ce faisant, l'AIOC s'autonomise mais
s'isole par l'apprentissage spécifique des pratiques rurales et par le
manque d'apprentissage de l'espagnol. L'enseignement de l'histoire a pourtant
donc un rôle très important à jouer afin de donner une
identité aux Isoseños, mais l'école est un
instrument étranger au fonctionnement Isoseño qui forme
des diplômés qui importent le modèle urbain
occidentalisé dans le monde rural.
Cependant, contrairement à ce que le discours officiel
de l'État affirme, il ne s'agit pas d'un véritable projet de
retour en arrière, de «décolonisation». L'AIOC et le
CRG répondent aux demandes historiques des NyPIOC d'autonomies
territoriales et de revendications identitaires. Mais parallèlement, la
mise en place de ces processus modernise et connecte le monde moderne par le
commerce et la politique. Il ne s'agit donc pas d'une éducation agricole
qui vise à former des paysans compétents, désormais, les
produits agricoles pour l'exportation sont produits dans les openfields
de Santa Cruz, les faibles productions des indigènes
n'intéressent pas le gouvernement. Le but semble plus être de
faire du monde rural indigène un véritable sanctuaire, gardien de
la culture et des pratiques indigènes. Ce processus vient partiellement
du MAS, mais surtout des élites indigènes qui proposent parfois
des projets extrêmes, indianistes, comme le montre la proposition
rejetée de l'AIOC de San Pedro de Totora. Enfin, les relations
interethniques révèlent la persistance de la hiérarchie
ethnique et la perte d'identité et d'amour propre des indigènes
Isoseños du fait de l'histoire douloureuse et récente de
la soumission des Guaranis aux Boliviens.
Les tensions qui en découlent, la politisation de la
société Isoseña et l'éducation
régionalisée favorise une autonomisation de ces populations. Les
effets de ce projet sont difficilement évaluables puisqu'une d'une part
ils introduisent la culture et la structure urbaines occidentalisées
mais d'autre part, elle autonomise et exclut ces Indigènes du reste du
pays. Quoiqu'il en soit, les isoseños se trouvent dans une
situation de perte identitaire dans laquelle l'école essaye d'imposer
l'identité guarani sur les autres.
124
Conclusion :
L'histoire de l'enseignement de l'histoire en Bolivie
révèle que la loi ASEP et le projet éducatif du MAS
s'insèrent dans une tradition de revendications des populations
indigènes. L'éducation des indigènes est au centre des
réflexions et des réformes éducatives depuis les
gouvernements libéraux de 1890. L'éducation et tout
particulièrement l'enseignement de l'histoire constituent les principaux
outils des tentatives d'intégration ou d'exclusion des populations
indigènes, que ce soit par l'assimilation ou la reconnaissance.
La discipline historique et son enseignement se sont
développés au service du pouvoir. L'histoire doit soutenir
l'idéologie gouvernementale. Ce fut le cas avec l'éducation
raciste qui visait à confirmer la domination des blancs dans les
gouvernements libéraux de 1890. Avec le code de l'éducation du
MNR en 1955, l'histoire est réécrite en opposition aux
libéraux. Le biais raciste est remplacé par une vision marxiste
de l'histoire et de la société. Ensuite, l'éducation
conservatrice et pro-occidentale d'Hugo Banzer se met en place en même
temps que les mouvements indianistes se développent en Bolivie dans les
années 1970. Ceci explique qu'en 1994, le gouvernement profite de l'aide
internationale et des projets de développement pour répondre
à ces revendications indianistes en établissant
l'EIB525. Cependant, la production de manuels et le programme de la
loi 1565 sont révélateurs du caractère «
andinocentré » et urbain de l'histoire enseignée.
Finalement, la loi ASEP en 2010 vient appuyer la « révolution
» d'Evo Morales, en mettant les indigènes au coeur de
l'enseignement historique. Bien que les termes changent, car le MAS s'appuie
beaucoup sur une nouvelle terminologie, la loi ASEP s'appuie grandement sur la
loi 1565. Elle n'est souvent perçue que comme un approfondissement de
cette dernière. Cette école qui se prétend «
décolonisatrice » met en place une régionalisation de
l'éducation qui correspond à la dynamique d'autonomisation que
l'État plurinational de Bolivie instaure.
Ce que cette histoire met en avant, c'est que le régime
d'Evo Morales et sa réforme de l'éducation ne sont pas autant
révolutionnaires qu'il le prétend. Bien qu'il se place en
rupture, Evo Morales hérite de siècles d'expériences et de
luttes sociales sur l'éducation des indigènes. Finalement, que ce
soit l'éducation comme son nouvel État Plurinational, il se
montre en continuité plus qu'en rupture.
Ainsi, l'observation des cas de Santa Cruz de la Sierra
et de l'AIOC de Charagua révèle qu'il existe un
grand écart entre les discours théoriques et la
réalité sur les plans de l'éducation et l'autonomisation
du pays.
Du fait de sa tradition autonomiste et de sa très
récente tentative de sécession à la tête de la
Demi-lune, Santa Cruz fait l'objet d'un lourd contrôle visant,
soi-disant, à réprimer les persistances autonomistes. Le MAS
stigmatise les habitants de l'Orient dans leurs rôles de
sécessionnistes racistes afin de justifier leur répression, mais
dans les faits, beaucoup d'élites et intellectuels aspirent uniquement
à plus de pouvoirs départementaux. Ainsi, face à la
censure politique et médiatique, la constitution et l'enseignement de
l'histoire locale sont devenus un enjeu central pour les intellectuels de
Santa Cruz. D'un côté l'État impose
l'apprentissage d'une histoire nationale andine, ne présentant que
très brièvement les cultures de l'Orient et ne laissant pas la
place à une histoire locale dans les faits. D'autre part, les
intellectuels cruceños qui espèrent désormais un
fédéralisme plus qu'une autonomie, désirent plus de
reconnaissance de l'identité camba et des cultures de l'Orient
dans l'histoire nationale. La régionalisation de l'histoire est donc
devenue un nouveau terrain de revendications identitaires et politiques pour
Santa Cruz.
Cependant, l'enseignement du contenu du programme est
influencé par plusieurs facteurs. En effet, les différents types
d'écoles reproduisent les écarts de classes sociales. Il y a une
coexistence de plusieurs cultures historiques dans la même ville de
Santa Cruz. Les établissements élitistes enseignent une
histoire andine et internationale tandis que les établissements publics
diffusent une histoire non seulement nationale mais aussi nationaliste.
525 Education Interculturelle et Bilingue
125
En outre, les différentes applications des programmes
scolaires observées à Santa Cruz montrent que les enseignants
restent les premiers acteurs de l'éducation. Malgré l'orientation
du contenu, notamment pour ce qui est de la prédominance des chapitres
sur les indigènes et malgré le fort contrôle
étatique, les enseignants orientent l'enseignement selon leurs
convictions religieuses, politiques ou ethniques. Enfin, l'enseignement de
l'histoire ne fait que creuser le fossé entre le monde urbain et le
monde rural, tout en continuant à assimiler les urbains aux blancs et
métis qui seraient supérieurs aux ruraux, assimilés aux
indigènes.
Il était nécessaire de voir comment s'applique
cette réforme orientée vers les indigènes dans le monde
rural, afin de constater si la régionalisation de l'histoire
était tout aussi fictive dans la campagne qu'à Santa Cruz de la
Sierra. L'étude de l'AIOC de Charagua permet en outre d'essayer
d'observer le traitement d'une nation indigène non andine dans cet
État qui fait des Aymaras le modèle indigène par
excellence. L'étude de Charagua révèle la mise en place
d'un mécanisme de politisation et de clientélisation des espaces
ruraux isolés sous couvert d'autonomisation et de
décolonisation.
L'enseignement de l'histoire dans le Bajo Isoso est
très limité, il s'agit plus d'une éducation à la
culture, aux pratiques et aux valeurs guaranis. La pauvreté et l'absence
de tradition historique expliquent le peu d'importance accordée à
l'histoire et donc l'énorme écart de connaissances entre les
urbains et les ruraux. Ce n'est pas la seule source d'exclusion que
l'école produit puisqu'elle forme les enfants guaranis aux
métiers de l'agriculture, les prédestinant à rester
travailler dans le monde rural sans les préparer à la vie urbaine
ni leur fournir les compétences nécessaires en ville. Cependant,
en redynamisant les activités traditionnelles, l'école autonomise
les communautés, ce qui évite une perte culturelle par le contact
avec la ville lors des travaux saisonniers. Cela ne les isole pas pour autant
puisque les échanges commerciaux croissent grâce à la
meilleure production des Guaranis. Enfin, tout comme l'histoire, l'école
reste une structure étrangère à la culture guarani. De ce
fait, elle est le centre de l'imprégnation de la culture urbaine et du
nationalisme dans les communautés. Les jeunes diplômés
ayant été formés à Santa Cruz utilisent le prestige
de leur diplôme pour occuper des fonctions importantes et remplacent les
anciens dans leur rôle de conseiller. De plus, ils importent la culture
urbaine comme symbole de leur supériorité, preuve de la
déconsidération des ruraux sur les urbains. La persistance de la
hiérarchisation raciale dans le Bajo Isoso est d'ailleurs encore
très forte. Cependant, selon certains, l'éducation
régionalisée permet de réduire l'auto
déconsidération des indigènes isoseños.
Les communautés du Bajo Isoso assistent donc à une
véritable transformation de leur culture et de leur fonctionnement
sociétal notamment à travers l'école.
L'enseignement de l'histoire constitue un grand enjeu pour le
contrôle des populations et il est donc révélateur des
mécanismes de l'instauration de l'Etat Plurinational de Bolivie par Evo
Morales et de son gouvernement
L'enseignement de l'histoire en Bolivie présenté
dans la loi ASEP permet de répondre aux revendications identitaires et
politiques élaborées par les départements comme par les
peuples indigènes au long des dernières décennies.
Cependant, dans les faits, cette politique éducative permet surtout de
contrôler des territoires dissidents en déployant une histoire
nationale andine comme c'est le cas de la ville de Santa Cruz, ou de s'assurer
le soutien du foyer électoral d'Evo Morales, le monde rural, en le
confinant dans ses connaissances traditionnelles et agricoles.
Malgré ses prétendues intentions d'oeuvrer pour
une meilleure coexistence, l'enseignement de l'histoire ne fait que renforcer
l'incompréhension et la distance entre le monde urbain et le monde
rural. Le changement des mentalités est un long processus, et «
l'indigénisation » du contenu historique est parfois
contreproductif selon les convictions des enseignants. Comme toujours, la
politique éducative de la loi 070 est avant tout pensée pour le
monde andin, un espace où la culture indigène est
omniprésente et où ses cultes s'appliquent en ville, même
parmi des groupes d'intellectuels comme ceux du CIDES526. Dans
l'Orient, ce projet éducatif n'est pas aussi bien reçu et
526 CIDES : Postgrado en Ciencias del Desarrollo
, un laboratoire de l'UMSA, la plus grande université de La Paz et du
pays.
126
cohérent car c'est la culture camba, la
culture métisse qui est mise à l'honneur, les indigènes
étant très dénigrés en ville, comme en
témoigne l'expulsion du grand marché indigène, la
Ramada de Santa Cruz. Enfin, c'est surtout dans le monde rural que la
réforme prend son sens et peut s'appliquer réellement. Cependant
dans les faits, il s'agit d'une éducation presque exclusivement
régionalisée, peu de temps est accordé au programme de
base. De plus, cette éducation reproduit les inégalités
entre les classes sociales et prédestinent les enfants à rester
dans leur milieu. Les indigènes sont formés comme des
agriculteurs et démunis d'une culture nationale, les enfants des
élites sont formés afin d'être ouverts à la culture
andine élitiste et internationale tandis que les enfants populaires
urbains sont éduqués dans une histoire nationaliste et de
mauvaise qualité. En cela, l'éducation de la loi 070 n'a rien de
révolutionnaire, elle reproduit une éducation conservatrice.
Sur bien des plans, tels que la justice ou l'éducation
par exemple, la réelle volonté d'Evo Morales et de son
gouvernement de donner de l'importance aux indigènes en Bolivie est
indéniable. Son « processus de changement » est un
succès sur ce point, les indigènes sont moins discriminés,
ne serait-ce que grâce à la loi contre le racisme et toutes les
formes de discriminations527. La participation de ces derniers et
leurs représentations dans le monde politique en font des acteurs et des
soutiens du gouvernement. Là est bien l'un des objectifs de ces
politiques, Evo Morales ayant acquis le pouvoir grâce aux forces
syndicales rurales indigènes, il s'assure le soutien du monde rural qui
constitue un de ses principaux foyers de soutien électoral. Mais ce
soutien est parfois acheté par le développement d'infrastructures
de loisirs tels que des stades de football au détriment du
développement d'hôpitaux, d'écoles ou de routes. Le
déploiement des AIOC permet de politiser et d'encadrer les NyPIOC les
plus autonomistes comme les Guaranis. En plus de mettre en place un
réseau de clientélisme dans ces zones jadis isolées du
reste du pays, cela permet d'intégrer des intellectuels indigènes
qui pourraient être dissidents dans le MAS. D'autre part, Evo Morales
joue de son statut ambigu de premier président indigène. Bien
qu'il n'ait jamais dit qu'il l'était, il ne contredit pas ceux qui le
prétendent et va même célébrer sa présidence
à Tiwanaku afin de s'assurer le soutien des indigènes.
Ce dernier fait est révélateur de la domination
des andins et particulièrement des Aymaras et des Quechuas sur les
autres NyPIOC, que renforce ce gouvernement. La valorisation des
indigènes est surtout vraie dans le monde andin, surtout à La Paz
et elle se fait par une hiérarchisation des NyPIOC. En effet, les
indigènes des terres basses sont totalement délaissés,
exceptés les Guaranis, du fait de leur organisation unificatrice, l'APG,
qui leur assure une bonne représentation au niveau national. Les
indigènes les plus ignorés restent les peuples d'Amazonie, ne
disposant ni d'AIOC, ni de réelle représentation au Parlement
indigène. Ainsi, la situation en Bolivie est très inégale,
l'État Plurinational avantage grandement certaines nations sur d'autres
ou même sur des départements. L'histoire de la Bolivie est
marquée par une succession de tentatives d'uniformisation, malgré
l'apparente reconnaissance du multiculturalisme indigène en Bolivie, Evo
promeut une uniformisation des indigènes sous le modèle dominant
de l'Aymara. Plus encore, les AIOC permettent d'englober plusieurs peuples
différents sous une identité commune, comme l'a relevé
l'exemple des Isocenos à Charagua qui sont
amalgamés dans l'identité Guarani. Malgré cela, il est
toujours impossible d'appliquer une observation générale à
toute la Bolivie. Ce pays reste défini par son extrême
diversité géographique, économique, culturelle, ethnique
et politique. La Bolivie est toujours un pays méconnu, ayant au moins la
moitié de son territoire et de sa culture qui reste
éclipsée par la centralisation politique du monde andin. La
politisation des enjeux de l'éducation à l'histoire locale permet
de créer des contenus jusqu'alors inexistants sur ces
départements boliviens presque vierges de tous travaux historiques.
L'enseignement de l'histoire rend donc compte du processus
complexe du MAS. Celui-ci prétend répondre aux demandes
d'autonomies et de reconnaissances culturelles et identitaires en
527 Ley 045 contra el racismo y toda forma de
discriminacion, La Paz, le 8 octobre 2010.
127
déployant des autonomies départementales et
indigènes. Mais tout en prétendant décoloniser et
décentraliser à travers ces nouvelles entités,
l'État bolivien renforce son contrôle sur ces territoires.
L'autonomie départementale de Santa Cruz n'a ainsi d'autonome que le
nom, ayant même perdu en pouvoir avec cette nouvelle constitution.
L'éducation est un enjeu central que le gouvernement autonome ne
contrôle pas. Le MAS diffuse alors une histoire andinisante et
nationaliste tout en luttant contre le développement du sentiment
d'appartenance au département à travers une histoire locale.
L'éducation à Santa Cruz est donc totalement l'inverse que celle
annoncée dans la loi ASEP. Pire encore, les AIOC permettent de politiser
des populations rurales isolées en mettant en place un système de
corruption et de clientélisation qui pervertit les valeurs
indigènes locales. Cela, tout en prétendant déployer un
enseignement à l'histoire, à la culture et aux valeurs des
indigènes de la localité. Evo Morales prétend faire des
AIOC des sanctuaires des cultures indigènes. Dans les faits, par
l'éducation et l'utilisation de concepts étrangers aux peuples
indigènes, tels que l'histoire, il transforme ces sociétés
et renforce les clivages et écarts entre les urbains et les ruraux. Ce
faisant, il ne fait qu'accentuer la dévalorisation des indigènes
par le reste de la société et par eux-mêmes.
L'éducation portée par la loi ASEP n'a donc rien
de « décolonisatrice », au contraire elle est sans doute plus
colonisatrice que la loi précédente, en imposant un modèle
andin et en détruisant les cultures et moeurs indigènes par
l'imprégnation de l'État dans des terres reculés. Elle n'a
non plus rien de décentralisatrice puisqu'elle propage une histoire
andinocentrée qui vise à glorifier et légitimer le pouvoir
du MAS. L'enseignement de l'histoire est donc bien un outil étatique qui
aide la mise en place d'un nouvel État Plurinational qui s'avère
être extrêmement centralisateur.
Pour conclure, l'enseignement de l'histoire est bel est bien
révélateur des contradictions des présidences d'Evo
Morales.
L'une des premières contradictions de l'enseignement de
l'histoire réside dans son caractère «
révolutionnaire ». En effet, l'enseignement de l'histoire n'est
absolument pas révolutionnaire, il est bien moins en rupture que le
présente le discours officiel du MAS. La loi 070 reprend en grande
partie la loi 1565 et surtout le MAS utilise l'enseignement de l'histoire pour
intégrer son avènement dans une histoire longue et nationale.
L'histoire de la Bolivie est réécrite afin de lui donner un
caractère fondamentalement indigène. Ces procédés
sont directement hérités du MNR. L'enseignement de l'histoire ne
vise donc pas en premier lieu à développer l'esprit critique des
enfants et à changer la société mais bien à
légitimer le pouvoir du MAS et à propager son
idéologie.
Une deuxième contradiction importante de cet
enseignement réside dans son aspect décentralisateur.
L'enseignement de l'histoire est censé prendre en compte le contexte
local et transmettre un enseignement interculturel et intraculturel. Or, dans
les faits, cet enseignement est tout à fait centralisateur et promeut
une histoire nationale qui impose le modèle indigène andin. Pire
encore, l'enseignement de l'histoire est un outil étatique qui sert
à contrôler les populations qui défendent une autre culture
que la culture andine dominante sur le plan politique.
L'une des plus grandes contradictions réside dans le
coeur du projet d'Evo Morales, la décolonisation par l'éducation.
En effet, pour instaurer un enseignement de l'histoire et des connaissances
indigènes locales, l'État Bolivien passe par les écoles,
ou par l'histoire qui, du fait de leurs natures coloniales, ont pour
conséquence de transformer ces sociétés par la
valorisation des diplômés. Pire encore, même dans ces lieux
ruraux, les particularismes des peuples comme les Isocenos sont
englobés dans une identité plus grande, ici celle des Guaranis.
De plus, la projection du modèle andin sur l'ensemble du pays est une
forme de colonialisme intérieur. Les ethnies sont
hiérarchisées, de telle manière que les cocaleros
andins par exemple, viennent « civiliser » le Chapare, en
prenant les terres des indigènes du Chapare afin de leur apprendre
à être plus productif528.
Enfin, la valorisation des indigènes qui peut sembler
le réel but du projet éducatif du MAS s'avère être
totalement contre-productive. En effet, l'enseignement de l'histoire
indigène et des compétences propres aux communautés
enferme ces individus dans le monde rural. De plus, bien que le contenu du
programme de la loi 070 vise à valoriser les indigènes en les
mettant constamment sur
528 LAVAUD, Jean-Pierre. La Bolivie d'Evo Morales :
continuités et ruptures. Problèmes d'Amérique latine.
5 octobre 2012. N° 85.
128
le devant de la scène, les enseignants restent les
premiers acteurs de l'éducation et ils orientent l'enseignement selon
leur opinion, qui sont souvent encore racistes. Ainsi, ces deux raisons
expliquent que la valorisation des indigènes dans les politiques
éducatives en ville comme dans la campagne a pour effet de grandir
l'incompréhension et la différence entre les Indigènes et
les autres.
Ainsi, l'enseignement de l'histoire met en exergue certaines
contradictions du gouvernement d'Evo Morales. L'État plurinational de
Bolivie n'est pas autant révolutionnaire qu'il le prétend, il est
centralisateur, colonisateur et il n'est pas bénéfique pour
l'intégration des Indigènes dans le pays. Finalement, tout cela
met en avant le fait que l'enseignement de l'histoire est un outil
étatique très important qui accompagne la mise en place de
nouveaux régimes et qui vise à changer les mentalités mais
qui reste entre les mains des premiers acteurs, les enseignants.
129
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140
Index des illustrations
Illustration 1: Carte des trois aires géographiques de
la Bolivie. 7
Illustration 2: Carte de la répartition des
Indigènes sur le territoire bolivien 11
Illustration 3: La Hoguera, une histoire très factuelle
38
Illustration 4: La représentation
stéréotypée des Indigènes. 39
Illustration 5: La représentation d'une élite
blanche et occidentale dans Santillana. 48
Illustration 6: : L'éloge et la normalisation de la
contestation 50
Illustration 7: L'insertion de l'avènement du MAS dans
un long processus d'émancipation indigène51
Tableau 1 : Santillana et La Hoguera, deux mêmes
contenus mais deux approches différentes 52
Illustration 8: Courbe de l'évolution du pourcentage de
scolarisation en Bolivie. 55
Illustration 9: L'utilisation des données
éducatives par le MAS. 56
Illustration 10: Comparaison de la scolarisation selon les
départements. 58
Illustration 11.Des situations éducatives
différentes selon les départements. 59
Illustration 12: Une formation inégale selon le genre
et le lieu 61
Illustration 13: La conception binaire de l'identité
bolivienne : paysans et citadins 64
Illustration 14: Les symboles de l'autonomie de Santa Cruz.
71
Illustration 15: L'apprentissage des symboles régionaux
en guise d'histoire locale. 82
Illustration 16: Le difficile contrôle de la production
de contenu historique. 83
Illustration 17: L'orientation de l'enseignement de
l'histoire. 85
Illustration 18: L'indigénisation des symboles
nationaux. 87
Illustration 19 : Les AIOC en Bolivie 93
Illustration 20: Les communautés guaranis
Isoseños. 100
Illustration 21: Plan de Rancho Viejo. 102
Illustration 22: L'habitat guarani. 103
Illustration 23: Les nouvelles générations
guaranis, entre tradition et modernisation. 114
Illustration 24: Les diplômés, de nouveaux
patrons ? 116
Illustration 25: Les actes civiques : la journée contre
le racisme. 121
141
Table des matières
Remerciements 2
Sommaire 3
Introduction : 4
PARTIE 1 : L'évolution de l'enseignement
de l'histoire en Bolivie, des transformations constamment
dictées par la question indigène . 22
Chapitre I :Le développement de la discipline
historique au service du projet nationaliste du
MNR : la création d'une identité bolivienne unique
de 1955 à 1971 24 I-A/ Le développement de la discipline
historique en Bolivie au service du gouvernement
révolutionnaire. 24 I-B/ L'enseignement de l'histoire
pour créer une identité bolivienne selon l'idéologie du
MNR
26 Chapitre II : De 1971 à 1994 : Une
éducation antirévolutionnaire et l'essor des revendications
culturelles indianistes. 28
II-A/ Un enseignement historique conservateur dans un contexte de
Guerre Froide. 28
II-B/ La naissance de l'indianisme sous les régimes
militaires répressifs. 30
Chapitre III : De 1994 à 2010, la loi 1565, le
début de l'éducation interculturelle et bilingue dans
un contexte d'effort pour le développement. 32 III-A/
La loi 1565, un projet oscillant entre réponses aux demandes
indigènes et efforts
internationaux pour le développement. 32
III-B/ L'histoire dans le programme et les manuels scolaire de la
loi 1565. 33
Chapitre IV : A partir de 2005, l'histoire pour
revaloriser le caractère indigène de la Bolivie. 42
IV- A/ La révolution démocratique d'Evo Morales et
du MAS : le déploiement d'une nouvelle
idéologie. 42 IV-B/ La loi 070 dans les programmes et
les manuels scolaires : une « indigénisation » de
l'histoire. 45
IV-C/ La coexistence théorique d'une histoire nationale et
d'une histoire locale. 53
IV-C/ La situation éducative dans la
Bolivie d'Evo Morales. 54
PARTIE 2 : L'enseignement de l'histoire à
Santa Cruz de la Sierra, l'application de la réforme de
2010 dans un foyer de régionalisme et d'opposition
politique et culturelle. 66
Chapitre I : Santa Cruz, capitale de l'Orient et des
projets autonomistes. 66
I-A/ Santa Cruz de la Sierra, une autre Bolivie. 66
I-B/ Le foyer de l'opposition autonomiste et des revendications
identitaires.
68
I-C/ L'enseignement de l'histoire au coeur de ces enjeux : des
projets d'histoires régionales 72
Chapitre II : L'application de la loi 070 : un contenu
andin et indigène dans la capitale de l'Orient.
77 II-A/ Un enseignement historique aux objectifs
différents selon la nature des écoles : la
création d'une identité sociale. 78
II-B/ Les enseignants, premiers acteurs de la transmission de
l'histoire 82
II-C/ L'enseignement indigène dans un milieu urbain
dominé par l'identité métisse du camba.
86
142
PARTIE 3 : L'enseignement de l'histoire dans le
Bajo Isoso. 91
Chapitre I : L'autonomie indigène originaires
paysanne de Charagua, l'autonomie guarani en
Bolivie. 91
I-A/ L'Autonomie guarani de Charagua. 94
I-B/ L'AIOC de Charagua, une entité qui permet de
contrôler et de politiser les communautés
Guaranis. 95
Chapitre II- L'enseignement de l'histoire dans un
territoire enclavé, le Bajo Isoso. 98
II-A/ Les communautés guaranis Isoseños de Rancho
Nuevo 98
et de Rancho Viejo. 98
II-B/ La réinvention d'une histoire et d'une
identité Guarani pour l'unification de Charagua
dans le contexte Isoseño. 106 II-C/ Les
barrières matérielles et idéologiques à
l'enseignement de l'histoire à Rancho Nuevo
et Rancho Viejo 108 Chapitre III- Le programme
régionalisée dans le contexte indigène : une
intégration ou une
exclusion ? 113 III-A/ Du savoir des anciens au savoir des
notables : la pénétration de la culture urbaine par
l'éducation. 113 III-B/ Revaloriser les connaissances
et l'artisanat indigènes : vers l'autonomie ou vers
l'exclusion ? 117
III-C/ Quels rapport interethniques dans une AIOC ? 119
Conclusion : 124
Bibliographie 129
Table des illustrations 140
Table des matières 141
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