Approche socio-anthropologique des institutions d'intégration des personnes à¢gées : le cas de l'êbeb chez les Odjukru (côte d?ivoire)( Télécharger le fichier original )par Fato Patrice KACOU Université Félix Houphouet Boigny de Cocody-Abidjan - Thèse Unique de Doctorat en Sociologie 2013 |
CONCLUSION«Approche socio-anthropologique des institutions d'intégration des personnes âgées: le cas de l'êbeb chez les Odjukru», tel est le thème de l'étude qui se réfère au cadre conceptuel et paradigmatique de la socio-anthropologie de la vieillesse et du vieillissement. A cet effet, l'intérêt du grand âge dans la société Odjukru a retenu notre attention et nous a conduit à choisir ladite culture avec, sur la feuille de route, les questions suivantes : Quelles sont les représentations sociales liées à la vieillesse chez les Odjukru pour que les hautes fonctions soient assignées aux personnes âgées ? Comment la société Odjukru construit-elle le statut de ses personnes âgées ? Quels sont les mécanismes sociaux d'intégration des personnes âgées dans la société Odjukru ? A l'aide de guide d'entretien, de questionnaire, de focus group et d'observation, nous nous sommes rendus dans les quatre villages que sont: Armébé, Bonn, Bouboury et Débrimou à la recherche de réponses aux interrogations sus formulées. Nous avons recouru au structuralisme-constructiviste, aux théories du désengagement et de l'activité pour analyser les données recueillies auprès de sujets transindividuels et de 332 personnes âgées. La thèse de départ est que: la Côte d'Ivoire a la double ambition d'être un pays émergent d'ici 2020 et de parvenir au développement humain durable. Cela implique l'amélioration de tous les indicateurs socio-économiques, dont la réussite de sa politique de protection sociale. Pour ce faire, elle doit rendre inclusifs les mécanismes de gestion des personnes âgées en articulant les structures modernes de prise en charge des retraités et les institutions traditionnelles d'intégration du grand âge. En ce sens, l'êbeb peut être un modèle pour la construction d'une politique vieillesse en Côte d'Ivoire. Nous avons rattaché à la thèse deux hypothèses. La première pose que les statuts et rôles sociaux assignés aux personnes âgées sont fonction des représentations sociales du grand âge. Plus la société a une image valorisante de la vieillesse, plus elle confie des rôles honorifiques aux personnes âgées. La deuxième affirme que les institutions socioculturelles Odjukru favorisent l'atténuation des risques sociaux de vieillissement pathologique. Elles sont une alternative à la difficile reconstruction du parcours de vie post-retraite. Ces hypothèses qui étaient des réponses provisoires se sont confirmées sur le terrain. En effet, la question de l'âge ayant été à l'origine de l'institution de la fête de l'êbeb, fait structurant de la société Odjukru, toutes les institutions et tous les rapports sociaux se sont organisés autour de l'âge et du grand âge. L'emprise des personnes âgées est totale c'est-à-dire qu'elles ont les pouvoirs politique et économique. Cependant, leur prestige et leur primat connaissent un effritement à cause de l'influence des formes de sociabilité moderne. Formes de sociabilité modernes, qui entraînent des modes de vie nouveaux tels l'autonomisation des individus et la recherche individuelle de profit. Or, dans le système économique Odjukru, la propriété est collective, familiale et indivise. Contrairement aux aînés sociaux, les jeunes générations ont de nouveaux espaces de socialisation (école conventionnelle, mass médias, internet). Ainsi, bien qu'elles se soumettent à l'initiation au low, premier cadre de socialisation, donc de savoir-être et de savoir-faire et de définition des identités collectives d'appartenance à une classe d'âge de l'Odjukru traditionnel, il y a la question du degré du lien entre elles et les institutions. De fait, il y a une persistance des institutions sociales face à la problématique des cultures modernes. Le maintien de l'êbeb dans un tel environnement culturel est dû à sa capacité à capter les cultures exogènes pour ensuite les intégrer. Ce qui permet d'atténuer le conflit auquel pourrait être confronté ses membres hybrides. Le dépérissement des institutions sociales a fait constater des formes de violence que sont les violences psychologiques, physiques et économiques, alors que l'on continue d'évoquer le discours laudatif d'A. Hampaté-Bâ (1972)223(*) au sujet des personnes âgées en Afrique. Si dans une culture telle que la culture Odjukru où tout est centré sur les aînés sociaux, il y a des cas d'âgisme, on peut au regard des données, prévoir deux types de personnes âgées en situation difficile. Les personnes âgées des chambres ou les personnes âgées des rues. Celles des chambres concernent les personnes âgées qui ont des problèmes de mobilité et à qui le soutien de la famille fait défaut. Les personnes âgées des rues sont celles qui fuyant la maltraitance en famille se retrouvent dans la rue pour y mendier ou y résider. C'est ce que G. Minois (2007)224(*) a exprimé en ces termes: « plus favorables aux vieillards seront donc les civilisations reposant sur l'oral et sur la coutume: ils y joueront le rôle de liens entre les générations, et le rôle de mémoire collective; on fera appel à eux dans les veillées et les procès; ce sera le cas en Grèce et surtout au Moyen Age. Par contre, la progression de l'écrit, des archives, des lois écrites leur sera défavorables, leur connaissance des coutumes deviendra inutile. Le livre imprimé fut un temps l'ennemi du vieillard.». Sur la question de la représentation de la vieillesse et de la longévité, nous avons noté que la culture Odjukru dans sa conception initiale anoblit la vieillesse et la longévité, mais ses membres au regard de leur histoire personnelle et de leur expérience forgées à partir de leur propre état ont une vision manichéenne de la vieillesse et de la longévité. La vieillesse et la longévité sont positives et appréciées comme provenant des entités surnaturelles ou de Dieu quand les conditions de vie sont convenables ou que la santé est favorable. En revanche, la précarité des conditions matérielles d'existence, l'existence de rapports sociaux conflictuels et la maladie conduisent à nier la noblesse de la longévité, à la repousser et à l'entrevoir comme une sanction. Dans ce cas, le désir de longévité devient donc fonction des facteurs précités. Or, dans la conscience collective du peuple Odjukru, le parcours de vie normal passe par le low, l'angbandji, l'êbeb et transcende ces trois niveaux pour que les individus puissent parvenir à l'échelon des milacme, échelon de l'extrême longévité. Selon le modèle de classification des strates de personnes âgées chez les Odjukru, c'est à partir des âges de nênici et de milacme que l'individu peut connaître la dégénérescence. En effet, les termes de nênici et de milacme véhiculent au sens anthropologique la faiblesse et l'exploit. Les réalités auxquelles renvoient les termes de nênici et de milacme sont du point de vue littéraire des euphémismes qui traduisent doublement la dégénérescence et la ténacité (mérite). La dégénérescence de la vieillesse donc n'est pas un défaut puisque les individus de cet âge sont prévus dans l'échelle sociale et jouissent de leur dignité en tant que tels. D'ailleurs aux âges de nênici et de milacme, l'évolution cyclique des classes d'âge a permis la régénérescence symbolique ou la réincarnation des individus de ces âges. La vision Odjukru de la longévité est fondamentalement théologique non sans exclure les facteurs socioculturels et environnementaux. Pour lui, de même que l'auteur de la vie est Dieu en tant qu'Origine Première des choses, de même seul Dieu «Nyam» décide de la durée de vie de l'individu. C'est pourquoi les actes de bienfaisance sont récompensés par une bénédiction prononcée en ces termes: «niagne ongue sel kpap», - que Dieu t'accorde une longue vie -. Cependant, certains comportements dans la société peuvent soit favoriser un allongement de la vie, soit réduire la durée de vie de l'être. Comme éléments à mettre au compte des facteurs favorisants, nous avons le respect de l'éthos qui sous-entend le respect des lois de la nature, l'observance des normes et des valeurs dont les personnes âgées en sont les garantes. Respecter la nature est très utile pour l'homme, car les Odjukru pensent que dans l'univers, chaque élément de la nature (la terre, l'eau...) est animé par des génies qui ont le pouvoir, dans leur courroux d'infliger le malheur aux déviants sociaux. C'est s'attirer le malheur que de manquer de tenir ses promesses envers les dieux ou les génies. Dans ces cas, les forces surnaturelles retirent à l'individu leur protection et leur bienveillance. Ainsi, devient-il la cible des sorciers «ag'nu» et les projets de vie connaissent des revers. Avoir de l'égard pour les personnes âgées, c'est témoigner du prix pour les ancêtres et avoir un intermédiaire entre l'individu et les divinités. En effet, les offices religieux tels que les libations sont présidés par les êbebu, les post-êbebu et les doyens d'âge. C'est d'ailleurs ce qui justifiait le fait que dans la société traditionnelle Odjukru, les chasseurs offraient aux êbebu le thorax du gibier et que les cultivateurs leur offraient les prémices de leur récolte. Ces actes de générosité leur valaient en retour des prières de bénédiction et de prospérité. Plus encore, le comportement de l'homme soumis amenait les vieilles personnes à lui enseigner les secrets de vie qui consistaient à se défendre contre l'adversité. De ce qui précède, nous décelons que vivre longtemps ou vouloir vivre longtemps commande un respect des lois de l'univers qu'on peut résumer dans cette trilogie non exclusive: - respecter Dieu (Nyam) - respecter la nature (Elmis) - fréquenter les vieux. C'est dans la fréquentation des personnes âgées que l'on entre dans l'intimité de Dieu et obtient la connaissance de la nature. A côté des facteurs favorisants, nous avons aussi les facteurs défavorisant qu'il nous convient d'appeler les nuisances sociales (sociopathies). Il s'agit des actes et des comportements déviants qui rompent l'équilibre entre l'individu et sa famille ou sa communauté, entre l'individu et les divinités ou les forces surnaturelles. Les conduites déviantes et les actes répréhensibles sont des fissures qu'exploitent les forces maléfiques et les sorciers pour jeter des sorts à leurs ennemis. Selon les données recueillies sur le terrain, l'un des actes déviants les plus réprimés est le vol. Voler chez les Odjukru, c'est risquer sa vie et jeter l'infamie sur toute sa famille. Parfois, les victimes à travers des incantations recommandent le voleur inconnu à la mort et à la malédiction extrême. Tout ceci concourt à déterminer la longévité par des facteurs socioculturels qui ont une dimension horizontale et une dimension verticale. La dimension horizontale réside dans les rapports entre l'individu et la société. Et la dimension verticale met d'une part en relief les rapports entre l'individu et Dieu (Nyam) et d'autre part entre l'individu et la nature. Ces deux facteurs induisent inéluctablement deux typologies de vieillissement. Le vieillissement réussi et le vieillissement pathologique. Le vieillissement réussi qui signifie l'absence d'un état pénible de vieillesse notamment les maladies séniles graves, est accordé aux individus qui ont montré de l'intérêt pour les normes et les valeurs de la société. Et l'Odjukru manifeste sa reconnaissance envers Dieu à l'occasion de la célébration de l'êbeb, fête dont les bases ont été posées depuis plus de quarante ans. En revanche, le vieillissement pathologique entremêlé de souffrance et de maladies dégénératives, est une sanction contre les individus asociaux. La longévité est donc la conséquence de deux groupes de facteurs principaux. Nous avons les facteurs subjectifs qui concernent la conformité aux normes et aux valeurs sociales, le rapport entre l'individu et les entités surnaturelles. Et les facteurs objectifs qui sont relatifs à l'observance de l'hygiène de vie et à une alimentation équilibrée en vue de jouir d'un bon état de santé. L'hygiène de vie s'entend à deux niveaux, les soins corporels et la salubrité du cadre de vie. Des deux groupes de facteurs qui déterminent la longévité, nous avons vu lors de notre investigation sur le terrain que les facteurs subjectifs surclassent les facteurs objectifs. L'étude des aînés sociaux dans la société Odjukru nous a fait découvrir trois choses. La première est le modèle d'organisation et le discours social sur le grand âge perceptible à travers: - la notion d'extrême longévité ; - les rapports régissant la coopération entre les aînés sociaux et les générations cadettes ; - la hiérarchisation et les fonctions sociales des différentes strates de personnes âgées ; - le processus de régénération des personnes âgées ; - l'euphémisme dans les faiblesses de l'âge ; - et l'importance du champ sémantique socioculturel exprimant la réalité des aînés sociaux. C'est d'autant de valeurs que peut s'inspirer la société actuelle pour résoudre l'âgisme. Ce n'est pas l'êbeb et le modèle d'organisation gérontophile Odjukru qui sont remis en cause, ni le mécanisme de leur fonctionnement qui met à mal le statut des personnes âgées. Le problème se situe du côté des facteurs qui menacent les institutions socioculturelles Odjukru. La deuxième est qu'il faut désormais rompre avec la vision idyllique qui présente les sociétés africaines dans leur ensemble comme celles de l'intégration et de la promotion du grand âge pour poser les difficultés auxquelles sont confrontées les aînés sociaux et mettre à jour les connaissances. Le dépérissement de l'institution familiale, le passage progressif vers la société de type organique, l'urbanisation et l'autonomisation des acteurs sociaux rendent nécessaires la construction d'une solidarité sociale à dimension nationale. L'exemple de l'êbeb montre qu'il existe dans les cultures africaines des institutions de protections sociales. Il faut donc les questionner pour la construire cette solidarité. La troisième se positionne sous l'angle scientifique. En effet, l'accession au pouvoir des êbebu aux alentours de l'âge de 60 ans contredit les conclusions des études démographiques d'A. Sauvy (1961)225(*) qui stipulent que: « la vie moyenne des hommes n'a guère dû dépasser 35 ans, dans les périodes favorables, jusqu'à l'avènement d'une thérapeutique, c'est-à-dire jusqu'à une date très récente qui se situe, pour les pays les plus avancés, vers le milieu du XVIIème siècle.». Or, le continent africain a été présenté par les explorateurs européens226(*) comme celui des maladies endémiques. De même qu'au niveau des instances internationales, les critères d'appréciation des projets de développement et la conditionnalité de l'aide au développement demandent la prise en compte des dimensions du genre (surtout la parité homme et femme) et de l'environnement, on pourrait y ajouter la dimension gérontologique. De ce qui précède, l'êbeb peut apparaître comme une alternative à la difficile reconstruction du parcours de vie post-retraite (en termes de participation sociale), que K. Dayoro (2008)227(*) a observé chez les retraités des Caisses modernes de prévoyance sociale. En effet, 51,2% des personnes âgées enquêtées ont une activité de reconversion, 62% des personnes âgées qui ont vécu en ville pendant la période d'activité retournent vivre au village une fois à la retraite. En ce sens, S. Dédy (2006)228(*), a montré que 88% des retraités résident à Abidjan et refusent de rejoindre leur village. Parmi eux, 51% ont dit ne pas avoir préparé leur retraite. On a comme indicateur de bien-être social la longévité plus importante des enquêtés de notre étude à ceux des Caisses de retraite conventionnelles. L'Etude interdisciplinaire de la mortalité au sein des retraités de la Fonction Publique de Cote d'Ivoire, menée par S. Dédy (2006)229(*) a révélé que 35,1% et 23,7% des affiliées des Caisses de retraite survivent respectivement entre 10 et 15 ans et 20 ans du fait de : «... la pénibilité de la vie et la précarité de l'état de santé». Dans la présente étude, nous constatons que dans la catégorie des personnes du troisième âge (60-75 ans), le pourcentage de personnes âgées est plus élevé, soit 52,1%. Dans la strate des personnes âgées du quatrième âge (76-99 ans), nous avons à l'affiche 47,6%. Même si la proportion des personnes âgées du troisième âge est supérieure à celle des personnes âgées du quatrième âge, la différence reste relativement faible soit un écart de 4,5%. Une étude comparative avec un échantillon quantitativement plus important de personnes âgées régies soit par les Caisses de retraite, soit par les institutions socioculturelles pourrait confirmer l'impact des conditions de vie sur la longévité. Cela inspire également d'étudier d'autres institutions socioculturelles de participation des aînés sociaux. Au niveau méthodologique, nous estimons qu'une étude longitudinale, une présence continue et la maîtrise de la langue du milieu auraient servi dans la compréhension du sens des discours pour découvrir des éléments significatifs et les bifurcations qui s'y opéreraient. Les interlocuteurs pourraient avoir attiré notre attention sur ce qui pour eux paraît essentiel. En anthropologie, de l'infiniment petit peut se dégager des éléments heuristiques. Des questions soulevées ou des données recueillies demandent dans la mesure du possible que de telles études soient conduites dans un cadre interdisciplinaire. * 223Amadou Hampaté Bâ, op cit. p. 11. * 224GeorgesMinois, Histoire de la vieillesse, France, Fayard, 2007, p. 409. * 225Alfred Sauvy, op. cit., p 35. * 226Simon-Pierre Ekanza, L'Afrique au temps des blancs (1880-1935), Abidjan, Editions CERAP, 2005, p. 113. * 227Kevin Dayoro, op. cit., 283. * 228Séri Dédy, Etude interdisciplinaire de la mortalité au sein des retraités de la Fonction Publique de Côte d'Ivoire, 2006. * 229Séri Dédy, ibidem. |
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