UNIVERSITE LUMIERE LYON II
Département des Sciences du langage
GAREL Marine
Sous la coordination de Monsieur Pierluigi Fossali
Basso.
Argumentation et soliloque : une étude sémiotique
dans les tragédies de Shakespeare.
Mémoire de recherche de Master 1
Le soliloque a ceci de beau que vous ne mentez qu'à
vous-mêmes.
Jacques Folch-Ribas
Remerciements
Je souhaite remercier les personnes qui ont été
indispensables à la réalisation de mon mémoire.
En premier lieu, je remercie M. Pierluigi Fossali Basso,
professeur à l'Université Lyon 2. En tant que Directeur de ce
mémoire, il m'a guidé dans ma réflexion et m'a
permisà plusieurs reprises d'aborder le sujet d'un autre point de vue et
d'être plus précise. Je le remercie également pour le temps
qu'il m'a accordé tout au long de l'année.
Je remercie par ailleurs, M. Lolke van der Veen, professeur
à l'Université Lyon 2 etresponsable pédagogique du
département, pour ses conseils méthodologiques dans la
réalisation du mémoire.
Je suis également reconnaissante envers toute
l'équipe du département des Sciences du Langage pour nous
apporter tout au long de l'année des connaissances et des savoirs dont
nous avons besoin pour avancer.
Je remercie enfin les personnes de mon entourage qui m'ont
apporté une aide précieuse en relisant ce mémoire.
Sommaire
Remerciements
1
Sommaire
2
Résumé du mémoire
4
Introduction
5
Partie I. Le soliloque, une des manifestations indirectes de
l'argumentation...........................8
Chapitre I. Caractéristiques et
spécificités du soliloque
9
a. Définition du soliloque
9
b. Forme, place et fonctions du
soliloque
10
c. La question de l'interlocuteur
11
Chapitre 2. Pourquoi ne faut-il pas confondre le
monologue et le soliloque ?
13
a. Pourquoi parler de synonymie ?
13
b. Distinction et concept d'unité
13
c. Une distinction fondamentale : le
contenu
14
Chapitre 3. Dialogue et Soliloque :
comparaison et distinction au niveau argumentatif
15
a. Généralités sur le
dialogue
15
b. Pour une distinction avec le
soliloque
17
Partie 2. L'argumentation au
théâtre................................................................................19
Chapitre 1 : Une argumentation tout au plus
indirecte
20
a. Brève introduction sur
l'argumentation
20
b. La double facette de l'argumentation
littéraire
20
c. Que vaut une argumentation
indirecte ?
21
Chapitre 2 : Une argumentation principalement
dialogale
23
a. Le théâtre, art du
dialogue
23
b. Dialogue et
délibération
24
Chapitre 3 : L'argumentation chez
Shakespeare
25
a. De l'argumentation tragique
25
b. L'utilité du soliloque dans
l'argumentation
27
c. La manipulation comme partie de
l'argumentation
28
Partie 3. Analyses sémiotiques du soliloque :
résultats et interprétations................................30
Chapitre 1 : Macbeth et l'idée de
clôture
31
a. Présentation et contexte de
l'extrait
31
b. Mise en contexte sémiotique
31
c. Argumentation et concept de
clôture
33
Chapitre 2 : Richard III et l'idée de
quête
34
a. Contexte et présentation de
l'extrait
34
b. Mise en contexte sémiotique
34
c. Argumentation et concept de la
quête
35
Chapitre 3 : Hamlet et l'idée
d'existence
36
a. Contexte et présentation de
l'extrait
36
b. Mise en contexte sémiotique
37
c. Argumentation et concept d'existence
37
Conclusion
39
Bibliographie
41
Annexes........................................................................................................................43
Résumédu
mémoire
Lorsque nous entendons parler de
« soliloque », la même question apparaît
souvent, à savoir : Qu'est-ce qu'un soliloque ? Le terme est d'ailleurs
confondu avec le monologue qui, à première vue, en
présente les mêmes caractéristiques surtout si l'on se
place du côté de la forme, de la structure. La distinction
première se trouve dans l'étymologie des deux mots mais il en va
que le fond reste un argument majeur pour discuter de cette différence.
En effet, le soliloque est bien plus poussé que le monologue au niveau
du contenu ; le soliloque ayant une portée psychologique,
philosophique, voire spirituelle plus accentuée où le locuteur
est en plein débat avec sa propre conscience. La question de
l'unité, de la solitude sera également prise en compte et mise en
relation avec la question de l'interlocuteur (A qui parle-t-on
réellement ?).
Dans ce mémoire, il ne s'agira pas de donner
une simple définition du soliloque, mais d'entrer dans la
forme en y découvrant les spécificités et en la liant
à l'argumentation. Il ne nous vient directement pas à
l'idée d'associer le soliloque à l'argumentation puisque la
forme n'est que partiellement comparable au dialogue et la question de
l'interlocuteur reste assez complexe et problématique. Il est ainsi
contradictoire d'affirmer que le soliloque contient une dimension argumentative
à cause de cette « absence potentielle » d'un
interlocuteur ou d'un auditoire. Pourtant, le soliloque est bel et bien une
forme de discours, qui fait sens et rend possible ce sens. L'argumentation y
est alors indirecte puisqu'elle se manifeste au sein d'un genre
littéraire principalement dialogal et se trouve dans une forme de
discours où il est assez difficile de définir un auditoire
quelconque.
C'est notamment au travers des tragédies de
Shakespeare, là où nous trouvons bon nombre de soliloques, que
sera étudiée l'argumentation au sens général du
terme et ce, grâce à l'étude du signe. Nous entendons par
là avoir recours à la sémiotique, principalement à
la sémiotique discursive. C'est en mobilisant un raisonnement
figuratif et figural que nous montrerons en quoi l'argumentation
s'inscrit dans le soliloque et comment elle met en valeur les motifs des
extraits du corpus comme la question de la clôture dans Macbeth.
Par ailleurs, les différentes figures d'acteurs que
nous allons rencontrer font toutes appels au scepticisme concernant leur
existence et leur choix. Plus généralement, le scepticisme
apparaît lorsque la vérité est remise en question, lorsque
nous doutons. C'est ainsi qu'agissent la plupart des personnages chez
Shakespeare et c'est particulièrement dans le soliloque que le
scepticisme est vu à son apogée. Le scepticisme convoque une
certaine manière de penser d'où cette tendance à vouloir
débattre avec soi-même, de faire appel à l'argumentation et
de voir qu'en général, le soliloque est placé à un
moment opportun de la pièce.
Introduction
Art du dialogue et de l'émotion, le
théâtre est avant tout art de l'imitation. Cette
« imitation de l'action » comme le qualifiait Aristote se
retrouve au travers des différentes figures de personnages de la
pièce. C'est une imitation présente avant tout par le texte que
par la représentation même si le genre ne s'accomplit
réellement que dans cette dernière. C'est d'ailleurs grâce
à cette mise en scène que le théâtre est un genre
mis à l'écart dans la littérature. Un roman peut
très bien être adapté au cinéma mais ce n'est pas
dans sa nature de base. Comme l'affirmait Molière, « le
théâtre a été conçu pour être
représenté », même si le texte a son importance.
D'ailleurs au Moyen-Age, les premières pièces de
théâtre furent jouées avant même que les premiers
textes dramatiques n'apparaissent. Il s'agissait de théâtre
religieux, puis de théâtre profane inspirés directement de
la Bible. Ce qui est important ici, c'est de voir que le théâtre
apparaissait comme un jeu. Nous retrouvons ce goût pour la mise en
scène au XVIIème siècle, notamment avec Shakespeare pour
le théâtre anglophone et Corneille pour le théâtre
francophone.
Aujourd'hui, la pièce de théâtre est un
genre littéraire connue autant pour son texte que pour sa mise en
scène. Dans ce mémoire, l'accent sera principalement mis sur le
texte et son organisation discursive. Le texte théâtral fait
cohabiter deux mondes : un univers de la fiction et un univers où
elle prend corps. Analyser un texte théâtral revient à
prendre en compte la double énonciation. Il y a double
énonciation du fait que le théâtre soit un genre à
la fois textuel et visuel. La première énonciation concerne
l'auteur et sa relation avec le texte ; la seconde le personnage en
relation avec le texte.
Louis Jouvet affirmait que « la pièce de
théâtre est une conversation ». Là est toute la
différence avec le roman : ce dernier étant tourné
vers un discours commentatif. Les descriptions de personnages ou de lieux sont
moins abondants, voire quasi-inexistants dans une pièce de
théâtre. Par « conversation », Louis Jouvet
souligne l'importance du dialogue dans le texte. La pièce de
théâtre ressemble à une grande conversation grâce aux
dialogues mis en place au travers des personnages. Le dialogue demeure la forme
la plus importante et la plus étudiée au théâtre. La
linguistique interactionnelle qui a émergé dans les années
90s, a su mettre en avant le dialogue et son mécanisme au travers d'une
analyse de la conversation. Nous retiendrons principalement les récents
travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni sur le principe d'alternance qui
énonce au moins la présence de deux interlocuteurs pour que l'on
puisse parler de dialogue. Evidemment, cet échange a besoin de
règles pour pouvoir se dérouler dans les meilleures conditions,
notamment les règles de politesse. Cependant, le dialogue n'est pas la
seule forme de discours existante au théâtre :
l'aparté, le monologue et le soliloque en font également parties
mais leurs apparitions sont moins denses et même, moins attendues du
public. Quelle place leur reste-t-il donc à côté du
dialogue ?
Dans ce mémoire, notre attention sera portée sur
le soliloque avec quelques allusions faites au dialogue et au monologue.
L'intérêt du sujet réside dans le caractère
méconnu de la forme, la moins étudiée du
théâtre. Etudier le soliloque revient avant tout à
étudier le discours théâtral dans sa globalité. Il
ne sera pas question ici d'analyser proprement l'art de communiquer comme ont
pu le faire les interactionnistes mais d'envisager l'étude du
soliloque comme un tout, notamment sur la place que prend la forme au
théâtre.Que l'on ait affaire à une interaction dans la vie
réelle ou dans la fiction, nous serons toujours face à un
échange rythmé par des tours de parole dans le cas du dialogue,
du trilogue, etc. Cette notion d'échange est remise en cause dans le cas
du soliloque en ce qu'il n'existe pas de tour de parole puisqu'une seule
personne parle. Malgré cela, le soliloque est considéré
comme un discours faisant sens et qui véhicule des figures rendant
possible ce sens.
De-là, nous pourrons nous demander en quoi le
soliloque, qui à première vue ne renferme qu'une longue suite de
pensées, rend possible l'argumentation, à l'image du dialogue ou
de toute autre forme de discours ?
Ce sujet sera principalement
traité d'un point de vue sémiotique mais aussipragmatique pour
rendre compte de l'organisation de l'argumentation dans le soliloque. Si l'on
devait donner une simple définition du soliloque sans entrer dans la
complexité de la forme et dans l'analyse, nous pouvons affirmer qu'il
s'agit d'un discours qu'une personne se tient à elle-même. De par
une longue suite de pensées, le personnage se parle et se répond
sans que personne ne puisse l'interrompre et être en désaccord
avec lui. Le soliloque étant une forme de discours, il convient
d'affirmer qu'il possède une structure externe et interne.Au sens
général, l'argumentation est la stratégie qui consiste
à défendre une thèse en la faisant admettre à un
destinataire et à se mettre en valeur. Enfin, la sémiotique est
définie comme étant l'étude de la signification. Elle
s'intéresse au paraître du sens au travers d'un discours montrant
ce sens et le rendant communicable. Greimas et Courtés la
définissent même comme une « théorie de la
signification ».
L'objectif de ce mémoire est de mettre en avant une
forme peu connue du théâtre, une forme qui nécessite
d'être définie et comparée à d'autres formes
rencontrées dans le genre pour pouvoir être comprise. La
sémiotique permettrait donc de rendre compte de cette effectivité
puisqu'elle explore différents modes d'écriture. Les
données ont été traitées et analysées
à l'aide d'un corpus composé de trois soliloques des
pièces de Shakespeare : Macbeth, Richard III et
Hamlet. C'est dans ces trois analyses que la sémiotique entre
en jeu et permet de rendre compte du niveau de l'argumentation. Nous
choisissons de privilégier un plan commençant par des concepts
théoriques et finissant sur notre analyse pratique pour mieux comprendre
les mécanismes du soliloque.
Ce mémoire comprend trois parties, divisées
chacune en trois chapitres. La première partie (I) souligne le
caractère indirect de l'argumentation dans le soliloque en insistant
notamment sur les spécificités de la forme : le soliloque y
est étudié d'une manière purement théorique.
L'accent est mis sur les fonctions et la place que peut occuper le
procédé dans une pièce de théâtre. S'en suit
une réflexion sur la question de l'interlocuteur, question que nous
jugeons majeure pour le mémoire. Une comparaison avec le monologueest
effectuée,d'une partsur leur synonymie, d'autre part sur leur
distinction tant sur le plan de l'adresse que du contenu. Enfin, un point sur
le dialogue est présentépour établir une distinction avec
le soliloque principalement au niveau argumentatif. Après quelques
généralités sur le dialogue, nous nous concentrons sur la
distinction entre les deux formes.
La seconde partie (II) concerne l'argumentation dans le
théâtre. Est traitée dans un premier temps, l'argumentation
en tant que caractère indirect avec une brève
présentationpuis une comparaison avec l'argumentation directe pour en
venir à la question de l'efficacité. D'autre part,
l'argumentation dans le théâtre est également vue comme
dialogal. En ce sens, nous nous attachons à faire un point sur le
théâtre en tant qu'art dialogual pour aboutir au double concept du
dialogue et de la délibération. Nous sommes plus précis
par la suite avec lechapitre sur l'argumentation chez Shakespeare en rappelant
les caractéristiques propres à la tragédie. Ce qui nous
amène à voir l'utilité du soliloque dans l'argumentation
shakespearienne pour enfin terminer sur une notion jugée importante dans
son argumentation : la manipulation.Plus pratique que théorique, la
troisième partie (III) est constituée de nos trois analyses
sémiotiques. Nous commençons par analyser le soliloque de Macbeth
en le situant dans la pièce et en y étudiant l'argumentation au
travers des différents concepts sémiotiques. Nous en faisons de
la sorte pour le soliloque de Richard III en mettant en avant le concept de la
quête et ainsi pour le soliloque d'Hamlet avec le concept de
l'existence.
Partie 1 : Le soliloque, une des manifestations
indirectes de l'argumentation
Chapitre I.
Caractéristiques et spécificités du soliloque
a. Définition du
soliloque
Le mot soliloque vient du latin soliloquium avec
solus qui signifie « seul » et
loqui signifiant « parler ». Nous pouvons
d'ores et déjà comprendre ce que signifie le mot en
question : le soliloque est un discours qu'une personne se tient à
elle-même. Dans le Dictionnaire du théâtre, Patrice
Pavis donne la définition suivante :
Soliloque : Discours qu'une personne ou un personnage
se tient à soi-même. Le soliloque, plus encore que le monologue,
réfère à une situation où le personnage
médite sur sa situation psychologique et morale, dévoilant ainsi,
grâce à une convention théâtrale, ce qui resterait
simple monologue intérieur (p. 332).
Nous observons dans cette définition deux
éléments majeurs qu'il convient de prendre en compte et qui sera
développé ultérieurement. Premièrement, nous nous
imaginons un personnage seul et indifférent à ce qu'il se passe
autour de lui donc enfermé dans un débat de conscience.
Par ailleurs, nous constatons que le soliloque est une
variété de monologue tout comme l'apostrophe1(*) ou l'aparté. Mais nous ne
pouvons pas affirmer l'inverse : un monologue n'est jamais un soliloque.
Le soliloque serait donc un monologue intérieur,
extériorisé dans une pièce théâtrale et
rejoindrait en ce sens le concept d'endophasie. Nous pouvons faire une
comparaison avec le monde réel : lorsque nous fermons la bouche,
nous nous parlons par la pensée. Il existe cependant des controverses
qui nient le fait que l'endophasie est un monologue ou un soliloque. Citons par
exemple Marie Jemma-Jejcic sur le site de l'Association Lacanienne
Internationale2(*) :
L'endophasie est cette parole intérieure qui n'est
pas un monologue ou un soliloque, mais une pensée qui démontre
que seul, ça parle, pas forcément à voix haute, mais
ça pense, enfin on appelle cela pensé, ce qui est certain c'est
que du langage suinte sans cesse [...].
Nous dirions simplement ici que le soliloque et l'endophasie
sontliés par le caractère réflexif qu'ils renferment.Si
l'endophasie n'est pas un soliloque, nous pouvons affirmer qu'ils sont tous les
deux des débats et des manifestations de la conscience. L'endophasie
(inner speech) constitue la parole intérieure. Dans Le
Moyen de parler, Gabriel Bergounioux montre que l'endophasie fait partie
de l'expérience commune et se retrouve figurée dans la
littérature. Il n'intègre cependant pas la dimension linguistique
du concept mais insiste sur l'activité mentale en tant que telle.
Enfermé dans un débat de conscience, le
personnage de théâtre nous dévoile son ressenti, ses
inquiétudes, ses sentiments. Le psychique est donc mis en avant et le
lecteur en est bien conscient. Certains personnages de théâtre
semblent plus fragiles psychologiquement que d'autres.Lepersonnage de Lucky
dans le théâtre de Beckett, qualifié de
théâtre de l'absurde3(*),ne sait pas exactement sur quel pied danser et
développe un discours d'une grande incohérence. Le personnage
shakespearien qu'est Hamlet nous fait ressortir une folie mensongère de
par une tristesse profondeliée à la mort de son père et au
remariage de sa mère. Son comportement est étrange et le
personnage semble devenir réellement fou. Il n'y a qu'à lire les
sept soliloques qu'il nous délivre. Ainsi, les personnages de
théâtre qui soliloquent sont indéniablement dans un certain
état d'esprit. Le soliloque est vu comme une nécessité
pour ces personnages en quête de réponse.
b. Forme, place et
fonctions du soliloque
Tout comme le monologue, le soliloque est constitué
d'un long paragraphe prononcé par un personnage sans interruption.Forme
qualifiée d'hybride mais forme dramatique avant tout, le soliloque ne
constitue pas un élément naturel au théâtre :
il dérange et perturbe l'espace dialogual car il met un terme
à un échange.Les rapports du soliloque avec le dialogue se
trouvent liés suivant le positionnement de ce premier. Dans les
soliloques du théâtre shakespearien, la transition
soliloque-dialogue se réalise directement, telle une juxtaposition.
C'est pour cela que la rupture de l'échange peut perturber. Nous
trouvons cependant des indications scéniques montrant que tels ou tels
personnages sortent de scène pour laisser place à un seul
personnage. Moins souvent, l'entrée en scène d'un autre
personnage vient interrompre le soliloque et rétablit le dialogue. Tel
est le cas dans l'Acte I, Scène VII de Macbeth lorsque Lady
Macbeth vient interrompre le soliloque de son mari.
Dans les trois pièces de Shakespeare
étudiées pour ce mémoire, le soliloque participe à
l'intrigue et en demeure même un élément clé. Sans
les soliloques de Richard III, le lecteur ne connaîtrait pas les
motivations de ce dernier à tuer ses procheset qui sait, Richard ne
serait peut-être pas devenu ce qu'il est devenu sans ses
soliloques...Chez Shakespeare, le soliloque est assez présent et se
trouve à des endroits précis de la pièce. Dans Richard
III par exemple, les soliloques sont placés au début, au
milieu et à la fin de la pièce.Dans Macbeth, le premier
soliloque ne se trouve que vers la fin du premier acte mais contrairement
à la pièce précédente, ils ne se trouventsurtout
qu'en début ou aumilieu de la pièce, jamais à la fin. Dans
Hamlet finalement, les soliloques se retrouvent au début et au
milieu de la pièce mais jamais à la fin, comme dans la
pièce précédente.
Les personnages qui utilisent le soliloque le font car ils en
éprouvent le besoin. Se retrouver seul est une nécessité
pour faire le point sur une quelconque situation ou encore pour établir
un plan ; d'où le caractère réflexif de la forme.
Macbeth utilise le soliloque pour prendre des décisions importantes
telles qu'assassiner le Roi Duncan mais également pour faire état
des choses. Richard III utilise le soliloque pour faire état des choses
comme sur sa difformité, pour faire le point sur l'avancée de son
plan machiavélique et pour en établir de nouveaux. Enfin, Hamlet
utilise la forme pour faire état des choses comme sur le remariage de sa
mère avec son oncle. Il a aussi recours au soliloque pour se reprocher
des choses et enfin, pour prendre des décisions. La nature du soliloque
dépend de son personnage et du caractère qui le définit.
Chez Shakespeare, les soliloques sont généralement
prononcés par celui qui est au centre de l'intrigue : le personnage
éponyme. Ce qui prouve une fois de plus que le soliloque participe
à l'histoire même si le dialogue prime sur lui.
Outre les natures du soliloque que nous avons pu
évoquer, il possède aussi des fonctions au sein d'une
pièce de théâtre. Selon la place qu'il occupe, sa fonction
peut être différente. Le soliloque qui se situe au tout
début d'une pièce comme c'est le cas dans Richard III, a
une fonction informative et engage le lecteur vers le conflit dramatique.
Ainsi, le lecteur en sait davantage rien qu'en lisant la première
scène. Le soliloque qui se trouve après la scène
d'exposition vient interrompre le dialogue et provoque une certaine
discontinuité. Il peut avoir une fonction épique et
préparer de nouvelles situations. Il aura une fonction lyrique lorsque
l'état d'âme du personnage est extériorisé et une
fonction réflexive quand un personnage médite sur des questions
existentielles comme le célèbre soliloque d'Hamlet. Enfin, la
fonction dramatique apparaît à un point culminant, lorsqu'une
décision importante doit être prise, comme c'est le cas dans
l'Acte I, scène VII de Macbeth. La plupart des soliloques de
Shakespeare ont une fonction lyrique et dramatique, du moins dans notre corpus.
A l'image du dialogue, le soliloque est un discours avec une
structure interne et externe. Dans ce mémoire, il est question de lier
le soliloque à l'argumentation. Pour cela, il convient tout d'abord de
résoudre une question primordiale à notre problématique et
pour pouvoir avancer dans notre démarche : celle de la question de
l'interlocuteur.
c. La question de
l'interlocuteur
Pour qu'il y ait une certaine effectivité de
l'argumentation au sens général, nous avons besoin au minimum
d'un locuteur et d'un interlocuteur mais un orateur principal pourra
très bien s'adresser à un auditoire multiple comme lorsqu'un
professeur s'adresse à ses étudiants. De même, un
écrivain s'adresse à un auditoire universel, ce qui dans ce cas
reste assez difficile à mesurer comme l'affirmaient Perelman et
Olbrechts-Tyteca. En effet pour eux, les lecteurs ne peuvent pas être
repérés correctement. C'est-à-dire que pour un livre
précis, un auteur n'est pas sûr de convaincre tous les hommes, il
en convaincra évidemment qu'une partie. L'interlocuteur joue un
rôle primordial dans le cadre de l'argumentation ; il est ce miroir
qui aide à faire progresser l'orateur dans son discours.
Si, dans le dialogue, il n'y a aucune difficulté pour
distinguer le ou les interlocuteurs, cette difficulté se
répercute au niveau du soliloque. En effet, personne ne répond au
locuteur, personne n'est pas là pour l'interrompre dans sa
réflexion et encore moins pour la réfuter. Comment
l'argumentation peut-elle alors être effective si elle se présente
comme indirecte ? La délibération avec soi-même reste
un cas particulier de l'argumentation d'autant plus que la
sincérité du sujet peut être remise en question. En effet,
comment prendre au sérieux quelqu'un qui se parle à
soi-même ? Au premier abord, rien ne nous certifie que cette
personne puisse être crédible.
La question de l'interlocuteur reste complexe car si le
monologue est adressé, le soliloque peut être
considéré comme un monologue non-adressé. Nous pouvons
également reprendre les termes de Catherine Kerbrat-Orecchioni pour
montrer le caractère non-adressé du soliloque. En effet, ce
dernier relève du « présent + non-loquent » :
aucun allocutaire ne prend part à l'échange verbal et le locuteur
est seul.Voici également ce qu'affirmait Issacharoff à
propos du soliloque :
Les propos qui manifestement n'ont pas de destinataire
dans le monde représenté, sont adressés par le personnage
à lui-même : il n'empêche que ces artifices
représentent une sérieuse entorse à la vraisemblance
conversationnelle, et dévoilent le détournement de
destination.4(*)
Dans les propos d'Issacharoff, nous observons deux
phénomènes dont l'un entraîne l'autre : l'allocutaire
dans le soliloque n'est autre que le locuteur lui-même. Ce qui
entraîne un problème d'un ordre plus pragmatique. Autrement dit,
ce genre de discours n'étant pas commun, pose donc problème au
niveau linguistique. Comment peut-on considérer comme
« conversation » ou comme « discours »
des paroles n'ayant pas d'interlocuteur ordinaire ?C'est pour cette raison
que le soliloque est une variété de monologue
non-adresséet destiné à un allocutaire non
ordinaire.Cependant si le soliloque est un discours, c'est qu'il y a signe,
donc une adresse à un récepteur possible de recevoir ce
signe : dans ce cas-là, le locuteur est en même temps son
propre allocutaire. Qu'implique ce nouveau statut ? Il garantit le fait
que nous ne pouvons pas effectuer une analyse conversationnelle au même
titre que le dialogue.
Effectuer une analyse sur le principe d'alternance n'est pas
possible dans le cas du soliloque. Ce type de locuteur-allocutaire se situe
comme dans une bulle et est complétement indifférent à ce
qu'il peut se passer autour et donc indifférent à autrui. Nous ne
pouvons même pas prétendre à un allocutaire imaginaire. Le
seul interlocuteur qui puisse paraître dans ce genre de discours, se
situerait au rang secondaire : c'est le cas par exemple, lorsque le
locuteur fait mention d'un autre personnage sans pour autant qu'il lui soit
adressé.
La contradiction entre le soliloque et l'argumentation
réside dans cette question de l'interlocuteur.Est
considéré comme argumentatif, tout discours ayant un impact sur
l'interlocuteur notamment sur son opinion, voire son comportement. Dans le cas
du soliloque, le locuteur aurait donc un impact sur lui-même et sur son
propre comportement. Il essaie de se convaincre de ce qu'il expose et
répond même à ses propres questions. L'argumentation ne
peut être alors qu'indirecte puisqu'à première vue, il ne
nous vient pas à l'idée de voir de l'argumentation dans un
discours sans allocutaire commun. Le soliloque est un discours
non-adressé à un allocutaire courant, faisant sens dans le texte
théâtral notamment par la place et les différentes
fonctions qu'il peut occuper. Il arrive cependant, que nous puissions confondre
le soliloque avec une autre forme qui lui ressemble tout aussi bien au niveau
de la structure externe : le monologue. Nous allons essayer de voir
quelles distinctions nous pouvons fournir à ces deux formes, souvent
considérées comme des synonymes.
Chapitre 2. Pourquoi ne
faut-il pas confondre le monologue et le soliloque ?
a. Pourquoi parler de
synonymie ?
Identiques au niveau de la forme
car structurés d'un seul grand paragraphe, le monologue et le
soliloque présentent des similitudes qui nous amènent
à confusion. Ce n'est pas un hasard si l'on confond souvent les deux
formes car il est vrai que notre première impression ne nous
amène pas à faire de distinction. Nous connaissons surtout le
monologue et négligeons le soliloque car nous en ignorons les
propriétés, les fondements. Même de nos jours il reste
difficile de distinguer parfaitement le monologue du soliloque tant les deux
formes s'apparentent. Comme pour le soliloque, Patrice Pavis a défini le
monologue dans Le Dictionnaire du théâtre :
Monologue : Le monologue est un discours que le
personnage se tient à lui-même. On trouve aussi le terme de
soliloque (Pavis, 1997 : 216).
Nous pouvons remarquer que même dans cette
définition, Patrice Pavis ne distingue nullement le monologue du
soliloque mais les utilise comme synonymes. Mais alors, qu'est-ce qui les relie
tant et pourquoi sommes-nous amenés à mal les distinguer ?
Le problème principal demeure au niveau de la forme. En effet, le
monologue et le soliloque sont tous les deux constitués d'un seul et en
général, d'un long paragraphe. Ce qui entraîne le
même effet chez le lecteur à savoir, un effet de lassitude due
à leur caractère statique. Par ailleurs, ils ont en commun leur
invraisemblance : le fait qu'un personnage soit seul et se parle à
lui-même relève du ridicule. Suivant les époques, le
monologue n'apparaîtra seulement que pour des raisons précises,
réelles comme quand un personnage rêve. Nous retrouvons cela dans
le théâtre naturaliste. Bien que le dialogue ne soit pas visible
à l'oeil nu et n'apparaît pas sous sa forme la plus naturelle,
nous retrouvons des traits dialogiques dans le monologue et le soliloque. Le
cas le plus fréquent reste celui où le personnage en question
fait un point sur sa situation ou extériorise un débat de
conscience.
Au final, les deux formes ne se rejoignent pas à tant
de niveau que ça. Le problème majeur de cette confusion reste
dans le caractère peu étudié du soliloque au profit du
monologue. Une distinction s'impose donc afin de reconnaître au mieux les
deux procédés.
b. Distinction et
concept d'unité
Nous l'avons vu, il est difficile de distinguer clairement le
monologue du soliloque. Pourtant, cette distinction peut déjà se
faire au niveau de l'étymologie des deux mots. Nous nous rendons ainsi
compte que « la solitude dans la parole » pour le monologue
et « la parole dans la solitude » pour le soliloque, n'est
pas la même chose.Le premier contient l'idée qu'il n'y a qu'une
seule personne qui parle, mais cette personne n'est pas forcément seule.
En effet, un personnage peut agir en qualité de eavesdropper,
c'est-à-dire qu'il écoute et épie le discours sans que le
locuteur ne s'en rende compte.Le premier est plus pragmatique que l'autre en ce
qu'il privilégie majoritairement la parole, le langage : c'est
vraiment le fait de parler qui est souligné ici.Contrairement au
soliloque, le monologue recherche l'unité et veut
s'éloignerd'autrui. Dans certains textes dramatiques, le monologue est
prononcé en l'absence d'autres personnages, mais également en
présence. Dans le dernier cas, le locuteur fait abstraction du ou des
allocutaires présents. C'est comme s'il voulait s'éloigner des
autres personnages pour se retrouver. Plus qu'un manque d'unité, c'est
aussi un manque d'identité qui constitue tout monologue.
L'étymologie du soliloque signifie qu'une seule
personne parle mais est bel et bien seule. Personne ne vient épier son
discours et il ne parle à personne en face de lui.5(*)Ce qui est mis en valeur ici,
c'est la solitude et non la parole. C'est pour cette raison que nous confions
le concept d'unité au soliloque. Dans son article sur la distinction
entre le monologue et le soliloque, Delfour affirmait que cette unité se
construit au travers de la solitude. Il y a un certain manque d'autrui qui
conduit à parler seul. Le personnage compense quelque chose qu'il n'a
pas ou qu'il n'a plu par le biais du langage et s'attache aux paroles. Hamlet
demeure seul face au choix qu'il doit faire suite à la mort de son
père, le Roi Hamlet. Il aurait besoin de quelqu'un pour le guider et
l'aider à faire son choix mais il perdure à rester et à
parler seul.
Le soliloque est paradoxal : il appelle autrui mais
souligne un certain abandon en repoussant autrui. Il y a dans le soliloque, du
désespoir quant à l'idée de trouver autrui mais en
même temps de l'espoirmis en avant par la parole : autrement dit, la
parole mènerait vers l'autre, en vain. Enfin, le soliloque est un
simulacre puisque le locuteur fait comme si quelqu'un était en face de
lui et pouvait l'entendre.En fait, l'unité représente une absence
d'autrui donc une absence d'interlocuteur et met l'accent sur
l'individualité du sujet. Cette première distinction en
amène une autre : si les deux formes n'ont pas la même
intention, la distinction doit également s'opérer au niveau de la
structure interne, du contenu.
c. Une distinction
fondamentale : le contenu
Finalement, ce qui différencie le soliloque du
monologue se situe dans le fond. Le soliloque a une portée purement
psychologique, voire quelque fois spirituelle. Nous sommes en plein dans
l'âme du locuteur.Ilpossède ce côté réflexif
que le monologue n'a pas.En effet, le sujet a conscience de son existence car
c'est à soi et uniquement à soi qu'il demande la réponse
aux questions. Ceci rejoint le cogito ergo sum6(*) (je pense donc je suis) de
Descartes qui après avoir exposé deux méthodes, a su
montrer la certitude de l'existence de la subjectivité. Le soliloque
shakespearien rejoint cette position car le locuteur met souvent en doute
ses connaissances et ses opinions. Il lui arrive aussi de juger et de penser
que ses sens sont sources d'illusion : dans son soliloque, Macbeth ne sait
plus si le poignard est réellement devant lui ou si sa vue lui joue un
tour... (ActeII, Scène 1).Le locuteur conscient de sa solitude, s'en
remet à lui seul. La forme est digressive et tend à tomber dans
l'irrationnel. Quelque fois même, le sujet principal est totalement
évité : Richard se met d'un seul à coup à
parler de sa nature alors qu'il débattait sur sa séduction de
Lady Anne. Par ailleurs, les locuteurs sont souvent en désaccord avec
eux-mêmes : Macbeth agit contre ses propres principes ; c'est
pour cette raison qu'il se doit de débattre avec lui-même avant
d'assassiner Duncan. Autant le soliloque relève de la digression, autant
il relève également de la discordance et c'est d'ailleurs
à ce terme que nous pouvons lier le scepticisme. Les opinions
énoncées sont souvent variées et en constante opposition.
Le locuteur dit quelque chose mais affirme le contraire à la fin ou
inversement. Nous avons ainsi l'impression que tout est brouillé dans
l'esprit du personnage. Le soliloque apparaît ainsi comme un nid de
confusion.
Le monologue est tout à fait le contraire. Le
personnage qui monologue veut virtualiser les paroles de ses
interlocuteurs : il cherche donc à accéder à la
parole et à en éloigner les autres. Son intention n'est pas donc
pas réflexive mais transitive. Ce sont les autres qui l'amènent
vers le chemin de l'unité. De plus, il ne présente pas
d'arguments irrationnels : en soit le soliloque d'Hamlet ne peut pas
être un complétement un monologue. Abordant des questions
existentielles, il se place du côté du surnaturel. Le monologue
n'est ni digressif, ni discordant. Le monologue privilégie une
ponctuation forte et abondante contrairement au soliloque. En fait, c'est pour
cette raison que nous affirmons qu'il y a plus de dialogue dans le monologue
que le soliloque. Nous pouvons même parler de dialogue caché. Cela
fait ressortir les émotions du personnage alors que dans le soliloque,
les émotions sont présentes mais plus dissimulées que dans
le monologue.
Une distinction avec le monologue était donc
inévitable pour situer le soliloque dans un cadre discursif. Il
conviendra maintenant de l'étudier en comparaison d'une autre forme
d'échange tout aussi complexe : le dialogue.
Chapitre 3. Dialogue et
Soliloque : comparaison et distinction au niveau argumentatif
a.
Généralités sur le dialogue
Si l'on doit donner une définition
générale à toute connaissance de la forme, le dialogue
consiste en un échange verbal entre deux, voire plusieurs personnes
sur un sujet défini. C'est une forme universelle carcommune à
tout genre littéraire et même si l'on se place du point de
vue de l'autobiographie, genre qui extériorise
l'intériorité du soi, nous trouvons du dialogue
: c'est le cas par exemple, dans Enfance de Nathalie
Sarraute où le récit s'ouvre sur une conversation entre la
narratrice et son double. Il est vrai qu'un tel échange peut venir
remettre en cause la notion du dialogue mais étant donné qu'il y
a bien un acte de communication, le dialogue est effectif.
Un échange verbal exige donc une situation de
communication et une « réversibilité de cette
communication »comme l'affirmait Patrice Pavis. Il en va donc qu'il
doit y avoir un émetteur et un récepteurau minimum7(*) qui s'échangent un
message codé sur le référent en question : tel est le
schéma de communication proposé par Roman Jakobson(Annexe 1). Le
message varie en contenu et en temps suivant le type de communication : il
sera par exemple standard dans le cas d'une communication unidirectionnelle. Ce
message est codé car il renferme un ensemble de signes, commun au
destinateur et au destinataire. Plusieurs codes peuvent être émis
dans un même message. Le référent constitue le contexte du
message ; il peut être soit verbal, soit susceptible d'être
verbalisé. Enfin, et pour que le message soit transmis, les deux
locuteurs doivent être reliés par un canal psychologique et
physique.
Le dialogue est de ce fait, la forme première
de communication par le langage. Patrice Pavis parle également
« d'effet de réalité », ce qui prouve qu'une
telle forme renferme quelque chose d'assez poignant pour refléter
la réalité et permettre au lecteur ou au spectateur, de penser
qu'il assiste en face de lui à un véritable
échange.Bakhtine affirmait que le dialogue ou l'échange de mots
est la forme la plus naturelle du langage. Autrement dit, il n'est pas possible
de ne pas communiquer ou de ne pas émettre un signe montrant toute forme
de communication.Le théâtre est incontestablement le
genre littéraire où l'on trouve le plus de dialogue notamment au
travers de stichomythies où les personnages communiquent et se
répondent par de brèves répliques. Les stichomythies
sont souvent à l'origine de querelles ou de
désaccords et permettent une certaine accélération du
rythme de la scène. Dans Le Misanthrope de
Molière (Acte I, Scène 1), nombreuses sont les stichomythies pour
exprimer le désaccord entre Alceste et Philinte qui reproche à ce
dernier d'être hypocrite.
Le dialogue ne peut pas être défini seulement par
une ouverture de guillemets pour faire place à la parole d'un
personnage. Cela va au-delà de ça : c'est une forme qui permet
d'établir un contact (d'où la fonction phatique du langage chez
Jakobson) et de lier une personne avec une autre par un lien
invisible, ayant un ou plusieurs référents en commun. Le
dialogue présente toujours un but et comme l'affirme Alain Couprie,
« c'est toujours un instrument qui vise à produire
quelque chose ». Le dialogue a donccette fonction
d'être productif puisqu'il amène à faire faire quelque
chose (comme dans le cas d'un ordre) ou il peut aussi être la cause d'un
changement. Bien évidemment, cela relève de la pragmatique de
définir les différents actes de langage. Sur ce point, Austin a
distingué clairement les énoncés constatifs des
énoncés performatifs : les uns décrivent la
réalité, les autres décrivent l'action en question. Le
dialogue en tant que tel, est un mélange des deux.Les études
interactionnistes ont permis au dialogue de prendre une place importante en
termes d'analyse et d'étude. De ce point de vue, il en va que le
dialogue est constitué d'un « tour de rôle »
ou d'un « principe d'alternance » selon Kerbrat-Orecchioni.
Bakhtine lui, donnait au dialogue le rôle d'être une forme
d'échange interindividuel.
Le dialogue se définit ainsi par les répliques
qui le compose et met en avant un caractère social de par la
définition d'un Je qui s'adresse à un Tu. En
s'adressant à un Tu, le Je prends non seulement
conscience de soi mais également d'autrui en le mettant au même
niveau que lui. Le dialogue a donc ce caractère social que le soliloque
ne possède pas. Il serait intéressant par la suite de voir
comment s'articule l'argumentation dans le dialogue pour établir une
distinction avec le soliloque.
b. Pour une
distinction avec le soliloque
Au travers du dialogue, nous avons l'impression que les
personnages sont sans cesse en train de délibérer ou d'argumenter
mais pas forcément les uns contre les autres. On n'argumente pas
systématiquement parce que nous sommes en désaccord avec autrui.
L'argumentation se retrouve là où il y a une certaine
maîtrise de la parole, une certaine discursivité.C'est même
une « pratique langagière » pour citer Marianne
Doury et Christian Plantin8(*).Ainsi voici la définition du discours en tant
que tel dans Le Grand Robert :
Discours : Ensemble d'énoncés produits
par une personne ou un ensemble de personnes.
Il en va ainsi que le dialogue renferme de l'argumentation
puisqu'il est une forme de discours.Au vue de cette définition, le
dialogue et le soliloque se ressemblent en ce qu'ils sont autant discours l'un
que l'autre.Pourtant, le soliloque ne rejoint pas le dialogue sur un point : il
ne présente pas le même schéma de communication que le
dialogue. Si l'on reprend les termes de Catherine Kerbrat-Orecchioni, le
dialogue se présente sous la forme présent + loquentou
absent + loquent pour une conversation téléphonique
alors que le soliloque relève plutôt du présent + non
loquent. Ce qui amène à dire que les deux formes de discours
ne se ressemblent pas sur le plan locuteur/interlocuteur. Nous avons vu en
effet, que le soliloque n'a pas d'allocutaire ordinaire mise à part le
locuteur lui-même, ce qui fait de ce dernier une forme
particulière de discours. Le dialogue en revanche, doit avoir un
allocutaire pour être considéré comme tel. Il peut
évidemment en avoir plusieurs. Contrairement au soliloque, le dialogue
est une forme naturelle du discours que nous rencontrons autant dans le monde
réel que dans le monde représenté. Le dialogue ne
dérange pas et ne perturbe en aucun cas le texte théâtral.
Il ne possède pas non plus ce côté statique qui peut
susciter de l'ennui. Un dialogue est vivant et dynamique ; un soliloque
est statique et terne. C'est comme lorsque nous écoutons quelqu'un
parler longuement : nos pensées vaguent parfois ailleurs et il est
difficile de se concentrer. L'effet est le même pour le soliloque.
Nous pouvons finalement poser une distinction purement
pragmatique : deux personnes qui dialoguent révèlent une
parole codifiée et empêchée car les deux locuteurs sont
soumis à des contraintes telles que le respect d'autrui. Ils ne peuvent
pas dire ce qu'ils veulent et partir dans des débats de conscience comme
dans le soliloque. Ils peuvent certes, avoir de longues répliques comme
une tirade mais il n'empêche que cette longue réplique reste
adressée. Si nous restons dans le théâtre
shakespearien, nous remarquons que les répliques sont principalement
courtes mais d'une pièce à une autre, les choses peuvent varier.
Ainsi dans Hamlet, les répliques peuvent parfois être
assez longues. Le monologue présente en même temps une parole
libératrice et empêchée du fait de son caractère
adressé. Le locuteur peut tout de même dire ce qu'il souhaite sans
entrer dans un contenu réflexif. Comme nous l'avions affirmé,
celui qui monologue veut repousser autrui et entrer dans cette unité que
possède le soliloque. Mais le monologue restant adressé, il ne
peut être totalement indépendant d'autrui. Pour ce qui est du
soliloque en revanche, la parole est totalement libératrice puisque le
locuteur est libre de parler autant qu'il le souhaite et personne ne vient
l'interrompre. Le fait de délibérer avec soi-même le rend
indépendant des autres personnages de la pièce. Il n'a que lui
à convaincre et à persuader. Ce qui est d'autant plus facile
puisque le locuteur est conscient de sa propre personnalité et sait
comment agir et réagir.
Ce qui caractérise surtout le théâtre, ce
n'est pas seulement le fait d'y trouver ou de d'y voir du dialogue. Le texte
théâtral est lui-même constitué d'un ensemble
nommé le texte dialogal. Il ne s'agit pas d'y voir des bribes de
dialogue ou encore des stichomythies mais un ensemble, un tout. Voici ce
qu'affirme Kerbrat-Orecchioni à ce propos :
Les actes de langage se combinent pour constituer des
interventions, actes et interventions étant produits par un seul et
même locuteur ; dès que deux locuteurs au moins
interviennent, on a affaire à un échange ; les
échanges se combinent pour constituer les séquences, lesquelles
se combinent pour constituer les interactions, unités maximales de
l'analyse (1996 : 36).
Ainsi, le texte de théâtre est une longue
interaction. Là est toute la différence avec le roman qui
prône surtout la description. Dans les études interactionnistes,
le texte dialogal se définit par une structure
hiérarchisée de séquences se divisant à leur tour
en séquences phatiques (ouverture et clôture) et en
séquences transactionnelles (corps de l'interaction).
Par ailleurs, le dialogue de théâtre constitue le
coeur de l'action même. L'intrigue de la pièce progresse
grâce aux nombreux échanges. Bien que ces échanges puissent
être de nature diverse (dialogue, monologue, etc.), l'action continuera
à avancer par le biais des personnages. L'argumentation dans le dialogue
est donc rendue directement possible grâce aux nombreux échanges.
Il en est tout autre dans le soliloque qui ne peut être
considéré comme un échange mais plutôt comme une
intervention et même, une intervention qui vient parfois couper court aux
échanges.
Le soliloque est certainement une forme méconnue, mais
complexe et paradoxale. Considéré comme une variante du
monologue, il se distingue de ce dernier de par la question de l'interlocuteur
et de son contenu. L'argumentation, et principalement l'argumentation
théâtral, doit être prise en compte et étudiée
pour rendre compte de cette connexion avec le soliloque. Nous tenterons donc
dans une seconde partie, de définir la place de l'argumentation au
théâtre en insistant sur son caractère indirect et en
prenant le cas du théâtre shakespearien, qui nous sert de base
pour notre analyse.
Partie 2 : La place de l'argumentation au
théâtre
Chapitre 1 : Une
argumentation tout au plus indirecte
a. Brève
introduction sur l'argumentation
L'argumentation n'a réellement trouvé sa place
que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale notamment avec Perelman et
Olbrechts-Tyteca. Pour une définition classique et
générale, nous dirons qu'il s'agit d'un processus renfermant des
raisonnements pour convaincre un interlocuteur ou un auditoire. L'argumentation
rime avec un point de vue duquel doit obligatoirement découler au moins
deux options. C'est-à-dire que pour une prise de position, nous devons
être en mesure de la nier ou de l'approuver. L'argumentation
possède de multiples facettes. Affirmer, énoncer quelque chose
revient à argumenter. Lorsque nous affirmons « Le train arrive
», nous argumentons au sens où nous faisons un constat des choses.
En ce sens, argumenter serait proche de ce qu'Austin appelait les
énoncés constatifs. Nous rappelons que les énoncés
constatifs permettent de décrire le monde. Lorsque je dis que le train
arrive, je décris ce que je vois de mon point de vue. Tout
énoncé développe un point de vue, qui n'est pas toujours
le même suivant les personnes. Lorsque deux points de vue
différents se rencontrent, c'est là que la
délibérationintervient.
Dans la linguistique textuelle, l'argumentation fait partie
des cinq types de séquences sous le nom de séquence
argumentative. Nous y retrouvons le modèle de Toulmin. Stephen Toulmin
soulignait l'importance de la richesse de l'argumentation au travers de la
notion d'argument qu'il associait à celle de champ. Le modèle
qu'il nous présente est linéaire et c'est la qualité du
message transmis qui en est le centre. Six éléments constituent
son schéma ; les trois premières étant
fondamentales : les données qui font offices de preuves.
Les garanties étant le lieu de toute justification ; la
conclusion qui n'est autre que ce que nous affirmons. Les trois qui
suivent n'apparaissent pas pour chaque énoncé : les
modalités qui ajoutent des précisions pour que la
conclusion soit juste ; les fondements qui utilisent les savoirs
connus pour servir de base au raisonnement et enfin les
restrictionsqui concernent les exceptions que nous pouvons faire pour
un énoncé. Ceci est bien sûr discutable et selon Christian
Plantin, ce modèle serait plus approprié au monologue qu'au
dialogue.
Dans le cas du soliloque, le doute pourrait être
l'élément déclencheur de toute argumentation. Le locuteur
doute sur un point de vue et met au jour ce dernier en tentant de trouver des
explications et des solutions, voire des résolutions.Schiffrin affirmait
que l'argumentation est un discours où les positions des locuteurs sont
discutables. L'argumentation s'effectue là où il y a un
énoncé, un discours. Elle peut apparaître dans diverses
formes : une argumentation orale ou une argumentation textuelle par
exemple, sujet de notre prochaine sous partie.
b. La double facette
de l'argumentation littéraire
S'il est vrai que l'argumentation est indissociable du
discours comme l'affirmait Ruth Amossy, sa manifestation n'est pas la
même suivant le genre littéraire. Il est des genres où
l'argumentation est considérée comme étant directe,
c'est-à-dire que l'auteur en question n'utilise pas
d'intermédiaire pour faire passer sa thèse telle que la fiction.
Le message est explicite et le lecteur repère facilement ce dont il est
question. L'essai peut être considéré comme le genre
premier de l'argumentation directe où en effet, l'auteur expose
directement son point de vue. Tel est le cas dans les Essaisoù
Montaigne se livre en y mêlant scepticisme et épicurisme. Au
côté de l'essai, nous retrouvons le pamphlet, écrit
satirique qui dénonce le plus souvent une politique mal menée.
Dans Napoléon le Petit, Victor Hugo dénonce le coup
d'Etat de 1851 par Napoléon III en le critiquant violemment, ce qui
déclencha son exil à Jersey. Le plaidoyer est un genre où
l'orateur défend une idée ou un système. Dans son
Plaidoyer contre la peine de mort, Victor Hugo possède une
remarquable éloquence pour défendre la cause et de faire
adhérer le maximum de personnes possibles. A l'inverse, le
réquisitoire concentre un auteur qui est contre une idée ou un
système comme l'a pu faire Emile Zola dans J'accuseconcernant
l'affaire Dreyfus.
Est considéré comme une argumentation indirecte,
un écrit dans lequel l'auteur a eu recours à la fiction pour
faire passer son message. C'est par le biais d'un narrateur qu'il défend
sa thèse et le lecteur doit déduire le message jugé
implicite.L'apologue est l'exemple le plus adapté pour rendre compte de
cette argumentation indirecte. Il s'agit en effet, d'un court récit
servant à illustrer une morale. Il rejoint en ce sens la fable, elle
aussi contenant de l'argumentation purement indirecte. Dans le cas de
l'apologue, de la fable ou même du conte philosophique, les auteurs
cherchent à plaire et n'hésitent pas à utiliser des
personnages originaux pour renforcer ce côté ludique. La fable est
connue pour regorger d'animaux jouant le rôle de personnages. Les animaux
sont alors personnifiés et une histoire plaisante est racontée
tout en conservant une idée moralisatrice. D'ailleurs dans les
Fables de Jean de la Fontaine, la morale est toujours
explicitée à la fin. Le théâtre fait partie de cette
argumentation.Même si aujourd'hui le théâtre possède
d'autres fonctions, il n'en reste pas moins que l'auteur passe son message au
travers de ce caractère ludique et c'est au lecteur de deviner le
message. Dans l'Ile aux esclaves, Marivaux dresse un regard sur
l'homme au travers de ses personnages et utilise l'utopie pour critiquer les
« maîtres ». Enfin, le roman est un genre qui peut
être indirecte. Dans Germinal, Emile Zola nous donne une
description des mineurs. A travers eux, il défend indirectement les
démunis et se montre contre la misère.
L'argumentation indirecte se distingue de l'argumentation
directe par l'effet produit. C'est-à-dire que l'une prise un
caractère plaisant pour faire passer son message alors que l'autre
prône un caractère plus sérieux pouvant lasser certains
lecteurs.Qu'en est-il de son efficacité par rapport à une
argumentation directe ? Les deux formes se valent-elles ?
c. Que vaut une
argumentation indirecte ?
L'argumentation théâtrale est indirecte car
le message de l'auteur n'est pas perçue au premier abord, mais
possède une dimension beaucoup plus effective que dans tout autre
genre littéraire de par son côté ludique. Il est vrai
que nous lecteurs, seront plus convaincus par des propos mis en
scène que des propos juste « écris ». Dans le
cas de la poésie Sartre disait que les poètes refusent
d'utiliser le langage pour comprendre le monde car ils utilisent les
mots pour leur beauté, leur sonorité. Mais la beauté n'est
plus la seule caractéristique que nous accordons dorénavant
à la poésie. Cela est dû à l'évolution de
l'esthétique depuis le XIXème siècle. Qualifiée de
« science du beau » par Baumgarten,
l'esthétique deviendra par la suite une philosophie de
l'art notamment avec Hegelqui accordait une place spécifique
à l'art et à ses fonctions.
Par ailleurs, la poésie engagée peut bien
être argumentative car il y a une prise de position, un engagement de la
part de l'écrivain. Dans Qu'est-ce que la
littérature ?, Jean-Paul Sartre affirmait qu'à travers
la littérature engagée, l'homme devait débattre des
évènements de son temps, ce qui l'amenait dans une sorte de lutte
sociale. C'est cette force poignante des mots qui atteint le lecteur et c'est
pourquoi de nombreux auteurs tels que Victor Hugo se servaient de la
poésie pour faire passer leur message. Les Châtiments
sont d'ailleurs connus pour leur côté satirique et
dénoncent le coup d'Etat de 1852 et où Napoléon
III, surnommé Napoléon le Petit est totalement
discrédité.
Si nous avons fait ce bref détour sur la poésie,
c'est pour expliquer que la même chose se produit au
théâtre. Le but premier du théâtre était de
plaire et de divertir notamment avec Aristote pour qui le genre relève
de l'imitation donc par extension du divertissement. Kant, lui, associait l'art
au goût, à la délectation. Pour lui, le goût est
« la faculté de juger le beau »9(*) et ce jugement doit être
universel. Aujourd'hui, l'art peut amener à réfléchir
et le théâtre demeure non plus seulement un nid de divertissement
mais également de réflexion : une réflexion portant
sur la société ou encore sur le sens de la vie. Le
théâtre d'Ionesco en est un exemple. Dans
Rhinocéros, ce dernier sensibilise le lecteur à la
condition humaine concernant la Seconde Guerre Mondiale et son
absurdité. Il condamne aussi le régime totalitariste. Mais il ne
le fait pas directement : il dissimule la vérité en passant
par l'humour et en utilisant des références comme la couleur
verte qui fait référence aux uniformes militaires de
l'armée nazie. La plupart des dramaturges utilisent le
théâtre et par extension la fiction, pour faire passer un message
sur la société ou encore pour dénoncer un régime
politique.
Nous pouvons penser que l'argumentation directe est plus
efficace que l'argumentation indirecte car elle concentre beaucoup d'atouts
mais l'argumentation indirecte semble prendre le même chemin. La force de
l'argumentation indirecte réside dans le fait de faire appel à
l'imagination du lecteur en suscitant ses émotions. Le lecteur se sent
alors transporté dans un autre monde et s'y plaît davantage.
L'utopie est en ce sens le genre le mieux adapté pour laisser libre
cours à l'imagination puisque son but principal est de
représenter une société idéale et sans contrainte
spécifique. Implicitement, l'utopie critique le monde réel et
peut avoir une visée didactique qui consisterait à faire
réfléchir sur la société de son temps et à
proposer des solutions pour améliorer cette société. Outre
l'imagination, l'argumentation indirecte touche un large public de par les
divers registres qu'elle peut employer : registre ironique,
humoristique,... Elle plaît autant aux enfants qu'aux adultes (surtout la
fable) et la critique est admise plus aisément. Le seul risque que tout
auteur prennelorsqu'il choisit une argumentation par la fiction, est le
contresens et donc une interprétation erronée de la part du
lecteur. Au final, toute stratégie est bonne à prendre et
l'efficacité dépend évidemment de facteurs tels que le
contexte, l'intention exacte de l'auteur, le destinataire.
Outre le fait que l'argumentation soit indirecte dans le
théâtre, il convient de voir qu'elle est principalement dialogale
du fait de nombreux échanges que nous pouvons trouver dans une seule
pièce.
Chapitre 2 : Une
argumentation principalement dialogale
a. Le
théâtre, art du dialogue
Aucun autre genre littéraire n'est autant art du
dialogue que le théâtre. Le dialogue peut être certes,
présent de nombreuses fois dans un roman ou dans une nouvelle mais pas
autant que dans le théâtre. Ce qui caractérise la
présence du dialogue dans le genre, relève purement de la
représentation : le théâtre avait comme but premier
d'être joué donc de distraire ou d'émouvoir le spectateur.
Seulement au fil des siècles, le théâtre prit une tournure
beaucoup plus morale. Le théâtre possède une double
contrainte : il est texte et représentation à la fois. La
mise en scène s'appuie sur ce texte. C'est d'abord le texte qui
fût mis en avant plutôt que la représentation. Aristote
affirmait en effet que le théâtre est un art « qui
se sert seulement du discours, soit en prose, soit en vers, que ceux-ci soient
de différentes sortes mêlées ou tout du même genre
[...] cet art n'a pas encore reçu de nom jusqu'à
maintenant ».10(*)
Le théâtre n'est pas l'art du dialogue par
hasard. Des règles et des enjeux s'imposent pour permettre cette
fonction. Etant donné le nombre de personnages qui peuvent s'y trouver,
il n'est pas possible de les faire intervenir tous en même temps. C'est
pourquoi il faut une certaine maîtrise de la parole, une économie.
Dans une scène, les locuteurs peuvent donc être soit deux, soit
trois, voire parfois plus (ou un seul locuteur dans le cas du monologue ou
soliloque). Il est du rôle des didascalies de permettre un tel
équilibre de la parole. En effet, les didascalies permettent de
déterminer qui parle à qui, le lieu où se situent et se
déplacent les personnages, quand les personnages s'expriment et dans
quelle humeur, etc. En tout cas, les didascalies sont purement informatives et
constituent des indications scéniques pour la représentation. La
parole peut aussi être régulée par le rythme, le tempo des
échanges. Une scène pourra bien avoir un effet de rapidité
grâce aux stichomythies (brèves répliques) ou un effet de
lenteur grâce aux tirades (longues répliques). C'est là
encore une différence avec le roman. Le romancier se sert de la
description pour en dire long sur ses personnages et pour donner au lecteur le
plus d'informations possibles puisque le roman est fait pour être lu, et
non joué. Le dramaturge lui, ne doit pas utiliser de description et doit
laisser place à ses personnages et par extension à l'action.
Nous pouvons cependant poser des limites quant à
affirmer que le théâtre n'est rien autre que l'art du dialogue.
Reprenons notre exemple concernant A Piece of Monologue de Samuel
Beckett. Cette pièce vient totalement perturber le genre
théâtral et remettre en question le fait que le
théâtre est l'art du dialogue. Nous ne pouvons pas affirmer que le
monologue est un dialogue même si certains y voient un dialogue
caché de par les traits dialogaux que nous pouvons trouver à
l'intérieur de la forme. Affirmer que le théâtre est l'art
du dialogue n'a pas de sens dans cette pièce.
Il conviendra par la suite de s'intéresser de plus de
près à la situation d'énonciation et de s'attarder sur le
cas du dialogue. Au théâtre, les personnages échangent
constamment entre eux et les répliques s'enchaînent. Nous pouvons
donc penser qu'ils y a un échange de point de vue, voire une
délibération.
b. Dialogue et
délibération
L'argumentation au théâtre est indirecte. Mais
à l'intérieur de la pièce en elle-même,
l'argumentation se repère facilement. Le fait que le
théâtre soit un genre purement dialogual renforce cette
idée d'efficacité au sein de l'énonciation. Nous avons en
effet l'impression que les personnages délibèrent sans cesse.
Avec la conviction et la persuasion, la délibération est une des
formes sous laquelle apparaît l'argumentation. Si l'une s'appuie sur un
raisonnement logique et que l'autre fait surtout appel aux sentiments, la
délibération consiste à adopter un certain point de vue et
donc à défendre une thèse. Deux personnes débattent
lorsque un thème est mis en jeu et que chacun apporte quelque chose sur
ce même thème : des éléments structurés
et faisant sens, qui permettent de progresser au fur et à mesure du
débat, jusqu'à arriver à une conclusion mettant terme
à cet échange.
Du fait de cette délibération, plusieurs choses
entrent en compte pour faire progresser la discussion : les personnes en
question développent chacune leur ethos c'est-à-dire leur
manière d'être, ce qui leur est propre. L'ethos ne touche pas
l'énoncé même, c'est pour cette raison que nous parlons
plutôt du paraître. Dans l'Antiquité
déjà, ce terme, avec les deux autres que nous connaissons et que
nous développerons par la suite, faisait déjà parler de
lui et désignait la pratique d'influence, notamment dans le cas du
tribunal. L'ethos est donc cette image de crédibilité que renvoie
l'orateur à son auditoire. Dans le cas du dialogue, chacun des locuteurs
se renvoie à leur tour ce même ethos, cette même
crédibilité. Le Je a besoin de
l'adhésion11(*) du
Tu pour développer son ethos et inversement. Si le Tu
ne se sent que très peu concerné par la discussion ou ne
prête pas du tout d'attention au Je, le Je se sentira
discréditer et la conversation n'aura pas de sens. De même, si un
ensemble d'étudiants se mettaient à ne pas écouter leur
professeur, le cours prendrait une tournure insignifiante et embarrassante pour
le professeur en question.
Outre l'ethos, le pathos entre tout autant dans la
lignée pour une délibération effective et concerne
l'émotion provoquée par le locuteurpour être ressentie par
l'interlocuteur. Le pathos a souvent eu une posture secondaire face aux deux
autres facettes de l'argumentation. Mais il demeure indispensable et participe
à la construction d'autant plus que le discours ne peut pas être
construit sans une construction émotionnelle. Le pathos est un argument
de la persuasion mais dans le cas de la délibération,
l'émotion véhiculée est tout aussi majeure. Gloucester
possède une grande force de persuasion puisqu'il arrive à
persuader Lady Anne de ne pas le tuer. Il s'en félicitera d'ailleurs
dans le soliloque qui suit. Nous pouvons dire que le personnage de Lady Anne ne
semble plus être le même qu'au début de la scène.
Gloucester s'est servi de son image pour véhiculer ses émotions
et les faire ressentir à Lady Anne. D'une manière
générale, le locuteur doit d'abord se mettre dans les conditions
émotionnelles appropriées pour pouvoir les transmettre à
son interlocuteur. Le problème c'est qu'ici, nous pouvons de
surcroît, parler de manipulation en ce qu'il y a bien un changement de
comportement et une inconscience de ce changement de la part du personnage. La
persuasion n'est en aucun cas de la manipulation mais elle est un outil, un
moyen d'arriver à des fins manipulatrices. Tout comme l'éthos, le
pathos ne touche en rien l'énoncé mais englobe
l'énonciation. Ici encore, le Je a besoin de l'adhésion
du Tu pour que le pathos soit effectif.
Le dernier pilier de l'argumentation concerne le
logos ou raisonnement logique. Cette fois-ci le locuteur fait appel
à sa raison en utilisant des arguments logiques pour convaincre un
interlocuteur et structurer son discours. Outre le raisonnement, le locuteur
met au jour ses connaissances et ses savoirs dans un ordre totalement
structuré. Dans le cas du dialogue théâtral, ces arguments
logiques s'enchaînent au fur et à mesure des répliques.Il y
a donc une structuration avec une introduction, un corps et une conclusion,
chacun contenant des figures du discours ou figures de style permettant ainsi
une expressivité particulière. Le Je en
établissant un raisonnement logique, fait appel à la
rationalité du Tu. Contrairement à l'ethos et au pathos,
le logos est directement lié à l'énoncé et peut
aussi se définir comme cette capacité à utiliser le
langage. Le locuteur met le langage et la raison entre les mains d'un
interlocuteur qui doit à son tour, faire preuve de rationalité.
Ainsi dans le cas du théâtre, l'argumentation au
sein même du dialogue entre les personnages ne peut être que
directe. Les personnages sont pris dans un filet où ils ne cessent de
délibérer et d'argumenter entre eux. Nous allons maintenant nous
pencher plus en détail sur les spécificités de
l'argumentation théâtrale en faisant un détour sur
l'argumentation shakespearienne.
Chapitre 3 :
L'argumentation chez Shakespeare
a. De l'argumentation
tragique
Le théâtre de Shakespeare est principalement
connu pour ses personnages complexes, ses multiples motifs, symboles et ses
thèmes récurrents. Shakespeare mêle contradiction et
diversité dans son théâtre et le plus souvent, montre des
personnages méditatifs. La principale raison s'attache à l'auteur
lui-même : le dramaturge étant un passionné de la vie
et de la pensée. Ainsi l'accent est surtout mis sur la
sensibilité, bien plus que sur le savoir-faire intellectuel.
Dans notre étude, l'accent est surtout mis sur les
tragédies de Shakespeare. Une autre raison montrant le caractère
indirecte de l'argumentation théâtrale, outre que celles
énoncées plus haut, consiste à se servir des
différents genres théâtraux pour véhiculer un
message. En ce sens, la tragédie présente des personnages
illustres qui représentent une action et dont le but est de susciter la
terreur, la pitié, la compassion, etc... Ce sont surtout les passions
humaines qui sont soulignées. Il ne faut cependant pas confondre la
tragédie avec le tragique : la tragédie est un genre ;
le tragique est une notion philosophique. Dans ses tragédies,
Shakespeare met en scène des personnages au coeur d'un conflit s'ouvrant
le plus souvent sur une crise : le cas le plus fréquent se
constitue d'un conflit des hommes entre eux. Pour sortir de cette crise, le
dénouement se termine généralement par la mort du
protagoniste qui a été mené à sa perte. Seulement
pour faire passer un message et transmettre quelconques émotions, il
existe des règles propres au genre.Il était donc du devoir de
tout dramaturge classique de plonger le lecteur ou le spectateur dans un
univers avec des unités de lieu, de temps et d'action et de lier
vraisemblance et bienséance. C'est d'ailleurs pour cette raison que
retrouvons des personnages de renom chez Shakespeare : des rois ou encore
des princes.
Ce genre de tragédie a une portée moralisatrice
que le lecteur doit essayer de trouver tout au long de la pièce.Aristote
parlait de mimèsis ou représentation pour
désigner ce plaisir intellectuel qui est de contempler et de
reconnaître des actions propres à nos connaissances au travers de
la tragédie et précisément de son corps. Autrement dit, il
faut contempler un malheur qui nous est propre à soi. Ce plaisir
intellectuel amène à ce qu'Aristote appelait comme étant
la catharsis. En fait, il s'agit simplement des émotions
ressenties du fait de ce plaisir intellectuel : la peur par exemple. Le
but recherché étant la purification de l'âme du lecteur ou
du spectateur. De nos jours, la catharsis est aussi utilisée dans le
domaine de la psychanalyse12(*) en tant que méthode thérapeutique
permettant d'obtenir une abréaction13(*) appropriée d'un traumatisme psychique. La
catharsis entraîne à son tour autre chose : la compassion. La
compassion se définie par le fait de ressentir les souffrances
d'autrui et serait accompagnée d'une intention d'amour. Ainsi, la
tragédie est un genre théâtral renfermant un
enchaînement d'émotions et de vertu ressentis par le spectateur
mais ayant une portée moralisatrice.
En nous servant de ce qui a vient d'être
énoncé, nous ajoutons que l'argumentation chez Shakespeare est
principalement fondée sur la persuasion : les personnages de la
pièce ont souvent recours au registre pathétique ou même
lyrique. A ce propos, la peur est un moyen de persuasion comme un autre et est
très bien présente dans les tragédies de Shakespeare. Les
complices de Richard III (notamment Buckingham) restent à ses
côtés et l'aident dans sa quête du pouvoir principalement
par peur. L'appel à la peur serait un des moyens de gagner le pouvoir
même si une fois au sommet, la chute est inévitable chez le
dramaturge. Il convient de nous pencher dorénavant sur le soliloque en
tant que place et utilité dans l'argumentation de Shakespeare.
b. L'utilité du
soliloque dans l'argumentation
Comme nous l'avions affirmé, le soliloque tient une
place importante dans le théâtre shakespearien, encore plus dans
ses tragédies que dans ses comédies : que nous prenons
The Tempest ou A Midsummer Night's Dream, les soliloques
restent des moindres.Nous avions également affirmé que le
soliloque possédait des fonctions et qu'il était utilisé
pour certaines raisons. Evidemment, il s'agissait du point de vue des
personnages en relation avec leurs discours (deuxième
énonciation). Mais, si nous nous plaçons du côté de
la première énonciation c'est-à-dire celle de l'auteur et
de son texte, nous pouvons ajouter que Shakespeare utilise le soliloque pour
que le lecteur prenne conscience du plan d'action du protagoniste en le voyant
sous une forme autre que celle en présence des autres personnages.Ce qui
amènerait à une autre raison : celle de renforcer le
côté tragique de la pièce.
Les tragédies shakespeariennes mettent en avant des
familles nobles ou ayant du pouvoir. Le protagoniste appartient à cette
famille et se retrouve souventconfrontéentre son propre bonheur et son
honneur. La place pour l'action est minime dans les scènes puisque le
dialogue, les monologues et les soliloques que nous trouvons, prennent le
dessus. Nous ne saurons jamais la véritable raison qui a poussé
le dramaturge à mettre autant de soliloque dans ses textes. Ce qui est
certain, c'est que Shakespeare accordait au soliloque une place et une
nécessité quelconque. La forme est un élément
clé et renforce le scepticisme des pièces.Par ailleurs, les
soliloques de Shakespeare suivent presque toujours le même schéma
(Annexes 2).
Pour résumer ce schéma, nous dirions
premièrement que le protagoniste qui soliloque le fait car il a
été poussé à le faire : quelque chose ou
quelqu'un est venu perturber et a agi sur sa conscience. Nous appellerons cela
le déclencheur (ou causateur). Le déclencheur peut être
d'ordre naturel comme une idée de vengeance : Hamlet qui veut se
venger de Claudius, son oncle. Il peut être d'ordre émotionnel tel
que la jalousie ou l'ambition : Macbeth qui veut prendre le pouvoir par
ambition. Il peut enfin être l'oeuvre d'autrui comme une
prophétie : Macbeth agit comme tel à cause de la
prophétie des trois sorcières. Le déclencheur peut
évidemment être de plusieurs natures à la fois. Nous avons
ensuite le soliloque en lui-même entrant dans la catégorie de la
réflexion. L'énonciateur y mêle pensée et langage.
Il utilise le langage comme une arme à un tel point que nous lecteurs,
nous sentons concernés par les propos. La réflexion est souvent
liée à une stratégie où le protagoniste met en
place un plan pour arriver à ses fins. Ce qui reste une indication au
lecteur qui peut suivre l'avancée du personnage dans sa quête (du
pouvoir par exemple).
La troisième partie concerne l'énonciateur en
lui-même. Dans les pièces de Shakespeare, les soliloques sont
souvent relatés par le protagoniste. Il arrive cependant que des
personnages secondaires adaptent eux-mêmes la forme du soliloque pour
donner leur avis sur la situation actuelle et parfois faire face à la
dure réalité de cette situation, ce qui rend la scène
pathétique (du point de vue du pathos). Quant au protagoniste, il
dévoile une autre facette de sa personnalité. Nous avons
l'impression d'avoir non pas une, mais deux personnes dans un seul corps. Il
faut aussi prendre en compte de la question du genre chez Shakespeare pour
affirmer que l'énonciateur qui soliloque est majoritairement
masculin.Par ailleurs, l'énonciateur est une figure complexe et combine
un thème récurrent chez le dramaturge : celui du corps. Ce
concept prend diverses tournures : il y a le corps blessé, le corps
manipulé, le corps meurtri et le corps représenté dans
toute sa beauté. Cependant, le thème de l'esprit semble lier
à celui du corps et rappelle le dualisme de Descartes. Enfin, les
conséquences concernent surtout les actions menées à la
suite de tous ces soliloques. En général, il s'agit d'un
assassinat ou de séduire une femme dans un but précis :
Richard III précise son intention de séduire Lady Anne (ce qu'il
arrivera à faire).Durant l'action le protagonisten'est pas seul à
agir. D'autres personnages sont convoqués pour mener à bien son
plan et sont considérés comme des complices de l'action.Nous
retrouvons finalement de la manipulation dans cette action : la
manipulation des complices du protagoniste et la manipulation de ses victimes.
c. La manipulation
comme partie de l'argumentation
Nous ne devons pas confondre la manipulation et
l'argumentation ou même affirmer que manipuler revient à
argumenter. Il est vrai que quelque part, il y a une part de l'argumentation
dans la manipulation mais une brève distinction s'impose avant de nous
concentrer sur Shakespeare. Lorsqu'une personne manipule une autre, il la
contraint à adhérer à sa position et à adopter un
certain comportement. C'est comme si le manipulé était pris dans
un piège mental étant donné qu'il n'a pas conscience de
cette manipulation. Le but de l'argumentation en revanche, est de laisser
l'interlocuteur adhérer librement ou non à une opinion
quelconque. Il peut réfuter cette opinion en en proposant une autre ou y
adhérer en appuyant les propos.
Chez Shakespeare,l'argumentation concentre la manipulation. Le
protagoniste ne cherche pas seulement à établir un plan d'action,
il se sert aussi de la manipulation comme un moyen. A partir du moment
où ce même protagoniste a décidé de mener à
bien sa stratégie, tous les autres personnages se retrouvent pris dans
un filet où ils n'en sortiront que par leur propre mort ou par la mort
du protagoniste. Si l'on prend l'exemple de Richard III, nous sommes
immédiatement pris (en tant que lecteur) dans ce filet de manipulation
puisque dès la première scène, ce dernier expose
clairement son intention pour prendre le pouvoir.En tant que lecteur, nous
sommes touchés par ce qu'il dit : cela est dû à sa
stratégie argumentative. En effet, Gloucester commence par
établir le contexte en affirmant que la Guerre des Roses est
terminée et que la paix règne sur le royaume. Il fait ensuite un
constat sur sa propre nature : c'est là qu'interviennent pour la
première fois les thématiques de l'esprit et du corps. Richard
est laid et en a conscience, c'est pour cela qu'il veut se venger et obtenir le
pouvoir : pour combler sa laideur. Son corps a dénaturé son
esprit. Il part de ce constat pour établir son plan face à un
lecteur qui n'a pas d'autre choix que de ressentir de la pitié pour lui.
Le lecteur finit par être convaincu par Richard et en vient même
à être certain de la quête du pouvoir du personnage
éponyme. L'éthos de ce personnage est tellement fort qu'il arrive
à convaincre Lady Anne de ne pas le tuer dans la scène 2 ;
elle qui semblait le détester au début de la scène.
La manipulation amène souvent à la perte du
protagoniste. Cette perte est le plus souvent due à la déception
qu'à engendrer le personnage et son entourage. Quand les masques tombent
et que les autres personnages se rendent compte de la vraie facette du
personnage éponyme, ils font tout pour que ça lui retombe dessus.
Evidemment, cette déception ne peut être liée à la
manipulation puisque celle-ci est inattendue par le protagoniste et ne fait pas
partie de ses plans.C'est comme si ceux qui ont été
manipulés, reprenaient leurs esprits pour voir la réalité
en face. La vérité finit toujours par triompher chez Shakespeare,
peu importe le sens que prend la pièce. Il est juste d'affirmer que
cette perte du protagoniste est une caractéristique propre à la
tragédie. Mais nous ne pouvons pas lire une tragédie en pensant
directement que le dénouement finira mal. Il est des tragédies
où le dénouement se termine bien : Le Cid de
Corneille néanmoins.La manipulation fait partie de l'argumentation au
sens où l'énonciateur s'en sert comme un outil pour mettre au
point sa stratégie.
Comme nous l'avons affirmé, l'argumentation au
théâtre est indirecte du fait de cette intermédiaire
utilisé par l'auteur, qui n'est autre que la fiction. Le message est
rendu implicite au profit d'une mise en scène servant à plaire et
à instruire le lecteur ou le spectateur. Cependant à
l'intérieur même du texte, l'argumentation est rendue explicite
notamment au travers des dialogues entre les personnages. L'argumentation
théâtrale est certes indirecte, mais surtout dialogale. Là
est toute la différence avec le soliloque où l'argumentation
n'est pas perçue directement. Il conviendra ainsi dans une
dernière partie, de procéder à nos analyses
sémiotiques et de voir comment l'argumentation peut être rendue
possible au travers d'une forme de discours peu ordinaire et cataloguée.
Partie 3 : Analyses sémiotiques du
soliloque : résultats et interprétations
Chapitre 1 : Macbeth
et l'idée de clôture
a. Présentation
et contexte de l'extrait
Macbeth a été écrit aux
alentours de 1606 après l'accession de Jacques Ier (James I en
anglais)autrône d'Angleterre. Les coïncidences entre l'oeuvre de
Shakespeare et la réalité de son temps restent
intéressantes. L'un des motifs de l'oeuvre est la sorcellerie. A cette
époque, la sorcellerie était un sujet à ne pas prendre
à la légère et certains étaient même
brûlés pour avoir été soupçonné de
sorcellerie. Jacques Ier était très intéressé par
la sorcellerie au point d'en écrire un livre.
L'extrait en question (Annexe 3) se situe à la
scène VII du premier Acte. Macbeth est confronté à un
choix crucial : celui d'assassiner ou non Duncan, le Roi d'Ecosse. Ce
choix est dû à la prophétie des trois sorcières qui
lui ont certifié son accès au trône. Pris dans un filet
entre ambition, doute et appréhension, le protagoniste se livre sous la
forme du soliloque.Macbeth est un homme d'action et la pièce
entière tourne autour de ce qu'il fait. Bien que son esprit puisse
être aveuglé par l'ambition, c'est un personnage
déterminé qui va au bout des choses une fois la décision
prise. Sa conscience est très développée en ce qu'il peut
très bien se visualiser les actes qu'il va commettre : l'assassinat
de Duncan par exemple où il se voit en possession du couteau. Macbeth
possède une double personnalité qui n'échappe pas au
lecteur : il ne se comporte pas de la même manière en
publique et en privée. Dans ses soliloques nous voyons qu'il est soumis
à la partie obscure de son être. Le démon qui est en lui
ressort pour laisser de côté sa bonté. Macbeth est une
figure d'acteur complexe car doté d'une grande capacité
d'imagination.
b. Mise en contexte
sémiotique
Pour nos trois analyses sémiotiques, nous aurons
principalement recours à la sémiotique discursive donc à
un raisonnement figuratif et figural. Dans ce cas-là, le soliloque
fonctionnera tel le principe d'immanence, c'est-à-dire comme un tout de
signification produisant les conditions de sa lecture. Pour une première
approche, il s'agira de repérer comment le texte articule des
dispositifs actoriels, temporels et spatiaux et de décrire les
structures sémantiques ainsi constituées.
Le temps et l'espace constituent un cadre dans lequel sont
inscrits des acteurs. Selon Greimas et Courtès « l'acteur
est une unité lexicale de type nominal, qui, inscrite dans le discours
est susceptible de recevoir, au moment de sa manifestation, des investissements
de syntaxe narrative de surface et de sémantique discursive
[...] ».14(*) Autrement dit, il est au croisement des deux types de
sémiotique puisqu'il présente des programmes narratifs et en
même temps possède un rôle thématique. Dans ce
soliloque, Macbeth est un acteur individuel puisqu'il se trouve seuldans la
scène. Il est constamment présent et en déplacement du
fait de son entrée dans la chambre au commencement de la
scène.Nous n'en savons pas plus sur ce déplacement ; nous
pouvons donc penser que Macbeth reste statique à l'image du soliloque
qu'il énonce. Nous observons la présence d'acteurs
temporaires : des valets et un écuyer. Ils apparaissent avant
Macbeth mais n'existent plus une fois le soliloque commencé. Un dernier
acteur apparaît uniquement par référence : il s'agit
de Duncan, le Roi d'Ecosse. Cet acteur ne se déplace pas puisqu'il n'est
que dans la pensée de Macbeth. Il est quand bien même,
présent indirectement tout le long du soliloque et participe à
l'inquiétude de Macbeth. Les acteurs sont identifiables par des figures
ou des marques d'acteurs. Macbeth est le plus souvent
référencé sous la forme de pronom à la
première personne du singulier. Duncan, lui, est
référencé une fois avec un pronom personnel, mais
également sous sa propre appellation.
Macbeth est donc situé dans un cadre temporel et
spatial. En sémiotique, ce concept de temps est assez refoulé.
Greimas et Courtès le définissent comme un socle où se
réunissent simultanéité et succession. Nous devons
distinguer les diverses manifestations du temps dans ce texte : les
marques de conjugaison par exemple où nous remarquons en majeure partie
du présent et du conditionnel. Macbeth n'est pas certain de son plan
d'action alors il s'imagine ce que cela donnerait s'il réussissait. Seul
le conditionnel permet de faire des hypothèses. Le temps peut aussi se
manifester sous forme de chrononymes. Nous n'en trouvons pas beaucoup dans ce
soliloque, mise à part « à venir » ou
« une fois ». Cette absence de chrononymes pourrait nous
amener à remettre en question l'effet de sens
« réel » produit par le texte. Avec ces deux
chrononymes, nous sommes dans l'incertain, et non dans
l'immédiateté.
A défaut d'ellipse ou de flashback, nous ne sommes pas
en présence d'un temps brouillé, d'autant plus que le
présent à valeur de caractérisation ici, domine : il
s'agit du temps thématisé, repérable dans un produit
sémiotique défini. Il y a bien un enchaînementdes
évènements : rien que dans la didascalie, l'action se
succède. Ce temps thématisé est fictif au
théâtre. Il est une représentation du temps réel, un
simulacre. Tout est mis en place pour que nous ayons une impression du
réel ; c'est pourquoi nous employons le terme d'impression
référentielle en sémiotique. Le temps de disposition
présente quant à lui, une succession des simulacres qui
coïncident avec le temps thématisé. C'est un ensemble
d'unités sémiotiques responsables de cet effet de
réel : dans un film, la présence de ces unités
sémiotiques est très forte. Le temps concerne enfin la
durée. Dans ce soliloque, nous remarquons principalement une
accumulation du rythme due à l'enchaînement des propositions. Ceci
créait un effet de foisonnement comme si les phrases se multipliaient.
Le rythme du texte est plutôt lent du fait de ces longues phrases. Nous
devons également faire référence au temps de l'auteur qui
joue un rôle crucial à la construction et au développement
du récit. Shakespeare a écrit sous le règne
élisabéthain ; la pensée du dramaturge se situe au
17ème siècle mais rien mise à part la langue de
Shakespeare qui lui est propre, ne laisse prétendre que cetextrait date
de cette époque.
L'espace ou organisation spatiale est une organisation
particulière d'un lieu naturel. Elle s'inscrit dans une culture
quelconque en relation avec le temps de l'auteur : avec Shakespeare, nous
sommes en Angleterre. D'ailleurs, il est précisé avant le
début de la pièce, que l'action se situe en Ecosse et en
Angleterre. L'espace de production se concentre autour de l'auteur concernant
les lieux où il a bien pu écrire la pièce.Mais cette
espace de production est double puisque nous devons inclure l'espace de la mise
en scène. L'espace de l'énoncé narratif est unique et
concerne la chambre : Macbeth entre mais ne sort pas de ce lieu. Il s'agit
d'un lieu thématisé puisqu'il constitue le cadre du soliloque.
C'est un espace ouvert car accessible au public. En revanche, elle s'oppose aux
autres espaces qui eux, sont des espaces évoqués : espace
céleste notamment.
c. Argumentation et
concept de clôture
L'argumentation tourne autour d'un même concept dans ce
soliloque : celui de la clôture. Ce concept est mis en valeur
grâce à des isotopies spatiales, temporelles et actancielles.
Selon Greimas et Courtès, l'isotopie constitue « un ensemble
redondant de catégories sémantiques ». Autrement dit,
elle participe à l'homogénéisation du texte.
La clôture se manifeste sur le plan actanciel avec
l'image du coup de couteau : Macbeth doit donner un coup, d'un geste
clinique. Il y a telle une esthétique du meurtre, qui ne doit pas faire
parler de lui. Macbeth est freiné par la bonté du Roi alors une
fois débarrassé, il y aura tel un refoulement. D'un point de vue
thématique, l'homicide présente une figurativisation
restreinte : Macbeth en effet veut profiter des conséquences,
c'est-à-dire de devenir Roi. Mais d'un autre côté, il a
peur des représailles, des « leçons
sanglantes ». Macbeth est pris au piège entre connaissance
personnelle et état d'âme(prophétie à la source de
son ambition). Cette restriction fait ressortirdu doute chez le personnage.
L'homicide passe par un modèle figuratif restreint. En effet, Macbeth
possède vraiment cette ambitionde devenir Roi et l'acte serait
l'occasion « d'assurer le succès ». Le
problème, c'est qu'il y aura systématiquement des
représailles, « des leçons sanglantes ».
Macbeth est conscient de l'impartialité de la justice ; il est donc
freiné par ces malédictions. Deux discours s'opposent donc
dès le début : un discours porteur d'espoir qui
s'atténue rapidement avec de la réticence et de la peur
« Mais ces actes-là [...] ».Sur le plan spatial, la
chambre évoque aussi une restriction : un endroitclos par des murs
et où une porte peut être fermée.
Nous avons une seconde partie de discours à partir de
« Il est ici sous une double sauvegarde [...] » où
la première personne du singulier est utilisée pour la
première fois et où par conséquent, nous rentrons vraiment
dans la réflexion. Dans cette partie, l'argumentation est
renversée : le Roi d'Ecosse est valorisé de par sa
bonté et sa pureté et l'homicide est donc vu comme
négative. Le protagoniste en utilisant deux discours, mêle ainsi
de la confusion. Il ne sait pas quelle solution est la bonne et par extension,
ne sait pas comment accéder à la vérité absolue,
même s'il tente tant bien que mal de la rechercher.
La dernière phrase est une conclusion solipsiste,
c'est-à-dire une réflexion purement centrée sur
soi-même. Macbeth est bien conscient de lui et de ses émotions en
tant que réalité. Même s'il ressort des arguments
sceptiques, la seule chose dont il peut être certain, c'est de sa propre
personne. Au final, Macbeth prendra vraiment sa décision dans la suite
de la scène, influencé par Lady Macbeth. La fin du soliloque
constitue une ouverture pouvant faire appel à l'imagination du
lecteur.
Chapitre 2 : Richard
III et l'idée de quête
a. Contexte et
présentation de l'extrait
Richard III est le dernier volet de la
première tétralogie shakespearienne. Publié en 1597, cette
pièce s'inspire des évènements perpétrés
sous le règne des Tudors, notamment en célébrant la
victoire d'Henry VII, le vainqueur de Richard III.
L'extrait étudié se situe à la
scène II de l'Acte premier. Le Duc de Gloucester est arrivé au
bout de son second plan : celui de séduire Lady Anne alors que
celle-ci semblait le haïr et lui reprocher la mort de son père. Il
se félicite de cette conquête et est bien conscient du mal qu'il
fait. Cette scène est difficile pour le lecteur : comment peut-on
détester une personne et se laisser séduire quelques minutes
après par cette même personne ? Richard en arrive à
son comble de la manipulation dans cette scène. Nous avons l'impression
qu'il est dans sa nature de manipuler autrui. Il a ce caractère
inné de la manipulation que les autres personnages n'ont pas. En
manipulant son entourage, Richard dévoile sa double personnalité
à un lecteur qui ne sait quoi croire et surtout pour qui prendre parti.
C'est un personnage encore plus complexe qu'Hamlet ou Macbeth en ce qu'il
renferme une véritable psychologie machiavélique.
b. Mise en contexte
sémiotique
Le Duc de Gloucester est un acteur individuel et statique qui
ne se déplace pas durant son soliloque. Le cortège et le corps
d'Henry VI sont des acteurs temporaires et disparaissent une fois le soliloque
commencé. D'autres acteurs sont évoqués mais sont mis au
plan secondaire : il s'agit de Lady Anne, le prince Edouard et le Roi
Henry VI. Richard est reconnaissable par des marques d'acteurs relevant de
pronoms à la première personne du singulier A son tour, la fille
cadette de Warwick est référencée par des pronoms à
la troisième personne du singulier. Le prince Edouard apparaît
directement en son nom et sous d'autres appellations telles que
« seigneur » ou « gentilhomme ». Enfin,
le Roi Henry VI est référencé avec des pronoms personnels
et sous d'autres appellations comme « père » ou
« camarade ».
Comme dans Macbeth, le temps se manifeste sous
diverses formes : les marques de conjugaison majeures sont le passé
composé et le présent. Le présent d'énonciation
reflète bien l'acte de parole en lui-même, prononcé
à un moment précis. Le passé composé est
ancré dans la situation d'énonciation pour exprimer notamment le
contexte du discours. Plusieurs chrononymes sont employés dans ce
soliloque : ils permettent ainsi l'homogénéisation de
l'argumentation et structurent les différents arguments. Nous ne pouvons
pas affirmer la présence d'un temps brouillé pour cet extrait
puisque nous ne sommes ni en présence de flashbacks, ni en
présence d'ellipses. De même que pour Macbeth et pour
tout autre discours, nous avons un temps thématisé
reflétant le monde réel. Concernant la durée, un certain
nombre de questions et d'exclamations se présentent qui ralentissent le
rythme du discours. L'emploi de la forme exclamative fait ressortir la
fierté de Richard quant à l'accomplissement de son plan et
l'emploi de la forme interrogative vient appuyer sa réussite. Lorsqu'il
n'y a pas de questions ou d'exclamation, les phrases s'enchaînent et son
d'ailleurs plutôt longues. Ce sont ces phrases longues qui peuvent
créer un effet de lassitude chez le lecteur.
Dans ce soliloque, l'espace de l'énoncé concerne
une rue dans Londres. Nous remarquons encore une fois la concordance entre
l'espace de production de l'auteur et l'espace de l'énonciation puisque
la scène se passe en Angleterre. Nous avons aussi un espace
évoqué qui n'est autre que Tewksbury et qui fait
référence à l'assassinat du prince Edouard. Dans l'espace
de représentation, la rue ne sera pas représentée comme
telle. Seuls les décors permettront de comprendre que Gloucester se
trouve dans une rue. Comme déjà affirmé, il n'y a pas de
déplacement dans le discours.
c. Argumentation et
concept de la quête
L'argumentation se manifeste autour de ce concept de la
quête où la femme est vue comme un trophée, un prix
à gagner. Tout comme le soliloque précédent,
l'argumentation peut être analysée au travers des
différentes isotopies temporelles, spatiales et actancielles.
Sur le plan temporel, les isotopies renferment une idée
de quelque chose de temporaire, qui ne va pas durer : Lady Anne n'est
qu'un plaisir à moitié. Richard en est bien conscient car il va
devoir la tuer. Autrement dit, il y a satisfaction de la quête mais une
satisfaction qui ne durera pas dans le temps. Les questions posées
renforcent cette réflexion et dévoile un personnage en plein
débat avec sa conscience : Richard se félicite d'avoir
conquiert Lady Anne et en est fière. Cependant, en employant une forme
impersonnelle avec le « On », les interrogations
reflètent une connaissance partagée et un degré de
sociabilité plus grand. C'est-à-dire que Richard ne se concentre
pas uniquement sur sa personne mais sur les hommes en tant que
généralité. Nous pouvons penser que l'utilisation de cette
tournure impersonnelle est contraire au caractère d'unité
associé au soliloque. Mais, le soliloque est paradoxal et nous avons
affirmé que même si l'énonciateur reste dans sa solitude,
il essaie tout de même de convoquer autrui.
La réflexion personnelle commence vraiment dès
l'emploi de la première personne du singulier avec: « Je
l'aurai, mais je ne la garderai pas longtemps ».A partir de
là, se joue donc la seconde partie de l'argumentation. Cette
réflexion s'étend jusqu'à la fin du discours. Dans cette
seconde partie, plusieurs arguments sont mis en avant : Richard aborde la
quête en elle-même et s'étonne presque d'avoir séduit
Lady Anne malgré sa profonde tristesse. En tant que
thématisation, la quête passe par une figurativisation
limitée car d'un côté Richard est fière d'avoir
séduit Lady Anne et veut le faire savoir et en profiter, mais d'un autre
côté il reste réticent face à ce changement de
comportement si soudain. D'ailleurs, la question qui suit dévoile
principalement un doute : « A-t-elle oublié déjà
ce brave prince, Edouard, son seigneur, qu'il y a trois mois j'ai, dans une
boutade furieuse, poignardé à Tewksbury ? ».
« Et pourtant elle consent à abaisser ses regards sur moi
[...] » remet en avant cet espoir que garde Richard pour être
aussi important que le prince Edouard aux yeux de Lady Anne. Enfin, il met
l'accent sur sa difformité : une difformité qu'il va essayer
d'étudier par l'acquisition d'un miroir. En fait, Gloucester se minimise
pour mieux se convaincre que Lady Anne n'est pas étrangère
à son égard. L'objet miroir est intéressant sur le plan
actanciel et montre un personnage en quête d'identité physique.
Nous sommes ainsi en présence de deux discours qui se superposent et qui
constituent le coeur de l'argumentation. Il y a de l'espoir et en même
temps de l'indécision.
L'argumentation change de tournure à partir de
« Mais, d'abord, fourrons le camarade là-bas dans son tombeau
[...] »et s'ouvre vers une conclusion solipsiste avec la
dernière phrase qui vient renforcer la réflexion personnelle.
Nous voyons ici que Richard ne voit que lui. D'ailleurs, le miroir souligne
cette idée : Richard veut faire acquisition d'un miroir ; il
se met donc en avant et ne voit que lui. Nous revenons donc à notre
idée que le soliloque éloigne autrui et souligne cette solitude.
A défaut de miroir, il se sert même de son ombre pour s'admirer.
Richard est un personnage narcissique, n'ayant d'intérêt que pour
lui-même.
Chapitre 3 : Hamlet
et l'idée d'existence
a. Contexte et
présentation de l'extrait
Considérée comme étant la plus longue
pièce du dramaturge, Hamlet fût publié en 1603.
Que ce soit en littérature ou en peinture, nombreux sont les auteurs qui
se sont inspirés de cette tragédie dans leurs oeuvres. On pense
néanmoins à Ophélie de Rimbaud, centré et
inspiré du personnage d'Ophélia ou encore à l'opéra
d'Ambroise Thomas en 1868.
Ce soliloque situé à la scène I de l'Acte
III est le plus célèbre de l'histoire du théâtre
anglais notamment. Après la mort de son père, le Roi Hamlet,
Claudius (son oncle) devient Roi. Seulement, Hamlet apprend qu'il est coupable
de la mort de son père et décide alors de simuler la folie. Cet
extrait s'ouvre sur un débat autour de la vie et de la mort et
principalement sur la légitimité du suicide. Nous avons
accès à l'esprit d'Hamlet : un esprit à la fois
passionné et à la fois intellectuel du fait de chercher
constamment des solutions à ses problèmes. Le personnage se lance
dans une réflexion philosophique qui ne sera pas résolue à
la fin de son discours. Il est dans la nature d'Hamlet de se poser des
questionsaussi difficiles et qui mènent à une sorte de confusion.
Nous en arrivons à dire qu'à force de simuler la folie, Hamlet a
su la contrôler et en prendre vraiment possession. L'irrationnel demeure
entièrement dans le soliloque puisqu'il y a cette constante
référence de la vie et de la mort, et surtout la question de la
vie après la mort.
b. Mise en contexte
sémiotique
Hamlet est un acteur individuel et statique puisqu'il n'est
pas en déplacement lors de son discours. Contrairement aux deux autres
soliloques, aucune marque d'acteur ne permet de comprendre qu'il s'agit
d'Hamlet : ce dernier n'emploie pas la première personne du
singulier. En fait, Hamlet utilise des tournures impersonnelles ainsi que des
pronoms relevant de la généralité dans son
discours : « Nous ».Aucun autre acteur n'est
évoqué mis à part à la fin lorsque Ophélia
arrive, ce qui d'autant plus interrompt le soliloque (présence de points
de suspension).
Sur le plan temporel, le mode infinitif et le présent
d'énonciation dominent. Employer des tournures infinitives empêche
toute temporalité puisqu'il n'y a pas de conjugaison et empêche
par conséquent, toute caractérisation du sujet car c'est un mode
impersonnel. Dans la première phrase, il peut avoir une fonction
délibérative bien que la question soit indirectement
posée. Le présent d'énonciation prend le dessus sur
l'infinitif et est utilisé pour faire état des choses. Par
ailleurs, nous avons peu de chrononymes qui régissent le texte.
« Ainsi » apparaît trois fois de suite vers la fin du
discours, ce qui permet un enchaînement des arguments et un rendu
homogène malgré la répétition. Le tempo du discours
est ralenti du fait de la présence de longues phrases et des quelques
points de suspension que nous pouvons trouver. Il y a un enchaînement de
phrases ce qui créait comme dans Macbeth, un foisonnement. La
présence des questions n'arrangent en rien quant à l'effet de
ralentissement.
Sur le plan spatial, nous remarquons une redondance de marques
qui viennent appuyer l'argumentation d'Hamlet :
« Là ». Dans ce soliloque, l'espace de
l'énoncé concerne une pièce dans un château. La
pièce se passe au Danemark ; nous n'avons donc pas de relation
entre l'espace dans lequel se situait Shakespeare lors de la production et
l'espace de la pièce. Il n'y a pas d'espace particulièrement
évoqué. Il faut enfin mentionner l'espace de mise en scène
qui permet aux différents personnages d'accomplir leurs fonctions.
c. Argumentation et
concept d'existence
Ce concept d'existence a une grande importance pour Hamlet,
qui en fait une obsession. Sur le plan actanciel, la question de l'existence
est liée à un choix qui doit être fait. L'existence est
thématisée d'une manière limitée puisque d'un
côté on voudrait bien embrasser la mort pour s'éloigner
d'une vie pleine de souffrance (« [...] la calamité d'une
si longue existence. ») mais d'autre part, il y a une sorte de
réticence puisque nous ne savons pas ce qu'est la mort, telle une peur
de l'inconnu : « la crainte de quelque chose après
la mort ».L'argumentation est ainsi constituée de deux
discours : il y a à la fois cette envie de se jeter dans l'inconnu
puisque ce qui nous ait connus nous fait souffrir, et à la fois une
crainte de ne pas savoir où l'on sera. Une connexion entre la
pensée et l'action qui s'opposent dans un même temps : la
pensée est là (esprit) mais l'action est freinée par
l'incertitude (corps). Par ailleurs, il y a une généralité
avec l'utilisation du pronom personnel « nous ». Hamlet
parle de l'ensemble des hommes, et pas seulement de lui. C'est assez
contradictoire si nous nous concentrons sur la nature du soliloque. En incluant
tous les hommes, Hamlet essaie de s'éloigner de la solitude.
La première partie de l'argumentation s'ouvre sur cette
question philosophique qui sous-entend un doute quant à savoir si Hamlet
doit vivre ou non. S'ensuit une comparaison entre la mort et le sommeil. Le
sommeil guérirait tous les maux ; il serait une sorte de
délectation de l'âme. Après le sommeil, c'est au tour du
rêve d'être associer à la mort. En fait Hamlet cherche
plusieurs options pour se convaincre et essayer de prendre une décision
finale. Comparer la mort au sommeil puis à un rêve revient
à modéliser les formes que peut prendre la mort. Seulement,
peut-on accès à la mort comme nous avons accès au sommeil
et au rêve ? Hamlet ne serait-il pas en train d'idéaliser la
mort ? Le fait pour le personnage de donner des facettes à la mort,
ne lui fait pas pour autant prendre une décision. Cette première
partie est intéressante sur le plan thématique car le suicide
prend la forme d'une légitimation dont il faut explorer les
possibilités.
La seconde partie de l'argumentation se fait directement
après la mention du rêve : « Oui, là
est l'embarras » jusqu'à « [...] dans ceux que nous
ne connaissons pas ». C'est dans cette partie qu'il y a un
renversement de l'argumentation avec cette crainte de la vie après la
mort. La présence d'isotopies négatives renforce cette
idée de déplaisance concernant la vie. « Car quels
rêves peut-il nous venir dans ce sommeil [...] » constitue une
phase de transition et récapitule la première partie. Au niveau
figuratif, cette seconde section passe des malheurs de la vie sous diverses
formes à ce qui peut bien y avoir après la mort. Grâce aux
nombreuses énumérations, nous pouvons bien nous visualiser ces
différents malheurs. La « région
inexplorée » de la mort plonge Hamlet dans un pur
désarroi et nous amène à penser qu'elle n'est en aucun un
soulagement, ce qui encore une fois est contradictoire avec l'idée de
départ que se faisait Hamlet.
La troisième et dernière partie de
l'argumentation commence avec « Ainsi la conscience fait de nous tous
des lâches [...] » et continue jusqu'à la fin du
soliloque. Avec la présence de la même isotopie temporelle «
Ainsi », le raisonnement d'Hamlet se conclut plutôt dans la
logique. L'argumentation a totalement changé par rapport à la
première partie car l'envie de se suicider a diminué de phrase en
phrase. « [...] les couleurs natives de la résolution
[...] » constitue une métaphore qui dévoile ce
changement d'opinion vis-à-vis du suicide. Sur le plan actanciel, ce
concept d'existence passe par l'étape d'une conscience qui nous fait
subir la vie : il n'y a pas de réaction à adopter face
à la vie si ce n'est que de la subir. Au final, il y a bien une prise de
décision mais le problème n'est nullement résolu. Il y a
comme un retour à la case départ.
Enfin, nous pourrons qualifier la dernière phrase de
retour à la réalité pour le protagoniste
lorsqu'Ophélia entre dans la pièce.
Conclusion
Tout comme les autres formes d'échange, le soliloque
est un discours complexe. Entre un interlocuteur peu ordinaire et un contenu
purement réflexif et parfois irrationnel, il se distingue
néanmoins des autres échanges.C'est dans un contexte totalement
indépendant d'autrui, que l'énonciateur fait appel au soliloque
pour faire un point et avancer dans son plan d'action. Le soliloque est un
monologue non-adressé qui remet en cause la solitude mais qui la
recherche dans un même temps. C'est pourquoi nous lui attribuons ce
côté paradoxal. Il constitue une certaine unité qui met en
avant sa structure abandonnique au travers d'un personnage rempli
d'états d'âme. Le soliloque ne peut être confondu avec le
monologue qui lui, est adressé ; ni avec le dialogue qui
nécessite au moins deux interlocuteurs et obéit à des
règles.
Au théâtre, l'argumentation est vue comme
indirecte car le dramaturge transmet son message au travers d'une fiction pour
la plupart du temps, amuser le lecteur tout en l'amenant à
réfléchir. Elle est également vue comme étant
principalement dialogale puisqu'elle fait partie d'un circuit d'échange
où se mêlent diverses formes de discours : le dialogue, le
monologue, le soliloque, l'aparté. Le théâtre est un art
qui maîtrise le dialogue et notre première impression nous
amène à affirmer qu'il y a une sorte de
délibération entre les personnages. Par ailleurs, l'argumentation
dans les tragédies de Shakespeare se manifeste par le biais de
personnages en constante recherche d'un acte à planifier et à
accomplir. Un acte qui les mènera à leur perte au moment du
dénouement. Enfin, l'argumentation peut être liée à
une même notion sans pour autant les confondre : la notion de
manipulation.
Au vue de nos trois analyses, nous pouvons affirmer que
l'argumentation se manifeste bel et bien dans le soliloque. Elle prend forme
indirectement et n'est pas reconnaissable à première vue du fait
de la question de l'interlocuteur. Elle apparaît cependant au travers
d'une même notion au sein du soliloque : au travers du doute, de
l'incertitude. Nos trois personnages sont confrontés face à une
incertitude concernant une action à mener. A chaque fois, ils
pèsent le pour et le contre mais prennent toujours une décision.
Cette décision ne sera peut-être pas la bonne et aura
sûrement des conséquences à terme mais il est
nécessaire d'évaluer la vérité même si les
personnages ne l'atteignent pas réellement et peuvent rester dubitatif
face à leurs choix. Outre un pur moment de réflexion et un
accès à l'esprit du locuteur, le soliloque n'apporte guère
de réponse aux personnages mais participe quand bien même à
l'intrigue puisqu'il est un moment clé pour le lecteur qui a un
accès aux pensées profondes du personnage. Richard III, Macbeth
et Hamlet sont autant les uns que les autres sceptiques en ce qu'ils
n'accèdent pas à la vérité en tant que telle. Les
sceptiques sont en constante recherche d'une vérité absolue.
Hamlet se pose une question existentielle dans son discours : qu'il y
a-t-il après la mort ? C'est une interrogation totalement sceptique
puisque nul homme ne peut répondre à cette question. Il ne s'agit
pas en fait d'affirmer qu'il ne peut rien y avoir du tout mais de chercher
plusieurs possibilités. Les locuteurs énoncent des opinions
contradictoires, c'est pour raison que nous avons deux discours dans ces
soliloques.
Si nous devions donner une suite à ce mémoire,
une étude plus détaillée sur le soliloque serait
envisagée, mais cette fois-ci, en privilégiant le
côté des émotions, des passions. Il serait question
d'étudier les raisons et les possibilités de ces états
d'âmes et de ces émotions dans le théâtre
shakespearien et de les analyser particulièrement dans le soliloque,
forme de discours complexe en ce qu'il mobilise lui-même une figure
complexe : le sujet individuel. Le sujet sera ainsi
considéré comme étant le centre de cette analyse ;
c'est-à-dire qu'il ne s'agira pas d'étudier les émotions
du côté du spectateur du théâtre mais du
côté du personnage en soulignant les intentions de ce dernier.Pour
approfondir cette étude sur le personnage, nous aurons recours à
la pragmatique et au concept d'acte de langage d'Austin et de Searle en
insistant sur l'acte illocutoire (production d'un énoncé) et sur
l'acte perlocutoire (effets produits). Nous utiliserons principalement la
sémiotique des passions et la sémiotique narrative afin de
parvenir à des analyses plus approfondies. La psychologie nous aiderait
également pour mieux comprendre les différents mécanismes
émotionnels en tant que tels.Nous mettrons enfin l'accent sur la
dimension philosophique des passions, en passant par les émotions en
tant que maladie de l'âme chez Kant aux émotions en tant que
libération de la vie chez Hegel par exemple.
Par ailleurs, nous essaierons de dresser une typologie du
locuteur pour le soliloque.La problématique sera donc la suivante :
comment le soliloque, procédé de technique dramatique et
complexe, véhicule-t-il les affects et les émotions au travers
d'une seule figure ayant à la fois le statut de locuteur et
d'interlocuteur ?Enfin, le corpus serait constitué de
soliloques tirés des pièces de Shakespeare. Les soliloques seront
choisis suivant le type de locuteur et les émotions qu'ils font
paraître. C'est-à-dire que nous ne choisirons pas des soliloques
véhiculant les mêmes émotions ou les mêmes affects
sinon l'analyse serait toujours la même. Etant donné du nombre
d'émotions que nous pouvons retrouver dans ces pièces de
théâtre, nous pensons qu'analyser au moins quatre ou cinq
soliloques seraient pertinents pour rendre compte au mieux des raisons de ces
émotions.
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Annexes
Annexe 1 - Schéma de communication de
Jakobson
Annexe 2 - Schéma de l'argumentation
soliloquiale
Annexe 3 - Soliloque de Macbeth - Acte I, scène
VII
Annexe 4 - Soliloque de Richard III - Acte I,
scène II
Annexe 5 - Soliloque d'Hamlet - Acte III, scène
I.
* 1Du grec
apostrophê signifiant « action de se
détourner », l'apostrophe se retrouve autant au
théâtre qu'en poésie. Il s'agit de mentionner
l'allocutaire, présent ou absent. Dans le Cid de Corneille, Don
Diègue personnifie la rage, le désespoir et la vieillesse qu'il
qualifie d'ennemie (Acte I, scène 4). En poésie, l'apostrophe est
utilisée pour exprimer des émotions.
*
2http://www.freud-lacan.com/index.php/fr/
* 3Le théâtre de
l'absurde est apparu au XXème siècle et met en avant
l'absurdité de la vie humaine. La pièce se termine en
général d'une manière tragique. Le genre est connu pour sa
déstructuration du langage et son caractère insignifiant. Outre
Samuel Beckett, nous pouvons citer Eugène Ionesco ou encore Harold
Pinter.
* 4Michael Issacharoff, Le
spectacle du discours. Paris :José Corti, 1985.
* 5Le spectateur peut
être considéré comme un eavesdropper dans le cas
de la seconde énonciation (ou énonciation médiat comme
l'affirmait Anne Ubersfeld) ; seulement le personnage/comédien ne
fait pas attention à lui et agit comme s'il était seul et la
salle entièrement vide puisque le discours ne lui est en aucun cas
destiné. Nous nous intéressons principalement à
l'énonciation médiat, donc au personnage et à son
texte.
* 6René Descartes,
Discours de la méthode. Paris : Flammarion, 2016,
p.191.
* 7Il s'agit dans ces
cas-làde la communication bidirectionnelle ou interaction de base.
Mais il existe en autre, la communication unidirectionnelle comme lorsque nous
regardons la télévision ou encore lors d'un cours où un
professeur s'adresse à ses étudiants.
* 8Marianne Doury et
Christian Plantin, « Une approche langagière et
interactionnelle de l'argumentation », Argumentation et analyse
du discours, mis en ligne le 15 octobre 2015.
* 9Emmanuel Kant,Critique de
la faculté de juger. Paris : Flammarion, 2015 p.544.
* 10Aristote,
Poétique.Paris : LesBelles-Lettres, 1980. Traduction de
Jean Hardy (1932).
* 11Par
« adhésion », nous faisons référence
à la théorie de Perelman et d'Olbrechts-Tyteca. En ce sens,
l'adhésion désigne l'implication de tout interlocuteur ou d'un
auditoire entier dans la discussion.
* 12Sigmund Freud et Joseph
Breuer, Etudes sur l'hystérie.Paris :Presse Universitaire
de France, 2002, p.254.
* 13Dans le vocabulaire
psychologique et psychiatrique, l'abréaction désigne une
diminution, voire une disparition de la volonté et se retrouve notamment
dans la dépression.
* 14Greimas et Courtès,
Dictionnaire raisonné de la théorie du langage.
7ème Edition. Paris : Hachette, 1993, p. 454.
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