Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de
Schopenhauer.
Sylvain Sella
Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de
Schopenhauer.
Plan et table des matières
I/La découverte de l'essence la volonté.
I/,1 Le besoin métaphysique et la philosophie
-L'étonnement philosophique p 2-4
-La mort p 4-7
-La religion p7-10 -L'idéalisme p 10-12
-La contemplation esthétique p 13-16
I/,2 La reconnaissance de la volonté
-Le monde n'est pas que représentation p 16-18
-Le corps est la volonté p19-21
-La connaissance par analogie,les forces
élémentaires p22-25
-La soif,l'avidité ,la lutte pour la vie p 26-27
-L'objectivation ascensionnelle de la volonté p 28-31
I/,3 Le « noeud » de la Volonté
,l'homme
-L'individu. Affirmation et négation du vouloir vivre p
32-34 -La vanité humaine,la mascarade p 35-39
-L a«nolonté » et l'ascèse p 40-42
II/ La force du déterminisme
II/,1La « ruse « de la Volonté,l'amour et la
sexualité
-le sexe:l'individu au service de l'espèce p 43-47
-La sélection sexuelle et la stratégie
reproductrice p 48-51
-Aspect métaphysique de la passion p 52-53
II/,2 Une philosophie tragique qui préfigure la
psychanalyse
-La sexualité et l'inconscient p 53-57
-Dissimulation et refoulement p 57-66
-Le traumatisme de la naissance p 66-73
-La sublimation esthétique p 73-77
-Compulsion de répétition et circularité du
temps p 77-79
II/, 3 Hérédité et Volonté p
79-88.
-L'hérédité un savoir « inné
» et universel p 79-82
-Rôles du père et de la mère chez
Schopenhauer p 82-85 -Importance de l'hérédité au
XIXème,le caractère immuable p 85-88
III/ Sagesse et prédestination
III/,1L'illusion du libre-arbitre
-L'absence de la liberté d'indifférence p 89-96
-la décision est-elle libre ? P 96-100
-Liberté et conscience réfléchissante p
100-105
-Le caractère et la paradoxe de la volonté libre p
105-109
III/,2 Fatalisme transcendant
-Analogie entre le rêve ,la tragédie ,le sens du
destin p 110-116 -Grandeur et misère du génie p 116-120
III/, 3 Une gnose libératrice mais limitée -La
parenté avec le gnosticisme p 120-124 -La « conscience meilleure
» p 124-127
Conclusion
-La postérité de Schopenhauer p 127-132.
Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de
Schopenhauer;
Introduction
Macbeth,le personnage tragique de Shakespeare ,dans la
pièce éponyme dit ceci:
Macbeth : La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre
acteur Qui s'agite et parade une heure, sur la scène, Puis on ne
l'entend plus. C'est un récit Plein de bruit, de fureur, qu'un idiot
raconte Et qui n'a pas de sens.1
- A la fois bourreau et victime,cette réflexion lui
vient au milieu des méfaits commis et du sang qui coule,volonté
véhémente et aveugle du méchant, qui haïssant sa
propre condition ,souhaiterait détruire la vie entière pour
apaiser une souffrance fondamentale. Emporté par un désir
orphelin de son origine et d'autant plus insatiable,le sanguinaire
Macbeth,jette un regard en coin,mais furtif et lucide sur l'existence et
révèle le caractère double de ceux de son
espèce;condamnés à agir,parfois
1 William Shakespeare, Macbeth acte V,scène V (1606).
férocement, mais aussi complétement capables de
se voir. L'art de la tragédie est-il essentiellement un remède
efficace en vue de prévenir nos excès passionnels ainsi que le
définit Aristote ou cache-t-il un enseignement complet sur le sens de la
destinée humaine?Schopenhauer est sans doute le seul penseur à
vraiment proposer une philosophie de la tragédie, La Naissance de la
tragédie 1872 de Nietzsche,est dans le fond véritablement
d'accord avec la métaphysique de la volonté,mais on sent poindre
chez lui ,une recherche indépendante et singulière de l'origine
profondément musicale et rituelle du culte dionysiaque,comme une
réminiscence de l'orphisme ,de Dionysos et de sa volonté de
puissance artiste. Arthur Schopenhauer,le théoricien du pessimisme
métaphysique,ne propose pas bien sûr une étude
littéraire de la tragédie,mais souligne la
supériorité philosophique de la tragédie moderne sur la
grecque,en particulier Shakespeare et Goethe;l'essence d'une sagesse contenue
dans le genre et qui constitue,comme une illustration,une métaphore de
sa philosophie. Schopenhauer est un idéaliste ; la matière est
juste le support du drame métaphysique qui se joue et se rejoue à
l'infini;le temps et le progrès ne trouvent pas leur place
n'étant que la scène où se débat la Volonté
avec elle-même. Il convient d'établir une différence entre
la vision tragique de l'auteur et une philosophie de l'absurde comme on peut
la
rencontrer chez Camus ou Sartre, où il est possible de
trouver un sens dans l'engagement et d'échapper ainsi au vide de
l'existence sans Dieu. La pensée de Schopenhauer est une remise en cause
de la valeur de l'existence ,du vouloir vivre lui-même,d'une
façon franche et radicale,faisant l'objet de tout un système
philosophique présenté dans l'oeuvre principale de l'auteur,
Le Monde comme volonté et comme représentation, paru
à la fin de l'année 1818.Si la Volonté est l'essence de
toute chose,la découverte primordiale,Schopenhauer nous demande de
procéder en philosophe véritable et ,dans l'idéal,de
commencer par lire sa thèse sur le quadruple principe de raison
suffisante ,de se pénétrer du caractère purement
phénoménal de la connaissance possible et de tirer pleinement les
conséquences de la philosophie kantienne sur ce point. Donc pas de
connaissance de la chose en soi. Le tragique,c'est qu'il n'y ait pas d'issue
possible dans le cours ordinaire de notre vie,du moins,pas avant que ne
survienne l'occasion de faire un choix radical;la volonté veut-elle se
poursuivre ou passer à autre chose?La négation du vouloir vivre
par la connaissance de soi constitue la seule et unique liberté . La
satisfaction ne peut être atteinte par une volonté de
vivre,indéfinie,insatiable et irrationnelle. La pensée de cet
auteur a souvent été dénoncée comme
outrancière et choquante voire pathologique. Que la vie vaille la
peine
d'être vécue serait la marque de la santé
mentale et lui préférer le non-être,le désaveu
complet de la raison et de l'humanité,le signe d'une faillite
lamentable. Des éléments de sa biographie vont certes dans ce
sens mais à l'opposé également,on peut y reconnaître
l'élu de la volonté ,l'auteur du Monde,d'un livre «
prophétique »,d'une gnose salvatrice. Schopenhauer a-t-il
été marqué irrémédiablement par l'abandon?
Il naît à Dantzig le 22 Février 1788 dans une famille
bourgeoise. Il aurait souhaité poursuivre ses études au
Lycée mais son père le destine au commerce comme lui. Il obtient
finalement de lui la faveur de joindre l'utile à l'agréable,et
effectue un tour d'Europe de deux ans dont on peut penser qu'il comptera
beaucoup pour sa connaissance concrète et variée de
l'humanité réelle. Son père se suicide quand il a dix sept
ans et sa mère,une mondaine qui deviendra une romancière à
succès ne l'aime pas beaucoup. Bénéficiant
désormais d'une rente,il veut s'atteler à la tâche de
résoudre le difficile problème de la vie et en effet,son
existence sera toute entière consacrée à l'ascèse
philosophique,à la rédaction puis aux commentaires de son grand
ouvrage. Les échecs personnels seront décisifs et instructifs
,comme venant confirmer son désir de se consacrer à l'essentiel
et d'en être plus inutilement détourné. Plusieurs
échecs amoureux mais aussi professionnels;il échoue comme
professeur d'Université à Berlin de 1820 à
1822 où sa rivalité avec Hegel est tout à
fait révélatrice de son irréductible position
philosophique. Il s'installe alors dans une vie d'ermite à
Francfort,fuyant Berlin et le choléra,vivant tout simplement la vie pour
laquelle il est fait. Cette idée d'un destin qui s'impose et qui parle
est importante chez Schopenhauer en dépit du fait que cette question
n'ait pas reçue une très grande attention. Il y a consacré
un ouvrage,Le sens du destin,spéculation transcendante sur
l'intentionnalité apparente dans le destin de l'individu(extrait de
parerga)1851,et dans lequel il traite de ce problème ardu mais qui
s'avère capital en vue d'une compréhension plus profonde de cette
métaphysique. En effet, dans le Monde,la volonté est
tout d'abord et fort logiquement exposée dans ses grands traits,ce qui
ne laisse pas vraiment la place pour envisager comment elle s'objective
concrètement dans la vie de l'individu. La connaissance de soi,selon
notre auteur,n'est pas donnée à la faveur d'une méditation
à part de l'expérience mais ne peut se réaliser que dans
le miroir de nos actes ,ce qui confère à l'âge le
privilège de pouvoir pleinement revenir sur le sens de notre existence.
Cet écrit sur la destinée, tempère le nihilisme de
Schopenhauer,comme si celui-ci correspondait à une phase purgative,car
de son propre aveu,sa vie,son génie ont bien un sens et même un
sens supérieur ainsi qu'il le déclare dans une lettre à
son disciple Frauenstadt:
2)A Bossant,Schopenhauer et ses disciples p150 Hachette Paris
1920,cité par Marie-José Pernin p8 Le sens du destin Vrin Paris
2009.
"Je suis réellement heureux d'avoir assez vécu
pour assister à la naissance de mon dernier enfant:maintenant je
considère ma mission en ce monde comme
terminée..."2les voies de la volonté semblent parfois
bien lisibles et même pressantes pour qui doit faire oeuvre de
libérateur. Schopenhauer rejoint là le thème
théologique de la prédestination ,préférant sur ce
point une certaine version de la "grâce" augustinienne, au karma hindoue
et bouddhiste,paradoxe qui s'explique pour sauver la liberté
métaphysique de la Volonté,et qui signifie pour l'individu ,que
ce ne sont pas les oeuvres qui sauvent,mais un acte transcendant de
connaissance de soi de la volonté. Elitisme et élection se
conjuguent ici,la majorité des gens ordinaires étant,en quelque
sorte,les oubliés du destin. Schopenhauer va jusqu'à parler de
fabrication industrielle en ce qui concerne la masse. Où se trouve le
libre arbitre individuel?Nul part, si l'on excepte que les racines de
l'individualité,participent quelque part de la liberté de la
volonté, mais ceci reste un mystère insondable. Il faut
comprendre que la sagesse issue du pessimisme de Schopenhauer n'est pas affaire
d'héroïsme moral comme chez les stoïciens,mais dépend
de notre compréhension,qui ultimement, est une incitation au
renoncement.
Quelque soit le côté par lequel on aborde cette
"Thèbes aux cent portes",il convient tout d'abord de parler de la
découverte de l'essence,la Volonté. En temps que moment crucial
de son objectivation,elle se signale en l'homme, avant tout, par l'apparition
de ce besoin métaphysique,responsable de la philosophie,de la religion
et en réponse à l'offense causée par la finitude et la
mort. La philosophie nous amène à reconnaître
l'idéalité du monde,la représentation et l'héritage
kantien;à l'opposé nous pouvons saisir immédiatement la
réalité de la volonté de vivre présente en nous et
que nous transposons aisément aux autres êtres vivants. La
volonté est aveugle et omniprésente à travers les
règnes de la nature mais en l'homme ,elle "joue" tout son destin,lieu
paroxystique de son affirmation puis de sa négation. Le règne de
la volonté s'impose par la force du déterminisme et se poursuit
par la "ruse" de l'amour et du sexe,l'empreinte
héréditaire,l'immutabilité du caractère et
l'inconscient.
Cette résignation éclairée face à
la fatalité,conduit le philosophe à reconnaître le lien
entre sagesse et prédestination. Schopenhauer et d'autres grands esprits
dénoncent l'illusion du libre arbitre,mais notre vie n'est pas absurde
si nous pouvons lire le sens de notre destinée,admettre la
présence d'un fatalisme transcendant. La connaissance contenue dans
le Monde est-elle bien la gnose libératrice?Le saint ,le sage
,le génie sont-ils vraiment
des prédestinés ou,leur mystique, simplement
l'expression possible d'une façon de supporter le fardeau de
l'existence?
I/ La découverte de l'essence ;la
Volonté
I,1 Le besoin métaphysique et la philosophie.
A l'inverse de l'animal ,l'homme est doté d'une conscience
particulière,suffisamment éveillée pour se demander quel
est le sens de l'existence du monde et de la sienne propre .L'homme est donc
double par nature;pleinement volonté de vivre comme l'animal,
s'efforçant de suivre ce que la nature a prévu pour lui et en
même temps , représentation, en ce qu'il prend conscience de
lui-même et de sa situation dans l'existence .Une simple conscience
témoin ne poserait aucun problème mais l'être humain
s'interroge sur la valeur de ce qu'il vit. On ne peut dater cette forme
d'inquiétude mais elle l'accompagne depuis fort longtemps. Voici ce que
nous dit Schopenhauer à propos de cet avènement de la conscience:
« Ce n'est qu'une fois que l'essence intime de la nature (la
volonté de vivre dans son objectivation) a traversé les deux
règnes des êtres dépourvus de conscience puis a
remonté d'un pas assuré et hardi la vaste série des
animaux, ce n'est qu'au moment où elle arrive enfin au seuil de la
raison ,dans l'homme donc,qu'elle accède pour la première fois
à la réflexion ,et là ,elle se prend à
s'étonner de sa propre oeuvre et se demande ce qu'elle est elle
même »(1) ;on voit qu'il s'agit bien là d'un mouvement de la
Volonté elle même et que, en ce sens ,la métaphysique est
le destin de l'homme. L'idée courante concernant Schopenhauer, est qu'il
est le philosophe de l'absurde et ne peut que nous conduire au
découragement. En réalité,ce moment métaphysique
est essentiel ,et le bouddhisme parle à ce propos de «
précieuse existence humaine » ;les dieux tout autant que les
animaux et
les démons sont incapables de prendre conscience du
véritable sens de la vie et c'est un privilège humain dans cette
philosophie religieuse. Chez Schopenhauer ,une conscience supérieure
à l'homme serait proprement insoutenable eu égard à la
souffrance qui règne dans le monde. Dans les deux cas,la survenue de
l'homme ,par ce retour de la nature sur elle même ,est le lieu où
se joue vraiment le drame,mais nous devrions dire déjà ,la
tragédie de l'univers. Il y a bien là un enjeu
formidable,justifiant pleinement cette importance universelle de la
métaphysique ;Existe t-il dans l'univers un dessein
mystérieux,une Fin,à laquelle l'homme participe sans s'en rendre
pleinement compte au départ? . Notre auteur se rattache bien à la
tradition philosophique et fait du questionnement sur notre propre existence le
début et le coeur de la métaphysique ainsi qu'Aristote le faisait
remarquer: « Ce fût en effet l'étonnement qui poussa, comme
aujourd'hui,les premiers penseurs aux spéculations philosophiques
»2 . Pour le philosophe de Francfort,la curiosité
étonnée de l'homme en ce qui concerne sa propre existence porte
sur trois choses essentielles;le fait même d'être,que le monde
soit,et la mort qui vient mettre un terme à cette vie. Ceci dit,pour
Schopenhauer,quand on dit que l'homme s'interroge,il s'agit en fait d'une
potentialité car l'homme ordinaire ne se préoccupe ,en
réalité, pas beaucoup de ces questions. Les hommes ,en grande
majorité,sont en fait très largement mûs par les motifs de
leur vouloir particulier et n'ont pas le loisir,au sens grec ancien et
philosophique de vie contemplative,ainsi qu'au sens plus moderne ,de temps
disponible en dehors du travail. On voit déjà là poindre
le thème qui nous occupe en particulier ici,à savoir;la
destinée tragique et l'élection,la vocation toute
particulière de certains. Qu'il y ait eu « quelque chose
plutôt que rien » comme le disait Leibniz,cela a pu interpeller
chacun d'entre nous à différents degrés, voire nous amuser
,mais l'existence en soi ne nous révolte pas ,alors que la mort nous
blesse,nous attriste et nous prive des bribes de sens qui constituaient comme
autant de points d'ancrage sur le chemin de notre vie. Le spectacle du monde
pourrait être un motif de curiosités et d'expériences sans
cesse renouvelées malgré les hauts et les bas de nos destins
particuliers, mais la « grande faucheuse » n'a jamais fait
d'exception jusqu'ici.« Si notre vie était infinie et exempte de
douleur,il ne viendrait sans doute à l'esprit de personne de demander
pourquoi le monde existe et pourquoi précisément il est
doté de cette nature,tout irait de soi »3 . L'auteur nous
précise aussi que l'homme est le seul être à savoir avec
certitude qu'il est mortel. Dans l'animal,la Volonté s'acharne
principalement à la conservation de la vie et il peut continuer
d'avancer en
toute confiance car il ne se sent pas différent d'elle.
Mais la situation de l'homme génère un nouvelle tension;c'est la
vie individuelle qui veut être préservée à tout prix
et depuis le départ,l'homme cherche à fuir la mort,la personnifie
sous des traits terribles et impitoyables,tente de l'amadouer,et se
révolte contre cette sanction qui ne devrait plus être. En
effet,pourquoi la volonté dans la nature a-t-elle produit un être
individualisé et conscient pour s'en débarrasser presque
aussitôt sans qu'il ait pu comprendre le sens de son
passage?L'individu,malgré tout, reste membre de l'espèce et
« appartient »à la Volonté,c'est la raison pour
laquelle,il ne vit presque jamais en présence de l'idée de sa
mort d'où le caractère inauthentique de notre vie dont parlera
Heidegger. La philosophie de Schopenhauer reste dans le sillage de la tradition
philosophique inaugurée par Socrate où philosopher c'est
apprendre à mourir mais pour le penseur allemand ,il s'agit d'accepter
vraiment sa finitude et sa disparition comme une libération. La mort
n'est pas un problème mais au contraire le but de la vie car
l'attachement à la volonté de vivre est irrationnel. Si la mort
nous interpelle,la réflexion philosophique doit nous
révéler la seule solution envisageable,la suppression de la
conscience individuelle;mais le désir d'être se poursuit et le
monde avec lui,ce que l'auteur appelle la
palingénésie,présence d'une soif d'exister qui se recycle
éternellement. Il ne s'agit pas de déjouer les pièges de
l'autre monde qui nous empêchent de gagner le salut de l'âme ,comme
dans l'antiquité, où il existe une affection toute
particulière pour les « manuels »de survie dans l'au
delà,livres des morts égyptiens,gnostiques,tibétains ,dont
les religieux ou initiés possèdent la clé ,les formules
magiques qui conduiront le défunt à bon port.
L'histoire atteste également d' un ars moriendi dans la
spiritualité de l'occident médiéval. Le philosophe
considère néanmoins le moment du trépas comme un
jugement,car il devient ,pour beaucoup,la seule occasion véritable de
renoncer tout à fait à la tentation d'exister. La part
indestructible de notre être existe ,mais elle est celle de la
volonté et non d'un principe conscient. Si, de cette façon nous
pourrions dire avec
Spinoza que nous « sentons que nous sommes éternels
»,ce n'est pas en vertu d'une âme immortelle,mais de la part
éternellement volitive qui nous habite;la sagesse devient plutôt
l'acceptation de la condition tragique d'un individu dont le destin est un
appel à renoncer à lui-même et de dire ,avec le cynisme
amusé d'un Voltaire « J'aime la vie mais le néant ne laisse
pas d'avoir du bon. »C'est vraiment la compréhension du
caractère vain et éphémère de l'existence qui peut
nous réconcilier avec l'idée de la mort;notre vie n'est qu'un
rêve éphémère survenu entre deux néants et
celui
qui va suivre notre disparition n'est pas plus à craindre
que celui qui l'a précédé. Schopenhauer approuve le
raisonnement apaisant d'Épicure pour qui la mort n'est rien car nous
n'en serons pas conscient au moment où elle se produira .L'homme du
commun qui ne va pas consacrer son temps à la réflexion
philosophique a cependant à quelque niveau une vocation
métaphysique mais qu'il va exprimer surtout par l'intermédiaire
de la pratique religieuse ,laquelle constitue pour Schopenhauer une
allégorie plus ou moins parlante de la vérité. Ce besoin
de religion est apparu en raison de notre situation limitée et
souffrante,comme un espoir d'une vie autre, meilleure,une promesse de survie
dans l'au-delà qui viendrait nous consoler de souffrances
imméritées et sans nombre qui furent notre lot ici bas. «
L'immortalité c'est la seule chose pour eux à proprement parler
»4..Dans la conception platonicienne
« soma=sema », l'existence corporelle est assimilable
à un tombeau. Toute spiritualité ,en ce sens,est un rappel de la
situation tragique de l'homme en ce monde ;son esprit est habité par un
désir d'éternité mais son corps clame sans cesse sa
finitude. Ainsi,le besoin de justifier sa vie est primordial chez lui depuis
des temps immémoriaux: « la présence de
temples,d'églises,de pagodes et de mosquées,dans tous les pays et
à toutes les époques,leur splendeur et leur magnificence sont
autant de preuves du besoin métaphysique de l'homme »5 .Bien
entendu,la religion ne peut parler de la vérité que de
façon allégorique et seule la philosophie constitue le
véritable exercice de la pensée,son exigence de
rationalité. A ce propos notre auteur cite Platon: « Il est
impossible pour la foule d'être philosophe » 6 .La religion vient
combler un besoin et son existence est parfaitement justifiée pour
Schopenhauer: « La religion est la métaphysique du peuple;il faut
de toute façon la lui laisser,et par conséquent l'honorer
extérieurement;la discréditer,c'est la lui enlever. De même
qu'il y a une poésie populaire,il doit y avoir une métaphysique
populaire,comme dans les proverbes une sagesse populaire »7
.Cependant ,cet aspect inoffensif de la religion ,ne doit pas
nous faire oublier qu'elle est aussi un instrument de domination pour les
puissants qui agitent dans leurs discours ,le spectre de la sanction divine en
cas de mauvaise conduite. Ces deux aspects de la vérité
religieuse,sont incarnés respectivement par les personnages de
Philatète et Démophèle dans ses petits écrits
philosophiques de 1851 Sur la religion.
Les prescriptions et les ordonnances religieuses ne sauraient
avoir de réalité en elles-même et pas plus que les lois
civiles n'ont de valeur absolue,il convient simplement de les admettre et de
les tolérer: « Il faut
donc l'envisager comme un mal nécessaire résultant
de la pitoyable faiblesse intellectuelle de la grande majorité des
hommes,qui est incapable de saisir la vérité et qui a constamment
besoin,dans un cas urgent,d'un succédané »8selon
Schopenhauer, toutes les religions ne sont pas placées à
égales distance de la vérité,laquelle peut être
connue grâce à sa métaphysique de la volonté (sur
laquelle nous reviendrons plus
tard).Ainsi ,le judaïsme est faux de par son
réalisme(croyance en l'existence du monde indépendamment du
percipient),son théisme et son optimisme. En revanche,les religions de
l'Inde et bouddhisme en tête cherchant une libération de ce monde,
ont bien perçu la vraie nature de l'existence. Par ailleurs,le Christ
représente parfaitement la destinée tragique de l'élu
parvenu au stade où la vie humaine pleinement consciente d'elle
même,ne peut plus être qu'une expression de la compassion pour la
souffrance universelle. Est-il nécessaire d'ajouter que le christianisme
historique à afficher un tout autre visage ,montrant par là
l'inanité de la recherche d'un salut historique et collectif? Cette
dimension de la vie humaine ,c'est vraiment la philosophie qui peut y
répondre pleinement car la religion fait appel au surnaturel afin
d'asseoir son autorité et la science ne s'occupe que du lien que les
phénomènes entretiennent entre eux. Seule la philosophie pourrait
réellement expliquer le problème car grâce à elle,la
raison peut déchiffrer l'énigme du monde et non justifier un
système abstrait conçu en dehors de l'expérience
réelle. Par essence,la philosophie est « contre -nature »car
elle correspond justement à ce retour de la
Volonté sur elle même alors qu'auparavant elle
n'était qu'expansion aveugle et inconsciente .En principe,la nature a
doté « l'animal -humain » d'un intellect purement utilitaire
et qui se consacre pour l'essentiel à assurer sa propre subsistance et
ses propres intérêts: « L'intellect n'est fait que pour
reconnaître les rapports des phénomènes au service d'une
volonté individualisée,dont les objets sont ces
phénomènes. Dans la philosophie,il est donc appliqué
à une chose pour laquelle il n'est pas fait:L'existence en
général et en soi »9 . La caractéristique
majeure,alors,de l'intelligence philosophique,c'est d'être
désintéressée,de considérer le monde non comme
quelque chose dont on doit s'emparer mais un objet à contempler. En un
certain sens ,on peut dire que la philosophie réalise le passage du
monde comme « volonté au monde au monde comme représentation
»Nous verrons plus loin que la philosophie implique une
génialité particulière et le destin qui lui est
conséquent. Schopenhauer a été très critique
à l'égard de la philosophie de métier, à laquelle
pourtant,il s'est lui-même exercé mais sans succès à
Berlin de 1820 à1822.L'inconvénient majeur provient
non pas de l'enseignement en lui-même ,mais de la
subordination de celui-ci aux autorités religieuses et politiques de son
temps. Notre auteur parle de la « Période de
déloyauté »10,en visant les « trois
sophistes »,Fichte,Hegel,et Schelling qui,malgré
l'impossibilité de dépasser le champ de l'expérience
,démontrée magistralement par Kant,continuent de « jongler
» avec les abstractions et de bâtir en toute impunité leurs
systèmes. « Il ne sert à rien que Kant ait
démontré,avec la pénétration et la profondeur les
plus rares,que la raison théorique ne peut jamais s'élever
à des objets en dehors de la possibilité de l'expérience.
Ces messieurs ne se se soucient nullement de pareille chose:mais ils enseignent
sans hésiter,depuis cinquante ans,que la raison a des connaissances
directes absolues,qu'elle est une faculté tout naturellement
fondée sur la métaphysique,et que,hors de toute
possibilité de l'expérience ,elle reconnaît directement et
saisit sûrement le suprasensible,le bon Dieu et tout le bataclan »11
. Ainsi ,la philosophie allemande de l'époque n'a plus de limites et ne
tient plus compte de l'expérience. Aux sources de l'expérience
philosophique,nous avions l'étonnement,lequel se trouve confirmé
par la philosophie hindoue qui depuis toujours révèle le
caractère le caractère illusoire du monde;destin tragique de
l'homme qui tient tellement à quelque chose qui n'a pas de
réalité substantielle, maya. Le bouddhisme enseigne que c'est
notre soif d'exister,avidya,qui produit notre errance dans le labyrinthe du
monde,samsâra,lequel n'est en fait que le produit de nos projections
mentales,la solidité de l'univers même étant contestable et
très relative. Schopenhauer fait souvent référence aux
Védas,aux Upanishads et,à cet égard, on a pu aussi lui
reprocher de ne pas avoir bien saisi leur sens car ils ne sont pas nihilistes
et professent une certaine forme d'immortalité d'une âme
impersonnelle(atman).Quelle est l'originalité de la métaphysique
de Schopenhauer par rapport aux professeurs qu'il critique ? Il s'agit bien
là aussi d'une pensée systématique,une explication globale
du monde,du sens de l'existence humaine et de son devenir .Comment la
métaphysique peut -elle encore exister quand on sait que Schopenhauer
suit parfaitement Kant sur ce point capital? ;lorsque nous percevons le monde
,nous ne le percevons jamais tel qu'il pourrait être en
lui-même,indépendamment d'un sujet qui le perçoit,mais bien
tel qu'il nous apparaît d'après les catégories a priori de
notre entendement que sont l'espace ,le temps et la causalité. Notre
esprit n'ayant pas accès à la chose en soi,toute
métaphysique est devenue impossible. Comment,dés
lors,Schopenhauer peut-il à son tour proposer une
métaphysique?Notre auteur s'en explique en précisant que sa
métaphysique n'est pas fondée sur l'emploi de
concepts tels que Dieu,Substance,Absolu,mais s'en réfère
seulement au domaine de l'expérience:" le devoir de la
métaphysique n'est point de passer par dessus l'expérience,en
laquelle seule consiste le monde,mais au contraire d'arriver à la
comprendre à fond»12 . La philosophie va se présenter comme
un art de l'interprétation du monde donné comme une
totalité dans l'expérience et ceci est possible grâce
à l'expérience immédiate,intérieure que nous
pouvons faire de la Volonté ainsi que nous le verrons plus
précisément: « Le mode de considération
authentiquement philosophique du monde,c'est à dire celui qui nous
apprend à connaître son essence intime et nous conduit par ce
biais au delà du phénomène,est précisément
celui qui ne demande pas à partir de quoi(woofer),vers
où(wohin),et pourquoi(warum),mais ce qu'est (was) le monde. Schopenhauer
va s'orienter au fil du temps vers une conception de la philosophie comme une
véritable pratique artistique: « Le philosophe ne doit jamais
oublier qu'il pratique un art et non une science »14 . Cette
matière va donc demander des aptitudes particulières dont seuls
certains sont dotés: « Or tel il en sera de ma philosophie:ce sera
une philosophie en tant qu'art. Chacun n'en comprendra que ce qu'il
mérite d'en comprendre »15 .Mais,dés lors, nous pouvons nous
demander si la philosophie peut nous apporter un savoir complet qui ferait de
nous des sages de la même façon que dans la sagesse
hindoue,à laquelle se réfère souvent notre auteur,on parle
de sages réalisés ayant atteint le but de la vie. A ce sujet ,la
réponse de Schopenhauer n'est pas aussi positive et sa philosophie
constitue plutôt une démonstration quant au caractère vain
et superflu de la vie elle-même. Le jeune Nietzsche,encore disciple du
pessimiste de Francfort,affirmait « Par nature,l'homme n'est pas là
pour la connaissance »16 . La philosophie ne peut que
révéler l'aspect tragique de l'existence et ce douloureux
paradoxe;de plus nous en savons et de plus nous comprenons que nous n'aurons
pas accès à une connaissance totale ni à un vrai bonheur.
La science ne parle que des phénomènes et la Volonté en
elle-même reste insondable: « Cette perception intime de notre
propre volonté est loin de fournir une connaissance complète et
adéquate de la chose en soi »17 .Ne pouvant saisir cette ultime
réalité , la vraie connaissance chez Schopenhauer,ne se trouve
que du coté de l'art « objectif »,capable de nous faire saisir
des réalités éternelles,les Idées platoniciennes.
Quand on sait cependant ,que selon Schopenhauer ces Idées sont les
formes archétypes,les espèces éternelles de la nature,il
est difficile, eu égard à la position de la science contemporaine
en ce qui concerne la théorie de
l'évolution des espèces vivantes,de
considérer comme toujours valable cette conception. La réflexion
sur l'esthétique contemporaine percevrait également cette
définition de l'art comme tout à fait restrictive. La
parenté de l'art et de la philosophie se conçoivent fort bien,en
revanche, à les considérer comme actes de contemplation capables
de nous élever au dessus des exigences volitives. « Je trouve que
la vue qu'on embrasse du sommet d'une montagne contribue beaucoup à nous
offrir des horizons sur le monde. Le monde regardé ainsi d'en haut est
un spectacle si fantastique et si curieux qu'il doit pouvoir consoler celui qui
est assailli de
soucis »18 .Ces moments contemplatifs sont la clé
d'un bonheur et d'un savoir relatifs, des instants où la scission
sujet-objet semble
abolie: « Absorbons nous donc et plongeons nous dans la
contemplation de la nature,si profondément que nous n'existions plus
qu'à titre de sujet connaissant...nous tirons ainsi toute la nature
à nous »19 .Ces moments purs ne se produisent pas continuellement
et tous ne goûtent pas ces instants privilégiés. Dans Les
aphorismes sur la sagesse dans la vie,Schopenhauer nous rappelle que la
recherche de la vie heureuse ne saurait être qu'un pis aller, car la non
existence lui est préférable ,et il reste en cela
fidèle à la pensée exposée dans son
grand ouvrage .La sagesse pratique de Schopenhauer ,de son propre aveu
,n'apporte rien de nouveau: « En somme, certainement les sages de tous
temps ont toujours dit la même chose ... »20 .Nous verrons plus loin
,lorsque nous aborderons la question du déterminisme que cette sagesse
toute relative,qui plus est, ne saurait être enseignée. Ainsi,la
philosophie de Schopenhauer est incontestablement marquée par le
tragique de notre condition;aspiration de l'homme au bonheur et à la
connaissance mais à mesure qu'il progresse en ce sens,il
s'aperçoit qu'il n'y parvient jamais vraiment. La philosophie tragique
de Schopenhauer nécessite une intuition qui pénètre au
coeur des choses et il n'existe pas vraiment d'enseignement pour ça. Le
monde comme représentation ne pose pas de difficulté en ce sens
qu'il s'accorde avec la vision kantienne de la réalité,en
revanche ,il faut tourner son regard vers l'intérieur de soi pour y
découvrir l'essence des phénomènes, la Volonté.
I,2La reconnaissance de la Volonté
Si le monde n'est que représentation,alors son
intérêt pour nous apparaît faible et insignifiant. « Si
le monde n'est rien d'autre qu'une
représentation,auquel cas il devrait passer devant nous
comme un rêve dépourvu de consistance ou une chimère
fantomatique,sans mériter notre attention »21 .Dés
lors,Schopenhauer nous invite à chercher ailleurs ,l'essence du
monde,car la représentation n'en est que l'aspect visible et
superficiel, « l'interface graphique »,et il convient de nous saisir
du coeur des choses sous peine de rester dans un idéalisme
stérile ou qui ne pourrait trouver sa justification que dans une
abstraction ad hoc comme le Dieu de Berkeley(c'est nous qui soulignons),seul
capable en dernier recours de sauver l'inter-subjectivité et le sens de
l'existence humaine. Il faut définitivement nous tourner vers la face
cachée de la création afin d'en extraire le sens: «
D'emblée une chose est certaine,c'est que ce que nous recherchons doit
nécessairement être,par toute son essence,quelque chose
d'entièrement ,de fondamentalement différent de la
représentation »22. En cherchant la clé du problème
dans la représentation c'est manquer sa cible et c'est pourtant une
erreur commise par la philosophie
jusqu'ici.: « Pourtant, c'est là le chemin qu'ont
suivi tous les philosophes avant moi »23. Or cet oubli va être
à l'origine d' une double erreur;méconnaissance de le nature du
monde et aussi du sujet qui le perçoit,lui interdisant par là
l'accès à la vérité: « En
réalité, la signification recherchée du monde,en tant
qu'il se présente à moi simplement comme ma
représentation...serait à jamais impossible à
découvrir si le chercheur n'était lui- même rien de plus
que le sujet connaissant(une tête d'ange ailée privée de
corps).Or ,lui-même a des racines dans ce monde et l'habite en tant
qu'individu.. »24 ;l'individu est conscient de son corps non pas seulement
comme objet de sa perception,ce qui deviendrait un solipsisme intenable,mais se
connaît immédiatement aussi comme une volonté de vivre et
ce de façon indéniable et il faut voir ici comme le point fort de
la philosophie de Schopenhauer. En effet, bien avant même de trouver une
justification quelconque aux choses ,il nous faut bien reconnaître que
d'abord nous sommes volonté de vivre et que c'est d'une telle
évidence que nous n'y pensons presque jamais,et la vérité
de nôtre existence nous échappe à la façon de la
lettre volée d'Oscar Wilde. Spinoza a bien parler de «
persévérer dans son être » mais il ne l'a pas
érigé en premier principe et n'en a pas tiré toutes les
conséquences. Pour Schopenhauer,l'individu peut connaître sans
intermédiaire ce qu'il est dans sa réalité
essentielle,cette volonté de vivre,qu'il appelle volonté ou
Volonté pour souligner son aspect omniprésent dans la nature
même si son origine est tout à fait inconnue et restera
inconnaissable: « l'énigme est bien plutôt donnée au
sujet de la connaissance,lequel se manifeste comme individu:et
ce mot est volonté »25 L'individu,parce qu'il
connaît qu'il est son propre corps,connaît en même temps ce
qui l'anime et qui constitue son essence. En fait ,les deux sont
inséparables,l'homme est ainsi le « nexus » du monde,lieu du
croisement de la volonté et de sa représentation. Le corps peut
faire l'objet d'une double connaissance;extérieure en tant que
phénomène perceptible et intérieure en tant que
volonté que nous sentons; Gardons-nous bien de considérer la
volonté comme un entité séparée du corps et qui
l'animerait d' « en haut »,un peu comme une âme;corps et
volonté ne peuvent être considérés
séparément: « L'acte de la volonté et l'action du
corps ne sont pas deux états objectifs connus
différemment,articulés par le lien de la causalité,le
rapport qu'ils entretiennent entre eux n'est pas celui de la cause à
l'effet ,ils sont une seule et même chose »26. Le corps humain est
un lieu capital dans la philosophie de Schopenhauer ,car il va constituer le
moment de la rencontre ,de réunion de la volonté. A travers le
corps,la Volonté devient objet de représentation pour
elle-même: « Je le nommerai ici,(le corps)..l'objectité de la
volonté »27. Cette reconnaissance de la Volonté est le
fondement du système de Schopenhauer et ce qui distingue vraiment sa
métaphysique par rapport à celles du passé fondées
sur un ou des principes abstraits. Ici,nous restons bien dans le domaine de
l'expérience et même au coeur de celle-ci;ce corps que nous sommes
n'est autre que le grand « principe » animateur de toutes choses
lui-même: « c'est la raison pour laquelle je souhaiterais distinguer
cette vérité avant toutes les autres et la nommer
vérité philosophique. On peut tourner de manière
différente l'expression de celle-ci et dire:mon corps et ma
volonté ne font qu'UN,ou ce que je nomme,en tant que
représentation intuitive,mon corps,je le nomme ma volonté dans la
mesure où j'en ai conscience d'une manière absolument
différente..abstraction faite que mon corps est ma représentation
,il n'est jamais que ma volonté,..28 . La conscience est la clé
de l'énigme de l'existence et la réunion de l'individu et du
monde: « ainsi,sous ce double rapport,chacun est
lui-même le monde entier,le microcosme;chacun trouve les deux faces du
monde pleines et entières en lui »29 . De façon presque
inattendue,nous retrouvons dans cette philosophie ,le thème fondamental
de la métaphysique immémoriale,la rupture de l'unité
causée par l'avènement de l'existence, ceci pour mieux se
retrouver afin de se connaître , d'où le caractère
essentiellement « tragique »de toute vie. Nous analyserons plus loin
cette conception de la métaphysique « traditionnelle » ,dont
le principe s'avère finalement très proche,aussi, de la logique
hégélienne. Mais revenons au
corps,cette jonction de la volonté et de sa
représentation ,leur inséparabilité. Il s'ensuit que la
volonté se manifeste immédiatement et directement par un
changement corporel et réciproquement,une action extérieure sur
le corps produit inévitablement un changement dans la volonté.
Ainsi,la volonté particulière, individualisée dans un
être vivant rencontre essentiellement deux choses;ce qui est en accord
avec elle et ce qui la contrarie. Évidemment,cela nous touche
directement sans avoir besoin de se la représenter: « Il a pour nom
douleur s'il contrecarre la volonté ou bien bien-être et
volupté s'il lui est conforme »30 . La nature de la volonté
est bien entendu la même dans tous les êtres vivants mais les
motifs qui poussent à l'action divergent chez chacun en fonction de
leurs intérêts et besoins. C'est à ce moment qu'il convient
d'introduire la distinction entre la Volonté métaphysique
,cosmologique et la volonté de vivre dont l'expression visible est la
« lutte pour la vie »,formule chère à Darwin,dont la
théorie de l'évolution est toujours largement validée et
utilisée par la science contemporaine. Ceci pour dire que la philosophie
de l'auteur du Monde,peut être considérée comme une
intuition anticipatrice de la théorie de l'évolution du vivant,
en particulier en ce qui concerne la « stratégie de la reproduction
».,sa pensée,cependant, s'accorde mieux avec la position de
Lamarck;le transformisme de ce dernier faisant appel à un principe
interne qui pourrait être rapproché de la volonté.
Cependant, nous verrons que la conception « fixiste » des
espèces que présente Schopenhauer,à cet égard
,diverge complétement de ladite théorie et s'écarte de
toute scientificité.
C'est par une expérience intérieure évidente
que nous faisons la découverte de la volonté en nous, mais comme
nous ne sommes pas en même temps les autres êtres vivants,c'est par
analogie qu'il devient possible de penser que ,en ce qui concerne les autres
corps ,il en est de même que pour nous.;eux aussi doivent être la
volonté. Schopenhauer,se trouve confronté à la
nécessite de reconnaître aux autres corps que nous percevons ,le
même statut ontologique que le nôtre sous peine de tomber dans un
solipsisme complétement stérile et intenable d'un point de vue
pratique: « Il serait certes impossible de réfuter
l'égoïsme théorique par des démonstrations;toutefois
il n'a jamais été utilisé en philosophie autrement qu'en
tant que sophisme sceptique,c'est à dire comme faux-semblant. En tant
que conviction sérieuse,en revanche,on n'a jamais pu le rencontrer que
dans une maison de fous .. »31. Les autres corps doivent eux aussi
être volonté et non pas seulement
représentation: « Si donc ,le monde des corps doit
être quelque chose de
plus que notre seule représentation,il nous faut
nécessairement dire que au delà de sa représentation,donc
,en soi et d'après son essence la plus intime,il est ce que nous
trouvons en nous immédiatement en tant que volonté »32. Un
monde peuplé de fantômes serait proprement insensé et les
êtres tiennent nécessairement leur réalité
concrète de la volonté,mieux ils sont la volonté,et
poursuivant ainsi,Schopenhauer va trouver de la volonté partout: «
en prolongeant sa réflexion,il sera amené à
reconnaître qu'elle est aussi la force qui agit et végète
dans les plantes,cette même force qui fait prendre le cristal,qui dirige
l'aimant vers le pôle Nord...jusqu'à la gravité qui agit si
violemment sur toute matière,attirant la pierre vers la Terre et la
Terre vers le Soleil »33 En procédant toujours par analogie,notre
philosophe,prolonge donc le royaume de la Volonté jusque dans le monde
inorganique et dans les forces élémentaires et cosmiques. La
Volonté est omniprésente ,elle est tout autant visible dans
l'individu que dans l'espèce qu'il représente :« La
Volonté se manifeste aussi entièrement et aussi
intensément dans un seul chêne que dans un million de chênes
»34 . Cependant,la Volonté comporte des degrés
d'objectivation et par conséquent de visibilité dans le monde
phénoménal: « Son objectivation possède ainsi des
gradations aussi infinies que celles qu'il y a entre l'aube la plus pâle
et la lumière du soleil la plus éclatante »35Tout l'univers
est une manifestation progressive de la volonté quant à son
apparition et non à sa nature,car elle se donne entièrement
à chaque stade présent,mais elle se dévoile peu à
peu. Ainsi,les forces élémentaires en constituent le plus bas
degré de visibilité : « Les forces les plus universelles se
présentent dans la nature comme le degré minimal d'objectivation
de la Volonté. D'une part elles apparaissent sans exception en toute
matière comme pesanteur,impénétrabilité et, d'autre
part,elles se sont reparties entre elles dans la matière présente
en sorte que certaines en dominent d'autres et que ,précisément
de ce fait,telles autres dominent diverses matières
spécifiques,comme la solidité,la
fluidité,l'élasticité,l'électricité ,le
magnétisme,les propriétés chimiques de toutes sortes
»36 Par la suite ,la Volonté va continuer de s'affirmer dans le
spectacle grandiose qu'offre la vie de la nature du règne minéral
jusqu'à l'homme;un infinie variété d'attractions et de
répulsions constituant une lutte perpétuelle pour la vie. Il y a
bien une direction,comme une marche ascendante de la
« création »,mais il n'y a pas d'origine et pas
de fin,une destinée tragique pour un Être comme en manque de
lui-même. La notion bouddhique de soif d'exister ,tanha,semble proche de
la volonté de vivre de Schopenhauer;pas de Dieu,ni d'origine,sans raison
et sans but: « L'absence
de tout but et de toute limite est,en effet,essentielle à
la volonté en soi »37 . Le monde organique devient ainsi
l'expression d'une sorte d'affolement insensé,d'un désir
prisonnier de lui-même: « La souffrance du monde animal se justifie
seulement par le fait que la volonté de vivre,ne trouvant rien en dehors
d'elle-même dans le monde des phénomènes et étant
une volonté affamée,doit dévorer sa propre chair »38.
L'antique symbole du serpent qui se mord la queue pourrait être assez
approprié pour illustrer le circuit fermé que la nature forme
avec elle-même: « l'électricité reproduit à
l'infini sa propre division interne. Aussi longtemps que fonctionne la pile ,le
galvanisme est également un acte sans but constamment renouvelé
qui divise et réconcilie. L'existence de la plante est elle aussi un
désir sans repos,jamais satisfait,une poussée incessante à
travers des formes toujours plus élevées,jusqu'à ce que le
point d'arrivée ,la graine,devienne de nouveau le point de
départ,et ce répété à l'infini.. »39.
La vie n'offrirait pas d'autre perspective que celle d'une
répétition incessante à l'identique. Ce vouloir
vivre,n'est pas seulement compulsif mais également impitoyable et
violent: « La lutte intime de la volonté qui s'objective dans
toutes ses idées se traduit dans la guerre à mort,guerre sans
trêve que se font les individus de ces espèces et dans le conflit
éternel et réciproque des phénomènes des forces des
forces naturelles »40 Il ne faut pas s'y tromper, le lieu terrestre de la
vie n'est pas un lieu de paix et de fraternité: « une
créature vivante ne peut entretenir sa vie qu'aux dépens d'une
autre »41 L'harmonie dont parfois nous nous émerveillons,n'est en
fait qu'une vue superficielle des choses ,car il n' ait en fait que
l'expression d'un principe d' économie dû à la
nécessaire conservation de la vie. Cet amour de la vie ,eu égard
à la conscience est proprement injustifiable car « le jeu n'en vaut
pas la chandelle »;le plaisir de vivre n'a pas de caractère positif
et ne provient que de la satisfaction momentanée de besoins qui se
renouvelleront bientôt ou réapparaîtront sous une autre
forme;le désir comblé n'apporte pas ici la plénitude, mais
l'ennui qui devient le calvaire des gens oisifs. L'attachement à la vie
apparaît ainsi comme tout à fait déraisonnable,mais
l'intellect est très rarement lucide sur ce point car il est
aveuglé et motivé par la volonté.
I, 3.Le « noeud » de la Volonté;l'homme
»
Ceci dit ,le caractère compulsif de l'existence du vivant
,ne veut pas dire pour autant qu'il est un pur chaos. Au contraire,puisque
Schopenhauer se sert de la théorie platonicienne des Idées pour
exprimer sa hiérarchie naturelle: « Les degrés
d'objectivation de
la volonté ne sont rien d'autre que les Idées de
Platon. »42 . Si la Volonté dans son aspect essentiel peut
être comparée à une force brute,la hiérarchie du
vivant nous révèle un arrangement modèle fondé sur
des formes archétypales,les différentes espèces. Notre
philosophe ,sur ce point,reste encore captif de la vision antique du
Cosmos,avec un modèle fixe et éternel et la science qui va
montrer l'évolution de la Terre et du vivant,n'est pas encore, et en
particulier la révolution darwinienne. Cette représentation que
la Volonté s'offre à elle même ne se révèle
qu'à partir de l'homme,sa folle course en avant semble bien avoir
atteint une étape essentielle et certainement décisive;la lecture
de Schopenhauer pose cette question difficile:Comment la Volonté qui
n'est pas consciente à l'origine peut elle avoir l'intention de se voir
elle même?Pourtant,il est clair que l'objectivation de la volonté
arrive à « maturité »par l'intermédiaire de
l'existence humaine et qu'il y a une « solidarité »
évidente des règnes inférieurs à cette fin: «
Bien que ce soit en l'homme en tant qu'idée(platonicienne)que la
volonté trouve son objectivation la plus évidente et la plus
parfaite,cette Idée ne peut cependant pas exprimer à elle seule
son essence. L'idée de l'homme n'a pu,afin d'apparaître dans sa
signification appropriée,se présenter seule et
détachée,elle a dû être accompagnée de toute
la succession décroissante des degrés,passant par toutes les
formations animales,par le règne végétal jusqu'à
l'inorganique:il a fallu que tous se complètent pour arriver à
l'objectivation complète de la Volonté. »43 .En partant
d'une volonté « diabolique »,l'objectivation de celle -ci nous
rapproche de l'idée présente dans la tradition biblique de
l'homme « roi » de la création bien qu'ici,il s'agisse de son
explication philosophique: « Tous ces degrés sont
présupposés par l'Idée de l'homme,tout comme les bourgeons
des arbres présupposent les feuilles,les branchages,le tronc et les
racines:ils forment une pyramide dont l'homme est le sommet. »44 . Il
existe bien un sens dans cette représentation de la volonté,dont
le philosophe précisément est le témoin et
l'interprète: « ..cette cohérence essentielle
entre toutes les parties du monde,de cette nécessité de leur
gradation,que nous venons de considérer,s'ouvrira à nous une
intelligence vraie et suffisante de l'essence intime et de la Finalité
indéniable de tous les produits organiques de la nature »45 . Les
phénomènes les plus archaïques,élémentaires
dans la nature sont bien évidemment des forces impersonnelles et
constituent les matériaux de base pour un formation beaucoup plus
avancée,l'individu humain, qui apparaît pour le coup comme un
miracle impensable tant le chemin parcouru pouvait sembler improbable. Donc,
avec l'homme, la
Volonté s'individualise;totalement
indifférenciée dans son essence,elle s'exprime désormais
d'une façon particulière et qui se remarque chez l'homme par une
physionomie,un visage unique. Mais ,bien plus,c'est surtout dans son
caractère que chaque individu va manifester quelque chose de personnel
et d'irremplaçable. Nous reviendrons plus longuement sur la question
lorsque nous aborderons la question du déterminisme,mais à
présent nous pouvons déjà considérer le
caractère intelligible comme un acte de la Volonté se manifestant
comme une idée particulière,l'essence morale de la personne, mais
qui sera manifestée et connue seulement dans la vie de l'individu,en
quoi ,Schopenhauer parlera de caractère empirique,celui dont les traits
sont bien visibles. L'homme ne peut se changer par un acte de sa
volonté, car ce qui veut en lui ,c'est précisément la
Volonté. En revanche le parcours de sa vie peut lui servir à se
connaître et il peut parvenir à vivre en accord avec son essence.
Cette direction juste donnée à sa vie,fera de lui un homme de
« caractère »,un homme décidé car il a appris
à agir en conformité avec sa vraie nature et cette
démarche implique de renoncer à l'inessentiel,à
l'accessoire;c'est ce que Schopenhauer appelle le caractère acquis.
Cette analyse sera reprise dans le détail plus loin,mais ici,elle nous
est utile pour introduire ce moment de grâce pour l'homme,l'instant
où,pleinement conséquent avec lui -même ,il dépasse
la peur de la mort elle-même. A ce moment de l'odyssée de la
Volonté,l'homme devient le grand affirmateur de la vie et s'identifie
à son être indestructible(Volonté)par delà les
vicissitudes individuelles. Ce passage assez peu mentionné de l'oeuvre
de Schopenhauer,constitue une préfiguration d« surhomme
»Nietzschéen et de l'éternel retour du même :
«..il envisagerait avec impassibilité la mort qui s'approche
à toute vitesse sur les ailes du temps,considérant qu'elle est
une illusion,un fantôme impuissant susceptible d'épouvanter les
faibles mais sans aucun pouvoir sur celui qui sait qu'il est lui-même
cette volonté dont le monde tout entier est l'objectivation ou l'image.
Cet homme là est par conséquent certain de posséder
toujours la vie,tout comme le présent,la forme véritable et
unique du phénomène de la volonté »46 . Cet extrait
du Gai Savoir qui suit immédiatement permet de voir la proximité
avec la pensée de Nietzsche et de réaliser que Schopenhauer ,a eu
,lui aussi,son
moment « dionysiaque » : « Si cette pensée
prenait barre sur toi,elle te transformerait peut-être,et peut
-être t'anéantirait;tu te demanderais à propos de tout
« veux-tu cela,le reveux- tu?une fois? Toujours?à l'infini?ou alors
ah!comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour
ne plus désirer autre chose que cette suprême et
éternelle
confirmation »47 . L'ultime pensée de
Nietzsche,sommet de sa « volonté de puissance »est un moment
de la phénoménalisation de la volonté reconnu par
Schopenhauer ainsi que l'atteste ce passage: « ..un homme qui serait bien
plutôt satisfait par la vie,qui s'y sentirait parfaitement bien,et qui
après mûre réflexion,souhaiterait la durée
infinie,ou le retour toujours renouvelé du cours de sa vie tel qu'il en
a fait l'expérience jusqu'ici,et dont le courage de vivre serait
développe à ce point qu'il serait volontiers prêt à
payer le prix le prix de tous les maux et de toutes les peines sous lesquels
croule la vie pour pouvoir profiter de ses plaisirs »48 . Il est surement
autant question de parenté que de rupture en ce qui concerne les deux
philosophes et Schopenhauer aussi a parlé de cette affirmation
inconditionnelle de la volonté par de là la vie et la mort
notamment grâce à son analyse de la Bhagavad-Gîtâ .Ce
texte,à côté de son aspect religieux, soulève et
tente d'éclairer les grandes questions métaphysiques de la
relation de l'homme à l'absolu,de la valeur de l'action dans un monde
« illusoire »de la destinée et du salut. Le « chant du
bienheureux » est en premier lieu une prescription morale consistant en
l'obligation d'agir sans espoir de récompense, seulement par
devoir,enseignée ici par Dieu(Krishna) à l'homme (Arjuna).Ainsi
que nous l'avons déjà évoqué,selon Schopenhauer
,les allégories religieuses cachent des vérités
philosophiques plus profondes(déjà partiellement abordées
dans le texte lui même,en l'occurrence)Ici ,Arjuna symbolise l'homme
assailli par les difficultés,les contradictions,les doutes au sujet de
la valeur de l'existence et qui sombre dans le désespoir;sur ce champ de
bataille où il doit affronter les membres de sa propre famille,Krishna
intervient pour lui enseigner que la vérité se situe dans
l'accomplissement de son devoir-destin(dharma),non dans la crainte de
celui-ci,en s'affranchissant des notions relatives de succès et
d'échec,de bien et de mal,de vivre ou de mourir. Le salut réside
dans l'affirmation héroïco-tragique de la vie qui appelle un
dépassement du couple des contraires dans l'action oublieuse de l'ego et
dans la reconnaissance de l'être indestructible qui nous fonde. Il va
s'agir d'un moment où la volonté et la connaissance marchent de
concert et s'éclairent mutuellement: « La volonté s'affirme
elle-même signifie que,lorsque dans son objectité,c'est à
dire dans le monde et dans la vie,sa propre essence,en tant que
représentation,lui est donnée complétement et
clairement,cette connaissance n'entrave nullement son vouloir,car c'est
précisément cette vie ainsi connue qui,comme telle,est maintenant
voulue par elle,non plus comme une pulsion aveugle,sans connaissance mais
désormais avec connaissance,conscience,réflexion »49 . Il se
produit un
accord entre l'homme et son être essentiel;l'individu ne
fait plus qu'un avec la volonté et devient l'incarnation du sens de la
vie: « Car c'est en cela que consiste pour la connaissance,le point de vue
de la totale affirmation de la volonté de vivre »50.
Paradoxalement,cette affirmation n'est possible que grâce
à une forme de renoncement,peut-être d'ailleurs la seule possible
réellement et qui consiste à vivre par et pour le Tout,mais selon
Schopenhauer,le véritable acte libre de la volonté, c'est ne plus
vouloir. Il y a un moment où la volonté croise son propre regard
et se connaît elle-même et de ce fait réalise son destin. On
peut parler de sagesse tragique car la destinée de la volonté ne
comporte pas la notion d'un accomplissement positif ,mais plutôt la prise
de conscience d'une situation sans issue. La vérité va se
révéler pleinement lorsque nous nous réveillerons de ce
cauchemar qu'est la vie. L'intuition de Schopenhauer remonte à sa
jeunesse et constitue son unique pensée ainsi qu'il le précise
dés les premières lignes de son grand ouvrage. En un sens,la vie
n'est pas l'état normal de l'être et notre court passage, qu'un
clin d'oeil entre deux néants: « Il faudrait regarder notre vie
comme un prêt fait par la mort »51 . On retrouve là ,le
thème gnostique du mauvais démiurge,et l'on sait que Descartes
n'en exclua pas la possibilité,bien au contraire lors de sa
réflexion fondatrice;la création elle-même serait pure
illusion méchante et trompeuse causée par un illusionniste
usurpateur ce faisant passer pour le vrai Dieu. Par là même,il
convient de reconnaître avec le Bouddha que tout vie est souffrance et
qu'aucun bonheur durable n'est à espérer dans une existence par
définition limitée. Concrètement,la vie humaine est
bornée de la sorte: « Sa vie,tel un pendule,balance alors entre la
douleur et l'ennui,les deux constituant concrètement ses
éléments ultimes. C'est ce que ,fort curieusement,on a pu
exprimer en disant qu'après que l'homme eut transféré
toutes les souffrances et tous les tourments dans l'enfer,il ne restait
précisent plus que l'ennui pour le ciel »52 . L'homme se trouve
placé à un point de rencontre et de tension maximale,il est
l'être le plus conscient et en tant que tel,l'objectivation la plus
parfaite de la volonté. Ceci est en fait terriblement affligeant car il
devient aussi l'expression de toute l'exigence, la force, la diversité
et la complexité infinie d'une volonté
intarissable,véritable tonneau des Danaïdes: « L'homme en tant
qu'objectivation la plus parfaite de cette volonté,est donc aussi le
plus nécessiteux parmi tous les êtres;il est du vouloir concret et
du besoin de part en part,il est une concrétion de mille besoins.
Affligé de ceux-ci,il se tient sur la terre remis à
lui-même,certain de rien sauf de son indigence et
de son dénuement »53.
Ainsi,l'homme,phénomène le plus remarquable de cette
volonté dans la nature est aussi le pire car il est affublé d'un
ego en lequel,c'est toute l'essence de la volonté qui s'exprime
également,lui imposant de conserver son corps et un sens aigu de sa
propre identité ;ce qui le rend fondamentalement vaniteux. En
dépit d'une réalité malheureuse évidente,il tient
à défendre sa fierté sur ce point, en affirmant,devant les
autres, qu'il est heureux;n'est-ce pas de cette façon que l'on justifie
le mieux notre volonté de vivre? Et ce, par tous les signes
extérieurs de réussite: « Le luxe et l'éclat que tout
un chacun a pu acquérir seront ostensiblement affichés,et plus la
satisfaction intérieure lui fera défaut,plus il souhaitera passer
pour heureux dans l'opinion d'autrui..dans presque toutes les langues
vanité,Eitelkeit,vanitas signifie initialement vacuité et
néant »54 . Le discours de Schopenhauer n'est pas moralisateur mais
rend compte fidèlement d'une situation incontournable;l'aspect du
vouloir en l'homme le pousse complétement à l'égoïsme
car le monde qu'il perçoit est son monde et la volonté de vivre
en lui ,la seule chose bien réelle: « Chaque individu connaissant
est en vérité la volonté de vivre tout entière,ou
l'en soi du monde même,et se considère comme tel et
également comme la condition complémentaire du monde comme
représentation,donc comme un microcosme censé valoir autant que
le macrocosme »55.
La volonté dans l'homme,c'est l'expression de notre propre
importance et la rencontre des différents « moi » ne se fait
pas ,la plupart du temps du temps dans le monde civilisé,d'une
manière directe et frontale mais filtré par l'intellect qui
examine et présente les différents motifs de la volonté
.Les hommes s'apparaissent et se cachent les uns aux autres sous des masques
d'emprunts et des costumes d'apparats divers et variés,faisant de la
civilisation un mensonge nécessaire pour mieux dissimuler
l'évidence;la recherche exclusive de l'intérêt personnel:
« Notre monde civilisé n'est bien qu'une grande mascarade!on y
rencontre des chevaliers, des curés,des soldats,des docteurs,des
avocats,des prêtres et des philosophes et ce n'est pas tout!Mais ils ne
sont pas ce qu'ils représentent:ils sont seulement des masques
derrière lesquels se cachent généralement des
spéculateurs(money makers) »56 . Cette critique sociale et de la
nature humaine a été brillamment faite par La Rochefoucauld dont
Schopenhauer fait mention à plusieurs reprises. In fine ,ce sont les
commerçants les plus honnêtes, car ils affichent clairement leurs
intentions. Notre penseur parle en connaissance de cause,lui qui a fait son
apprentissage dans la profession avec son père. Il souligne d'ailleurs
le
grand avantage qu'il y a à être affranchi
très tôt sur le sujet,ce qui s'avérera doublement utile,
tant sur le plan pratique que théorique. Parcourant l'Europe en tant que
futur homme d'affaires,il restera profondément marqué par cette
initiation à la connaissance réelle des hommes sous toutes leurs
facettes. Cette pantomime marchande est peut-être grotesque mais elle
n'est rien à côté de ce dont l'homme est encore
capable;c'est l'esclavagisme qui révolte particulièrement
Schopenhauer qui requiert une condamnation sans appel: « Mais il faut
faire des considérations plus sérieuses et dire des choses pires.
L'homme est au fond un animal sauvage épouvantable...celui qui voudrait
être éclairé là dessus,peut puiser dans un centaine
de récits anciens et modernes ,la conviction que l'homme ne le
cède en rien au tigre ni à la hyène en cruauté ni
en inexorabilité..car ce que le lecteur de ce livre(un rapport sur
l'esclavage fait par la British Antislavery Society à son homologue
américaine,Londres 1841)peut jamais avoir entendu dire..et lui semblera
dérisoire quand il lira comment ces démons à forme
humaine,ces bigots qui vont à l'église ..traitent leurs
frères noirs innocents qui sont tombés dans leurs griffes
diaboliques.. »57 . Il n'est sûrement pas nécessaire de
multiplier les exemples de méchanceté(laquelle est liée
à la véhémence de la volonté de vivre)mais de voir
que Schopenhauer annonce la critique du rationalisme optimiste
particulièrement présente au XXiéme siècle ;on se
posera ,en effet, la question de l'utilité de la philosophie et de la
science après Auschwitz. Mais ici,précisément,ce «
sommet » de la volonté en l'homme ,est aussi son déclin. Cet
aveuglement du vouloir crée une tension,une
« démangeaison »insupportable qui pousse les
hommes à se faire souffrir mutuellement mais aussi la possibilité
de prendre conscience de leur condition tragique. Cela n'est pas bien sûr
automatique,la volonté reste libre,mais il est maints exemples de grands
pécheurs qui se sont convertis et qui sont devenus de grands saints.
Dans le miroir de ses actes ,la volonté s'exaspère et comme
parvenue au bout d'elle-même,accomplit le seul vrai choix libre,celui de
se renier elle-même. Redisons-le,cette « décision »de la
volonté est entièrement son affaire et ne saurait être
prévisible et encore moins provoquée. Seule une connaissance
purement qualitative d'elle-même peut provoquer un changement salutaire
de direction .C'est la raison pour laquelle, l'ascétisme authentique ne
peut être que rare,réservé à quelques uns et
lorsqu'il est arbitrairement appliqué au plus grand nombre,il ne peut
donner qu'une caricature déplorable(à trop vouloir faire l'ange
,on fait la bête..)c'est à dire la bigoterie,les faux semblants,le
fanatisme,le dolorisme et les superstitions: « L'origine du mouvement
des
pénitents,des anachorètes et du monachisme prise en
elle-même était pure et sainte,mais,pour cette raison,elle
n'était pas du tout adaptée à la majeure partie de
l'humanité,et ce qui en était issue ne pouvait être
qu'hypocrisie et abomination:car abusus optimi pessimus,(l'abus du meilleur est
le
pire) »58 . En revanche,il existe bien un renoncement
authentique présent dans le quiétisme et l'ascétisme dont
on peut prendre connaissance dans la biographie de la vie des saints.
Malgré des variations sans grande importance et liées à
des conditions différentes d'espace ,de temps,et de culture,le
philosophe réalise l'universalité de la mystique et de
l'éthique authentique qui l'accompagne. Toutes deux sont fondées
sur la reconnaissance de l'Unité de toutes choses ,le « Tu es cela
»hindou mais dont l'Absolu est ici la Volonté. Notre comportement
moral est à la mesure de notre compréhension de la nature unique
de la réalité et de la souffrance universelle des êtres qui
lui est consubstantielle. Sur le plan pratique,cela s'exprime d'abord par le
fait de pas « empiéter » sur la volonté d'autrui ,ce
qui constitue la base de la justice pour Schopenhauer. Ensuite,c'est le coeur
qui se dilate au delà des bornes de
l'individualité,éprouve de la pitié pour tous les
êtres et souhaite désormais soulager les peines comme si elles
étaient les siennes propres. L'homme peut connaître la conversion
et la grâce et notre philosophe de citer un certain Matthias
Claudius(Asmus)parlant de « Changement remarquable ,catholique
,transcendantal »)On touche là au mystère de la
liberté dans la philosophie de l'auteur du Monde,car en effet,comment la
volonté pourrait-elle se nier elle-même ,devenir une
nolonté,si elle n'était pas toujours déjà libre et
vraiment la chose en soi ? Bien qu'assez peu prolixe sur le
sujet,Schopenhauer,parle de la paix et de la félicité que procure
le détachement mais sans que le bonheur atteint ne soit jamais vraiment
définitif. Cependant ,la réalité effective du renoncement
est avérée pour le philosophe, par les nombreux
témoignages de la vie des saints tels Saint François
d'assise,Madame Guyon,Maître Eckhart ou encore le Bouddha shakya Muni.
Sur le chemin de la vérité,deux voies s'offrent à
l'homme;l'ascèse tout d'abord,envisagée comme méthode
radicale mais aussi avec son caractère auto-contradictoire et l'illusion
qu'elle peut représentée: « Par le terme,que j'ai
déjà utilisé plusieurs, fois d'ascèse,j'entends au
sens restreint cette brisure préméditée de la
volonté par le renoncement à l'agréable et par la
recherche du désagréable,par un mode de vie pénitent qu'on
choisit soi-même,par des macérations qu'on s'impose
soi-même,afin de mortifier durablement la volonté »59 . Ceci
dit,les religieux expérimentés eux-même,mettent en garde
leurs novices
contre les excès de zèle ascétique comme
étant au contraire un moyen pernicieux de renforcer l'orgueil et la
démesure. Schopenhauer lui-même,soulève le caractère
ambigu d'une ascèse extrême pouvant aller jusqu'à
l'inanition: « Entre cette mort volontaire issue d'une ascèse
extrême et celle ,ordinaire,issue du désespoir,on trouve
certainement bon nombre de degrés intermédiaires ou de
mélanges qui sont peut-être malaisés à
expliquer;mais l'âme humaine a ses profondeurs ,ses obscurités et
ses complications qu'il est d'une difficulté extrême
d'éclairer et de démêler »60 .le suicide
n'étant pas une solution ,mais au contraire, l'expression violente d'une
volonté insatisfaite.
C'est l'épreuve universelle de la destinée tragique
qui constitue la « voie » de la volonté: « ..nous pouvons
même supposer que la plupart y parviennent par cette voie..Après
qu'il a été conduit au bord du désespoir en passant par
tous les degrés de sa détresse croissante avec l'aversion la plus
véhémente,nous voyons alors cet homme entrer tout à coup
dans lui-même,connaître lui même et le monde,transformer son
être tout entier,s'élever au dessus de lui même et de toute
souffrance.. »61 . Ainsi,l'étude de la philosophie de
Schopenhauer,doit conduire l'apprenti sage,comme nous le verrons plus
avant,à l'admission des notions de fatalisme transcendant et de
prédestination,mais dés lors,connaître le monde dans son
ensemble tel qu'il est,nous amène à nous pencher sur les
conditions qui le contraignent et le font exister.
II:La force du déterminisme.
II,1:La" ruse" de la volonté;l'amour et la
sexualité.
La volonté ne poursuit que son propre maintien et dans la
nature cela signifie, pour les espèces vivantes ,le besoin
impératif de se perpétuer. La sexualité est ainsi
l'expression la plus évidente de la volonté:"L'instinct sexuel
est le coeur même de la volonté de vivre et par conséquent
la concentration du vouloir tout entier;et c'est pourquoi j'appelle les organes
sexuels le foyer du vouloir"1 . Schopenhauer a bien été le seul
philosophe de son temps à reconnaître la place
prépondérante de l'amour et de la sexualité
humaine,l'homme faisant partie intégrante de la nature,la vie sexuelle
répond à un besoin impératif de l'espèce ,la
reproduction. En un certain sens,le philosophe annonce le point de vue moderne
de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste. Bien entendu,il
ne pouvait connaître le travail de Darwin concernant la théorie de
l'évolution des espèces ,mais la métaphysique de la
volonté implique
elle aussi la lutte pour la vie,non pas comme apte à
favoriser par là un effort évolutif mais pour assurer la
perpétuation de l'espèce. Schopenhauer ne reconnaît que la
fixité des espèces,en accord avec sa conception platonicienne des
formes éternelles:"Or rien n'importe plus à la nature que la
conservation de l'espèce et de son type authentique,ce pourquoi elle a
besoin d'individus bien constitués,capables,vigoureux:c'est eux seuls
qu'elle veut...elle ne considère au fond les individus que comme des
moyens,et l'espèce seule comme une fin"2 . La sociobiologie,la
théorie des Idées mise à part, pourrait parfaitement faire
sienne cette dernière remarque de notre auteur. Le principe de la
prédominance de la transmission génétique,dite du
gène égoïste est la pierre angulaire de cette théorie
qui stipule que contrairement à ce qu'on imagine spontanément,un
être n'est que le "truc"inventé par la nature pour
préserver et répandre les gènes,l'individu n'étant
qu'un relais pratique. Schopenhauer ,dans son observation attentive des hommes
et de la nature fait office de psychologue évolutionniste avant
l'heure,voyant que la grande affaire qui nous occupe,l'amour, tant
chanté dans la littérature universelle,est avant tout un
problème de stratégie reproductrice de l'espèce et dont
les individus ne sont que les serviteurs. Il dénonce le faux semblant de
l'amour sentimental et idéalisé,ses racines se trouvant dans le
Vouloir et non dans le choix apparemment délibéré de
l'individu:"Car tout état amoureux ,si éthéré qu'il
puisse paraître,s'enracine dans la seule pulsion sexuelle"3 . Cette
motivation est la "soeur jumelle" de la volonté de vivre
elle-même,aussi forte et nécessaire:"Avec l'amour de la vie,il
apparaît comme le plus puissant et le plus actif des mobiles,il sollicite
sans relâche la moitié des forces et des pensées de la
partie la plus jeune de l'humanité,il est l'objectif ultime de toutes
les aspirations humaines »4 . là encore ,si la philosophie de
Schopenhauer doit nous conduire vers la sagesse,c'est en passant par la
désillusion et la prise de conscience de la condition tragique de
l'homme. Nous nous pensons libres d'aimer et nous chérissons justement
le caractère unique de la personne élue,alors qu'en fait,nous
sommes les jouets d'une force impersonnelle. Cependant,et c'est là
l'aspect paradoxal de cette métaphysique de l'amour,c'est bien à
travers un individu particulièrement réussi que se réalise
le type idéal de l'espèce;les critères retenus
étant la force chez l'homme et la beauté chez la femme. La grande
passion témoigne que c'est seulement la rencontre de deux individus
choisis qui sera en mesure d'enfanter ,l'être d'exception,le
génie. Afin d'illustrer cette mystérieuse élection
,Schopenhauer cite Paracelse:"Mais, à cause de Salomon qui ne pouvait
naître d'autre parents que de Bethsabée et de
David,même adultères,Dieu les a unis".5 . Comme dans
le cas des propres parents de Arthur,les affinités électives ne
garantissent en rien la réussite de la vie commune des amants
concernés. Dans la passion amoureuse ,quelque chose de très
fort,d'impérieux est ressenti, car c'est toute l'énergie du
génie de l'espèce qui est au travail. Du point de vue d'un
biologiste de l'époque,August Weismann,l'homme est mortel en tant
qu'être somatique et immortel par les cellules germinatives contenant
l'information héréditaire et sa perpétuation dans le
temps. La "ruse " employée par la volonté,consiste à faire
croire à l'individu qu'il poursuit exclusivement le plus grand bonheur
possible alors qu'il est juste conduit vers le but de la nature;s'accoupler et
se reproduire:"Dans pareil cas,la nature n'atteint sa fin qu'en implantant une
certaine illusion dans l'individu,en vertu de laquelle ce qui est en
vérité un bien pour l'espèce lui paraisse un bien pour
lui-même..cette illusion,c'est l'instinct"6 Selon la théorie de la
psychologie évolutionniste contemporaine,la sexualité n'est pas
en premier lieu une activité récréative dont le but serait
l'obtention du plaisir,mais au contraire,si nous ressentons du plaisir,c'est
une forme de récompense que la nature accorde à ceux qui jouent
bien leur rôle de reproducteurs. Effectivement,sans l'appât du
plaisir,l'acte sexuel nous semblerait plutôt une charge peu reluisante.
C'est l'enchantement produit par la beauté,laquelle est l'expression de
la vigueur et de la santé et qui nous pousse à trouver la
personne belle si attirante.:"en premier lieu, ce sont donc les individus les
plus beaux,c'est à dire,ceux chez qui le caractère de
l'espèce est marqué avec le plus de netteté que chacun
préférera résolument"7 . Bien entendu,les théories
modernes concernant la question de la sélection sexuelle ne font
aucunement appel à la notion métaphysique de génie de
l'espèce,mais s'intéresse seulement à la façon de
survivre et de s'adapter de l'espèce. Ainsi, cette étude pose
directement la question suivante;qu'est-ce qu'un homme cherche chez une femme
et inversement? Dans l'ouvrage récent;Psychologie
évolutionniste,Lance Workman et Will Reader Deboeck edit
2007,l'étude menée par David Buss et ses collaborateurs de
l'Université du Texas,montre de façon évidente que
l'apparence physique est importante dans le choix d'un partenaire à la
fois pour les deux sexes et cela se vérifie dans toutes les cultures.
L'étude ne contient pas d'éléments historiques mais elle
laisse penser que cela devait être valable aussi dans le passé.
Mais ce sont les hommes particulièrement qui recherchent des physiques
féminins agréables,belle peau,belles dents,beaux cheveux ,taille
fine,..et ce sous quelque latitude que ce soit;tous critères qui
renvoient aux caractéristiques de la jeunesse et de la
santé. Dans l'opinion courante,ce critère de la
beauté nous semble si évident que nous ne nous doutons pas qu'il
puisse trouver sa nécessité dans la stratégie
reproductrice utilisée par l'espèce humaine au cours de
l'évolution. En vertu de la sélection sexuelle,seules les femmes
jeunes et bien portantes présentent un intérêt pour les
mâles,car si les hommes(en principe) peuvent faire des enfants depuis la
jeune adolescence jusque dans la vieillesse,les femmes ne le peuvent
qu'à partir du milieu de
l'adolescence jusqu'à la fin de la quarantaine. Les
observations de Schopenhauer,en son temps,sont tout à fait similaires
des conclusions auxquelles parviennent ces études récentes:"Le
critère suprême qui oriente notre choix et notre penchant est
l'âge. Nous acceptons généralement la période qui
s'étend des années de la première menstruation aux
années de la dernière,mais nous préférons nettement
la période comprise entre la dix-huitième et la
vingt-huitième année. Or, en dehors de cet âge ,aucune
femme ne saurait nous attirer"8. On peut s'étonner d'ailleurs,qu'avec
une telle convergence de vues,Schopenhauer n'ait pas été
cité par les tenants de la sociobiologie,lui qui pourtant avait
clairement perçu la motivation essentielle de tout être
vivant:"l'intention inconsciente qui nous guide alors est,visiblement la
possibilité de la procréation en général"9 . Le
besoin de se reproduire est impérieux,image de la volonté de
vivre sans fin mais aussi la nature cherche à optimiser ses
créations, et pour ce faire,il y a bien chez Schopenhauer,une forme de
la sélection sexuelle. Les individus ne s'accouplent pas n'importe
comment mais cherchent un partenaire complémentaire venant en quelque
sorte corriger ses défauts:"Il réclamera surtout chez l'autre
individu les perfections dont il est lui-même privé..c'est
pourquoi les hommes petits cherchent les femmes grandes,les hommes blonds les
femmes brunes etc."10. La psychologie évolutionniste fait bien
ressortir,elle aussi,l'importance de la sélection sexuelle et la
recherche d'une complémentarité Il ne s'agit pas,dans ce cas, de
recomposer un unité idéale sous forme d'un individu
"amélioré",mais de raisons pragmatiques assurant la meilleure
stratégie reproductive;Ainsi,les études contemporaines
déjà citées,montrent trais clairement que les femmes
recherchent les hommes plus âgés ,stables à la fois
socialement et psychologiquement,possédant une certaine aisance
financièrement hommes,eux, se tournent davantage vers les femmes jeunes
et belles,en raison de leur potentiel reproducteur. Si Schopenhauer
opère sur le terrain de l'intuition,de l'observation et de la
métaphysique,il n'en reste pas moins que ses constatations, de
façon étonnante, ne s'éloignent pas tellement des
études statistiques récentes. Cependant,nous voudrions souligner
ici,sur ce
point particulier,que la philosophie de Schopenhauer s'inspire,
peut-être à son insu,d'une conception métaphysique
immémoriale,qui voit dans la dynamique vitale une recherche de la"
fusion des opposés", présente dans tout phénomène
naturel,et qui se manifeste par la présence de deux pôles
contraires:"..que la polarité donc est le type fondamental de presque
tous les phénomènes naturels,depuis l'aimant et le cristal
jusqu'à l'homme. En Chine,
cette connaissance est courante depuis les temps les plus
reculés,dans la théorie des contraires du yin et du
yang,oui,parce que précisément,toutes les chose du monde
constituent l'objectité de cette seule et même volonté."11
.Cette métaphysique de l'amour et du sexe est en fait à elle
seule la quintessence du Monde,Éros et Volonté sont une seule et
même chose,clé de l'énigme de l'existence qui reste
fermée à la science mais qui rejoint les plus anciennes
métaphysiques traditionnelles,Hermétisme,taoïsme et
hindouisme(samkhya,vedanta).En effet,ces pensées voient à
l'origine du monde la scission de l'unité en deux et sa réunion
dans le devenir ,lui permettant ainsi de prendre conscience
d'elle-même,de s'objectiver selon le terme employé par
Schopenhauer,et que, contre toute attente ,il partage avec Hegel.
La passion amoureuse est le reflet dans le monde physique de
toute la métaphysique de la volonté,cette force cosmique
faîte corps et qui nous rattache le plus expressément à
l'existence. En ce sens,Schopenhauer peut bien être
considéré comme un authentique précurseur des idées
psychanalytiques:"En tant qu'expression la plus évidente de la
volonté,cet acte est donc le noyau,le résumé,la
quintessence du monde."12 . Certainement un des grands mérite de
Schopenhauer au regard de ce sujet,c'est de souligner la façon
équivoque avec laquelle le sujet de la sexualité est
abordé par les hommes:une évidence dissimulée,tout
à la fois moqué,vénéré,craint et
enfermé de mystère. En citant les sources antiques ,le penseur
montre qu'à cette époque on réserve bien souvent la
première place à l'éros. Par exemple,l'épigraphe du
lupanar de Pompéi:"ici habite la félicité",à
Théon de smyrne ,il attribue les paroles suivantes:"à
Éros,souvenir de la magnificence de l'ordre de sa vie",et à
Lucrèce;"Mère des Ennéades,plaisir des hommes et des
dieux,Vénus nourricière".Mais là encore ,la sagesse se
trouve véritablement au coeur de la tragédie,et plus
particulièrement Roméo et Juliette (1597),où justement
à travers le thème des amants maudits,c'est l'ensemble des
thèmes schopenhaueriens qui pourraient apporter un précieux
éclairage à la lecture et la compréhension de la
pièce.
Ici,l'Éros impérieux se lève face à
la mascarade des conventions et s'impose comme la raison de vivre des amants,
qui cependant ,usent de la métaphore religieuse pour parler de leur
désir et se dissimulent un temps,et l'amour finalement les emportera
vers une issue fatale;rédemption dans la mort présente comme une
entité à la fois hostile et accueillante tout à la fois.
Le sommet du désir est appelé à se consommer dans la mort,
comme l'affirmation de la Volonté est voué à se
reconnaître comme illusoire. Comme la volonté est tout
entière présente dans son essence en chacun d'entre nous,la
passion amoureuse comporte cette ambigüité d'être à la
fois une expression complétement individuelle et l'oeuvre de la force de
toute force. La métaphore spirituelle dans Roméo et Juliette
ainsi que dans l'amour courtois,la religion de l'amour ,ne peut en aucun cas
n'être réduite qu'à une manière polie de s'exprimer
afin de détourner les conventions ,il s'agit beaucoup plus de
l'expression poétique du mystère métaphysique de
l'être lui -même. Bien entendu,ainsi qu'il le rappelait à
son disciple Frauenstadt,la Volonté ,même écrite avec une
majuscule ne saurait être assimilée à l'Absolu dans la
philosophie de Schopenhauer.
II,2 Une philosophie tragique qui préfigure la
psychanalyse. La sexualité et l'inconscient
Cette métaphysique de l'amour ne doit nous faire perdre de
vue qu'à l'inverse de l'amour courtois ,l'amour de Schopenhauer est
avant tout la réalité et la nécessité de l'acte
sexuel. D'après ce qui va suivre,il n'est pas complétement faux
de penser que Schopenhauer aperçoit le rôle même que l'acte
sexuel peut jouer dans l'équilibre mental et dans la même veine
que la pensée freudienne:"La pulsion sexuelle est donc le désir
le plus intense,le souhait des souhaits,la concentration de tout notre vouloir
et par suite,l'entière satisfaction du souhait individuel de
chacun,...,constitue le sommet et la couronne de son bonheur ..avec la
réalisation de celle-ci,il croît avoir tout
réalisé,avec son ratage, tout raté".13 Ce qui est d'autant
plus remarquable dans ce passage,c'est que la satisfaction sexuelle ,semble,
comme pour Freud ,être primordiale en elle même comme plaisir
optimum et détaché de sa finalité reproductrice.
Schopenhauer peut-il être considéré comme un
précurseur de l'oeuvre du psychanalyste viennois?Les
références au philosophe sont peu nombreuses dans l'oeuvre de
Freud, mais elles sont importantes car elles parlent des thèmes majeurs
abordés conjointement par les deux penseurs:inconscient,refoulement
,mort ,sexualité:"Très rares sont sans
doute les hommes qui ont aperçu clairement les
conséquences considérables du pas que constituerait pour la
science et la vie,l'hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais
hâtons -nous d'ajouter que ce n'est pas la psychanalyse qui a
été la première à faire ce pas. On peut citer comme
précurseurs des philosophes de renom,au premier chef le grand penseur
Schopenhauer,dont la "volonté"inconsciente peut être
considérée comme l'équivalent des pulsions psychiques de
la psychanalyse"14 . Freud ne pouvait pas passer à côté du
fait que Schopenhauer ait été vraiment le premier à
révéler l'importance de l'acte sexuel:"C'est le même
penseur du reste ,qui en des termes d'une vigueur inoubliable,a rappelé
aux hommes l'importance encore sous estimée de leurs aspirations
sexuelles".15 . Schopenhauer veut remettre l'homme à sa place,comme si
la tradition philosophique avait péché par
angélisme,refusant de voir la nature bestiale et parfois infernale de
l'homme. Celui-ci n'est que de façon secondaire un être de
raison,étant avant tout expression du besoin attaché à la
vie, du désir ,prisonnier de la Volonté. Le fondateur de la
psychanalyse a témoigné de la lucidité de Schopenhauer sur
ce sujet d'une importance primordiale:"Dans leur soif de formules
retentissantes,les gens sont allés jusqu'à parler du pan
sexualisme de la psychanalyse et à lui adresser le reproche absurde de
"tout" expliquer à partir de la sexualité. Nous pourrions nous en
étonner,pour peu que nous oubliions nous-mêmes l'effet des
facteurs affectifs qui nous troublent et nous rendent oublieux. Car il y a
longtemps déjà que le philosophe Arthur Schopenhauer a fait voir
aux hommes dans quelle mesure leurs activité et leurs aspirations
étaient déterminées par des tendances sexuelles..".16
Dans le passage suivant,il semble bien que Freud,introduit
à Schopenhauer par Otto Rank,éprouve le besoin d'avouer qu'il
"glisse"insensiblement du côté de la philosophie de la
volonté :"Il est une chose que nous ne pouvons plus nous
dissimuler:c'est que ,sans nous en apercevoir,nous avons
pénétré dans les havres de la philosophie de
Schopenhauer,pour laquelle la mort serait le "résultat proprement dit"
et le but de la vie ,tandis que l'instinct sexuel représenterait
l'incarnation de la volonté de vivre".17 La vie individuelle dans la
philosophie de Schopenhauer n'est qu'un" clin d'oeil entre deux
néants"et cette "offense"faite à l'être humain conscient le
pousse à philosopher. Ceci dit,ce rôle d'éveilleur
joué par la mort ,ne doit pas être confondu avec le Thanatos
freudien,lequel est une pulsion dynamique qui pousse à la destruction,au
retour à l'inorganique, et qui s'oppose à Éros,principe du
maintien de la vie .Il n'y a pas cette opposition dans la philosophie de la
volonté;si les êtres se détruisent
mutuellement c'est pour la survie,chaque individu étant en essence toute
la Volonté .Si la volonté de vivre coûte cher en vies
individuelles,"la vie est une entreprise qui ne couvre pas ses frais",il
n'existe pas de pulsion de mort en face de la volonté de vie et le
suicide n'est que l'aveu passionné de vivre dans d'autres conditions et
non une volonté de mort. On détruit pour s'imposer et non pour
réduire à néant.
Cela dit, il semble assez étonnant que Freud n'ait pas
davantage établi de rapprochement entre la négation du vouloir
vivre et le principe de nirvana qui avait été utilisé
déjà en psychologie par Barbara Low. Il y aurait une tendance du
psychisme à rechercher un état qui limite le plus possible toute
excitation intérieure et extérieure:"le dernier ressort de
l'évolution libidinale ,c'est de retourner au repos des pierres..Ce dont
il s'agit dans ce que Freud nous découvre comme au delà du
principe de plaisir, c'est qu'il y a peut -être, en effet, ce terme
dernier de l'aspiration au repos et à la mort éternelle" 18.
Freud rapproche ce dernier principe de la pulsion de mort mais il s'explique
mal comment il peut y avoir un réel plaisir dans cette régression
vers le rien. Dans son acception bouddhiste originelle ,ce terme est
négatif et désigne la cessation de la soif d'exister mais sa
contrepartie est l'obtention d'un bonheur illimité,et il est d'ailleurs
employé couramment de cette façon. Il semble bien qu'il y ait une
parenté étroite entre cet "au delà du principe de plaisir"
freudien et la négation du vouloir vivre du sage de Francfort.
Déposer le fardeau de l'existence serait-il l'acte de libération
ultime pour l'être humain?
Dissimulation et refoulement
Freud reconnaît également le génie et la
lucidité de Schopenhauer en ce qui concerne cet aspect majeur de
l'investigation psychanalytique :le refoulement et la folie."En ce qui concerne
la théorie du refoulement,j'y suis certainement parvenu par mes propres
moyens,sans qu'aucune influence m'en ait suggéré la
possibilité. Aussi l'ai-je pendant longtemps considérée
comme originale,jusqu'au jour où Otto Rank eut mis sous mes yeux un
passage du Monde comme volonté et représentation ,dans lequel
Schopenhauer cherche à donner une explication de la folie. Ce que le
philosophe dit dans ce passage au sujet de la répulsion que nous
éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible
de la réalité s'accorde tellement avec la notion du
refoulement,telle que je la conçois,que je puis dire une fois de plus
que c'est à l'insuffisance de mes lectures que je suis redevable de ma
découverte".19 Nous reviendrons plus loin sur cette question du
refoulement mais pour l'heure ,il conviendrait d'aborder la question
générale de l'inconscient chez schopenhauer. Il n'emploie pas le
mot en
tant que tel mais l'expression même du "Monde comme
volonté ",met en relief d'emblée cette problématique de la
volonté qui ne désigne pas ici l'énergie morale d'un
individu mais le vouloir vivre;nous avons vraiment à faire à une
philosophie de l'inconscient dans la mesure où la Volonté ne sait
pas fondamentalement ce qu'elle prud'homme ordinaire a l'impression que le sens
de l'existence n'est pas un problème car il est porté par cette
énergie volitive et vitale,Schopenhauer signale le caractère tout
à fait incongru de la question:"pourquoi voulez -vous vivre?"Et
pourtant,toute l'originalité de la réflexion de notre philosophe
consiste justement à remettre en question la valeur de la vie
elle-même;le sentiment d'avoir été induit en erreur par une
source inconsciente d'elle-même et de ses
créations s'avère tout à fait unique, car le
dans le gnosticisme,le démiurge sait ce qu'il fait. Ce vouloir vivre est
l'être lui-même et cette pulsation fondamentale ,ce n'est pas nous
qui l'avons choisie pas plus qu'en nous même,en tant qu'individus,nous
choisissons de vouloir telle ou telle chose mais nous sommes voulus:"Souvent
nous ne savons pas ce que nous souhaitons ou ce que nous craignons"20 . Nous ne
pouvons nous expliquer ce mystère dans son essence intime mais il est
rendu visible par l'existence même de notre corps,manifestation
immédiate de ce vouloir vivre;nous avons l'intuition de nôtre
être intime. Cette prise de conscience c'est un peu comme passer de
l'autre côté du miroir"Ce sera en quelque sorte une voie
souterraine,une communication secrète,qui par un espèce de
trahison,nous introduira tout d'un coup dans la forteresse,contre laquelle
était venues échouer toutes les attaques dirigées du
dehors".21 Nous sommes pris dans les filets du vouloir du fait même
d'être vivant et l'individu apparaît véritablement comme un
acteur le temps de son rôle, existence bien différenciée
mais non substantielle:"Il en résulte que l'individualité n'est
qu'illusion,au regard du grand Vouloir dont elle est une cellule
inconsciente;ce qui ne signifie pas au demeurant que tous les individus soient
semblables;Schopenhauer au contraire insiste souvent sur le caractère
natif et irréductible des dissemblances humaines "22 . Édouard
von Hartmann ,dans sa Philosophie de l'Inconscient,emploie l'expression de
panthélisme pour désigner la conception de Schopenhauer. Mais ce
qui importe le plus ici, c'est de signaler la rupture qu'établit ce
penseur avec toute une tradition philosophique qui place au premier plan la
conscience , les fonctions intellectuelles et qui permettraient de
définir au mieux l'homme. Avec l'apparition du primat de la
volonté,l'homme n'est plus un sujet souverain, mais au contraire, il
devient un sujet du vouloir. On assiste donc à un remise en question de
la tradition intellectualiste de Platon
jusqu'à Hegel et qui préfigure le renversement des
valeurs nietzschéen et l'inconscient freudien. Schopenhauer s'exprime
clairement sur ce point:"Je vais commencer par produire une série de
faits psychologiques d'où il résulte que dans notre propre
conscience la volonté se présente toujours comme
l'élément primaire et fondamental,que sa prédominance sur
l'intellect est incontestable,que celui-ci est absolument
secondaire,subordonné,conditionné"23.chez les grands penseurs
classique de la
rationalité,stoïciens,platoniciens,cartésiens,les passions
sont, bien entendu,considérées comme des entraves à la
clarté de la pensée et l'intellect semble différent de par
sa nature;il se place justement au dessus de la nature et il est ce qu'il y a
de divin en l'homme ,sa partie immortelle. Schopenhauer opère un complet
renversement :l'être indestructible de l'homme ,c'est cette partie
obscurément désirante,ce foyer ardent d'où les
pensées s'échappent comme de la vapeur. La psyché est une
émanation de la volonté:"cette démonstration est d'autant
plus nécessaire,que tous les philosophes antérieurs à
moi,du premier jusqu'au dernier,placent l'être véritable de
l'homme dans la connaissance consciente:le moi où chez quelques uns
l'hypostase de ce moi appelée âme,est représenté
avant tout essentiellement comme connaissant,ou même comme pensant;ce
n'est que d'une manière secondaire et dérivée qu'il est
conçu et représenté comme un être voulant. Cette
vieille erreur fondamentale que tous ont partagée,cet énorme
areton pseudos,ce fondamental hysteron proteron,doit être banni avant
tout du domaine philosophique,et c'est pourquoi je m'efforce
d'établir nettement la nature véritable de la
chose"24. Le jeune Nietzsche,dans le livre du philosophe (1872-75) encore
proche de la métaphysique de la volonté ,entreprend
déjà cette démarche qui consiste à interroger
"l'instinct de connaissance". Cette expression a quelque chose de nouveau et de
surprenant,associant instinct et connaissance, mais cela se situe bien dans la
continuité de son prédécesseur qui montrait la servitude
de l'intellect par rapport au vouloir vivre. Nietzsche veut développer
cette recherche généalogique des origines de notre connaissance ;
faire ainsi apparaître sous son vrai jour la ferveur scientifique et
positiviste qui caractérise cette époque. Ici,comme pour
Schopenhauer,les avancées de la science restent assujetties à
l'intéressement ,aux motifs cachés de la volonté.
Nietzsche poursuit l'oeuvre de son "maître"du moment,et tout au long de
son oeuvre,apparaît de façon récurrente cet avertissement
concernant la nécessité de rester lucide et vigilant face
à ces besoins de science positive,lesquels figent et schématisent
à l'excès la réalité. Chez les deux penseurs,l'art
est la vraie forme de connaissance libératrice.
Il est clair que l'oeuvre de Nietzsche a été
profondément influencé par celle de Schopenhauer,notamment sur ce
point:être et connaître sont inséparables et l'homme n'est
pas capable de se placer du point de vue angélique(sauf à l'
exception du génie et du saint).Clément Rosset dans son
Schopenhauer, philosophe de l'absurde appelle cette démarche
,l'intuition généalogique,méthode qui fait porter son
interrogation sur l'arrière plan qui conditionne toute pensée.
Schopenhauer se situerait à l'origine de ce que d'aucun ont
appelé les penseurs du "soupçon"Nietzsche,Freud,Marx, lesquels
ont voulu montré les mobiles cachés,les intentions
inavouées ou inconscientes de nos façons de penser:"La
philosophie de la volonté inaugure l'ère du soupçon,qui
recherche la profondeur sous l'inexprimé ,et la découvre dans
l'inconscient. Ce qui prétend émaner de l'intellect pur est
précisément ce sur quoi portera l'analyse critique des
motivations secrètes"25.
L'anthropologie schopenhauerienne nous conduit à penser
que notre intelligence est en fait obéissante à une
volonté motionnelle et que donc,pour penser lucidement,il conviendrait
de mettre à jour cette réalité ,de se distancer des motifs
plus ou moins inconscients qui nous influencent. Conformément avec ce
que nous avons déjà dit plus haut, de son propre aveu ,Freud va
souligner l'importance de la réflexion de Schopenhauer à propos
du refoulement et la proximité de cette conception avec ses propres
vues"Ce que Schopenhauer dit de la manière dont nous nous raidissons
pour refuser d'admettre une réalité pénible est
rigoureusement superposable à ma doctrine du refoulement"26. Dans le
Monde,la volonté dans l'homme parvient à un stade de son
objectivation où l'intellect devient capable de "filtrer",d'adoucir
,d'arranger l'aspect brutal et grossier qu'elle peut prendre à un stade
"inférieur"
:"En l'animal ,la volonté de vivre apparaît en
quelque sorte à un état plus nue qu'en l'homme où elle est
travestie par tant de connaissance et de surcroît voilée par sa
faculté de dissimulation. Il en résulte que son essence
véritable n'apparaît que par hasard et partiellement"27 . Ce
déni de nous-même, qui nous semble profitable au premier abord
comme façon de" tromper "les autres ,peut s'avérer
désastreux s'il s'installe de façon pernicieuse comme une seconde
nature. Il s'ensuit que l'analyse de la folie par notre philosophe ,fait
véritablement écho à la conception freudienne,pour
laquelle,la folie devient un refuge hors de la réalité devenue
inacceptable. Ceci dit,il convient de souligner,que Schopenhauer,en cela plus
proche de la psychiatrie classique,accorde une large part aux troubles
d'origine somatiques à l'apparition de la folie. En
fait ,cette double cause s'additionne:"La plupart du temps
cependant,les deux origines de le folie vont participer l'une à
l'autre,surtout la psychique à la somatique"28.
Oubli et refoulement apparaissent vraiment comme les causes de la
maladie mentale,de façon très explicite dans le passage
suivant:"La description que je donne dans mon texte de la genèse de la
folie sera plus intelligible si nous nous rappelons combien nous rechignons
à penser à des choses qui contrarient fortement notre
intérêt,notre fierté ou nos souhaits,combien il nous est
pénible de nous décider à soumettre celles-ci à
notre propre intellect pour un examen précis et sérieux,combien
en revanche ,il nous est facile de nous en éloigner
inconsciemment(unbewusst),ou de les esquiver,.."29. Si l'intelligence est
justement soumise au principe de raison,c'est tout d'abord un grand avantage
pour notre vie pratique mais cette faculté n'est pas toujours totalement
fiable et en cas de difficultés et d'obstacles,se détourner de sa
fonction initiale,nier ou déformer la réalité,entrainant
l'individu sur la pente de la névrose,voire de la folie. La pathologie
mentale pour Schopenhauer est d'abord un problème de mémoire,des
oublis,des distorsions,pouvant aller jusqu'à l'incapacité de se
rappeler soi-même et la perte d'identité; un ego qui était
devenu gênant et qui n'assumait plus une existence devenue trop difficile
à supporter. Le philosophe voit bien effectivement le rôle majeur
que jouent la dissimulation à soi-même et le refoulement dans la
genèse de la maladie mentale:"Cette répugnance de la
volonté à laisser éclairer par l'intellect ce qui la
contrarie abrite le lieu par où la folie peut faire effraction dans
l'esprit" .Le dérangement psychique ne prévient pas vraiment et
peut faire irruption brutalement dans la vie de quelqu'un.
Volonté et traumatisme de la naissance
Nous avons déjà mentionné le fait que
c'était Otto Rank qui avait parlé à Freud de l'importance
de l'oeuvre de Schopenhauer. Pourtant ,le psychanalyste hongrois
émigré aux États -Unis ne cite pas beaucoup le philosophe
de Francfort,certainement moins que Freud. Dans ce passage ,Rank souligne bien
la compréhension de "l'illusion amoureuse" chez Schopenhauer,ce
côté plaisant de l'acte sexuel qui est déjà
prévu par la nature et dont nous nous enorgueillissons à la fois
comme auteurs et bénéficiaires:"Schopenhauer a du reste
déjà vu ce genre de déguisement quand ,dans sa
Métaphysique de l'amour sexuel ,il parle d'une prime de plaisir par
laquelle la nature incite les hommes à payer leur tribut dans l'acte
sexuel"30. D'une façon générale,c'est tout le travail
concernant Le traumatisme de la naissance (1924)qui se trouve
imprégné par le point de vue tragique et chez ses deux penseurs
,on retrouve l'idée que c'est la survenue de l'existence elle-même
qui constitue le problème de la vie humaine. La première page de
l'ouvrage expose l'antique histoire du roi Midas,citée par
Nietzsche(encore fortement influencé par la philosophie de Schopenhauer)
dans La naissance de la tragédie ,lequel cherchant le vieux
Silène pour connaître la vérité sur cette vie
,apprend par sa bouche que la non-existence lui aurait été
préférable:"D'après l'antique légende(issue de
Sophocle),le roi Midas poursuivit longtemps dans la forêt le vieux
Silène,compagnon de Dionysos,sans pouvoir l'atteindre. Lorsqu'il
réussit enfin à s'en empare,le roi lui demanda qu'elle
était la chose que l'homme devait préférer à toute
autre et estimer au dessus de tout. Immobile et obstiné,le démon
restait muet,jusqu'à ce qu'enfin,contraint par son vainqueur,il
éclatât de rire et laissât échapper ses paroles:"race
éphémère et misérable,enfant du hasard et de la
peine,pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu'il vaudrait
mieux pour toi ne jamais connaître?Ce que tu dois préférer
à tout,c'est pour toi l'impossible:c'est de n'être pas
né,de ne pas être,d'être néant. Mais,après
cela,ce que tu peux désirer de mieux,c'est de mourir bientôt"31 .
Ce qui semble aussi naturel que le fait de respirer,la naissance ,est en
réalité le grand problème auquel l'homme va se trouver
confronté. Selon la métaphysique de la volonté de
Schopenhauer,suivie et illustrée à sa façon par Nietzsche
dans cet ouvrage essentiel sur l'essence du tragique,la naissance est la
catastrophe cosmique qui nous arrache à la "plénitude" du
non-être. Le travail de Rank peut être vu comme une tentative
d'appliquer à la psychologie des profondeurs,la philosophie tragique de
la volonté. Les lectures de jeunesse de ce jeune intellectuel prometteur
mais fort modeste, sont orientées vers une "philosophie de la vie",une
compréhension essentielle de la vitalité à travers
l'oeuvre de Schopenhauer,Nietzsche,Darwin. Rank va se distancier de Freud
à partir du moment où il fait remonter ses recherches
jusqu'à la naissance même;celle-ci n'est pas seulement un
événement corporel mais aussi le moment primordial pour le
psychisme:"..on constate que cette source est située dans la
région du psycho-physique et peut être définie ou
décrite dans des termes biologiques:c'est ce que nous appelons le
traumatisme de la naissance..le noyau même de l'inconscient"32 . La
pensée de Rank a ceci de commun avec Schopenhauer,c'est de ne pas
considérer la vie ,la naissance,comme quelque chose allant de soi et qui
serait bénéfique a priori. L'homme se trouve confronté
à l'énigme , la douleur de sa propre existence et auxquelles il
devra répondre, à l'image du questionnement
silencieux et impitoyable du sphinx:"..nous aurons assisté
aux tentatives sans cesse renouvelées de le surmonter(le traumatisme de
la naissance)auxquelles se livre l'individu au cours de son existence.."33. Les
deux penseurs situent également le problème dans l'existence
incarnée elle-même ,la culture humaine,comme la tentative
universelle de se sortir du mauvais pas que constituent la vie et la naissance.
La créativité humaine devient une attitude compensatoire face au
problème de la "chute";l'homme veut essayer de retrouver l'état
paradisiaque pré-natal en cherchant à reconstituer la
plénitude a- cosmique de l'être indifférencié de
l'origine. Ainsi décrite, cette situation replace Schopenhauer et Rank
dans la lignée des penseurs "gnostiques",ceux pour qui l'existence
même est une mauvaise plaisanterie et dont seule ,la connaissance des
ressorts cachés, pourra nous en libérer. Schématiser ainsi
leur pensée,bien entendu,ne peut avoir ici pour but que de tenter
d'apporter un éclairage général permettant de mieux saisir
cette conception "subversive". Rank n'est pas un pur métaphysicien mais
souhaite donner une base fondamentale à la psychanalyse en remontant au
delà du complexe d'Oedipe vers le traumatisme de la naissance ,ce qui
lui vaudra sa rupture avec Freud .Dans son ouvrage de 1924,portant justement
sur l'ampleur de cet "accident"inaugural,Rank expose ,entre autres le
rôle de la sublimation artistique à travers les mythes et
légendes .Comme Schopenhauer,il souligne l'importance majeure de l'art
tragique:"La tragédie..est destinée à donner un tableau
concret des souffrances subies par le héros mythique et des
châtiments qui lui sont infligés pour sa faute tragique"(la
naissance)n. Toujours dans le même ordre d'idées,Rank affirme la
supériorité de l'art tragique sur les autres formes de
poésie. :" La tragédie déroule le tableau de la faute
tragique à laquelle chacun des spectateurs mortels oppose une
réaction comportant une décharge psychique,tandis que la
poésie épique ne réussit à surmonter le
désir primitif qu'à l'aide de fables et autres
inventions mensongères"35
.
Comme déjà mentionné
précédemment, la philosophie est l'art majeur qui parvient
à déchiffrer l'énigme du monde selon Schopenhauer. Otto
Rank,dans son étude,consacre un chapitre à la spéculation
philosophique dont il voit l'origine dans le refoulement primitif. La
métaphysique depuis l'origine est en prise directe avec ce
problème du drame cosmique,de l'incarnation ,de la naissance , et
révèle un pessimisme présent depuis Anaximandre
jusqu'à Schopenhauer:"Déjà chez le successeur de
Thalès,Anaximandre de Milet,qui fut le premier écrivain
philosophique de
l'antiquité,on note les signes d'une
réaction,puisqu'il dit"Les choses doivent disparaître dans la
source même qui leur a donné naissance. C'est là une
nécessité. Car elles doivent disparaître et être
jugées pour les injustices dans l'ordre du temps."Nietzsche voit avec
raison dans cette phrase sibylline la première note pessimiste de la
philosophie et la compare à juste titre à une proposition,dans
laquelle le pessimiste classique Schopenhauer a résumé toute son
attitude à l'égard de la vie et du monde:"l'homme est à
proprement parler un être qui ne devrait pas exister...Nous expions notre
existence par la vie d'abord,par la mort ensuite"36.Rank voit dans la
métaphysique une forme de mystique de la connaissance permettant de
surmonter la douleur de la sortie hors de l'unité matricielle
provoquée par la naissance .Comme Schopenhauer,il reprend la fameuse
"grande parole"mahavakya ,de l'hindouisme Tu es cela:"Ainsi que le montre
déjà le Tat vam asi (ceci est toi-même)hindou,il s'agit
là des limites qui séparent le moi du non-moi et qu' on cherche
à réaliser par la prière dans la fusion avec Dieu"37.
Derrière les différences culturelles,tout mystique est un retour
à la source. Une origine que Schopenhauer a bien réussi à
identifier,et qu'il a ramené de l'abstraction vide à
l'intérieur de l'homme:"En lui substituant la dénomination de
"volonté",celui-ci l'a arrachée à son ensorcellement
transcendantal pour l'humaniser à nouveau et la replacer dans notre moi
intérieur où elle est apparue à Nietzsche comme la
volonté de puissance égoïste,tandis que la psychanalyse
suivant la voie de la "connaissance de soi même"découverte est
frayée par elle,e réussi à montrer,à l'aide de
considérations psychologiques,que cette "chose en
soi",représentée par la "volonté",n'était au fond
que la libido primordiale dont l'activité s'exerce en dehors et au
dessous de notre conscience".38 Ainsi,nous comprenons mieux pourquoi Otto Rank
a conseillé à Freud la lecture de Schopenhauer dont la conception
du vouloir vivre comme essence de l'homme le situe vraiment comme un initiateur
de la recherche psychanalytique. Schopenhauer peut être également
un lien entre cette psychologie des profondeurs et la doctrine du Yoga.
Interprété selon la perspective de "l'inconvénient
d'être né",le Yoga serait une méthode de
réparation:"Le but de tous ces exercices réunis sous le nom de
"Yoga"consiste à atteindre le Nirvana,le néant voluptueux,la
situation intra-utérine,vers laquelle aspire encore la Volonté
à moitié métaphysique de Schopenhauer"39. En prônant
la valeur du renoncement(pas de façon prescriptive),Schopenhauer rejoint
certainement l'essence du Yoga,où les différentes pratiques ont
été dépassées et la connaissance
réalisée:"Qu'on l'invite où qu'on le repousse,cela n'est
rien
pour lui;il n'a plus besoin de mantra,ni de yoga,ni de bhakti."
et aussi:"Ayant abandonné tous les désirs,fermement établi
dans l'Unité,le Parama-hamsa n'a qu'un bâton, le bâton de la
Connaissance!"40. Cette connaissance ne reste pas seulement sur le plan
métaphysique pour Rank, mais vise une réelle libération
psychologique. La lecture de Schopenhauer pourrait-elle avoir un effet
thérapeutique? C'est en tout cas ce que pense fermement,Philip, le
héros du roman contemporain ,La méthode
Schopenhauer de Irvin Yalom,qui se guérit de troubles du comportement en
assimilant le point de vue du Monde,en se consacrant à l'étude de
la philosophie et en pratiquant un détachement salvateur. Tout irait
pour le mieux pour Philip,si sa thérapie de groupe n'avait pas
révélé une carence affective dérangeante, due
à sa complète négation de l'autre. La philosophie du
pessimiste de Francfort,pour nous guérir du mal-être,nous
égare-t-elle en remplaçant la fraternité par
l'indifférence et la pitié?
La sublimation esthétique
Schopenhauer a donc bel et bien influencé les pères
fondateurs de la psychanalyse à plusieurs titres,mais c'est
peut-être au fondement même de la conception de la vie,dans le
pessimisme philosophique que ces doctrines se rejoignent. Fort de sa
très riche expérience intellectuelle et professionnelle,Freud
conclut son oeuvre avec le Malaise dans la culture (1929),en estimant que la
vie n'a pas été prévue pour le bonheur et qu'il serait
souhaitable de tempérer notre prétention à y parvenir:"On
le voit,c'est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de
la vie,qui gouverne dés l'origine les opérations de l'appareil
psychique;aucun doute ne peut subsister quant à son utilité ,et
pourtant l'univers entier-le macrocosme aussi bien que le microcosme-cherche
querelle à son programme . Celui-ci est absolument
irréalisable;tout l'ordre de l'univers s'y oppose;on serait tenter de
dire qu'il n'entre point dans le plan de la "Création" que l'homme soit
"heureux"..Or il nous est beaucoup moins difficile de faire l'expérience
du malheur »41. Face à une libido contrariée par la
culture,l'issue la plus profitable sera la sublimation plutôt que
l'illusion destructrice des stupéfiants(dont Freud a connu
personnellement l'usage).Pour Schopenhauer ,le "salut" commence par la
contemplation esthétique,à n'en pas douter une forme
sublimée de la libido,car ,ne l'oublions pas, le sexe est le foyer de la
volonté et c'est bien lui qui nous maintient fermement attaché
à cette douloureuse existence. Le vocabulaire diffère ,mais la
pensée de Schopenhauer n'est-elle pas orientée vers la
transformation de tendances inférieures en sentiments
élevés? "Le
problème de la métaphysique du Beau se pose en
termes très simples:comment est-il possible de prendre plaisir à
un objet, sans que celui-ci ait quelque rapport avec notre
volonté?Chacun sent que la joie et la satisfaction produites par une
chose ne peuvent résulter que du rapport de celle-ci avec notre
volonté ou,suivant l'expression favorite,avec nos finalités;de
sorte qu'une joie sans excitation de la volonté semble une
contradiction. Cependant,le Beau excite manifestement,comme tel,notre
satisfaction et notre joie,sans avoir aucun rapport avec nos fins
personnelles,c'est à dire notre volonté..le sujet connaissant
affranchi de la volonté,c'est à dire une pure intelligence sans
desseins ni fins"42 . Il ne faudrait cependant pas confondre cette disposition
esthétique de l'artiste,du génie avec une forme d'apathie ou
même d'ataraxie;la sublimation freudienne est un changement de but mais
l'énergie fournie par la sexualité reste intense. Schopenhauer
affirme à son tour que l'intellect du génie est rendu possible
par une surabondance de force due a la véhémence de la
volonté. La contemplation-création(qui se confondent chez
Schopenhauer)est une activité intense ,paradoxalement la volonté
s'efface en s'accomplissant,faisant bien état d'un processus de
sublimation. Il ne sera pas question ici de parler des "retombées"
narcissiques évoquées par la psychanalyse;elles ne font
certainement aucun doute dans le cas de notre philosophe. L'art ne saurait
être seulement une simple image du monde,juste un quiétif pour la
volonté;il est aussi connaissance "positive",découverte des
"essences" du monde que sont les différentes étapes et
manifestations de la Volonté. L'esthétique de Schopenhauer,est
faite de cette compléxité attrayante,de ce double mouvement fait
de révélation,d'auto-effacement de la Volonté
elle-même , d'où l'ambiguïté du plaisir
esthétique:"Si violente que puisse sembler la contradiction avec
l'ensemble du système schopenhaurien,force est d'admettre que,dans la
contemplation esthétique,la connaissance de la volonté
revêt un caractère approbateur;plus précisément:que
si l'art apprend que la volonté est mauvaise,il apprend aussi qu'il est
bon que la volonté soit mauvaise. Tout se passe en effet comme si
l'intérêt de la contemplation n'était pas seulement
d'éloigner la volonté,mais aussi de la mettre en valeur..le fait
que les connaissances révélées par la contemplation
esthétique soient un plaisir prouve qu'il est bon de se tenir à
l'écart de la volonté;mais aussi qu'il est bon d'apprendre
,à cette occasion,que la vie est faite de (mauvaise) volonté
»43. Il n'existe de théorie de la création esthétique
chez Schopenhauer,car l'art comme la philosophie ,est la "vision " par
delà les concepts, de ce qu'est le mystère de la vie ,de la
naissance et de la
mort:"..j'aurais voulu montrer comment le commencement se relie
à la fin,et de quelle manière Éros est en relation avec la
Mort,connexion en vertu de laquelle l'Orcus..par conséquent ,non
seulement "Celui qui prend" ,mais aussi "Celui qui donne" ,j'aurais
montré comment la Mort est le grand réservoir de la vie..c'est de
l'Orcus que tout vient..si seulement nous étions capables de comprendre
le tour de passe-passe par lequel cela se pratique!alors tout serait clair"44.
Mais justement,la métaphysique de la volonté et la
psychanalyse,s'avouent impuissante à trouver une origine et un sens
à l'existence,ainsi que la possibilité d'une justice
supérieure. De cette connaissance peut naître une sagesse
désespérée,tragique,faite d'honneur et de fermeté
lucide , et joyeuse parfois. Il faut nous éveiller et cesser de
considérer le bonheur comme un dû et arrêter cette recherche
qui nous condamne à rester attacher à cette roue d' Ixion;lequel
est justement trompé par sa propre ivresse et s'unit à un
créature illusoire qu'il prend pour la déesse Héra. Double
peine,d'abord de s'être illusionné lui-même et ensuite,
d'être condamné par Zeus à tourner indéfiniment sur
une roue infernale.
La compulsion de répétition et la
circularité du temps.
Schopenhauer ne conçoit pas d'avenir possible pour
l'homme;pas de progrès technique pas d'amélioration morale et
politique,pas non plus d'évolution de l'espèce. Certes les
péripéties et les personnages de l'histoire changent mais
seulement à la façon d'un décor de
théâtre,laissant se rejouer toujours les mêmes
thèmes. Comme dans le Védanta,la création n'est que
Maya,illusion,et rien ne naît ni ne meurt vraiment:"Je le sais,si
j'allais gravement affirmer à quelqu'un l'identité absolue du
chat occupé en ce moment même à jouer dans la cour et de
celui qui,trois cents ans auparavant,a fait les mêmes bonds et les
mêmes tours,je passerais pour un fou;mais je sais aussi qu'il est bien
plus insensé encore de croire à un différence absolue et
radicale entre le chat d'aujourd'hui et celui d'il y a trois cents ans"45.
L'homme,lui aussi, est condamné à reproduire les mêmes
gestes car c'est la nature du vouloir-vivre de s'affirmer
indéfiniment:"..le sujet du vouloir se trouve continuellement
attaché sur la roue tournante d'Ixion,il remplit éternellement le
tonneau des Danaïdes,il est Tantale subissant ses éternels
supplices"46. La "névrose" est liée à la nature même
des choses et ne saurait être uniquement le sort réservé
à des existences singulières . L'homme va continuer à
faire comme s'il poursuivait vraiment une fin, car la lucidité le
plongerait dans un ennui désespérant. A l'image de la compulsion
de répétition, décrite par Freud,visible plus
particulièrement chez l'enfant et le névrosé,le
comportement général de l'être humain aime
à se reproduire à l'identique , car il ne sait pas et ne peut pas
changer son orientation sous peine de perdre un équilibre fragile et
précaire,maintenu à grand peine mais qui rend la vie
supportable:"..nous ne pouvons résister à la tentation de pousser
jusqu'à ses dernières conséquences l'hypothèse
d'après laquelle tous les instincts se manifesteraient par la tendance
à reproduire ce qui a déjà existé"47. La tendance
à la répétition avoisine la pulsion de mort,et comme pour
Schopenhauer,pour Freud également, la mort est le grand réservoir
de la vie:"..nous pouvons dire:la fin vers laquelle tend toute vie est la
mort;et inversement:le non-vivant est antérieur au vivant".48
Nous sommes attachés à cette vie sans le
vouloir,justement parce que nous sommes "voulus" par la Volonté. Dans
l'amour,où nous pensons désirer et être aimés de
façon unique et irremplaçable,nous découvrons que nous ne
sommes que des produits" en série", façonnés dans cette
grande fabrique qu'est la nature comme les autres espèces. Le sujet du
vouloir est un "autre",pris dans un courant intarissable;le fait même de
venir au monde constitue un choc violent et définitif. Le philosophe a
d'abord l'intuition de ses vérités éternelles mais doit
les confirmer dans sa "chair "et faire l'expérience concrète de
cette vie. Ici aussi,et comme pour Spinoza,la liberté c'est comprendre
la nécessité. Un déterminisme rigoureux que l'on peut voir
à l'oeuvre aussi dans les différents aspects de la transmission
héréditaire chez Schopenhauer.
II,3 Hérédité et
Volonté.
Au sein du monde naturel,il ne peut y avoir beaucoup de place
pour la liberté,car le vouloir-vivre est un cercle qui l'enserre et le
traverse de part en part. Les générations se transmettent leurs
caractéristiques sans que les êtres soient identiques mais sans
élan non plus vers une amélioration..Le problème de
l'hérédité tel qu'il apparaît chez notre philosophe,
reprend la double polarité de la métaphysique de l'amour et de la
sexualité et de l'union des complémentaires. Les
particularités de l'espèce mais aussi les qualités de
l'individu sont transmises d'une génération à
l'autre;savoir que Schopenhauer ne s'attribue pas,mais qu'il estime patrimoine
universel,et il est également couramment admis depuis Aristote
jusqu'à Weissman,qu'il existe une transmission héréditaire
des caractères acquis"..ce qu'on a reconnu depuis toujours..Or cette
hypothèse trouve réellement confirmation dans
l'expérience,sauf qu'elle ne saurait se décider par un
expérience physique sur une table de laboratoire,car elle procède
en partie d'une observation précise et fine,s'étendant sur des
années,en partie de l'histoire"49 . Ici comme
souvent,Schopenhauer renvoie finalement le lecteur à son
expérience individuelle afin de juger de la pertinence de ses propos. La
reconnaissance des qualités physiques héritées est une
évidence au regard de l'expérience quotidienne immédiate.
En revanche,Schopenhauer se sert de la bi-polarité essentielle dans son
oeuvre,volonté masculine-active d'un côté ,intellect
féminin-passif de l'autre,pour expliquer la transmission des
différents aspects de la vie intérieure des individus. Autrement
dit ,et à quelques variantes et exceptions prés,l'enfant
hérite des caractéristiques morales , psychologiques de son
père et des qualités intellectuelles de se mère.
Schopenhauer se réfère à de nombreux exemples historiques
sans disposer d'une méthode scientifique, et un peu plus tard, le
psychologue Théodule Ribot(auteur d'un livre sur Schopenhauer), s'appuie
lui aussi,dans son livre L'hérédité,étude
psychologique (1873) sur la fiabilité des observations et des
témoignages que les hommes ont laissé au cours du temps. Ce
travail va permettre à la psychologie de faire son entrée
à l'Université. Schopenhauer,tout en reconnaissant la part
d'incertitude concernant la connaissance des personnages historiques,va
utiliser ce qui est communément admis:"L'histoire de l'Antiquité
romaine nous présente des familles entières dont les membres,dans
un longue succession,se distinguent par un amour de la patrie et un courage
empreints d'abnégation,ainsi par exemple la gens Fabia et la gens
Fabricia50". En revanche la gens Claudia a produit des gens excessifs tels
Tibère,Caligula et Néron. La méchanceté se retrouve
chez César Borgia déjà présente chez son
père Alexandre VI et de la même façon, elle est
passée de Henri VIII d'Angleterre à sa fille "Bloody Mary". Mais
le plus important pour Schopenhauer,c'est l'hérédité de
l'intellect maternel,qui relance le débat sur les grandes questions que
suscitent sa philosophie de la Volonté:"Quant à la
deuxième partie du principe que nous avons établi,à savoir
l'hérédité de l'instinct maternel,elle jouit d'une
reconnaissance bien plus universelle que la première,à laquelle
s'opposent ,prise en elle-même,le libre arbitre d'indifférence et,
prise dans sa conception particulière,la simplicité et
l'indivisibilité de l'âme"51. Cette façon de souligner la
transmission intergénérationnelle des qualités
intellectuelles est capitale pour montrer que l'esprit humain ne
s'élève pas au dessus du règne de la nature et de ses
contingences . L'essence de la Volonté est métaphysique mais son
objectivation est physique et l'intellect humain n'est pas le reflet d'un
principe spirituel. L'étude de Ribot précédemment
citée,fait état d'une continuité entre les données
biologiques et psychologiques,entre l'instinct
et l'intelligence. Ainsi,dans l'hypothèse
matérialiste concernant l'intelligence,il n'y a aucune raison pour que
les facultés supérieures de l'esprit ne soient pas
transmissibles. Il s'ensuit que c'est le cerveau qui sera l'organe de la
transmission de l'intelligence et celui-ci est bien soumis, comme les autres
organes, aux lois de l'hérédité. Schopenhauer est un
métaphysicien, mais pour autant,il se distingue complétement de
ses prédécesseurs ,en ce sens qu'il adopte les vues des
initiateurs de la science biologique et médicale ,notamment les travaux
des physiologistes Bichat et Cabanis,et l'on voit qu'il inaugure à sa
façon ,ce souci constant au XIXème siècle,de trouver une
explication scientifique au comportement humain. De ce fameux héritage
maternel de l'intelligence,Schopenhauer en veut pour preuve les mères de
Rousseau,de D'Alembert,de Buffon,de Goethe et de Schiller. Cette conception n'a
pas reçu de confirmation scientifique et tout ce chapitre sur
l'hérédité des qualités,à la première
lecture,peut sembler obsolète et un peu fantaisiste. Cependant ,le
débat sur l'inné et l'acquis ressurgit
régulièrement et la génétique est totalement
incontournable de nos jours. Tout le XIXième siècle est
marqué par cet intérêt pour l'hérédité
et ce problème concerne tout autant les scientifiques que les
romanciers. Une des principales questions qui préoccupent le naturalisme
en littérature,c'est au premier chef l'hérédité:"Je
veux montrer comment une famille ,un petit groupe d'êtres,se comporte
dans une société,en s'épanouissant pour donner naissance
à dix à vingt individus,qui paraissent au premier coup
d'oeil,profondément dissemblables,mais que l'analyse montre intimement
liés les uns aux autres. L'hérédité à ses
lois,comme la pesanteur. Physiologiquement,ils(les Rougon-Macquart)sont la
lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans
une race,à la suite d'une première lésion organique,et qui
déterminent selon les milieux,les sentiments ,les désirs, les
passions.."52 . Darwin,dans son travail sur l'expression des émotions
,montrent que celle-ci est due à des caractères innés
liés à l'évolution:"Les principaux actes de l'expression
chez l'homme et les animaux,sont innés ou
héréditaires,c'est à dire qu'ils ne sont pas un produit de
l'éducation de l'individu"53. Pour Schopenhauer également ,le
milieu n'apporte que des modifications négligeables par rapport à
la prépondérance du caractère immuable eu égard au
destin de l'individu. En effet ,c'est bien un principe interne ,le vouloir
vivre ,qui anime les êtres et leur caractère est la manifestation
particulière de cette force générale:"C'est le même
caractère,c'est à dire la même volonté
individuellement déterminée,qui vit dans tous les descendants
d'une lignée,de l'ancêtre jusqu'à l'actuel
héritier"54. Le lien héréditaire entre les
êtres est compréhensible là aussi à la
lumière générale de la philosophie et l'on ferait fausse
route en tentant d'en trouver une preuve scientifique. La clé de la
lecture du monde pour Schopenhauer ,c'est ce rapport de convenance entre la
volonté ,le caractère et le corps,sa visibilité. Du point
de vue éthico-métaphysique qui nous intéresse plus
particulièrement ici,la question se pose de savoir pourquoi existe cette
cohabitation entre cet entêtement de la volonté à se
poursuivre elle-même;ce qui revient à une éternelle
répétition,et la production d'êtres humains toujours
divers?Il semblerait bien que la Volonté cherche à se montrer de
toutes les manières possibles à l'intellect de façon
à être connue de lui:"De ce fait,à travers chacun d'eux,la
vie se présente à elle d'un autre côté et dans une
autre lumière;elle en tire une nouvelle vue fondamentale ,une nouvelle
leçon"55. La Volonté ,comme un rayon unique de lumière se
diffracte à travers une multitude indéfinie d'intellects divers
et variés. Par essence infinie,son savoir à propos
d'elle-même pourrait -être inépuisable et s'étendre
à jamais s'il ne pouvait changer tout à fait de nature et
orientation. A travers ce sujet de l'hérédité,se pose la
question centrale de l'éthique de Schopenhauer:l'ordre du salut:"..la
vie présente sans cesse des faces nouvelles à la
volonté(dont elle est l'image et le miroir),se retourne pour ainsi
dire,sans discontinuer,sous son regard,laisse s'essayer sur elle des modes de
perception toujours et toujours nouveaux,afin que dans chaque cas,elle se
décide pour l'affirmation ou la négation,ces deux
possibilités lui étant toujours ouvertes,à ceci
près qu'une fois la négation réalisée,tout ce
phénomène cesse (pour elle avec la mort)"56. Qui prend cette
décision? Quel est l' instance qui choisit ? C'est la Volonté
seule qui est libre et qui décide pour elle-même de sa
destinée:"La liberté absolue consiste justement dans le fait
qu'un quelque chose n'est aucunement soumis au principe de raison comme
principe de toute nécessité;c'est pourquoi une telle
liberté ne revient qu'à la chose en soi,qui est
précisément la volonté"57. Schopenhauer se rapproche ici
de la conception chrétienne de la "grâce" et se détourne du
karma hindou et bouddhiste qui ne fait que repousser la question selon lui.
L'individu et le moi n'ont aucune place dans l'analyse de Schopenhauer et rien
ne semble exister entre, d'un côté l'aliénation et de
l'autre la liberté,et il faut supporter l'expérience de cette
vision tragique. La caractérologie moderne initiée par le
Senne,affirme elle aussi,l'existence d'un caractère inné dû
à l'hérédité:"Il faut avec
lui(Schopenhauer)admettre l'invariabilité du caractère
individuel.."58. Ceci dit,l'individu ne peut pas être réduit
à son caractère congénital;celui-ci forme seulement une
ossature psychologique appelé "squelette mental" par
Le Senne:"Le caractère n'est pas le tout de
l'individu,c'est seulement ce que l'individu possède comme la
résultante des hérédités qui sont venues se croiser
en lui59". Selon Schopenhauer,il existe un caractère intelligible de
l'individu et bien que l'expression soit empruntée à Kant,il
dénote chez lui l'existence d'une réalité" idéale"
de l'individu:"comme une manifestation particulière et
caractérisée de la volonté,dans une certaine mesure ,comme
une idée particulière"60. Mais ce caractère reste
invisible de même que l'on ne sait pas jusqu'où ,dans la
Volonté,plonge les racines de l'individualité. En revanche le
caractère empirique est bien la signature de l'individu,ce qui fait
qu'il est reconnaissable entre tous:"Ce caractère est solide et
permanent:il assure à travers le temps,l'identité structurelle de
l'individu..Quand revoyant un ami après plusieurs années,nous
nous écrions devant une de ses réactions
caractéristiques,"il est bien toujours le même"Cette
réaction est dans son fond une manifestation de son caractère"61.
Schopenhauer n'aurait pas démenti cette vision du caractère
individuel,mais ce point de convergence une fois signalé ,il convient de
voir les différences entre ces deux points de vue .La
caractérologie de Le Senne a une intention diamétralement
opposée quant à la finalité de de l'effort vers la
connaissance de soi. En effet,le caractère innée de la
caractérologie moderne,constitue en fait le matériau brut
à partir duquel il convient de construire sa personnalité. C'est
sur le plan moral que les deux conceptions divergent le plus, car chez Le
Senne,justement,la valeur réside dans le devoir qui nous incombe de
devenir quelqu'un malgré une initiative limitée:C'est en tant
qu'il use de sa liberté qu'il est le moi;mais cette liberté n'est
pas capable de n'importe quoi,elle est équipée,serrée et
limitée,de façon congénitale et permanente par le
caractère"62. Rien de tel qu'un moi actif et libre Chez
Schopenhauer,mais par contre,il existe un caractère acquis,fruit de
l'expérience et le plus souvent ,des dures leçons imposées
par celle-ci. Pourtant,cela n'est pas négatif au regard du
système schopenhaurien,bien au contraire,car le caractère
acquis,c'est l'individu bien déterminé et qui sait ce qui lui
revient en propre dans la vie:"Car un homme doit également savoir ce
qu'il veut et savoir ce qu'il peut;ce n'est que de cette manière qu'il
montrera qu'il a du caractère,et ce n'est qu'alors qu'il pourra
accomplir quelque chose de bien"63. La sagesse pessimiste et tragique de notre
philosophe semble,sur ce point , bien davantage du côté de la
sagesse populaire que des morales prescriptives issues d'un spiritualisme
idéaliste. C'est seulement en s'éprouvant concrètement
dans la vie que l'on peut espérer trouver son chemin et non pas en
suivant une ligne de conduite particulière,une loi morale imposée
du dehors. De même
nous ne devons pas souhaiter voir les autres changer sous
l'influence de supplications et d'admonestations;seules, l'expérience et
la connaissance de soi qui en découlent peuvent être
édifiantes:"Nous devons d'abord apprendre par l'expérience ce que
nous voulons et ce que nous pouvons;avant,nous ne le savons pas,nous manquons
de caractère,et ce sont souvent des coups durs venus de
l'extérieur qui doivent nous remettre sur notre chemin"64. Il n'y a pas
de volontarisme moral chez Schopenhauer, pas de devoir d'édifier une
personnalité idéale sous peine de manquer le sens de
l'existence,mais une sagesse réaliste,un pessimisme agissant comme un
filtre capable de nous conserver le meilleur:"..il n'y a pas de consolation
plus efficace que la pleine certitude de l'immuable nécessite."65
III Sagesse et prédestination.
III,1 L'illusion du libre-arbitre
l'absence de la liberté d'indifférence
Le problème de la liberté en général
et celui du libre arbitre en particulier est tout à fait fondamental,
car il permet de comprendre, que ce n'est par des initiatives personnelles ,un
engagement particulier et surtout une morale prescriptive,que nous parviendrons
à un sagesse philosophique au regard de la pensée du
célèbre pessimiste. Cette "Thèbes aux cent portes" que
constitue le système de Schopenhauer,peut être abordée par
le problème du libre arbitre et révéler tout
entière sa cohérence "tragique". D'emblée,il faut
préciser l'opposition radicale sur ce point entre Schopenhauer et la
scolastique . En effet,Saint Thomas d'Aquin pense que le jugement fait des
choix que la volonté devra suivre guidée par lui et c'est
l'inverse qui est vrai pour Schopenhauer ainsi que nous l'avons
déjà abordé plus haut,la volition conditionne
complétement l'intellect. Pourtant,l'homme a naturellement un
préjugé favorable en faveur du libre arbitre en raison du
fait,fort compréhensible au demeurant,qu'il accorde le qualificatif de
libre,à l'homme qui n'est pas entravé par des
chaînes,prisonnier ou esclave,un individu dont le peuple n'est pas non
plus assujetti par un autre. Nous allons voir plus loin dans le détail
que l'Essai sur le libre arbitre peut constituer une excellente introduction
à cette question telle qu'elle se pose pour la philosophie de l'action.
Pour l'heure, disons que l'homme qui n'a pas quelqu'un qui lui impose ses choix
et ses
décisions,se sent naturellement libre et défend
volontiers ce point de vue. Cette acception "physique"de la
liberté,renvoie en premier lieu à une volonté non
empêchée de se mouvoir,un homme en possession de sa puissance
d'agir. Il est communément admis, qu'être libre, signifie
justement libre d'aller où l'on veut ,comme l'oiseau est libre de
voler,les enfants libres de s'amuser à la récréation. Mais
la volonté est-elle vraiment libre ? Cette question est traitée
en profondeur par Schopenhauer à l'occasion d'un concours
organisé par l'Académie de Norvège en 1838,Dissertation
qui sera publiée la première fois chez Félix Alcan
à Paris en 1854,sous le titre d'Essai sur le libre arbitre. Qu' est-ce
-qui fait que nous prenons cette décision plutôt qu'une autre?
Suis-je vraiment libre de vouloir ce que je veux? Ainsi posée ,la
question nous oblige à une
réflexion approfondie mais débattue strictement sur
le plan de la logique,sans mettre l'accent ,au préalable,sur l'aspect
"obscur",impénétrable des motifs de la volonté. L'homme
étant avant tout un être pratique,ce débat sur la nature
même de la liberté de la volonté,demande un temps
d'arrêt pour la réflexion et que le vouloir
vivre ,justement ne permet pas. L'attitude théorique n'est
pas naturelle selon Schopenhauer et l'efficacité de l'action risquerait
d'en souffrir,surtout si à plus forte raison,il s'agit de se questionner
sur le statut et la vraie nature de notre volonté.
"Or c'est précisément la liberté du vouloir
qui est maintenant en question,et il faudrait en conséquence que le
problème se posât comme il suit,"Peux-tu aussi vouloir ce que tu
veux?"ce qui ferait présumer que toute volition dépendît
encore d'une volition antécédente..et l'on irait ainsi
indéfiniment en remontant toujours la série des volitions..Si,
d'autre part, la nécessite de trouver un point fixe nous faisait
admettre une pareille volition ,nous pourrions avec autant de raison,choisir
pour volition libre et
inconditionnée la première de la série,que
celle même dont il s'agit,ce qui ramènerait la question à
cette autre fort simple:"Peux-tu vouloir?"1. A l'encontre de la pensée
commune ,l'examen de la question du libre arbitre porte sur les causes de nos
volitions,leurs motifs et non sur leurs effets dans le monde. Nous sommes donc
en présence de deux notions distinctes à examiner pour progresser
dans cette réflexion sur le libre arbitre :la liberté et la
volonté. Schopenhauer ne s'en tient pas bien sur à la
liberté d'agir, dont on voit qu'elle est employée lorsque
l'action naturelle d'un être vivant , n'est pas entravée et se
déroule normalement. Le philosophe veut définir la liberté
en soi,et celle-ci ne peut l'être que par la négative ,dans son
opposition au concept de nécessité:"C'est pourquoi il a
fallu,afin de
pouvoir néanmoins étendre à la
volonté ce concept général de la liberté ,lui faire
subir une modification qui le rendît plus abstrait. Ce but fut atteint,
en faisant consister la liberté dans la simple absence de toute force
nécessitante"2. Il convient donc désormais de définir la
nécessité comme ce qui ne peut être autrement à
cause d'une raison donnée. Ainsi,la liberté échapperait
à la contrainte logique,au principe de raison suffisante:"Il faudrait
donc que la liberté dont le caractère essentiel est l'absence de
toute nécessitation,fût l'indépendance absolue à
l'égard de toute cause,c'est à dire la contingence et le hasard
absolu..le mot libre signifie ce qui n'est nécessaire sous aucun
rapport,c'est à dire ce qui est indépendant de toute raison
suffisante »3. Comment dés lors est-il possible de rapprocher une
telle notion de la volonté humaine?Schopenhauer se demande à
partir de là,comment rencontrer une volonté dont on pourrait dire
qu'elle est libre ,c'est à dire nécessiter par rien. Cela en
réalité dépasse notre entendement, au sens propre,puisque
justement notre pensée ne peut aller au delà du principe de
raison suffisante, ce en quoi Schopenhauer,en bon avocat de la jurisprudence
kantienne,s'est toujours montré fidèle:"En présence d'une
pareille notion,la clarté même de la pensée nous fait
défaut,parce que le principe de raison suffisante,qui,sous tous les
aspects qu'il revêt,est la forme essentielle de notre entendement,doit
être répudié ici,si nous voulons nous élever
à l'idée de liberté absolue"4. Le débat pourrait en
rester là; impossible à concevoir,mais la liberté absolue
trouve tout de même son champ de réflexion si nous la pensons en
rapport avec le problème de la décision,ce que la tradition
philosophique classique a nommée liberté d'indifférence,
et qui intéresse de prés également la pensée
contemporaine, dans le domaine des sciences cognitives notamment.
Concrètement,un individu placé dans certaines conditions
initiales identiques et invariables,peut-il réellement choisir de
façon complétement indifférente et fortuite,le bleu
plutôt que le rouge?Là où Schopenhauer s'interroge
sérieusement, Descartes répond par l'affirmative:"Nous avons une
conscience si parfaite de la liberté d'indifférence qui est en
nous,qu'il n'est rien qui ne nous soit connu avec plus de lucidité et
d'évidence "5.Une fois la certitude acquise de la fiabilité de
notre pensée,Descartes ,se place du côté du sens commun
pour affirmer notre liberté de choix sans ambiguïté. En
effet,quoi de plus évident à première vue et conforme
à notre expérience immédiate,que nous puissions choisir
entre telle ou telle alternative,d'accepter ou de s'abstenir,de refuser ou
d'acquiescer. A l'évidence nous sommes contraints de faire des choix et
cela s'avère d'ailleurs parfois assez compliqué,et nous sommes
même placés devant ce
paradoxe relevé par Sartre dans l'Être et le
Néant (1943),que nous sommes" condamnés à être
libre".L'homme a de la sorte la capacité de faire quelque chose de ce
qu'on a fait de lui,de "néantiser" les déterminismes ,choisissant
d'être responsable du choix de son existence en s'engageant. Schopenhauer
serait bien loin de reconnaître comme valable ce type d'argumentation,lui
qui envisage plutôt ce genre de raisonnement, comme étant le fruit
d'un examen trop superficiel de la question. Ainsi,au début du chapitre
II de son Essai,il ne cesse de ramener le lecteur à la question initiale
et s'oppose à la conscience commune par rapport à cet
aperçu trop rapide qui nous porte à croire que vouloir c'est
être libre:"Je puis faire ce que je veux!"la déclaration de la
conscience immédiate n'a pas une plus grande portée,de quelque
manière qu'on veuille la contourner et sous quelque forme que l'on
veuille poser la question..mais n'est-ce pas là cette idée
empirique,originelle et populaire de la liberté,telle que nous l'avons
établie dés le commencement d'après laquelle le mot libre
veut dire "conforme à la volonté?"C'est cette liberté et
celle- là seule, que la conscience affirmera catégoriquement.
Mais c'est n'est pas celle que nous cherchons à démontrer. La
conscience proclame la liberté des actes,avec la présupposition
de la liberté des volitions:mais c'est la liberté des volitions
qui seule à été mise en question. Car nous étudions
ici le rapport entre la volonté même et les motifs:or sur ce
point,l'affirmation "je peux faire ce que je veux,"ne fournit aucun
renseignement"6. La philosophie de l'auteur du Monde,cherche à nous
éclairer sur cette situation aliénante qui est la notre eu
égard à la Volonté;nous sommes voulus,c'est l'essentiel de
la conscience tragique , l'indispensable compréhension afin
d'accéder à la "vraie" sagesse. Cette vision
générale de la philosophie de Schopenhauer n'est cependant pas
suffisante pour affirmer le déterminisme ,c'est d'ailleurs la raison
pour laquelle,il commente précisément ce point dans cet essai. Il
veut nous conduire à faire la différence entre désir et
volonté libre .Nous pouvons désirer deux choses
différentes mais celle que nous allons choisir en définitive
est-elle le fruit d'une décision libre ? Est-il possible de tester
expérimentalement cette question de la valeur du choix volontaire?
Voyons concrètement l'arrière plan qui conditionne notre
façon de faire des choix et d'avoir des
préférences:l'agent a des besoins et des désirs qui
dépendent en partie de ses fonctions biologiques,de son histoire
passée,et du contexte dans lequel il se trouve. La réaction qu'il
va avoir au moment de prendre une décision dépend aussi des
différents apprentissages qu'il a connu et de sa façon de les
utiliser. En résumé ,c'est tout un arrière plan fort
complexe,(dont nous ne sommes plus conscients),
qui entre en jeu inévitablement dans chacune de nos
décisions. A ce titre,les expériences menées par le
neurochirurgien américain Benjamin Libet sont très
intéressantes pour montrer que nos décisions comportent
réellement une part de pré-détermination et se produisent
avant que nous en ayons eu conscience:"Dans ce schéma causal de l'action
volontaire,à quel moment intervient la volonté consciente?Il
serait naturel de supposer que la conscience précède ou au moins
accompagne l'expérience motrice précoce. L'expérience
courante nous indique en effet que l'on "veut" faire quelque chose avant de
l'accomplir. Or cette supposition se révèle fausse! C'est en tout
cas ce qu'a montré Libet dans une expérience désormais
célèbre datant de 1983. Cette expérience consistait
à demander à des sujets,assis devant un écran où
s'égrenaient les secondes ,de dire à, quel moment précis
ils avaient décidé de fléchir le doigt. L'examen
electrophysiologique a montré que l'agent est conscient de sa
décision 350 millisecondes après que son cerveau a
commencé à réagir. Aussi surprenant que cela puisse
paraître ,cela signifie que le cerveau prépare l'action avant
même que le sujet ait conscience de le vouloir"7. Cette expérience
vient confirmer en fait ce que nous avons tous eu déjà l'occasion
de vérifier lorsque nous devons éviter un obstacle ou un
projectile,ce n'est qu'après que nous réalisons l'avoir fait.
Schopenhauer s'est montré particulièrement attentif à ce
problème de la décision et semble bien avoir été
conscient,à quelque degré de la "rétro-datation consciente
",sans avoir eu recours à l'expérimentation scientifique:"On peut
en effet, désirer deux choses opposées ,on n'en peut vouloir
qu'une:et pour laquelle des deux s'est décidée la
volonté,c'est ce dont la conscience n'est instruite qu'à
posteriori,par l'accomplissement de l'acte"8. Effectivement,nous ne pouvons
constater qu'après coup que nous avons,par exemple ,choisi le bleu
plutôt que le rouge. En fait,il conviendrait plutôt de dire
"ça" s'est choisi,un peu comme Nietzsche nous faisait remarquer que
"ça" pense ,et voulant montrer par là la seule
réalité grammaticale et non substantielle du cogito. Mais ici,il
ne s'agit pas de la question de la réalité de notre être
pensant mais de l'indépendance ou de la servilité de notre
vouloir au regard des motifs qui le font agir. L'homme étant tout
d'abord poussé à agir sur le monde ,il lui importe avant tout de
considérer comment ses désirs peuvent se réaliser,et non
pas pourquoi il désire telle chose plutôt qu'une autre:"Aussi
est-il malaisé de faire concevoir à l'homme qui ne connaît
point la philosophie la vraie portée de notre problème,et de
l'amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur les
conséquences mais sur les raisons et les causes de ses
volitions"9.Aujourd'hui,le problème soulevé
par Schopenhauer reste parfaitement d'actualité comme dans
l'illusion de la volonté consciente (2002)de Dan Wegner,professeur de
psychologie à l'Université Harvard. Nous pensons être
l'auteur de nos actions car nous sommes trompés par l'impression
produite par l'"éclairage de la conscience" alors que les motifs
réels et profonds sont relégués à l'arrière
plan. Selon Wegner ,l'expérience de la volonté consciente
,autrement dit l'expérience d'être auteur de l'action,de
l'effort,de la causalité mentale, est une illusion qui nous porte
à croire à la relation entre le fait d'être conscient d'une
action et croire que c'est cela même le processus causal. En
résumé ,nous sommes bernés par le sentiment de
contrôler nos processus mentaux et nos actions par une surestimation de
la conscience que nous en avons. Schopenhauer, reconnaît lui aussi que la
conscience ,la faculté de penser humaine,peut donner l'impression d'une
complète liberté,car en effet ,la capacité de
délibération que nous possédons,nous permet de nous
soustraire à la contrainte du présent immédiat. Cette
différence importante d'avec le monde animal,et qui permet par là
même de concéder une certaine liberté relative, ne permet
pas pour autant d'affirmer à l'existence du libre arbitre:"Mais cela
n'atténue pas le moins du monde la puissance causale des motifs,ni la
nécessite avec laquelle s'exerce leur action. Ce n'est donc qu'en
considérant la réalité de façon très
superficielle qu'on peut prendre pour une liberté d'indifférence
cette liberté relative et comparative dont nous venons de parler"10.
Schopenhauer compare la faculté de délibérer à la
tension qu'un corps physique subit en présence de forces
contradictoires;mais là,bien sur,il s'agit d'un conflit des motifs de la
volonté. Le philosophe nous rappelle ici encore une fois que l'homme
n'est pas au dessus des lois naturelles. Si nous ne parvenons pas à
trouver de liberté absolue,il semble important de rappeler
néanmoins ,combien est considérable cette faculté de
délibérer chez l'être humain et que nous sommes loin
d'être de simples automates:"Ce qui paraît aller de soi chez
l'humain adulte est en fait un accomplissement cérébral
remarquable. Le développement chez l'enfant en est très
progressif. Sa perturbation détermine des pathologies mentales ou
neuropsychologiques assez handicapantes. Cette aptitude strictement humaine
nous libère des formes de vie stéréotypées
liées à la satisfaction des besoins immédiats. Elle nous
ouvre le domaine plus vaste de la mise en attente des besoins..et des
déterminismes culturels.Si ce n'est toujours pas la liberté,c'est
un puissant moyen d'échapper à la pression du présent.
Planifier permet d'agir collectivement,et de se changer soi-même selon
des programmes réfléchis
qui peuvent s'échelonner sur des années"11. On peut
en effet reprocher à Schopenhauer d'avoir trop minimisé ,tout au
long de son oeuvre d'ailleurs,l'apport considérable que constitue
l'émergence de la pensée humaine et de ses capacités
créatrices. Selon lui, la destinée de l'homme est tragique,car
celui-ci,même dans sa faculté de penser est une "machine"et qui
plus est,a la bêtise de se croire libre. Peut-être que l'oeuvre de
Schopenhauer doit constituer comme un électrochoc pour le lecteur
philosophe enquête d'une sagesse authentique?Nietzsche a-t-il
véritablement entendu l'appel ,lui qui souhaita voir l'avènement
du surhomme? Mais la question proprement dite du libre arbitre telle qu'elle
est traité par notre philosophe,nous contraint toujours à refaire
cette constatation:il n'est rien dans la nature qui puisse être sans
causes pas même notre vie intérieure dont les motifs sont
abstraits et témoignent d'une complexification et d'une sophistication
bien au dessus des autres règnes de la nature. C'est justement, dans ce
degré de conscience significatif dont témoigne l'être
humain, que certains penseurs contemporains voient précisément la
possibilité d'une vie libre. A ce titre, la position de Harry
Frankfurt,professeur à l'Université de Princeton, semble
particulièrement intéressante car,cette liberté qui nous
apparaît parfois avec une telle évidence,serait liée
à une "volition d'ordre supérieur";ce qui différencie les
êtres humains d'autres animaux,c'est qu'ils désirent avoir des
désirs conforment à leur souhaits (désirs de second
ordre).Le contre exemple qui illustre bien ce propos,c'est le drogué qui
ne désire pas sa situation mais qui pourtant s'administre quand
même cette piqure. Ainsi,tout dépend de la "subtilité" de
notre capacité réflexive,à savoir le choix des fins que
nous poursuivons et pas seulement celui des moyens employés afin de
parvenir à celles-ci. Une telle conception de la liberté implique
aussi une capacité suffisante de maitrise et de contrôle de soi
pour rester en accord avec cette volition d'ordre supérieur.
Schopenhauer admet bien sûr,"l'ascension" de l'homme et le
caractère réflexif de la conscience,mais cela ne constitue pas
pour lui une preuve du libre arbitre qu'il continue de traiter de façon
purement logique:"Ce qui produit l'illusion ,c'est que les êtres de la
nature,s'élevant de degré en degré ,deviennent de plus en
plus compliqués,et que leur réceptivité,naguère
purement mécanique,se perfectionne graduellement jusqu'à devenir
chimique ,électrique,excitable,sensible,et s'élève enfin
jusqu'à la réceptivité intellectuelle et
rationnelle..;c'est pourquoi aussi les causes paraissent de moins en moins
palpables et matérielles..Car ici les causes agissantes se sont
élevées à la hauteur de simples
pensées,jusqu'à
ce que la plus puissante porte le premier coup et mette la
volonté en mouvement"12. Pas de "volition d'ordre supérieur"pour
le métaphysicien de la Volonté,l'homme reste une créature
assujettie au vouloir vivre ,à quelque degré que ce
soit,incapable de "vouloir" ses désirs mais de toujours les subir.
Dés lors, comment est-il possible de tenir quelqu'un pour responsable de
ses actes,de punir ou de récompenser en fonction? La justice n'est pas
non plus un concept "positif" pour Schopenhauer,dans le sens où elle
n'est qu'une mesure pragmatique visant à limiter les débordements
de l'égoïsme. En effet,la raison aura reconnu qu'il est
préférable d'intervenir et de limiter les effets de cette guerre
de "tous contre tous",car cela serait préjudiciable à
l'édification d'un certain degré de civilisation,chacun pouvant
se retrouver à son tour dans la peau de celui qui subit les outrages et
les débordements de l'égoïsme:"Comme tel ,l'État n'a
aucune intention ni signification morales..Ainsi, l'État compte
seulement sur la peur pour dissuader les individus d'exercer leur injustice. Il
ne les tient pas pour libres ;il ne les libère pas non plus"13. Il n'est
pas de notre propos ici,de considérer plus avant le rôle
historique et politique de l'État chez le philosophe,mais simplement de
montrer que l'individu n'es t pas défini juridiquement en fonction d'un
principe supérieur comme chez Kant,il est simplement tenu de ne pas
nuire aux autres. En revanche ,le sujet tenu responsable doit être sain
d'esprit ,car dans ses vues sur la folie ,Schopenhauer montre qu'elle est une
maladie de la perte d'identité et comme telle ,rend justement la
personne irresponsable de ses actes mais aussi de ses propos et
témoignages.
Plus concrètement, l'absence de liberté se
manifeste avec une pleine évidence dans les traits psychologiques qui
nous distinguent les uns des autres, et que Schopenhauer appelle le
caractère empirique. Cette référence à
l'expérience est d'une importance cruciale,car il n'existe pas de
connaissance de soi a priori, mais seulement celle que nous acquérons
dans le miroir de nos actes. Cela se comprend aisément,si l'on se
rappelle que la manifestation est l'objectivation de la Volonté,que
l'être « doit » s'éprouver lui-même.
On ne saurait faire l'économie de l'existence dans tout ce
qu'elle implique d'épreuves véritables;la sagesse du philosophe
de Francfort n'est en rien comparable à une quelconque méthode
"psycho-spirituelle",nous berçant de l'illusion d'un possible
raccourci:"nos actions ne sont d'ailleurs nullement un premier commencement,et
rien de véritablement nouveau ne parvient en elles à
l'existence:mais par ce que nous faisons seulement nous apprenons ce que nous
sommes"14 . L'illusion du libre arbitre est à la
mesure de la vanité humaine;parce qu'il possède un
certaine aptitude à agir sur la nature,en retour ,cela l'aveugle quant
au fait que c'est plutôt lui qui est agi par des motifs connus ou
ignorés. A titre individuel,l'homme est a posteriori souvent très
fier de conter les aventures et péripéties qui jalonnent le
parcours de sa vie et un tel "explorateur "sera souvent qualifié
d'homme" libre".Là encore ,grâce au raisonnement de Schopenhauer
,il serait aisé de montrer que l'action de tel ou tel personnage a
été poussée par des motifs subis bien plus que par des
initiatives indépendantes. De plus,les voyages ou les errances d'une vie
sont bien souvent enjolivées après coup,car sur l'instant ,cela
est le plus souvent vécu dans les
angoisses et les incertitudes,les accidents tant physiques que
psychologiques montrant le "héros"plutôt comme la marionnette du
destin et le sens de l'Odyssée n'est-il pas le retour dans la patrie?
Dans l'épopée homérique et le mythe grec,le destin se dit
"moira"terme qui signifie le "lot",la "part"qui revient à chacun en ce
qui concerne sa véritable nature et son statut social. Schopenhauer
condamne lui aussi "l'hubris"et le bonheur tout relatif que nous pouvons
espérer,vient justement de notre capacité à rester
à notre place. Il nous faut compléter ce que nous avons
déjà ébauché à propos de la notion de
caractère chez l'auteur du Monde:"Ce n'est que la connaissance exacte de
son caractère empirique qui donne à l'homme ce qu'on appelle le
caractère acquis:celui-là le possède,qui connaît
exactement ses qualités personnelles,les bonnes comme les mauvaises,et
voit par là ce qu'il peut ou ne peut pas attendre et exiger de
lui-même. Il joue dés lors son rôle, que naguère,au
moyen de son caractère empirique,il ne faisait que naturaliser
(réaliser)..,ce qui n'arrive qu'à ceux qui entretiennent quelque
illusion sur leur propre compte"15. Schopenhauer,à propos du
caractère ,reprend les termes kantiens d'"intelligible" , d'
"empirique"et s'accorde avec lui pour penser qu'il n'est pas un
phénomène à part de la nature et qu'à ce titre ,il
est entièrement déterminé:"la volonté peut aussi
être libre,mais uniquement en ce qui concerne la cause intelligible de
notre vouloir;car pour ce qui est des phénomènes,des expressions
de cette volonté,c'est à dire des actions,nous ne pouvons pas les
expliquer autrement que comme le reste des phénomènes de la
nature,c'est à dire d'après leurs lois immuables,suivant une
inviolable maxime fondamentale.."16.
Volonté et liberté entretiennent un rapport
complexe et paradoxal:la Force de toute force est ce qui aliène et ce
qui libère;ce qui fait qu'un sujet se libère de son joug provient
justement d'un «décret» de la Volonté. Comment
s'étonner dés lors que Schopenhauer cite
l'Ancien testament,lui dont la Volonté présente
à certains égards,des affinités avec l'arbitraire du Dieu
jaloux?
Le philosophe cite le prophète
Jérémie(10,23):»Seigneur ,je sais que la voie de l'homme
n'est point à lui,et qu'il n'appartient pas à l'homme de marcher
et de diriger lui-même ses pas». Il peut sembler quelque peu
étonnant de constater ,que Schopenhauer se réfère
abondamment à la théologie afin d'illustrer ses vues en faveur du
serf-arbitre. En premier lieu ,la religion n'est pas fausse mais possède
un intérêt allégorique pour le philosophe qui
détient les clés permettant de déchiffrer le livre de
l'Univers,surtout en ce qui concerne l'éthique et ce que que
Schopenhauer nomme « l'ordre du salut » Luther, le père de la
théologie réformée affirme que nul ne peut se dire
chrétien s'il est pénétré de l'idée du libre
arbitre:»Je veux avertir ici les partisans du libre arbitre,pour qu'ils se
le tiennent pour dit,qu'en affirmant le libre arbitre ,ils nient le
Christ..Contre le libre arbitre militent tous les passages de l'Écriture
qui prédisent la venue du Christ. Mais ces témoignages sont
innombrables;bien plus ,ils sont l'Écriture toute
entière»17. Luther affirme nettement que l'homme ne peut agir et
décider par lui-même ;en accord avec les Épîtres de
Paul,ce ne sont pas les oeuvres qui justifient mais la foi,et celle-ci vient de
Dieu. Cette conception caractéristique du protestantisme,peut être
mise en parallèle,toutes choses égales par ailleurs ,avec les
vues propres à Schopenhauer sur l'éthique :La morale du
philosophe n'est pas prescriptive;les bonnes actions ne sauraient contribuer en
rien à la négation de la Volonté,au contraire ,on pourrait
y trouver un moyen de flatter l'ego. Quand l'apôtre déclare «
il n'y pas un juste ,pas un seul »18 ;c'est bien pour remettre en place la
vanité humaine et Schopenhauer,quant à lui,déniche
l'affirmation de l'ego sous les apparences de la bienfaisance : «
derrière toutes les oeuvres vertueuses,secrètement dans le
recès le plus intérieur,l'injustice est assise au gouvernail
»19 Ce n'est pas le sujet qui décide de son salut,mais c'est la
Volonté seule qui décide de se libérer d'elle-même.
Selon le philosophe ,l'invention du libre arbitre,vient comme une façon
d'empêcher Dieu d'endosser la responsabilité du mal : « Si en
effet une mauvaise action provient de la nature,c'est à dire de la
constitution innée de l'homme,la faute en est évidemment à
l'auteur de cette nature. C'est pour échapper à cette
conséquence que l'on a inventé le libre arbitre »20.
Schopenhauer, se félicite par ailleurs de constater que St
Augustin,n'a accordé à l'homme le bénéfice du libre
arbitre seulement avant le péché originel et que depuis,son salut
ne peut venir que par la grâce de
Dieu : « ..devenu la proie du péché,il n'a
plus à espérer son salut que de la
prédestination et de la rédemption,ce qui s'appelle
parler en vrai Père de l'Église »21.
Mais c'est surtout sur la plan de l'argumentation purement
logique,que Schopenhauer entend bien prouver que notre existence est soumise
à la nécessité,et pour ce faire,il se range sans partage
,du côté de ses prédécesseurs, Hobbes et
Spinoza,pour lesquels, la volonté de l'homme n'est qu'un rouage de la
« mécanique »naturelle. Comment éviter de parler de
l'exemple si fameux de Spinoza,celui de la pierre lancée qui se
croît libre simplement parce qu'elle est consciente de son vol : «
Concevez maintenant que cette pierre,tandis qu 'elle continue de se
mouvoir,soit capable de penser..Il est clair qu'ayant ainsi conscience de son
effort..,elle se croira parfaitement libre et sera convaincue qu'il n'y a pas
d'autre cause que sa volonté propre qui la fasse
persévérer dans le mouvement. Voilà cette liberté
humaine dont tous les hommes sont si fiers .Au fond elle consiste en ce qu'il
connaissent leurs appétits par la conscience,mais ignorent les causes
extérieurs qui les déterminent »22. Schopenhauer nous
précise que à l'instar de Spinoza ,Voltaire ,dans la seconde
moitié de sa vie revient sur son ancienne position et finit par nier le
libre arbitre : « Une boule qui en pousse une autre ,un chien de chasse
qui court volontairement et nécessairement après un cerf,ce cerf
qui franchit un fossé immense avec non mois de nécessité
et de volonté:tout cela n'est pas plus invinciblement
déterminé que nous le sommes à tout ce que nous fesons
»23 Schopenhauer utilise son érudition littéraire pour
montrer que les grands auteurs sont toujours sensibles à la force de
la
fatalité : « Destin,montre ta force nous ne disposons
pas de nous-mêmes;ce qui est décrété doit
être,et je m'abandonne à l'évènement »24.
L'essentiel de l'argumentation contre l'existence du libre arbitre se trouve
ici et va permettre par la suite de développer la conception de
Schopenhauer sur la destinée et la liberté comme acte pur de la
volonté.
L'autre auteur préféré de
Schopenhauer,Goethe dans son Iphigénie,montre l'impossibilité de
revenir sur ce qui a été fixé d'avance : « Arcas :-il
est temps encore de changer d'avis
Iphigénie:Cela n'est plus en notre
pouvoir. »25
Malgré cette affirmation de la domination de la
nécessité dans le règne de le nature et celui de
l'homme,au fond ,Schopenhauer avoue avec Malebranche que « la
liberté est un mystère ».L'auteur du Monde loue Kant d'avoir
fait mention du caractère intelligible du sujet,aspect par lequel
l'homme est aussi la chose en soi. Notre responsabilité morale n'est
pas
seulement obligée du fait de la vie en
société,mais parce que en profondeur,nous ressentons que nous
sommes quelque part l'auteur de notre caractère et de notre destin.
Schopenhauer est un essentialiste et nos actes ne sont que l'expression de qui
nous sommes vraiment. Liberté et nécessité vont se
réconcilier dans la conception particulière du destin.
III,2 /Fatalisme transcendant.
Analogies entre le rêve ,la tragédie,le sens du
destin
La volonté dans la Nature est toute puissante dans le
système du philosophe ,et tout espoir de liberté semble
disparaître face à la lucidité inexorable du penseur ;plus
d'amour, de sujet,ni de libre arbitre. Pourtant,le cours d'une vie ne semble
pas toujours se dérouler en vain,il y a même peut-être un
message derrière le chaos insignifiant des événements;il y
a des voix émanant de la source profonde (la Volonté),elles ont
été entendues par Socrate ,Hamlet,Jeanne d'Arc,signaux d'un appel
impérieux vers l'accomplissement de quelque but ultime .Les
génies perçoivent l'essence des choses et leur vie se trouve
dédiée à son expression. Chaque homme à son niveau
est la Volonté elle-même et participe de son
Odyssée ,de son destin tragique,faire l'expérience
de qui elle est et finalement se nier. : « . .tout le monde visible n'est
que l'objectivation de la volonté,son miroir qui la conduit
jusqu'à la connaissance d'elle-même et même comme nous
allons bientôt le voir,jusqu'à la possibilité de sa
délivrance »26 C'est pourquoi chaque homme ,par quelques fils
invisibles se relie à la Volonté et « choisit »son
destin. Chez Platon,ce n'est pas la Volonté mais l'âme qui
décide d'une individualité et de la destinée qui va avec
mais la psyché est oublieuse et c'est justement pour ça qu'elle
effectue son parcours terrestre, et de la même façon,ce n'est pas
une décision consciente de l'individu qui produit la connaissance,mais
c'est l'affaire de la Volonté qui finit par se comprendre. Ainsi,le sens
du destin individuel est métaphysique et moral,reflet microcosmique de
la Volonté. Le sens profond du destin est plus difficile à
percevoir dans la vie
ordinaire : « Puisque le destin a tenu a ajouté la
dérision à la misère de notre existence,notre vie doit
contenir toutes les douleurs de la tragédie sans que nous puissions nous
prévaloir de la dignité des personnages tragiques;dans les plats
détails de la vie,nous devons être au contraire des personnages
comiques inévitablement niais »27 C'est la raison pour laquelle ,le
sens du destin pour Schopenhauer ,tel qu'il est traité dans la
Spéculation transcendante sur l'intentionnalité
apparente dans le destin de l'individu -Parerga et Paralipomena (1851),ne peut
prendre pleinement son relief que dans l'art de la tragédie : «
l'art est la mise en évidence de cette visibilité,la camera
obscura qui montre les objets sous un mode plus pur,permettant de mieux les
embrasser du regard et de les résumer,pour ainsi dire le spectacle dans
le spectacle,la scène sur la scène dans Hamlet »28 . Cette
façon de se pencher sur le problème du sens et de la
compréhension du destin n'est pas une affaire doctrinale pour
Schopenhauer et son essai consacré à cette question ne saurait
avoir le même statut que son grand ouvrage. Il n'en reste pas moins que,
au regard de « l'oeuvre »de la Volonté dans la nature,dans les
différents domaines touchant l'homme que sont l'amour, le sujet et
l'inconscient,la liberté,tout ceci peut être rapporté au
destin individuel et à la connaissance de soi. Dans cette
perspective,notre vie doit être élevée au rang d'oeuvre
d'art dramatique ,réconciliant ainsi notre nature profonde et le cours
de notre vie : « ..est-il possible qu'il y ait un désaccord total
entre le caractère et le destin d'un homme?Ou
alors,considéré pour l'essentiel,chaque destin s'accorde-t-il
avec chaque caractère?Ou bien enfin,une nécessité
secrète,inconcevable,comparable à l'auteur d'un drame
agence-t-elle toujours les deux en les accordant l'un à l'autre?
»29. Le personnage d'Anne boleyn incarne très bien la conversion de
la Volonté face à la tournure impitoyable que peuvent prendre les
événements d'une vie. C'est certainement la personnalité
brillante,le caractère bien trempé et l'ambition qui tout
à la fois ont causé le succès et la perte,d'une reine aux
« cent jours »qui passe de la courtisane à la
renonçante alors qu'elle est condamnée injustement à mort.
Depuis son cachot,elle n'endurcit pas son coeur mais au contraire ,elle
dépose avec grâce le fardeau de l'existence et ainsi
allégée ,pardonne au roi, son mari accusateur,et finit par
plaisanter avec son bourreau. Personnage historique et de légende,sa
dimension tragique fait d'elle un sujet bien présent dans la culture
européenne et notamment du Henri VIII de Shakespeare. La tragédie
fascine certainement car elle exprime avec force le paradoxe de la vie humaine.
Alors même que se laisse voir au grand jour la folie du
vouloir-vivre,s'offre la possibilité d'en sortir : « La
tragédie nous présente la douleur sans nom,la misère de
l'humanité,le triomphe de la méchanceté,l'empire narquois
du hasard et la chute irrémédiable des justes et des
innocents:voilà qui nous indique de la manière la plus insigne la
nature du monde et de l'existence. Ce qui se révèle ici sous un
jour effrayant,c'est le conflit de la Volonté avec
elle-même,déployée dans sa
plus grande perfection au plus haut degré de son
objectité »30 Schopenhauer énonce les trois traits majeurs
du conflit tragique:L'extrême méchanceté,comme dans
Macbeth,Richard III de Shakespeare;et le destin aveugle dans OEdipe roi de
Sophocle,Roméo et Juliette toujours de Shakespeare. Les autres
tragédies mettent plutôt en scène le cours
« ordinaire » du conflit des volontés.
Schopenhauer cite le Faust de Goethe,le Cid de Corneille et aussi Hamlet de
Shakespeare. Il y a quelque chose dans la tragédie qui nous touche
profondément,message du caractère inexorable et profond du destin
,offrant une compréhension intuitive dont le rêve aussi est
porteur. L'analogie qui existe entre la vie,le rêve permet de penser le
destin comme nue mise en scène dont nous sommes au fond les auteurs
,mais sans le savoir consciemment. Nous attendons des songes et des oracles,
des promesses futur de bonheur mais ce n'est pas leur véritable message
pour Schopenhauer. Il cite Sénèque « les destins conduisent
une volonté docile;ils entraînent celle qui
résiste »31;ainsi nous allons plutôt apprendre
à nous connaître en faisant l'expérience de
l'échec,lequel va nous conduire à réviser nos choix et
à occuper une place conforme à notre caractère. A l'image
de la Volonté,à la fois complétement métaphysique
et insondable,mais aussi parfaitement concrète en tant que vouloir
vivre,le destin a son siège « dans les étoiles
supérieures »,nous dit l'auteur en citant Paracelse,mais il est
surtout le lieu où s'opèrent les renoncements nécessaires.
Les héros de la tragédie sont ceux qui quittent cette vie sans
regrets et pour eux tout semble
accomplit : « Nous voyons ainsi dans la tragédie que
les personnages les plus nobles,après une longue et douloureuse
lutte,finissent par renoncer tant aux buts qu'ils poursuivaient jusque
là avec tant de véhémence ,qu'aux plaisirs de la vie,ou
quittent la vie elle-même et de plein gré et avec joie:ainsi le
prince Constant de Calderón;ainsi Gretchen dans le Faust;ainsi Hamlet
que son Horatio suivrait volontiers,..:ils meurent tous purifiés par la
souffrance,.. »32 . Le rêve,bien compris, est une mise en
scène personnelle de nos vrais aspirations,et il en est ainsi pour notre
destin particulier mais cela n'est pas saisi au premier coup d'oeil,notre ego
souhaiterait plutôt le contraire : « ..de même que chacun est
le directeur caché de son propre rêve,,de même ce destin,qui
gouverne le cours effectif de notre vie,provient en définitive de cette
Volonté-là qui est proprement nôtre. Pourtant,là
où elle est apparue comme destin,elle a agi à partir d'une
région située bien au delà de notre conscience
représentante individuelle..Par conséquent,notre volonté
empirique est souvent amenée à combattre avec la plus grande
violence cette Volonté-là ,nôtre aussi ,qui se
représente à nous comme destin ..»33. Paradoxe
et mystère de l'individu,réduit à néant par les
étroits conditionnements et cependant appelé au plus haut destin
métaphysique. Cette lecture du destin ,pourrait être
appliquée à la vie de Schopenhauer lui-même;ces
échecs professionnels et amoureux,le bénéfice d'une rente,
lui auront permis de se consacrer pleinement à la réalisation de
son oeuvre .En accord avec la situation donnée, le philosophe ne s'est
jamais départi de sa vision hiérarchique et
élitiste;l'humanité n'a aucun sens historique et les
réalisations techniques et scientifiques n'ont qu'une importance
mineure. Seules les oeuvres d'art et la philosophie trouve grâce à
ses yeux,tout au moins à leur sommet ,dans les réalisations du
génie,dont la connaissance de l'essence même des choses permet un
dépassement au moins temporaire de la nature et de la Volonté.
C'est ainsi que l'étude du sens du destin chez le philosophe,trouve son
modèle dans la personnalité du génie,dans l'aberration
tragique de l'être voué à la connaissance,dont la
capacité visionnaire n'en égale pas moins la fragilité
psychologique et l'inadaptation.
Grandeur et misère du génie .
Le génie révèle un mode de connaissance
pur,au delà de la raison intéressée et de la tyrannie de
la Volonté. De ce fait, l'oeuvre d'art n'est pas vraiment
intéressante par elle-même ,mais bien plutôt par le type de
changement qualitatif qu'elle produit à la fois sur l'acteur et le
spectateur. Toute l'esthétique de Schopenhauer repose sur cet
étroit rapprochement entre contemplation et création,artiste et
amateur,sujet et objet dans l'acte de connaître : « Ce que nous
connaissons de la sorte,ce sont les Idées des choses à travers
lesquelles s'exprime maintenant un savoir supérieur à celui qui
ne connaît que les simples relations. Nous aussi nous sommes alors
affranchis des relations pour devenir le pur sujet de la connaissance. Or ce
qui par exception provoque cet état,ce sont des processus physiologiques
internes qui épurent et élèvent l'activité du
cerveau au point de susciter une soudaine montée de cette
activité. »34
Le génie est donc bien investi d'un rôle ultime
,d'une véritable mission consistant à apporter au monde une
connaissance d'une « autre
dimension ». Schopenhauer cite un extrait de la
poésie de Lord Byron afin d'illustrer ce moment de la connaissance
où l'homme devient le monde et vice versa,instant où tout semble
se justifier et s'apaiser : « Je ne vis pas en moi-même,mais je
deviens une partie de ce qui m'entoure;et pour moi Les hautes montagnes sont
une émotion . »
Le génie nous fait partager un instant
d'éternité,en dehors de l'utilitaire ,du
machinal,de la répétition aveugle et
mortifère. Intuition des essences,la faculté géniale qui
dépasse la raison ne saurait être l'affaire d'une maîtrise
technique et Schopenhauer de préciser que le génie ne s'apprend
pas .A la différence de l'homme de talent qui répond très
bien aux goûts et aux attentes de son époque,le génie est
en décalage et son oeuvre intemporel. Le paradoxe du génie c'est
qu'il se distingue de « l'homme fabriqué en série »mais
qu'en même temps,en lui la volonté s'efface pour laisser place
à la connaissance. Il est à l'opposé de la forte
personnalité charismatique et mondaine;il garde plutôt les traits
de l'enfance,exprimant en toute liberté la joie gratuite et ludique de
la pensée théorique et imaginative : « Chaque enfant est
réellement un génie,et chaque génie est pour ainsi dire
un
enfant »35. On retrouve chez le philosophe le thème
évangélique de l'enfant élu et aimé
.L'allégorie religieuse est utilisée pour désigner
l'élection du génie et Schopenhauer parle des sutures du
crâne ,mystérieux chiffre de Brahma grâce auquel peut se
lire la vocation particulière d'un homme. L'auteur du Monde est
plutôt favorable à l'existence de signes du destin,lisibles
même dans la physionomie particulière au génie:petite
stature et prépondérance cérébrale ,allure
éthérée qui contraste avec la lourdeur de l'homme
ordinaire .Curieusement,le génie est animé par un volonté
véhémente, excentrique, la contemplation est le fruit d'une
activité nerveuse et cérébrale intense. Tout homme a peut
-être son « démon » qui le guide ,ce qui fait l'objet de
son essai rencontré plus haut Spéculation transcendante sur
intentionnalité apparente dans le destin de
l'individu ,mais c'est particulièrement vrai du
génie : « Le génie nous renvoie à la dimension
transcendante de la Volonté toute puissante qui oeuvrerait à
l'accomplissement des dons exceptionnels de l'élu »36. La vie du
génie est elle-même l'oeuvre d'art,mise en scène d'une
destinée tragique qui est celle de la Volonté même;hormis
les joies de la création ,le génie souffre d'un déficit de
sens pratique car son énergie est tournée vers des buts plus
élevés. Il incarne parfaitement le drame du déchirement de
la Volonté. Sa sensibilité raffinée l'expose à
ressentir plus durement les difficultés de la vie .En tant
qu'héritier ,Schopenhauer n'aura pas à lutter pour gagner sa vie
mais il n'en sera pas moins exposé au dédain des hommes pour sa
personne et son oeuvre philosophique. Le thème du génie,en soi
,n'est pas très original,car de tous temps on a souligné la
grandeur et la misère de l'être théorique ;ainsi le
trébuchement du philosophe raillé par la servante de Thrace,la
condamnation de Socrate,et plus récemment l'éblouissant pathos de
Van Gogh. Surtout ,le génie est la figure romantique par
excellence,l'être assoiffé d'absolu en complet
décalage ici-bas,cherchant asile et refuge dans l'Orient
éternel .Les romantiques allemands font sans cesse
référence à une Inde mythique,à la puissance
évocatrice,incantatoire du sanskrit. L'art génial nous fait
passer de l « 'autre côté du miroir » ,l'existence par
delà la volonté,peut-être une anticipation sur la mort. La
musique est au delà du sens,elle est le chant de la Volonté
elle-même,et ineffable en tant que telle. Il existe cependant une
étape encore au delà de l'esthétique pour Schopenhauer
,représentée par la sainteté, mais envisagée sous
son aspect ascétique et quiétiste .Le système de
Schopenhauer se veut complet et à ce titre peut-on encore bien parler de
philosophie,seulement aimer la sagesse et tendre vers elle? De son propre aveu,
Schopenhauer a bien le sentiment d'avoir résolu l'énigme du
monde,et pense que son travail peut simplement être
complété d'un point de vue documentaire. Sagit-il d'un
ésotérisme ,du sens intérieur et secret de la mystique
universelle,d'une gnose ?
III, 3/ Une gnose libératrice mais
limitée
la parenté avec le gnosticisme.
Schopenhauer est fameux pour son pessimisme que l'on juge souvent
provoquant et méchant,faisant de lui un misanthrope
neurasthénique,une figure du ressentiment. De ce fait,nous oublions de
voir le courage et l'audace que comporte en elle, l'idée d'une possible
remise en question de la valeur de la vie elle-même. Descartes
s'était demandé si nous n'étions pas la proie d'un mauvais
démiurge et de cela,les anciens gnostiques de l'antiquité en
étaient intimement convaincu. Mouvement plutôt atypique,qui s'est
plutôt fait connaître par ses détracteurs,étant par
nature une tradition orale et secrète , il se trouve au carrefour de
plusieurs influences,le gnosticisme représente une tentative de conjurer
et de vaincre le mal;lequel n'est pas accidentel mais bien consubstantiel
à la création. Schopenhauer partage avec eux un pessimisme
radical qui dont il a pris connaissance par l'intermédiaire de
Clément d'Alexandrie,père de l'Église et farouche opposant
des gnostiques : « Ce livre(livre III des Stromates Clément),est
dirigé contre les gnostiques,qui enseignèrent précisement
le pessimisme et l'ascèse,notamment l'enkrateia(l'absence de toute
espèce et satisfaction sexuelle) »37. Schopenhauer partage les vues
d'un des maîtres du gnosticisme concernant l'incompatibilité de
l'Ancien et du Nouveau testament. En effet ,le premier se distingue par un
historicisme,un attachement à un peuple et une terre élus ,en
contradiction avec la révélation de Jésus dont le royaume
n'est pas de ce monde. Du reste ,la
plupart des gnostiques,estiment que ce sont eux les
chrétiens authentiques,car le sauveur est venu précisement nous
inciter à nous détourner du monde et de la création. La
cosmologie gnostique peut-être fort complexe et fantaisiste avec ses
cieux multiples,sept sphères gardées par des archontes,dieux
jaloux qui retiennent les âmes prisonnières du monde crée
inférieur. Ce qu'il faut retenir,c'est que le gnostique ne se sent pas
dans son élément dans le monde manifesté,qui est le
produit d'une déchéance, et qui comme tel ,nous expose à
la souffrance : « le monde est un repaire de bêtes sauvages »
et aussi « l'angoisse et la misère accompagnent l'existence comme
la rouille couvre le fer »38. Il faut néanmoins tenir compte du
contexte historique et de l'oppression sociale qu'ont pu connaître les
gnostiques de l'époque:mutation de l'empire romain et formation d'une
église chrétienne officielle et concrète. Le gnosticisme
possède aussi son génie,son élu,son être spirituel
prédestiné à recevoir l'initiation et la
délivrance. La connaissance consiste justement à
reconnaître l'étincelle divine en nous et à la
libérer;sans principe semblable chez Schopenhauer,mise à part
l'image de « l'oeil du monde »,on peut se demander comment est
possible la connaissance dans ce cas? La grande originalité d'un certain
gnosticisme,réside dans son dépassement de la morale;fort d'une
connaissance « secrète »qui le situe à part d'un monde
mauvais,l'initié doit aussi être par delà le bien et mal.
Cet antinomisme a été érigé en système par
Carpocrate et ses disciples : «:si le commun des mortels est obligé
de plonger dans toutes sortes d'existences avant d'épuiser sa
dette,l'homme supérieur lui se sauve en accomplissant du premier coup
toutes les actions..Le Carpocratien ira plus loin que Jésus dans la voie
de l'affranchissement:il s'affranchira de toute loi humaine,foulera aux pieds
la distinction du bien et du mal »39. Sur ce point ,Schopenhauer reste
parfaitement classique et n'exploite pas toutes les ressources que son
système pouvait offrir et reste prisonnier d'une morale de la
pitié et de la compassion ;seul Nietzsche tentera d'approcher la
périlleuse contrée de l'amoralisme. Sur un plan
gnoséologique ,le mystère de l'objectivation de la Volonté
reste entier. Le Monde témoigne que Schopenhauer est un remarquable
« chroniqueur » de la vie et des hommes mais finalement ,il n'est pas
en mesure de donner une réponse ultime(il ne peut franchir l'interdit
kantien) : « Après toutes mes explications,on pourrait par exemple
demander encore:quelle est l'origine de cette volonté,qui est libre de
s'affirmer,affirmation dont le phénomène est le monde,ou de se
nier,négation dont le phénomène nous est inconnu? Quelle
est la fatalité,située au delà de toute
expérience,qui a acculé cette
volonté à l'alternative hautement contrariante
où elle doit se
phénoménaliser comme monde dominé par la
souffrance et par la mort,soit nier sa propre essence?Ou encore:qu'est-ce qui a
poussé la volonté à quitter le repos éternellement
préférable du néant bienheureux ? »40 Schopenhauer ne
parvient pas à trouver la réponse que seule
certainement ,dans ce cas,peut être apportée par
l'expérience mystique,une expérience spirituelle qui se passe
bien entendu des concepts de Dieu et de l'âme. La certitude de le la
valeur de l'expérience intérieure repose sur le témoignage
des mystiques : « C'est ici que la mystique procède positivement,et
au delà de ce point,il n'y a donc plus rien d'autre que la mystique
»41 et Schopenhauer de citer les pages de la littérature
spirituelle universelle,des Upanishads à Saadi en passant par Boehme.
Mais c'est surtout dans le bouddhisme et le quiétisme qu'il trouve
l'expression la plus parfaite de sa doctrine de l'affranchissement de la
volonté : « Et dans le Manuel of Buddhism de Spencer Hardy,p258,le
Bouddha parle ainsi:mes disciples rejettent la pensée que ceci est
« je»ou ceci est « mien »Mais de façon
générale,si l'on fait abstraction des formes suscitées par
les circonstances extérieures,et que l'on va au fond des choses,on
trouvera que Shâkyamuni et Maître Eckhart professent la même
doctrine.. »42. Les ascètes et les mystiques de toutes les
traditions illustrent la doctrine de la négation de la volonté
mais Schopenhauer ne passera pas sa vie dans la pure contemplation. Il est
aisé d'oublier ou de méconnaître qu'il existe un jeune
Arthur d'avant le Monde,et qui pourtant,vit l'intensité d'une
expérience intérieure qui va conditionner certainement toute se
vision ultérieure .
La conscience meilleure .
.Le « but » de la vie est entraperçu mais semble
inatteignable ,ainsi dans une note de Weimar en 1815: « Pour participer
à la Paix de Dieu (c'est à dire pour le surgissement de la
conscience meilleure)il est exigé que l'homme cet être accidentel
,fini, de rien,soit quelque chose de tout autre,qu'il ne soit plus du tout mais
conscient de lui en tant que quelque chose de tout autre...c'est le pas
difficile,la tâche insoluble dans la vie et résolue seulement par
le secours de la mort -qui en soi résout non la folie mais le
phénomène de celle-ci, le corps ».43 Schopenhauer ,un peu
plus tôt a cependant nettement conscience que l'expérience
mystique est ce qui s'offre à l'homme afin de l'emporter hors de la
finitude : « En nous tous est en effet présente une faculté
mystérieuse et merveilleuse,celle de nous retirer dans la partie la plus
intime de nous-même,hors de l'altération qu'implique le temps,et
de recouvrer notre ipseité après l'avoir
dépouillée
de tout ce qui est venu s'y ajouter de l'extérieur,afin
d'intuitionner l'éternel en nous.. »44 A ce moment là ,le
philosophe parle d'intuition intellectuelle ,philosophie et mystique se
conjuguent comme l'expression la plus achevée de l'expérience
humaine,l'objectivation de la Volonté débouchant sur
l'étonnement dans sa plus grande pureté théorique,et sur
ce que Schopenhauer appelle alors « la conscience meilleure ».Cette
connaissance si illuminante soit-elle ,ne saurait être
érigée en méthode régulière d'accès
au suprasensible,une incursion dans l'inconnu,une irruption dans un monde
intemporel et non -ordinaire. Schopenhauer s'oppose sur ce point aux
philosophes Fichte et Schelling,qui souhaiteraient « apprivoiser
»cette conscience meilleure ,et de ce fait,la ramener au simple rang de la
conscience empirique. Dans son commentaire de Philosophie und religion(1804) de
Schelling,Schopenhauer montre sa fidélité à la critique
kantienne en affirmant que l'entendement ne peut avoir le privilège de
connaître l'Absolu : « ..là où il (Schelling) devrait
dire : « ici commence le domaine de l'entendement et là celui de la
conscience meilleure »,il écrit à la place,par exemple, p 62
: « En Dieu ,le sujet est l'objet,l'universel est le particulier
»,propositions que l'entendement ne parvient jamais à
penser.. »45 et de la même façon , «
Fichte a continué à tenir les lois de l'entendement pour absolues
»46 .Les écrits de jeunesse de Schopenhauer montrent que le
philosophe a fait une expérience métaphysique
déterminante,révélation d'une conscience différente
de celle du monde ordinaire , empirique,de ses limites et de sa finitude :
« Mais la conscience meilleure en moi m'élève à un
monde qui ne connaît ni personnalité ni causalité,ni sujet
ni objet. Mon espoir et ma foi ,sont que cette conscience meilleure
(supra-sensible ,supra-temporelle) devienne la seule »47 . C'est bien dans
cette expérience mystique non-duelle que Schopenhauer va trouver toute
l'intuition de son grand ouvrage car la révélation de la
possibilité d'une conscience supérieure renvoie du même
coup à l'irréalité et à l'absurdité de ce
monde. A partir de ce moment décisif de sa vie intérieure,le
penseur va se consacrer à la philosophie et ne dévient pas un
saint et un pur contemplatif. Il sait le travail qui lui revient et la
tâche à accomplir. A la fin de cet ouvrage tardif,Les aphorismes
sur la sagesse dans la vie,publié la première fois à Paris
chez Alcan en (1887),Schopenhauer termine l'ouvrage sur une interrogation,celle
qui l'aura motivé toute sa vie et qui est l'essence même de
l'interrogation métaphysique : « ..c'est de l'Orcus que tout
vient,et c'est là qu'a déjà été tout ce qui
a vie en ce moment:si seulement nous étions capables de comprendre le
tour de passe-passe par lequel cela se pratique!alors tout
serait clair ».48 Le philosophe ne parvient pas à une
sagesse absolue et les Aphorismes est un livre sur l'art de vivre ,un retour au
sens commun,presque au bon sens populaire .Schopenhauer y vante les
mérites de la gaieté,de la santé et de l'importance de la
condition physique ,de la prépondérance de ce que nous sommes sur
ce que l'on a,de la valeur des loisirs intellectuels .Sagesse et
destinée convergent ; tout dépend de notre nature car le milieu
n'exerce pas ,sur notre caractère immuable,une influence
déterminante. Si la bonne nature peut avoir sa petite part de
bien-être ,Schopenhauer nous rappelle au début de cet ouvrage que
la vie n'est pas faite pour le bonheur.
Conclusion.
L'originalité de la philosophie de Schopenhauer c'est
d'être capable d'associer une vision matérialiste de la nature et
de l'homme avec une métaphysique qui a pour moteur la Volonté,le
vouloir vivre,dont l'origine est intemporelle et insondable. Pourtant,rien
n'est plus aisé de constater son omniprésence,en nous ,dans tous
les règnes de la nature et au delà,dans les forces les plus
élémentaires .Cette constatation,aussi simple qu'elle paraisse
à première vue,requiert cependant un éveil
préalable à la philosophie et dans l'idéal bien sûr
,l'assimilation de la « juridiction » kantienne de façon
à ne pas verser dans une métaphysique impossible. Mais c'est
avant tout le destin tragique qui lui est imparti qui pousse l'homme à
philosopher; « sommet » de l'objectivation de la Volonté,il
est celui qui est le plus conscient,la vie qui se retourne sur elle -même
;celui aussi qui sait qu'il va mourir, se confrontant ainsi à l'instant
décisif du choix entre perpétuer le vouloir ou en finir pour
être libre. Le Monde comme volonté et comme représentation
est l'expression d'une double polarité omniprésente dans la
nature,fondant justement la métaphysique de l'amour sexuel,mais aussi
d'un paradoxe:Si la Volonté avait l'intention de se connaître
alors elle ne serait plus insensée et le monde ne serait pas un champ de
bataille . La Volonté parvient à se connaître sans l'avoir
voulu,c'est une finalité sans fin. La métaphysique de
Schopenhauer ne parle pas d'une force omnisciente ce qui reviendrait à
Dieu. C'est bien en l'homme que tout se joue,l'affirmation la plus
éclatante de la Volonté,la possibilité de dire un oui
éternel comme le surhomme nietzschéen,ou la négation du
saint et la libération à l'égard de l'exigence vitale. La
philosophie de la Volonté est la révélation de tout un
arrière plan qui conditionne la pensée humaine:les vues de
Schopenhauer sur la sexualité font de lui un penseur toujours
actuel,à la fois proche de la psychologie
évolutionniste et des conceptions freudiennes. Le sujet
fait véritablement problème dans ce système,et par
là sa contre partie,autrui. L'ego est à la fois noyé dans
le déterminisme naturel,fabriqué en série,ou alors ,il
touche au sublime dans le génie et tente d'échapper à la
tyrannie de la nécéssité. Le traité sur la
destinée ,laisse à penser que tout un chacun a malgré tout
droit à sa bonne étoile,laquelle cependant,nous guide vers la
libération et non pas vers la prospérité terrestre. Les
complexités de l'existence et la marche vers leur issue, font l'objet
d'une représentation archétypale dans le tragédie
;laquelle constitue vraiment la mise en scène de la philosophie de
Schopenhauer,l'allegorie sublime des démêlées de la
Volonté avec elle-même. Cette philosophie se rapproche sur le fond
du gnosticisme des premiers siècles du christianisme;cette vie n'a pas
été crée dans une intention bénéfique et
l'ascèse doit consister à échapper aux pièges
innombrables tendus par le mauvais démiurge. Faux semblant de la morale
également qui fait le jeu de cette existence incarnée .Sur ce
point,Schopenhauer restera dans une morale de la pitié et n'aura pas
l'audace d'un renversement de toutes les valeurs prônée par
certains adeptes de la gnose et par celui qui fût son plus illustre
lecteur ,Friedrich Nietzsche.
Mais avant cela,Nietzsche qui n'est pas en phase avec la
civilisation bourgeoise et positiviste de son temps,voit en Schopenhauer le
libérateur ,le prophète d'une religion de l'art et du
génie et partage cette passion avec le musicien Richard Wagner. En quel
sens peut-on parler d'une postérité de Schopenhauer? Les
disciples directs tels Frauenstadt et Lindner n'auront pas une très
grande influence sur la vie philosophique et culturelle et restent dans l'ombre
du maître. Pierre Crépon,dans son article du Cahier de l'Herne
consacré au philosophe,insiste sur le fait que Nietzsche emploie le
« nous »dans les considérations inactuelles,pour
désigner une communauté de pessimistes. Dans cette «
confrérie »plus virtuelle que réelle ,Nietzsche puise la
force d'une inspiration pour faire face à ses contemporains mais La
naissance de la tragédie révèle déjà qu'il
ne partage pas vraiment le nihilisme de Schopenhauer,sa conception de
l'esthétique et de la tragédie. Plus tard ,il commettra
ouvertement le « parricide » et fera de son ex mentor une figure de
l'homme du ressentiment, « contre la vie et son ce fût » ;le
vouloir vivre devenant volonté de puissance .
Curieusement,nous devons la première traduction
française de Schopenhauer au roumain J.A
Cantacuzène(conseillé par le critique littéraire
Maiorescu), l'inspiration pessimiste de son compatriote,le poète Mihail
Eminescu,témoigne de l'accueil favorable faite à l'oeuvre de
Schopenhauer en Roumanie. Bien que Cioran, de son propre
aveu,n'aimait pas que l'on voit en lui un disciple de Nietzsche et
Schopenhauer,toute son oeuvre est l'expression d'un nihilisme que n'aurait pas
démenti l'auteur du Monde,Il semble en phase avec le sens philosophique
à accorder à la vision tragique. Cioran fait de la douleur ,un
guide sûr pour la compréhension de notre vie :« J'avais
essayer de montrer que la destinée individuelle ,en tant que
réalité intérieure,irrationnelle et immanente,ne se
révèle à nous qu'à travers la douleur,et que
celle-ci est la seule voie positive qui puisse mener à la
compréhension intérieure des problèmes personnels ».
Si l'écrivain roumain a lu Schopenhauer jeune,c'est plutôt une
affinité organique et constitutionnelle qui lie les deux penseurs,la
même expérience de la souffrance et de la maladie. Mais Cioran
cherchera plutôt une forme de libération dans l'intensité
du vécu,le « dionysiaque » que le renoncement.
. La lecture de l'oeuvre de Schopenhauer peut certainement nous
aider à nous consacrer à l'essentiel à défaut
d'atteindre le nirvana. Arriver au bout de la volonté n'est -ce pas un
peu ce que disait Freud à propos de l'inconscient? Une entreprise qui
ressemble à
« l'assèchement du zyuderzee »,être
condamné à toujours recommencer.Admettre que le bonheur n'est
surtout pas un dû ,n'est-ce pas accéder à la
maturité ? La philosophie tragique peut certainement nous enseigner une
forme de résilience. Rouvrir le Monde,c'est en tout cas,retrouver la
possibilité de philosopher.
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Stanek et Marianne Dautrey Folio Gallimard 2009.
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Jacques Lacan:-Au delà du principe de plaisir,
séminaire « les formations de l-inconscient »Paris Seuil
1957.
Cantacuzène revue par Richard Roos PUF quadrige 1994
-Spéculation transcendante sur l'intentionnalité
apparente dans le destin de l'individu traduction,introduction et notes de
Marie -José Pernin Ségissement Paris Vrin 2009
Marie -José Pernin:-Nietzsche et Schopenhauer ,encore et
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L'Harmattan 1999
-Au coeur de l'existence la souffrance ? Paris
Bordas 2003
-Schopenhauer,le déchiffrement de l'énigme du
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-Alexis Philonenko:-Schopenhauer ,une philosophie de la
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Clément Rosset:-Schopenhauer ,philosophe de l'absurde,PUF
quadrige 1994.
-L'esthétique de Schopenhauer,PUF
quadrige 1989
Jean Lefranc:-Comprendre Schopenhauer,Armand Collin
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Alain Roger:-Le vocabulaire de Schopenhauer,ellipses 1999.
Le Cahier de l'Herne N°69 Schopenhauer,dirigé par
Jean Lefranc,Editions de l'Herne 1997
Sigmund Freud:-OEuvres complètes - psychanalyse - vol. VI
1901-1905 trois essais sur la théorie sexuelle Paris PUF 2003
-OEuvres complètes - psychanalyse - vol. XV 1916-1920
Inquiétante étrangeté et autres essais 1917 paris puf
2003
-Essais de psychanalyse : « Au delà du principe de
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-Sur l'histoire du mouvement psychanalytique (1914) Payot 1965
Otto Rank:-Le traumatisme de la naissance(1924) Payot 1976
-Volonté et psychothérapie(1926)Payot 2002
Théodule Ribot:-L'hérédité
psychologique Paris Alcan 1894 Le Senne:Traité de
caractérologie(1945)Paris PUF 1963
Lance Workman et Will Reader:Psychologie évolutionniste,
Deboeck editeur 2007
Emile Zola:Préface à la fortune des
Rougon,5ème edit Paris Charpentier 1875.
Friedrich Nietzsche:La naissance de la
tragédie(1872),Folio Gallimard 1977.
Elisabeth Pacherie: Action intentionnelle,volonté
consciente et libre arbitre Cours de philosophie cognitive Institut Jean Nicod
CNRS-ENS-EHESS ,Paris.2010.
Joëlle Proust: « Les mécanismes de la
volonté » Agir par soi-même Mensuel sciences humaines
N°175 Octobre 2006.
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