Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme( Télécharger le fichier original )par Yann Kergunteuil Université catholique de Lyon - Master 2 2006 |
2. Les premiers droits subjectifsL'enjeu est pour les franciscains de montrer qu'il est possible d'user des choses sans en être le propriétaire, et que cet usus facti peut être pleinement légitime. Jean XXII a porté un coup sévère à la doctrine franciscaine en montrant le paradoxe d'un usage des choses consumptibles sans propriété (Ad conditorem canonum - 1322). A titre d'exemple, nous sommes propriétaires de fait de ce que nous mangeons ; il est impossible de manger ce qui appartient à autrui, et d'affirmer simultanément que l'on n'exerce aucun droit sur ces aliments. Le pape étend son raisonnement aux Eglises et charges que l'Ordre gère sans limite dans le temps. L'usage permanent d'un bien, c'est-à-dire le droit, signifie que l'on en est le propriétaire. Puisque les biens auxquels les franciscains ont accès ne sont pas des prêts, ils en sont propriétaires. Manger, se vêtir, se voir reconnue la gestion d'une Eglise sans contrainte temporelle, c'est avoir la propriété. Ou alors ce concept même ne signifie rien. Ce retournement de la papauté contre l'Ordre s'explique par l'étendue de son patrimoine et de ses privilèges. Rapidement amassés, ils suscitèrent en réaction la jalousie des autres mouvements, justifiant a posteriori les railleries du Roman de la Rose2. 1 Bien que l'authenticité de ce mot ne soit pas certaine, elle rend compte avec efficacité de la nature de cette alliance : « O imperator defende me gladio et ego defendam per verbo ». 2 Le personnage de Faux-Semblant dénonce dans ce texte écrit vers 1290 ces moines prêchant la pauvreté : 57 La conceptualisation du droit exposée par Jean XXII est solide. Dénonçant la fiction juridique du XIIIe siècle, il pousse les frères mendiants dans leurs derniers retranchements. Ceux-ci n'ont d'autre choix que de modifier les paramètres initiaux de la réflexion juridique. Si les concepts hérités de l'Antiquité ne permettent pas aux moines de penser leur orientation de vie, c'est qu'ils sont erronés ou qu'ils n'ont pas été compris. Cette situation de tension conceptuelle illustre la propension de l'esprit humain à modifier le cadre du problème plutôt que de renoncer à ses certitudes. En science, c'est le cas du raisonnement par abduction qui consiste à identifier les causes d'un phénomène par variations successives des principes l'expliquant, jusqu'à élaboration d'une solution valable1. En morale, la conséquence détermine plus souvent le raisonnement que l'inverse. Puisqu'il est toujours possible d'argumenter pour ou contre une position éthique, c'est habituellement la rationalité qui se place au service des certitudes. Ainsi, pour sauver la pauvreté, clef de voûte de son Ordre, l'unique alternative est pour Ockham une redéfinition complète des concepts juridiques hérités de ses prédécesseurs. Ayant passé les trente premières années de sa vie à élaborer un système métaphysique propre, il y puise les ressources requises pour une telle entreprise. Le but d'Ockham est d'établir une définition du droit étrangère à la propriété. Il y consacre un ouvrage entier, désigné par ses successeurs comme l'Opus nonaginta dierum2. Pour montrer qu'il est légitime de séparer l'usage de la propriété en matière de choses fongibles, il identifie une source nouvelle au droit. Pour la papauté, le droit (jus) est une part que le souverain, et, au-dessus de lui, le souverain pontife, distribue en vertu de la justice, de ce qui est juste (id quod justum est). Chaque droit est une concession pour une durée indéfinie, mais qui peut cesser à tout moment, si le bien commun l'exige. Ockham bouleverse cette approche en intégrant son concept de Dieu à la réflexion juridique. Alors que la tradition distinguait les sphères juridique et morale, confiant la « Et se font povre et si se vivent De bons morciaux délicieux, Et boivent les vins précieux; Et la povreté vont preschant, Et les grans richesses peschant... Et tous jors povres nous faignons... Nous sommes, ce vous fais savoir, Cil qui tout ont sans rien avoir ». Cf. http://fr.wikisource.org/wiki/Boccace. Michel Villey cite ce texte mais différemment (La formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 216). Nous n'avons pas trouvé trace de sa version. 1 Pas même en science, il n'existe de lecture objective des faits. Toutes réflexion est chargée de présupposés, « theory loaded ». Lire à ce sujet l'article décisif de Norbert R. Hanson, « Y a-t-il une logique de la découverte scientifique ? », dans De Vienne à Cambridge, L'héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, P. Jacob (Ed.), Gallimard, 1990. 2 C'est-à-dire l'oeuvre des 90 jours, durée supposée de sa rédaction, bien qu'il soit impossible de le vérifier. Il fut rédigé à la charnière des années 1332 et 1333. 58 première aux hommes et la seconde à Dieu1, la lecture ockhamienne de la Bible fait de Dieu une source de droit2. Le droit n'a plus une mais deux sources, ce qui implique une double définition du `jus'. Ockham distingue le droit dont Dieu est cause, le jus poli3, et celui que les hommes organisent, le jus fori4. Ces deux types de droit ont une nature commune. Pour le droit romain et thomiste, le droit était une licence dont le dépositaire pouvait à tout moment être privé. Pour Ockham, il est le fruit du décret d'une volonté humaine ou divine octroyant un pouvoir à un individu. Les droits du jus fori (dominium, jus utendi, usufructus) sont ainsi définis en terme de pouvoir. Le dominium est ce pouvoir attribué par une loi positive et pouvant être défendu en justice5. Faire du droit un pouvoir et non une permission renverse le rapport de force entre la société et l'individu. Nul ne peut plus être privé de son droit sans cause ou sans son consentement, ce qu'illustre la définition ockhamienne du jus utendi comme « pouvoir licite d'user d'une chose extérieure, dont on ne saurait être privé contre son gré sans faute ni cause raisonnable, sous peine de poursuite en justice de son adversaire »6. La nature même du droit entendu comme jus fori reconnaît à chaque individu le droit d'engager une procédure judiciaire. A supposer que le souverain interdise à quelqu'un de défendre son droit devant les tribunaux, ceci ne serait légitime que sous conditions. Le droit n'est plus un octroi de la société mais un pouvoir naturel de l'individu. Les conséquences de cette redéfinition des concepts juridiques fondamentaux apparaissent encore plus importantes dans le cas du jus poli. Le pouvoir provient alors de Dieu et est inhérent à tout homme. Ce droit est pensé sur le modèle de l'entrée de Jésus à Jérusalem : « Jésus envoya deux disciples en leur disant : «Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et un ânon avec elle ; détachez-la et amenez-les-moi. Et si quelqu'un vous demande quelque chose, vous répondrez : « Le Seigneur en a besoin », et il les laissera aller tout de suite»7 ». 1 Le Décalogue dit la morale, non le droit. Exode, XIX. 2 Voir le présent travail : partie II, chapitre I, section B, 1. 3 Polus, i, m., le ciel. 4Forum, i, n., a plusieurs significations. En l'occurrence, ce terme se réfère au forum romain, lieu des assemblées publiques et du règlement des affaires judiciaires ou commerciales. 5 « competit hominibus ex jure positivo, vel ex institutione humana », « potestas (...) vendicandi et defendendi in humano judicio » . Opus Nonaginta Dierum, éd. Goldast, in Monarchia, t. 3, p. 999. Cité et traduit par Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, p. 258. 6 « Jus utendi est potestas licita utendi re extrinseca, qua quis sine culpa sua, et absque causa rationabili privari non debet invitus, et si privet fuerit, privantem poterit in judicio convenire ». OND, ibid., p. 997. 7 Matthieu, 21, 1-4. L'édition TOB précise que « Seigneur » désigne ici Jésus, et qu'il s'agit de l'unique occurrence de cette évangile renvoyant au Fils, non au père. L'épisode est aussi relaté en : Marc, 11, 1-11 ; Luc 19, 28-40 ; Jean 12, 12-16. 59 S'il serait aux yeux d'Ockham hérétique d'affirmer que le Christ était propriétaire de quelque bien que se soit1, il n'en serait pas moins blasphématoire de nier que son usage des choses ait été légitime. Mais on ne peut reconnaître de droit du Christ sur les biens dont il usait qu'en le pensant comme jus poli. Par analogie, un décret divin nous garantit un accès libre aux biens nécessaires à la survie (nourriture, boisson, vêtements...). C'est un don personnel, comme en témoigne le personnalisme de l'Ecriture sainte chrétienne : « l'homme dont parle l'Evangile n'est pas seulement le genre humain ou telle espèce particulière, telle catégorie sociale ; il n'est pas seulement une part du groupe social, comme dans la Cité de Platon : Dieu porte amour à chacun des individus, comme un père aime distinctement chacun de ses fils et de ses filles2 ». Le Créateur fait de chaque individu le titulaire d'un droit particulier. Cette concession divine assure la subsistance de chacun tout en se situant en amont de la propriété. Le jus poli remplit en définitive toutes les exigences des ordres mendiants. Cette réponse à la papauté a été créée de toutes pièces. D'une part, les circonstances la justifient, d'autre part, elle est le fruit des réflexions d'un théologien dont la spécialité n'est pas plus le droit romain que le droit en général. Ockham n'a pas eu de formation particulière sur ces questions, auxquelles il a en plus été confronté dans un contexte polémique et non d'études. Son cursus a fait de lui un logicien certain que le langage est un outil au service de l'esprit, comme l'illustre son recours à la théorie de la suppositio dans la querelle des universaux3. Il n'hésite donc pas à modifier les définitions classiques du droit, allant à contre-courant des textes romains dont il ne s'inspire pas : « diffinitionem propriam dominii non legerunt in aliqua scriptura autentica4 ». Ockham s'appuie avant tout sur ses convictions religieuses et sur une exégèse littérale de la Bible. Et plus que tout, il appuie son Ordre dont l'existence même lui semble menacée. Cette réponse n'est-elle pas fragile ? Ce droit pour une personne d'user des choses dont dépend sa subsistance est flou. Comment définir par exemple la qualité de logis ou de nourriture nécessaire à la survie et susceptible d'un usus facti légitime ? Les cas litigieux envisageables ne manquent pas, les franciscains possédaient de fait beaucoup de privilèges et de biens, ce dans un 1 Ce point est un sujet de discorde majeur avec Jean XXII, ce dernier condamnant les vues d'Ockham en 1324 dans la bulle Quia quorundam citée plus haut. 2 Michel Villey, op. cit., p. 207. 3 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section B. 4 OND, op. cit., p. 999 (« On n'a lu de définition propre du droit de propriété dans aucun un texte authentique »). Les orientations de saint François n'étaient d'ailleurs pas pour inciter ses frères à l'acquisition d'une culture diversifiée : « J'avertis les frères et je les exhorte dans le Seigneur Jésus-Christ, qu'ils aient à se garder de tout orgueil, vaine gloire, envie, avarice, soucis et tracas de ce monde, médisance et mauvais esprit, et que ceux qui ignorent les lettres ne se mettent point en peine de les apprendre ». Deuxième Règle des frères mineurs, 10 § 7. 60 contexte de compétition entre ordres religieux. Mais la pratique n'est pas le but qui intéresse Ockham. Son objectif est métaphysique, il s'agit d'élaborer un raisonnement justifiant un statu quo juridique pour les statuts de l'Ordre. Dissocier jus poli et jus fori permet de distinguer le pouvoir d'user d'un bien (même consomptible) du pouvoir de le défendre au cours d'une procédure judiciaire1. Les franciscains renoncent au droit des tribunaux humains, mais pas au droit divin dont nul ne peut se délier. Cette polysémie du `jus' dégage un sens large du droit et permet aux frères mendiants de jouir de biens hors de son sens restreint, procédural, c'est-à-dire sans accéder à la propriété. La force d'Ockham est de forger une distinction juridique dont l'une des branches est inaccessible à l'arbitraire d'un souverain, empereur ou pape. Le jus fori procède de la convention, de la loi humaine positive établie « ex pactione2 ». Son contenu peut varier d'une société à l'autre et, en théorie, les franciscains pourraient choisir de le défendre ou non3. Ce droit relève en conséquence de l'avoir, à la différence du jus poli, fruit d'une décision du Créateur, et ancrée à ce titre du côté de l'être, dans la nature même de l'individu. Le Christ ne pouvait cesser de jouir de ses biens puisque c'est de lui-même que son pouvoir émanait. Le simple usage des commodités nécessaires à la subsistance est antérieur au droit humain. En amont, l'usage et Dieu. En aval, la propriété et les conventions des hommes. L'homme n'est pas créé imago dei4 que symboliquement, notre dépendance envers Dieu induit une proximité ontologique. Par le don du jus poli, Dieu attribue à certaines de ses créatures une parcelle de sa toute-puissance5. Pour la première fois dans l'histoire du droit, l'homme est décrit comme le titulaire de droits ne relevant pas d'une relation, d'un rapport objectif extérieur. Pour la première fois, l'individu est porteur de droits subjectifs. Les 1 Ce qui permet un accord, au moins théorique avec les écrits de saint François : « Je défends formellement, au nom de l'obéissance, à tous les frères, où qu'ils soient, d'oser jamais solliciter de la cour de Rome, ni par eux-mêmes ni par personne interposée, aucun privilège sous aucun prétexte; pour une église ou pour une résidence, pour assurer une prédication ou pour se protéger contre une persécution » ; Testament, § 25. Dans les faits cependant, on voit mal comment l'Ordre, jouissant en permanence de certains biens, pouvait suivre son précepte de pauvreté : « Les frères se garderont bien de recevoir, sous aucun prétexte, ni églises, ni masures, ni tout ce qu'on pourrait construire à leur intention, sauf s'ils ne font qu'y séjourner comme des hôtes de passage, des pèlerins et des étrangers, conformément à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la Règle » (Ibid., § 24). 2 OND, chap. 64, p. 1110 sq. 3 En théorie, c'est-à-dire si cela ne leur était pas interdit par l'un de leurs textes fondateurs : « Si dans une contrée on ne les reçoit pas, eh bien! qu'ils fuient dans une autre pour y faire pénitence avec la bénédiction de Dieu ». Saint François, Testament, § 25. 4 Genèse, I, 27 : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa ». Comme le souligne la TOB : « Dans les textes égyptiens, c'est le Pharaon qui est souvent appelé «image du Dieu», dans la mesure où il reflète la volonté de Dieu face au peuple. Le fait que l'humanité entière est créée «à l'image de Dieu» signifie une démocratisation de cette conception royale » (note r p. 66) 5 Genèse, I, 26 : « Dieu dit : «Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre !» ». 61 droits de l'homme sont nés, la morale et le droit se confondent pour en constituer l'arrière plan théorique que la modernité ne cessera dès lors de décliner. Cette naissance est paradoxale puisque son auteur n'eut ni conscience, ni l'intention d'y participer. Ockham n'écrivait pas pour défendre l'individu (surtout pas au sens moderne) mais pour protéger son Ordre. Il ne s'agit pas encore de ceux, beaucoup plus larges, que déclareront les textes du XVIIIe siècle. Cependant, en dégageant un droit du sujet, capable de concilier droit et absence de propriété, Ockham jette les fondements de la théorie juridique et politique moderne, trois cent ans avant Grotius et quatre cent cinquante avant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'influence du franciscain ne peut s'expliquer par l'écho, au demeurant confidentiel, de l'Opus nonaginta dierum. Ce sont les répercussions de son nominalisme qui la rendent intelligible1. Mais le rôle joué par Ockham quant à cet avènement n'est dû en rien au hasard et ne doit pas surprendre. La métaphysique nominaliste devait générer tôt où tard des droits subjectifs au regard de ses présupposés. D'abord, en prenant le parti du singulier dans la querelle des universaux, elle fait de l'individu la seule réalité substantielle non contradictoire. Ensuite, elle ne lui oppose pour altérité réelle qu'un Dieu tout-puissant avec lequel un lien personnel est établi. Voir dans le sujet l'unique réceptacle possible de droits est la continuité logique de ces axiomes, ultime étape avant de faire du sujet la source même du droit. Bien qu'il prétende ne réinterpréter les doctrines antiques et canoniques que pour mieux les défendre, Ockham est en rupture avec l'ensemble des thèses juridiques de ses prédécesseurs. Pour Aristote, le droit (to dikaion) est l'objet de la justice (dikaiosunè). Celle-ci, qu'elle soit relative au monde (justice générale) ou à la Cité (justice particulière), ne peut se penser hors d'un rapport adéquat entre plusieurs entités2. A différents degrés, l'hybris du héros tragique et le vol du petit délinquant ont pour trait commun d'être une remise en cause de l'harmonie d'un tout. Pour rétablir l'équilibre, le juge détermine le droit des parties en litige en effectuant un strict partage des droits et devoirs civils de chacun. Selon la formule consacrée, il s'agit de rendre à chacun le sien : « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens3 ». Par conséquent, le droit n'est pas fait pour tous. Un rapport n'a de sens que si ses termes peuvent être liés. Le droit concerne donc le citoyen, non l'esclave, qui est pour sa part hors du droit. De même, il n'est pas le même pour tous. La part qui me revient dans le tout (Cité, cosmos) est proportionnelle à la valeur 1 Voir le présent travail : partie II, chapitre II, section B. 2 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 1. 3 « La justice est une volonté constante et durable d'attribuer à chacun son droit ». Ulpien, Digeste, I, I, 10 (Libro primo regularum). 62 de mes actes. Enfin, le droit est objectif, il est déterminé par l'observation de la nature, par la jurisprudence, et n'est pas ce qui est donné mais confié par le tout à l'une de ses parties. Ce réalisme juridique se retrouve chez saint Thomas, bien plus fidèle au Stagirite que ne l'est Ockham. Le droit existe dans le monde et c'est la mission du souverain et du juge que de le rechercher dans leurs rapports respectifs avec les sujets et entre les parties du litige. A la différence des autres vertus comme le courage ou la prudence, qui ordonnent l'homme par rapport à lui-même, la vertu de justice l'ordonne à autrui1. Elle ajuste entre eux les éléments d'un ensemble. L'idée d'un droit subjectif est donc contradictoire puisque c'est uniquement après une distribution qu'il est possible d'être investi d'une puissance. Ockham ne peut que renverser ces raisonnements. La dénégation de toute réalité ontologique à la relation est une pierre angulaire de sa philosophie rendant inconcevable une théorie juridique fondée sur des rapports entre les hommes. Si le juste social ne disparaît pas du champ juridique, il passe au second plan puisque les familles, les villes, et même le monde, n'ont pas d'essence propre mais sont des composés de substances2. La justice ne peut plus espérer trouver le droit dans l'immanence et la jurisprudence n'est plus en mesure de dévoiler l'essence de la justice. Il faut changer de méthode, et c'est le but que se fixe Ockham en rédigeant ses lettres et ouvrages contre Jean XXII. Le monde pourrait être différent, meilleur, transformé à tout instant. La lecture dialectique de la nature est donc une impasse dont Ockham s'extraie en inférant le droit d'une interprétation littérale et logique des textes saints. Le droit ne se découvre plus, il se déduit. Ceci permet au franciscain de concilier ses croyances religieuses en un Dieu tout-puissant avec son génie de la logique. Contrairement à ce qui a pu être écrit, la théorie juridique et les axiomes métaphysiques ockhamiens sont en pleine cohérence, et même se renforcent mutuellement3. L'histoire a poussé Ockham à écrire, mais elle n'a pas forcé sa plume. 1 « par définition, la justice implique rapport avec autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à un autre. Or, puisqu'il appartient à la justice de rectifier les actes humains, comme on l'a dit, il faut que cette altérité qu'elle exige affecte des agents différents ». Saint Thomas, Somme théologique, IIa, IIae, qu. 58, a. 2. « La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est relatif à autrui. (...) Les autres vertus au contraire ne perfectionnent l'homme que dans ce qui le concerne personnellement ». Ibid., qu. 57, a. 1. 2 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section B et chapitre II, section B. Pour le texte d'Ockham, voir par exemple la citation de la note 1 p. 42 du présent travail. 3 Nous suivons en cela Michel Villey : « On s'est parfois montré sceptique sur les relations existant entre la philosophie d'Occam et ses positions juridiques : nos historiens matérialistes tiennent à tout prix à ce que la philosophie ne puisse exercer aucune influence sur le contenu positif du droit, ni jamais rien nous expliquer de l'histoire du droit. Il m'apparaît au contraire que les intellectuels, fussent-ils juristes, ont le grave défaut de tenir à la cohérence de leurs opinions, dans quelque domaine qu'elles s'exercent ». La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 229. 63 Contraints de redéfinir le jus, les franciscains donnent raison à Jean XXII, le droit romain ne tolère pas que l'on puisse user d'une chose sans en être le propriétaire. Ockham trouve alors dans sa métaphysique le concept d'un Dieu tout-puissant qui, en concédant à chaque individu un droit d'usage sur les biens nécessaires à sa subsistance, est à la source d'un droit sans propriété. Ceci revient à lier jus et potestas : tout droit est un pouvoir attribué par une loi positive. Des obligations pèsent alors sur la société qui ne peut plus sanctionner l'individu sans prendre en considération que certains de ses droits, relevant du jus poli, émanent de sa personne. Faire de tout homme le réceptacle d'une parcelle du pouvoir de son créateur est source d'une analogie des rapports humain et divin à leur pouvoir respectif. Ockham est en cela le premier théoricien connu du droit subjectif. |
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