Yann KERGUNTEUIL
Mémoire de Master 2
préparé sous la direction de MM. les
Professeurs Roger KOUDE et Paul MOREAU
LE NOMINALISME DE
GUILLAUME D'OCKHAM
ET LA NAISSANCE DU CONCEPT
DE DROITS DE L'HOMME
Université Catholique de Lyon Institut des
droits de l'homme
2005 / 2006
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L'auteur du présent mémoire déclare sur
l'honneur qu'il s'agit d'un travail personnel, préparé et
rédigé par lui. Toutes les citations et emprunts ont
été présentés de manière
appropriée.
Ce travail a été présenté aux
autorités de l'Institut des Droits de l'Homme de Lyon pour être
validé sur le plan universitaire. Cependant, les opinions et
idées qui y sont exprimées n'engagent que leur auteur.
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Je dis qu'aucune chose hors de l'esprit, ni par
elle-même ni par quelque chose d'ajouté, réel ou de raison,
ni de quelque manière qu'on la considère ou la conçoive,
n'est universelle. De sorte qu'il y a autant d'impossibilité à ce
qu'une chose hors de l'esprit soit, de quelque manière que ce soit,
universelle, qu'il y a d'impossibilité à ce que l'homme, de
quelque manière qu'on le considère et selon quelque
manière d'être que ce soit, soit un âne.
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GUILLAUME D'OCKHAM
INTRODUCTION p. 6
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PREMIERE PARTIE
L'ONTOLOGIE NOMINALISTE p. 9
I) QU'EST-CE QU'UNE SUBSTANCE ?
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p. 10
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A. Aux origines de la substance
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p. 11
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B. La querelle des universaux
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p. 16
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C. La substance ockhamienne
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p. 21
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II) LE MONDE SELON OCKHAM
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p. 32
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A. Dieu.
p. 32
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B. Le monde
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p. 39
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C. La connaissance
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p. 45
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Considération intermédiaire
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p. 51
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DEUXIEME PARTIE
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LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE
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p. 53
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I) NAISSANCE DE LA MODERNITE JURIDIQUE
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p. 54
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A. La naissance du droit subjectif
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p. 54
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B. L'essor du positivisme juridique
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p. 63
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II) LA THEORIE POLITIQUE D'OCKHAM ET LE
CONTRACTUALIME
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p. 75
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A. Une théorie politique moderne ?
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p. 75
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B. Nominalisme et contractualisme
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p. 84
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CONCLUSION
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p. 99
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Introduction
Les droits de l'homme n'ont pas toujours existé. Le mot
lui-même est d'un usage récent, puisque ce n'est qu'au
XVIe que l'on a trouvé trace de son emploi selon l'acception
moderne qu'on lui connaît.
« Pour ce qui est de la chronologie, l'expression jura
hominum (au sens subjectif) apparaît pour la
première fois à ma connaissance, chez Volmerus,
Historia diplomatica rerum Bataviarum, col. 4759, de 1537.1
»
Cette dernière date apparaît bien tardive pour
une idée que l'on affirme universelle et intemporelle, surtout si l'on
garde à l'esprit que l'histoire n'a pas commencé à Rome ou
à Athènes, mais en Mésopotamie, avec la mise au point
autour de 3200 de l'écriture d'Uruk. Ne peut-on donc pas parler de
« droits de l'homme » avant la Renaissance en Occident ?
Le droit en tout cas existait. Défini comme technique,
comme ensemble rationnel et systématique de règles
régissant les rapports humains, il puise sa source dans la
République romaine. Ce fut le travail des jurisconsultes de le penser,
usant pour cela des catégories héritées de la philosophie
grecque2. Par ailleurs, il est clair que l'idée chez l'homme
de sa valeur toute particulière, comme point haut de la Création,
est aussi ancienne que la mémoire et les mythes. Ainsi l'homme est-il
interlocuteur (kumanyon) de dieu en Afrique, troupeau de Dieu en
Egypte, ou encore destinataire de la nature au Proche-Orient et en
Grèce3. Faut-il déduire de cette coexistence ancienne
du droit et de la morale que l'idée de droits de l'homme soit
très antérieure à la Renaissance ?
1 Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme,
Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 1983, p. 159. Cette remarque
n'est pas de M. Villey. Elle est issue d'une lettre qu'un de ses amis lui
envoya suite à la lecture du manuscrit.
2 Voir à l'appui de cette thèse les travaux de
Jean-Marie Carbasse (Introduction historique au droit, Paris, PUF,
1998) ou de Michel Villey (voir bibliographie).
3 Respectivement : Aminata Traoré, Le viol de
l'imaginaire, Paris, Hachette (coll. Pluriel), 2002, p. 181 ; «
Grégoire Kolpaktchy, Livre des Morts des Anciens Egyptiens,
Paris, Stock, 1993, p. 213 : « N'usez pas de la violence contre les hommes
à la campagne comme en ville car ils sont nés des yeux du soleil,
ils sont le troupeau de Dieu » ; La Bible, Luc 12,6 : «
Est-ce que l'on ne vend pas cinq moineaux pour deux sous ? Pourtant pas un
d'entre eux n'est oublié de Dieu. Bien plus, même vos cheveux sont
tous comptés. Soyez sans crainte, vous valez mieux que tous les moineaux
» ; Le Coran, LV 9/10 : « La terre, Il l'a établie pour
l'humanité » ; Aristote, Les Politiques, I, 3 § 22 :
« C'est exclusivement à la nature d'assurer la nourriture à
l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout être reçoit
les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi
pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes
savent exploiter ».
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L'objet de cette recherche est d'étudier l'origine du
concept de droits de l'homme. On voit dès à présent
l'importance d'une définition appropriée de ce concept, puisque
ne pas s'efforcer d'en préciser l'acception nous pousserait au hors
sujet. Ainsi, définir les droits de l'homme comme le fait pour une
société de régler les rapports entre ses membres tout en
ayant conscience d'une valeur particulière de la vie humaine, c'est
finalement condamner les droits de l'homme au relativisme moral : toute
pratique pourrait alors affirmer respecter les droits de l'homme, ceux-ci
étant le fruit de la définition que la société
donnerait de l'« homme ». On diluerait alors les droits de l'homme
dans la morale. A l'exacte opposé, on pourrait s'efforcer de
définir les droits de l'homme en ne recourant qu'au droit. Cet
excès inverse aboutit cependant aux mêmes absurdités : le
droit « pur » étant une technique, une hiérarchie de
norme kelsenienne, un système totalitaire pourrait alors s'approcher
aussi près de l'idéal des droits de l'homme qu'un état
démocratique ou libéral.
Cette double aporie indique que pour cerner les droits de
l'homme, il ne faut pas réduire l'expression à l'un de ses termes
; que l'on donne la primauté aux « droits » et l'on se limite
au champ juridique, pour aboutir au positivisme juridique ; que l'on se
contente de l'« homme » et l'on se limite au champ moral pour
s'enferrer dans le relativisme. C'est donc à l'articulation des concepts
de droit et d'homme que nous demanderons une sortie de l'impasse. Nous suivrons
pour ce faire la voie tracée dans les années 80 par Michel Villey
: les droits de l'homme seraient nés d'une confusion entre les
sphères du droit et de la morale, d'un oubli de leur
spécificité respective, au prix d'une dénaturation du
droit et d'une illusoire objectivation de la morale.
« Le concept libéral moderne de «
propriété » (art. 544 de notre Code civil) naîtra au
contraire de la fusion de la doctrine théologique du dominium
et de la notion juridique romaine de proprietas (res).
On verra plus loin comment LOCKE mêle astucieusement, contre toute
logique, les deux concepts1 »
L'intérêt de cette intuition réside dans
la fécondité des questions qu'elle soulève : s'il y a eu
confusion puis fusion de deux sphères auparavant dissociées,
comment les définir ? Qu'est-ce que le droit ? La morale ? Quelle est la
nature du fruit de leur rencontre ? Pourquoi et comment a-t-elle pu avoir lieu
? Qui en furent les acteurs ? Surtout, cette perspective nous resitue dans un
temps, et donc un espace : quand et où cette confusion s'est-elle
produite ? En résumé, quels mouvements de la pensée
peut-on suspecter être à la source de l'expression « droits
de l'homme » chère au XIVe siècle ? Si les droits
de l'homme n'ont pas toujours existé, quand sont-ils nés ? C'est
pour répondre à ces questions que Villey convoque le nominalisme
de Guillaume d'Ockham (1285 - 1349) :
1 Michel Villey, op. cit., p. 130 note 2.
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« Le nominalisme est la destruction de l'ontologie
d'Aristote. Encore qu'Occam1 personnellement n'ait pas entendu la
prendre pour cible, qu'il tire argument d'Aristote contre le «
réalisme » extrême, il ruine sa philosophie, sa politique et
son droit (...). Voici le moment où la culture de l'Europe bascule
: la philosophie, les sciences, la logique. Quant aux juristes, ils
renonceront à chercher le droit dans la « nature » ; puisque
le droit n'existe plus en dehors de la conscience des hommes, il cesse
d'être objet de connaissance. Il faudra, comme Hobbes, le
construire artificiellement, à partir des individus. Nous
venons d'atteindre à la crête, à la ligne de partage des
eaux : en arrière vous avez le
droit, au-devant les droits de l'homme2 ».
Dans les pas de Michel Villey, le thème de cette
recherche s'éclaircit : il s'agit d'étudier les
répercussions du nominalisme ockhamien dans la philosophie du droit.
L'acception moderne des droits de l'homme défend que chaque individu
serait par nature titulaire de droits inaliénables que toute
société doit reconnaître et préserver. La
thèse que nous défendons dans ce travail est que l'influence sur
la modernité de la métaphysique de Guillaume d'Ockham fut
décisive quant à l'avènement de ce discours. Si la
métaphysique ockhamienne conduit à repenser les sphères du
droit et du politique, dans quelle mesure est-il légitime d'y voir une
source de la théorie des droits de l'homme ? Selon cette perspective,
comprendre les droits de l'homme requiert de comprendre le nominalisme. Or ce
dernier n'est pas plus la doctrine d'un penseur que le dogme d'une
école. Il est un mouvement de pensée dont la définition
même fait question. L'étudier via la pensée de Guillaume
d'Ockham est-il seulement légitime ? Le contenu, la qualité, et
la radicalité de ses écrits permet de le penser, reste à
le montrer.
Le présent travail est scindé en deux
mouvements. L'objectif est de cerner dans un premier temps la
métaphysique nominaliste afin de préparer une analyse de ses
implications politiques et juridiques. Si le concept de droits de l'homme a
transformé la théorie politique occidentale, le nominalisme
a-t-il élaboré les concepts ayant conditionné cette
mutation ?
1 Le nom de Guillaume lui vient de sa ville natale, Ockham,
dans le comté de Surrey, à une trentaine de kilomètres au
sud-ouest de Londres. L'écriture latine et française de son nom
étant `Occam', il est possible d'écrire Guillaume d'Ockham ou
d'Occam.
2 Ibid., pp. 119 et 120.
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