Yann KERGUNTEUIL
Mémoire de Master 2
préparé sous la direction de MM. les
Professeurs Roger KOUDE et Paul MOREAU
LE NOMINALISME DE
GUILLAUME D'OCKHAM
ET LA NAISSANCE DU CONCEPT
DE DROITS DE L'HOMME
![](Le-nominalisme-de-Guillaume-d-Ockham-et-la-naissance-du-concept-de-droits-de-l-homme1.png)
Université Catholique de Lyon Institut des
droits de l'homme
2005 / 2006
2
L'auteur du présent mémoire déclare sur
l'honneur qu'il s'agit d'un travail personnel, préparé et
rédigé par lui. Toutes les citations et emprunts ont
été présentés de manière
appropriée.
Ce travail a été présenté aux
autorités de l'Institut des Droits de l'Homme de Lyon pour être
validé sur le plan universitaire. Cependant, les opinions et
idées qui y sont exprimées n'engagent que leur auteur.
3
Je dis qu'aucune chose hors de l'esprit, ni par
elle-même ni par quelque chose d'ajouté, réel ou de raison,
ni de quelque manière qu'on la considère ou la conçoive,
n'est universelle. De sorte qu'il y a autant d'impossibilité à ce
qu'une chose hors de l'esprit soit, de quelque manière que ce soit,
universelle, qu'il y a d'impossibilité à ce que l'homme, de
quelque manière qu'on le considère et selon quelque
manière d'être que ce soit, soit un âne.
4
GUILLAUME D'OCKHAM
INTRODUCTION p. 6
5
PREMIERE PARTIE
L'ONTOLOGIE NOMINALISTE p. 9
I) QU'EST-CE QU'UNE SUBSTANCE ?
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p. 10
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A. Aux origines de la substance
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p. 11
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B. La querelle des universaux
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p. 16
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C. La substance ockhamienne
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p. 21
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II) LE MONDE SELON OCKHAM
|
p. 32
|
A. Dieu.
p. 32
|
|
B. Le monde
|
p. 39
|
C. La connaissance
|
p. 45
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|
Considération intermédiaire
|
p. 51
|
DEUXIEME PARTIE
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LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE
|
p. 53
|
I) NAISSANCE DE LA MODERNITE JURIDIQUE
|
p. 54
|
A. La naissance du droit subjectif
|
p. 54
|
B. L'essor du positivisme juridique
|
p. 63
|
|
II) LA THEORIE POLITIQUE D'OCKHAM ET LE
CONTRACTUALIME
|
p. 75
|
A. Une théorie politique moderne ?
|
p. 75
|
B. Nominalisme et contractualisme
|
p. 84
|
|
CONCLUSION
|
p. 99
|
6
Introduction
Les droits de l'homme n'ont pas toujours existé. Le mot
lui-même est d'un usage récent, puisque ce n'est qu'au
XVIe que l'on a trouvé trace de son emploi selon l'acception
moderne qu'on lui connaît.
« Pour ce qui est de la chronologie, l'expression jura
hominum (au sens subjectif) apparaît pour la
première fois à ma connaissance, chez Volmerus,
Historia diplomatica rerum Bataviarum, col. 4759, de 1537.1
»
Cette dernière date apparaît bien tardive pour
une idée que l'on affirme universelle et intemporelle, surtout si l'on
garde à l'esprit que l'histoire n'a pas commencé à Rome ou
à Athènes, mais en Mésopotamie, avec la mise au point
autour de 3200 de l'écriture d'Uruk. Ne peut-on donc pas parler de
« droits de l'homme » avant la Renaissance en Occident ?
Le droit en tout cas existait. Défini comme technique,
comme ensemble rationnel et systématique de règles
régissant les rapports humains, il puise sa source dans la
République romaine. Ce fut le travail des jurisconsultes de le penser,
usant pour cela des catégories héritées de la philosophie
grecque2. Par ailleurs, il est clair que l'idée chez l'homme
de sa valeur toute particulière, comme point haut de la Création,
est aussi ancienne que la mémoire et les mythes. Ainsi l'homme est-il
interlocuteur (kumanyon) de dieu en Afrique, troupeau de Dieu en
Egypte, ou encore destinataire de la nature au Proche-Orient et en
Grèce3. Faut-il déduire de cette coexistence ancienne
du droit et de la morale que l'idée de droits de l'homme soit
très antérieure à la Renaissance ?
1 Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme,
Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 1983, p. 159. Cette remarque
n'est pas de M. Villey. Elle est issue d'une lettre qu'un de ses amis lui
envoya suite à la lecture du manuscrit.
2 Voir à l'appui de cette thèse les travaux de
Jean-Marie Carbasse (Introduction historique au droit, Paris, PUF,
1998) ou de Michel Villey (voir bibliographie).
3 Respectivement : Aminata Traoré, Le viol de
l'imaginaire, Paris, Hachette (coll. Pluriel), 2002, p. 181 ; «
Grégoire Kolpaktchy, Livre des Morts des Anciens Egyptiens,
Paris, Stock, 1993, p. 213 : « N'usez pas de la violence contre les hommes
à la campagne comme en ville car ils sont nés des yeux du soleil,
ils sont le troupeau de Dieu » ; La Bible, Luc 12,6 : «
Est-ce que l'on ne vend pas cinq moineaux pour deux sous ? Pourtant pas un
d'entre eux n'est oublié de Dieu. Bien plus, même vos cheveux sont
tous comptés. Soyez sans crainte, vous valez mieux que tous les moineaux
» ; Le Coran, LV 9/10 : « La terre, Il l'a établie pour
l'humanité » ; Aristote, Les Politiques, I, 3 § 22 :
« C'est exclusivement à la nature d'assurer la nourriture à
l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout être reçoit
les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi
pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes
savent exploiter ».
7
L'objet de cette recherche est d'étudier l'origine du
concept de droits de l'homme. On voit dès à présent
l'importance d'une définition appropriée de ce concept, puisque
ne pas s'efforcer d'en préciser l'acception nous pousserait au hors
sujet. Ainsi, définir les droits de l'homme comme le fait pour une
société de régler les rapports entre ses membres tout en
ayant conscience d'une valeur particulière de la vie humaine, c'est
finalement condamner les droits de l'homme au relativisme moral : toute
pratique pourrait alors affirmer respecter les droits de l'homme, ceux-ci
étant le fruit de la définition que la société
donnerait de l'« homme ». On diluerait alors les droits de l'homme
dans la morale. A l'exacte opposé, on pourrait s'efforcer de
définir les droits de l'homme en ne recourant qu'au droit. Cet
excès inverse aboutit cependant aux mêmes absurdités : le
droit « pur » étant une technique, une hiérarchie de
norme kelsenienne, un système totalitaire pourrait alors s'approcher
aussi près de l'idéal des droits de l'homme qu'un état
démocratique ou libéral.
Cette double aporie indique que pour cerner les droits de
l'homme, il ne faut pas réduire l'expression à l'un de ses termes
; que l'on donne la primauté aux « droits » et l'on se limite
au champ juridique, pour aboutir au positivisme juridique ; que l'on se
contente de l'« homme » et l'on se limite au champ moral pour
s'enferrer dans le relativisme. C'est donc à l'articulation des concepts
de droit et d'homme que nous demanderons une sortie de l'impasse. Nous suivrons
pour ce faire la voie tracée dans les années 80 par Michel Villey
: les droits de l'homme seraient nés d'une confusion entre les
sphères du droit et de la morale, d'un oubli de leur
spécificité respective, au prix d'une dénaturation du
droit et d'une illusoire objectivation de la morale.
« Le concept libéral moderne de «
propriété » (art. 544 de notre Code civil) naîtra au
contraire de la fusion de la doctrine théologique du dominium
et de la notion juridique romaine de proprietas (res).
On verra plus loin comment LOCKE mêle astucieusement, contre toute
logique, les deux concepts1 »
L'intérêt de cette intuition réside dans
la fécondité des questions qu'elle soulève : s'il y a eu
confusion puis fusion de deux sphères auparavant dissociées,
comment les définir ? Qu'est-ce que le droit ? La morale ? Quelle est la
nature du fruit de leur rencontre ? Pourquoi et comment a-t-elle pu avoir lieu
? Qui en furent les acteurs ? Surtout, cette perspective nous resitue dans un
temps, et donc un espace : quand et où cette confusion s'est-elle
produite ? En résumé, quels mouvements de la pensée
peut-on suspecter être à la source de l'expression « droits
de l'homme » chère au XIVe siècle ? Si les droits
de l'homme n'ont pas toujours existé, quand sont-ils nés ? C'est
pour répondre à ces questions que Villey convoque le nominalisme
de Guillaume d'Ockham (1285 - 1349) :
1 Michel Villey, op. cit., p. 130 note 2.
8
« Le nominalisme est la destruction de l'ontologie
d'Aristote. Encore qu'Occam1 personnellement n'ait pas entendu la
prendre pour cible, qu'il tire argument d'Aristote contre le «
réalisme » extrême, il ruine sa philosophie, sa politique et
son droit (...). Voici le moment où la culture de l'Europe bascule
: la philosophie, les sciences, la logique. Quant aux juristes, ils
renonceront à chercher le droit dans la « nature » ; puisque
le droit n'existe plus en dehors de la conscience des hommes, il cesse
d'être objet de connaissance. Il faudra, comme Hobbes, le
construire artificiellement, à partir des individus. Nous
venons d'atteindre à la crête, à la ligne de partage des
eaux : en arrière vous avez le
droit, au-devant les droits de l'homme2 ».
Dans les pas de Michel Villey, le thème de cette
recherche s'éclaircit : il s'agit d'étudier les
répercussions du nominalisme ockhamien dans la philosophie du droit.
L'acception moderne des droits de l'homme défend que chaque individu
serait par nature titulaire de droits inaliénables que toute
société doit reconnaître et préserver. La
thèse que nous défendons dans ce travail est que l'influence sur
la modernité de la métaphysique de Guillaume d'Ockham fut
décisive quant à l'avènement de ce discours. Si la
métaphysique ockhamienne conduit à repenser les sphères du
droit et du politique, dans quelle mesure est-il légitime d'y voir une
source de la théorie des droits de l'homme ? Selon cette perspective,
comprendre les droits de l'homme requiert de comprendre le nominalisme. Or ce
dernier n'est pas plus la doctrine d'un penseur que le dogme d'une
école. Il est un mouvement de pensée dont la définition
même fait question. L'étudier via la pensée de Guillaume
d'Ockham est-il seulement légitime ? Le contenu, la qualité, et
la radicalité de ses écrits permet de le penser, reste à
le montrer.
Le présent travail est scindé en deux
mouvements. L'objectif est de cerner dans un premier temps la
métaphysique nominaliste afin de préparer une analyse de ses
implications politiques et juridiques. Si le concept de droits de l'homme a
transformé la théorie politique occidentale, le nominalisme
a-t-il élaboré les concepts ayant conditionné cette
mutation ?
1 Le nom de Guillaume lui vient de sa ville natale, Ockham,
dans le comté de Surrey, à une trentaine de kilomètres au
sud-ouest de Londres. L'écriture latine et française de son nom
étant `Occam', il est possible d'écrire Guillaume d'Ockham ou
d'Occam.
2 Ibid., pp. 119 et 120.
- Première Partie -
9
L'ONTOLOGIE NOMINALISTE
10
CHAPITRE 1 :
QU'EST-CE QU'UNE SUBSTANCE ?
Comment comprendre l'apport du nominalisme ockhamien à
la théorie des droits de l'homme ? Comment saisir cette pensée
alors que la majorité de ses textes n'ont pas été traduits
du latin, qu'ils sont difficiles d'accès ou financièrement
inabordables1, que leur lecture présuppose une connaissance
des débats obscurs au sein desquels ils s'insèrent ? De plus,
Ockham est avant tout homme d'Eglise, et l'architecture de sa pensée a
pour clef de voûte une théologie bien particulière.
L'entreprise apparaît donc difficile :
« Les théologies philosophiques
médiévales tentent de penser l'être premier qu'elles
appellent Dieu de manière à rendre compte de sa nature, de son
action et tout à la foi des choses qui peuvent en dériver. (...)
Toute affirmation théologique d'un métaphysicien
médiéval (...) comporte au moins une triple signification, l'une
qui relève formellement de la science de Dieu, la seconde qui
relève des sciences du monde et de l'homme, la troisième enfin
qui relève de la science des moyens noétiques, logiques et
linguistiques mis en oeuvre pour l'établir. (...) Il en résulte
qu'il est très difficile d'interpréter correctement une oeuvre de
pensée médiévale. Pour la définir en
elle-même, il faut tenir compte de chacun de ses trois plans de
signification, évaluer leur importance relative dans les divers corps de
doctrines spécifiques qu'ils peuvent former2. »
Tout n'est pas cependant qu'adversité. Bien que peu
nombreux, d'éminents spécialistes se sont
intéressés à Guillaume d'Ockham tout au long du
XXe siècle. Les traductions de plusieurs textes importants et
l'analyse d'extraits fondamentaux sont ainsi disponibles. De plus, Ockham
s'étant opposé tout au long de sa vie à ses
prédécesseurs, notamment à Thomas d'Aquin et Duns Scot,
leur lecture éclaire, par contraste, ses thèses.
Mais surtout, il est possible de s'appuyer sur sa
compréhension de la Création. A la croisée du monde et du
divin, son étude permet un accès décisif aux thèses
du venerabilis inceptor3, puisqu'en découle une
nouvelle définition de la substance et la non-existence de la
catégorie de la relation. Le postulat de cette première section
est que ces deux piliers de la philosophie d'Ockham sont fondateurs de la
pensée moderne des droits de l'homme.
1 C'est le cas de plusieurs des textes traduits en anglais, comme
l'Opus nonaginta dierum ou les Quodlibétales.
2 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie
médiévale : études thomistes, scotistes, occamiennes et
grégoriennes, Leiden, E.J. Brill, 1991, pp. 168-169.
3 Ce nom fut donné à Guillaume d'Ockham vers la
fin du XVIe siècle. Signifiait « vieux débutant
», c'est un clin d'oeil amical de la part de ses disciples au fait qu'il
soit ne soit jamais passé maître dans les grades
universitaires.
11
A. Aux origines de la substance
La définition nominaliste de la substance est en
opposition avec la structure même de la pensée antique car elle
dissocie l'être singulier de l'ordre au sein duquel cette dernière
l'enchâssait. Le Moyen Age fut en cela une époque transitoire de
l'histoire des idées où l'âge classique trouva les
éléments théoriques lui permettant d'élaborer le
concept moderne d'individu. L'acception ockhamienne de la substance
constitue-t-elle un point d'appuie pour les philosophes de la modernité
? En quoi est-elle nouvelle ? Cela dépend des acceptions
antérieures de la substance. En bon scolastique, Ockham s'inscrit dans
une histoire qu'il prétend interpréter judicieusement. Au Moyen
Age, le savoir ne peut se passer d'une lecture approfondie et commentée
des grands textes1. A cela s'ajoute, pour les hommes d'Eglise dont
fait partie Ockham l'exégèse de la Bible. Hors du commentaire, de
l'expositio et de la reportatio2, point de salut.
D'où la nécessité d'une présentation de l'histoire
du concept de substance pour en comprendre les enjeux chez Ockham.
La question de la nature du réel est commune aux
sciences de la nature, à la philosophie et à la théologie.
A l'image d'autres concepts tels que la vérité ou la
bonté, le terme `réel' est aussi fréquemment
employé que retors à la définition. Cette question prend
chez Aristote la forme d'une quête de l'« Etre » : comprendre
le réel, c'est comprendre l'Etre, l'être du monde et des
êtres qui le composent. La question du réel devient ainsi celle de
l'Etre, mais cette dernière est encore trop abrupte pour être
féconde. C'est donc en réponse à la question de l'Etre que
le concept de substance intervient :
« Et, en vérité, l'objet éternel de
toutes les recherches, présentes et passées, la question toujours
posée : qu'est-ce que l'Etre ? Revient à ceci : qu'est-ce que la
substance ? (...) C'est pourquoi, pour nous aussi, notre objet capital,
premier, unique pour ainsi dire, sera d'étudier ce qu'est l'Etre pris en
ce sens3 »
La substance serait donc la clef de l'Etre, et finalement du
réel. Cette approche est fondatrice de toute la philosophie occidentale
car elle est au coeur des écrits aristotéliciens. Son influence
est particulièrement puissante sur les auteurs du haut et bas Moyen Age.
Les textes du Philosophe étant perçus comme décisifs pour
accéder à la vérité, leur interprétation
devint l'objet des querelles au sein desquels Ockham rédige son
oeuvre.
1 « On ne soulignera jamais assez le rôle qu'ont
joué à ce point de vue les Sentences de Pierre Lombard
et l'autorité de Saint Augustin. Il était à peine
concevable de contredire ouvertement Aristote. Il ne l'était en aucun
cas de contredire Saint Augustin ni Pierre Lombard ». André de
Muralt, op. cit., p. 169.
2 L'expositio est la présentation d'un auteur
via l'étude d'une de ses oeuvres, la reportatio un ensemble de
notes prises par les auditeurs. Ockham a par exemple rédigé une
Expositio un librum Perihermenias Aristotelis, et une partie des cours
de Duns Scot est regroupée dans les Reportata parisiensia.
3 Aristote, Métaphysique, Z, 1, 1028 b.
12
Qu'est-ce alors que la substance ? C'est une traduction de
l'intraduisible ï?óßá, terme pouvant également
signifier « substrat » et « essence ».
« La substance est prise en deux acceptions ; c'est le sujet
dernier, celui qui n'est plus affirmé
d'aucun autre, et c'est encore ce qui, étant l'individu
pris dans son essence, est aussi séparable : de
cette nature est la forme ou configuration de tout
être1 »
Cette définition est sibylline et équivoque. Que
signifie-t-elle ? La première acception, le « sujet dernier »,
est ontologique : la substance est ce qui peut subsister par
soi-même, c'est-à-dire le composé d'une matière
et d'une forme structurant toute entité individuelle. Ceci revient
à la considérer comme un principe de permanence, « comme une
nécessité physique avant même de constituer une
nécessité métaphysique [car] pour tout changement il faut
un «quelque chose» qui ne change pas et par rapport auquel le
changement soit identifié2 ». Cette définition
permet de penser le réel en accord à notre rapport sensible au
monde. Qu'un arbre perde ses feuilles en hiver ou qu'un caméléon
change de couleur, cet arbre et ce caméléon
restent les mêmes. Ceci revient à distinguer deux modes
d'êtres : d'un côté « celui des choses qui ne peuvent
exister sans être en relation avec autre chose qu'elles-mêmes
(accidents, qualités, propriétés) », de l'autre
« celui des choses qui existent par elles-mêmes, et qui constituent
ainsi le foyer ou le support des premières3 ». Si l'on
se rapporte à l'étymologie latine, il y d'une part le «
sub-stare », « ce qui se tient dessous », d'autre part ce
qui se fixe sur ce support, et ne peut exister sans lui. La seconde acception
est logique : la substance est ce qui peut être conçu par
soi-même, c'est-à-dire la forme substantielle,
séparable de la matière uniquement par la pensée. Cette
distinction est capitale car si la forme n'existe ontologiquement
qu'incarnée dans la matière, la structure de toute chose est au
coeur du sensible. L'intuition aristotélicienne est donc que le monde
est un, et que Platon était dans l'erreur en défendant la
coexistence d'un monde intelligible et d'un monde sensible. Il
intériorise ainsi la dualité du réalisme platonicien au
sein même des êtres naturels. L'équivocité de la
définition est donc justifiée car en distinguant acception
ontologique et acception logique, Aristote articule une structure de
l'être (la substance est le composé indissociable de
matière et de forme) et une structure de la connaissance (la substance
d'une, à proprement parler, c'est sa forme). Cette double
définition est la seule manière de dire l'être puisque
l'être, lui-même, n'est pas un concept univoque.
1 Aristote, op. cit., A, 8, 1017 b 20-25.
2 Laurent Gerbier, « La substance » :
http://www.cerphi.net/lec/subst.htm
3 Ibid.
13
L'acception logique de la substance est d'une importance
métaphysique décisive car en affirmant la finalisation de toute
forme d'une part, et en définissant d'autre part logiquement la
substance des êtres comme leur forme, Aristote les intègre
à un tout dont ils deviennent des parties :
« L'analyse d'une substance composée la
résout en ces deux éléments que sont la matière et
la forme. (...) Ces deux causes ne sont pas d'égale importance, car la
matière est une capacité d'être, qui ne se réalise
que par et dans la forme ; la forme, cause formelle et finale, est ainsi ce qui
définit l'essence de la chose1 »
Car Aristote est animé par la conviction qu'une
perfection supra-humaine, divine, organise la nature. La forme de chaque
être est ainsi mue par une même fin en vue de laquelle « il
faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et
d'une manière générale, c'est le souverain Bien dans
l'ensemble de la Nature2 ». Ce souverain Bien auquel toute
chose aspire est l'énigmatique premier moteur immobile :
« puisque ce qui est mû et meut est un moyen terme,
il doit y avoir un extrême qui meut sans être mû, être
éternel, substance et acte pur. C'est bien ainsi que meuvent le
désirable et l'intelligible; ils meuvent sans être mus. Le
suprême Désirable est identique au suprême Intelligible
(...). La cause finale meut donc comme objet de l'amour, et toutes les autres
choses meuvent parce qu'elle sont mues elles-mêmes (...). Mais puisqu'il
y a un moteur lui-même immobile, existant en acte (...) il est le Bien,
et ainsi il est principe du mouvement (...). Tel est le principe auquel sont
suspendus le Ciel et la nature3 »
L'éternel ballet des astres est la preuve sensible
qu'une perfection préside aux mouvements du grand tout. Pour reprendre
l'expression de Pascal Marin4, la Nature est le sol qui porte
l'homme, le toit sous lequel il habite, qui a un sens par sa présence
même. Au « pourquoi », elle répond « parce que
». La finalité traverse la Nature, son sens se donne à qui
se contente de la regarder à l'oeuvre :
« ceux qui se posent la question de savoir s'il faut ou
non honorer les dieux et aimer ses parents n'ont besoin que d'une bonne
correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont
qu'à
regarder5 ».
La plante, l'animal, l'homme, la cité politique...
autant d'entités en quête de leur état de pleine
actualité, de leur entelecheia6. Le premier moteur
est ce qui meut l'être, la fin de toute substance, son bien, sa cause
finale. On se demande spontanément comment ce moteur premier peut
mouvoir toute chose, mais la question est mal posée car sa formulation
incite à rechercher une observation
1 Pierre Pellegrin, Le vocabulaire d'Aristote, Paris,
Ellipses, 2001, p. 51.
2 Métaphysique, á, 2.
3 Ibid., Ë, 7. ibid.
4 Cours sur Aristote, correspondance personnelle.
5 Topiques, I, 105 a 5-7.
6 « Ainsi l'Etat vient toujours de la nature, aussi bien
que les premières associations, dont il est la fin dernière ; car
la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu'est
chacun des êtres quand il est parvenu à son entier
développement, on dit que c'est là sa nature propre, qu'il
s'agisse d'un homme, d'un cheval, ou d'une famille ». Les
Politiques, I, 1, § 8.
14
dans la nature. Or le premier moteur ne s'observe pas. Il se
déduit, il est une nécessité : puisque tout mouvement est
causé, il faut qu'il y ait une cause, il faut un moteur premier. Pour
montrer que ce moteur est commun à toute chose, Aristote raisonne par
analogie. Il va de soi pour Aristote que nos facultés humaines
d'intelligence et de désir sont orientées vers le réel et
la perfection. L'homme ne peut désirer l'illusion et le moins parfait
sans être malade. De manière analogue mais cette fois pour l'
actualité qui définit et meut toute substance, le premier moteur
immobile est le suprême intelligible et le suprême
désirable. Chaque substance se meut selon une dynamique de la puissance
et de l'acte, et comme de toute la force de son acte la substance est
désir du plus haut de l'acte, qu'elle tend à être «
plus », elle tend vers le plus parfait. Le plus parfait, voilà
précisément ce qu'est le premier moteur, principe naturel et
principe heuristique qui explique mais que l'on n'explique pas, qu'on
déduit mais ne n'observe pas directement. Le ciel et la nature gravitent
autour de lui, le premier moteur immobile met le réel en tension par son
acte. Ainsi il meut toutes choses sans être mû lui-même. Il
est aussi le Bien et la fin de toute substance. En définissant la
substance comme forme, Aristote enchâsse toute chose dans un ordre
hiérarchisé, un cosmos1 ; « la nature ne fait
rien en vain2 », le tout ne se réduit pas à la
somme de ses parties car leur fin est commune et leur coexistence
coordonnée3.
C'est contre cette pensée d'un cosmos
hiérarchisé et éternel qu'Ockham réagit, dix-huit
siècles plus tard. Il lui faut d'une part adapter ces croyances au dogme
chrétien de la Création et de la toute-puissance divin. D'autre
part, une telle conception est en décalage avec tous les domaines de la
société. Les incapacités du réalisme
aristotélicien à penser l'époque médiévale
appellent une pensée nouvelle dite nominaliste, au creux de laquelle il
semble possible d'identifier les prémices de l'individu moderne.
1 Du grec Icótjpoç signifiant : «
bon ordre; ordre de l'univers ». Et plus précisément :
Icótjpoç, ioç, ov : qui est en
bon ordre, bien ordonné, bien réglé ; et par extension un
sens moral (prudent, sage, décent, convenable, des moeurs bien
réglées, honnête) et politique employé notamment au
sujet des citoyens (qui s'acquitte régulièrement de ses
devoirs).
2 Les Politiques, I, 1, § 9.
3 « C'est exclusivement à la nature d'assurer la
nourriture à l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout
être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la
vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds
naturel que tous les hommes savent exploiter » Les Politiques, I,
3, § 22.
15
Aristote est l'un des géants sur les épaules
duquel les penseurs du Moyen Age se tenaient pour penser le monde. L'enjeu de
ses textes est loin d'être purement métaphysique. Ils se
révélèrent au fil des siècles des
références faisant autorité. L'Eglise,
érigée progressivement en pouvoir politique depuis le
IVe siècle, surveillait de près les oeuvres
accessibles aux étudiants et l'orthodoxie de leur interprétation.
Ainsi, le concile de Sens en 1140 interdit-il, sous peine d'excommunication, la
lecture et le commentaire public ou privé de ses livres
naturels1. Puisque la société médiévale
n'était que peu différenciée, que le politique,
l'économique et le religieux étaient intimement liés,
chaque pas dans l'un de ces domaines signifiait de probables
répercussions sur les autres.
Ceci explique l'extraordinaire complexité des textes
scolastiques et la rigueur de leur méthode. Visant une description du
monde qui tienne compte des vérités déjà
établis par les maîtres, le savoir était comme une
cathédrale dont on ne pouvait modifier une partie sans affecter le tout.
Les théologiens souhaitant avancer des idées leur étant
propres rivalisaient par conséquent d'innombrables subtilités
dont la fonction était de modifier l'orthodoxie sans qu'elle en paraisse
affectée. La philosophie de Duns Scot atteignit ainsi un enivrant
degré de complexité. Mais bien qu'Ockham soit né dans ce
monde, sa pensée ne s'y restreint pas car c'est à son
époque :
« entre 1250 et 1350 très
précisément, que sont apparues les prémices de la
situation intellectuelle contemporaine, c'est-à-dire aussi bien le
déclin d'une conception philosophiquement unifiée des savoirs
humains possibles (...) que l'essor du savoir formalisé univoque qui
prétend régner exclusivement aujourd'hui2 ».
La substance se trouva progressivement à
l'étroit au sein du système du grand tout. Mais comment desserrer
l'étau du monde sans attaquer frontalement l'aristotélisme ?
Comment faire coexister les idées de cosmos et de liberté humaine
alors que la dépendance de l'homme à l'égard de la nature
allait s'amenuisant ? Ce fut tout l'enjeu de la querelle des universaux dont
Guillaume d'Ockham se révéla être un acteur décisif.
Michel Villey va plus loin et soutient que ses thèses firent basculer la
philosophie occidentale du réalisme des Pères de l'Eglise vers le
nominalisme, l'aiguillant sans en avoir l'intention vers le nouvel horizon des
droits de l'homme. Mettre à l'épreuve cette hypothèse
exige donc l'étude des positions qu'il défendit et de son
rôle dans cette querelle.
1 C'est-à-dire la Physique, le De anima
et la Métaphysique.
2 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie
médiévale, op. cit., p. 39.
16
B. La querelle des universaux
La critique des droits de l'homme par Joseph de Maistre
(1753-1821) est célèbre pour sa mise en cause de l'ontologie du
sujet moderne. En affirmant qu'à la différence de « l'homme
» des nouveaux textes français, seuls des hommes existent, ce
penseur contre-révolutionnaire tente de neutraliser la démarche
du texte français : à supposer que le sujet même n'existe
pas, les droits qu'on lui prête ne sauraient être que
chimères1. La question de l'universel a cependant
été posée depuis de nombreux siècles au moment
où les conservateurs du XVIIIe s'en emparent. A partir du
XIe siècle, l'ontologie des Pères et du haut Moyen Age
fut remise en question par de nouvelles conceptions du monde. Le débat
est extrêmement complexe car ce n'est pas sur le terrain directement
politique mais sur le plan logique que la confrontation eu lieu. Elle fut
retenue par l'histoire comme la querelle des universaux. La définir
permet d'en comprendre la portée. Quel fut l'apport d'Ockham dans cette
lutte intellectuelle ? En quoi ses positions concernent-elle la naissance de
l'individu moderne ?
Cette querelle comporte deux problèmes : le statut des
universaux et le principe d'individuation des singuliers. Les universaux sont
pour les scolastiques les termes généraux (ou idées)
donnant accès à la nature (genre et espèce) ainsi qu'aux
propriétés (différence, propre, accident) des
choses2. Ainsi, Socrate appartient-il au genre animal, à
l'espèce humaine dont la différence spécifique est la
raison, a-t-il en propre le sens du beau, et est par accident triste ou
enjoué. Le grand problème est au Moyen Age celui de leur nature :
les universaux sont-ils des mots ou des réalités existants hors
de notre intellect ? L'animalité, l'humanité, le sens
esthétique ne sont-ils que des sons ou bien des êtres réels
? Les scolastiques découvrirent ces questions en lisant le commentaire
que fit Porphyre (234-305) des Catégories, bien qu'il recule
devant la difficulté de la question3. Elles déclinent
un même problème intemporel : la valeur des déterminations
que l'esprit impose aux choses. « Il s'agit de comprendre comment les
termes et les énoncés, éléments de tout
1 « La Constitution de 1795, comme ses
aînées, est faite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le
monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc.
; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être
persan : mais quant à l'homme, je déclare ne jamais l'avoir
rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu ».
Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1796.
2 Une bonne définition de chaque universel est disponible
sur http://www.cosmovisions.com/
3 « Les genres et les espèces existent-ils en soi
ou seulement dans l'intelligence ; et dans le premier cas sont-ils corporels ou
incorporels; existent-ils, enfin, à part des choses sensibles ou
confondus en elles ? Je ne le dirai point ». Isagogen Porphyrii
commenta, éd. Brant, p. 159, l. 3-8. Ce texte était
accessible au Moyen Age grâce à la traduction latine
rédigée par Boèce (480-524).
17
savoir, renvoient aux choses réelles1
». Cette querelle complexe. L'enjeu de son exposition est d'identifier la
naissance du sujet des droits de l'homme au Moyen Age, non à l'âge
classique.
Il est impensable pour les scolastiques de répondre
à la question des universaux sans référence aux
écrits d'Aristote. Il s'agit donc en partie d'une querelle de leur
interprétation, qui est pour sa part des plus épineuses au
regard, d'une part de son absence de solution claire chez le Philosophe,
d'autre part des traductions et commentaires dont disposaient les commentateurs
médiévaux. Le bas Moyen Age n'a pas tant affaire à
Aristote qu'à l'aristotélisme qui emprunte pour sa part à
toutes les doctrines antiques ainsi qu'au néo-platonisme2.
Porphyre ayant été le disciple le plus fidèle de Plotin,
il est certain que l'Isagoge donne une lecture néo-platonisante
et réaliste du Stagirite3 dont l'influence dura plusieurs
siècles. Or si Aristote fut effectivement réaliste, ce n'est
aucunement selon l'acception qu'on lui prêta au Moyen Age :
« En tant qu'il a admis la matière
indéterminable, peu différente de celle de Platon, et la
nécessité, du point de vue de la science, de séparer la
forme de la matière, l'idée générale de l'individu,
Aristote a été réaliste. C'est par là (...) qu'il a
favorisé au Moyen âge, par les équivoques possibles sur sa
doctrine, l'éclosion d'un réalisme aussi outré que celui
qu'il combattait chez Platon4 ».
Dans une perspective dichotomique, est « nominaliste
» celui pour qui les universaux sont de simples mots et «
réaliste » qui défend leur existence hors de l'intellect.
Mais une perspective continuiste définissant chaque auteur par rapport
aux autres peut également être envisagée, auquel cas une
thèse peut apparaître réaliste ou nominaliste selon la
doctrine à l'aune de laquelle elle est comparée. Duns Scot sera
alors nominalisme par rapport à Thomas, réaliste par rapport
à Ockham, quant à lui réaliste par comparaison à
Hobbes. Le nominalisme n'est plus alors le camp qu'à rallié un
auteur dans la querelle, mais plutôt une position intermédiaire
entre deux extrêmes dont le nom est fonction du point de vue
adopté. Le nominalisme est donc un terme équivoque. Pour des
raisons d'exposition, on rendra néanmoins compte de la querelle des
universaux selon l'approche dichotomique. Qu'est-ce alors que le
réalisme ? Quelles en sont les implications politiques ?
1 Joël Biard, Introduction à la Somme de
logique, Mauvezin, Editions T.E.R, 1988, p. VIII.
2 « On a coutume de faire d'Aristote le maître du
Moyen âge. C'est une exagération manifeste. Car, du IXe
siècle au XVe, on peut constater que des emprunts ont
été faits - directement ou indirectement - à toutes les
doctrines antiques, stoïcisme, éclectisme, même
épicurisme, platonisme et surtout néo-platonisme. En second lieu,
Aristote, quand il est étudié, est presque toujours
interprété à l'aide des commentateurs
néo-platoniciens ». François Picavet, art. «
Péripatétisme », Imago Mundi :
http://www.cosmovisions.com/Peripatetisme.htm
3 Comme le montre l'introduction de Louis Valcke au
Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre de
Guillaume d'Ockham. Sherbrooke Centre d'études de la Renaissance,
Université de Sherbrooke, 1978, p. 10 sq.
4 Louis Enjalran, art. « Nominalisme », Imago Mundi :
http://www.cosmovisions.com/Nominalisme.htm
18
Il existe de multiples positions réalistes. Jusqu'au
XIIe siècle par exemple, les deux réalismes les plus
répandus défendent l'un, l'universalité des choses dans
leur essence, l'autre l'universalité des choses par
non-différence. Pour le premier, le monde est une hiérarchie
logique qui a en son sommet le plus général et que
l'inférieur singularise par palier. En ce sens :
« le supérieur (genre, espèce) est une
essence, une substance, en soi une et la même (...) qui joue le
rôle de matière à l'égard des formes des
inférieurs qui viennent la diversifier ; (...) Un peu à la
façon d'une même cire qui prend tantôt figure d'homme et
tantôt figure de boeuf, la même substance générique
ou spécifique est matière à la fois de plusieurs formes,
qui en font plusieurs espèces ou individus1 ».
C'est principalement à ce courant que l'on fait
référence quand on parle aujourd'hui du réalisme
médiéval. Il était plus fréquent, moins complexe et
plus facile à conceptualiser que le second2.
Le réalisme revêtant une pluralité de
formes, on voit qu'il serait plus exact, à l'image du nominalisme, de
parler des réalismes. Cependant, une unité traverse les
différents réalismes qui éclorent jusqu'au
XIVe, car tous « s'accordent à mettre dans les individus
une nature en quelque façon universelle ; le désaccord
apparaît sur la manière dont cette nature se distingue de
l'individu où elle se réalise3 ». L'unité
du réalisme tient également à ses implications politiques.
Si les réalistes de la chrétienté diffèrent de ceux
de l'Antiquité, ne serait-ce de par leurs croyances en un Dieu
Père créateur, ils partagent avec eux la certitude que le monde
est un tout ordonné et hiérarchisé. Si la Création
divine remplace la p?ónç (physis)
aristotélicienne, elle ontologise mais conserve l'ambiguïté
conceptuelle de l'o?aia : l'individu est la déclinaison d'un
modèle issu de l'entendement divin, il occupe une place sur la
scène de la Providence. En ce sens, un cosmos chrétien s'est
substitué au cosmos païen, mais la hiérarchie des
êtres (inanimés, végétaux, animaux, humains, anges)
comme la finalité de leur existence respective demeure. C'est l'ensemble
de cet édifice que les thèses nominalistes de Roscelin et
Abélard mirent à mal au XIe et XIIe
siècles, et que la méthode ockhamienne condamna avec une rigueur
impitoyable au XIVe siècle.
Quels sont les fondements de la critique du réalisme
par Guillaume d'Ockham ? En quoi ruina-t-il la métaphysique antique,
faisant ainsi basculer l'Occident vers sa modernité ? L'intuition
1 Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie
catholique, « Nominalisme », Paris, Letouzey et Ané,
1930, p. 720.
2 Ce second courant reconnaissait pour sa part que les choses
ne sont pas universelles dans leur essence, mais il affirmait qu'en chaque
singularité se maintient une nature commune. S'il ne servirait à
rien de l'exposer ici, on précisera simplement que dans sa perspective,
les unités d'un même groupe de choses peuvent être dites
singulières pour autant qu'elles se distinguent (chaque homme est en ce
sens un individu), et universelles pour autant qu'elles ne diffèrent
pas, mais conviennent entre elles par leur ressemblance (l'humanité se
trouve alors être l'universel commun des singularités).
Ibid. p. 721 sq.
3 Ibid., p. 734.
19
fondamentale du nominalisme est que le langage réaliste
postule inutilement des entités derrière les mots qu'il utilise.
Ainsi :
« Claude Bernard était nominaliste lorsqu'il
affirmait qu' «il n'y a aucune réalité objective dans les
mots : vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions
littéraires dont nous nous servons parce qu'elles représentent
à notre esprit l'apparence de certains
phénomènes»1 ».
De même, ce n'est pas parce que nous utilisons `genre',
`espèce', `humanité', que les genres, les espèces,
l'humanité existent réellement. Ockham demande à la
logique de démontrer cette intuition, ce qui explique que Paul Vignaux
voit en elle le socle commun fondant « l'unité du nominalisme : sa
théologie n'est qu'une application de sa métaphysique,
elle-même assurée sur sa logique2 ». Si l'apport
de la logique est décisif, c'est qu'en étudiant les conditions de
possibilité de la pensée, elle permet de dissocier ce qui est de
l'ordre du réel et ce qui relève des structures de notre
connaissance. C'est tout l'enjeu de l'étude ockhamienne de la
signification :
« on entend par signe tout ce qui étant
appréhendé fait connaître quelque chose d'autre3
».
L'esprit est alors renvoyé à « quelque
chose d'autre » que le signe ; le signe est le signifiant qui signifie un
signifié. Par exemple, le drapeau d'un pays signifie, renvoie l'esprit
à un territoire, à un peuple, à une histoire. Pour
étoffer cette première définition du signe, il faut se
rapporter à la théorie ockhamienne de la
suppositio4 :
« Ce qui est décisif, c'est une juste
compréhension de la théorie de la suppositio, cette
propriété des termes qui, au cours des deux siècles
précédents, est venue au premier plan de la réflexion
logique. Par suppositio, il faut entendre la propriété
qu'a un terme (écrit, parlé ou conceptuel) d'être mis pour
une chose dans une proposition5 »
La suppositio est donc cette fonction de
signification que le terme remplit dans la proposition. Selon les
Sentences6, il en existe trois types qu'analyse Paul
Vignaux :
- la suppositio materialis, « quand le mot se
prend pour le son dont il est fait » ; par exemple : « `homme' est un
mot formé de deux syllabes » ;
- la suppositio personalis : « quand le mot se
prend pour les choses mêmes qu'il signifie », par exemple : «
l'homme court » ;
- la suppositio simplex : « quand le mot est
pris, non pour des individus, mais pour quelque chose de commun » ; par
exemple : « l'homme est une espèce ».
1 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, Sherbrooke, op. cit., p. 22 (introduction).
2 Paul Vignaux, op. cit., p. 759.
3 Guillaume d'Ockham, Somme de logique, op.
cit., p. I, 1.
4 Suppono, is, ere, : placer sous.
5 Somme de logique, op. cit., p. VII
(introduction).
6 Guillaume d'Ockham, Sent. I, dist. II, qu. 4.
20
La suppositio simplex intéresse tout
particulièrement Ockham puisqu'elle illustre que l'unité de la
suppositio est une unité de signification, sans être pour
autant une unité réelle. A la façon d'un élastique
rassemblant des cartes extraites de jeux différents, le signe unifie la
multiplicité sur le plan de la signification, non pas sur le plan
numérique. Quand je dis « l'homme est une espèce »,
j'unifie dans la pensée des individus singuliers sous le terme
`espèce', mais je ne peux en déduire pour autant qu'à
cette unification correspond une entité réelle extérieure
à l'esprit.
Le concept, dès lors, peut être défini :
il est une visée, un acte de l'esprit conférant une unité
de signification (l'homme) à plusieurs choses singulières
visées simultanément (des individus), en vertu de leurs
ressemblances. Le concept `universel' est ainsi la visée commune pour
l'esprit des ressemblance entre singularités :
« Il [l'universel] n'est universel que par sa
signification, car il est le signe de plusieurs. (...) Il est dit universel par
cela, qu'il est capable d'être prédiqué de plusieurs, non
pour soi-même, mais pour ces plusieurs1 »
Les universaux perdent toute réalité, à
l'exemple du genre :
« ce qui est attribué à des choses
multiples et spécifiquement différentes n'est pas une chose qui
est de l'essence de celles auxquelles il est attribué, mais une
intention dans l'âme, qui signifie naturellement toutes les choses
auxquelles elle est attribuée2 ».
La révolution ockhamienne consiste donc à
établir un parallèle entre le langage et la pensée via le
concept de signe : le langage articule les signes linguistiques comme la
pensée articule les signes mentaux, à la simple différence
que le langage relève de la convention quand la pensée est
naturelle. Cette sémiologie permet à Ockham de dissocier
sémiologie de l'esprit et ontologie :
« Avec cette conception sémiotique de l'universel
le pas décisif est fait, le pas hors de l'ontologie. (...) Comme
prétendue « chose hors de l'esprit », l'universel n'est rien,
rien qu'une absurde « entité collective », c'est-à-dire
un être de raison, une ombre portée par les signes sur les
étants. Comme signe, il laisse intouchée la singularité
des étants, expulsé qu'il est du domaine de
l'ontologie3 ».
L'apport majeur d'Ockham est d'avoir franchi ce pas, d'avoir
dépassé l'obstacle épistémologique qui condamnait
ses prédécesseurs à d'invraisemblables raisonnements quant
à la nature de la connaissance humaine et de la hiérarchie des
êtres. L'universel n'est pour Ockham que le fruit d'une mise en
série des singularités ; « Penser, c'est signifier
»4. Il redécouvre ainsi, car il ne semble pas qu'il
l'ait lu, les intuitions d'Abélard qui affirmait avant lui que les
universaux sont des signes du réel, non le réel
lui-même.
1 Somme de logique, I, 14, p. 48-49.
2 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. 2, § 5.
3 Pierre Alféri, Guillaume d'Ockham, le
singulier, Paris, Minuit, 1989, p. 59.
4 Paul Vignaux, op. cit., pp. 756-757.
21
Armé de ces intuitions fondatrices, Ockham peut offrir
la relecture des pensées majeures qui lui sont antérieures.
Concernant Aristote, il réinterprète le commentaire de Porphyre
afin d'en donner une lecture conforme à son opinion. Les
réalismes de Thomas d'Aquin et de Duns Scot sont quant à eux
poussés dans leurs derniers retranchements, afin d'en montrer
l'impossibilité. La méthode est toujours la même : lire les
textes des docteurs à l'aune des principes logiques, notamment du
principe de non-contradiction, comme nous allons le voir. Dans le cas du
commentaire de l'Isagoge, Ockham pointe la nécessaire
distinction de la lettre et de l'esprit du texte afin qu'il conserve son
intelligibilité1. Pour ce qui est du thomisme et du scotisme,
il montre que les raisonnements élaborés à partir des
axiomes de ces pensées perdent toute cohérence pour peu qu'on les
mène jusqu'à leur terme. Il prépare ainsi les armes
conceptuelles de la pensée moderne de l'individu. Sur les ruines des
thèses de ses prédécesseurs, Ockham énonce une
conception de la substance absolument nouvelle.
C. La substance ockhamienne
La sémiologie nous enseigne que les universaux n'ont
pas d'existence ontologique mais logique. N'existe par conséquent que
des singuliers. Bien qu'il ne soit pas encore temps de les étudier, on
imagine d'ors et déjà les implications sociopolitiques d'une
telle approche. Mais cette logique est-elle pour sa part fondée ? Ockham
n'a-t-il pas beau jeu de présenter son raisonnement comme
cohérent sans finalement en faire la démonstration ? Cette
question peut être adressée au fondement de toute théorie
et, après tout, on ne voit pas comment le venerabilis inceptor
pourrait s'en dispenser. Pour emporter notre conviction, Ockham s'attaque aux
pensées magistrales antérieures. Sa méthode est simple :
en montrer les limites, et même l'absurdité. Il s'agit ainsi de
commencer par dire ce que la substance n'est pas, avant, peut-être, d'en
venir à décrire ce qu'elle est. Mais comment le nominalisme
ockhamien peut-il ébranler les plus grands réalismes ? Pour
répondre, divisons en trois groupes le courant
réaliste2.
1 Au risque d'aller complètement à l'encontre
des thèses du néo-platonicien, comme au sujet de sa
définition de l'individu. Cf. Commentaire sur le livre des
prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 3, § 15.
2 C'est la méthode de Pierre Alféri dans son
étude magistrale : Guillaume d'Ockham, le singulier, op.
cit. Lire « L'ontologie dans un nouveau cadastre » p. 29
sq.
22
Par ordre croissant de complexité se présente en
premier lieu un réalisme grossier d'après lequel l'universel est
« une chose intrinsèque et essentielle aux choses
singulières auxquelles il est commun et réellement distinct
d'elles1 ». Ainsi, l'universelle `humanité' serait-elle
à la fois réellement dans chaque homme singulier, et
réellement hors de tout homme. Elle existerait hors de
l'esprit, en Dieu par exemple, comme une chose réelle, à l'image
des Formes du monde intelligible de Platon. Désarmante de
simplicité, la réponse d'Ockham s'appuie comme nous l'avons vu
sur le principe d'identité :
« toujours, entre tout et une partie, il y a une
proposition, de sorte que, si le tout est singulier et non commun, alors chaque
partie est de la même manière singulière selon la
proportion, car une partie ne saurait être plus singulière qu'une
autre ; donc soit aucune partie de l'individu n'est singulière, soit
toutes le sont ; et puisque certaine l'est, donc
toutes2 ».
Paul Vignaux précise que ce type de réalisme
peut lui-même être scindé en deux approches également
vouées à l'échec :
« Il y a deux manières de mettre, entre
l'universel et l'individu où il se réalise, une distinction
réelle : ou bien il est dans tous, ou bien il varie de l'un à
l'autre, comme la partie change avec le tout. Dans le premier cas, l'universel
se ferme sur soi et constitue un individu de plus. Dans le second,
l'universel
devient aussi singulier que l'ensemble où il est
pris3 ».
Ces thèses sont notamment attribuées à
Henry de Harclay et Guillaume d'Alnwick, deux disciples dissidents de Duns
Scot. Ockham n'a pas de mots assez cinglants pour les qualifier : ista
opinio est simpliciter falsa et absurda4. Elles ont pour
ancêtres commun la conception platonicienne souffrant quant à elle
d'incohérence chronique, au point que « nul ne peut la saisir s'il
a l'esprit sain5 ». Impossible donc que la chose universelle
soit à la fois inhérente et distincte des singuliers dont on
voudrait qu'elle fût le modèle.
Un second type de réalisme tenta de déplacer sur
le plan de la raison le problème des universaux. Plus nuancé, il
est qualifié de timide, mitigé ou modéré par les
commentateurs. Il est lui aussi polymorphe. Ses variantes ont pour point commun
de poser qu'une nature universelle est réellement dans l'individu mais
que seule l'action de l'intellect peut la distinguer. Pour saint Thomas la
forme est en puissance et incomplètement présente en l'individu,
et l'intellection vient la libérer de la matière (cause pour sa
part de la singularisation) et la dévoile. Ainsi, le genre et
l'espèce : « subsistent dans les singuliers hors de l'esprit de
façon incomplète et potentielle et c'est l'esprit qui les
rassemble en les pensant, les fait passer de la puissance à l'acte et de
l'incomplétude
1 Sent. I, dist. II, qu. 4, pp. 99 et 101.
2 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 158
3 Paul Vignaux, op. cit., p. 739.
4 Sent. I, dist. II, qu. 4.
5 Ibid., p. 118.
23
à la complétude ». Pour Durand de
Saint-Pourçain, l'universel est la chose singulière
elle-même métamorphosée par la seule considération
de l'intellect. Ockham rétorque qu'alors « n'importe quelle chose
singulière peut prétendre à devenir universelle. Ainsi,
par ce mystérieux pouvoir de l'intellect, Socrate peut être
universel». Pour Henry de Harclay enfin, un même étant serait
singulier selon un point de vue et universel selon un autre : «
l'universel ne serait que le singulier confusément conçu ».
Il suffit à Ockham de montrer les aberrations de cette approche pour la
discréditer, car si « le singulier devient universel lorsqu'il est
confusément conçu, alors n'importe quel singulier peut devenir
commun à un autre singulier en devenant universel : Socrate est Platon
conçu confusément ». Que l'on place Henry de Harclay
à la fois du côté des réalismes grossier et
mitigé peut surprendre mais révèle un aspect historique
important et « montre seulement combien ce débat est complexe, un
même philosophe pouvant défendre, en fait, plusieurs
positions1 ».
Le troisième et dernier type est le réalisme
subtil. Exposé dans toute complexité par Duns Scot, il
représente la forme la plus achevée que prit le réalisme
au Moyen Age. Le nominalisme se doit par conséquent d'en montrer les
limites. Ockham connaissait parfaitement cette pensée, au point qu'on
ait pu croire qu'il avait été l'élève du doctor
subtilis. Quelles en sont les idées forces ? Le réalisme
grossier ne parvient pas à franchir le gouffre entre universel et
singulier. Afin d'éviter que l'un des termes de l'équation
n'exclue l'autre, le réalisme subtil a besoin d'un intermédiaire
rendant la singularisation possible. Cette fonction est remplie par
l'eccéité qui complète et contracte la forme
spécifique (la chevalité) et donne à l'individu (le
cheval) son unité finale de singulier2. Contre
Averroès, la nature ou forme spécifique n'est donc pas identique
chez tous les individus d'une même espèce puisque
contractée par l'eccéité ; avec Averroès, la nature
commune est une res indifférente aux catégories
d'universel ou de singulier, « elle ne trouve sa complétude
[d'universel] que dans l'intellect qui la pense3 ». Si pour
Scot l'universel est une chose « réelle », c'est seulement en
ce qu'il se distingue formellement de la chose singulière. La
forme et l'individu sont formellement différents simplement parce qu'un
supplément de forme s'est ajouté de l'un pour
1 Pour l'ensemble de ces citations : Pierre Alféri,
op. cit., p. 55 sq. Les thèses d'Ockham relatives au
réalisme modéré sont exposées en Sent. I,
dist. II, qu. 7.
2 Le terme `eccéité', issu du latin ecceitas
(de ecce, « voici ») est défini par le Robert
électronique 2.1 comme le principe qui fait qu'une essence est rendue
individuelle. Jacques Chevalier souligne pour sa part que « Le terme
fameux d'haecceitas, qui figure dans les Reportata
parisiensia, ne se rencontre pas, à vrai dire, dans les ouvrages
écrits de la main de Scot. Lorsqu'il veut désigner cet acte
ultime qui détermine la forme de l'espèce à la
singularité de l'individu, et qui fait qu'en dernier ressort l'universel
dans le singulier n'est autre chose que le singulier (Ox.2, d. 42, qu.
4, n. 6), il emploie les termes « entitas positiva per se determinans
naturam ad singularitatem », « ultima realitas individui
» ». Histoire de la pensée, T. II « La
pensée chrétienne », Paris, Flammarion, 1956, p. 435 note
1.
3 Pierre Alféri, op. cit., pp. 47-48.
24
« former » l'autre. L'eccéité est
ainsi la condition de possibilité de la singularité, elle est un
supplément de forme ajouté à l'essence commune :
« Et néanmoins, cette dernière
espèce (species specialissima) est douée d'une
unité propre, correspondant à son
entité, à son degré d'être, et ne requiert
pas l'individualité pour se compléter. D'où il suit que,
dans un même et seul être individuel, cet homme ou ce cheval,
l'entité singulière (heccéité de cet homme
ou de ce cheval) et l'entité spécifique (humanitas,
equinitas) existent à titre de réalités
formellement distinctes, et que l'universel possède ainsi dans le
singulier même un fondement réel, indépendamment de tout
acte intellectuel, bref qu'il se présente en lui avec la marque propre
de l'individualité : car chaque homme a son humanité,
bien que la notion abstraite et
universelle d'humanité soit un produit de
l'intellect1 ».
Le problème est qu'en posant cet intermédiaire,
Duns Scot est condamné à poser un second intermédiaire
entre l'entité spécifique et l'eccéité
d'une part, et l'eccéité et l'entité
singulière de l'autre. Le réalisme scotiste n'est ainsi
protégé d'une régression à l'infini qu'en fonction
du degré d'obscurité de son principe clef, ce qui revient
finalement à ne rien expliquer, si ce n'est qu'Ockham ait combattu cette
position sur son absence de cohérence2 :
« Cette réfutation [de Duns Scot], bien que son
enjeu soit ontologique, est, dans sa forme, une réfutation logique. Dans
cette critique, la logique d'Ockham s'exerce bien comme une discipline
transcendantale, qui établit au préalable ce qui revient à
l'ontologie et ce qui ne lui revient pas, la situant dans un grand cadastre
philosophique. La réfutation du « réalisme de l'universel
» ne présuppose en effet aucune conception ontologique, n'a recours
à aucune thèse ontologique déjà reçue. Elle
tient toute sa force de l'économie de ses moyens, qui se résument
en fait à un seul : le principe de contradiction, appliqué sans
merci3 »
La logique nous enseigne que la distinction est par
définition non-identité. Si l'identité entre les
éléments a et a' n'est pas parfaite, c'est
qu'en partie ou en totalité, a s'oppose à a'.
Appliqué à la thèse scotiste, ce principe est destructeur
car en la révélant dans son absurdité, il supprime
l'alternative entre distinction réelle et distinction de raison que
représentait l'hypothèse de l'eccéité : si
l'humanité en tant que nature commune est formellement différente
mais réellement identique à l'humanité contractée
en Socrate,
« on admet que la contradiction prouve tantôt une
distinction réelle, tantôt une distinction formelle, il n'y a plus
de raison pour ne pas mettre partout des distinctions formelles, nulle part des
distinctions réelles4 ».
On supprime donc toute distinction réelle entre les
étants comme le remarque également Pierre
Alféri5, on s'interdit de conclure à la distinction
entre deux choses du monde. Pour être une véritable distinction,
c'est-à-dire pour avoir une teneur ontologique, il faudrait que la
distinction
1 Jacques Chevalier, op. cit., p. 433.
2 Il s'élève ainsi contre ceux qui affirment que
« la nature humaine (universelle) est présente en Socrate, mais
qu'elle y est «contractée» en Socrate par une
différence individuelle, qui, cependant, n'est que formellement, et non
réellement distincte de cette nature » Somme de logique,
I, 16.
3 Pierre Alféri, op. cit., p. 39.
4 Paul Vignaux, op. cit., p. 743.
5 Sent. I, dist. II, qu. 6, pp. 173-174.
25
formelle soit réelle ! Ockham condamne
l'eccéité à ne pouvoir être qu'un
être réel ou de raison. Perdant son potentiel explicatif, ce
concept perd sa raison d'être.
En définitive, c'est en soumettant les
différentes formes de réalisme à la question de la
distinction qu'Ockham pointe leur absurdité. Aucune n'est en effet
capable d'expliquer comment plusieurs singuliers peuvent avoir une nature
commune sans violer le principe de non-contradiction. Quelque soit la
méthode, que l'on distingue l'universel du singulier réellement
(réalisme grossier), en raison (réalisme modéré) ou
formellement (réalisme subtil), l'aporie est la même. On comprend
mieux que la tradition puisse parler de la méthode de
déconstruction de tout réalisme par le venerabilis
inceptor comme du « rasoir d'Ockham ». Cette expression renvoie
à son axiome méthodologique clef, le principe
d'économie1, selon lequel « on ne doit jamais multiplier
les êtres sans nécessité » :
« pluritas numquamest ponenda sine
necessitate2 ».
L'idée sous-jacente est la suivante :
« Recourir à l'universel pour expliquer
l'individuel a pour seul effet de dédoubler artificiellement les
êtres, sans expliquer quoi que ce soit. Il s'ensuit que tous les
principes qui ne sont pas nécessaires à
l'explication d'une chose sont superflus et doivent être
rejetés3 ».
Le principe d'économie va de pair avec l'analyse du
langage, notamment de la suppositio. Il est la conséquence
métaphysique de la sémiotique ockhamienne, dans un même
refus de la réification des abstractions et de la multiplication des
entités consécutives aux projections dans l'être des
catégories du langage. Encore faut-il justifier cette correspondance.
L'enjeu est de taille puisqu'en fondant cet axiome, il nous serait possible
d'évaluer la pertinence de la substance ockhamienne. Nous savons
à présent que l'universel n'est pas la substance des choses, mais
nous sommes encore dans l'ignorance de ce qu'elle est. Ockham donne-t-il une
définition positive de ce qu'est la substance ?
Une fois de plus, c'est la théorie de la signification
qui éclaire. Nous avons vu que l'universel n'est pas substance pour la
simple raison qu'il n'existe pas réellement, qu'il est une intentio
animae. La substance est par conséquent nécessairement
singulière :
« Il faut savoir qu'aucun universel n'existe en dehors de
l'âme réellement dans les substances individuelles, ni ne fait
partie de la substance ou de l'essence de celle-ci 4 ».
1 Paradoxalement, c'est à Duns Scot qu'André de
Muralt attribue, citation à l'appui, le premier usage
systématique de ce principe. Cf. L'enjeu de la philosophie
médiévale, p. 74.
2 Pour précisions, cf. Pierre Alféri, op.
cit., p. 106 note 155.
3 Peter Kunzmann, Franz Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de
la philosophie, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 89.
4 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. I, § 2.
26
Ce en vertu de l'axiome inlassablement
répété :
« Omnia res extra animam est realiter singularis et una
numero1 »
Définir le singulier, c'est ainsi définir la
substance. Ockham le caractérise de trois manières, selon son
unité, sa spécificité et son unicité :
« «Singulier» et «individu»
s'entendent de trois manières : premièrement, on dit singulier ce
qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses » ;
« deuxièmement, on dit singulière la chose
hors de l'esprit qui est une et non plusieurs et n'est pas signe d'une autre
» ;
« troisièmement, on dit singulier le signe propre
à un seul, qui est appelé terme discret2 ».
Cette dernière définition renvoie strictement
à la sémiologie. Elle indique qu'au niveau du langage, il y a
bijection entre les signifiants linguistiques et les signifiés
réels. Les noms propres, communs et les démonstratifs
désignent uniquement des étants singuliers, ils ne signifient
qu'une seule chose. Les deux autres définitions sont ontologiques : la
première souligne que tout être, et pas seulement les êtres
vivants, peut être qualifié de « singulier » ou d'«
individu ». Les ressemblances entre les êtres ne sont à ce
sujet pas des objections valables, comme nous le verrons au sujet de l'analyse
que fait Ockham de la relation3 ; la deuxième énonce
que doit être dissocié de l'ontologie tout ce qui se trouve dans
l'esprit4. La substance, c'est donc l'être singulier, non le
genre universel ou l'espèce commune : « il n'est pas vrai que la
nature de la pierre soit véritablement dans la pierre. La
nature de la pierre est la pierre5 ». Reste à
savoir comment sortir de la question du fondement des définitions
elles-mêmes. Ockham peut-il éviter d'avoir à définir
ses définitions, régressant ainsi à l'infini ?
La réponse d'Ockham a de quoi surprendre : la
singularité étant par définition dépourvue de
signification, elle peut être signifié par le langage, mais elle
ne renvoie ontologiquement qu'à elle-même. Ainsi, la
singularité ou substance ne se démontre pas. Les commentateurs
s'accordent sur ce point :
« Il n'y a de réel que le ceci : cette pierre,
cette rose, cet homme. Cette thèse peut être
développée et défendue, elle ne peut être, à
proprement parler, fondée. Ce qu'elle énonce est
indérivable, la singularité des étants se donne comme
telle et ne se déduit de rien, elle ne se démontre pas. Tous
les
1 Traduit par Pierre Alféri : « toute chose hors
de l'esprit est réellement singulière et une en nombre ».
Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 196, l. 13.
2 Quodl. V, qu. 12, p. 529 (section : « Si
l'universel est singulier », p. 528-531). La deuxième
définition se retrouve en Somme de logique, I, 19, p. 66 :
« On dit singulière la chose qui est une en nombre et non plusieurs
et n'est pas signe d'une autre » ; La troisième en Somme de
logique, I, 14, p. 48 : « Singulier, ce qui n'est pas susceptible
d'être le signe de plusieurs ».
3 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section
B, 2.
4 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section
B.
5 Pierre Alféri, op. cit., p. 63.
27
prétendus « modes d'être »
distingués dans l'ontologie réaliste traditionnelle doivent
être critiqués comme de simples modes de signifier, des
manières de se référer à l'étant dans son
unique mode d'être1 ».
Que la singularité « se donne comme telle »
signifie qu'elle apparaît comme la réalité première
et ultime des étants à quiconque ne les confond pas avec
les séries singulières de son esprit. Louis Valcke rappelle pour
sa part qu'on est confronté au même horizon indépassable
concernant la nature de la substance : elle est elle-même l'indissociable
composé d'une matière et d'une forme chacune singulières,
mais ceci ne peut faire l'objet d'une démonstration, c'est une
nécessité logique et métaphysique en dehors de laquelle on
se perd dans l'inexplicable. Ceux qui n'en sont pas convaincus se voient
rappeler à l'autorité d'Aristote :
« Cette autorité rend évident qu'il n'y a
rien dans l'individu si ce n'est la matière particulière et la
forme particulière2 ».
Pierre Alféri confirme cette
réinterprétation ockhamienne du Stagirite3.
C'est Paul Vignaux cependant qui donne l'explication profonde
de la singularité de la substance. Que la substance singulière
soit l'unique réalité s'explique par la grammaire même de
notre rapport au monde. Notre libre agir n'intervient dans le processus de la
connaissance qu'au moment d'établir des conventions4. Ainsi
le concept de cheval peut-il avoir autant de noms que de langues. A contrario,
le processus antérieur à la convention est strictement naturel
:
« Ne disons pas que l'intellect produit l'universel : il
est plus vrai de dire que l'objet, agissant de proche en proche, l'engendre
dans l'âme. L'esprit n'est pas ce qui conçoit, mais ce où
naît le concept5 »
Que la substance soit singulière est donc une condition
de possibilité de la connaissance elle-même. Toute connaissance
part nécessairement du sensible, les donnés sensibles fournissent
à l'esprit les informations dont la représentation du singulier
(cette pierre, Pierre) dans l'âme dépend
1 Ibid., p. 29.
2 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. 1, § 2. Si l'argument
d'autorité accepté par Ockham a aujourd'hui de quoi surprendre,
sa valeur n'est pas la même au Moyen Age, comme l'explique André
de Muralt : « Chez les grands scolastiques, l'argument d'autorité
n'avait pas en soit une valeur théorique mais sa grande importance
découlait très logiquement de la conception que l'on se faisait
de la philosophie. La philosophie n'était aucunement affaire d'opinion
personnelle ; elle est un discours contenant une vérité
objective, elle est un corpus doctrinal solidement établi, et face
auquel l'opinion personnelle du philosophe n'importe pas - pas plus que ne
pourrait importer l'opinion personnelle du lecteur d'Euclide, face à tel
de ses théorèmes. Ce n'est donc pas l'autorité qui fonde
la valeur ou l'importance du discours, c'est au contraire la
vérité du discours qui fait de son auteur une autorité
». L'enjeu de la philosophie médiévale, op.
cit., p. 28.
3 Il renvoie pour cela en Sent. I, dist. II, qu. 7,
p. 237 : « La théorie d'Aristote concernant les « substances
secondes », espèces et genres, était donc bien seulement
l'objet d'un malentendu. Selon Ockham, Aristote n'a pas pu vouloir dire que les
universaux étaient de véritables substances ; ne
réservait-il pas le terme, en son sens le plus propre (kurios)
aux choses singulières ? ». Op. cit., p. 62, note 66.
4 Paul Vignaux, op. cit., p. 753 «
L'universalité des mots est un produit de l'art, universale ex
institutione, mais non celle des concepts. La production de l'universel
est une oeuvre de la nature dans l'âme ».
5 Ibid.
28
absolument. C'est encore la substance singulière qui
rend possible la mise en série des étants conduisant à
l'élaboration des concepts généraux (des pierres,
l'humanité). La connaissance serait impossible sans le signe, et donc
sans le singulier. Elle débute avec le singulier car
naturellement, il est signifiant sans être pour sa part
signifié. Il serait impossible à l'esprit de créer des
concepts si tel n'était pas le cas1.
Quelles sont les répercussions d'une telle conception
de la substance ? Pour la tradition scolastique, la substance est ce qui se
tient sous l'étant, ce qui le caractérise, ce sans quoi il ne
peut être ce qu'il est. Un arbre doit ainsi avoir (ou être, mais
l'idée est au fond identique) une essence d'arbre (des racines, un
tronc) pour en être un. Cette essence est le substrat de
propriétés et d'accidents variables (avoir de feuilles,
être en fleur, être élagué). Cette perspective
dissocie alors la chose de son essence. L'universel existe
indépendamment de la chose, que le chêne de mon jardin disparaisse
ne change en rien l'essence « arbre ». Ockham est contraint par sa
logique de dénoncer les deux piliers de cette approche que sont, d'une
part le présupposé de l'existence des universaux, d'autre part
l'affirmation que l'essence serait nécessaire et l'existence
contingente, qu'il est possible de les dissocier. Quelle que soit l'origine de
cette thèse, on peut comprendre qu'elle se soit épanouie au sein
d'un imaginaire marqué par l'idée d'un Dieu créateur
contemplant les essences avant d'éventuellement les produire, comme
c'est par exemple le cas chez Thomas. Pour montrer qu'une semblable distinction
est inintelligible, Ockham fait remarquer que si accidentel il y a (l'arbre
peut avoir ou non des feuilles), l'existence ne peut en faire partie :
« L'existence n'est pas un accident « car alors
l'existence de l'homme serait une qualité ou une quantité [les
deux principales sortes d'accidents], ce qui est manifestement faux, comme le
montre la simple observation2 ».
L'existence fait-elle alors partie de la substance ? Ce serait
incohérent : la substance peut être définie comme la
matière, la forme ou leur composé, or l'existence n'est aucune de
ces alternatives.
Unique porte de sortie : cesser de dissocier la chose de son
essence. Puisque seules les singularités existent, l'existence et
l'essence sont une seule et même chose. L'essence disparaît avec le
singulier car il n'y a aucun modèle universel lui étant
coexistant, et le singulier est son essence :
« L'essence et l'existence ne sont pas deux choses. Mais
ces deux termes, «chose»et «être», signifient une
seule et unique chose, l'un de façon nominale et l'autre de façon
verbale, ce pourquoi l'un ne
peut être convenablement employé à la place
de l'autre, car ils n'ont pas la même fonction1 ».
1 Sur ce point difficile, voir le présent travail : partie
I, chapitre II, section C, 1.
2 Somme de logique, III, II, 27, p. 553.
29
Il n'y a que le singulier, on ne sort pas des
questions du langage, «essence» et «existence» sont deux
points de vue de l'esprit sur la chose et leur fonction diffère : l'un
signifie le singulier en tant que substantif (l'arbre), l'autre est tant que
verbe (l'arbre est), mais comme le souligne Pierre Alféri, dire «
cet arbre est un platane » et « cet arbre est » (ou «
existe »), c'est dire la même chose :
« un jugement d'existence est toujours un jugement
d'attribution, fût-ce implicitement, car rien n'est, rien ne se
manifeste sans être telle ou telle chose et sans se donner comme tel.
Inversement, tout jugement d'attribution, pour autant qu'il porte sur le
réel, implique un jugement d'existence, le non-existant ou le
néant n'ayant pas de propriété. Il n'y a donc d'essence
qu'existante2 »
Ce raisonnement ne tient qu'à condition de
démontrer l'inexistence du néant. Une fois de plus, la logique
fonde le raisonnement. Qu'est-ce en effet qu'une essence qui n'existerait pas
?
« La réponse est simple : rien du tout. Car pour
être une essence, l'essence doit bien être, c'est-à-dire
« exister » d'une manière ou d'une autre. Si elle n'est pas du
tout, elle n'est pas essence, car il n'y a pas d'attribution possible dans
le néant. Tel est en effet le principe très ockhamiste
appliqué ici : si A n'existe pas, « A = A » n'est pas vrai ;
l'identité elle-même n'a pas de sens dans le non-existant. Que
l'essence « peut ne pas être » veut donc dire qu'elle put ne
pas être une essence : c'est une absurdité3 »
L'essence est donc identique à l'existence, elle est la
chose singulière. La révolution conceptuelle du rasoir d'Ockham
se mesure à son exigence : que soient repensés tous les grands
concepts de l'ontologie traditionnelle. Ainsi :
« «essence», «être»,
«existence», «entité» ou «étant»,
tous les dérivés du verbe «être», en viennent
à signifier la chose singulière, la res singularis dans
son irréductible simplicité, dans son unité
numérique qui est aussi la pure transparence de l'être. Cette
unité, cet être indivis de l'étant coïncide avec
lui-même, certains concepts le désignent à la
manière des noms («essence» ou «chose»), d'autres
à la manière des verbes («être» ou
«exister»). Dire une telle transparence, c'est d'abord nier toute
distinction de « mode d'être » dans le singulier : le singulier
se confond parfaitement avec l'être, qui
se confond parfaitement avec l'étant et avec l'essence.
Il n'y a aucune hiérarchie ontologique4 ». On
aperçoit finalement les conséquences politiques qu'induit ce
bouleversement de la notion de substance. Avec la querelle des universaux,
c'est en fait le passage de l'Antiquité à la modernité qui
se joue. `Substance', « être une substance » change
radicalement de signification avec Ockham. Le singulier est
libéré de la hiérarchie ontologique caractéristique
des philosophies grecques et chrétiennes antérieures, l'essence
ne prime plus sur l'existence, l'être sur l'étant,
l'archétype sur la créature. En expulsant l'universel de
l'ontologie vers la sémiologie, Ockham desserre l'étau dans
lequel le singulier se trouvait pris, d'où la certitude pour Michel
Villey que :
1 Somme de logique, III, II, 27, p. 554.
2 Pierre Alféri, op. cit., p. 72.
3 Ibid.
4 Ibid., pp. 73 et 74.
« peu d'études [soit] plus nécessaires pour
l'histoire de la philosophie du droit que celle du nominalisme confronté
à son opposé, le réalisme de saint Thomas. (...) Là
se trouve la clé du
problème fondamental (même aujourd'hui, quoi
qu'on en dise) de la philosophie du droit1 »
L'étant n'est plus la partie d'un cosmos mais le
composant d'un univers. La substance se retrouve face à elle-même,
aussi isolée que la toute-puissance divine est absolue. Elle demeure
bien entendu créature de Dieu, mais ce dernier n'agit plus au regard ou
par l'intermédiaire de modèles. L'ordre des choses ne
relève plus que d'une pure volonté dont la décision est
naturelle parce que divine, mais finalement arbitraire.
30
1 Michel Villey, La formation de la pensée juridique
moderne, PUF, Paris, 2003, p. 223.
31
Ce premier chapitre appuie, sans pour autant valider,
l'intuition de Michel Villey : la pensée de Guillaume d'Ockham est bien
destruction de l'ontologie d'Aristote, le XIVe siècle annonce
le passage du cosmos antique à l'univers moderne et voit la culture de
l'Europe basculer. Peut-on se considérer pour autant à la ligne
de partage des eaux, qu'en arrière nous avons le droit, au-devant les
droits de l'homme ? L'ontologie ockhamienne semble pourtant prendre le parti de
la critique de Joseph de Maistre. Comment pourrait-on en effet soutenir, d'un
point de vue métaphysique, que seuls les singuliers existent, et dans le
même temps, affirmer que « l'homme » ait des droits ? La
pensée d'Ockham, au lieu d'être une source des droits de l'homme
sert-elle au contraire de fondement à la métaphysique de ses
opposants ?
Il est encore trop tôt pour répondre à
cette question. Dans la première partie de sa vie, Ockham s'est avant
tout attelé à l'édification d'une théologie. La
substance isolée n'a pour l'instant qu'une signification
métaphysique. L'homme est seul face à Dieu. Les droits de chacun
ne l'intéressent pas encore. En revanche, il est acquis que son
ontologie marque une rupture avec ses prédécesseurs. L'ontologie
seule ne permet pas d'évaluer l'apport d'Ockham à la
théorie juridique et politique moderne. Son influence est fonction de la
nature des relations que chaque singularité entretient avec les autres
substances. Des substances isolées peuvent-elles constituer un monde ?
Comment penser les rapports entre des entités radicalement
étrangères les unes aux autres ? La substance ainsi comprise
est-elle appelée à devenir le sujet moderne auquel on attribuera
au XVIe siècle des droits naturels subjectifs ?
Il apparaît logique que les référents
moraux traditionnels soient remis en cause dès lors que les
étants singuliers n'ont d'autre modèle qu'eux-mêmes et que
le monde lui-même n'est plus hiérarchisé. Mais pour
établir un lien d'Ockham à la théorie moderne des droits
de l'homme, il faudrait montrer qu'en plus de changer de
référents moraux, son nominalisme porte en germe l'idée
selon laquelle chaque individu a une valeur intrinsèque en dépit
de ses imperfections et de son isolement. La Création, telle que la
conçoit Ockham, permet d'approfondir cette question. Refusant la
catégorie aristotélicienne de la relation sans pour autant
détruire tout ordre des choses, elle marque l'avènement d'un
monde nouveau. Est-ce celui des droits de l'homme ?
32
CHAPITRE 2 :
LE MONDE SELON OCKHAM
L'étude des répercussions du nominalisme sur la
pensée des droits de l'homme soulève une difficulté
chronologique. Ockham est un auteur du XIVe siècle alors que
les droits de l'homme, balbutiant au XVIe, prennent leur essor
théorique au siècle suivant, pour finalement s'imposer
politiquement à partir de la fin du XVIIIe siècle.
Pour faire face à ce problème, une possibilité est de
chercher dans son oeuvre des prises de positions sans appel en faveur de
l'individualisme juridique et politique par exemple.
Mais si la lecture des textes exige dans une certaine mesure
qu'on leur fasse violence, ce serait certainement une erreur que de chercher un
lien aussi direct. Ockham ne s'est pas intéressé aux questions
juridiques pour elles-mêmes mais parce qu'elles étaient l'enjeu de
rapports de forces théologiques et politiques. Il avait pour objectif la
défense des intérêts de l'ordre franciscain, non de
bouleverser les fondements du droit hérités de
l'Antiquité.
L'absence de liens directs ne signifie pas pour autant absence
de liens, mais il faut procéder autrement, par l'intermédiaire
d'autres concepts. Le postulat de ce deuxième chapitre est qu'en
insérant la substance au sein d'un monde nouveau, Ockham fait partie des
penseurs qui ont posé les fondements métaphysiques, cosmologiques
et épistémologiques de la modernité, et, indirectement,
des droits de l'homme. Ses concepts de Créateur et de Création
sont-ils nouveaux ? Dans quelle mesure ont-ils participé à
l'avènement de la modernité occidentale, et par extension des
droits de l'homme ?
A. Dieu
Ayant expulsé les universaux de la sphère
ontologique, le nominalisme d'Ockham théorise une substance
singulière qui, privée des essences communes, doit retrouver un
principe d'unité. En théologien, il recourt donc au divin pour
rendre cohérent sa conception de l'individu. Le paradoxe est que le
système ockhamien, berceau de l'individu moderne vivant en un monde
désenchanté, trouve son origine dans une réflexion
théologique. Dieu est la clef de voûte de la pensée
d'Ockham : il lui permet de s'extraire des deux apories qui enferraient sa
conception de la substance.
33
1. Les apories de la substance ockhamienne
La première aporie réside pour Ockham dans
l'impossibilité de dissocier la substance de ses accidents
inséparables. Un accident est dit inséparable lorsqu'il n'est pas
possible de le retrancher de son sujet (par exemple être noir pour un
corbeau) mais qu'il ne fait pas partie pour autant de son essence
(c'est-à-dire de sa combinaison d'une matière et d'une forme). A
la différence de l'accident séparable (avoir une plume
abîmée), il est extrinsèque et pourtant essentiel. Bien
qu'être noir ne soit pas dans l'ontologie ockhamienne constitutif de la
substance du corbeau, tout corbeau est noir. Pour montrer qu'il s'agit d'un
accident, bien qu'il soit inséparable, Ockham avance que la nature peut
le soustraire d'un autre sujet sans qu'il soit pour autant
détruit1. Mais ceci revient à déterminer la
singularité d'un sujet en référence à un autre
sujet. Dans un monde de substances absolument singulières,
connaître l'accidentalité inséparable de Socrate ne peut en
rien éclairer l'essence d'un corbeau. Si la substance est une,
spécifique, et unique, Ockham devrait pouvoir dissocier ce qui est
essentiel à son essence de ce qui ne l'est pas, sans interroger
l'essence d'aucune autre substance.
La seconde aporie est remarquée par Louis
Valcke2 et se trouve au coeur même de la substance : Ockham
affirme qu'elle est une, tout en soutenant qu'elle est composée d'une
matière et d'une forme3. Or nous avons vu dans le cadre de la
querelle des universaux qu'il refuse toute distinction formelle ou
réelle à l'intérieur des étants4.
Ockham apparaît donc pris en tenaille entre ses concepts
aristotéliciens et les exigences de sa recherche d'une substance une
:
« L'ontologie du singulier rencontre ici en effet une
limite principielle. Ce qu'elle se trouve incapable de penser, c'est le trait
le plus fondamental de l'étant comme substance, c'est-à-dire le
noyau élémentaire autour duquel le discours ontologique se
construit, dans ce qui précisément distingue
l'élément ultime, l'on eskaton, de tout le
reste5 »
Comme ses prédécesseurs, Ockham ne parvient par
à réduire les singularités du monde (ce corbeau, cet
homme) à un principe ontologique pleinement explicatif et
cohérent. Aristote avait en
1 « Ainsi, bien que la noirceur du corbeau ne puisse en
être retranchée sans destruction du corbeau, elle peut
néanmoins être retranchée de Socrate sans destruction de
Socrate ». Somme de logique, I, 25, p. 83.
2 Introduction au Commentaire sur le livre des
prédicables de Porphyre, op. cit., p. 41.
3 « La forme est une chose qui ne peut être par
elle-même, mais est toujours dans un composé avec la
matière, sans laquelle elle ne peut être ». Ockham,
Summulae in libros Physicorum, I, 21.
4 « Une chose est une seule chose numériquement
quand elle ne contient pas en elle une multitude de choses distinctes quelles
qu'elles soient ». Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, chap. 1, § 2.
5 Pierre Alféri, op. cit., p. 102.
34
son temps critiqué les formes platoniciennes. Ockham a
quant à lui pour but de redécouvrir des thèses du
Stagirite via une critique des thèses thomistes et scotistes, mais lui
aussi est incapable de rendre compte de la nature des substances par la
portée de sa seule logique. Penser l'être comme singulier au Moyen
Age requiert un bouleversement du cadre théorique. La logique nous a
permis de comprendre ce que la substance n'est pas (l'universel), mais nous
ignorons encore tout de son fondement ontologique. L'étant ne peut
qu'être singulier mais nous n'en connaissons pas plus la cause que nous
ne comprenons le comment de sa venue à l'être. Ayant atteint sa
« limite principielle », l'ontologie logique est dans l'impasse et
doit être dépassée. L'individu doit être pensé
d'après de nouvelles fondations.
2. Dieu et la toute-puissance
L'époque et la personnalité d'Ockham lui
indiquèrent tout naturellement la voie à suivre. C'est dans la
théologie que son nominalisme trouve son fondement ultime. Il faut
garder à l'esprit qu'en dépit de son parti pris pour la rigueur
logique, Ockham se considérait avant tout comme un serviteur de Dieu
devant s'incliner face aux vérités révélées.
On fait trop souvent du venerabilis inceptor l'un des pères de
la modernité, oubliant sa vocation de moine et les aspects mystiques de
ses écrits. Or c'est précisément dans la transcendance
qu'il trouve la solution ultime des apories que la raison peut soulever. En
cela, il est un homme de son temps. Dieu est une évidence
imprégnant tous les aspects de la pensée ainsi que les
imaginaires. Voilà pourquoi ce que nous considérons de nos jours
être un saut logique et ontologique n'est pour Ockham qu'une transition
naturelle et légitime. Qui est Dieu pour Ockham ? Son concept permet-il
au nominalisme ockhamien de dépasser ses apories ? Ces questions ont
pour enjeu l'unité de la substance ockhamienne. Il s'agit
d'établir s'il est légitime d'y reconnaître les origines de
l'indépendance de l'individu moderne à l'égard du reste du
monde.
La connaissance de la nature de Dieu est pour les hommes
conditionnée à ce qu'ils peuvent en dire. Que peut dire, que peut
savoir l'homme, créature imparfaite ? A la grande surprise du lecteur,
Ockham répond en réintroduisant en théologie un principe
qui avait pourtant montré ses limites en ontologie : le principe de
non-contradiction. Si Dieu « peut » d'innombrables choses, c'est
qu'appliqué à sa suprême essence :
« Pouvoir signifie pouvoir faire tout ce qui n'implique
pas de contradiction (...) et c'est par la
puissance absolue que l'on dit que cela peut-être
fait1 ».
1 Quodl., VI, qu. 1, p. 586.
35
La fonction du principe de non contradiction est chez Ockham
de fonder cette absoluité qui, bien qu'elle occupe une place à
part, a elle aussi besoin d'un fondement. Dans sa perspective, la non
contradiction n'est pas une limite apportée à la puissance de
Dieu mais au contraire la condition de possibilité de son exercice :
elle est ce qui fonde sans devoir être fondé. La première
caractéristique de Dieu est ainsi sa toute-puissance. Sur ce point,
Ockham a conscience de s'inscrire dans une longue tradition que l'on peut faire
remonter au moins à Pierre Damien (1007-1072) et sa Lettre sur la
toute-puissance divine1. Bien qu'à son habitude il en
tire des conclusions radicalement différentes, Ockham scinde en accord
avec ses prédécesseurs la toute-puissance divine en potentia
absoluta et potentia ordinata :
« Cette distinction doit être entendue de la
manière suivante. On dit quelque fois que Dieu «peut» quelque
chose en entendant ce pouvoir comme suivant les lois ordonnées et
instituées par Dieu et l'ont dit que Dieu peut faire cela par sa
puissance ordonnée. D'autres fois, l'ont entend par «pouvoir»
: pouvoir de faire tout ce qui n'implique pas contradiction, soit que Dieu ait
décidé qu'il le ferait soit qu'il ne l'ait pas
décidé, car Dieu peut faire beaucoup de choses qu'il ne veut pas
faire2 »
Cette distinction n'est pas réelle, Dieu ne pose pas
deux actes, auquel cas on diviserait son unité. Il s'agit plutôt
de deux points de vue sur sa puissance selon qu'on la considère en
elle-même ou dans la réalité causale de la
nature3. Il faut entendre par potentia absoluta ce que Dieu
peut accomplir dans le respect du principe de non-contradiction, et par
potentia ordinata ce qu'il accomplit lorsqu'il donne un ordre stable
au monde. A proprement parler, il n'existe donc pas deux puissances divines.
Seconde caractéristique de Dieu : son absolue
simplicité. Traditionnellement, c'est en distinguant différents
attributs, par exemple un entendement infini et une parfaite volonté,
qu'on le qualifie. Afin de montrer que l'unité divine n'est pas pour
autant brisée, Ockham retrouve la théorie de la suppositio
:
« les attributs ne sont que certains prédicats
mentaux4 ».
Mais qu'ils soient des visées connotatives n'indique
aucunement qu'il faille introduire de pluralité en Dieu. Ockham n'a en
fait qu'à renvoyer à ses considérations sur les universaux
ceux qui affirment que Dieu est traversé par des distinctions formelles
ou de raison. Les multiples noms
1 Cette lettre cherche à savoir si Dieu pourrait
détruire le passé en faisant par exemple que Carthage soit et
ne soit pas détruite, et répond par la négative.
Pierre Lombard (1100-1160) ajoute dans ses Sentences les
impossibilités logiques (cercle carré) et naturelles (un homme
irrationnel) ainsi que les actes contraires à la nature de Dieu qui,
étant un pur esprit parfait, ne peut marcher ou être
déficient par exemple). Saint Thomas reprend ces perspectives dans la
Somme contre les Gentils, t. 2, II, 22, § 2. Sur les questions
relatives à la puissance divine, voir : Olivier Boulnois (dir.), La
puissance et son ombre de Pierre Lombard à Luther, Aubier, Paris,
1994.
2 Quodl., VI, qu. 1.
3 Pierre Alféri, op. cit., p. 114.
4 Quodl., III, qu. 2.
36
(Etre suprême, Créateur, Père) et concepts
(parfaits, absolu, infini, miséricordieux) nous permettent de penser
Dieu et d'en parler, mais leur existence est sémiotique, non
ontologique. Dieu est un en soi mais pluriel pour l'intellect qui le
considère. Cette réponse au problème des distinctions
dissipe les questions relatives à un éventuel ordre en Dieu. Tout
ordre reposant sur une diversité, la perfection des prétendus
éléments divins leur interdit toute hiérarchie. Si
l'entendement précédait sa volonté, il serait plus parfait
qu'elle et Dieu ne serait plus parfait en tous points1. Or Dieu ne
peut qu'être parfait, il ne peut en être autrement à
l'époque de la chrétienté. Ockham peut finalement
définir la nature de Dieu : il est l'Etre parfait, tout-puissant et
absolument simple.
Mais comment s'assurer de son existence ? La théologie
fonde la cohérence de la pensée d'Ockham mais quel en est le
fondement ? Ockham se montre ici d'une étonnante modernité car
à la différence de saint Anselme par exemple, il se refuse
à toute démonstration de l'existence de Dieu2. Il
reconnaît recevoir cette idée de la foi :
« articulum fidei : Credo in Deum Patrem omnipotentem,
quem sic intelligo, quod quodlibet est
divinae potentiae attribuendum quod non includit manifestam
contradictionem3 ».
Hors du credo, « on ne peut savoir avec évidence
que Dieu existe4 ». Ockham expose et revendique son refus de
toute analyse trop poussée des choses divines. Nos attributs ne sont que
des signes de la pensée et nous devons veiller à ne jamais nous
payer de mots. L'homme n'a tout simplement pas les capacités pour penser
rationnellement Dieu, comme l'illustre la question de sa prescience :
« modum quo [Deus] scit omnia futura
contingentia exprimere est impossibile omni intellectui pro
statu isto5».
Comment d'ailleurs faire l'analyse rationnelle d'un Dieu dont
la simplicité interdit à l'esprit aussi bien la distinction que
l'ordre ? Je ne peux que croire que Dieu existe. Ockham n'en doute pas un seul
instant. Le fondement ultime de ce nominalisme se révèle
être une croyance qui donne un coup d'arrêt à la
régression exigeant à l'infini que soit justifié le
dernier fondement exposé. C'est seulement après ce saut qu'est
l'acte de foi pour l'esprit que le principe de non-contradiction intervient.
Quiconque croit doit reconnaître la nature divine comme une exigence
logique : de sa perfection découle sa toute-puissance et son absolue
simplicité.
1 « omne posterius perfectione est imperfectius,
sicut omne prius perfectione est perfectius ». Sent. I,
dist. XXXV, qu. 3, O (« tout ce qui vient après la perfection est
imparfait plus imparfait, de même que tout ce qui vient avant est plus
parfait »).
2 C'est notamment au travers de son Proslogium
contenant le célèbre argument ontologique qu'Anselme
(1033-1109) marqua l'histoire de la philosophie.
3 Quodl., VI, qu. 4 (« article de foi: je crois
en Dieu, le père tout-puissant, que je conçois ainsi : quoi que
l'on attribue à la puissance divine, il ne renferme pas de contradiction
»).
4 Quodl., I, qu. 9.
5 Sent. I, dist. XXXVIII, qu. 1, D (« la
manière par laquelle Dieu sait tout ce qui concerne le futur est
impossible à toute faculté humaine de compréhension en
vertu de notre essence »).
37
Nous avons rejoint le coeur du nominalisme ockhamien. Le
Credo est l'acte de foi à la suite duquel l'esprit armé
du principe de non contradiction peut se représenter un Dieu qu'il ne
connaîtra jamais. Ce concept de Dieu est-il en mesure d'extraire le
nominalisme de ses apories ? Assure-t-il aux substances l'unité que la
stricte logique ne pouvait leur conférer ? Trouve-t-on dans la
pensée d'Ockham un individu fragmenté, ou au contraire d'une
unité suffisante pour être susceptible de constituer une
ébauche de l'individu moderne ?
3. L'unité de la substance et du nominalisme
ockhamiens
Pour assurer l'unité du nominalisme ockhamien, le
concept de Dieu doit d'abord montrer la possibilité d'une substance une
et unique. Sa puissance doit donc être capable de séparer
l'accident inséparable du sujet sans que ce dernier soit pour autant
détruit. La toute-puissance divine est donc une caractéristique
fondamentale pour l'ensemble de la théologie ockhamienne. Absolue, elle
est en mesure de réaliser l'identité ontologique des
étants singuliers sans violer le principe de non contradiction :
« L'accident séparable est ce qui peut être
retranché par la nature sans destruction du sujet ; l'accident
inséparable est ce qui ne peut être retranché par la nature
sans destruction du sujet, bien qu'il puisse être retranché par la
puissance divine1 ».
Dieu a ainsi la capacité de faire subsister le
singulier dans sa pure identité. Dans la mesure où A n'est pas B,
Dieu peut maintenir A sans B et vice versa. Le corbeau (A) n'est pas
dans son unité substantielle la noirceur (B) car bien
qu'inséparable, cet accident n'est pas selon Ockham constitutif de son
essence. Dieu pourrait donc faire exister un corbeau incolore, séparant
de potentia absoluta le naturellement indissoluble. Sa puissance
extrait donc de l'impasse théorique la substance en assurant la
possibilité de son unité2.
Ockham veut aller plus loin et soutenir sa
nécessité. Il réexamine pour ce faire
théologiquement la question des universaux avec deux raisonnements
simples. Premièrement, Dieu tomberait sous le coup du principe de
contradiction s'il créait par l'intermédiaire de natures
communes. Affirmer que Socrate et Platon partagent une même
humanité reviendrait à soutenir qu'elle existe en deux lieux
simultanément. On verrait chacune des deux humanités :
« se distinguer selon le lieu et la situation (...) ; or
personne ne sait en particulier et distinctement que des choses se distinguent
essentiellement s'il ne connaît en particulier les principes
distinctifs
1 Somme de logique, I, 25, p. 83.
2 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section
A, 1.
38
intrinsèques : donc ces deux humanités se
distinguent par elles-mêmes et, en conséquence, sont par
elles-mêmes des «ceci»1 ».
Des « ceci », c'est-à-dire des
singularités isolées, seulement identiques à
elles-mêmes. Soutenir l'existence de natures communes reviendrait
à exiger de Dieu qu'il ne respecte pas la condition de
possibilité de sa toute-puissance. Deuxièmement, cette
thèse conduirait à son inexistence même. La Création
sort et retourne au néant. OEuvrant à l'aide d'universaux, Dieu
ne pourrait annihiler un étant (cet homme) sans que soit détruite
(car A = A) l'humanité présente dans tous les autres. Il aurait
donc choisit de créer selon des conditions s'opposant à sa
toute-puissance. Impossible, à moins que Dieu ne soit pas Dieu, et
qu'empiriquement, la mort d'un homme signifie la fin de tous. Dieu enfin
risquerait de se détruire lui-même « dans une sorte de
réaction en chaîne2 » car l'annihilation d'un
étant, donc de l'universel en lui, impliquerait la destruction d'une
partie de son entendement. Un suicide divin. Absurde. La singularité est
bien l'unique mode d'être envisageable, nécessité hors de
laquelle l'esprit s'enferre dans la contradiction.
En toute rigueur, Ockham n'a malgré tout pas
résolu le problème de l'unité du composé
forme/matière. L'une des deux contradictions demeure. « Qu'importe
! » semble-t-il dire : montrer la possibilité puis la
nécessité de la singularité suffit. La raison indique le
nécessaire sans pouvoir le démontrer, ceci vaut aussi bien pour
l'unité intime de chaque étant que pour l'existence ou la
nature3 du principe divin qui en est le fondement. C'est finalement
en Dieu, non en raison, que se résolvent les apories ontologiques.
Sortant la métaphysique ockhamienne de ses impasses logiques, la
théologie coupe définitivement la substance du grand tout auquel
l'Antiquité et le haut Moyen Age l'intégraient. Il n'y a qu'un
Dieu simple d'une part et des choses singulières de l'autre. Le
Créateur lui-même n'est soumis à aucun ordre ou
vérité, il est absolument libre, les étants lui font face
et sont confrontés à l'évidence de cette toute-puissance
qu'exprime la dévotion du Credo. La théologie ne produit
aucun discours rationnel sur l'ordre du monde, elle est plutôt
l'invocation d'une puissance sans limite autre que sa condition de
possibilité, le principe de non contradiction.
Le concept ockhamien de Dieu fournit à la pensée
médiévale une définition de l'individu comme être
singulier, et néanmoins uni, ce qui était exclu dans le cadre
d'une ontologie réaliste.
1 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 156.
2 Pierre Alféri (op. cit., p. 112) trace sur
ce point un parallèle entre les pensées de Guillaume d'Ockham et
de John Wyclif (1320-1384) qui montra que tenir jusqu'au bout la
réalité de l'universel « conduisait logiquement à
limiter la puissance divine, puisque sa moindre intervention destructrice
entraînerait dans le néant toute une nature, toute une
série de singuliers, toute une partie de l'entendement divin ».
3 Ockham questionne rationnellement l'existence de Dieu en
Quodl. II, qu. 1. Son cheminement est résumé par Paul
Vignaux : « Au sens où l'on pourrait montrer de Dieu qu'il n'y en a
qu'un, on ne peut démontrer qu'il existe ; au sens où l'on
démontre qu'il existe, on ne peut démontrer qu'il n'y en a qu'un
». Voir son article déjà cité p. 779 sq.
39
L'analyse détaillée de la substance telle
qu'Ockham la conçoit montre la nouveauté radicale de son apport.
Il est certain que sa pensée ait été en capacité de
fournir à l'Occident le concept d'un individu à la fois singulier
et autonome, car si la substance ockhamienne demeure absolument soumise
à Dieu, elle s'est affranchie des relations terrestres auxquelles la
métaphysique la soumettait jusqu'alors. L'originalité d'Ockham ne
s'arrête pas là. Sa définition de Dieu est si originale
qu'elle renouvelle complètement la compréhension de sa
création. Le monde ockhamien est en rupture avec les conceptions
antérieures. Il annonce lui aussi la modernité.
B. Le monde
A la différence du Dieu thomiste ou scotiste, le Dieu
d'Ockham n'a pas de schéma intrinsèquement bon de l'ensemble en
vertu duquel il crée chaque singulier. Il est un acte pur et infini que
la raison peut circonscrire sans jamais le saisir, et devant lequel elle
s'incline. La modernité n'a pas fini de tirer les conséquences de
cette onto-théologie. Si la substance est enfin une et unique, le monde
au sein duquel elle existe a pour sa part perdu l'ordre que philosophes et
religieux s'accordaient jusqu'alors à lui reconnaître. Il n'est
plus qu'un artefact soumis à l'absolu arbitraire de la seule
volonté divine, c'est un monde nouveau. Comment le définir ?
Peut-on le dire moderne ? L'individu se trouve-t-il en son centre ?
1. La Création
Que le monde soit issu du néant est pour Ockham une
nécessité qui découle autant de la foi
(Genèse) que de la raison. Dieu n'est pas démiurge mais
Créateur. Pour illustrer le processus selon lequel il oeuvre, Pierre
Alféri use d'une analogie : l'action créatrice de Dieu est
à chaque singularité ce que l'éclair est à son
point d'impact, le monde est comme un champ au-dessus duquel l'orage plane,
Dieu agit à tout moment. Ce parallèle rend compte du
caractère absolu, immédiat, inconcevable, et bien sûr
singulier, de l'action divine. Son pouvoir terrasse :
« la création est simplement de nihilo,
de sorte que rien d'intrinsèque et d'essentiel à la chose ne
précède ; de même, dans l'annihilation, rien
ne demeure1 ».
Toute autre perspective signifierait pour Ockham une
limitation de la puissance divine. Or celle-ci renouvelle continuellement le
monde en générant et pulvérisant certains êtres sans
que les autres
1 Sent. I, dist. II, qu. 4, p. 116, l. 13-20.
40
soient affectés. La rasoir d'Ockham tire un trait sur
ce qui obsédait la métaphysique et fut au coeur de la querelle
des universaux : « nec est quaerenda aliqua causa
individuationis1 », il n'y a pas à chercher de
cause à l'individuation puisque Dieu est seule cause de l'être.
Ockham répond ainsi à la question de la venue à
l'être des étants en évitant les méandres thomistes
et scotistes.
A l'image de l'individu contemporain, la substance ockhamienne
n'a pas de racines ou d'histoire qui la précède, elle existe pour
elle-même, ce qui est diamétralement opposé à la
métaphysique traditionnelle. Pour Augustin, Boèce, Thomas, Duns
Scot, les singuliers dérivaient des universaux mais participaient
à la perfection de ces modèles qui se trouvaient en Dieu comme
une règle. Les idées en Dieu étaient son essence
même. L'entendement divin permettant la création des existants
singuliers à partir d'essences universelles, il était comme un
réceptacle d'archétypes éternels, une « forme
théologique du ciel des Idées platonicien2 ».
C'était finalement Dieu que les choses désiraient à
travers leur modèle, ce qui assurait la cohésion de
l'ensemble3. Ockham décrit tout autrement la Création
et, donnant une définition révolutionnaire de l'idée
divine, bouleverse l'ordre attribué jusqu'ici au monde.
L'idée n'est plus une représentation
éternelle servant de référent pour l'élaboration
des étants, elle est la créature elle-même :
« Je montre que l'idée est la créature
même. C'est en effet à elle que participe chacune des plus
petites parties contenues dans la description. Car c'est
elle-même qui est connue par le principe
intellectuel actif, et c'est elle que Dieu regarde pour la
produire rationnellement4 ».
L'idée, ce n'est pas le modèle, ce n'est pas une
idée générale, c'est le singulier dans le moindre de ses
détails, jusqu'aux lignes de la main pour un homme. Cette
identité de l'idée et de la chose n'est possible que pour Dieu,
elle est une nouvelle conséquence de sa toute-puissance. Il est
difficile de se représenter cette doctrine. Il faut en fait
redéfinir le terme `idée' pour en comprendre l'acceptation
ockhamienne. Dire que Dieu se représente une chose au sein de son
entendement avant de la créer peut sembler logique, mais c'est encore
une fois tenter d'appliquer le langage des
1 Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 197, l. 14-15.
2 Cf. André de Muralt, L'enjeu de la philosophie
médiévale, op. cit., p. 117. Sur la question des
relations créatures/Dieu via les Idées de celui-ci,
l'étude 4 est très éclairante (p. 168 sq.).
3 Ainsi pour saint Thomas, tout être cherche le bien
(Somme théologique, Ia, IIae, qu. 66, art. 2),
c'est-à-dire « désire Dieu comme sa fin lorsqu'il
désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent,
par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est
étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de
désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu
». Ibid., Ia, qu. 44, a. 4, sol. 3. Cf. André de Muralt
pour davantage de références, op. cit., p. 235 note
309.
4 Sent. I, dist. XXXV, qu. 5, p. 488. Egalement :
« Les idées sont, avant tout, idées des singuliers et ne
sont pas idées des espèces, car seuls les singuliers peuvent
être produits à l'extérieur et rien d'autre ».
Ibid., p. 493. Enfin : « Dieu a des idées en nombre
infini, de même que les choses qu'il peut produire sont en nombre infini
». Ibid.
41
créatures au Créateur, la logique à la
théologie. Si c'est cela avoir une idée, Dieu ne peut en avoir
aucune sans qu'une brèche soit ouverte dans sa simplicité. Paul
Vignaux précise que l'on peut,
« si l'on y tient, dire que la pierre est en Dieu, mais
elle est en Dieu de telle façon qu'elle n'est aucunement Dieu, aussi
extérieure à Lui que la blancheur d'un mur est extérieure
à l'oeil qui la voit. (...) Pour une doctrine qui éloigne de la
simplicité divine l'ombre de toute diversité, la connaissance
divine ne peut être qu'une vision radicalement simple d'une
multiplicité extérieure à Dieu1 ».
Bien que dans l'impossibilité de comprendre l'exact
processus de la Création, l'esprit humain peut comprendre les
conséquences d'un acte divin faisant surgir l'être du
néant. Aucune volonté divine, aucune forme, pas
d'eccéité, d'intermédiaire entre Dieu et ses
créatures. L'idée n'est plus le concept général
commun de rose mais cette rose que je tiens dans ma main avec la liste
exhaustive de ses caractères. L'idée n'est plus un moment de
l'entendement mais de la toute-puissance, elle est pratique et non
spéculative2.
Il y a donc identité entre le singulier
créé et l'idée qu'en a Dieu. C'est l'une des
conséquences pratiques découlant de l'identité logique des
concepts d'essence et d'existence : chacun est ontologiquement complet car il
n'y a pas de divergence entre la visée et le résultat de la
toute-puissance divine. La Création libère les étants des
archétypes à l'aune desquels ils étaient
évalués. En expulsant les universaux du champ ontologique, la
philosophie ockhamienne ne prive pas l'individu de ses origines, elle en
modifie la genèse. Le singulier n'étant plus que l'idée de
lui-même, il gagne en unité et en autonomie ce qu'il perd en
relation avec les autres.
2. La relation
En redéfinissant la causalité divine
d'après une acception radicale la toute-puissance, Ockham affirme que
Dieu n'et tenu par aucune loi, ni par aucun de ses actes. Il bouleverse ainsi
les concepts antiques de relation, de possible, et de causalité
naturelle. Pour la tradition chrétienne, le monde résulte d'une
décision de Dieu qui en constate après coup la
bonté3. Mais dépassant une interprétation
littérale de la Bible considérant que Dieu tisse des liens entre
les êtres (il crée des
1 Paul Vignaux, op. cit., p. 760.
2 « Je dis que la connaissance divine concernant les
choses que Dieu peut faire est pratique (...). La production divine peut
être dite en un sens une «praxis», car elle dépend
assurément de la volonté divine de façon contingente, et,
par conséquent la connaissance qui lui correspond peut être dite
véritablement une connaissance pratique ». Sent. I, dist.
XXXV, qu. 6.
3 Cf. Genèse 1-31 : « Dieu vit tout ce qu'il
avait fait. Voilà, c'était très bon ».
42
espèces, interdépendantes, et dépendantes
d'un milieu), Ockham affirme que la Création est une juxtaposition
d'actes singuliers1.
De potentia ordinata, les singuliers entretiennent
des liens et forment un ensemble cohérent : la graine appelle la fleur,
les causes ont des effets. Cet ordre n'est cependant qu'une des
déclinaisons possibles de la puissance absolue, il peut être
à tout moment brisé. Les régularités causales
existent parce que Dieu les a voulues mais ne sont pas immuables pour autant.
Il serait absurde de croire que Dieu a décidé d'aliéner
à jamais l'expression de sa puissance. La foudre peut encore frapper.
S'il le décide, « Dieu peut créer un singulier incompatible
avec les existants selon l'ordre des causes secondes, il peut faire pousser un
poisson dans un champ et une vache dans un nuage2 ». Ockham
déploie entièrement son onto-théologie. Puisque seuls Dieu
et ses créatures existent, les relations ne peuvent pas faire partie du
monde. La causalité, dont le premier des aspects selon la puissance
ordonnée est la nécessité, relève d'après la
puissance absolue de l'accident. Les seules relations existantes sont
verticales, fulgurantes, singulières. Elles ne concernent que Dieu et
les créatures, jamais les créatures entre elles. Cette
thèse peut sembler aberrante. Un parent n'est-il pas cause de son enfant
? Ockham l'accorde seulement concernant la puissance ordonnée, et Louis
Valcke précise que :
« la «paternité» n'est pas une
entité qui vient s'ajouter à Sophronisque lorsqu'il devient le
père de
Socrate, la paternité est simplement le concept au
moyen duquel l'intellect pense la relation de Sophronisque à son
fils3 »
Dieu pourrait donc accorder la paternité à
quelqu'un qui n'est pas père. La relation ne constitue aucune forme de
réalité, son existence est uniquement
sémiologique4. Grâce à la distinction du langage
et de l'ontologie, la parentalité se révèle être,
comme la chevalité ou l'humanité, un signe mental qui laisse
inchangée la nature singulière de l'étant. L'ordre naturel
n'est pas une entité collective, il est la visée conceptuelle
d'une collection de singularités.
L'inexistence ontologique de la catégorie de relation
appelle une redéfinition du concept de possibilité. La
méthode est identique et consiste à en analyser le concept
d'après les deux
1 « Je dis que le mot «monde» peut être
pris de deux manières : parfois pour l'ensemble total [tota
congregatio] de toutes les choses créées ; qu'elles soient
des substances ou des accidents ; d'autres fois pour quelque tout
composé ou agrégé et cela de nouveau en deux sens, soit en
considérant exclusivement les parties qui sont des substances, soit
toutes indifféremment ». Sent. I, dist. XLIV, qu. 1, p.
651. Ailleurs, en Expositio super VIII libros Physicorum Aristotelis
(prologue, § 17, p. 196), parlant de la science, Ockham affirme
qu'elle « n'est pas une autrement que la cité est dite une, que le
peuple, l'armée comprenant hommes, chevaux et autres choses
nécessaires, que le règne, que la totalité, que le monde
».
2 Pierre Alféri, op. cit., p. 130.
3 Introduction au Commentaire sur le livre des
prédicables de Porphyre, op. cit., p. 33.
4 Ockham s'oppose ici frontalement à Aristote car pour
ce dernier : « on appelle relatives ces choses dont tout l'être
consiste en ce qu'elles sont dites dépendre d'autre chose ».
Organon, « Catégories », 6 a.
43
perspectives pouvant exprimer la puissance divine. De
potentia ordinata, le possible correspond aux alternatives prévues
par le Créateur : il est `possible' d'être père ou
mère d'une fille ou d'un garçon. Le possible est alors
limité aux lois du monde. De potentia absoluta en revanche, ces
lois pourraient être radicalement différentes :
« aucune règle ne précède la
création pour se l'assujettir, pas même ce principe
d'économie que les nominalistes aiment à invoquer contre les
métaphysiques du XIIIe siècle (...). Si nos
explications humaines sont tenues de respecter le principe d'économie,
l'action divine s'en moque : (...) Dieu n'est assujetti à aucun principe
d'ordre, pas même celui de ne rien faire en vain1 »
Dieu n'a pas à épargner sa force qui est
absolue, aucune contrainte externe ne pèse sur ses actes. Le champ du
possible est sans limites, si ce n'est celle du principe de non
contradiction2. Ceci explique l'étendue des
répercussions métaphysiques et morales de l'onto-théologie
d'Ockham. En vertu de sa puissance, Dieu aurait pu faire le monde
différemment. Cette approche demeurerait classique pour un
monothéisme si le venerabilis inceptor n'ajoutait :
« Je dis que, bien que le monde ne reçoive pas le
plus et le moins à la manière dont les qualités
accidentelles sont susceptibles de plus ou de moins, néanmoins on peut
en faire un meilleur que celui-ci et on peut lui faire des ajouts. De
même, on peut faire des ajouts à l'eau et ainsi d'une eau en
petite quantité on peut faire une eau plus grande et
donc plus parfaite en ce sens3 »
En plus d'être imparfait, notre monde pourrait
être bien meilleur ! Ockham condamne ainsi l'entreprise même de
théodicée qui consiste à expliquer en quoi notre monde est
le meilleur qui soit. Ne s'arrêtant pas là, il attaque
l'argumentation d'Aristote et affirme la possibilité d'une
pluralité de mondes4. Ce n'est donc pas à la
Renaissance mais au bas Moyen Age que les problèmes de
l'incomplétude et de l'unicité du monde ressurgissent. Les
réponses inédites qu'y apportent des penseurs tels Richard de
Middleton5, Etienne Tempier6, ou Guillaume d'Ockham font
basculer la chrétienté dans la modernité. Elles
relativisent une limite cosmique qui « est aussi, bien sûr, une
limite de la pensée7 ».
Cette remise en cause du cosmos antique a pour point d'orgue
la redéfinition de la causalité naturelle dont Ockham desserre
l'étau. Jusqu'alors, les quatre causes aristotéliciennes
1 Paul Vignaux, op. cit., pp. 764-765. En soutenant
que Dieu peut s'il le souhaite agir en vain, Ockham est en confrontation
directe avec Aristote. Voir le présent travail : partie I, chapitre I,
section A.
2 La non contradiction étant la condition de
possibilité de la puissance divine, elle ne saurait d'ailleurs
être qualifiée de contrainte interne qu'improprement.
3 Sent. I, dist. XLIV, qu. 1, p. 660.
4 Sent. I, dist. XLIV, qu. 1.
5 Théologien franciscain, 1249 (env.) - 1300/1308.
6 1212-1279, évêque de Paris.
7 Pierre Alféri qui ajoute en bon
médiéviste que « la pluralité des mondes est au
XIVe siècle une pensée philosophique nouvelle et n'est
plus au XVIIIe qu'une fable inoffensive ». Op. cit.,
p. 134.
44
déterminaient le devenir des étants1,
et la supériorité ontologique et explicative des causes finales
et formelles avait pour conséquence l'enchâssement de chaque
substance dans une harmonie d'ensemble. Ce n'était donc pas une
manière de parler que d'affirmer que les singuliers tendaient vers la
perfection du premier moteur. Aristote attribuait ainsi à la fin une
causalité réellement finale et métaphoriquement
efficiente.
Duns Scot et Ockham renversent cette perspective et
soutiennent que la cause finale n'est qu'une métaphore, applicable aux
êtres pensants, non aux étants en
général2. Ils rabattent ainsi la cause finale sur la
cause efficiente et substituent à :
« la notion aristotélicienne de causes totales et
réciproques, une par soi dans l'exercice même de leur
causalité (...), la notion nouvelle de causes partielles et autonomes
l'une par rapport à l'autre (...) Ainsi apparaît un mode de
pensée, universel, ou du moins univoque, qui permet d'interpréter
selon un seul système de relations causales mécaniques l'ensemble
des phénomènes qui peuvent tomber sous l'expérience
humaine, aussi bien physiques que physiologiques et psychologiques3
».
Dans l'ockhamisme, la causalité à proprement
parler est efficiente, l'univers n'est plus régit que par une cause
unique et machinale. Puisque la relation n'existe pas et que la
causalité interne n'est que métaphoriquement finalisée,
les substances sont définitivement isolées.
C'est ainsi dans un même mouvement qu'Ockham
dévoile la singularité des substances et du monde. Il pense un
monde ouvert (tout est en permanence possible), désacralisé (il
pourrait être autre, et même meilleur) et mécanique (la
causalité efficiente prime). Du fait de la toute-puissance de Dieu, le
monde lui-même est singulier. Cette onto-théologie a des
répercussions épistémologiques sans
précédent et résolument modernes sur les perspectives de
connaissance.
1 Par exemple, la statue a pour cause :
- matérielle le marbre (sa matière, ce
dont elle est faite) ; - motrice le sculpteur (principe du
mouvement et du repos) ; - formelle les règles et rapports
techniques et esthétiques ; - finale la glorification d'une
déesse.
2 Aristote expose dans le De generatione et corruptione
que « la fin meut selon la métaphore » (VII, 324 b 14).
Ockham lui répond en Summulae in libros Physicorum, II, 6 :
« On appelle proprement cause finale ce qui est projeté ou
désiré ou aimé et en vertu de quoi l'agent agit ». Et
comme le précise Pierre Alféri (op. cit., p. 94, note
136), cette prétendue cause est encore une métaphore : « Ce
mouvement n'est réellement pas autre chose que le fait pour l'agent
d'aimer la fin elle-même ; d'où il suit que ce mouvement de la fin
n'est pas réel, mais est un mouvement métaphorique »
(Sent. II, qu. 3).
3 André de Muralt, op. cit., p. 32.
45
C. La connaissance
Ce monde que dévoile le nominalisme s'inscrit dans une
certaine continuité avec celui de la tradition biblique. Dieu a
placé l'homme au centre de la Création et se définit par
sa toute-puissance. Sur les questions relatives à la connaissance
néanmoins, Ockham est néanmoins en rupture avec les doctrines
antérieures. La science n'a plus selon lui à décrire un
ensemble hiérarchisé, elle peut se focaliser sur les
mécanismes naturels. Quant aux connaissances théologiques,
l'abîme séparant puissances absolue et ordonnée nous permet
d'en poser les limites. A l'image de ses thèses métaphysiques, la
théorie ockhamienne de la connaissance entretient un lien indirect avec
la pensée politique moderne : l'omniprésence métaphysique
et épistémologique de la singularité annonce l'ère
de l'individu.
1. La science
L'ontologie ockhamienne est révolutionnaire dans ses
fondements mêmes. Sa troisième définition du singulier
souligne que les termes discrets rendent compte des singuliers grâce
à leur fonction déictique1. Contre la lecture
traditionnelle d'Aristote dominant jusqu'à saint Thomas, Ockham affirme
que le singulier n'est pas ineffable. Du point de vue heuristique, il est
possible de faire référence au singulier, de désigner
cet homme, cette pierre. Soutient-il pour autant qu'une
connaissance du monde soit possible malgré l'inexistence des universaux
?
Il y a pour l'ockhamisme deux types de connaissance :
abstractive2 et intuitive. A cette époque, on qualifie d'
« intuition » tout rapport direct de connaissance intellectuelle ou
sensible3. Concernant la nature du rapport de l'esprit humain aux
étants singuliers, Ockham soutient que la première intellection
relève nécessairement de la connaissance intuitive (du singulier)
et non abstractive (de l'universel). L'esprit ne fait aucun détour par
l'universel pour revenir ensuite au singulier. Il combat pour ce faire la
thèse classique des trois primautés de connaissance et montre
1 Pour rappel : « troisièmement, on dit singulier
le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret ».
Voir le présent travail : partie I, chapitre 1, section C.
2 Elle correspond à un acte intellectif clair et
distinct relatif à l'objet. Contre la théorie classique affirmant
qu'elle libère en l'objet sa forme de la matière et donne
accès à son essence universelle, Ockham soutient que
l'abstraction n'est qu'un contenu noétique qui n'indique rien de la
nature du singulier visé. Elle n'est que l'établissement d'un
rapport de connaissance indirect sans aucune portée ontologique entre
une unité numérique (le singulier, Pierre) et une unité de
signification (le concept, l'humanité).
3 A noter qu'intuitif n'est pas synonyme d'évident.
46
l'absurdité des positions réalistes1.
Le singulier est ainsi reconnu comme objet premier de la recherche du vrai.
Est-il alors possible d'établir des
vérités générales au sujet d'un monde où
tout est irréductiblement singulier ? Contre l'aristotélisme
affirmant qu'il n'y a de connaissance que de l'universel, la triple
primauté de l'intellection du singulier incite à voir en Ockham
un précurseur des sciences modernes expérimentales :
« Il faut noter que toute discipline commence par les
individus (...). De même que toute notre connaissance tire origine du
sens, de même toute discipline tire origine des individus2
».
Cependant, bien qu'Ockham ait influencé la
modernité scientifique, il est à noter que son ontologie de la
singularité a :
« dès le départ, des exigences paradoxales
: elle entend définir et penser la singularité des étants
en elle-même et donc en général, mais quant à la
connaître, comme une science connaît son objet, elle ne peut, par
hypothèse, y prétendre3 ».
La possibilité d'une science pour un système de
pensée est tributaire de sa réponse à la question de
l'être. Chez Ockham, l'identité des concepts d'essence et
d'existence implique l'indétermination fondamentale du verbe
`être' et l'identité de tous ses dérivés
(esse, ens, entitas, essentia,
existere, existentia). Impossible donc de statuer sur les
catégories de l'être comme le faisait Aristote puisque le
singulier est inconnaissable :
« L'ontologie n'est plus en aucune manière une
science ; on ne connaît à proprement parler que des
singularités à partir d'une expérimentation
singulière4 ».
Ockham détruit donc toute possibilité d'une
science de l'ontologie. Toute science est-elle impossible pour autant ? Non,
à condition de la redéfinir. Bien que les objectifs d'Ockham
soient principalement théologiques, sa pensée peut être
considérée comme faisant partie des racines du champ scientifique
moderne. La science n'est plus une mais multiple, elle est la reproduction
mentale de la multiplicité d'un monde possible parmi d'autres. L'espoir
d'une science unifiant
1 La source historique du problème réside dans
l'interprétation de « l'antérieur » (Aristote,
Catégories). La tradition soutient en effet que seuls les
universaux seraient intelligibles à l'esprit humain qui, à la
différence de Dieu et des anges, serait incapable de connaître le
singulier en tant que tel. Les natures communes auraient ainsi une
primauté :
- temporelle (elles seraient antérieures aux idées
singulières) ; - d'adéquation (elles conviendraient mieux
à la connaissance) ;
- de perfection (elles seraient supérieurs aux
singularités).
Le singulier serait pour sa part ineffable. En cohérence
avec son ontologie, Ockham répond que :
- la connaissance du plus commun a pour condition celle du
particulier (temporalité et adéquation) ;
- l'existence des abstractions est sémiologique et non
ontologique (perfection).
Et donc : « la première connaissance du singulier est
intuitive ; le singulier est conçu de façon première
» (Sent., I, dist.
III, qu. 6, p. 492). Pour plus de détail, lire « Le
singulier est le premier intelligible » (Pierre Alféri, op.
cit., § 8, p. 74
sq.).
2 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. III, § 11, p. 48.
3 Pierre Alféri, op. cit., p. 64.
4 Ibid.
47
l'ensemble des connaissances s'évanouit, c'est le
début de l'ère des sciences qui, toujours plus
spécialisées, conduiront le XXe siècle à
la régionaliser en savoirs. Une fois encore, le Moyen Age est à
la source de mouvements caractéristiques de la modernité. Cette
dernière trouve dans la métaphysique nominaliste les fondements
lui permettant d'élaborer un discours réellement scientifique
faisant passer au premier plan la technique et l'expérimentation.
2. La technique
Chaque étant nominaliste demeure composé d'une
matière et d'une forme. Ockham se place dans la continuité
d'Aristote dont il reprend la terminaison, mais à son habitude, il en
bouleverse la signification profonde. L'aristotélisme a progressivement
considéré la « matière première », qui
n'était qu'une abstraction pour Aristote, comme un être
réel indifférencié, sans qualités, pure
potentialité en attente d'une forme. En vertu du principe
d'économie, Ockham refuse tout d'abord cette distinction entre
matières première et seconde. Mais surtout, puisque qu'elle
énonce, d'une part que la matière est un substrat indestructible
sous la pluralité des formes qu'il peut prendre1, d'autre
part qu'elle fait pleinement partie de l'essence des singuliers, la tradition
devrait lui reconnaître le statut d'être réel et permanent
:
« Il ne faut pas s'imaginer que la matière soit
d'elle-même seulement en puissance d'être, comme la blancheur est
seulement en puissance d'être2 ».
D'un point de vue logique, Ockham en déduit qu'il faut
attribuer à la matière la qualité intrinsèque de
l'étendue.
« Il est impossible qu'il y ait matière sans
extension3 ».
A l'opposé d'Averroès, Ockham fait donc de la
matière un être intelligible selon une qualité
quantifiable. A la différence des qualités
aristotéliciennes telles que la lourdeur ou la chaleur, cette
matière peut être mesurée, calculée. C'est toujours
comme une quantité finie qu'elle existe au sein d'une substance une et
unique :
« L'étant singulier comble ainsi de façon
décisive l'indétermination de la matière
aristotélicienne. En la pensant de façon essentiellement
quantitative, l'ontologie du singulier fonde de façon programmatique une
connaissance de la matière en tant que telle. En outre, puisqu'elle est
toujours finie et locale dans le singulier, sa connaissance ne peut être
elle-même que singularisée, c'est-à-dire
1 Sauf, bien sûr, de potentia absoluta.
2 Summulae in libros Physicorum, I, 15.
3 Ibid., I, 19 ; voir aussi Quodl., IV, qu.
20-28.
48
expérimentale. Ainsi est pensée, pour la
première fois, la possibilité ontologique d'une physique non
aristotélicienne, expérimentale et
quantitative1 ».
Ce nominalisme ockhamien fonde ainsi ontologiquement le
programme des sciences modernes. En substituant aux vérités de
l'Antiquité des axiomes nouveaux (le rapport de l'esprit au monde est
dans un premier temps nécessairement singulier, l'universel n'existe
pas, la matière est quantifiable) il marche dans les pas de Roger Bacon
(1214-1294)2, et ouvre la voie d'une réduction de la nature
à ses qualités mathématiques et physiques.
Ockham repense également le concept de forme. Bien
qu'Aristote présente la forme des êtres naturels selon le
modèle de la t÷v13 (la forme de l'individu est à
la nature ce que le plan est au bâtisseur de la maison), ce n'est qu'une
méthode d'exposition, non un parti pris métaphysique. L'art n'est
mis sur le même plan que la nature que parce qu'il permet d'en distinguer
les principes ; c'est le cas des quatre causes. Ce parallèle ne doit
cependant pas faire oublier que c'est en fait la p?rnç qui est au
principe de la technique. Pour Aristote, « l'art imite la nature
»4. Evidemment plus parfaite, elle unit harmonieusement en son
sein ces causes que l'art peut dissocier lorsqu'à son plus bas
degré, il n'est qu'un assemblage sans finalité. Aristote limite
donc la technique à la manifestation de modèles universels. La
statue n'est conforme à sa finalité (représenter par
exemple un homme ou un dieu) que si l'essence de son objet en est la cause
formelle.
La perspective d'Ockham est toute autre puisqu'il
sépare radicalement générations naturelle et artificielle.
Alors que la nature fait émerger des formes au sein d'une matière
singularisée5, la technique n'est qu'une agrégation de
formes naturelles qui ne constitue pas à leur tour un être unique
:
« Car l'artisan ne fait rien, sinon mouvoir localement : or,
ce faisant, il ne cause pas une nouvelle
chose mais fait seulement être la chose en un lieu
où elle n'était pas auparavant6 ».
Il libère donc la pensée de la technique du double
enfermement où l'aristotélisme la plaçait :
1 Pierre Alféri, op. cit., p. 97. Concernant
l'influence d'Ockham sur la physique de son temps (principe d'inertie et
analyse des propositions) : ibid., note 145.
2 Franciscain resté célèbre pour la place
qu'il estimait devoir être prise par les mathématiques dans les
sciences et ses contributions concernant l'avènement de la
méthode expérimentale. Ockham s'en démarque cependant par
son souci constant d'accorder ses thèses ontologiques à ses
principes théologiques.
3 La « techné » renvoie à notre
technique. C'est l'art selon son ancienne acception comme ensemble « de
moyens, de procédés réglés qui tendent à une
certaine fin » (définition du Petit Robert).
4 Aristote, Physique, II, 2, 194 a 21.
5 « La forme est un acte destiné à être
reçu dans une matière » (Summulae in libros
Physicorum, I, 23).
6 Summulae in libros Physicorum, I, 26. Et aussi I,
22 : « On dit en effet que la maison est faite ou engendrée, non
parce qu'une partie en est totalement nouvelle en elle-même, mais
seulement parce que des parties sont assemblées par mouvement local et
situées comme il convient, de sorte qu'aucune chose nouvelle n'advient,
mais qu'elles sont rassemblées l'une contre l'autre ou l'un sur l'autre
comme il convient. De même, c'est seulement par la séparation des
parties que l'on dit la maison détruite ».
49
« Elle était naturalisée, ancrée dans
le même sol ontologique que la génération naturelle ; elle
était
universalisée, liée à un nombre fini de
modèles formels1 ».
Ockham ayant supprimé la forme de la production des
artefacts, tout est désormais possible pour la technique. Elle n'est
plus qu'une combinatoire artificielle dont le modèle est la
volonté de l'artisan, non quelque essence naturelle qu'il faudrait
imiter. Cette redéfinition de la nature de la matière et du
rôle de la forme permet l'ébauche d'une
épistémologie conséquente : d'une part, les
expériences singulières se révèlent possibles,
nécessaires, quantifiables, d'autre part, elles intègrent une
logique de pensée ayant rabattu sur la causalité efficiente les
notions vagues de causalité formelle et finale. La conception
ockhamienne de la connaissance ouvre ainsi des perspectives inédites de
rigueur scientifique. Elle dégage les conditions de possibilités
d'une appréhension rationnelle de la nature en vue de sa maîtrise.
Ce mouvement va de pair avec une discrimination des tâches respectives de
la raison et de la foi.
3. La théologie
Les écrits ockhamiens s'inscrivent dans une
époque marquée par un conflit opposant la dialectique et la foi.
Aux Xe et XIe siècles, les vérités
antiques sont significativement réinterprétées ; à
partir du XIIe siècle, elles sont progressivement
dépassées. Ceci ne va pas sans résistances de la part des
partisans d'une raison servante de la foi (philosophia ancilla
theologiae) :
« Platon ? Je le recrache ; Pythagore ? Je n'en fais aucun
cas. Euclide ? Je le congédie de même2 ».
A l'opposé, les pensées de Scot Erigène
(IXe siècle) ou Béranger de Tours (mort en 1088)
annoncent un retour à la rationalité, et saint Anselme
(1033-1109) établit des ponts en tentant de comprendre la foi
chrétienne à la lumière de la raison. C'est donc en aval
d'un vrai renouveau de la spéculation philosophique qu'Ockham
écrit, mais plutôt que de travailler à soumettre l'une
à l'autre, il oeuvre à attribuer à chacune son domaine
propre.
La démarche ockhamienne est double. D'une part, elle
prend le parti d'une stricte application du principe d'identité dans la
querelle des universaux. Son ontologie ne relève en cela que de la seule
logique. D'autre part, sa théologie a pour ultime fondation un article
de foi, le Credo, non une preuve ontologique. Cette dichotomie
méthodologique est assumée et s'explique par l'essence divine
même :
1 Pierre Alféri, op. cit., p. 93.
2 Cette citation de Pierre Damien (1007-1072) est extraite du
traité Que le Seigneur soit avec vous. Cf. Lucien Jerphagnon,
Histoire de la pensée, Paris, Tallandier, 1989, vol. 1, p. 354
sq.
50
« Que Dieu est une cause libre à l'égard de
tout, on doit le tenir comme une croyance, car on ne peut le
démontrer par aucune raison à laquelle un
infidèle ne pourrait répondre 1 ».
Dieu ne pouvant être démontré, son
existence comme sa nature ne s'inculquent pas à la manière d'un
théorème. Ockham en veut pour exemple la question de la sainte
Trinité. Comment la nature divine peut-elle être à la fois
une et trine ? La seule possibilité est de reconnaître que
l'implacable refus opposé à Duns Scot de toute distinction
formelle souffre malgré tout une exception : le Père, le Fils et
l'Esprit sont réellement identiques et pourtant formellement
distincts2. Ceci est absolument incompréhensible. Ockham
trace donc un horizon hors de portée pour la raison et choisit de la
suivre en tout, sauf où la foi la contredit. Cette position
n'était pas rare au Moyen Age mais prend ici une forme
particulière car elle refuse, en toute rigueur et de manière
symétrique, le recours en ontologie aux mystères de la
foi3, et l'usage en théologie des principes de la logique.
Ockham fait ainsi partie des auteurs ayant
libéré la pensée occidentale des apories résultants
d'une confusion de la raison et de la foi. Si l'ensemble de son système
repose en dernière instance sur Dieu, le Credo n'emprisonne pas
la raison. Posant que les fondations respectives de la raison et de la foi sont
irréductibles, Ockham affirme qu'il est nécessaire d'en dissocier
les missions. Au lieu de figer le monde, la toute-puissance divine
démultiplie les possibles et rend son ordre contingent. Dans un
même mouvement, l'onto-théologie nominaliste expulse la
théologie du champ de la connaissance. La foi reste supérieure
à la raison mais ne lui dicte plus sa méthode. L'esprit humain ne
pouvant franchir le gouffre séparant la Création du
Créateur que par un saut dans la foi, la raison gagne une autonomie dont
elle ne pouvait jouir aussi longtemps qu'il ne lui était pas reconnu un
domaine préservé de l'écrasante tutelle de la
théologie. En définitive, Ockham fait de la toute-puissance
divine un usage heuristique qui ouvrit à l'Occident les perspectives du
raisonnement imaginaire4. Dissociant les vérités
rationnelles des vérités surnaturelles, il discrimine les champs
religieux et scientifique. C'est un pas important vers la
différenciation des sphères structurant la société.
Le champ scientifique acquiert une autonomie substantielle vis-à-vis du
champ religieux. Ockham libère ainsi la connaissance et laïcise la
science.
1 Sent. I, dist. II, qu. 3, p. 55-56.
2 Sent. I, dist. II, qu. 1, F.
3 Sent. I, dist. II, qu. 11. Voir également
l'ouvrage de Joël Biard : Guillaume d'Ockham et la
théologie, Paris, Cerf, 1999 ; notamment p. 120 sq.
4 La philosophie contemporaine, notamment analytique, recourt
très fréquemment aux expériences de pensées dont
une fonction clef est de libérer l'esprit du réel en le
confrontant aux possibles. Alain de Libéra et Pierre Alféri
voient dans la pensée de Guillaume d'Ockham les racines profondes de
cette méthodologie. Pierre Alféri, op. cit., p. 97, note
145.
51
Considération intermédiaire
Le dépouillement de l'onto-théologie d'Ockham
est extrême. D'un côté, les étants
irréductiblement singuliers, de l'autre, la toute-puissance divine. Sa
modernité réside dans cette opposition qu'il est le premier
à penser sans intermédiaires. Cette simplicité retenue par
l'histoire comme le « rasoir d'Ockham » est la source d'une triple
rupture : a) Rupture métaphysique : penser Dieu selon sa toute-puissance
et sa parfaite unité permet de dépasser les apories ontologiques
de la substance pour les résoudre sur le plan théologique.
L'étant singulier est fondamentalement un. b) Rupture cosmologique :
notre monde n'est qu'une addition de substances juxtaposées
spatialement. Incomplet, imparfait, il pourrait même ne pas être
unique. Les relations n'existent pas, les possibles sont infinis, la
causalité naturelle relève de l'accident. Les substances sont
unes mais isolées au sein d'un univers où la toute-puissance
divine, impénétrable, se substitue à tout principe
d'individuation et reste seule à leur faire face. c) Rupture
épistémologique enfin : n'étant plus qu'un agrégat
arbitraire, ce monde est livré au pouvoir de l'esprit humain. La
causalité efficiente régit seule les rapports entre substances,
la technique est une pure combinatoire libérée des formes
naturelles. Le monde n'est plus un cosmos sacré mais une
possibilité singulière.
Ockham annonce ainsi la modernité en
redéfinissant la place de l'homme. Ontologiquement, chacun d'entre nous
est absolument un et parfait, nous ne correspondons pas aux idées de
Dieu, nous sommes ses idées. Heuristiquement, nous sommes capables d'une
intellection des singularités, donc du monde, puisque ce dernier s'y
réduit. Ockham pose les fondements du sujet, de l'objet, et des sciences
modernes qui doivent renoncer à la connaissance totale. Identifiant pour
l'ontologie un champ propre bien que plus réduit, Ockham la
dégage de l'emprise de la théologie. Circonscrivant leur
tâche respective, il laïcise la connaissance. Enfin, bien que
l'homme ne soit pas encore maître de la nature, le monde est
déjà une vaste machine offerte à son pouvoir scientifique
et technique.
Il est risqué d'affirmer un lien direct entre
nominalisme et droits de l'homme. Si Heidegger a pu voir chez Ockham les
sources de la rationalité instrumentale et technique moderne, il est
52
impossible d'établir un lien direct sans une trop
grande violence interprétative1. Ockham pense certes un monde
nouveau, mais sans avoir conscience des innombrables bouleversements auxquels
il participe. Ceux-ci sont trop nombreux, et surtout, son objectif est de
défendre ses croyances et son ordre, non de révolutionner la
pensée. Ockham veut retrouver la tradition, réinterpréter
les grands textes religieux et philosophiques qu'une lecture abusive aurait
dévoyés au fil des siècles. En revanche, sa pensée
apparaît au terme de ce deuxième chapitre comme une vaste
entreprise de déconstruction de l'univers conceptuel de
l'Antiquité.
Cette première partie s'est attachée à
montrer le caractère novateur de l'ontologie de Guillaume d'Ockham. Les
espèces se révèlent n'être que des séries
d'étants singuliers, les relations ne sont plus horizontales
(terrestres) mais verticales (terre-ciel), un monde arbitraire se substituent
au cosmos naturel. Le système d'Ockham déploie une
métaphysique à la source des concepts modernes de substance, du
monde et de la connaissance. L'ensemble des éléments que nous
avons regroupés indique ainsi qu'il est légitime de voir dans
cette pensée un pilier de la modernité occidentale, ce qui
affermit, sans pour autant valider, l'intuition de Michel Villey. Le
nominalisme ockhamien ayant joué un rôle important dans la
naissance de l'individu et du monde modernes, il est possible que son
rôle soit important quant à l'élaboration de la
théorie des droits de l'homme. Peut-on cependant identifier des liens
plus clairs, plus directs, entre la pensée d'Ockham et ces derniers ?
Pour ce faire, notre hypothèse est qu'il convient de compléter
l'analyse de la métaphysique ockhamienne par l'étude de ses
versants juridiques et politiques.
1 L'oubli de la question de l'être prendrait selon
Heidegger sa source dans l'univocité scotiste de la notion d'être
et la réduction ockhamienne de l'être à l'étant. Les
étants singuliers seraient dès lors isolés et
manipulables. Cf. « Séminaire du Thor » dans Questions
IV, Paris, Gallimard, 1976, pp. 220-221 : « En prélude
historique à cet avènement [de la vérité comme
certitude et de la Nature comme simple Objet pour un Sujet], on peut constater
que la recherche d'une certitude apparaît d'abord dans le domaine de la
foi, comme recherche de la certitude du salut (Luther), puis dans celui de la
physique, comme recherche de la certitude mathématique de la
nature (Galilée) - recherche préparée de loin, sur le
terrain du langage, par la séparation nominalisme des mots et des choses
(Guillaume d'Occam). Le formalisme occamien, en évacuant le concept de
réalité, rend possible l'idée d'une clef
mathématique du monde ». Pierre Alféri qui cite ce texte en
souligne également les sérieuses limites (op. cit., pp.
139-140, note 218 et 219).
- Deuxième Partie -
53
LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE
54
CHAPITRE 1 :
NAISSANCE DE LA MODERNITE JURIDIQUE
L'ontologie nominaliste présente au Moyen Age une
vision de l'humanité inconnue de l'Antiquité, et
préfigurant l'individu moderne occidental : bien que
métaphysiquement isolé, tout être est complet, puisqu'il
n'a d'autre modèle que sa propre essence dont l'unité est
assurée par un Dieu tout-puissant. Que les relations n'aient aucune
réalité n'implique pas pour autant que les individus soient
seuls. Dieu fait face à tous les êtres singuliers, ce qui assure
à chacun l'expérience d'une altérité radicale le
transcendant. Pour quelques siècles encore, la valeur suprême aux
yeux de l'individu est le divin, non lui-même.
La métaphysique ockhamienne apparaît dans
l'histoire de la pensée comme un passage. Le Moyen Age est d'ailleurs
souvent considéré comme une époque de transition entre
deux mondes, ambivalence que l'on retrouve dans les écrits d'Ockham,
aussi soucieux de dépasser les incohérences de son temps que de
s'inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs
illustres. Ceci explique que les liens établis entre l'ontologie
nominaliste et les droits de l'homme soient indirects, théoriques.
A. La naissance du droit subjectif
Il est possible d'expliquer le désintérêt
d'Ockham pour les questions pratiques et temporelles par les
particularités de sa condition. Les franciscains dédaignaient les
problèmes politiques, les considérant de valeur bien moindre que
les questions religieuses. Durant la première partie de sa vie, Ockham
limite donc la portée de son rasoir aux débats
métaphysiques concernant la nature des substances, de la relation et de
Dieu. Vers 1320 en revanche, des évènements historiques le
poussent à s'intéresser aux débats juridiques. L'histoire
le contraint à déployer les conséquences juridiques de son
ontologie.
55
1. La querelle de la pauvreté
Suite à l'élection du pape Jean XXII, de vives
tensions apparaissent entre l'ordre de saint François et le Saint-
Siège. Soucieux de vivre dans une pauvreté absolue pour rester
fidèles aux principes de leur fondateur, les franciscains affirment
avoir un simple usage sans être pour autant propriétaire des biens
dont ils jouissent au quotidien. L'Eglise avait au XIIIe
siècle soutenu cette approche en acceptant, dans un premier temps, que
la propriété soit attribuée à des « amis
spirituels » (bienfaiteurs laïcs), avant de prendre finalement
elle-même ces biens en charge et d'en devenir
propriétaire1. Ceci revenait à dissocier pour tout
objet trois genres de propriétés : l'usus (acte
même d'user), l'usufructus (droit sur les fruits), et la
proprietas (droit permanent sur la substance même de la chose).
L'Eglise était à proprement parler seule propriétaire des
biens et de leurs fruits, dont les franciscains n'avaient que l'usage. La vie
des moines s'accordait donc aux principes établis en 1221 par saint
François :
« La règle de vie des frères est la
suivante: vivre dans l'obéissance, dans la chasteté et sans aucun
bien qui leur appartienne; et suivre la doctrine et les traces de notre
Seigneur Jésus-Christ qui a dit : « Si tu veux être parfait,
va et vends tout ce que tu as et donnes-en le prix aux pauvres, et tu auras un
trésor dans le ciel; puis viens et suis-moi »2
».
En dénonçant cette construction qui
n'était à ses yeux qu'une fiction juridique sans
cohérence, Jean XXII exigeait de l'Ordre qu'il accède à la
propriété, ce qui signifiait pour certains le renoncement au
franciscanisme même. En réaction, les frères les plus
radicaux s'allièrent au sein du courant des « spirituels ». La
querelle de la pauvreté commençait.
La vie d'Ockham bascule en 1324, année de sa
convocation en Avignon pour s'expliquer de certaines de ses positions
théologiques et gnoséologiques. Prenant connaissance de la bulle
Quia quorundam3, il entre en dissidence contre Jean XXII et
rallie progressivement les spirituels en se rapprochant du juriste Bonagrazia
et de Michel de Césène, ministre général de
l'Ordre. A la
1 Grégoire IX énonce que les franciscains ont
l'usage, non la propriété des biens dont ils jouissent (bulle
Quo elongati - 1230). De même, ils ont pour Innocent IV l'usage
(usus) de biens dont le dominium relève en
réalité de l'Eglise (« in jus et proprietatem Baeti
Petri », bulle Ordinem Vestrum - 1245). Leurs successeurs ne
les contredisent pas : Alexandre IV reconnaît le bien fondé de
cette théorie (bulle Virtute conspicuos - 1258), Nicolas III
rappelle que les franciscains n'ont que le simplex usus facti des
biens qu'ils utilisent, la proprietas revenant à l'Eglise
romaine (bulle Exiit qui seminat - 1279).
2 Saint François, Première Règle des
frères mineurs, 1 § 1 et 2. Il est possible de consulter
l'ensemble de ses écrits à l'adresse :
http://www.livres-mystiques.com/partietextes/Fdassise/table.html
3 Cette bulle du 10 novembre 1324 affirme d'une part qu'il est
hérétique de soutenir que le Christ n'avait aucun droit sur les
choses dont il usait, d'autre part que l'intention des papes
précédents n'était pas de séparer la
propriété de l'usage de fait, mais uniquement d'attribuer
à l'Ordre sa part juste de biens. Les moines étaient donc
individuellement propriétaires des biens dont ils jouissaient. Elle fait
suite à la bulle Ad conditorem canonum du 2 décembre
1322, où Jean XXII dénonce la doctrine franciscaine de la
propriété en matière de choses consumptibles, ainsi que la
bulle Cum inter nonnullos, du 12 novembre 1323.
56
demande de ses frères, il étudie dans le
détail les textes condamnant les thèses franciscaines afin,
espère-t-il, de convaincre Jean XXII d'hérésie. Sa
colère, et même sa haine envers la papauté croissent au
cours des quatre années durant lesquels il est contraint de rester
auprès du pape. En 1328, il s'enfuit d'Avignon et se réfugie avec
Michel de Césène à la cour de Louis de Bavière. Ce
dernier, aux portes de l'Italie depuis 1324, n'avait pas vu son élection
reconnue par le pape dont il était le premier ennemi. Les spirituels
voyaient en l'empereur un allié de circonstance : à la condition
qu'il le défende par l'épée, Ockham le défendrait
par la plume1.
L'existence de l'Ordre étant en jeu, les frères
mineurs sont contraints de plonger au coeur de débats juridiques
extrêmement pointus. Juriste de formation, Jean XXII les attaquait sur un
terrain qui n'est pas le leur. Pour continuer à vivre hors du droit,
préservés de la propriété qu'ils
méprisaient, les moines devraient être capables de justifier
juridiquement de la cohérence des bulles du siècle passé.
Conscients de ses talents de logicien et de son génie argumentatif,
c'est à Ockham que ses frères confient cette tâche. Ses
choix l'avaient fait théologien, les circonstances le font juriste.
2. Les premiers droits subjectifs
L'enjeu est pour les franciscains de montrer qu'il est
possible d'user des choses sans en être le propriétaire, et que
cet usus facti peut être pleinement légitime. Jean XXII a
porté un coup sévère à la doctrine franciscaine en
montrant le paradoxe d'un usage des choses consumptibles sans
propriété (Ad conditorem canonum - 1322). A titre
d'exemple, nous sommes propriétaires de fait de ce que nous mangeons ;
il est impossible de manger ce qui appartient à autrui, et d'affirmer
simultanément que l'on n'exerce aucun droit sur ces aliments. Le pape
étend son raisonnement aux Eglises et charges que l'Ordre gère
sans limite dans le temps. L'usage permanent d'un bien, c'est-à-dire le
droit, signifie que l'on en est le propriétaire. Puisque les biens
auxquels les franciscains ont accès ne sont pas des prêts, ils en
sont propriétaires. Manger, se vêtir, se voir reconnue la gestion
d'une Eglise sans contrainte temporelle, c'est avoir la
propriété. Ou alors ce concept même ne signifie rien. Ce
retournement de la papauté contre l'Ordre s'explique par
l'étendue de son patrimoine et de ses privilèges. Rapidement
amassés, ils suscitèrent en réaction la jalousie des
autres mouvements, justifiant a posteriori les railleries du Roman de la
Rose2.
1 Bien que l'authenticité de ce mot ne soit pas
certaine, elle rend compte avec efficacité de la nature de cette
alliance : « O imperator defende me gladio et ego defendam per verbo
».
2 Le personnage de Faux-Semblant dénonce dans ce texte
écrit vers 1290 ces moines prêchant la pauvreté :
57
La conceptualisation du droit exposée par Jean XXII est
solide. Dénonçant la fiction juridique du XIIIe
siècle, il pousse les frères mendiants dans leurs derniers
retranchements. Ceux-ci n'ont d'autre choix que de modifier les
paramètres initiaux de la réflexion juridique. Si les concepts
hérités de l'Antiquité ne permettent pas aux moines de
penser leur orientation de vie, c'est qu'ils sont erronés ou qu'ils
n'ont pas été compris. Cette situation de tension conceptuelle
illustre la propension de l'esprit humain à modifier le cadre du
problème plutôt que de renoncer à ses certitudes. En
science, c'est le cas du raisonnement par abduction qui consiste à
identifier les causes d'un phénomène par variations successives
des principes l'expliquant, jusqu'à élaboration d'une solution
valable1. En morale, la conséquence détermine plus
souvent le raisonnement que l'inverse. Puisqu'il est toujours possible
d'argumenter pour ou contre une position éthique, c'est habituellement
la rationalité qui se place au service des certitudes. Ainsi, pour
sauver la pauvreté, clef de voûte de son Ordre, l'unique
alternative est pour Ockham une redéfinition complète des
concepts juridiques hérités de ses prédécesseurs.
Ayant passé les trente premières années de sa vie à
élaborer un système métaphysique propre, il y puise les
ressources requises pour une telle entreprise.
Le but d'Ockham est d'établir une définition du
droit étrangère à la propriété. Il y
consacre un ouvrage entier, désigné par ses successeurs comme
l'Opus nonaginta dierum2. Pour montrer qu'il est
légitime de séparer l'usage de la propriété en
matière de choses fongibles, il identifie une source nouvelle au droit.
Pour la papauté, le droit (jus) est une part que le souverain,
et, au-dessus de lui, le souverain pontife, distribue en vertu de la justice,
de ce qui est juste (id quod justum est). Chaque droit est une
concession pour une durée indéfinie, mais qui peut cesser
à tout moment, si le bien commun l'exige. Ockham bouleverse cette
approche en intégrant son concept de Dieu à la réflexion
juridique. Alors que la tradition distinguait les sphères juridique et
morale, confiant la
« Et se font povre et si se vivent
De bons morciaux délicieux,
Et boivent les vins précieux;
Et la povreté vont preschant,
Et les grans richesses peschant...
Et tous jors povres nous faignons...
Nous sommes, ce vous fais savoir,
Cil qui tout ont sans rien avoir ».
Cf.
http://fr.wikisource.org/wiki/Boccace.
Michel Villey cite ce texte mais différemment (La formation de la
pensée
juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 216). Nous
n'avons pas trouvé trace de sa version.
1 Pas même en science, il n'existe de lecture objective
des faits. Toutes réflexion est chargée de
présupposés, « theory loaded ». Lire à
ce sujet l'article décisif de Norbert R. Hanson, « Y a-t-il une
logique de la découverte scientifique ? », dans De Vienne
à Cambridge, L'héritage du positivisme logique de 1950 à
nos jours, P. Jacob (Ed.), Gallimard, 1990.
2 C'est-à-dire l'oeuvre des 90 jours, durée
supposée de sa rédaction, bien qu'il soit impossible de le
vérifier. Il fut rédigé à la charnière des
années 1332 et 1333.
58
première aux hommes et la seconde à
Dieu1, la lecture ockhamienne de la Bible fait de Dieu une source de
droit2.
Le droit n'a plus une mais deux sources, ce qui implique une
double définition du `jus'. Ockham distingue le droit dont Dieu
est cause, le jus poli3, et celui que les hommes
organisent, le jus fori4. Ces deux types de droit ont une
nature commune. Pour le droit romain et thomiste, le droit était une
licence dont le dépositaire pouvait à tout moment être
privé. Pour Ockham, il est le fruit du décret d'une
volonté humaine ou divine octroyant un pouvoir à un individu. Les
droits du jus fori (dominium, jus utendi,
usufructus) sont ainsi définis en terme de pouvoir. Le
dominium est ce pouvoir attribué par une loi positive et
pouvant être défendu en justice5. Faire du droit un
pouvoir et non une permission renverse le rapport de force entre la
société et l'individu. Nul ne peut plus être privé
de son droit sans cause ou sans son consentement, ce qu'illustre la
définition ockhamienne du jus utendi comme « pouvoir
licite d'user d'une chose extérieure, dont on ne saurait être
privé contre son gré sans faute ni cause raisonnable, sous peine
de poursuite en justice de son adversaire »6. La nature
même du droit entendu comme jus fori reconnaît à
chaque individu le droit d'engager une procédure judiciaire. A supposer
que le souverain interdise à quelqu'un de défendre son droit
devant les tribunaux, ceci ne serait légitime que sous conditions. Le
droit n'est plus un octroi de la société mais un pouvoir naturel
de l'individu.
Les conséquences de cette redéfinition des
concepts juridiques fondamentaux apparaissent encore plus importantes dans le
cas du jus poli. Le pouvoir provient alors de Dieu et est
inhérent à tout homme. Ce droit est pensé sur le
modèle de l'entrée de Jésus à Jérusalem :
« Jésus envoya deux disciples en leur disant :
«Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une
ânesse attachée et un ânon avec elle ; détachez-la et
amenez-les-moi. Et si quelqu'un vous demande quelque chose, vous
répondrez : « Le Seigneur en a besoin », et il les laissera
aller tout de suite»7 ».
1 Le Décalogue dit la morale, non le droit.
Exode, XIX.
2 Voir le présent travail : partie II, chapitre I, section
B, 1.
3 Polus, i, m., le ciel.
4Forum, i, n., a plusieurs significations. En
l'occurrence, ce terme se réfère au forum romain, lieu des
assemblées publiques et du règlement des affaires judiciaires ou
commerciales.
5 « competit hominibus ex jure positivo, vel ex
institutione humana », « potestas (...) vendicandi
et defendendi in humano judicio » . Opus Nonaginta Dierum,
éd. Goldast, in Monarchia, t. 3, p. 999. Cité et traduit par
Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, p.
258.
6 « Jus utendi est potestas licita utendi re
extrinseca, qua quis sine culpa sua, et absque causa rationabili privari non
debet invitus, et si privet fuerit, privantem poterit in judicio convenire
». OND, ibid., p. 997.
7 Matthieu, 21, 1-4. L'édition TOB
précise que « Seigneur » désigne ici Jésus, et
qu'il s'agit de l'unique occurrence de cette évangile renvoyant au Fils,
non au père. L'épisode est aussi relaté en :
Marc, 11, 1-11 ; Luc 19, 28-40 ; Jean 12, 12-16.
59
S'il serait aux yeux d'Ockham hérétique
d'affirmer que le Christ était propriétaire de quelque bien que
se soit1, il n'en serait pas moins blasphématoire de nier que
son usage des choses ait été légitime. Mais on ne peut
reconnaître de droit du Christ sur les biens dont il usait qu'en le
pensant comme jus poli. Par analogie, un décret divin nous
garantit un accès libre aux biens nécessaires à la survie
(nourriture, boisson, vêtements...). C'est un don personnel, comme en
témoigne le personnalisme de l'Ecriture sainte chrétienne :
« l'homme dont parle l'Evangile n'est pas seulement le
genre humain ou telle espèce particulière, telle
catégorie sociale ; il n'est pas seulement une part du groupe
social, comme dans la Cité de Platon : Dieu porte amour à
chacun des individus, comme un père aime
distinctement chacun de ses fils et de ses filles2
».
Le Créateur fait de chaque individu le titulaire d'un
droit particulier. Cette concession divine assure la subsistance de chacun tout
en se situant en amont de la propriété. Le jus poli
remplit en définitive toutes les exigences des ordres mendiants.
Cette réponse à la papauté a
été créée de toutes pièces. D'une part, les
circonstances la justifient, d'autre part, elle est le fruit des
réflexions d'un théologien dont la spécialité n'est
pas plus le droit romain que le droit en général. Ockham n'a pas
eu de formation particulière sur ces questions, auxquelles il a en plus
été confronté dans un contexte polémique et non
d'études. Son cursus a fait de lui un logicien certain que le langage
est un outil au service de l'esprit, comme l'illustre son recours à la
théorie de la suppositio dans la querelle des
universaux3. Il n'hésite donc pas à modifier les
définitions classiques du droit, allant à contre-courant des
textes romains dont il ne s'inspire pas : « diffinitionem propriam
dominii non legerunt in aliqua scriptura autentica4 ».
Ockham s'appuie avant tout sur ses convictions religieuses et sur une
exégèse littérale de la Bible. Et plus que tout, il appuie
son Ordre dont l'existence même lui semble menacée.
Cette réponse n'est-elle pas fragile ? Ce droit pour
une personne d'user des choses dont dépend sa subsistance est flou.
Comment définir par exemple la qualité de logis ou de nourriture
nécessaire à la survie et susceptible d'un usus facti
légitime ? Les cas litigieux envisageables ne manquent pas, les
franciscains possédaient de fait beaucoup de privilèges et de
biens, ce dans un
1 Ce point est un sujet de discorde majeur avec Jean XXII, ce
dernier condamnant les vues d'Ockham en 1324 dans la bulle Quia quorundam
citée plus haut.
2 Michel Villey, op. cit., p. 207.
3 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section
B.
4 OND, op. cit., p. 999 (« On n'a lu de
définition propre du droit de propriété dans aucun un
texte authentique »). Les orientations de saint François
n'étaient d'ailleurs pas pour inciter ses frères à
l'acquisition d'une culture diversifiée : « J'avertis les
frères et je les exhorte dans le Seigneur Jésus-Christ, qu'ils
aient à se garder de tout orgueil, vaine gloire, envie, avarice, soucis
et tracas de ce monde, médisance et mauvais esprit, et que ceux qui
ignorent les lettres ne se mettent point en peine de les apprendre ».
Deuxième Règle des frères mineurs, 10 §
7.
60
contexte de compétition entre ordres religieux. Mais la
pratique n'est pas le but qui intéresse Ockham. Son objectif est
métaphysique, il s'agit d'élaborer un raisonnement justifiant un
statu quo juridique pour les statuts de l'Ordre. Dissocier jus
poli et jus fori permet de distinguer le pouvoir d'user d'un bien
(même consomptible) du pouvoir de le défendre au cours d'une
procédure judiciaire1. Les franciscains renoncent au droit
des tribunaux humains, mais pas au droit divin dont nul ne peut se
délier. Cette polysémie du `jus' dégage un sens
large du droit et permet aux frères mendiants de jouir de biens hors de
son sens restreint, procédural, c'est-à-dire sans accéder
à la propriété.
La force d'Ockham est de forger une distinction juridique dont
l'une des branches est inaccessible à l'arbitraire d'un souverain,
empereur ou pape. Le jus fori procède de la convention, de la
loi humaine positive établie « ex pactione2
». Son contenu peut varier d'une société à l'autre
et, en théorie, les franciscains pourraient choisir de le
défendre ou non3. Ce droit relève en
conséquence de l'avoir, à la différence du jus
poli, fruit d'une décision du Créateur, et ancrée
à ce titre du côté de l'être, dans la nature
même de l'individu. Le Christ ne pouvait cesser de jouir de ses biens
puisque c'est de lui-même que son pouvoir émanait. Le simple usage
des commodités nécessaires à la subsistance est
antérieur au droit humain. En amont, l'usage et Dieu. En aval, la
propriété et les conventions des hommes. L'homme n'est pas
créé imago dei4 que symboliquement, notre
dépendance envers Dieu induit une proximité ontologique. Par le
don du jus poli, Dieu attribue à certaines de ses
créatures une parcelle de sa toute-puissance5. Pour la
première fois dans l'histoire du droit, l'homme est décrit comme
le titulaire de droits ne relevant pas d'une relation, d'un rapport objectif
extérieur. Pour la première fois, l'individu est porteur de
droits subjectifs. Les
1 Ce qui permet un accord, au moins théorique avec les
écrits de saint François : « Je défends formellement,
au nom de l'obéissance, à tous les frères, où
qu'ils soient, d'oser jamais solliciter de la cour de Rome, ni par
eux-mêmes ni par personne interposée, aucun privilège sous
aucun prétexte; pour une église ou pour une résidence,
pour assurer une prédication ou pour se protéger contre une
persécution » ; Testament, § 25. Dans les faits
cependant, on voit mal comment l'Ordre, jouissant en permanence de certains
biens, pouvait suivre son précepte de pauvreté : « Les
frères se garderont bien de recevoir, sous aucun prétexte, ni
églises, ni masures, ni tout ce qu'on pourrait construire à leur
intention, sauf s'ils ne font qu'y séjourner comme des hôtes de
passage, des pèlerins et des étrangers, conformément
à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la Règle
» (Ibid., § 24).
2 OND, chap. 64, p. 1110 sq.
3 En théorie, c'est-à-dire si cela ne leur
était pas interdit par l'un de leurs textes fondateurs : « Si dans
une contrée on ne les reçoit pas, eh bien! qu'ils fuient dans une
autre pour y faire pénitence avec la bénédiction de Dieu
». Saint François, Testament, § 25.
4 Genèse, I, 27 : « Dieu créa
l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa ».
Comme le souligne la TOB : « Dans les textes égyptiens, c'est le
Pharaon qui est souvent appelé «image du Dieu», dans la mesure
où il reflète la volonté de Dieu face au peuple. Le fait
que l'humanité entière est créée «à
l'image de Dieu» signifie une démocratisation de cette conception
royale » (note r p. 66)
5 Genèse, I, 26 : « Dieu dit :
«Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance et qu'il
soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la
terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre !»
».
61
droits de l'homme sont nés, la morale et le droit se
confondent pour en constituer l'arrière plan théorique que la
modernité ne cessera dès lors de décliner.
Cette naissance est paradoxale puisque son auteur n'eut ni
conscience, ni l'intention d'y participer. Ockham n'écrivait pas pour
défendre l'individu (surtout pas au sens moderne) mais pour
protéger son Ordre. Il ne s'agit pas encore de ceux, beaucoup plus
larges, que déclareront les textes du XVIIIe siècle.
Cependant, en dégageant un droit du sujet, capable de concilier droit et
absence de propriété, Ockham jette les fondements de la
théorie juridique et politique moderne, trois cent ans avant Grotius et
quatre cent cinquante avant la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen. L'influence du franciscain ne peut s'expliquer par l'écho, au
demeurant confidentiel, de l'Opus nonaginta dierum. Ce sont les
répercussions de son nominalisme qui la rendent
intelligible1. Mais le rôle joué par Ockham quant
à cet avènement n'est dû en rien au hasard et ne doit pas
surprendre. La métaphysique nominaliste devait générer
tôt où tard des droits subjectifs au regard de ses
présupposés. D'abord, en prenant le parti du singulier dans la
querelle des universaux, elle fait de l'individu la seule réalité
substantielle non contradictoire. Ensuite, elle ne lui oppose pour
altérité réelle qu'un Dieu tout-puissant avec lequel un
lien personnel est établi. Voir dans le sujet l'unique réceptacle
possible de droits est la continuité logique de ces axiomes, ultime
étape avant de faire du sujet la source même du droit.
Bien qu'il prétende ne réinterpréter les
doctrines antiques et canoniques que pour mieux les défendre, Ockham est
en rupture avec l'ensemble des thèses juridiques de ses
prédécesseurs. Pour Aristote, le droit (to dikaion) est
l'objet de la justice (dikaiosunè). Celle-ci, qu'elle soit
relative au monde (justice générale) ou à la Cité
(justice particulière), ne peut se penser hors d'un rapport
adéquat entre plusieurs entités2. A différents
degrés, l'hybris du héros tragique et le vol du petit
délinquant ont pour trait commun d'être une remise en cause de
l'harmonie d'un tout. Pour rétablir l'équilibre, le juge
détermine le droit des parties en litige en effectuant un strict partage
des droits et devoirs civils de chacun. Selon la formule consacrée, il
s'agit de rendre à chacun le sien : « Iustitia est constans et
perpetua voluntas ius suum cuique tribuens3 ». Par
conséquent, le droit n'est pas fait pour tous. Un rapport n'a de sens
que si ses termes peuvent être liés. Le droit concerne donc le
citoyen, non l'esclave, qui est pour sa part hors du droit. De même, il
n'est pas le même pour tous. La part qui me revient dans le tout
(Cité, cosmos) est proportionnelle à la valeur
1 Voir le présent travail : partie II, chapitre II,
section B.
2 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 1.
3 « La justice est une volonté constante et
durable d'attribuer à chacun son droit ». Ulpien, Digeste,
I, I, 10 (Libro primo regularum).
62
de mes actes. Enfin, le droit est objectif, il est
déterminé par l'observation de la nature, par la jurisprudence,
et n'est pas ce qui est donné mais confié par le tout à
l'une de ses parties.
Ce réalisme juridique se retrouve chez saint Thomas,
bien plus fidèle au Stagirite que ne l'est Ockham. Le droit existe dans
le monde et c'est la mission du souverain et du juge que de le rechercher dans
leurs rapports respectifs avec les sujets et entre les parties du litige. A la
différence des autres vertus comme le courage ou la prudence, qui
ordonnent l'homme par rapport à lui-même, la vertu de justice
l'ordonne à autrui1. Elle ajuste entre eux les
éléments d'un ensemble. L'idée d'un droit subjectif est
donc contradictoire puisque c'est uniquement après une distribution
qu'il est possible d'être investi d'une puissance.
Ockham ne peut que renverser ces raisonnements. La
dénégation de toute réalité ontologique à la
relation est une pierre angulaire de sa philosophie rendant inconcevable une
théorie juridique fondée sur des rapports entre les hommes. Si le
juste social ne disparaît pas du champ juridique, il passe au second plan
puisque les familles, les villes, et même le monde, n'ont pas d'essence
propre mais sont des composés de substances2. La justice ne
peut plus espérer trouver le droit dans l'immanence et la jurisprudence
n'est plus en mesure de dévoiler l'essence de la justice. Il faut
changer de méthode, et c'est le but que se fixe Ockham en
rédigeant ses lettres et ouvrages contre Jean XXII. Le monde pourrait
être différent, meilleur, transformé à tout instant.
La lecture dialectique de la nature est donc une impasse dont Ockham s'extraie
en inférant le droit d'une interprétation littérale et
logique des textes saints. Le droit ne se découvre plus, il se
déduit. Ceci permet au franciscain de concilier ses croyances
religieuses en un Dieu tout-puissant avec son génie de la logique.
Contrairement à ce qui a pu être écrit, la théorie
juridique et les axiomes métaphysiques ockhamiens sont en pleine
cohérence, et même se renforcent mutuellement3.
L'histoire a poussé Ockham à écrire, mais elle n'a pas
forcé sa plume.
1 « par définition, la justice implique rapport
avec autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à
un autre. Or, puisqu'il appartient à la justice de rectifier les actes
humains, comme on l'a dit, il faut que cette altérité qu'elle
exige affecte des agents différents ». Saint Thomas, Somme
théologique, IIa, IIae, qu. 58, a. 2. « La justice, parmi les
autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est relatif
à autrui. (...) Les autres vertus au contraire ne perfectionnent l'homme
que dans ce qui le concerne personnellement ». Ibid., qu. 57, a.
1.
2 Voir le présent travail : partie I, chapitre I,
section B et chapitre II, section B. Pour le texte d'Ockham, voir par exemple
la citation de la note 1 p. 42 du présent travail.
3 Nous suivons en cela Michel Villey : « On s'est parfois
montré sceptique sur les relations existant entre la philosophie d'Occam
et ses positions juridiques : nos historiens matérialistes tiennent
à tout prix à ce que la philosophie ne puisse exercer aucune
influence sur le contenu positif du droit, ni jamais rien nous expliquer de
l'histoire du droit. Il m'apparaît au contraire que les intellectuels,
fussent-ils juristes, ont le grave défaut de tenir à la
cohérence de leurs opinions, dans quelque domaine qu'elles s'exercent
». La formation de la pensée juridique moderne, op.
cit., p. 229.
63
Contraints de redéfinir le jus, les
franciscains donnent raison à Jean XXII, le droit romain ne
tolère pas que l'on puisse user d'une chose sans en être le
propriétaire. Ockham trouve alors dans sa métaphysique le concept
d'un Dieu tout-puissant qui, en concédant à chaque individu un
droit d'usage sur les biens nécessaires à sa subsistance, est
à la source d'un droit sans propriété. Ceci revient
à lier jus et potestas : tout droit est un pouvoir
attribué par une loi positive. Des obligations pèsent alors sur
la société qui ne peut plus sanctionner l'individu sans prendre
en considération que certains de ses droits, relevant du jus
poli, émanent de sa personne. Faire de tout homme le
réceptacle d'une parcelle du pouvoir de son créateur est source
d'une analogie des rapports humain et divin à leur pouvoir respectif.
Ockham est en cela le premier théoricien connu du droit subjectif.
B. L'essor du positivisme juridique
La rigueur, le dépouillement de la pensée
d'Ockham la rendent inconciliable avec l'aristotélisme et le thomisme.
L'essence du juste ne se découvre plus dans le rapport à autrui.
Elle s'infère de l'isolement des singularités. Attribué
personnellement, le jus poli est égal et commun à tous.
Il est à la fois universel et particulier. Ce droit n'est pas le fruit
d'une lecture de la nature mais des textes chrétiens sacrés.
C'est une déduction dont la volonté arbitraire de Dieu est le
principe.
1. Volontarisme
Le monothéisme est polymorphe, et chaque grand culte se
subdivise à nouveau en d'innombrables courants. L'ockhamisme se place
dans la lignée des théories s'efforçant d'incorporer la
pensée chrétienne au droit romain. La plus influente d'entre
elles est celle de saint Augustin. A la différence d'Aristote, il ne
définit pas la justice comme recherche d'égalité mais
comme obéissance à un commandement divin. La seule vraie loi est
celle du Christ1. Puisque c'est toujours Dieu qui nous fait
connaître la justice, la foi est le premier des mouvements vers le droit
:
« et quoniam et istae singulae species suas habent,
in partibus iustitiae fides est maximumque locum
apud nos habet, quicumque scimus quid sit, quod iustus ex
fide vivit2 ».
1 Matthieu 12, 18: « Voici mon serviteur que
j'ai élu, mon Bien-aimé qu'il m'a plus de choisir, je mettrai mon
Esprit sur lui, et il annoncera le droit aux nations ». La TOB
précise bien que `droit' (grec krisis, hébreu
mishpat) « désigne les ordonnances par lesquelles le Dieu
de justice fonde ses rapports d'alliance avec les hommes » (note
z, p. 2356).
2 Cité de Dieu, IV, 20 : Ce que M. Villey
traduit : la foi n'était chez les Romains « qu'une espèce,
une application de la Justice. Elle tient la première place chez nous,
qui savons ce que signifie ce mot : le juste vit de la foi ». Ce qui nous
semble plus proche du texte que la traduction de M. Saisset (
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/).
64
La quête de justice exige de respecter la volonté
divine. Encore faut-il y avoir accès. En théologien, Ockham
indique pour ce faire de soumettre l'intelligence au texte
révélé. Son monde est cependant d'une complexité
bien supérieure à l'époque ayant succédé
à la chute de Rome. Il requiert un droit savant, capable d'articuler les
différents pouvoirs administratifs et politiques, et qu'elle est en
capacité d'énoncer suite à la redécouverte en
Italie du Corpus juris civilis (XIe siècle), de son
analyse (travail des glossateurs - XIIe), enfin de son enseignement
dans les universités dont le rayonnement est croissant
(XIIIe).
Pour répondre à ce besoin de droit, Ockham
reconnaît en parallèle la nécessité des lois
humaines1. Ignorant cependant les subtilités de la science
juridique, il rapproche puis confond, dans le sillage de l'évêque
d'Hippone, le droit (jus) et la loi (lex) divine. Comme dans
l'augustinisme juridique, le jus ockhamien désigne un
système de lois tributaire de la volonté divine. Mais Ockham en
radicalise la contingence car à ses yeux, Dieu se caractérise
avant tout par sa toute-puissance. Ceci vide le `jus' grec et romain
de sa signification. Le droit ne peut plus être défini comme un
accord des jugements humains avec l'ordre immuable. Le jus repose
ultimement sur la pure volonté divine. Ockham accorde ainsi sa
théorie juridique à sa métaphysique. Sa méthode
demeure, il s'agit de se référer au possible bien plus qu'au
réel. Ce que nous affirmons être le Bien « en soi » est
en réalité contingent :
« Dieu ne pécherait pas même s'il faisait
comme cause totale ce même acte qu'il fait maintenant avec le
pécheur à titre de cause partielle, parce que le
péché n'est qu'un acte que l'homme est obligé d'accomplir
ou d'omettre sous peine de châtiment éternel. Mais Dieu n'est
obligé à aucun acte et par conséquent, un acte est juste
du seul fait que Dieu le commande2 ».
On voit par là que la querelle des universaux
dépasse de loin le cadre des débats, soit disant aussi
dépourvu d'intérêt que de fin, dont l'histoire a longtemps
fait la caractéristique essentielle des scolastiques. Redéfinir
la métaphysique antique, c'est bouleverser tout l'édifice moral.
Dans la perspective d'Ockham, aucune règle n'est intrinsèquement
universelle et intemporelle3. Dieu ne considère aucune
règle de sagesse précédant son acte créateur,
« ni celle de la perfection infinie de son essence absolument participable
et substantiellement aimée, ni celle de sa vérité
essentielle constituée en idées intelligibles4 ».
L'origine arbitraire du monde et sa structure privée de relations
1 Court traité, III, 10 et 11.
2 Sent., IV, qu. 9 E.
3 « tant que durera l'ordre actuel, il n'y aura pas
d'acte parfaitement vertueux qui ne soit conforme à la droite raison
». Sent. III, qu. 12 CCC.
4 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie
médiévale, op. cit., p. 242. Cette double
négation oppose Ockham à saint Thomas (« l'essence divine
est quelque chose qui transcende toutes les créatures. C'est pourquoi
l'on peut voir en elle la raison formelle de toutes choses, étant
participable et imitable par toutes les créatures, chacune à sa
manière ».
65
en font un ordre précaire, exposé à
chaque instant à l'agir divin foudroyant. Il faut repenser la justice
car le droit ne correspond plus à l'incarnation par Dieu de sa
raison1, il ne renvoie plus qu'aux conséquences rationnelles
de règles positives.
Ockham n'est pas le premier théoricien du volontarisme.
Avant lui, d'autres ont soutenu que les normes du vrai et du bien
dépendent d'une libre détermination de la volonté divine.
M. Villey remarque que Duns Scot soutint avant lui le caractère
arbitraire de la seconde table, celle des commandements relatifs aux rapports
entre les hommes, au vol, au meurtre, à l'adultère2.
Ces actes ne sont des péchés que parce que Dieu l'a voulu ainsi,
ils ne sont pas condamnables de manière intrinsèque, le Seigneur
peut énoncer des prescriptions contraires, ce que d'ailleurs il
fait3. Mais à son habitude, la radicalité d'Ockham le
distingue de ses prédécesseurs. Déployant les
conséquences de la toute-puissance divine, il étend cette
contingence à la première table concernant la relation de l'homme
à Dieu et soutient que ce dernier pourrait prescrire même la haine
à son égard ou l'adoration d'une idole, un âne par exemple
:
« [Dieu] est justice, mais cette justice qu'il est,
justicia increata quae Deus est, ne fait nécessité et
obligation qu'à l'égard de Lui-même, dans
l'amour nécessaire qu'il a de soi, necessario se diligit ;
devant tout le reste, sa justice est aussi large que sa
puissance4 ».
L'ockhamisme est un volontarisme décomplexé. Le
Bien n'est ni une forme intelligible, ni un idéal, ni un juste rapport.
Il n'est pas non plus ce que la raison prescrit. Le Bien est totalement
dépendant d'un vouloir. La volonté humaine n'a pas à
s'accorder à ce qui est naturellement bon, puisque la nature est un
artefact susceptible d'être bouleversé à tout moment. Ce
n'est plus parce qu'une chose est bonne qu'elle est désirée,
c'est parce qu'on la désire qu'elle est bonne : bonum quia
volitum. Pour déterminer le désir de ses créatures,
Dieu parfait leur volonté par un décret a priori dont le
contenu n'a aucune valeur en soi. Le mariage, la monogamie, la
propriété privée... aucune institution n'est
nécessaire à la bonté de la Création. Le monde
relève strictement des choix
Somme théologique, Ia, Iae, qu. 14, a. 6 ) et
à Duns Scot (cf. P.Vignaux, Dictionnaire de théologie
catholique, art. « Nominalisme », p. 766).
1 « De même qu'en tout artisan préexiste une
idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en
tout gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui
doivent être accomplis par ses sujets. (...) Or, c'est par sa sagesse que
Dieu est créateur de toutes choses, pour lesquelles il peut être
comparé à un artisan à l'égard de ses oeuvres
». Somme théologique, Ia, IIae, qu. 93, a. 1.
2 Michel Villey, op. cit., p. 206 sq. Pour le
texte de Duns Scot : Op. Ox, IV, dist. 15, qu. 3.
3 Ainsi du meurtre : « La ville sera vouée
à l'interdit pour le SEIGNEUR, elle et tout ce qui s'y trouve »
(Jos 6, 17). La TOB précise : « Dans le cadre de la guerre sacrale,
dont la conduite et l'issue victorieuse appartiennent à Dieu, l'homme se
doit de ne rien garder pour lui et de tout consacrer par une destruction
radicale au véritable vainqueur » (note s p. 455). Ainsi
de la prostitution : « Le SEIGNEUR dit à Osée : « Va,
prends-toi une femme se livrant à la prostitution et des enfants de
prostitution, car le pays ne fait que se prostituer en se détournant du
SEIGNEUR » (Osée, 1, 2).
4 Paul Vignaux, op. cit., p. 775. Pour le texte
d'Ockham relatif à l'adoration d'un âne et à l'odium
dei (haine de dieu), Sent. I, 19.
66
d'un Dieu qui eût pu opter pour l'union libre et la
polygamie. On comprend mieux qu'Ockham ait pu être dénoncé
pour ses écrits et que la papauté ait tenu à en instruire
le procès1.
Pour le jusnaturalisme médiéval, une lecture de
la nature nous indique l'ordre bon. Les partisans du pape et de l'empereur
s'opposent sur la forme. Les premiers (Ptolémée de Lucques,
Jacques de Viterbe) affirment qu'une lecture symbolique de la Bible, notamment
des passages des deux luminaires et des deux glaives, indique la
supériorité du Saint-Siège en tous domaines. Les seconds
(Dante, Jean de Paris) dénoncent ces interprétations comme
abusives, mais eux aussi restent tributaire de la nature. C'est de
l'intérieur, par l'observation, qu'ils s'efforcent de la cerner. Ces
deux méthodes partagent un même présupposé qui les
rend identiques sur le fond : la morale découle de la nature. Même
la doctrine de Marsile de Padoue, malgré la haute valeur qu'elle
reconnaît aux lois positives de l'empereur, procède d'une
conception de la nature2.
A l'opposé, le système juridique et moral
d'Ockham ne procède que des lois divines explicitement
exposées dans les Ecritures. Dans le cas de la
propriété par exemple, la Bible est pour Ockham sans
équivoque : Dieu a d'abord donné à l'humanité la
Terre en propriété indivise avant d'en décréter le
caractère privé3. La méthode n'est probablement
pas nouvelle mais sa radicalité est inédite. Ockham prend le
parti d'un strict positivisme juridique : le juste, c'est ce que la
volonté du législateur pose. Faire le mal, c'est « faire
quelque chose au contraire duquel on est obligé [par le précepte
divin]4 ». Dans le système ockhamien, droits subjectifs
et positivisme juridique sont fruits d'un même principe. L'exaltation de
la toute-puissance fait simultanément de Dieu la source du jus poli
et de la loi. Si, pour préserver l'Ordre franciscain de la
propriété, Ockham a élaboré une théorie des
droits subjectifs, ceux-ci sont le produit d'une décision divine. Afin
d'extraire chacun de ses frères, et par extension chaque individu, de
l'ordre du cosmos, Ockham ne peut recourir au concept de nature et à ses
relations. Il a besoin d'un décret arbitraire, qui plus est divin, dont
l'autosuffisance est la force. Ce choix n'a pas à être
justifié. Principe, il est ce qui explique et n'a pas à
être expliqué.
1 C'est John Lutterel, chancelier de l'Université, qui
dénonça Ockham. Ce dernier s'oppose frontalement à saint
Thomas dont les positions, sur le mariage par exemple, défendent qu'il
s'agit d'une nécessité naturelle (Supplément
à la Somme théologique, qu. 41 et 65). En
théorie, Dieu pourrait s'opposer au mariage, mais non sans choisir le
mauvais, ce qui est absurde. Pour l'ockhamisme au contraire, la polygamie ou
l'union libre serait bon si Dieu le voulait ainsi.
2 Michel Villey, La formation de la pensée juridique
moderne, op. cit., p. 236.
3 « Dieu dit ; «Voici, je vous donne toute herbe qui
porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit
porte sa semence ; ce sera votre nourriture» ». A ce dominium
commun (Genèse, 1, 28) succède la potestas
appropriandi (Genèse, 2, 15) : « Le SEIGNEUR Dieu
prit l'homme et l'établit dans le jardin d'Eden pour cultiver le sol et
le garder ». Le travail étant individuel, ses fruits appartiennent
à son auteur. Cf. Guillaume d'Ockham, Court traité du pouvoir
tyrannique, III, 7.
4 Sent. II, qu. 3-4, OT, V, p. 59. Traduction par
André de Muralt, op. cit., p. 243.
67
A l'origine, le positivisme juridique et le droit subjectif
sont par conséquent deux concepts solidaires. Les droits ne peuvent
émaner du sujet tant que celui-ci ne les a pas reçu de la seule
volonté de son Créateur. Il est ainsi nécessaire à
Ockham de discréditer doublement le concept de nature. Entendue comme
cosmos, elle n'est plus qu'un agrégat arbitraire que régissent
les commandements divins. Entendue comme critère de détermination
de l'agir, l'action morale nécessaire en vertu de mon essence
cède la place à un décret contingent auquel ma substance
est étrangère. Ockham fait ainsi de la causalité
efficiente l'unique causalité, au détriment des causes formelles
et finales1. La morale est dissociée de la nature de
l'individu, l'homme ne tend plus vers Dieu par essence, il ne suit
désormais qu'un commandement extérieur. Seule compte la morale
inférée de la volonté de Dieu, l'ordre naturel n'est plus
susceptible de nous indiquer le droit, ou du moins l'observation fait-elle
pâle figure en comparaison de la déduction. Le jus
découle à présent d'une stricte
légalité tributaire d'une pure volonté. Le droit n'ayant
plus de fondement que métaphysique, Ockham peut énoncer une
théorie juridique affranchie des certitudes héritées de la
tradition. Si le positivisme juridique ne contient pas analytiquement le
concept de droit subjectif, les droits subjectifs ont en revanche dû
s'appuyer sur un positivisme juridique radical afin de pouvoir être
énoncés. Seul un décret divin était à
l'époque d'Ockham en mesure d'arracher l'homme au réseau des
relations naturelles dont le droit naturel antique dépendait.
Cette révolution conceptuelle a lieu de concert avec
d'autres bouleversements. Le XIIIe siècle a vu l'homme
prendre un premier ascendant significatif sur la nature grâce à
l'amélioration des techniques agraires (rotation triennale) et
artisanales (outils, machines). L'urbanisation progressive et l'autonomisation
des villes offre un mode de vie alternatif à l'existence rurale.
L'amélioration des transports favorise le commerce, la
comptabilité toscane améliore les transactions2. En
parallèle, la redécouverte d'Aristote, la montée en
puissance des Universités et de la logique terministe, fournissent de
nouvelles armes conceptuelles pour penser ce monde qui, après de
longs
1 A titre d'exemple, la finalité est une cause
déterminante pour saint Thomas : « 3. Tout être désire
Dieu comme sa fin lorsqu'il désire n'importe quel bien, que ce soit par
un désir intelligent, par un désir sensible, ou par un
désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ;
car rien n'a raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il
participe d'une ressemblance avec Dieu. 4. Parce que Dieu est cause efficiente,
exemplaire et finale de toutes choses, et parce que la matière
première vient de lui, il s'ensuit que le premier principe de toutes
choses est unique en réalité ». Somme
théologique, I, qu. 44, a. 4.
2 Cf. Michel Le Mené, L'économie
médiévale, Paris, PUF, 1997, p. 89 sq. («
L'apparition des structures urbaines et leur emprise sur l'économie
»), p. 112 sq. (sur l'essor des techniques). L'auteur souligne
d'ailleurs que les ordres mendiants vivaient au coeur de cette civilisation
urbaine qui, « devenue (...) le support de toute l'activité
économique modifia les schémas de pensée et les
aspirations des contemporains » (ibid., p. 163 à 165).
68
siècles de repli sur lui-même, s'ouvre
progressivement1. L'élaboration par Ockham d'une
théorie du droit subjectif fait enfin écho à la
réalité politique d'un pouvoir temporel fragmenté selon
une pyramide de maîtres ne concevant leur droit qu'à l'aune de
l'étendue de leur pouvoir. L'opposition de l'empereur à la
papauté est le déclencheur exigeant d'Ockham une théorie
juridique renouvelée dont les affluents se trouvent tout au long du bas
Moyen Age. Ce dernier n'est pas l'époque obscure, creuse, de l'histoire
de la pensée habituellement décrite. Le Moyen Age est un
carrefour technique, social, religieux, philosophique, où la
modernité occidentale est née. Remplaçant la nature par un
Dieu tout-puissant, Ockham libère l'individu sur le plan
métaphysique. La conceptualisation contractualiste des droits de l'homme
est infiniment redevable de ce glissement de sens du jus dont il fut
l'acteur le plus énergique.
2. Une morale de la modernité
La redéfinition ockhamienne du droit (théorie
des droits subjectifs) et de ses fondements (positivisme juridique) se
répercute sur la morale. Faire reposer la justice sur une volonté
absolue rapproche la morale et le droit, sphères que l'Antiquité
s'efforçait de dissocier. A Athènes ou Rome, le droit semble
n'être jamais intervenu qu'avec pour objectif de résoudre les
litiges entre les hommes. Si Aristote différencie justices
générale et particulière, seule la dernière renvoie
à proprement parler au droit. La justice générale est
celle du cosmos et correspondrait plutôt de nos jours à la
sphère morale. Ce n'est pas un tribunal mais Athéna qui punit
Ajax pour l'õâñéò, la démesure de sa
vengeance2. De même, le jus romain ne prescrit rien
au maître quant à son esclave ou au père quant à ses
enfants. S'ils agissent à leur encontre de manière abusive, ce
n'est pas le droit (emprisonnement, amende...) mais la morale qui
s'interposera3. Le mérite de cette approche est de donner une
signification claire au droit en en délimitant les pouvoirs.
Après avoir établi les propriétés de chacun suite
à un juste partage des choses, le juge a accompli son office, aux moeurs
de jouer leur rôle.
1 Cf. Alain de Libera, La philosophie
médiévale, Paris, PUF, 1993, p. 355 sq. (« Le
XIIIe siècle ») et p. 419 sq. (« Le
XIVe siècle »). Ockham est d'ailleurs l'un des
principaux représentants de cette logique terministe (ibid., p.
386).
2 « Athéna. - C'est moi, en jetant devant ses yeux
un voile d'images trompeuses, qui ai détourné cette fureur
insatiable sur les troupeaux pris à l'ennemi ». «
Athéna. - Apprends par cet exemple à ne jamais proférer
d'insolences contre les dieux, à ne jamais te gonfler d'orgueil, que tu
l'emportes sur autrui par la force ou par l'opulence. (...) les dieux aiment la
mesure détestent les coeurs pervertis ». Sophocle, Ajax,
50
sq. et 125 sq.
3 « Il est fréquent que le censeur marque
un citoyen de la note d'infamie, pour avoir vendu cruellement un vieux
serviteur ». Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme,
Paris, PUF, 1983, p. 92.
69
Ockham brouille cette répartition des tâches en
introduisant le concept du jus poli. Puisque les biens
nécessaires à la survie relèvent désormais du
droit, les termes se confondent. Ainsi, les franciscains n'ont aucun droit
(jus fori) sur les commodités dont ils jouissent, mais ils ont
le droit d'en jouir (jus poli), et la morale veut qu'il ne leur soit
pas demandé de renoncer à en user (simplex usus facti).
La plurivocité du jus incite à le déployer dans
tous les aspects du quotidien (logement, logis, nourriture), non sans oublier
à la longue de quel droit il est question. A la différence du
droit romain ou du droit naturel thomiste qui s'efforcent d'établir
leurs propres attributions et de s'y tenir, le droit ockhamien est
potentiellement dépourvu de frontières. Il ne tient qu'à
l'arbitraire de Dieu de fixer le cadre du droit. Ockham établit par
conséquent un passage entre morale et droit. Par chance pour ses
frères, son interprétation de la volonté divine s'ajuste
parfaitement aux intérêts franciscains.
La voie est ouverte. Les théoriciens modernes du droit
naturel trouvèrent dans la métaphysique nominaliste un droit
pouvant tout justifier. Le contexte du XVIIe étant
néanmoins très différent, ils ne recourent plus tant
à la volonté divine qu'au concept de nature, qui devient un outil
permettant la conversion des conceptions morales en axiomes juridiques. Mais la
méthode est similaire, le droit absorbe la morale1. Pour
Aristote, la morale reste modeste car elle n'est pas une science. Il s'agit de
scruter le monde pour ajuster la définition des règles de l'agir,
et il est donc impossible d'appliquer en philosophie pratique une
méthode aussi rigoureuse qu'en métaphysique2. C'est
à la jurisprudence de donner son contenu au droit. Cette
modération cède chez Ockham la place au raisonnement :
« Ce qui s'appelle aujourd'hui la science juridique est
la science de la constitution des lois. Le droit se définit pour elle
comme essentiellement normatif, et les juristes en arrivent à concevoir
la possibilité d'une présentation axiomatisée de leur
discipline. Ce qui est tout à fait cohérent, mais repose sur la
non-distinction du droit et de la loi, telle que la propose, après
Guillaume d'Ockham, Kant, le maître de l'apriorisme, sinon du positivisme
juridique. Une telle conception ne peut que s'opposer à la conception
aristotélicienne du droit3 »
Le droit n'est plus une activité dont la
finalité est l'égalisation proportionnelle ou
géométrique, mais un ensemble de décrets logiquement
connectés. Au sommet de la pyramide, Dieu, dont les Ecritures nous
révèlent la volonté. Vient en premier lieu son don
à l'homme du jus poli (accès aux
1 Voir le présent travail : partie II, chapitre II,
section B.
2 « tout notre raisonnement sur ce qui concerne l'action
doit n'être que général et sommaire, comme nous l'avons dit
au début, parce qu'il faut demander des raisonnements appropriées
à la nature de la matière traitée. Or ce qui concerne
l'activité et ce qui la favorise n'a rien de fixe, non plus que ce qui
concerne la santé. Puisque tel est le raisonnement
général, il en va de même du raisonnement sur les cas
particuliers, qui ne comporte pas de précision ; ces cas particuliers ne
relèvent d'aucune connaissance technique ni d'aucune règle ; il
faut donc que, dans tous les cas, ceux qui agissent observent les circonstances
particulières, comme il en va dans la médecine et la navigation
». Ethique à Nicomaque, II, 2, 3 sq.
3 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie
médiévale, op. cit., p. 12.
70
biens nécessaires à la subsistance, droit du
mari sur son épouse et du père sur ses enfants). Suite à
la Chute, il autorise sa créature à établir des
gouvernements et propriétés relevant du droit des hommes, le
jus fori. Par palier, le droit et la morale sont déduits des
commandements divins dont ils sont tous deux ultimement issus. Il ne semble
plus y avoir entre les deux de différence de nature.
Ce rapprochement, esquissé chez saint Augustin, trouve
avec la philosophie d'Ockham un relais vers l'âge classique. Si les
contractualistes ne citent pas Ockham, ils sont grandement tributaires de ce
nominalisme. On retrouve par conséquent dans les grands textes
juridiques des droits de l'homme contemporain cette confusion des
sphères morale et juridique. A titre d'exemples, la Déclaration
d'indépendance de Virginie de 1776 reconnaît à chacun le
droit de « jouir de la vie » et « de chercher à obtenir
le bonheur » (art. 1.) ; la Déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948 exige de tous les êtres humains qu'ils agissent «
les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (art. 1),
la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 énonce
comme un devoir pour l'individu de « préserver le
développement harmonieux de la famille et d'oeuvrer en faveur de la
cohésion et du respect de cette famille ; de respecter à tout
moment ses parents, de les nourrir, et de les assister en cas de
nécessité » (art. 29.1). Bien des bouleversements ont
été nécessaires pour que des textes juridiques
reconnaissent un droit au bonheur, un devoir de fraternité, et
même de respect de ses parents ! Ce qui ne relevait que de la morale et
de la vertu individuelle fait désormais partie du droit et des
interactions sociales1.
Chez Aristote, le droit est l'ajustement d'un rapport à
un moment donné, lors du litige. Chez Ockham, à mi-chemin de
l'ancienne distinction, il se définit comme un pouvoir octroyé
par une loi divine ou politique. Alors que le droit règle les conflits,
les droits subjectifs peuvent à tout moment entrer en conflit. Cette
conséquence n'est pas encore visible dans le nominalisme ockhamien. Elle
n'apparaît que dans un contexte moderne où l'individu occupe le
centre et dont tout pouvoir découle. La morale se confond de nos jours
au droit de chacun parce qu'elle n'est plus commune. Elle n'est plus cette
toile de fond qu'imposait une entité supérieure, le
prêtre-roi, le monarque, le pape. Le politique et le religieux
dépendent en Occident de l'individu plus qu'ils ne le conditionnent. Les
individus déterminent aujourd'hui l'autorité politique ou
changent de religion. Puisque la morale n'existe plus, le droit emplit
les espaces qu'elle déserte. La morale ayant été rabattue
sur le droit de chacun, l'enjeu d'une société moderne est
d'articuler les droits de chacun. L'inflationnisme juridique résulte de
la subjectivisation du droit. En affranchissant progressivement
1 Aristote, par exemple, est à l'opposé de cette
approche : voir le présent travail p. 13 note 5.
71
l'individu des tutelles collectives et
dogmatiques1, les sociétés modernes se sont
condamnées à la perte du langage commun que représentait
la morale. Pour régler les interactions sociales, il faut à
présent d'innombrables lois dont la quantité varie en fonction du
degré d'homogénéité du corps social.
La liberté de l'individu n'a cessé de
croître depuis le Moyen Age. Les droits de l'homme s'appuient sur le
postulat que tout homme serait par essence libre, ce que les
Déclarations soulignent le plus souvent dès leur premier article.
Cet axiome n'est pas nouveau, les textes les plus anciens opposent l'animal et
l'homme comme l'instinct et la raison, le déterminisme et la
liberté. L'originalité d'Ockham réside dans l'importance
qu'il lui accorde et la définition qu'il en donne. Pensée sur le
modèle de la toute-puissance divine, la liberté est une exigence
de la foi. Par amour, Dieu a aliéné sa potestas absoluta
et dégagé une sphère de liberté pour les
créatures à son image2. Ceci va à l'encontre du
principe d'économie. L'ordre naturel est surabondant, la puissance
divine est libéralité, Dieu a voulu qu'il y ait d'autres
efficients. C'est un argument classique. En donnant à l'homme cette
perfection qu'est le choix, il lui confère la responsabilité de
pécher ou de bien faire. Mais à son habitude, Ockham en
radicalise l'acception traditionnelle.
Pour saint Thomas, l'homme comme tout être naturel est
déterminé par sa forme propre, à savoir son âme en
quête du souverain bien qu'est la béatitude. Le contenu vers
lequel tend son action ne peut en conséquence qu'être le bien,
c'est-à-dire Dieu. L'homme est libre des modalités de son action,
mais il n'a pas de marge de manoeuvre quant à sa finalité. Chaque
créature est animée par le même principe : retourner vers
sa perfection. D'autre part, une même action peut procéder de deux
agents, le premier étant la cause, et le second
l'instrument3. D'après Ockham, ce raisonnement ne rend compte
ni de la toute-puissance de Dieu, ni de l'immensité de son don. De
potentia absoluta, aucun acte n'est en soi vertueux. Ce n'est pas notre
nature mais la révélation qui indique l'amour de Dieu comme notre
fin ultime. Le volontarisme ockhamien exige que nous suivions un commandement
extérieur, ce qui revient à dissoudre l'ordre naturel
téléologique. Prouver que notre liberté est effectivement
déliée de toute finalité intrinsèque est
problématique. Il
1 Ces tutelles désignent les dogmes ayant
régné sans partage sur les corps et les esprits de l'ensemble de
la société. Par exemple, sur le plan spirituel, le christianisme
d'avant la Réforme, ou sur le plan politique la monarchie absolue de
droit divin de l'Ancien Régime.
2 Sent. II, qu. 5 Q.
3 « Dieu est cause de l'acte du libre arbitre ».
De malo, qu. 3, a. 2, ad. 4. Sur ces questions, lire : André de
Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, « La
métaphysique thomiste de la causalité divine »
(septième étude), op. cit., p. 331 sq.
72
s'agit pour Ockham d'une évidence doublée d'une
nécessité théologique1. Cette dernière
est confirmée par la lecture franciscaine des Ecritures :
« La philosophie franciscaine, comme on l'a noté
chez Duns Scot, tient d'autant plus à insister sur la valeur de la
liberté de l'individu qu'elle lui paraît une exigence de
la vie chrétienne. En ce point encore, elle s'oppose à la
doctrine d'Aristote : il y a dans l'aristotélisme comme un reflet du
régime de la cité grecque, où l'individu n'est encore
qu'un élément de la cité ; aussi Aristote enserre-t-il la
conduite de l'individu dans le réseau d'une morale close, où tous
ses devoirs peuvent en principe être définis. Mais le propre de la
morale chrétienne ne saurait être d'obéir à un ordre
abstrait que commanderait la raison. Comme Dieu, créés à
son image, les hommes ont mission d'exercer une potestas absoluta.
L'acte méritoire, pour un chrétien, n'est point tant l'acte
commandé : c'est au contraire l'acte gratuit, qui suppose la
liberté ; c'est l'acte « surérogatoire », celui qui
donne plus que ce qui est dû ; ainsi le bon Samaritain de la
parabole charge-t-il l'hôtelier de soigner le voyageur blessé
au-delà de ce qui serait dû en fonction de l'argent
versé (« quodcumque supererogaveris », selon
Luc, 10, 35) ; ainsi saint François ni ses moines
n'étaient-ils obligés de faire voeu de pauvreté, de
chasteté et d'obéissance - ils s'y donnaient
gratuitement2 ».
Si l'homme n'était pas libre en tant que cause
efficiente, le christianisme n'aurait aux yeux d'Ockham plus de signification.
L'acte moral n'est plus un accord avec notre nature ou avec la nature entendue
comme cosmos. Il est assentiment de notre libre arbitre au monde
créé de potentia ordinata par Dieu3. L'action
morale est en conséquence comme un objet pour la volonté
rationnelle d'un individu ainsi hissé au rang de sujet. En
déliant la volonté humaine de ses lois internes, Ockham donne
naissance à l'individu moderne.
Alors que Dieu inscrit chez saint Thomas la moralité en
l'homme, il abandonne chez Ockham l'individu à son libre arbitre. Les
potentialités indiquées par une volonté absolue en chacun
sont vertigineuses. L'indétermination de la volonté serait
insupportable. Elle doit s'aliéner dans une puissance ordonnée,
sous peine des pires désastres. Or les limites ne sont plus
intrinsèques. Ockham bride le libre arbitre par les commandements divins
comme on canalise un fleuve avec des digues. Le devoir est plus rigide car
prescrit de l'extérieur, et à la fois plus autonome,
dépendant en dernier recours d'un choix4. Cette
redéfinition de la liberté comme émanation du sujet est
caractéristique de la modernité. La liberté est
désormais pensée comme pouvoir infini dont l'individu
est la source. Dieu a été remplacé par autrui :
1 Sur l'évidence, lire la section 3 de l'article de
Maurice de Gandillac, « Guillaume d'Ockham » dans
l'Encyclopédie Universalis. Sur la nécessité
théologique, lire : André de Muralt, ibid., pp. 332
à 334.
2 Michel Villey, La formation de la pensée juridique
moderne, op. cit., p. 262.
3 Sent. I, dist. XVII, qu. 2. Pour analyse : Paul
Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. «
Nominalisme », p. 771.
4 Cette analogie entre un fleuve et la liberté
individuelle moderne est un emprunt à Roger Labrousse. Cf.
Introduction à la philosophie politique, Paris, Librairie
Rivière et Cie, 1959, p. 133.
73
« Article 4 - La liberté consiste à pouvoir
faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits
naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres
membres de la
société la jouissance de ces mêmes droits.
Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la
loi1 ».
Si les droits de l'homme sont le dogme de la modernité,
la nature de cette transcendance est inédite dans l'histoire
humaine2. A la différence des dieux, d'un Dieu unique ou d'un
monarque, les droits de l'homme unissent le corps social sur une absence. Du
bas Moyen Age à aujourd'hui, les sociétés occidentales se
sont éloignées de Dieu, maîtrisant toujours mieux la nature
au point d'avoir l'illusion de la dominer. L'absence de transcendance commune
nous a conduit à nous diviniser nous-mêmes. La rationalité
technique progresse, les phénomènes et catastrophes naturelles
s'expliquent, la génétique permet à l'homme de
créer le vivant. Si la loi, la morale, la religion ou la
philosophie s'efforcent de canaliser ce soulèvement de puissance :
« L'instinct vital de la nature humaine rejette cependant
cette solution comme une violence inacceptable, ce qui explique enfin pourquoi
une certaine « sensibilité » contemporaine en arrive à
éprouver toute autorité comme répressive, tout ordre comme
injuste3 »
Nous oscillons désormais entre l'autonomie et la loi.
1 Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 26
août 1789.
2 « Une telle conception de la volonté et de la
liberté est totalement étrangère à
l'aristotélisme pour qui au contraire deux libertés humaines
trouvent dans l'amitié le lien de leur perfection et en quelque
manière, en raison de leur réciprocité, leur statut
d'infinité. Ama et fac quod vis, disait Augustin avec la
même profondeur. Il est vrai que pour Augustin, comme pour Aristote, la
volonté désire naturellement ce qui lui est bon ».
André de Muralt, op. cit., p. 80.
3 Ibid., p. 35. André de Muralt désigne
par « cette solution » la tentative kantienne d'articulation de la
liberté et la loi morale. Dans cette optique, les slogans de mai 68
illustrent par leur radicalité remarquablement ce conflit entre «
moi » et « non-moi », tiraillant l'individu confronté
à la gestion de sa propre puissance. La tension qui en résulte
s'exprime par un rejet de toutes les structures d'ordre (« le
sacré, voilà l'ennemi » ; « Je ne suis au service de
personne (pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants) »,
l'affirmation de la prévalence de l'individu (« Jouissez ici et
maintenant » ; « Je décrète l'état de bonheur
permanent »), un rapprochement de la morale et du droit au point de les
incorporer (« La paresse est maintenant un crime oui, mais en même
temps un droit »). Deux inscriptions murales résument la
quintessence de notre modernité : « La liberté commence par
une interdiction : celle de nuire à la liberté d'autrui » ;
« Ni maître, ni Dieu. Dieu, c'est moi ». Bien que la
finalité de ces slogans soit fondamentalement étrangère
aux intentions d'Ockham, ils affirment comme son nominalisme l'inexistence de
l'ordre, la primauté du singulier, la proximité de la morale et
du droit. Ils sont une des conséquences possibles, en l'occurrence
extrême et entièrement laïcisée, d'une
métaphysique dont l'homme, entendu comme individu, est le centre. Ces
slogans sont extraits d'une compilation réalisée par Michel
Lévy : Interdit d'interdire - Les murs de mai 68, Paris,
L'Esprit frappeur, 1998. Concernant l'ordre : pp. 31 et 39. Sur l'individu : p.
11 et 33. Sur l'enchevêtrement de la morale et du droit : p. 52. Pour les
deux dernières citations : pp. 63 et 55.
74
Le fondement de toute réflexion ockhamienne est son
concept de Dieu omnipotent. D'une part, il permet l'élaboration de la
première théorie connue des droits subjectifs : la querelle de la
pauvreté conduit les franciscains à soutenir l'existence des
jura poli émanant de tout individu en vertu d'une concession
divine. D'autre part, il engendre un positivisme juridique radical, corollaire
du refus du concept de relation. Ockham structure ainsi les concepts
fondamentaux de la théorie des droits de l'homme à l'âge
classique. L'enchevêtrement du droit et de la morale a pour corollaire
une nouvelle conception de la liberté affranchie de la causalité
finale et d'un ordre naturel intrinsèque, potentiellement
illimitée. C'est l'avènement de l'individu abstrait, le droit qui
organise son rapport au monde n'est plus une activité mais une pyramide
de texte, une hiérarchie de normes au sommet de laquelle trône une
pure volonté. L'articulation de ces éléments
témoigne d'une intime cohérence de la pensée ockhamienne :
la métaphysique en soutient les pans juridique et politique, qui
eux-mêmes s'appellent mutuellement.
Ockham avait conscience de l'originalité de ses
thèses. Toutefois, il est certain qu'il ne souhaitait, pas plus qu'il
n'imaginait, l'ampleur des horizons que sa remise en question du cosmos antique
dégagerait. Son nominalisme a conduit l'Occident à
redéfinir le statut de l'homme sur des axiomes radicalement nouveaux
:
« Pour la première fois, un théologien
chrétien ose considérer que Dieu, l'être premier,
éminemment parfait, souverainement aimable, infiniment provident, livre
l'homme à l'arbitraire de sa toute-puissance, le rassurant à
peine par l'aliénation qu'il s'impose à lui-même en se
liant en puissance ordonnée. Certains concluront à une
anticipation des visions contemporaines de l'homme, jeté dans le
néant d'où il ek-siste, abandonné dans l'être dont
il ne saisit pas le sens. Rien n'est plus étranger au terminisme
occamien que ces frissons imaginaires d'angoisse métaphysique. La
leçon a porté pourtant. Elle n'a pas suscité cet acte de
foi auquel le franciscain qu'était Occam voulait suspendre toute
théologie possible. Elle a engendré, pour longtemps et pour
beaucoup, la haine de Dieu, celle qu'Occam envisageait comme l'une des fins
possibles de la vie bienheureuse1 ».
La philosophie d'Ockham est un des aboutissements possibles de
la pensée chrétienne. Il n'est pas surprenant qu'au bas Moyen Age
(époque d'émancipation théorique et expérimentale
à l'égard de la nature), ce soit un courant du christianisme
(religion pour laquelle Dieu s'est fait homme par l'intermédiaire de son
Fils) qui énonce la liberté individuelle absolue à venir.
La glorification du pouvoir de Dieu est paradoxalement le signe d'un transfert
progressif de sa puissance vers l'être qu'il créa à son
image. Elle annonce la divinisation prochaine de l'homme2.
1 André de Muralt, op. cit., p. 248.
2 Quand l'homme est-il devenu Dieu ? Si la question est sans
réponse définitive, de multiples pistes sont envisageables, parmi
lesquelles la révolution industrielle (XIXe) ou le
génie génétique (XXIe). Pour Théodore
Monod, Hiroshima marque la fin de l'ère chrétienne qui, s'ouvrant
avec Dieu se faisant homme, s'achève avec l'homme se faisant Dieu.
75
CHAPITRE 2 :
LA THEORIE POLITIQUE D'OCKHAM ET LE CONTRACTUALISME
La liberté est selon Ockham inhérente au sujet
et infinie, à moins qu'elle ne rencontre un commandement
extérieur. Afin de ne pas être envahi par les pouvoirs de chacun,
il est nécessaire d'intégrer l'individu au sein d'une
communauté politique. Est-il cependant possible de coordonner les hommes
au-delà de la simple juxtaposition de puissances ? Comment le sujet,
esseulé du point de vue métaphysique, peut-il entrer en relation
avec ses semblables ? L'enjeu est pour Ockham de montrer que sa théorie
est applicable, qu'elle est capable de penser un vivre-ensemble harmonieux.
Dans le cas contraire, elle perdrait toute raison d'être car l'objectif
ockhamien est de penser un système cohérent sur tous les plans.
Après avoir articulé sa métaphysique avec le droit, le
défi pour Ockham est d'intégrer la sphère politique
à sa réflexion.
A. Une théorie politique annonciatrice des
droits de l'homme ?
L'étude des écrits juridiques ockhamiens
témoigne de sa participation à l'élaboration du concept de
droit subjectif, et donc de son influence sur les droits de l'homme.
Retrouve-t-on également dans sa pensée les prémices de la
modernité politique ? Le contractualisme procède d'une
révolution politique : l'individu n'est plus l'objet mais la source du
pouvoir. L'origine du pouvoir permet ainsi d'établir le degré de
modernité d'une théorie politique. Quelles sont les thèses
ockhamiennes sur ce sujet ? Apporte-t-il une réponse susceptible d'avoir
influencé les théoriciens contractualistes ? Différents
aspects de la modernité de sa pensée l'indiquent.
1. La nature du pouvoir
En théologien, Ockham ne peut imaginer d'autre clef de
voûte que divine à son système. La source de
l'autorité politique est donc identique à celle du droit.
Conformément au dogme franciscain, Dieu, caractérisé par
sa toute-puissance, exprime son pouvoir par un libre décret de sa
volonté. Pourquoi les hommes doivent-ils régler politiquement
leur coexistence ? C'est ce dont une lecture littérale de la Bible rend
compte : dans le jardin d'Eden, le politique n'existe pas car la coexistence
est parfaite, Adam et Eve n'ont à coordonner leurs actes. Dieu
établit donc les trois
76
seules règles nécessaires du dominium
collectif et des puissances maritale et paternelle1. Mais la
Chute, dévoilant à l'humanité la connaissance et le mal,
la livre à elle-même. Dans son infini bonté, Dieu donne
à l'homme les moyens de gérer les conséquences du
péché originel. D'une part, le pouvoir d'appropriation
individuelle (potestas appropriandi) pour limiter les conflits en
répartissant les biens2. D'autre part celui d'établir
des chefs (potestas instituendi rectores) sans lequel la multitude
courrait à sa perte3. Cette puissance publique a pour sa part
toute légitimité à établir des lois (potestas
condendi leges et jura humana), condition de l'exercice de son
autorité. Ces deux pouvoirs attribués à l'humanité
sont interdépendants : l'appropriation exige un souverain juge, le chef
gouverne en distribuant ou en reconnaissant des propriétés.
Dieu est donc au sommet d'une cascade de pouvoirs qu'il
répartit par délégation. La puissance législative
est initialement un décret divin, en vertu duquel les conventions
positives humaines doivent être établies. Le droit naturel ne
signifie donc plus que les conséquences rationnelles des règles
positives divines. Ce n'est plus la nature mais les Ecritures qui enseignent le
juste. Les lois humaines doivent être déduites des décrets
divins arbitraires. Ce positivisme juridique divin réduit tout
système politique à n'être qu'un pur instrument au service
d'une volonté : le juste n'est plus observé mais
promulgué. Le gouvernement n'est plus universel et éternel mais
particulier et temporaire. Sa nature n'est bonne qu'aussi longtemps que Dieu le
veut. Ce n'est donc plus qu'improprement qu'il est possible de parler de droit
naturel. Le droit naturel antique est aussi permanent que le cosmos. A
l'opposé, la nature ockhamienne est un agrégat de
singularités où tout est possible à chaque instant. User
du terme `nature' pour désigner le monde relève de l'oxymore :
soumise à la toute-puissance divine, la nature est
artificielle4. Premier aspect de la modernité politique
d'Ockham : la nature, et par répercussion la politique, relèvent
de l'artefact.
1 Sur le communisme originaire : Genèse, I,
28. Sur la soumission de l'épouse à son mari : Le SEIGNEUR «
dit à la femme : « Je ferai qu'enceinte, tu sois dans de grandes
souffrances ; c'est péniblement que tu enfanteras des fils. Ton
désir te poussera vers ton homme et lui te dominera »
(Genèse, 3, 16). Ockham y fait référence en
Court traité du pouvoir tyrannique, III, 6). Sur la domination
des pères sur leurs enfants, il fait référence (Court
traité III, 11) à l'Epître aux Ephésiens
(6, 1 à 3), traduit par la TOB : « Enfants, obéissez
à vos parents, dans le SEIGNEUR, voila qui est juste. Honore ton
père et ta mère, c'est le premier commandement
accompagné d'une promesse : afin que tu aies bonheur et longue vie
sur terre ».
2 Court traité, III, 7.
3 Ibid., III, 11.
4 Comme le note Cyrille Michon : « La possibilité
métaphysique de l'annihilation, appelée à jouer un
rôle important chez Occam, ou plus tard, chez Descartes, est reconnue par
Thomas, mais jamais considérée comme autre chose qu'une
hypothèse métaphysique : Dieu ne détruira pas ce qu'il a
créé, la nature a sa consistance garantie ». (introduction
à la Somme contre les Gentils de saint Thomas, t. 2, La
Création, Paris, Garnier Flammarion, 1999, p. 23, note 23). Pour Ockham,
elle est au contraire possible à chaque instant.
77
Si, conformément au texte paulinien1, Dieu
est source de tout pouvoir, comment ce dernier doit-il être
réparti ? Ecrivant au coeur d'un conflit opposant depuis plusieurs
siècles la papauté et l'empereur, Ockham consacre un ouvrage
complet à discriminer l'étendue du pouvoir de chacun2.
Suite à la constitution du christianisme en véritable pouvoir
politique, les pouvoirs temporel et spirituel prétendent tout deux
à l'hégémonie. Alors qu'au XIe siècle,
Grégoire VII a remporté la querelle des investitures face
à Henri IV d'Allemagne, le temporel gagne progressivement en influence
avec les Capétiens, et triomphe au XIIIe siècle. En
France, le gallicanisme et Philippe le Bel ont ainsi raison de la
théocratie pontificale3. Au service de Louis de
Bavière, Ockham s'oppose au pape sans pour autant chercher à le
soumettre. Sa croyance influence probablement fortement sa théorie
politique. Une lecture littérale de la Bible indique en effet que, le
royaume du Christ n'étant pas de ce monde, il convient de rendre
à César ce qui lui appartient4.
Ockham opte en conséquence pour une autonomie
substantielle des deux pouvoirs. La finalité de l'agir papal est
sotériologique. Le Christ n'est pas venu pour instaurer un empire ou
défaire les lois existantes. Il s'est détourné des
affaires politiques et n'a opposé aucune résistance lors de son
arrestation5. Il n'a donc pas donné à son vicaire plus
de pouvoir qu'il n'en possédait lui-même. De même, le
pouvoir politique n'a pas à s'intéresser aux questions
religieuses car les compétences comme l'autorité lui font
défaut. A la différence de Marsile de Padoue, partisan d'une
dissolution de l'Eglise dans l'Etat, Ockham souhaite coordonner deux puissances
qu'il juge irréductibles. Deuxième aspect moderne de sa
pensée : une laïcisation de la sphère politique qui se voit
attribuée un champ d'action propre.
Si Dieu reste omniprésent dans cette répartition
des rôles qu'il a choisi et peut à tout instant
réorganiser, la théorie politique d'Ockham témoigne, en
cohérence avec ses positions juridiques,
1 Epître aux Romains, 13, 1.
2 Il s'agit du Breviloquium de potestate papae,
traduit en français par Jean-Fabien Spitz, sous le titre : Court
traité du pouvoir tyrannique, Paris, PUF, 1999.
Rédigé entre 1339 et 1340, ce texte est le plus
célèbre des écrits politiques ockhamiens.
3 Le gallicanisme défendait une organisation de
l'Eglise catholique française autonome vis-à-vis du pape. S'il
« reconnaît au Pape une primauté d'honneur et de juridiction
», il en conteste la toute-puissance « au bénéfice des
conciles généraux et des souverains dans leurs États
».Le versant politique de cette doctrine soutient que le roi tient son
royaume directement de dieu, et non du pape.
Voir :
http://www.eleves.ens.fr/home/robin/histoire/medievale/eglise/gregorienne1.html
La théocratie pontificale affirmait pour sa part la
plenitudo potestatis de l'autorité papale et son droit à
intervenir dans les royaumes temporels. Elaborée par Grégoire VII
en 1075, elle s'oppose à la théocratie impériale de
Charlemagne faisant de l'empereur le représentant de Dieu sur terre.
Pour les 27 propositions du texte grégorien, voir :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Dictatus_pap%C3%A6
4 Sur le royaume du Christ : Jean 8, 23 et 18, 36.
Sur le tribut à César : Matthieu 22, 15-22, Marc
12, 13-17, Luc 20, 20-26.
5 Court traité, II, 16 et II, 19 : « le
Christ a interdit à tous les apôtres d'exercer le pouvoir des
princes du siècle ».
78
d'une volonté d'affranchir l'homme de toute
nécessité naturelle. Cette pensée libère-t-elle
pour autant l'individu d'un point de vue politique, comme elle le faisant sur
le plan métaphysique ? La finalité du pouvoir permet de
répondre partiellement à cette question. Elle est double et ne
fait pour Ockham aucun doute. Tout d'abord, les puissances temporelle et
spirituelle doivent oeuvrer pour le bien commun. A l'égard de la
communauté des croyants, le pape se doit de n'exiger que ce qu'une vie
dans les pas du Christ requiert. L'obligation de subir le martyre, la
virginité, le jeûne excessif, l'abandon de tous nos biens
dépassent ainsi les attributions du pape :
« Lorsqu'il a confié ses brebis à Pierre,
le Christ n'a pas d'abord voulu pourvoir à l'honneur et à
l'avantage de Pierre, ni à son repos ni à son
utilité ; mais il a d'abord voulu pourvoir à l'avantage et
à
l'utilité de ses brebis elles-mêmes1
».
De même, l'empereur doit agir en vue de
l'intérêt collectif. Les deux agissent à la manière
du père sur ses enfants. Leur objectif est d'orienter et pas de dominer
la vie de leurs sujets, qui « doivent être avertis de ne pas
assujettis plus qu'il n'est nécessaire2 ».
Second objectif de tout pouvoir : travailler à la
promotion de la liberté. La liberté est une marque de Dieu en
chacun. Elle est avec l'amour et la charité une raison d'être du
christianisme. A supposer que le pouvoir du pape soit illimité, les
chrétiens en seraient en fait les esclaves. Ceci serait absurde car la
loi des Evangiles n'a de signification que comme entreprise de
libération3. Seul Dieu lui-même pourrait, de
potentia absoluta, retirer aux hommes leur liberté. Le pouvoir
temporel doit lui aussi oeuvrer à la liberté des sujets, faute de
quoi il serait en opposition au Saint-Siège et à Dieu. Cette
double finalité limite intrinsèquement les deux pouvoirs. Par
définition, le politique et le religieux sont au service des individus
qui ne sont assujettis que parce qu'il en va de leur intérêt.
Troisième aspect de la modernité présent chez Ockham :
tout pouvoir n'est légitime qu'au service de l'individu.
Ockham ne tient pas compte seulement des idéaux du bien
commun et de la liberté. Alors que nombre de ses contemporains
raisonnent de manière abstraite, il rejette d'une part le recours aux
allégories bibliques pour l'argumentation4, et défend
d'autre part fréquemment ses positions sur le terrain de
l'efficacité. Le pouvoir du pape doit ainsi être limité
pour trois raisons : premièrement, les fidèles n'ont pas tous des
capacités identiques de résistances et tout ne peut être
exigé de l'un
1 Court traité, II, 5. Pour d'autres exemples de
limites au pouvoir du souverain pontife, ibid., II, 6.
2 Ibid., I, IV. Ockham cite en l'occurrence
Grégoire Ier, pape de 590 à 604.
3 Deuxième épitre aux Corinthiens, 3, 6
: Dieu « nous a rendus capables d'être ministres d'une Alliance
nouvelle, non de la lettre, mais de l'Esprit ; car la lettre tue, mais l'Esprit
donne la vie ». Pour un tableau comparatif des alliances ancienne et
nouvelle : TOB p. 2802, note n. Pour des citations empruntées
aux écrits d'Ockham, voir l'introdution au Court traité
par Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 26, notes 1 et 2.
4 Court traité, II, 3, 4 et 5.
79
d'entre eux1. Deuxièmement, accepter d'un
pouvoir qu'il soit illimité serait contreproductif, car on inciterait du
même coup les sujets à la rébellion2, et les
croyants à se détourner de la foi. Troisièmement, la
nature de l'homme étant peccable, le pape ni l'empereur ne sont
infaillibles. A supposer qu'un pouvoir dépasse ses attributions, son
commandement ne serait légitime qu'à condition de se plier
à la volonté de ses sujets ou à la coutume
préexistante3. Ockham s'efforce en permanence d'accoler le
droit aux faits. Son recours au raisonnement par l'absurde témoigne de
son souci de confrontation des normes aux évidences empiriques. Le
pouvoir n'est donc pas limité par sa seule finalité, il lui faut
tenir compte du principe de réalité. La méthode d'Ockham
constitue le quatrième trait de sa modernité : visant
l'efficacité, son argumentation donne une importance majeure à
l'immanence en théorie politique.
La définition même du pouvoir témoigne
d'un apport ockhamien à la théorie politique moderne. Le pouvoir
temporel relève de l'artefact, le pouvoir spirituel est
laïcisé, et tous deux sont limités, d'un côté
par leur mission respective, de l'autre par le principe de
réalité. Pourtant, là n'est pas encore l'apport majeur de
sa philosophie politique. C'est le fonctionnement concret de l'association
politique qui révèle l'ampleur de son influence sur la
modernité.
2. Un contractualisme ockhamien ?
La source du pouvoir réside originairement en Dieu,
mais il en délègue par la suite l'exercice. De même que le
droit divin est complété par l'apport des lois positives, son
pouvoir appelle celui des hommes. Deux raisons à cela : d'une part,
droit et pouvoir sont liés puisque pour exister, la norme doit
être légitime et le juste avoir force de loi. D'autre part, ce don
suprême de la liberté n'a de sens que s'il trouve à
s'exercer. Concilier liberté humaine et toute-puissance divine exige
d'Ockham qu'il précise en quel sens le pouvoir provient de Dieu.
Premièrement, Dieu peut être cause unique et immédiate du
pouvoir : Moïse, Josué, saint Pierre reçoivent leur
pouvoir
1 « même si les sujets étaient
obligés à une obéissance parfaite par le moyen de cette
plénitude de pouvoir, et même si cette obéissance parfaite
contribuait à leur perfection, il n'en serait pas moins inutile et
dangereux que la communauté entière des fidèles soit tenue
à une obligation de ce genre (...). Nombreux sont en effet, au sein de
la communauté des fidèles, les faibles et les imparfaits,
à qui il ne sert à rien d'être tenus à un telle
obligation » (Court traité, II, 5). La même logique
impose que la punition ou le privilège soient toujours proportionnels
à leur objectif (ibid., II, 18).
2 Court traité, V, 12.
3 La faillibilité d'un monarque ne fait pas question
pour Ockham, à la différence de celle du pape qu'il prend la
peine d'exposer dans le premier livre du Court traité. Pour la
justification éventuelle d'un ordre par la coutume, voir l'introduction
de Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 53, note 2.
80
directement par ordonnance spéciale1.
Deuxièmement, Il peut réaliser sa volonté en usant des
hommes comme causalité instrumentale. Lors du baptême, le
prêtre transmet la grâce de Dieu, de même que les cardinaux
réalisent sa volonté lors de l'élection collégiale
du pape. Selon la troisième acception enfin, Dieu laisse conférer
un pouvoir dont il est le détenteur originaire par un tiers. C'est le
cas du pouvoir temporel. A Rome, le peuple désignait son empereur et lui
donnait le droit de faire des lois2. Alors cause unique, les hommes
choisissent librement leur souverain3.
Cette ébauche d'un constructivisme politique semble
déçue par le type d'obligation qui en découle. Le
titulaire du droit politique n'étant plus ensuite responsable que devant
le Seigneur, il est paradoxalement possible d'entrer :
« volontairement dans la condition servile, qui est aussi
une renonciation à cette potestas. Et si l'on use de son
pouvoir, c'est à ses risques et périls. Par exemple, si l'on
constitue librement au-dessus de soi une autorité politique, il faut
ensuite en supporter toutes les conséquences, pour soi et pour ses
successeurs, puisque la puissance paternelle est de droit positif divin, et que
l'on peut lier ses enfants et ses descendants4 ».
La pensée ockhamienne apparaît dans cette mesure
potentiellement liberticide. L'obéissance est en effet un devoir
même pour l'esclave, le gouvernement une nécessité. Afin de
ne pas contredire la libre nature de l'individu, Ockham introduit une
distinction capitale entre exercice régulier (regulariter) et
occasionnel (casualiter) du pouvoir que l'on détient sur
autrui5. L'autorité du pape et celle de l'empereur sont
absolument souveraines quant à leur mission respective. La
volonté ne peut défaire à son gré ce qu'elle a
établi, le peuple doit respecter ses engagements. Mais cette
supériorité régulière ne s'oppose en rien à
une infériorité exceptionnelle. De même que l'esclave peut
en certaines circonstances s'opposer à son maître par la
violence6, le peuple est tout légitime à refuser
d'obéir au souverain n'assumant plus la fonction pour laquelle on l'a
établi :
« de cela seul que l'empire romain a été un
empire véritable et légitime, ceux qui y étaient soumis ne
pouvaient à bon droit récuser la soumission qu'ils lui devaient,
à moins que les Romains n'aient été
1 Le prénom Josué signifie « le Seigneur
sauve », il est un instrument de la volonté divine : «
Moïse, mon serviteur, est mort : maintenant donc, lève-toi, passe
le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple, vers le pays que je leur donne -
aux fils d'Israël. Tout ce lieu que foulera la plante de vos pieds, je
vous l'ai donné comme je l'ai promis à Moïse »
(Josué, 1,2).
2 Pour une citation du texte d'Ockham, voir l'introduction de
Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 77, note 1.
3 Ces trois acceptions de l'origine divine de la juridiction
sont exposées en Court traité, II, 5. La dernière
est déterminante pour la théorie politique ockhamienne : «
En troisième lieu, on peut entendre qu'une juridiction ou un pouvoir
sont tenus de Dieu seul, non pas lorsqu'ils sont donnés ou
conférés, mais après qu'ils ont été
donnés ; (...) après leur collation, ils dépendent de Dieu
seul, en sorte que celui qui les exerce reconnaît qu'il ne les tient
régulièrement de nul autre que Dieu comme d'un supérieur
».
4 Michel Villey, op. cit., p. 266.
5 Court traité, IV, 4.
6 Ibid : « si un esclave voit que son
maître veut se tuer avec son propre glaive, il ne doit pas être
considéré comme un fidèle s'il n'ôte pas le glaive
de ses mains, y compris par la violence »
81
en droit de se soustraire à cette domination. En effet,
occasionnellement, le maître peut être privé de
la domination qu'il possède sur son vassal1
».
Que cette potestas ne puisse, après
investiture, s'exercer que casualiter ne doit pas faire illusion. Dans
le droit fil d'une métaphysique de libération du sujet, Ockham
bouleverse la théorie politique et place le peuple à la source du
pouvoir :
« est souverain celui qui décide de la situation
exceptionnelle2 ».
S'il s'engage à se soumettre à son gouvernement,
il en est en réalité le maître. Bien que Dieu soit
l'autorité de tutelle régulière du gouvernement, c'est en
fait aux singularités qu'il régit que ce dernier est soumis.
Cinquième aspect de la modernité de cette pensée : le
peuple est souverain.
Utiliser son pouvoir au détriment du peuple, c'est en
user contre Dieu. L'équilibre ockhamien des pouvoirs établit en
définitive un parallèle entre le « bien commun » du
peuple et Dieu. On voit mal d'ailleurs comment ce bien pourrait être
commun. La communauté politique est une fiction au service du bien du
seul être que la métaphysique nominalisme reconnaisse, l'individu.
La seule relation indépassable qui soit est celle qu'il entretient avec
la toute-puissance divine. Le corps social est un agrégat que l'artefact
du pouvoir politique a pour mission d'articuler dans l'intérêt de
la liberté de l'individu. Quand bien même le gouvernement ne
résulte pas d'un transfert choisi d'autorité ou d'une guerre,
juste ou non, les assujettis conservent toute légitimité à
renverser le nouveau pouvoir dans l'éventualité ou celui-ci
agirait contre leurs intérêts3. A toute autorité
sa tutelle : les théologiens sont au pape ce que le peuple est à
l'empereur, la fin au moyen, le droit au fait. Le respect des droits subjectifs
et du bien commun est l'horizon suprême de l'action politique selon
Ockham.
A la différence des approches d'Aristote et de saint
Thomas, le pouvoir légitime ne se découvre pas au sein de
relations entre singularités mais de leur isolement respectif.
L'autorité est désormais liée au consentement des hommes
en vertu de principes légaux déduits d'une lecture
littérale de la Bible. Alors que la politique de Marsile de Padoue est
encore tributaire d'une conception de la nature comme système,
l'individualisme radical d'Ockham exige que « le détenteur du
pouvoir coercitif assure la défense des droits et libertés de
chacun »4. Le
1 Ibid., IV, 13.
2 Célèbre phrase de Carl Schmitt. Cf.
Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. Faire du
peuple le souverain des circonstances exceptionnelles dès le
XIVe siècle est étonnamment moderne. Deux
siècles après, certains auteurs, et non des moindres, soutenaient
toujours le contraire. Ainsi de Calvin (1509 - 1564) : « fauldroit-il
pourtant que leurs enfans fussent obéissans à leur pères,
ou les femmes à leurs maritz ? Mais par la Loy de Dieu ilz sont
assubjectiz à eux, encores qu'ilz leur soyent mauvais et iniques »
Institution de la religion chrétienne, 1536, chap. XVI.
3 Court traité, IV, 10.
4 Cf. Encyclopédie universalis, article «
Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.
82
gouvernement découle d'une volonté, d'abord
divine, puis humaine. La volonté humaine est régulièrement
(regulariter) soumise au gouvernement, mais lui est occasionnellement
supérieure. Ockham place les fondements de la théorie politique
au seuil du contractualisme, c'est le sixième aspect moderne de sa
pensée.
Quelles sont alors les formes possibles que peut prendre le
gouvernement ? Rien ne saurait justifier une soumission du temporel au
spirituel. Avant l'avènement du Christ, l'empire romain existait en
toute légitimité1. La venue du messie est un
évènement théologique et non politique. Les positions
ockhamiennes vont encore une fois à l'encontre de celles
défendues par Jean XXII dans la bulle Quia vir reprobus. Les
deux dimensions de la vie humaine ne doivent pas se confondre. Pour employer
des termes contemporains, l'augustinisme politique comme le
césaro-papisme ne sont donc pas pertinents dans ce
système2. La triple définition de l'origine du pouvoir
extrait définitivement la politique de l'emprise de la papauté et
radicalise la laïcisation de la sphère politique. Dieu n'intervient
désormais qu'après institution du gouvernement. Le système
à même d'assurer la paix et le bien de ses sujets avec la plus
grande efficacité est la monarchie universelle :
« Mais on suppose toujours que le prince doit se souvenir
que ses sujets sont des hommes libres, capables de l'égaler ou de le
surpasser en vertu : ce qui élimine d'avance libre arbitre plenitudo
potestatis, c'est-à-dire la souveraineté revendiquée
par les curialistes pour le pape et par les impérialistes pour
César. Donc, la fonction du gouvernant consiste à «conserver
les droits de chacun, promulguer les lois nécessaires, désigner
les juges inférieurs et les autres officiers»3
».
A l'image de Dieu, ils délèguent et coordonnent
le pouvoir. En dépit de cette apologie de la monarchie, Ockham ouvre
théoriquement la voie à la légitimité d'une
démocratie des individus, et non seulement des hommes libres comme
à Athènes. En vertu de la doctrine biblique de la
Création, la liberté n'est plus une condition sociale mais
métaphysique.
La révolution du christianisme réside dans son
mouvement vers l'universalisme. De même que c'est pour l'humanité
que Jésus a donné sa vie, Dieu ne répartit pas, il donne
à tous où ne donne pas. Ockham en déduit que ce qui est
vrai de la liberté l'est également des institutions
socio-politiques. Le mariage, la propriété, l'autorité
politique sont soumis à des règles générales sans
aucun lien avec la religion du monarque ou des sujets :
1 Court traité, III, 13.
2 L'augustinisme politique affirme la soumission du pouvoir
temporel au pouvoir spirituel, le césaro-papisme l'inverse. Pour le
texte même d'Ockham, se référer en Court traité
aux livres III (réfutation des thèses politiques de Jean
XXII ; chapitre XV notamment) et IV (théorie des trois sources de
l'empire).
3 Roger Labrousse, Introduction à la philosophie
politique, p. 137. Sa citation d'Ockham est issue des Octo quaestiones
de potestate papae. La préférence pour Ockham envers un
régime monarchique est également explicite en Court
traité, IV, 13 : « celui qui ne désire pas que
l'ensemble du monde soit soumis à un seul monarque et qui ne s'y emploie
pas de toutes les forces qui conviennent à son rang, celui-là
n'est pas un vrai zélateur du bien commun ».
83
« il peut exister un mariage authentique chez les
infidèles, et il n'est pas vrai que, chez eux, le mariage édifie
toujours en vue de la géhenne. (...) il n'est pas nécessaire non
plus qu'ils commettent un péché mortel toutes les fois qu'ils
châtient leurs épouses ou leur descendance, alors même
qu'ils sont tenus de la gouverner et de les contraindre en vertu du droit
naturel. Ainsi, un infidèle peut posséder une juridiction
temporelle authentique1 ».
La religion concerne la sotériologie et non le droit.
Les droits et juridictions sont un don aux hommes en tant qu'hommes, non en
tant que fidèles. L'universalisme d'Ockham est le dernier aspect de sa
modernité.
En définitive, les éléments clefs de la
théorie contractualiste à venir se trouvent déjà
chez Ockham. Le politique découle du décret d'une volonté
divine et relève de l'artefact, non d'une nature transcendante et
éternelle. Cette théorie fait preuve d'un souci constant
d'efficacité, d'adéquation au réel, et laïcise
l'exercice du pouvoir temporel en faisant des hommes la cause unique de
l'institution du pouvoir. Elle accompagne ainsi le mouvement de
différenciation des sphères religieuse et politique
caractéristique de la modernité occidentale. Le pouvoir politique
permet aux hommes de vivre au mieux malgré leur imperfection. Sa
finalité est de respecter la liberté et d'oeuvrer en vue du bien
de tout un chacun. L'étendue du pouvoir est ainsi redéfinie. Si
le souverain temporel et les individus s'obligent réciproquement, la
source de l'imperium réside dans la souveraineté du
peuple qui consent. L'individu est désormais au fondement de l'ordre
social. Il peut exiger de l'autorité qu'elle protège ses droits.
Dans le cas contraire, chacun est en droit d'exercer son pouvoir politique
occasionnellement (casualiter) souverain. Ce constructivisme politique
annonce le contractualisme à l'âge classique. La Chute
préfigure l'état de nature, le jus poli les droits
naturels subjectifs, il s'agit à présent d'extraire le commun du
singulier, le politique de l'individu, les relations de l'isolement, le tout de
la partie. Les théories des droits de l'homme à venir
s'efforceront elles aussi de définir l'individu avant de
l'intégrer à un corps social artificiel. La théorie
juridique et politique d'Ockham comporte toutes les prémices de la
modernité politique. Dans quelle mesure l'a-t-elle effectivement
influencée ?
1 Court traité, III, 12.
84
B. Nominalisme et contractualisme à l'âge
classique
Le nominalisme d'Ockham est une réponse de la
pensée aux mutations du monde médiéval. La
complexification croissante de la société dont témoigne le
mouvement communal dès le XIe siècle,
l'amélioration de la productivité, la redécouverte de
l'Antiquité par les textes, l'autonomie croissante des
universités, sont autant de paramètres libérant peu
à peu l'individu des tutelles théoriques et concrètes qui
bridaient jusqu'alors l'expression de sa puissance. Le monde n'est pas encore
désenchanté, mais il se rationalise peu à peu. La carte
politique se redessine, le pouvoir temporel s'affranchit progressivement de la
papauté, et Ockham ne naît que quelques décennies
après la Magna Carta1. De l'animisme au
monothéisme, de la géométrie d'Euclide à celle de
Riemann, les théories qu'épouse une époque sont celles qui
lui permettent de penser la réalité. Valider l'intuition de
Michel Villey soutenant que le nominalisme serait la pensée ayant
structuré notre modernité juridique pour la conduire aux droits
de l'homme exige de prouver qu'Ockham ait substantiellement influencé la
Renaissance et l'âge classique. Ces périodes font-elles
écho aux thèses nominalistes ? Cette pensée avait-elle
suffisamment d'ampleur pour faire basculer l'Occident dans la modernité
juridique ?
Les voies exactes de diffusion de la pensée d'Ockham en
Europe demeurent imparfaitement connues - pourrait-il d'ailleurs en être
autrement ? - mais sont avérées. L'influence d'Ockham sur la
théorie politique moderne est comparable à celle de Duns Scot en
métaphysique2. Les doctrines qu'elle suscite n'en
découlent pas par déduction, c'est plutôt sa structure de
pensée, logique et axée sur le singulier, qui s'exerce en elles.
Dès le XIVe siècle, sa métaphysique se propage
dans les universités. Les répercussions politiques ne tardent pas
:
« Buridan (mort en 1358), Oresme (mort en 1382), Pierre
d'Ailly, mort en 1420 et déjà cité, ont subi fortement
l'empreinte du nominalisme. (...) Un témoignage intéressant de la
fortune de l'ockhamisme politique est fourni par le Songe du Vergier
(1378), qui est une sorte de manifeste de gouvernement du roi Charles V,
où sont évoquées dans leur ensemble les questions
politiques, et notamment le problème des deux pouvoirs, temporel et
spirituel, qui étaient alors au centre des préoccupations. Cet
ouvrage, qui est une sorte de compilation de textes « empruntés
» à divers auteurs, a très largement utilisé l'oeuvre
politique d'Ockham à propos du problème des relations des deux
pouvoirs, en transposant les thèses ockhamistes à la situation
française3 ».
1 Rédigée en 1215, la Grande Charte est connue
comme le premier texte soumettant le roi aux libertés individuelles des
« hommes libres », et prévoyant des mesures précises de
protection des sujets face à l'arbitraire. Elle annonce
l'avènement futur des Déclarations ou Bills et
défend un droit isonome et intemporel : « il est de Notre
volonté et Nous ordonnons fermement que l'Eglise d'Angleterre soit libre
et que les hommes de Notre Royaume aient et gardent les susdites
libertés, droits et concessions, en paix librement, paisiblement, et
entièrement, à eux et à leurs héritiers, de Nous et
de nos héritiers, en tous lieu et occasion, à
perpétuité » (art. 63).
2 Sur la réception métaphysique de Duns Scot et
Ockham dans la philosophie moderne, lire André de Muralt, L'enjeu de
la philosophie médiévale, op. cit., p. 70
sq.
3 Encyclopédie universalis, article «
Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.
85
Du point de vue théologique, l'essor du nominalisme au
XIVe siècle coïncide avec la mise à
l'écart du Saint-Siège de la scène politique,
particulièrement en France. Du point de vue temporel, grâce aux
concepts de droit universel et de droits subjectifs, il transforme en
théorie politique l'horizon métaphysique chrétien de
liberté individuelle et d'égalité. Quelle fut son
influence effective sur les grands penseurs de la modernité ?
1. L'ockhamisme et le droit selon Grotius
Hugo de Groot (1583-1645), dit Grotius, a joué un
rôle prépondérant dans la philosophie moderne du droit en
changeant d'une part sa méthodologie, et d'autre part la signification
de ses concepts fondamentaux. Plusieurs aspects de sa pensée sont
redevables de l'ockhamisme. Tout d'abord, le primat de la logique. Une fois
identifiés les principes du droit, la raison oeuvre à la mise en
évidence de leurs conséquences. Le plan du De jure belli ac
pacis (1625) l'illustre. Chacun des trois livres renvoie à un
principe fondamental du droit moderne. Grotius identifie l'essence de la guerre
et de son droit (livre I), définit les guerres justes (livre II) et
analyse leur conduite légitime (livre III). L'essence de la guerre
renvoie à la liberté de l'homme car il faut définir ses
droits et devoirs. La guerre juste renvoie à la propriété,
source et fin des conflits marchands du XVIIe siècle. La
conduite légitime de la guerre renvoie au comportement approprié
en cas de conflit (dédommagement ou réparation). Une fois ces
principes identifiés, les chapitres n'ont plus qu'à en
énumérer les conséquences. Grotius suit ainsi la
méthode ockhamienne consistant à déduire le droit de lois
indiscutées.
Cette proximité formelle n'empêche pas une
différence de contenu. Alors qu'Ockham affirme ne suivre que les
commandements divins, Grotius croit l'esprit humain capable d'isoler des
règles éternelles que même Dieu ne saurait changer :
« Tout ce que nous venons de dire [des droits naturels]
auroit lieu en quelque manière, quand même
on accorderoit, ce qui ne se peut sans un crime horrible,
qu'il n'y a point de Dieu, ou s'il y en a un, qu'il ne s'intéresse point
aux choses humaines1 »
1 De jure belli ac pacis, discours préliminaire,
§ 11.
86
En rupture avec la toute-puissance divine ockhamienne, Grotius
est cependant dans la continuité de l'ockhamisme de Gabriel Biel
(1425-1495) qui affirmait ce même argument deux siècles
auparavant1. Ce théologien allemand a d'ailleurs joué
un rôle important dans la diffusion européenne du nominalisme. Ses
écrits sont un pont entre ceux Ockham et de Grotius. Si pour ce dernier
le droit se déduit désormais de la nature de la raison, il
accorde toujours, à l'image d'Ockham une place
prépondérante à la potestas divine2.
Ces deux penseurs ont en commun d'élaborer des systèmes à
mi-chemin entre deux univers conceptuels. Le nominalisme est une pensée
de l'individu. Qu'il revête différentes formes au cours des
siècles est inévitable, mais n'en contredit pas
l'unité.
Pour s'en convaincre, la définition grotienne du droit
témoigne d'une franche proximité avec celle d'Ockham. Comme cette
dernière, elle confond des termes que l'Antiquité
s'efforçait de discriminer. Grotius donne une triple définition
du droit. L'une rapproche pouvoir et droit, jus et potestas.
Le droit est :
« une qualité morale, attachée à
la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire
certaines choses ». « Les Jurisconsultes expriment la
faculté par le mot de sien, ou de ce qui appartient
à chacun. Pour nous, nous l'appellerons désormais Droit
proprement ainsi nommé, ou Droit rigoureux. Ce Droit
renferme le pouvoir ; la propriété ; et la
faculté d'exiger ce qui est dû3 ».
Il s'agit d'un droit subjectif faisant corps avec un individu
dont il est une qualité, non une simple attribution. L'individu est
source du droit plus qu'il ne le reçoit. Une autre définition du
droit rapproche Grotius d'Ockham en ce qu'ils entremêlent tous deux droit
et morale :
« Il y a un troisième sens du mot Droit,
selon lequel il signifie la même chose que celui de Loi, pris
dans sa plus grande étendue, c'est-à-dire, lors qu'on entend par
la Loi, une règle des actions morales, qui oblige à
ce qui est bon et louable. (...) Je dis, encore, que la Loi oblige
à ce qui est bon et louable, et non pas simplement à ce
qui est juste ; parce que le Droit, selon l'idée que nous y
attachons ici, ne se borne pas aux devoirs de la justice, telle que nous venons
de l'expliquer, mais
embrasse encore ce qui fait la matière des autres
vertus4 ».
1 Commentaire des Sentences, II, dist. 3, art. 2
(cité par Michel Villey, op. cit., p. 239). Gabriel Biel
reconnaissait Guillaume d'Ockham pour maître et s'efforça de
développer les conséquences morales de son oeuvre. Pour
approfondissement sur la pensée de Biel, lire Paul Vignaux,
Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme
», p. 771 sq.
2 « Si Dieu ordonne de tuer quelqu'un, ou de prendre le
bien de quelqu'un, il n'autorise point par là l'homicide ou le larcin,
deux choses dont le nom seul donne une idée de crime : mais, comme il
est le Maître Souverain de la vie et des biens de chacun, ce qu'il
commande-là n'est ni homicide ni larcin, par cela même qu'il le
commande » (Grotius, op. cit., I, 1, 10, 7).
3 Grotius, op. cit., I, 1, 4 et 5. A noter que cette
citation illustre au mieux un regard le droit romain fondamentalement
erroné aux yeux de Michel Villey. Pour ce dernier, le droit romain
n'était pas faculté individuelle, mais attribution temporaire et
conditionnée aux individus. Cf. Le droit et les droits de
l'homme, chapitre 5 : « Qu'est le « droit » dans la
tradition d'origine romaine ? ».
4 Ibid., I, 1, 9. Ockham confond déjà en
son temps loi et droit. Voir le présent travail : partie II, chapitre I,
section B, 1.
87
Cette absorption de la moralité dans le droit par
l'intermédiaire du concept de loi est essentielle à Grotius pour
la fondation d'un droit international. Afin de créer des règles
communes réglant les rapports entre peuples aux moeurs parfois
diamétralement opposées, il est nécessaire d'aplanir les
différences en décrivant une hypothétique
communauté morale primitive (respect de la parole donnée, de la
propriété), pour ensuite en déduire des règles de
droit, étrangement conformes aux intérêts commerciaux et
militaires des Pays-Bas. Grotius apporte à l'Occident ce qu'Ockham offre
à son Ordre : une théorie aussi avantageuse qu'exigée par
les circonstances. Difficile de dire si ce sont les intérêts qui
guident les théories ou l'inverse. On peut cependant constater qu'une
théorie solide mais contraire aux intérêts dominants lors
de son énonciation n'a souvent qu'une faible portée1.
Grotius utilise en fait les principes moraux millénaires (ne pas voler,
respecter autrui...) dans leur version chrétienne pour les
intégrer à un droit qu'il lui faut redéfinir du point de
vue de la raison2, et non de l'observation de l'inaccessible loi
naturelle antique.
Le XVIIe siècle occidental a besoin d'un
droit pragmatique et efficace. Ses théoriciens ont la certitude
d'être désormais en capacité d'identifier la nature et le
contenu de ce droit que l'Antiquité romaine, procédant par
jurisprudence, avait renoncé à définitivement
énoncer3. Cette prévalence de la raison humaine
s'explique par la croissance exponentielle de son emprise sur le monde. Grotius
est cartésien avant la lettre. Son De jure belli ac pacis
réalise déjà le projet d'une démonstration
claire et distincte à partir de vérités indubitables. Son
plan est à la sphère juridique ce que ceux des Regulae ad
directionem ingenii (1628) et du Traité des passions de
l'âme (1649) sont respectivement pour l'épistémologie
et la morale. Il s'agit d'identifier des axiomes que la logique permet ensuite
de déployer.
Au final, les théories grotienne et ockhamienne
définissent le droit de l'individu et l'articule à la
sphère politique par un procédé similaire :
« A la vérité, chacun a naturellement droit
de résister, pour se mettre à couverts des injures qu'on veut lui
faire ; comme nous l'avons dit ci-dessus. Mais du moment qu'on est entré
dans une Société Civile, établie pour maintenir la
tranquillité publique, l'Etat acquiert sur nous, et sur ce qui nous
appartient, un droit supérieur, autant qu'il est nécessaire pour
cette fin. Ainsi l'Etat peut, pour le bien de l'ordre et du repos public,
interdire l'usage illimité de ce droit envers tout autre
personne4 »
1 Las Casas (1474 - 1566) ne parvint pas à
réellement protéger les Indiens des colons. Même les
édits et lois des rois portugais et espagnols ne le purent.
2 « Car le mot Droit ne signifie par autre chose que
ce qui est juste (...). Or l'Injuste, c'est ce qui est
contraire à la nature d'une société d'Etres Raisonnables
». Grotius, op. cit., I, 1, 3, 1.
3 Ce que le Digeste exprime clairement en L, 17.1 :
« Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat
» (« le droit n'est pas tiré de la règle, mais du
droit qui existe est tirée la règle »).
4 Grotius, op. cit., I, 4, 2, 1.
88
Malgré son conservatisme et l'étendue des
pouvoirs qu'il accorde au monarque, Grotius reconnaît lui aussi que le
droit des sujets est potentiellement « illimité », que seule
une liberté individuelle est légitime à restreindre une
autre liberté individuelle, et qu'un droit de résistance au
souverain existe dès lors que ce dernier n'agirait pas dans le respect
de sa finalité. L'objectif du politique est identique dans les deux
systèmes. Il ne s'agit plus d'améliorer la vertu des citoyens
mais d'assurer leur coexistence par une politique artefact1.
Le sujet d'Ockham ou Grotius n'est pas encore le sujet moderne
absolument libre. Leurs systèmes s'appuient encore sur une transcendance
que le cogito fera vaciller. Alors que Descartes reconstruit le monde
autour de la seule conscience d'un sujet qu'il projette ainsi
irréversiblement vers la modernité, Ockham et Grotius soumettent
encore l'individu à une puissance tutélaire. Mais les deux
parties du conflit moral moderne sont déjà co-présentes
chez eux :
« Pour ce qui est de l'homme, [Ockham] en vient
parallèlement, et Descartes une fois encore le suit très
fidèlement, à définir la volonté humaine comme une
puissance de l'âme non finalisée essentiellement, comme une
puissance libre absolument de toute détermination objective, à
qui Dieu impose de fait, dans un acte souverain indifférent, une loi
morale. (...) De là est né cet antagonisme apparemment radical de
l'autonomie et de la loi, de la spontanéité et de la
règle, de la liberté et de l'autorité, qui marqua notre
monde de son alternance, parfois sanglante, et dont nous n'avons pas fini
d'éprouver les conséquences concrètes dans notre vie
quotidienne, personnelle, politique ou
religieuse2 ».
Nous oscillons aujourd'hui entre la nécessité du
respect d'une loi extrinsèque commune et notre soif inextinguible
d'autonomie absolue. Kant lui-même n'a pu harmoniser ces deux pôles
de l'agir que par l'exemple3. Le divin, le transcendant interdisait
à l'homme la démesure. Mais comment circonscrire l'appétit
individuel de puissance si Dieu même n'est plus en mesure de
tempérer sa créature et que nos passions font le droit ? Vingt
ans après Grotius, ce dilemme hante la philosophie de Hobbes (1588-1679)
où le nominalisme occupe une place centrale.
1 La politique est un artefact puisque suite à la chute
hors de l'Eden, l'homme se découvre sous une nature nouvelle,
livré à lui-même.
2 André de Muralt désigne par « cette
solution » la tentative kantienne d'articulation de la liberté et
la loi morale. Cf. L'enjeu de la philosophie médiévale,
op. cit., p. 35.
3 C'est le fond de la critique nietzschéenne : «
Sans même vouloir examiner la valeur d'affirmations comme celle-ci :
«Il y a en nous un impératif catégorique», on peut se
demander ce que signifie pareille affirmation de la part de celui qui la
profère. (...) plus d'un moraliste cherche à exercer aux
dépens de l'humanité sa puissance et son imagination
créatrice; plus d'un, et Kant peut-être est du nombre, donne
à entendre par sa morale: «Ce qui est respectable en moi, c'est que
je sais obéir, et il ne doit pas en être autrement pour vous que
pour moi» » (Par-delà le bien et le mal, §
187)
89
2. Le nominalisme de Thomas Hobbes
Le XVIIe siècle anglais est traversé
par d'intenses conflits religieux et politiques. La bourgeoisie exerce une
pression croissante en réaction à la tentation absolutiste de la
monarchie et contraint Charles Ier à la signature de la
Petition of right (1628)1. Le Parlement n'étant
malgré cela plus convoqué que dans l'intérêt du roi,
une révolution violente conduit à la décapitation du
souverain en 1649. Ce contexte se double d'un climat économique de lutte
acharnée pour la captation des richesses. Les incessantes querelles du
monde tel que Hobbes l'observe lui inspirent une anthropologie
sombre2. Parvenir à la paix devient pour lui une obsession.
Il élabore pour ce faire une théorie politique parmi les plus
célèbres, mais dont la majorité de ceux qui s'y
réfèrent ignore les sources nominalistes. A la différence
des penseurs de l'Antiquité, Hobbes ne peut recourir à l'analyse
de la nature en général. La nature, rationalisée et
scientifique, est à présent silencieuse sur le plan
métaphysique. Ce silence avait conduit Grotius à introduire en
son sein une morale qu'il prétend après coup
découvrir3. La méthode hobbesienne est marquée
pour sa part par l'empirisme anglais. Beaucoup plus pragmatique, il observe les
hommes tels qu'ils sont et infère sa théorie de leurs
comportements bruts. Quels liens cette pensée entretient-elle avec celle
d'Ockham ?
Un lien méthodologique tout d'abord. Pour les deux
penseurs, il n'est de connaissance naturelle possible qu'inférée
du singulier4. Hobbes connaît bien la théorie
ockhamienne de la connaissance pour avoir étudié plusieurs
années la scolastique à Oxford, université où
Ockham s'était formé avant d'y enseigner. Mais, laïc et non
franciscain, vivant au sein d'une société bien
1 Ce texte travaille à la soumission du pouvoir
à des impératifs supérieurs au simple bon vouloir royal :
« il est déclaré et arrêté par un statut
fait sous le règne d'Edouard 1er, et connu sous le nom de statut de
tallagio non concedendo, que le Roi ou ses héritiers n'aient de taille
ou aide dans ce royaume sans le consentement des archevêques,
évêques, comtes, barons, chevaliers, bourgeois et autres hommes
libres des communes de ce royaume; que, par l'autorité du Parlement,
convoqué en la 25e année du règne du roi Edouard III, il
est déclaré et établi que personne ne pourrait être
à l'avenir contraint de prêter malgré soi de l'argent au
Roi, parce que l'obligation était contraire à la raison et aux
libertés du pays » (art. 1).
2 Hobbes était aussi obsédé par
l'objectif d'une vie longue que saisit d'effroi au regard de la barbarie de son
époque : « Certains hommes sont d'une nature si cruelle qu'ils
prennent plus de plaisir à tuer des hommes que toi à tuer un
oiseau » (in Jon Aubrey, Briev Lifes, Londres, 1949, p.
157, cité par Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes,
Paris, Le Serpent à Plumes, 1998, p. 4.
3 « une de ces choses propres à l'homme, est le
désir de la Société, c'est-à-dire, une certaine
inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque
manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de
vie aussi bien réglée que ses lumières lui
suggèrent ; (...) ce soin de maintenir la Société d'une
manière conforme à l'Entendement Humain, est la source du
Droit proprement nommé, et qui se réduit en
général à ceci : Qu'il faut s'abstenir religieusement
du bien d'autrui, et restituer le profit qu'on peut en avoir entre les mains,
ou le profit qu'on en a tiré : Que l'on est obligé de tenir sa
parole : Que l'on doit réparer le dommage qu'on a causé par sa
faute : Et que toute violation de ces Règles mérité
punition ». Grotius, op. cit., Discours préliminaire,
§ 8, p. 7 sq.
4 Pour Ockham, Voir le présent travail : partie I,
chapitre II, section C, 1.
90
plus complexe et différenciée, il peut en
déployer les conséquences avec beaucoup plus d'envergure. Il
dégage une science sociale rationnelle dont le fondement n'est plus Dieu
mais la nature de l'individu :
« Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque
autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à
discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni
quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne
considère à part la matière, la figure, et le mouvement de
chaque pièce; ainsi en la recherche du droit de l'État, et du
devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société
civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était
dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des
hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des
cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui
veulent s'assembler en un corps de république1 ».
Comme chez Ockham, la nature de l'individu détermine le
politique. La diffusion européenne du nominalisme a influencé la
méthode résolutive-compositive de l'Ecole de Padoue dont Hobbes
est familier (il y a séjourné en compagnie de Galilée).
Cette proximité méthodologique se retrouve sur
le terrain juridique. Les auteurs passés, n'ayant pas prêté
attention à la nature humaine, ont été incapables selon
Hobbes de penser le droit pour lui-même. Comme Ockham, il
considère qu'ils se sont payés de mots alors que ces derniers ne
sont qu'outils de la pensée2. Une redéfinition de ces
concepts fondamentaux du droit s'impose. Elle est d'autant plus aisée
pour un auteur qui n'est pas juriste, à l'image d'Ockham. Féru de
sciences, d'épistémologie, d'histoire ancienne et religieuse,
Hobbes est doté d'une culture encyclopédique encline à
l'unification des différentes branches du savoir. Il définit
ainsi les termes juridiques à la lumière de la nature immanente,
et non de l'Ecriture sainte comme Ockham :
« Le DROIT DE NATURE, que les auteurs nomment couramment
jus naturale, est la liberté que chaque homme a d'user de son
propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature,
c'est-à-dire de sa propre vie ; et, par conséquent, de faire tout
ce qu'il concevra, selon son jugement et sa raison
propres, être le meilleur moyen pour cela3
».
Le droit n'est plus que pouvoir (power). La justice
aristotélicienne des rapports s'efface définitivement au profit
de la seule confrontation des puissances. L'individu est désormais la
source et la fin de ses droits, par conséquent inaliénables. Les
caractéristiques du jus poli submergent tout le territoire
juridique. Hobbes établit une équivalence entre la liberté
chrétienne et le droit de l'individu, mais à la différence
d'Ockham, pour qui seul l'usus facti des biens
1 De Cive, préface.
2 « Les mots sont les jetons des sages, qui ne s'en
servent que pour calculer » (Léviathan, IV). « Que
dirons-nous maintenant si peut-être le raisonnement n'est rien autre
chose qu'un assemblage et enchaînement de noms par ce mot est ?
D'où il s'ensuivrait que, par la raison, nous ne concluons rien du tout
touchant la nature des choses, mais seulement touchant les appellations,
c'est-à-dire que, par elle, nous voyons simplement si nous assemblons
bien ou mal les noms des choses, selon les conventions que nous avons faites
à notre fantaisie touchant leurs significations » (Objection
quatrième aux Méditations métaphysiques).
3 Léviathan, XIV.
91
nécessaires à notre conservation est
inhérent à notre nature, Hobbes soutient le caractère
potentiellement illimité de tout droit.
Chaque droit est en théorie infini en raison de son
foyer. Alors que pour Ockham le droit est don, il est pour Hobbes
inféré d'une passion : la crainte de l'avenir.
« tout comme Prométhée (mot qui,
traduit, signifie l'homme prudent) était attaché sur le
mont Caucase, lieu d'où l'on voit très loin, où
un aigle, se nourrissant de son foie, dévorait le jour ce qui
s'était reconstitué pendant la nuit, l'homme qui regarde trop
loin devant lui par souci du temps futur a tout le jour le coeur rongé
par la crainte de la mort, de la pauvreté, ou d'une autre infortune, et
son angoisse ne connaît aucun repos, aucun répit sinon dans le
sommeil1 ».
Cette peur est telle qu'elle engendre un droit sur toute chose
(jus in omnia). L'incertitude engendre la crainte, la crainte le
droit. Le droit est donc absolu et rien ne peut légitimement s'opposer
à ma quête de sécurité :
« Et parce que la condition de l'homme (...) est
d'être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation
où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu'il n'y a rien
dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l'aider à
préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un tel
état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps
d'un autre homme2 ».
Le droit surgit par comparaison de puissance.
Considérer le juridique selon la stricte immanence implique pour Hobbes
que le simple fait d'être mortel confère des droits à
l'individu. Ce n'est plus en tant que titulaire d'une parcelle de la
potestas absoluta divine que j'ai des droits, mais en tant que sujet
à la peur. Dieu même ne saurait me contraindre à renoncer
à ma recherche désespérée, incessante de puissance.
Pour Nicolas Israël3, l'anthropologie de Thomas Hobbes
réalise dans la sphère juridique ce que Descartes accomplit en
métaphysique. Le timeo (« je crains ») est au droit
ce que le cogito (« je pense ») est au monde : un point fixe
à partir duquel le sujet peut construire un système en
complète autonomie. Quand bien même Dieu me tromperait-il en
permanence, j'ai la certitude de mon existence au moment où je la
conçois4. Quand bien même le tout-puissant
m'ordonnerait-il de renoncer à mon droit sur toutes choses au
péril de ma sécurité, j'ai le droit de me soustraire
à son commandement. Mon droit est absolu car ma liberté en vue
d'assurer ma conservation est totale.
La perspective hobbesienne est radicale mais ne rompt pas pour
autant le nominalisme ockhamien. Hobbes accomplit, accompagne, adapte cette
pensée à un monde nouveau. L'individu
1 Léviathan, XII.
2 Léviathan, XIV.
3 Ancien Professeur de philosophie à l'Université
Jean Moulin Lyon III.
4 Dieu « ne saurait jamais faire que je ne sois rien,
tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir
bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin
il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis,
j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce,
ou que je la conçois en mon esprit » (Méditation
Seconde).
92
demeure isolé face à un Dieu tout-puissant, et
titulaire, en dépit de toute association politique, de droits
inaliénables :
« l'objet des actes volontaires de chaque homme est
quelque bien pour lui-même. C'est pourquoi il existe certains
droits tels qu'on ne peut concevoir qu'aucun homme les ait abandonnés ou
transmis par quelques paroles que ce soit, ou par d'autres signes. Ainsi, pour
commencer, un homme ne peut pas se dessaisir du droit de résister
à ceux qui l'attaquent de vive force pour lui enlever la vie : car on ne
saurait par là concevoir qu'il vise quelque bien pour lui-même. On
peut en dire autant à propos des blessures, des chaînes et de
l'emprisonnement1 ».
L'apport hobbesien réside dans l'étendue du
droit subjectif. Si l'identification des biens du jus poli
était déjà difficile chez Ockham, elle était
au moins envisageable, d'une part car elle ne concernait que l'accès aux
biens minimum, d'autre part car la question du politique ne se posait pas
réellement. Le cas échéant, les moines étaient
enjoins à fuir en une contrée moins hostile. Ce problème
est insoluble dans le système de Hobbes. Dieu même ne peut que
constater les accumulations individuelles de puissance. Dans la quête
éperdue de puissance, il est impossible de séparer le
nécessaire du superflu2. La crainte que m'inspire ma propre
faiblesse découple finalemnt les concepts de Dieu et de droit subjectif
: mon droit est généré par ma seule nature. Hobbes
laïcise ainsi la théorie juridique ockhamienne. Elle peut
désormais servir de socle à la théorie des droits de
l'homme.
La proximité politique du nominalisme et des droits de
l'homme revêt trois aspects. Elle concerne en premier la
définition de la loi, désormais produit de la seule
volonté3. Cette volonté peut être celle de Dieu
(Ockham), du Léviathan (Hobbes) ou du peuple, mais la nature n'est plus
un système dont il faut scruter le sens. Il n'est pas d'interdictions ni
d'obligations en dehors de la loi4. Pour Aristote, la nature
génère la lex sur lequel la cité calque le
jus. L'état de nature hobbesien
1 Léviathan, XIV. Sur la toute-puissance divine,
lire le chapitre VIII.
2 Pour Ockham, voir le présent travail : partie II,
chapitre I, section A, 1. Pour Hobbes : « par sécurité, je
n'entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes les autres
satisfactions de la vie, que tout homme pourra légalement
acquérir par sa propre industrie ». Léviathan,
XXX.
3 Chez Ockham : voir le présent travail : partie II,
chapitre 1, section B, 1.
Chez Hobbes : « par LOI CIVILE, il faut entendre ces
règles dont la République, oralement ou par écrit, ou par
un autre signe suffisant de la volonté, a commandé à tout
sujet d'user pour distinguer le bon et le mauvais [right and wrong] ,
c'est-à-dire ce qui est contraire et ce qui n'est pas contraire à
la règle » (Léviathan, XXVI) et « aucune loi
ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la
personne qui la fera » (ibid., XIII).
Dans la Déclaration de 1789 : « La loi est
l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont
droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à
sa formation » (art. 6).
4 Pour Hobbes : « là où aucune convention
n'a précédé, aucun droit n'a été transmis,
et tout homme a droit sur toute chose et, par conséquent, aucune action
ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors la
rompre est injuste, et la définition de l'INJUSTICE n'est rien
d'autre que la non-exécution de convention [the not
performance of covenant]. Et tout ce qui n'est pas injuste est juste
» (Léviathan, XV).
Pour la Déclaration de 1789 : « La loi n'a le
droit de défendre que les actions nuisibles à la
société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut
être empêché, et nul ne peut être contraint à
faire ce qu'elle n'ordonne pas » (art. 5). Cet article est
particulièrement saisissant des répercussions du nominalisme sur
les droits de l'homme. Il pourrait être incorporé dans le texte du
Léviathan en plusieurs chapitres (XII ou XXVI par exemple) sans
dénoter.
93
renverse ce rapport, de la nature découle le jus
et de la cité la lex. Les volontés individuelles
étant désormais source unique des lois, la loi divine n'est plus
au sommet de la pyramide des normes comme dans le système d'Ockham.
C'est dans sa forme radicale, sécularisée, que le positivisme
détermine la sphère politique. Deuxième similitude, la
liberté nominaliste est potentiellement infinie, et ne peut être
circonscrite que dans l'intérêt commun des singularités
s'efforçant de constituer un corps politique1. L'individu
n'accepte l'aliénation de sa liberté qu'en vue de gagner en
qualité ce qu'il perd en étendue. Troisième aspect, dans
l'éventualité où la puissance publique n'agirait pas de
manière caractérisée pour le bien de tous ses
administrés, chacun d'eux recouvrerait instantanément son pouvoir
dans toute son ampleur. Le nominalisme fonde sur la nature de l'individu - et
non sur la nature - un droit de résistance qui peut s'exprimer devant
les tribunaux ou par la fuite permettant de se soustraire à
l'autorité (Ockham), par le recouvrement de son jus in omnia
(Hobbes), ou par le combat dans ses multiples formes possibles
(Déclaration de 1789)2. Un contrat n'est jamais établi
sans rétention, quels qu'en soient les termes ou les circonstances, je
conserve certains de mes droits. L'édifice politique nominaliste
n'est-il pas dès lors beaucoup plus fragile que les constructions
réalistes ? Du fait de son nominalisme, Hobbes est confronté aux
mêmes problèmes qu'Ockham. Une association politique ayant la
volonté individuelle pour point de départ peut-elle être
stable et pérenne ?
Le défi consiste pour le nominalisme de Hobbes à
établir un contrat à partir d'une passion. La crainte de la mort
violente étant à la fois la justification et le moteur de
l'association, elle risque également de la détruire à tout
moment. Hobbes dissocie les Républiques d'institution et
d'acquisition3. La première ne semble néanmoins
être qu'une possibilité logique car dans l'état de nature,
il est impossible, voire suicidaire, de renoncer le premier à
son droit sur toutes choses. Comment passer de la juxtaposition des
libertés individuelles à leur coordination en un corps social ?
La République d'acquisition est une piste plus pragmatique,
l'unité politique résultant nécessairement, à un
moment ou un autre, d'un coup de force. Le dilemme du nominalisme est
1 Pour Hobbes : « On entend par LIBERTE, selon la
signification propre de ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs,
lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a
de faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir
qui lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront
son jugement et sa raison » (Léviathan, XV).
Pour la Déclaration de 1789 : « La liberté
consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui :
ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles
qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de
ces mêmes droits » (art. 4).
2 Chez Ockham, voir le présent travail : partie II,
chapitre 1, section A, 2. Chez Hobbes : Léviathan, XIV. Dans la
Déclaration française : « Le but de toute association
politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l'oppression » (art.
2) ; la remise en cause d'un ou plusieurs de ces droits rendrait
légitime l'opposition au souverain.
3 Léviathan, XIX (institution) et XX
(acquisition). Cette distinction classique est également présente
chez Ockham en Court traité, IV, 10.
94
ensuite de parvenir à établir un contrat qui
tienne en respect l'individu sans pour autant bafouer ses droits fondamentaux.
La solution de Hobbes témoigne en tout cas de son influence sur la
théorie des droits de l'homme. Contrairement à ce qui est souvent
écrit, la monarchie absolue hobbesienne n'est pas une tyrannie : les
devoirs du souverain sont nombreux et contraignants1, mais surtout,
l'édifice politique dépend ultimement, casualiter disait
Ockham, de la volonté des individus. S'il est vrai que les occasions
légitimes de se retirer de l'association politique sont strictement
définies2, elles existent. Pour tout nominalisme politique,
le sujet possède à l'égard du souverain un pouvoir
analogue à celui de Dieu sur la Création3. Les
circonstances varient d'un auteur à l'autre, selon sa tolérance
au désordre, peut-être aussi de l'intensité des conflits de
son époque. Mais un principe commun de tout nominalisme est de faire de
l'individu la source et la fin de l'association politique. Si les grands
auteurs contractualistes ne s'accordent évidemment pas sur une
métaphysique commune, ils reconnaissent à l'individu des droits
subjectifs, et sont par conséquent tributaires du nominalisme. Là
est la véritable influence du nominalisme sur la théorie des
droits de l'homme.
L'oeuvre de Hobbes est d'une importance capitale car elle
place la nature et la volonté humaines comme fondements uniques de la
pensée politique. Reconstituant l'édifice politique à
partir d'une passion individuelle (timeo), il fonde le droit
naturel, mais la nature n'est plus Création (Ockham, Grotius),
elle est pure nécessité. Ainsi, il « ancre la raison et la
société civile dans la vie4 ». La conjonction de
la métaphysique nominaliste et de la rationalisation du monde, à
laquelle d'ailleurs il participe, induit deux caractéristiques de la
modernité. Premièrement, une radicalisation du positivisme
juridique : le volontarisme divin ockhamien a cédé la place au
volontarisme strictement humain. Hobbes est beaucoup plus moderne que Grotius
car en plongeant les racines du droit dans la nature de l'individu, il pense un
droit dissocié de la moralité. Alors que Grotius soumet la
volonté et le droit à la nature, Hobbes réduit la nature
du droit à notre volonté. Il adapte en fait le nominalisme
à la modernité :
« un extrême nominalisme, pour lequel les notions
de juste et de droit ne sont rien que des termes, qui n'ont de sens
que référés aux volontés et appétits des
individus, seules réalités actuelles, ou comme produits d'une
création arbitraire du prince ; un nominalisme pour lequel les
cités ne peuvent être que créations
artificielles5 ».
1 De Cive, XIII ; Léviathan, XXIV et
XXX.
2 Léviathan, XIV et XXI.
3 « De même que Dieu crée le monde,
continûment à chaque seconde, ainsi l'existence de
Léviathan est-elle une création continue des volontés
individuelles ». Michel Villey, La formation de la pensée
juridique moderne, p. 584.
4 Dominique Colas, La pensée politique, Paris,
Larousse, 1992, p. 221.
5 Michel Villey, op. cit., p. 566.
95
Deuxièmement, il laïcise la théorie
politique. Bien que les Ecritures soient omniprésentes dans ses
ouvrages, le religieux n'interfère pas dans la sphère temporelle
à laquelle il est d'ailleurs soumis1. Ces deux aspects
décisifs sont en puissance contenu dans le nominalisme ockhamien.
Dès lors que la loi n'est plus le produit que d'une pure volonté,
elle ne dépend potentiellement que des hommes. L'incessant recul de la
puissance papale depuis le XIIIe siècle a
dégagé la voie à un nominalisme laïc. Ce n'est pas le
moindre des paradoxes qu'une doctrine élaborée en grande partie
par un moine glorifiant la toute-puissance de Dieu soit devenu la trame
théorique permettant de penser un monde désenchanté ou la
créature et non le Créateur fait loi.
3. Nominalisme, contractualisme, et droits de l'homme
Hobbes a adapté puis transmis le nominalisme à
la modernité. Ce courant habite les pensées politiques majeures
depuis le XVIIIe siècle. L'enjeu du présent travail
étant circonscrit au rôle joué par le nominalisme de
Guillaume d'Ockham sur la conceptualisation moderne des droits de l'homme, nous
n'indiquerons que quelques pistes en vue d'une recherche entièrement
dédiée aux aspects nominalistes de la pensée
contractualiste.
Le nominalisme marque tout d'abord l'ontologie
contractualiste. Théoriser l'individu, c'est affirmer
l'égalité des droits subjectifs de chacun. Ceci est vrai chez
Ockham, chaque homme étant créé à l'image de Dieu,
et se retrouve chez Hobbes ou Spinoza. Dans le Léviathan,
l'égalité est physiologique, puisque tous les hommes ont un
pouvoir de nuisance identique à l'état de nature, et
psychologique, puisque la crainte de l'avenir régit uniformément
l'agir individuel2. Dans les écrits spinozistes,
l'identité de la nature et de la condition humaines exige un corps
social d'individus égaux en droit3. La théorie des
droits subjectifs conduit nécessairement à l'universalité
des droits
1 Sur la soumission hobbesienne du religieux au politique :
Léviathan, LII.
2 Chapitre XIII.
3 Traité politique, X, 8 et VII, 27 : «
Je réponds que tous les hommes ont une seule et même nature.
Ce qui nous trompe à ce sujet, c'est la puissance et le degré de
culture ». Rappelons que de cette identité de la nature
humaine, on ne saurait inférer un réalisme de Spinoza. Son
ontologique est explicitement et radicalement nominaliste, comme le prouve sa
définition de l'essence : « Je dis que cela appartient à
l'essence d'une chose qu'il suffit qui soit donné, pour que la chose
soit posée nécessairement, et qu'il suffit qui soit
ôté, pour que la chose soit ôtée
nécessairement ; ou encore ce sans qoi la chose ne peut ni être ni
être conçu, et vice versa ne peut sans la chose être ni
être conçu » (Ethique II, definition 2). On
peut rapprocher cette dernière définition de la nature du
singulier ockhamien proposée par Paul Vignaux : « Aucune chose
n'est différente de soi : tout ce qu'elle possède à la
fois, elle le possède de la même façon. C'est sans doute
l'intuition centrale, l'âme du nominalisme. Aussi les
éléments qui composent l'individu : substance et accidents,
matière et forme, sont-ils aussi singuliers que l'individu même. A
l'intérieur de son essence, il n'y a d'aucune façon, et l'esprit
ne peut trouver d'aucune manière, une nature spécifique
indifférente à la singularité ». Paul Vignaux,
Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme
», p. 783 sq.
96
du sujet. Puisque les droits découlent de la nature
singulière de sujets égaux, ils sont eux aussi égaux. Cet
arrière plan métaphysique est au fondement des articles relatifs
à l'égalité dans la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres
et égaux en droits1 », parce que leur nature même
implique des droits. L'ontologie nominaliste est bien en cela destructrice de
l'ontologie réaliste de l'Antiquité. Les droits de chacun ne
dépendent plus de la place qu'il occupe dans la hiérarchie du
cosmos, mais du simple fait qu'il est homme.
En second lieu, le nominalisme influence directement la
méthode contractualiste. Inférer le système politique de
la nature de l'individu, non du corps social naturel, est une
préoccupation commune du nominalisme et du contractualisme
travaillés par la même tension interne : comment un individu
isolé, et dont la liberté est potentiellement illimitée,
peut-il faire société ? Comment le loup devient-il citoyen ? Ce
problème demeure dans la pensée sociale et politique
contemporaine, confrontées au communautarisme, à l'inflationnisme
juridique, à un déficit de « vouloir-vivre ensemble ».
Comment canaliser les droits naturels que nous reconnaissons à
l'individu ? Pour Hobbes, Spinoza ou la Déclaration de 1789, il s'agit
de capter la puissance du sujet au profit de la concorde sociale. Les lois ne
sont plus légitimes que pour s'opposer au chaos, elles abandonnent
l'objectif antique d'amélioration de la vertu des citoyens2.
Les sociétés modernes ne peuvent offrir de type moral
idéal à suivre car en abandonnant la doctrine des universaux,
elles ont renoncé à ces référents communs à
l'aune desquels des comportements pouvaient être moralement ou
juridiquement sanctionnés.
Troisième aspect de l'influence du nominalisme sur le
contractualisme, le primat du vouloir sur toute autre faculté de
l'âme humaine. L'individu de Hobbes, de Spinoza, le corps social de
Rousseau déterminent, comme le Dieu ockhamien, le principe de leurs
actions sans référence extrinsèque à leur
volonté. Le but est bon parce que voulu, non, comme chez saint Thomas,
voulu parce que bon. Le sujet spinoziste recherche en vertu de sa nature ce qui
« augmente sa puissance
1 Art. 1 (nous soulignons).
2 Chez Hobbes : « En effet, l'utilité des lois
(qui ne sont que des règles autorisées) n'est pas
d'empêcher les gens de faire toute action volontaire, mais de les diriger
et de les maintenir dans un mouvement tel qu'ils ne se fassent pas de mal par
l'impétuosité de leurs propres désirs, par leur imprudence
et leur manque de discernement, comme des haies sont installées, non
pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir dans le [droit]
chemin ». Léviathan, XXX.
Pour Spinoza aussi, il y va du pouvoir individuel de celui du
groupe : « Si deux individus s'unissent ensemble et associent leurs
forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par conséquent leur droit
; et plus il y aura d'individus ayant aussi formé alliance, plus tous
ensemble auront de droit ». Traité politique, II, 13.
Pour la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
: « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles
à la société (art. 5).
97
d'agir1 », mais le contenu peut varier, ou
être opposé d'une circonstances ou d'un individu à l'autre.
Le mécanisme du désir est le même chez le pervers que chez
le saint. La morale individuelle n'est donc plus en mesure d'intéresser
le politique que lorsqu'elle nuit à la paix sociale, d'où son
reflux progressif dans la sphère privée. Sur le plan politique,
la primauté de la volonté place l'autorité sous la tutelle
permanente de ses administrés. La puissance de l'Etat est
désormais fonction de l'attachement des sujets au pouvoir temporel. Ce
volontarisme conduit à une soumission de principe de l'autorité
au peuple. Mais hors périodes d'élections (pour les
démocraties) ou de crises, le droit est désormais réduit
à la volonté du souverain. Si les décisions humaines
relatives au droit demeurent chez Ockham soumise à la volonté
divine, elles ne résultent plus que des hommes au pouvoir chez Hobbes et
Spinoza2. Le droit s'est progressivement détaché de la
nature et ne relève aujourd'hui que d'un vouloir immanent :
« il n'importe guère que l'existence d'une loi
naturelle morale soit maintenue au point de départ (comme le
faisait Hobbes, et comme le font encore aujourd'hui Roubier, Dabin,
Prélot), ou soit niée (comme elle l'est par Kelsen), du moment
que dans le droit on s'accorde à n'en pas tenir compte, mais
à se régler exclusivement sur la décision
étatique3 ».
Le positivisme juridique radical n'a depuis l'âge
classique plus de comptes à rendre qu'aux singularités. Le
souverain établi un droit dont les individus sont à la foi la
source et le but. La modernité juridique est
autoréférentielle.
La confusion du jus et du pouvoir introduite par
Ockham a dégagé l'horizon juridique moderne. L'individu
règne sans partage sur son bien, ce qu'illustrent les définitions
désormais classiques de la propriété. Ainsi des articles
17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen :
« La propriété étant un droit
inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est
lorsque la nécessité publique, légalement
constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste
et préalable indemnité » ;
et 544 du Code civil :
« La propriété est le droit de jouir et
disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en
fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements
»
L'histoire du droit occidental suit celle de
l'affranchissement de l'individu des tutelles limitant l'expression de sa
puissance. Il est aujourd'hui sans temps, sans lieu, sans transcendance,
tout-
1 A la différence de Hobbes pour qui le vouloir
détermine le principe de mon action, le désir est pour Spinoza la
force motrice en quête de puissance : « les désirs qui
proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d'autres
causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la nature et
des développements de cette énergie naturelle en vertu de
laquelle l'homme fait effort pour persévérer dans son être
». Traité politique, II,5.
2 Chez Hobbes : Léviathan, XVII. Chez Spinoza
: « Le droit en effet se mesure à la puissance, comme nous l'avons
montré au chapitre II. Or la puissance d'un seul homme est toujours
insuffisante à soutenir un tel poids ». Traité
politique, VI, 5.
3 Michel Villey, La formation de la pensée juridique
moderne, op. cit., p. 615.
98
puissant. La sécurité l'obsède, il
n'accepte ni la mort, ni la vieillesse, qu'il tente parfois de combattre en
accumulant des biens dont il peut jouir selon ce droit absolu auquel, pour
reprendre les mots de Michel Villey, son égoïsme naturel aspire
depuis les origines.
99
Conclusion
Guillaume d'Ockham est le premier penseur dont les
écrits témoignent à la fois d'un franchissement de la
barrière antique séparant le droit de la morale, et d'une
confusion des notions de droit (jus) et de pouvoir
(potestas). Son élaboration d'une théorie attribuant
à l'individu des droits du simple fait qu'il soit homme ouvre une
ère de redéfinition des concepts fondamentaux du droit et marque
l'avènement de la modernité juridique occidentale. Elle en est
tributaire quant à sa méthode (positivisme juridique) comme
à son contenu (droits subjectifs).
La théorie politique d'Ockham est également
marquée d'une grande modernité. Chaque homme étant
naturellement libre et capable d'évaluer si le dépositaire de
l'autorité publique remplit justement ses fonctions, le peuple est
souverain. Le pouvoir politique trouve en l'individu sa source et sa
finalité. Il faut y voir l'annonce des théories contractualistes
qui recevront les thèses ockhamiennes grâce à la diffusion,
dès le XIVe siècle, du nominalisme en Europe.
L'étude des grandes théories politiques de l'âge classique
témoigne de l'influence de la pensée nominaliste sur la
modernité. L'influence de l'ockhamisme sur Grotius, Thomas Hobbes ou
encore Spinoza valide la thèse des sources ockhamiennes de la
théorie des droits de l'homme.
La pensée juridique et politique d'Ockham est redevable
pour sa part d'une métaphysique nouvelle en son temps. Le concept
ockhamien de substance puise sa source dans la pensée d'Aristote dont il
critique une lecture réaliste. En s'appuyant sur une
compréhension radicale de la toute-puissance de Dieu, et sur une
démonstration logique axée sur les principes de non contradiction
et d'économie, Ockham pense chaque étant dans son unité,
sa spécificité et son unicité. Le monde n'est plus cosmos,
ce qui bouleverse la place de l'homme en son sein.
L'histoire personnelle du venerabilis inceptor a la
particularité de rendre compte du lien entre la métaphysique
ockhamienne et ses implications temporelles. Si l'Ordre franciscain
n'était pas entré en conflit avec la papauté, il aurait
été plus difficile d'identifier le rôle déterminant
joué par le nominalisme dans l'avènement des droits de l'homme.
La querelle de la pauvreté fut l'occasion exigeant d'Ockham qu'il
déploie les conséquences juridiques et politiques de son parti
pris pour la singularité dans la querelle des universaux.
100
Le nominalisme ockhamien n'est bien sûr pas en mesure de
rendre compte seul des différents aspects du monde contemporain. Il est
d'ailleurs lui-même tributaire de la révolution chrétienne,
affirmant l'égalité et la liberté des hommes, et de la
transformation médiévale des modes de vie. Ce courant de
pensée permet néanmoins de comprendre que la valeur
particulière et sacrée attribuée depuis les origines
à la vie humaine n'ait pris de valeur juridique qu'au XVIe
siècle. Après la mort d'Ockham, la diffusion européenne du
nominalisme dans les différents domaines du savoir a conduit à la
transposition progressive en doctrine des répercussions juridiques de
l'ontologie de la singularité. L'influence du nominalisme sur le droit
culmine au XVIIIe siècle. Les droits subjectifs,
inaliénables de l'individu sont alors au fondement des théories
contractualistes et des Déclarations qu'ils influencent. Il
apparaît en définitive justifié de voir dans le nominalisme
ockhamien un point de basculement de la culture occidentale vers sa
modernité.
Le rôle du nominalisme dans l'avènement des
droits de l'homme est d'avoir, dès Ockham, projeté les normes
morales ancestrales dans la sphère juridique. La nouveauté de la
théorie des droits de l'homme n'est pas morale mais juridique.
Elle consiste à lier les moeurs et le droit, à considérer
l'individu comme intrinsèquement possesseur de droits
inaliénables, à penser le collectif à partir de
l'individu, à s'affranchir progressivement de Dieu pour appuyer sa
démonstration. Dans cette acception précise, les droits de
l'homme n'ont pas toujours existé. S'il est vrai que le combat contre
l'injustice est intemporel et universel, il ne s'est juridicisé en
prenant l'individu pour axiome qu'en Occident. Une telle affirmation ne remet
pas en cause que cette perspective puisse s'étendre aux autres cultures,
civilisations, continents (l'individualisme peut émerger en tout lieu).
Une telle affirmation ne remet pas non plus en cause qu'il soit possible de
reconnaître aux attributs moraux une validité juridique sur
d'autres bases que l'individualisme exacerbé occidental. En fait, le nom
même de `théorie de droits de l'homme' constitue un obstacle
épistémologique pour qui en cherche l'origine dans l'histoire de
la pensée. Cette désignation peut en effet sous-entendre qu'une
seule formulation des droits de l'homme serait possible, et qu'on ne saurait
dès lors les décliner dans diverses sociétés sans
les occidentaliser. Nous ne le pensons pas.
Afin de questionner la valeur de l'apport du nominalisme
à la théorie juridique, il faudrait à présent
préciser les modalités exactes de son influence sur un plus grand
nombre de philosophies contractualistes. Est-il en effet possible de
réellement faire société en ne reconnaissant que
l'individu pour composant du corps politique ? Le droit du sujet était
probablement la réponse la plus adaptée aux besoins de la
modernité occidentale, est-il pour autant en capacité
d'élaborer une théorie juridique cohérente ? Puisque
l'horizon du droit est l'idéal de justice, et non le
légal, la
101
question est donc de savoir si, en pensant le commun
exclusivement à partir d'un individu non situé, le droit
d'inspiration nominaliste est en mesure de coordonner, et non simplement
juxtaposer, les droits et libertés de chacun. La croissance de
l'individualisme et des inégalités dans le monde indique qu'il y
a urgence à ce que la pensée s'empare de cette question.
![](Le-nominalisme-de-Guillaume-d-Ockham-et-la-naissance-du-concept-de-droits-de-l-homme2.png)
102
Vie de Guillaume d'Ockham
Naissance ( 1285).
Etudes en philosophie et théologie à Oxford, au
couvent des frères mineurs, puis à l'université.
1318-91 : le Commentaire des Sentences (de
Pierre Lombard).
1321-22 :
- Expositio aurea : commentaires de l'Isagogè
de Porphyre et des Catégories et du De
l'interprétation de Aristote.
- Le Centiloquium theologicum.
1323 : Summa totius logicae (Somme de
logique).
1321-23 : La Prédestination, la préscience
divine et les futurs contingents (travaillant à développer
des problèmes logiques à partir des problèmes
théologiques).
1323-24 : Summulae in libros Physicorum (Exposition
sur les livres de la physique d'Aristote).
Disputes en Avignon (1324-28)
1324-25 : les Quodlibetales (Questions sur divers
sujets).
Fuite d'Avignon. Ockham se met au service de Louis de
Bavière.
1332-33 : Opus nonaginta dierum (L'oeuvre des 90 jours)
sur le droit subjectif.
Combat d'Ockham contre la papauté.
1333-34 : Tractatus de dogmatibus papae Johannis
XXII.
1334 : Epistola ad fratres minores apud Assisium congregatos
(où Ockham explique de sa rupture
avec la papauté pour les écrits du
Saint-Siège sur la pauvreté du Christ).
1335 : Contra Johannem XXII.
1335-37 : Compendium errorum Johannis XXII.
1335-39 : Defensorium contra errores Johannis XXII,
papae.
1337 : Tractatus ostendens quod Benedictus XII nonnullas
Johannis XXII hereses amplexus est.
1338 : Allegationes de potestate imperiali (écrit
avec plusieurs maîtres en théologie).
1338-40 : An rex Angliae pro succursu guerrae possit recipere
bona Ecclesiarum.
1338-43 : Dialogus inter magistrum et discipulum de
imperatorum et pontificum potestate (Dialogue entre un maître et
son disciple). La clef de voûte de la foi chrétienne est la
liberté.
1339-40 : Breviloquium de principatu tyrannico (Court
traité du pouvoir tyrannique). 1339-42 : Super Potestate somni
pontificis octo quaestionum decisiones.
Mort de Guillaume ( 1349).
1 Les dates n'indiquent pas la durée de la
rédaction mais la période au cours de laquelle l'ouvrage a
vraisemblablement été rédigé.
103
BIBLIOGRAPHIE
Guillaume d'Ockham
Opus nonaginta dierum et dialogi, Lyon, Jean Trechsel,
1495 (disponible à la Bibliothèque municipale de Lyon en trois
éditions)
Dans le cadre des Opera Philosophica et Theologica de
l'Institut franciscain Saint Bonaventure de New York (Cf. Pierre Alféri,
op. cit., p. 475 sq.) :
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Ordinatio sive Scriptum in librum primum Sententiarum, (G. Gál,
S. Brown, G.I. Etzkorn, F.E. Kelley, quatre vol., 1967, 1970, 1977 et 1979).
- Commentaire des Sentences de Pierre Lombard (II et
III) : Reportatio sive Quaestiones in secundum et tertium librum
Sententiarum, (G. Gál, G.I. Etzkorn, F.E. Kelley, R. Wood, deux
vol., 1981 et 1982).
- Quodlibeta Septem, (J.C. Wey, 1980).
Prologue du commentaire des Sentences, traduit par
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: études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes,
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Commentaire sur le livre des Prédicables de
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Université de Sherbrooke, 1978.
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(traduction française par Jean-Fabien Spitz, sous le titre : Court
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théorie de la signification d'Occam, Paris, Vrin, 1992.
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104
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1965. Métaphysique, Paris, Vrin, 1991 (2 vol.)
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La connaissance de l'individuel au Moyen Age,
Montréal-Paris, Presses de l'Université de Montréal,
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Paris, Le livre de Poche, 1993.
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scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, E.J. Brill,
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106
TABLE DES MATIERES page
SOMMAIRE 5
INTRODUCTION 6
1ère PARTIE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE
9
I) Qu'est-ce qu'une substance ? 10
A. Aux origines de la substance 11
B. La querelle des universaux 16
C. La substance ockhamienne 21
II) Le monde selon Ockham 32
A. Dieu 32
1) Les apories de la substance ockhamienne 33
2) Dieu et la toute-puissance 34
3) L'unité de la substance et du nominalisme ockhamiens
37
B. Le monde 39
1) La Création 39
2) La relation 41
C. La connaissance . 45
1) La science 45
2) La technique 47
3) La théologie 49
Considération intermédiaire
51
2ème PARTIE LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE
NOMINALISTE 53
I) Naissance de la modernité juridique
54
A. La naissance du droit subjectif 54
1) La querelle de la pauvreté 55
2) Les premiers droits subjectifs 56
B. L'essor du positivisme juridique 63
1) Volontarisme 63
2) Une morale de la modernité 68
II) La théorie politique d'Ockham et le
contractualisme 75
A. Une théorie politique annonciatrice des droits de
l'homme ? 75
1) La nature du pouvoir 75
2) Un contractualisme ockhamien ? 79
B. Nominalisme et contractualisme à l'âge classique
84
1) L'ockhamisme et le droit selon Grotius 85
2) Le nominalisme de Thomas Hobbes 89
3) Nominalisme, contractualisme et droits de l'homme 95
CONCLUSION 99
Vie et oeuvres de Guillaume d'Ockham 102
![](Le-nominalisme-de-Guillaume-d-Ockham-et-la-naissance-du-concept-de-droits-de-l-homme3.png)
107
Image de couverture : "L'astronome"
Jan VERMEER (1632-1675)
Citation de Guillaume d'Ockham p. 4 : Sent. I, dist. II,
qu. 8.
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