La Focalisation Caméra
Le renouvellement du champ des visibles
Gildas MADELÉNAT
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La Focalisation Caméra
UNIVERSITÉ DE POITIERS
Faculté des Lettres et Langues
MÉMOIRE
La Focalisation Caméra
Le renouvellement du champ des visibles
2
Soutenu le 10 septembre 2012 Par : Gildas
MADELÉNAT
Direction : Madame Marie MARTIN et Monsieur
François- Xavier MOLIA
Membres du Jury :
Madame Marie MARTIN Monsieur Francisco FERREIRA
Gildas MADELÉNAT
The television screen is the retina of the mind's eye.
Therefore, the television screen is part of the physical structure of the
brain. Therefore, whatever appears on the television screen emerges as raw
experience for those who watch it. Therefore, television is reality, and
reality is less than television.1
David Cronenberg, Videodrome, 1983
3
1 L'écran de télévision est la
rétine de l'oeil de l'esprit. C'est pourquoi l'écran de
télévision fait partie de la structure physique du cerveau. Et
c'est pourquoi tout ce qui apparaît sur l'écran de
télévision est vécu par le spectateur comme une
expérience primaire. Et c'est pourquoi la télévision est
la réalité et la réalité est moins que la
télévision.
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La Focalisation Caméra
Sommaire
Introduction p5
Partie 1 : Confidences de la fiction p11
Amateurs de cinéma, de la production à la
destination des images p11
De la réalité des images fictionnelles p17
Partie 2 : A la croisée des mondes, l'image p25
Les reliques du found footage ou le patrimoine de
l'esprit p25
Le spectateur victime et la capture des regards p34
Partie 3 : Caméra et phénomènes spirituels
p45
La focalisation caméra ou l'image intérieure p45
Caméra au coeur du surnaturel, l'image comme
phénomène p53
Conclusion p64
Bibliographie p66
Filmographie p68
5
Gildas MADELÉNAT
La Focalisation Caméra
Le renouvellement du champ des visibles
Depuis le début des années 2000,
l'émergence d'un certain type de film d'horreur a quelque peu
dérouté les spectateurs et critiques de cinéma.
Formule found footage déclenchée par le succès de
The Blair Witch Project (de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999),
il fut rapidement possible d'aller voir dans ces salles devenues un peu plus
obscures, de nombreux films héritiers de ce qui est aujourd'hui
résumé à un effet de mode. Trouvant son apogée avec
la sortie de REC (Paco Plaza et Jaume Balagueró, 2007),
Paranormal Activity (Oren Peli, présenté en 2007 au
Screamfest Horror Film Festival), Diary of the Dead (George Romero,
présenté également en 2007 au Screamfest Horror Film
Festival) et Cloverfield (Matt Reeves, Janvier 2008), cette vogue n'en
était alors qu'à ses balbutiements. De moins en moins
passagère, cette dernière est aujourd'hui surexploitée,
exsangue, même si de plus en plus approfondie par les réalisateurs
qui la mettent en jeu (nous pensons notamment à Chronicle de
Josh Trank sortie cette année), et pourtant en grande partie mise de
côté par la critique et les théoriciens. Néanmoins,
de nombreuses choses ont été dites sur ces films, dans la
précipitation, presque dans l'urgence, sur leur mode de fonctionnement
tout d'abord, et surtout sur ce qu'ils paraissaient emprunter, à droite
et à gauche. Sans pour autant présager de l'intérêt
que pouvait constituer The Blair Witch Project, les poursuivants ont
souvent été la cible de raccourcis dépréciatifs, et
aujourd'hui même dévalorisés alors que si peu
appréhendés, étudiés. Nous verrons alors que les
six films présentés ont mis en place l'évolution d'un
dispositif bien particulier, et en ont véritablement relancé
l'intérêt. Nous partirons ici de deux idées reçues,
qui même si elles ne se révèleront peut-être pas
totalement fausses, semblent au début de notre propos pour le moins
simplistes, voire réductrices. La première est de
considérer ce type de film en tant qu'il utiliserait la caméra
subjective d'une manière conventionnelle (« je vois à
travers les yeux d'un personnage ») ; la seconde, que le caractère
immersif serait une pâle copie du système vidéoludique, des
First Person Shooter (FPS) et autres jeux à la première personne.
L'ensemble lui octroie une sentence immédiate, celle d'une tentative
d'immersion considérée comme archaïque : je m'identifie au
monde du personnage car je vois « comme » lui, et devenu «
spectateur-acteur », je peux désormais m'impliquer
complètement dans le processus filmique. Il est vrai que la
volonté d'établir un
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La Focalisation Caméra
rapport immersif profond, entre le spectateur et l'univers
représenté, est depuis longtemps l'une des ambitions de la
production cinématographique, de nombreux films ayant pris part à
la quête d'intégration du spectateur à l'intérieur
du « système film », comme ceux du cinéma dit de la
« transparence » ou encore des films ayant recours à la
caméra subjective de manière plus ou moins spontanée. Pour
certains, le cinéma s'évertuerait donc à jouer d'une
ressemblance avec un système précis du jeu vidéo,
même si l'on oublie un peu vite que des films ont depuis longtemps
exploré les voies de la subjectivité totale (La Dame du Lac,
Robert Montgomery en 1947 ou La Femme défendue de Philippe
Harel en 1997). Le jeu vidéo semble quant à lui avoir
réussi son pari en permettant au spectateur (acteur éventuel) de
mettre à bas les frontières entre deux niveaux de
réalité distincts (ici le réel et le virtuel), puisque
l'acte même de jouer rend l'un et l'autre de ces espaces concomitants.
Créant même un nouvel espace, celui institué d'abord par
l'acte de jouer (espace en apparence inaccessible pour le spectateur de
film).
Il serait alors bien aisé de dire que les
différents films qui nous intéressent (The Blair Witch
Project, REC, Cloverfield, Diary of the Dead, Paranormal
Activity et Chronicle) utilisent pleinement ces procédés. Et
pourtant n'importe lequel de ces films, que l'on peut facilement regrouper
compte tenu de leurs modes de fonctionnement, nous permet de
reconsidérer toutes ces données sous un nouvel angle. Si bien
sûr il est ici question de subjectivité, d'immersion, de
perception, ils mettent avant tout en forme un nouveau dispositif interne : il
s'agit de suivre les différents protagonistes d'une fiction grâce
à des caméras référencées comme telles par
le récit, et uniquement grâce à elles (contrairement
à des films comme Redacted réalisé par Brian de
Palma en 2007 ou District 9, de Neill Blomkamp en 2009). Nous voyons
ainsi grâce et à travers la caméra
diégétiquement identifiée, sans pour autant que ce regard
soit rattaché à un personnage, sans que le point de vue de
quelqu'un d'autre n'entache notre vision. C'est comme s'il s'agissait alors
d'une nouvelle forme de subjectivité, bien loin de celle mise en avant
dans le système vidéoludique et d'autant plus
éloignée de celle de la caméra subjective habituelle,
puisqu'il se joue un double regard, du moins le pense t-on, celui de la
caméra d'abord, du protagoniste ensuite (bien que les deux soient
simultanés). De ces premières propositions, nous
dégagerons deux hypothèses : la première serait que
l'utilisation de la caméra subjective trouverait ici une tout autre
spécificité, et que l'on aurait aussitôt omis certains
aspects primordiaux de ce nouveau dispositif en préférant y voir
l'utilisation d'un procédé et d'un concept qui ne lui semblent
pas tout à fait adaptés. En d'autres termes, il ne s'agirait plus
de caméra subjective, notre regard de spectateur n'étant plus
concentré sur la vision du personnage à proprement parler, mais
induit
7
Gildas MADELÉNAT
par celle de la caméra. La seconde, à la
lumière des aspects dégagés de notre première
idée, serait de voir comment ce que nous désignons pour le moment
comme une nouvelle forme de « subjectivité caméra »
permettrait la création d'une toute autre expression des
modalités de l'immersion. Les nouvelles dimensions octroyées
à ce que Pascal Bonitzer définissait comme un « oeil
sans âme »2, sont tout autant édifiantes que
les facultés induites par cette disposition inhabituelle. La
caméra est au coeur de cette mutation, et dans la pleine
responsabilité de ce potentiel. Mais alors comment, et cela sera la
problématique qui englobera la totalité de notre travail, le
devenir physique de l'entité-caméra dans l'espace filmique, son
accession au pouvoir des grandes instances, pourrait-il induire un
bouleversement des conditions de vision ? Comment la focalisation sur, et par
la caméra amorce-t-elle la transition vers d'autres expressions du
visible ?
Ce type de cinéma a permis, et nous le verrons en
détail, de réhabiliter les fonctions et attributs
cinématographiques. Que cela soit dans la visibilité des
procédés de création, ou dans la nouvelle place
dédiée à celui qui filme et celui qui voit, un retour
à la source s'opère, et bien qu'il s'agisse toujours dans
l'histoire d'un film en train de se faire, il en résulte la
création d'une nouvelle image, différente de celle que l'on
côtoie habituellement. En termes d'immersion, de définition de la
place de spectateur par rapport à l'image, il sera nécessaire de
voir l'impact de cette image « contemporaine » sur les spectateurs de
notre époque. Car même si nous vivons dans une
société saturée par l'image, notre rapport à elle
évolue, ce que révèle la création de cet «
entre-deux monde » propre au jeu vidéo et que semblent atteindre
les films de notre corpus, d'une manière bien différente. Cette
tentative de créer un nouvel espace où spectateur et image
cinématographique parviennent à se rejoindre n'a jamais
été aussi vraie qu'aujourd'hui, la force étant que cette
mutation se fait en pleine considération du médium
cinématographique (il nous faudra caractériser cette jonction).
On pourrait donc se demander comment l'évolution des liens entre
spectateur et image permet au cinéma d'étendre ses
frontières jusqu'à notre réalité, bien plus que par
le simple biais de la zone écranique, dans une société
où réel et virtuel tendent à se confondre.
Désormais sensibles à établir une
différence entre l'objectivité et la subjectivité de
l'« appareil », il nous faudra revenir sur la capacité que
peut avoir la caméra à entretenir ou non un rapport objectif avec
le réel et donc sur l'aptitude du cinéma à parler du
réel dans notre monde. Peut-il rester le plus « réaliste
» des arts dans cette époque du tout visible ? Tout en connaissant
la difficulté de cet art en pleine reconsidération de son
potentiel et devoir réaliste,
2 Pascal Bonitzer, Le champ aveugle, Essais sur le
réalisme au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1982,
rééd. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma,
1999, p. 65.
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La Focalisation Caméra
ayant la volonté de ne plus simplement « faire
croire » à la réalité de ses images. Nous ne
tenterons d'ailleurs pas de savoir s'il faut croire à la
réalité de cette image ou bien à l'image de la
réalité, débat depuis longtemps épuisé, car
le problème semble désormais bien plus complexe : faut-il croire
à l'image comme réalité ? C'est-à-dire croire
à l'efficience du visible comme système, comme quelque chose qui
engendrerait une réalité dans son sens le plus pragmatique.
D'où l'intérêt de soumettre notre étude à une
échelle du paraître vrai que le film peut fournir.
Émergence donc d'une nouvelle dimension du cinéma, avec une
caméra oscillant à la fois entre une vérité
cinématographique potentielle et une trahison fictionnelle
assurée (une fiction met en oeuvre par principe une feintise, sauf
qu'ici la fiction semble profondément rejetée) : on sait
très bien que ce qui se joue devant nous n'est pas réel et
pourtant il semble se révéler quelque chose. C'est d'ailleurs sur
ce double point qu'il faudra nous arrêter, celui du
cinéma-vérité et du faux documentaire
(désigné par Agnès Varda par le mot valise «
documenteur ») en travaillant sur les différences fondamentales
entre notre corpus et ces types de cinéma, les deux ayant des
frontières poreuses ; de même que des films comme Borat
(Larry Charles, 2006) ou C'est arrivé près de chez vous
(Rémy Belvaux, 1992) se rapprochent ostensiblement des films de
notre corpus, en ce qu'ils prennent en compte la caméra dans leur
dispositif. Même si, et c'est là où se tient
peut-être l'enjeu principal, les effets de caméra, de «
faux-montages », les questions de temporalité et d'espace sont bien
différentes, tant la présence et l'importance de la caméra
dans notre corpus rendent la forme particulièrement originale.
Il nous faudra impérativement passer par la question du
cinéma de genre, entendu comme cinéma d'horreur et fantastique,
puisque les questions de visibilité et de perception y sont usuelles.
Partir ainsi d'études sur ce type de cinéma, de la question de la
suggestion et de la monstration, pour établir les bases d'une forme
iconographique qui dépasserait ces deux caractères, et
supposerait l'exploration d'une nouvelle part du champ. S'arrêter enfin
sur l'enjeu du visible et de l'invisible, du « montré » et du
« suggéré » dans le cinéma fantastique et
d'horreur, pour tenter de voir comment ce genre de dispositif parvient à
retravailler les limites de ce qui est « donné à voir
», du perçu et de ce qui sera « donné à vivre
». Alors, plus que de traiter de la question du point de vue, il nous
faudra traiter de la question de la visibilité, de ce que l'on voit, ce
que l'on ne voit pas, que l'on ne peut pas voir, sans omettre le rapprochement
entre voir et savoir, et donc d'un rapport à la connaissance qui
passerait par la vision. Sans oublier que l'on voit ce que l'autre (le
personnage) ne peut pas voir, tout en sachant ce que la caméra nous
permet de voir ou ce qu'au contraire elle dérobe.
9
Gildas MADELÉNAT
Parallèlement à notre étude du genre
horrifique (surtout pour tenter de trouver un point de convergence), nous
traiterons de la question du cinéma amateur, en ce qu'il
s'exécute ici comme un style à part entière.
Complétant les différents points abordés
précédemment, cette étude du cinéma amateur
permettra de comprendre quelle forme peut revêtir la contamination de
l'espace spectatoriel. Nous pourrons de ce fait commencer à saisir le
dynamisme et la vitalité inhérents à la volonté de
filmer de ces « amateurs de la réalité », et
créer un lien intense avec le cinéma, et ce qu'il peut être
profondément. Nous verrons dès lors si l'aspect found
footage3 ne serait pas cet état conjoint du film
d'horreur et amateur, à même de générer un espace
cinématographique à la « frontière ». Un espace
où, à la lumière des spécificités de cette
« focalisation caméra », de simples gestes comme un regard
caméra ou un décadrage prendraient un sens nouveau dans un espace
entre différents types de réalité. L'image acquiert alors
un statut bien différent, en lien avec l'indépendance et
l'efficience de la caméra, comme le seul objet à même
d'améliorer la vision, d'offrir la vérité à son
détenteur. En effet, les films du corpus s'attachent à garder une
trace (rushes retrouvés), à revenir sur l'image en tant qu'elle
conserve (retour en arrière) et en ce qu'elle vérifie (vaut pour
preuve). L'utilisation faite de la caméra dans ces films permettant de
réaliser le vieux rêve du film impossible : celui d'un
cinéma qui n'atteint la perfection qu'en s'identifiant totalement avec
l'aventure de son tournage. Même si notre sujet ici n'est pas
entièrement consacré au procédé du found
footage, il est indéniable qu'il permet de considérer
certains éléments primordiaux à notre
démonstration, et nous amène à soulever un dernier
problème : comment se forment les images ?
Comment se forment les images, et où se forment-elles ?
Comment la place de cette nouvelle « entité-caméra »
peut-elle intervenir dans la création de cette image ? Ce type de
cinéma ne semble plus refléter la réalité, mais en
inventer une part non négligeable, ou plutôt la réinventer.
La caméra déclencherait-elle le phénomène,
engendrerait-elle le paranormal ? La focalisation caméra permettrait
dès lors d'entrevoir un au-delà des frontières, où
il ne serait plus simplement question de réalité et de fiction,
de vrai ou de faux, de réel ou d'irréel. En effet, dans ce
nouveau mode de consommation de l'image, la structure du cadre, de
l'écran, de l'image, d'entrée de jeu suppose un choix, une
séparation entre ce qui est montré et ce qui est caché,
une organisation de l'espace visible, et plus largement une mise en place de ce
que nous appellerons le « territoire de vision ». Peut-être que
les films de notre corpus parviennent à tendre vers une toute nouvelle
forme de lien avec le spectateur, une nouvelle forme
3 Littéralement « séquence trouvée
».
10
La Focalisation Caméra
d'échange. Ce territoire de vision, espace de rencontre
entre le film et son spectateur, où le trajet et la place de ce dernier
seront à préciser, nous permettra aussi de chercher dans les
champs de l'énonciation. Pour caractériser la relation entre le
sujet et l'objet de la perception, la vision du cinéaste et le regard du
spectateur, nous tenterons de savoir si le regard que nous portons sur le monde
du film est le nôtre, celui du cinéaste, ou celui d'un autre
personnage ? Tout en s'attachant à ce que François Jost
définit comme l'« ocularisation »4, en
étudiant la relation entre ce que montre la caméra et les
instances du récit, narrateur ou personnage.
Entre visible et invisible, les films de notre corpus
travaillent sur ces zones mortes de l'image, ce qui nous permet
d'émettre une dernière hypothèse sur notre travail : le
cinéma, avec la focalisation caméra, deviendrait un instrument
fantastique, pas seulement du fait que son histoire et son mécanisme
soient en lien étroit avec la peur de la vision, l'horreur de voir, mais
par la suggestion d'un arrière monde, puis sa présentation
là où la caméra semble devenir le personnage central du
film. Cette « nouvelle » caméra se tient au coeur de
l'altérité des mondes représentés où ce qui
fait peur, ce n'est plus de ne pas voir, mais savoir que l'on va voir ce qu'il
nous est impossible de voir habituellement : l'objet à la
frontière, le phénomène5. Avec une
caméra devenue lentille, super oeil, mais pas seulement vu sa
capacité à être indépendante, à
connaître et à révéler en fin de compte les
faiblesses de son porteur. Plus encore, c'est cette ouverture sur ce qui semble
être un au-delà du regard que nous tenterons de cerner, sur ce que
nous révèle le regard médiatisé, sur les dimensions
qu'il offre, aux personnages et plus généralement à nous
spectateurs, devenus intermédiaires et exécutants principaux du
dispositif. Comme nous l'avons précédemment avancé, notre
intérêt ne portera pas sur la caméra subjective
(communément entendue comme le fait qu'un spectateur s'identifie au
regard d'un personnage), mais sur le fait de savoir réellement ce que
peut nous offrir ce nouveau mécanisme, avec une caméra comme
nouveau mandataire du visible et des connaissances, comme nouvelle forme des
possibles, et ainsi voir ce qui dans l'image nous regarde.
4 François Jost, L'oeil-caméra : Entre film
et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. Regards et Ecoutes,
1987, 2ième édition 1989, p. 18.
5 C'est-à-dire ce qui apparaît dans l'horizon
perceptif, mais qu'on ne peut identifier, déterminer.
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Gildas MADELÉNAT
1 : Confidences de la fiction
A : Amateurs de cinéma, de la production à
la destination des images
L'intégration de la caméra dans le récit
se fait par une modalité toute particulière, assimilée
à celle du cinéma amateur (entendu comme film de famille, non
professionnel et qui n'est pas dirigé vers la fiction) et qui va induire
le reste des dispositions (à savoir la mise en place du penchant
documentaire et de la fiction, l'aménagement des conditions found
footage). Bien qu'entreprenant des développements divergeant (il
n'y a pas de surnaturel dans The Blair Witch Project, le montage est
actif dans Diary of the Dead, il n'y a pas de found footage
dans Chronicle, etc.), tous les films de notre corpus proposent
un premier dispositif similaire. Ces fictions mettent en place un tournage
live avec en règle générale une ou deux
caméras diégétiquement introduites, une prise de vue
caméra-épaule et donc une fluidité plus ou moins tenue
(décadrage, tremblement, flou, etc.), et une prise son direct (il n'y a
normalement pas de sons extradiégétiques). Cinéma direct
muté par les agencements du cinéma amateur, les films
apparaissent comme le résultat d'une entreprise personnelle, intime ; de
ce fait, même si REC et Diary of the Dead suivent une
équipe de professionnels, la vision des à côtés du
tournage les englobe dans cette forme amateur. L'enregistrement
cinématographique, de la même façon que la captation
photographique, est un mode très ancré dans le milieu de
l'amateurisme. Sa facilité d'accès et son coût très
accessible (notamment depuis l'avènement du numérique) en font
depuis une dizaine d'années un outil incomparable et indispensable dans
tous les domaines, d'une ampleur incroyable dans l'environnement amateur,
familial, et cela dès le plus jeune âge. La jeunesse des
personnages et la volonté de filmer leurs environnements proches
amorcent le projet de tous ces films. La situation de départ tient
toujours en une affaire assez inintéressante (une fête, film de
famille, journal intime), d'autant plus qu'elle ne nous est pas destinée
en apparence, ou réalisée avec peu d'ambition (documentaire, film
d'étude ou reportage). Des « amateurs » anonymes 6
se lancent dans une entreprise cinématographique, quelle soit d'ordre
particulier ou spécialiste (il y a toujours un revers à ce
professionnalisme), et ils seront amenés à un moment ou à
un autre à modifier l'appréhension de leur propre
réalité tout autant que leur mode de captation.
6 Nous ne déclinerons pas les identités des
acteurs au fur et à mesure de notre étude, car justement les
films jouent sur cet anonymat et sur le fait que les acteurs soient inconnus ou
peu connus. Il arrive d'ailleurs que le nom d'un personnage soit le même
que le nom de celui qui tient le rôle.
12
La Focalisation Caméra
Quelle que soit la situation de départ, celle-ci est
toujours liée aux images de leur vie, que cela soit dans le milieu
professionnel ou familial, et elle sera toujours amenée à
être remaniée, transformant par la même occasion le
destinataire des images et la manière de tenir tête aux
évènements. Dans Cloverfield, l'arrivée d'un
monstre dans New York oblige ces jeunes gens à errer dans la ville,
continuant à filmer pour avoir des preuves de ce qu'ils vivent afin que
les autres puissent voir. Alors que pour Paranormal Activity, les
manifestations paranormales s'avèrent être effectives, il s'agit
dès lors de filmer pour rentrer en contact avec l'entité et ainsi
avoir une preuve à fournir au monde. Du côté de Diary
of the Dead, le tournage est interrompu par des évènements
étranges qui interviennent partout dans le monde, les morts reviennent
à la vie, les étudiants continuent de filmer pour créer un
guide de survie destiné à tous les internautes. Quant à
REC, le reportage tourne mal alors qu'une quarantaine est
déclarée dans un immeuble lors de l'intervention des pompiers. Le
monde extérieur doit savoir ce qu'il se passe ici, le reportage se
transformant en information de l'extrême. Dans cette optique, le
cinéma amateur opère sa transition vers le cinéma
documentaire lorsque celui-ci inaugure un passage de l'intime à
l'universel, lorsque celui-ci prend en compte le spectateur à venir dans
chacun de ses plans. Avec The Blair Witch Project, l'équipe se
perd dans la forêt et se voit obligée de mettre fin au
documentaire. Des phénomènes étranges les obligent
à tourner pour tenter de comprendre ce qu'ils se passent autour d'eux.
Et même si les images ne nous sont pas directement destinées
(comme pour Chronicle), le procédé ou l'effet found
footage remédie à cette question, en désignant le
film comme étant dévolu au spectateur.
Généralement, le film met en forme son
changement de statut, ce glissement du home-movie vers un ailleurs universel
qui dépasse de loin ses premières exigences. En effet, il faut
maintenant prendre en compte les autres, ne plus simplement tourner pour nous
mais aussi pour eux, de façon à construire notre
expérience comme quelque chose d'utile ; d'autre part, et cela peut
paraître contradictoire au premier abord, les protagonistes doivent
parvenir à faire rentrer leur individualité dans
l'universalité qu'ils tentent de saisir pour poursuivre sur un mode
adapté. Pourquoi toujours filmer ? Quelle nécessité et
quel besoin ? Pour faire face aux différents phénomènes
qui marquent notre réalité, il faut parvenir à passer de
l'intime et du familial à l'universel et aux collectifs
(l'activité professionnelle étant perçu à cet
égard comme une activité personnelle), en un mot, joindre sa
réalité d'amateur à une entreprise plus large que soi.
Rassembler les deux, l'intime et l'universel afin de pallier à
l'inattendu de la situation, car c'est le fait d'exister pour les autres et
avec les autres qui les fait vivre et les pousse à survivre. Bien
entendu, intégrées au domaine de la fiction (là où
le film raconte une fiction), ces interrogations n'ont que peu de valeur, mais
une fois mobilisées à l'intérieur de
13
Gildas MADELÉNAT
l'environnement diégétique (là où
le film présente une réalité), elles restent très
certainement les plus importantes, et renvoient dès lors à une
revendication primordiale : si les personnages veulent continuer à
filmer, c'est pour nous montrer tout autant que pour voir. Le véritable
film advient dès lors que cette métamorphose de l'amateur en un
spectateur du monde s'accomplie.
Devenir un observateur c'est avant tout faire acte de son
infériorité face à une réalité qui nous
dépasse et par rapport à un élément tout autre que
nous ne maîtrisons pas totalement : la caméra. Advenir comme
spectateur (en continuant à filmer alors que beaucoup auraient
décidés de fuir) est donc parfois le seul moyen de réagir
activement face à une situation en apparence mystérieuse et de
parvenir ainsi à persister dans ce monde, avec les autres. Car le film
de famille, s'il se manifeste clairement par l'intégration de la
caméra dans la l'espace filmant et filmé (il n'y a pas de
diégèse au sens classique), trouve très rapidement racine
dans les besoins dont il rend compte. Notamment par la nécessité
que peut avoir l'image à faire valoir une envie de communication ; entre
les protagonistes du film, et plus généralement entre les
protagonistes et des destinataires lointains, plongeant ainsi ceux qui montrent
et ceux qui voient dans une même intimité. Surtout que le
spectateur du film « s'identifie au personnage qui tient la
caméra, plus à celui qu'il voit, celui avec qui la
communication-partage de l'intimité se fait directement, au-delà
de la caméra.»7. Un trop-plein d'intimité
que l'on offre au partage et qui se rapproche d'une forme impudique du tout
voir et du tout montrer, une forme de pornographie du familier, où la
nudité des gestes à caractères documentaires deviendrait
objet érotique car intime et supposant le regard d'autrui. Mais «
cette façon de filmer correspond à la façon subjective
dont il ressent ce qu'il filme, indépendamment de l'exposition et de la
netteté de l'image. La lumière, l'exposition, les mouvements de
caméra ne sont que les moyens lui permettant de s'immerger indirectement
dans la réalité qu'il filme. »8 Tenter de
capturer la réalité qui est la sienne, pour mieux se projeter
dans ce qui fait son intimité en même temps qu'essayer de l'offrir
aux autres. Ces « Diaries » ainsi créés (non pas sans
rappeler différents travaux de Jonas Mekas), affirment aux spectateurs
que l'intimité présentée peut aussi être la leur, et
que c'est dans son universalisation que cette dernière peut prendre sens
: « Ici, bien sûr, la vision familiale se dépasse : elle
constitue un lien, précisément défini, entre le
particulier et l'universel »9. Et c'est dans le partage de
réalité que le dispositif du film est tout entier inscrit, car
lorsque l'on parvient à « faire du monde notre famille
» (The River, Oren Peli et Michael R. Perry en 2012),
7Roger Odin (sous la direction de). Le film de
famille : usage privé, usage public, Paris, Klincksieck, 1995, p.
19.
8 Ibid. p. 116.
9 Ibid. p. 223.
14
La Focalisation Caméra
cette intimité devient le sujet et l'objet du film,
amenant au fait que c'est elle qui compte toujours, quelle que soit
l'universalisation vers laquelle elle tend.
Dorénavant tout semble tourner autour de ces «
amateurs de la réalité »10 et de la
dérive du procédé qu'ils tentent de mettre en forme, le
passage du film pour la famille, du journal intime, au film pour la
collectivité, au journal du monde. Et même si les images
tournées ne sont pas toujours à destination du simple cercle
familial, que cela soit dans le cadre d'un documentaire (The Blair Witch
Project), d'un reportage (REC) ou d'un film (Diary of the
Dead), les penchants professionnels tendent à s'amateuriser. En
effet, la volonté de toujours mettre en image le processus filmique ou
de ne pas faire la différence entre le moment du film et les images qui
ne seront pas intégrées (dans REC il y a toujours un
avant et un après le plan du reportage), font que la production initiale
perd peu à peu de sa consistance. Encore une fois, ce qui importe dans
un premier temps, ce sont les images destinées aux seuls
commissionnaires du film, et la façon dont les protagonistes
réintègrent cette position de spectateur du monde, d'amateur de
la réalité. Non pas tant par la capacité qu'ils ont ou non
à construire l'image que part leur inaptitude à conserver un
réel qu'ils tentent de retranscrire en l'état. Car en dehors de
l'entreprise professionnelle, les spécialistes sont des amateurs de la
réalité comme les autres, et le fait de ne pouvoir y
échapper amène leur mission à perdre immanquablement en
qualité intrinsèque. Ce qui compte (à cette étape
de la démonstration), ce n'est pas la réalité que l'on
tente de représenter, mais c'est celle qui va venir mettre en
déroute notre activité, obligeant les protagonistes à
recouvrer leur place initiale, celle non pas d'opérateur mais de
spectateur. Le cinéma « amateurisé » (celui qui fait
suite au phénomène) ne l'est plus simplement dans l'optique
d'occuper une fonction identitaire, où filmer serait un processus
à même de faire comprendre, d'appréhender sa propre vie,
mais parce que la fiction oblige à se conduire comme tel. La plupart des
images produites (pour le vrai film) sont faites par certains acteurs
eux-mêmes, de purs amateurs donc. Le film est tourné à
travers ce que la caméra voit, sans qu'il n'y ait forcément de
cadreur professionnel, pour approfondir cet effet d'être là par
accident, le chaos du tournage se reflétant dans le film de telle sorte
que la mise en scène s'affiche non pas dans l'agencement des
procédés cinématographiques mais dans la mise en forme
appliquée de sa propre déchéance.
Étant donné le système dans lequel est
introduit le film, l'effet amateur est bien sûr un élément
indissociable, cependant, se trouvant immédiatement cerné par les
limites induites par ce type de procédé, il est une exigence de
constituer cet effet comme un style. Ceci permettant
10 Marie-Thérèse Journot. Films amateurs,
dans le cinéma de fiction, Paris, Armand Colin, coll.
Cinéma/Arts Visuels, 2001, p. 7.
15
Gildas MADELÉNAT
que la mise en scène ne soit plus constituée
à la marge du dispositif. Sous des considérations stylistiques,
Sarah Leperchey pose les bases d'une « esthétique de la maladresse
» que revendiquent ces quelques films à l'ambition plus vaste que
l'on imagine ; la maladresse de l'amateur n'étant plus la simple
manifestation d'une prise de risque répréhensible ou d'un manque
ostensible d'expérience : « La maladresse devient le signe
d'une originalité vraie, le signe d'une oeuvre réellement
consistante : le créateur est maladroit dans la mesure où il ne
peut se reposer sur un savoir-faire appris, maîtrisé, mais doit
inventer, défricher, tâtonner, pour trouver sa propre façon
de s'exprimer »11. Appréciée en ce qu'elle
dessinerait les traits d'une subjectivité qui tente de tenir compte de
son monde tout autant que de la manière de l'appréhender, si
cette maladresse peut se faire valoir par son originalité, elle est
avant tout le signe d'un regard qui ne repose plus sur un savoir
préalable car appris, mais inexistant ou abandonné (dans REG
ou Diary of the Dead, il ne s'agit pas vraiment d'amateur). Cette
maladresse montre à quel point les protagonistes sont incapables de
répondre correctement à ce qui se déroule ou va se
dérouler sous leurs yeux, ils sont incapables de maintenir la
réalité lorsque celle-ci s'offre à eux et ne peuvent
accorder de temps à sa mise en scène. Cela ne veux pas dire que
les plans fixes sont impossibles ou que la caméra est collée
à tout jamais à l'épaule de son porteur12,
simplement que l'urgence et la précipitation qui prévalent la
plupart du temps rendent délicate la prise de position
réfléchie face au monde. La maladresse est la conséquence
d'une évolution du monde qui empêche justement de trouver sa
propre façon de s'exprimer. Il semble dès lors que cet effet de
maladresse, cette soumission physique au monde en ébullition, soit la
modalité par laquelle s'agence une partie non négligeable des
ajustements fictionnels :
En effet, la maladresse amateur a permis de mettre en crise
les règles du bien-filmer classique, or ces règles visaient, pour
une grande part, à l'élaboration d'une image réaliste
évidente, pleine, sans accrocs, immédiatement recevable par le
spectateur. De sorte que les transgressions, les " fautes " introduites par le
style reportage opèrent une subversion du réalisme classique,
dénoncé comme une illusion.13
Il s'agit de quitter les tentatives réalistes
classiques pour atteindre une véracité plus forte car
prononcée, perçue comme telle, la maladresse devenant le signe
d'une plus grande implication à la fois du protagoniste dans son
intimité et du surgissement de la réalité dans cette
même intimité. Dire, comme à pu le faire le cinéma
direct, que le réalisme classique est
11 Sarah Leperchey. L'esthétique de la
maladresse, Paris, L'Harmattan, coll. Champs visuels, 2011, p. 42.
12 Le terme de caméraman (homme-caméra) rapporte
trop l'image à la subjectivité humaine.
13 Ibid. p. 112.
16
La Focalisation Caméra
une illusion n'est plus d'un intérêt majeur, il
faut maintenant fictionnaliser cette démarche pour avouer que tout
réalisme n'est qu'illusion, la preuve en image, dans l'image, dans tout
ce qui la constitue. C'est ainsi que l'on voit à quel point cette
tendance lo-fi relève d'un effet très
contrôlé : « La lo-fi actuelle est bien une
rhétorique : les anciennes figures du " mal fait "
sont devenues tout à fait banales, admises, et servent l'illusion de
la transparence »14. C'est pour cette raison que la
fiction peut s'emparer de ces « nouveaux » procédés,
pour les redéfinir et pour rendre ces films réalistes dans le
sens où le principe de fabrication serait familier au spectateur. La
négation abrupte des présupposés de la mise en
scène permet la création d'une forme unique, le cinéma
amateurisé devenant le coeur même de cet élan. Et c'est
dans la reconnaissance de cette forme que la fiction va pouvoir se
détacher d'un procédé qu'elle a elle-même mis en
place : reconnaître la forme empruntée permet son
détournement.
Tout ceci n'est a priori pas nouveau. Si les films jouent sur
cette intimité hors norme, puisque commune suite à son
universalisation, c'est justement parce que c'est ici que peut naître la
fiction, dans sa forme la plus efficace, la plus prégnante. Sauf qu'ici,
c'est cette même familiarité que le film tente à la fois de
construire et de détruire, pour voir comment les protagonistes
réagissent lorsque les limites de leurs milieux personnels sont
brisées. De sorte que le cinéma puisse encore intervenir dans une
réalité où les spectateurs du monde ont produit tant
d'images clandestines : « Son objectif (en tant qu'il assume une
fonction essentielle d'altérité) est de reconquérir cette
image du monde que l'excès d'images insignifiantes et de discours
audiovisuels formatés ont effacés »15. Le
subterfuge des films qui nous intéressent étant très
justement de parvenir à reconquérir cette image du monde par des
impressions issues de cette saturation. La retrouver dans cette effusion,
être submergé pour retrouver l'essence même de ce qu'elle
peut être. L'image trop pleine semble la seule à même de
saisir le trop-plein d'image, dans un univers où elle est, tout de
suite, tout le temps, partout. Aujourd'hui plus que jamais, l'acte de filmer
implique une réflexion sur la nature des images, sur leur
intensité, et sur les limites de la vérité qu'elles
mettent en forme, plus que sur leur vraisemblance. Car si le film devient un
documentaire, c'est avant tout pour saisir l'avènement de la fiction
dans l'univers des spectateurs du monde, dans la pleine considération
des domaines cinématographiques. Les protagonistes devenant eux
même les spectateurs d'une intimité qui leur échappe,
puisqu'elle est appelée à s'extérioriser, ou plutôt
à s'intérioriser au-delà d'un objectif qui les guette.
14 Ibid. p. 161.
15 Angel Quintana. Virtuel ? A l'ère du
numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des
arts, Paris, éditions Cahiers du cinéma, coll.21e
siècle, 2008, p. 124.
17
Gildas MADELÉNAT
B : De la réalité des images
fictionnelles
Ces questionnements sur l'organisation et la disposition des
images face à la réalité ont été mis
à jour depuis longtemps par les cinéastes du documentaire, et par
ceux des sous-catégories affiliées. Et si ces
spécificités nous intéressent tant, c'est pour tenter de
répondre à l'évolution qui se joue dans ces oeuvres, le
passage du film amateur à la tentative documentaire, et la mise en forme
de vérités toutes particulières. D'un côté
celle que tente de percevoir les protagonistes et qu'ils tentent de capturer
(une vérité à découvrir puis à exposer), de
l'autre, celle dessinée par l'apanage fictionnel et au coeur du
procédé found footage (l'image comme détentrice
d'une vérité à exhumer puis retenir). Il s'établit
une double quête, celle des spectateurs du monde, à
l'intérieur du film, celle des spectateurs du film, à
l'extérieur. S'il se place en ligne de mire de la tentative
documentaire, en plus de s'approprier les codes du cinéma-direct, c'est
que son dispositif dans le domaine de la fiction réinvite principalement
à repenser ce que le cinéma peut offrir ou non de la
réalité, tout autant que de connaître la
véracité de ce qu'il s'approprie. Le documentaire est en ce sens
la spécialité la plus controversée, tant sur les questions
liées à la nature même du cinéma que sur le travail
de référenciation. Mais dans cette optique, les divergences entre
cinéma de fiction et cinéma documentaire ne tiennent pas tant
dans l'aptitude même des textes à répondre de la
véracité de leurs référents que dans le mode
discursif développé et le contrat de lecture établit avec
le spectateur. Sauf qu'ici, on voit ces deux formes se confondre et le texte
afficher clairement des intentions qui vont à contresens de ses
facultés (à la fois par les protagonistes qu'il met en jeu et par
l'utilisation du found footage). Avant d'aller plus loin et
d'entrevoir les limites du réalisme des images fictionnelles, il semble
nécessaire de redéfinir les bases et les nécessités
de cette réalité, afin de considérer ces suppositions
d'une meilleure manière.
Fonctionnant comme révélateur du réel, le
cinéma pour André Bazin16 serait un art de la
réalité en ce qu'il la reproduirait, cette dernière se
manifestant, se réalisant à travers les images. Toutefois, ce
caractère se jouerait dans la conservation du réel comme
élément brut, immédiat car se présentant sans
médiation artistique, dans un refus d'interprétation
empêchant l'artiste de remplacer la réalité du monde par
une vérité toute autre. Ce qui est spectaculaire dans l'image,
c'est le monde, son essence et pas la manière de le mettre en
scène. En ce sens, le cinéma pur pour Bazin est un cinéma
transparent, se faisant totalement oublier, un cinéma sans point de vue
permettant d'accéder à une certaine forme d'objectivité.
Ici, paradoxalement,
16 André Bazin. Qu'est ce que le cinéma
?, Paris, 1958-1962, rééd. Editions du Cerf, collection
"Septième Art", 1985.
18
La Focalisation Caméra
c'est le fait même que le cinéma se montre, que
le processus soit en cours et que la mise en scène soit annexée,
qui permet à cette objectivité tant recherchée de trouver
sa résolution (nous verrons par la suite que cet dénouement n'est
que passager). En anéantissant la transparence formelle, il n'est plus
possible de nous cacher qu'il s'agit là d'un film, ceci étant, la
réalité reste bien trop forte pour que celle-ci se constitue par
une médiation parfaitement maîtrisée : afficher le
dispositif de captation et ne pas réussir à mettre en
scène le monde c'est aller au plus loin des fondements de
l'esthétique de la transparence. La brutalité de ce réel
est toujours supérieure à la possibilité qu'ont les
protagonistes de changer la vérité de ce qu'ils voient et de ce
qui les dépassent (Diary of the Dead reste à la limite
de cette supposition). D'autant plus que dans les cas qui nous concernent, s'il
doit y avoir la constitution d'un point de vue, il s'agira très
certainement de celui de l'appareil, dont l'objectivité dans le mode de
captation semble caractéristique. Sauf que la fiction ici est
entièrement construite autour de l'objectivité de l'appareil, ou
plutôt de ce qu'il y a au-delà de cette objectivité. Cet
au-delà de l'objectivité, c'est ce que présente
Mitry17 lorsqu'il affirme, contrairement à Bazin, que le
cinéma est un langage et nécessairement un signe, qui tente de
représenter le réel avec une intention artistique absolue. Le
représenté est perçu à travers une
représentation qui le transforme puisque le cinéma n'est pas un
réceptacle neutre au monde, il est un processus actif qui induit une
métamorphose particulière du monde. Le cinéma n'est pas un
discours du monde mais à propos du monde, et le cinéma doit
assumer la médiatisation de cette allocution. Il n'y a pas de monde en
soi mais que du monde perçu, on ne peut donc parler
d'objectivité. Notre corpus fait donc le lien entre la théorie
bazinienne (l'image comme miroir du réel), et la démonstration de
Mitry (l'image comme transformation du réel), car c'est en assumant la
médiation par l'appareil cinématographique qu'il s'inscrit
justement dans la transparence, dans cette objectivité fictive, et que
peut se mouvoir la fiction. Faire face au monde dans ces fictions, c'est faire
acte de la subjectivité de l'appareil et passer de la production
d'effets de réel et la dénonciation de leurs caractères
illusoires à une tentative d'exploration d'une vérité
purement cinématographique ; l'histoire du film documentaire
reflète cette conversion.
Le cinéma-vérité, sous-genre du
documentaire est un mouvement ayant pour vocation de se positionner de
manière éthique et théorique sur la relation du
cinéma au réel, notamment sur les enjeux liés à
l'objectivité de l'appareil, de l'existence ou non d'une
vérité émanant de la réalité, des
propriétés de la représentation et de sa propre fonction
de médiateur. Par l'entreprise d'une forme directe de cinéma, ce
type de documentaire offre consciencieusement
17 Jean Mitry. La Sémiologie en question. Langage et
cinéma, Paris, Éditions du Cerf.
19
Gildas MADELÉNAT
une vision médiatisée du monde puisque c'est en
utilisant la caméra que l'on peut être susceptible de provoquer le
sujet afin de lui faire dire sa propre vérité tout en
réfléchissant au procédé mis en place et à
la consistance des images produites :
La réflexion sur la réalité des images,
(leur objectivité, leur vérité) se joint à la
fonction de représentation des images du réel. Mais celle-ci met
nécessairement la représentation à distance : les images
ne sont plus seulement prises au premier niveau pour ce qu'elles
représentent, mais elles apparaissent en même temps dans leur
réalité d'images dont la fonction première est de rendre
visible.18
Rendre visible, c'est supposer que la vérité du
monde serait cachée et que le simple fait de représenter est
insuffisant pour donner à voir cette même vérité. Il
paraît simple d'accéder à cette divulgation lorsque le film
est une fiction, dans le sens où la vérité qui transparait
ne serait pas celle du réel mais du film, une vérité qui
cherche donc à se faire voir (le monde étant à cet
égard bien moins démonstratif). Les réalisateurs de ce
cinéma-vérité admettaient la nécessité de ne
pas intervenir, de telle sorte que l'image puisse être
présentée pour ce qu'elle est, avec l'affirmation d'un
accès direct et fiable à la réalité. Cette
fenêtre ouverte sur le monde affirme donc que le réalisateur se
place lui même comme un spectateur de la réalité affirmant
par la même occasion que l'image est apte à offrir la
vérité sans interprétation préalable. Dans le cas
de notre corpus, il semble se produire un effet inverse puisque c'est le
réel qui aurait une fenêtre sur les protagonistes, lui permettant
d'investir cette intimité que les personnages tentent de conserver
à tout prix. Parce que la fiction appelle à ce que le monde
réel se présente ainsi, parce que la fiction accentue la
réalité de l'image, pour ne pas oublier que le point de vue reste
celui adopté par l'appareil et que la vérité amenée
soit avant tout cinématographique. Le monde pénètre dans
l'image pour que le cinéma puisse construire la vérité sur
ce monde et donc permettre à tous les spectateurs de voir ce qui est
habituellement invisible (et ce que l'on voit à l'image n'est pas
forcément ce que l'on voit dans la réalité). Cette
vérité est donc indissociable de l'oeuvre, surtout si l'on
considère que tout film est une fiction, puisqu'il induit une
représentation du réel et non le réel lui-même. Plus
encore, si le film parvient à rendre visible des portions du réel
qui ne l'étaient pas avant son intervention, c'est que cette
représentation est elle-même dépassée. Ainsi, la
réalité qu'il parvient à mettre en forme, c'est la sienne,
celle de son processus, c'est la vérité iconographique. Parvenant
à trouver une réalité non pas dans le
représenté mais dans l'acte même de
représentation.
18 Marie Jo Pierron-Moinel. Modernité et
documentaires : Une mise en cause de la représentation, Paris,
L'Harmattan, coll. Champs visuels, 2010, p. 65.
20
La Focalisation Caméra
Le documentaire est souvent là pour faire
découvrir au spectateur une portion du monde qui lui est inaccessible,
car inconnue, lointaine, emportant ce regardeur par sa volonté de
savoir, de connaître un évènement particulier, visible par
d'autres que lui. C'est sur cela que joue aussi le corpus, sur cette
interaction liée au « besoin » de savoir du spectateur. Sauf
qu'ici, ce que l'on essaie de voir, c'est justement « Tout ce qui sort
de l'ordinaire », tous ces phénomènes qui font que
notre réalité rejette sa banalité. Issue de Paranormal
Activity 3 (Henry Joost et Ariel Schulman en 2011), cette réplique
permet de voir que si le cinéma ne capte pas autre chose que
l'ordinaire, il est bien incapable de récupérer quoi que ce soit.
D'autant que le peu qu'il récupère est transformé en
extraordinaire, par la simple présence de la caméra (et cela
n'est pas uniquement valable pour notre cas d'étude). Alors pour
fonctionner, le cinéma de fiction doit mettre en place un
approfondissement du réel, de telle sorte qu'il puisse faire surgir des
phénomènes identifiables : « La notion vertovienne de la
" ciné-perception " comme une ouverture sur le monde
proclame, d'une manière qui rappelle la théorie réaliste,
que le cinéma a une fonction essentielle : l'exploration du "
réel " »19. Le
ciné-oeil (formule que nous n'utiliserons pas dans le cas de notre
corpus, puisse que celle-ci rejette dans sa définition la construction
fictionnelle) permet donc cette exploration du réel, et si l'on explore
c'est qu'il y a très certainement des choses à découvrir.
Mais les protagonistes n'ont pas conscience de cette propriété.
En cela, le ciné-oeil ne correspond qu'à la première phase
de ces films, lorsque cette exploration du réel malmenée s'ouvre
vers des profondeurs de la réalité insoupçonnées.
À cet instant précis, le cinéma ne permet plus seulement
l'exploration du réel, mais de ce qui se tient au-delà et la
caméra devient l'outil et l'agent de cette nouvelle prospection.
C'est cette seconde phase consciente d'exploration qui va
faire que la fiction va délaisser de manière claire les
barrières du documentaire, la fictionnalisation de ses
procédés ou du moins de sa démarche initiale (rendre
vaporeuse la frontière entre les faits et la fiction), le faisant alors
tendre vers le « mock-documentary », terme utilisé
pour deux raisons :
Parce que cela suggère qu'il s'amorce en copiant une
forme préexistante dans le but de reconstruire une forme que le public
est supposé connaître. Parce que l'autre signification du mot "
mock " (renverser ou ridiculiser par l'imitation) suggère qu'une partie
de cette forme filmique parodique est tournée vers le
documentaire.20
19 William Guynn. Un cinéma de Non-Fiction : Le
documentaire classique à l'épreuve de la théorie, Aix
en Provence, Publications de l'Université de Provence, 1990, p. 28.
20 «Because it suggests it origins in copying a
pre-existing form in an effort to construct (or more accurately, reconstruct) a
screen form with which the audience is assumed to be familiar. Because the
other meaning of the
21
Gildas MADELÉNAT
Bien entendu, le documentaire n'est pas la seule forme que ces
films investissent de manière perceptible (on l'a bien vu avec le
cinéma amateur), mais ces apparences tendent à se dissoudre au
fur et à mesure que le phénomène prend la place sur la
réalité qu'il investit. Dans tous les cas, il s'agit de mettre en
forme une construction préexistante et de trouver de nouvelles
profondeurs dans le détour de cet élément même. De
plus, le documentaire, qui comme nous l'avons vu serait lui aussi basé
sur un système de représentation du monde, ne s'avoue pas
meilleur dans le sens où il donnera accès au monde tel quel, mais
dans l'hypothèse où il offrirait une « bonne »
représentation de ce monde : « il y a une relation directe
entre l'image et son référent, que seul le documentaire peut
établir »21. Et c'est justement sur cette
référentialité que joue le faux-documentaire : «
Cette relation entre l'image et le référent n'est pas
simplement rompue, elle est en fait totalement détruite dès lors
que l'on démontre que l'image n'a aucun référent dans le
monde réel »22. Le faux documentaire fonctionne
donc au mieux lorsque celui-ci parvient un tant soit peu à conserver
cette référentialité, ou à jouer de cette
impression. Borat fonctionne sur ce mode, amenant le spectateur a ne
plus très bien savoir ce qui est référencé, ou
référençable, ce personnage de fiction évoluant au
milieu d'autres personnages dont on ne parvient jamais à désigner
la véritable implication. Dans une autre tournure, C'est
arrivé près de chez vous met en scène le fantasme
d'une interaction avec le réel, en abolissant la distance spatiale et
temporelle entre l'image et son référent. Là non plus,
nous ne passons pas à côté de la présence de la
caméra, mais en insistant sur le statut documentaire des images on en
vient souvent à oublier qu'il se passe aussi quelque chose
derrière la caméra. Le documenteur offre ainsi au public la
possibilité de réfléchir sur l'acceptation culturelle des
discours factuels, déplaçant alors le spectateur sur une position
critique toute particulière à l'égard du film et sur sa
propre expérience de spectateur.
Dans notre cas pourtant, les films affichent très
rapidement la vérité de leurs intentions. En effet, le
mock-documentary n'est pas un faux-documentaire, il ne cherche pas à se
faire passer pour ce qu'il n'est pas, il révèle progressivement
qu'il a réussi à en produire l'illusion mais qu'il n'en est
justement pas un. Il dissimule pour mieux dévoiler et c'est une fois
reconnu dans cette circonstance que l'on peut l'apprécier. L'exercice de
référenciation
word « mock » (to subvert or ridicule by imitation)
suggests something of this screen form's parodic agenda towards the documentary
genre. » Craig Hight et Jane Roscoe. Faking it, Mock Documentary and
the subversion of factuality, Manchester, Manchester University Press,
2001, p. 1.
21 «That there is a direct Relationship between the image
and the referent, end further that is only documentary that can construct such
a direct relationship with the real.» Ibid. p. 181.
22 «The Relationship between the image and the referent
is not only broken, it is in fact completely destroyed when the images can be
shown to have no referent in the real world.» Ibid. p. 188.
22
La Focalisation Caméra
s'écroule, puisque ce qui advient est extra-ordinaire
et que l'on ne peut aucunement le rapporter à quelque chose que l'on
connaît. Le fait que le phénomène échappe à
cette référentialité, alors que le monde construit autour
de lui semble correspondre au monde tel qu'on le connaît montre à
quel point s'il se passe quelque chose derrière (ou dans) la
caméra, il se passera toujours quelque chose devant, d'autre que ce que
l'on connait. Il est alors impossible d'« éviter les
clichés, juste présenter de la manière la plus simple. La
légende pour elle-même » comme le souhaite tant Heather,
car la légende ne reste jamais ce qu'elle est tantôt qu'on lui
offre la possibilité de « devenir » par l'image, de telle
sorte que notre croyance évolue en même temps que celle des
protagonistes.
La diffusion d'un film est toujours tenue par un contrat
d'ordre implicite avec le spectateur: « La fiction est définie
à partir du contrat de réception : les spectateurs de ces films
en font une lecture fictionnalisante dans la mesure où leur croyance ne
se construit pas, comme ce serait le cas avec un documentaire, sur une
obligation de vérité »23. Dans le cas
présent, la lecture fictionnalisante serait une position de second
degré, la quête de vérité étant justement
l'une de ses principales obligations. Et même si le spectateur sait
raisonnablement qu'il ne quitte jamais la fiction, c'est très justement
cette prévision que viennent définir les premières marques
des films (found footage ou autres expositions) : ceci est une
fiction, sans aucun doute, mais nous vous demandons d'y croire non pas comme si
c'était vrai, mais comme s'il s'agissait d'une réalité
(susceptible de devenir la vôtre). Sauf qu'ici le régime de
croyance demandé ne correspond pas au mode de réalisation des
films, et c'est en ces termes que l'on peut considérer cette entreprise
comme trompeuse, car elles restent des oeuvres qui détournent la
réalité. Ce point est la différence majeure entre la
fiction et le documentaire, parallèlement au régime de croyance
suivi par le spectateur et qui est induit par le film même.
Habituellement, le film s'engage à faire croire qu'il n'est pas qu'une
fiction (de manière implicite), mais paradoxalement, la fiction doit
initialement être perçue comme telle pour fonctionner. Nous devons
savoir que la fiction en est une, pour modifier notre système de
croyances et ne pas être brusqués par les éléments
non référençables. Ici, la fiction s'engage à faire
croire qu'elle n'est pas qu'un film (de manière explicite). Pour bien
agir, elle doit laisser un doute quant à savoir si la
réalité initialement présentée est la nôtre
ou non. Cette feintise ne tient pas (et n'est pas faite pour tenir), compte
tenu de son mode de diffusion d'abord, par ce qu'elle met en forme, puis
toujours par la présence du générique. Elle n'est
là que pour induire un double mouvement d'identification et de mise
à distance, l'univers crée par la fiction
23 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p
17.
23
Gildas MADELÉNAT
s'amorçant par une analogie à notre monde
réel que le film détruira au fur et à mesure de son
avancée. L'univers fictionnel est ainsi toujours le seul à
valider les phénomènes qui lui sont constitutifs : « En
effet, la fiction artistique ne s'oppose pas au vrai mais au vrai et au faux,
c'est-à-dire qu'elle échappe à la pertinence de la
véridiction comme telle »24. Il est donc bien
étrange de dire que le film serait un mensonge à l'adresse du
spectateur, ou uniquement cela, car même s'il ne parvient pas à
conserver la réalité à laquelle il demande une
reconnaissance préalable, il ne demande que de croire à la
réalité du système de représentation,
d'adhérer à la réalité de l'image fictionnelle.
Tous ces détours n'entament qu'une seule chose, le
retour irrémédiable à la fiction. Rejeter la fiction pour
mieux l'investir, et ainsi lui offrir une nouvelle « force », dans
cette non-fiction utopique, où vivre avec une caméra se
révèle toujours l'élément le plus
irréaliste. Il ne s'agit pas au fond d'échapper à la
fiction mais précisément de la mettre en jeu, dans sa
création, dans son aboutissement. Et si ces films jouent à
être des documentaires, c'est principalement dans cet axe : comment faire
apparaître la fiction ? Quel est donc l'héritage de la
réalité ? Et cela dans un élan toujours destructeur,
d'où le fait qu'il s'agisse de film d'horreur, fantastique, des films
d'épouvantes. On comprend qu'il est précisément impossible
d'atteindre un état de « non fiction », car la présence
« cinéma » rend tout bonnement impossible le raccord à
la réalité perçue. Il ne peut que la
dérégler, la dégrader, et en laisser ainsi percevoir la
substance. Il ne s'agit pas de dire qu'il est impossible de parler de notre
réalité, ou de manière réaliste, il s'agit de voir
à quel point la caméra (dans sa forme la plus « basique
» : film amateur, documentaire, film de famille) ne parviendra jamais
à retranscrire la réalité telle qu'on la voit, telle qu'on
la vit. Comment l'exercice de la fiction peut-il rendre compte du réel ?
La question est bien sûr tout aussi légitime pour le documentaire,
mais elle semble bien vite dépassée, amenant à une seconde
interrogation : comment la fiction peut-elle rendre compte de la fiction ? En
approchant un autre type de vérité, pas la vérité
vraie, mais celle induite par le procédé. Le système
crée sa propre vérité, là où la quête
du réel, du vrai est une quête sans fin et sans
intérêt véritable ; la vérité que l'on va
chercher est plus passionnante que la vérité authentique.
D'autant que fictif ne veut pas dire faux, « Cette histoire est vraie
puisque je l'ai inventée d'un bout à l'autre »
affirmait Boris Vian au sujet de L'écume des jours. L'oeuvre
incarne, fait surgir, émerger une vérité, même si
cette dernière va à l'encontre de la véracité. Il
s'agit d'aller plus loin que ce que semblent dire les choses, de donner une
dimension supplémentaire à cette exploration du réel.
L'art nous détourne peut-
24 Nathalie Heinich et François Flahault (sous la
direction de). Vérités de la fiction, L'Homme
n°175-176, Editions de l'école des hautes études en sciences
sociales, 2005, p. 31.
24
La Focalisation Caméra
être de la vérité (c'est le grand
problème de Platon), mais pour nous ramener à une
vérité bien plus intérieure, au film ou à
l'appareil, à celui qui filme, comme si le cinéma personnel
parvenait dans cet espace fictionnel à trouver une
légitimité à sa subjectivité :
L'hypothèse ontologique du cinéma personnel est
que le cinéaste choisisse et juxtapose des images afin de
révéler certains aspects de son Moi. La condition
préalable à l'investissement personnel et émotionnel est
donc très forte ; et derrière cette ontologie du cinéma
personnel, se trouve en fait la conviction que le cinéma peut
révéler des vérités
intérieures.25
Il ne s'agit plus de dénoncer le fait que tout
régime médiatique émotionnellement
intériorisé soit un mensonge, mais de voir comment on peut
gérer la difficulté du trauma, de l'indicible, de ce que l'on ne
peut expliquer, même si on l'a vu. L'homme qui est face à l'image
de la mort, se retrouve sans mots, traumatisé, exclu de l'humain pour
n'être que devant cette image. Car il n'y a pas de mot pour exprimer
cette peur que les autres ne peuvent entendre (comprendre), car il n'y pas de
mots pour dire l'horreur, il n'y a que des images. Excès du dispositif,
dont la visibilité permet de plonger dans une autre intimité,
celle du film, par une autre subjectivité, celle de l'appareil, dont les
images et plus globalement le film sont l'extériorisation physique
concrète, matière de la subjectivité. La
réalité du système de représentation prend la place
sur la réalité elle-même. Pour finir, Bazin distinguait
deux types de cinéastes, d'un côté ceux qui croient
à la réalité et de l'autre ceux qui croient à
l'image. D'un côté ceux qui croient au monde, de l'autre ceux qui
croient au cinéma (et peut-être pas assez au monde). Ces films
amènent à repenser cette dualité non plus dans un rapport
de force, mais dans une cohésion particulière. L'image n'est
jamais détachée du monde mais n'est jamais le monde tel quel.
Elle est la continuité de ce monde, à elle seule un univers qui
peut se faire valoir. Mais surtout, elle est toujours destinée à
réapparaître dans le monde initial, celui-ci devant faire acte de
cette présence. La réalité se destine à l'image,
l'image se destine à être réalité. Cette
réalité n'étant plus la même au début et
à la fin de ce processus.
25 Marie Danniel-Grognier. Formes et manifestations de la
subjectivité dans le cinéma documentaire personnel
américain (1960-1990), Poitiers, Université de Poitiers,
2008, p. 76.
25
Gildas MADELÉNAT
2 : A la croisée des mondes, l'image
A : Les reliques du found footage ou le patrimoine de
l'esprit
Dans cette recherche des images fictionnelles se met en place
un usage tout particulier d'incarnation, un artifice tout entier tourné
vers la fiction, le found footage. Bien loin de la pratique mise en
lumière par Nicole Brenez dans sa Cartographie du Found
Footage26, où un film produit le serait grâce
à la réutilisation plus ou moins partielle d'images d'autres
films, l'enregistrement est montré ici comme un élément
retrouvé et non modifié, donnant à la fois une consistance
et une préexistence aux images. Ainsi la totalité du visionnage
est portée par cet acte préalable déterminant la nature
des images et notre lecture du film, la nécessité étant de
faire la distinction entre ce qui relève du dispositif, et ce qui
relève de l'intention dans lequel on en fait usage. Dans The Blair
Witch Project, un intertitre précède le film pour indiquer
les éléments suivants : « En octobre 1994, trois
étudiants disparaissaient dans la forêt près de
Burkittsville, dans le Maryland pendant qu'ils tournaient un documentaire. Un
an après, leurs enregistrements furent trouvés ». Cet
intertitre sobre précise donc que les évènements se sont
produits cinq ans avant la « présentation » du film en salle,
cet écart créant un premier effet d'antériorité.
Arrivent ensuite les premières images du film, indiscernables, floues,
c'est la préparation et la présentation du film à venir
(le documentaire et son making-of). Avant même de savoir de quoi va
traiter l'« histoire », le spectateur s'engage dans le film de
manière bien particulière. Il s'agit pour lui de savoir comment
les protagonistes ont disparu, s'ils ont bien disparu et si l'on peut obtenir
des indices sur une survie hypothétique. Les premières instances
du film gagnent alors en consistance, portant tout le film sous ce regard
documentaire et dans le but de trouver les marques d'une vérité
plus globale. Le moindre détail de ces moments insignifiants peut avoir
son importance, il ne faut rien perdre de cette ébauche
d'intimité. Pour Cloverfield, les images sont proposées
comme étant un élément source du département de la
défense américaine ; on peut lire d'ailleurs en
arrière-plan de ces premières images : «
Propriété du gouvernement américain, ne pas copier
». Issue d'un dossier confidentiel nommé «
Cloverfield », l'enregistrement est issu d'une caméra
retrouvée sur le lieu de l'incident « US-447 », zone autrefois
connue comme « Central Park ». Outre le fait que le film se
détache un tant soit peu de notre réalité
26
http://archives.arte.tv/cinema/court_metrage/courtcircuit/lemagfilms/010901_film3bis.htm
26
La Focalisation Caméra
(Central Park est toujours connu comme étant Central
Park), cette présentation fait directement le lien avec la fin du film.
En effet, dans une dernière tentative de survie Rob et Beth se
réfugient sous un pont du parc new-yorkais, mais ne survivrons pas aux
attaques de l'armée contre le monstre. Ces premières annonces
construisent notre lecture du film de deux façons. Tout d'abord, nous
voyons ces images presque à l'insu du gouvernement, comme si un acte
malveillant nous avait fait parvenir l'enregistrement. Nous (spectateurs) avons
la possibilité de voir un film auquel nous n'aurions pas dû avoir
accès, alors ces images doivent témoigner de quelque chose de
sérieux et que l'on essaye de nous cacher, ce qui bien sûr affecte
l'image d'une authenticité singulière. Nous voyons des images qui
ne devraient par être vues, et elles n'auraient pas cette
caractéristique s'il s'agissait d'une fiction. Ensuite, de la même
manière que nous connaissons le destin d'Heather et de ses acolytes,
nous obtenons un certain nombre d'informations sur l'histoire. Nous savons
précisément que Central Park est la zone à éviter,
qu'il s'agit de la zone de non-retour (pour la caméra au moins, mais
l'espoir que les protagonistes survivent sans la caméra est très
mince dans ce genre de configuration). Ces annonces en ouverture de film
transforment donc notre ligne de conduite en nous fournissant des informations
préalables, de telle sorte que nous ne verrions pas le même film
si l'on venait à manquer ces informations (on peut supposer par ailleurs
que les premières séquences manqueraient d'intérêt
sans l'attente du phénomène affilié). On sait très
bien comment tout cela va finir, l'important ne réside donc pas dans le
drame à venir, mais dans l'annonce même de ce drame, dans le fait
que nous allons voir des gens succomber, puisque déjà morts ou
disparus quoi qu'il arrive par la suite ; même si le spectateur sait
qu'il voit une fiction, le found footage relie avec le fantasme du
snuff movie 27. L'intimité ainsi bafouée se
retrouve dans l'attente de l'événement mortifère.
Pour ce qui est de Paranormal Activity, la Paramount
Pictures remercie ouvertement les familles de Micah Sloat et Katie Featherston
ainsi que la police de San Diego. Cette attention, sous forme de
condoléances, inscrit le groupe policier comme une instance capable
à elle seule d'authentifier la démarche found footage.
La Paramount a eu accès à ces images, la police est au courant et
naturellement la justice ne peut vous mentir (de même que la
défense américaine dans Cloverfield ne garderait pas
d'images si ce n'étaient pas des preuves) ; un accord avec la famille a
été trouvé, on imagine alors que « l'image » des
deux jeunes ne doit pas être ternie ou altérée par la
production et donc la vérité modifiée (on ne nous confirme
leur disparition qu'à la fin du film, mais le message de la Paramount
Pictures amorce déjà
27 Film clandestin où la torture et la mort ne sont pas
simulées.
27
Gildas MADELÉNAT
cette destination). Pourtant, cette fois-ci, le groupe
à la base du film (la Paramount est une grande maison de production dont
l'existence n'est plus à démontrer) s'identifie comme celle qui
à la fois trouve les images (dans la fiction) et les réalise
(dans la réalité). La plupart du temps ce n'est pas le cas,
l'entité à la base du found footage (celui qui trouve
les images dans la fiction) et celle à la base du film réel (le
réalisateur connu et reconnu) ne sont pas rapprochées, ne sont
pas mises sur le même plan (même si dans le cas présent Oren
Peli n'est vraiment rattaché à la fiction que par le
générique). De cette façon, le mystère plane autour
de ceux qui trouvent les images, pas au-dessus de ceux qui les tournent (dans
la fiction ou dans la réalité), allant à déployer
certains masques de l'énonciation jusqu'alors insoupçonnés
:
Tout film peut susciter la construction par le spectateur de
quatre " masques " de l'énonciation : - Le
supposé-réalisateur, instance que l'on crédite d'une
intention discursive : celle de " parler cinéma " (...) - Le narrateur
implicite. Ici, il s'agit bien d'une instance construite à partir du
système filmique seul. Relèvent de l'énonciation
narrative, tout plan, tout son, toute combinaison audiovisuelle
nécessaire au spectateur pour comprendre le récit. (...) - Le
filmeur empirique. La distance qui sépare cette instance des
précédentes est celle qui oppose l'intention et l'aléa, la
nécessité et le hasard. Est renvoyé à cette
instance tout élément visuel ou sonore qui n'est pas
considéré comme intentionnel : tremblé, faute de scripte,
bruit d'avion qui passe dans le lointain, etc. - L'auteur construit. En
fonction de l'idée qu'il se fait de l'auteur, (...) de la place et du
rôle qu'il lui attribue.28
On envisage ici deux instances d'énonciation
supplémentaires. D'un côté, le narrateur explicite, la
caméra comme instance de tournage immanquable, dont l'image
récupérée est la substance (nous n'utiliserons pas
l'expression de narrateur formel car l'image émanerait plutôt du
« fond » de la caméra, mais nous verrons ça
ultérieurement). De l'autre, le réalisateur tiers : celui qui
parviendrait à mettre à jour les images afin de les rendre
présentables, il ne s'agit donc ni du supposé-réalisateur
et encore moins de l'auteur construit, il est le grand inconnu de la plupart
des films (il n'entre pas en compte dans Diary of the Dead). Ces deux
autorités s'intègrent dans deux espaces différents, ils
sont les seuls à avoir une consistance dans la fiction et dans notre
réalité. Le narrateur explicite demeure puisque l'image en est
l'émanation, le réalisateur tiers existe puisque l'image est la
preuve de sa participation. On pénètre alors dans cette
intimité abrupte par une instance extérieure au film en train de
se faire, un personnage fictif dont la place est clairement inscrite dans notre
réalité. Ces deux instances sont primordiales, étant
donné qu'avec la naissance de l'image elles agencent la
réalité du film à notre réalité de telle
sorte que l'on voit se dessiner un espace
28 François Jost. Le Temps d'un Regard, Du spectateur
aux images, Paris, Klincksieck, 1998.
28
La Focalisation Caméra
commun (ces deux instances ont une existence fictive mais
inscrite dans notre espace de réception). C'est dans ce même
espace qu'interviennent les sites internet relatifs aux films (comme pour
The Devil Inside 29 de William Brent Bell sorti en 2012 et
Appollo 18 30 de Gonzalo López-Gallego sorti en
2011) ou encore les avis de disparition des protagonistes, qui augmentent
l'impression d'être dans notre réalité. Cet espace commun,
espace-tiers est le seul capable de mettre à niveau les deux
réalités.
Pour autant, les films de notre corpus ne sont pas tous aussi
clairs dans cette défictionnalisation que met en place l'exposition.
Dans Diary of the Dead, les images n'ont pas été
retrouvées mais montées au fur et à mesure de leur
captation afin d'être mises à disposition sur la toile (dans la
diégèse). Malgré cela, l'antériorité ainsi
créée est la même que les autres oeuvres tout autant que sa
validation par des caractères de l'énonciation. Si les images ne
sont pas retrouvées à proprement parler, la réalité
affichée des protagonistes elle, l'est complètement. Dans les
deux derniers cas (REC et Chronicle), la démarche n'est pas
clairement avouée, de telle sorte que l'on hésite un instant
entre une forme abstraite de cinéma en direct ou pour un found
footage inavoué par une fiction qui aurait du mal à
transcrire les limites de son champ d'action. Nonobstant, ces fictions se
dirigent inexorablement vers la tendance found footage, même si
celles-ci ne se cachent pas derrière d'obscurs intertitres. En effet, on
délaisse vite la possibilité du direct, car le temps du film
n'est pas celui du récit et si notre entêtement balance une
nouvelle fois vers cette pratique d'exhumation, c'est parce que si les images
ne sont pas présentées comme retrouvées elles sont
définitivement appelées à l'être : les
caméras sont là aussi abandonnées et donc possiblement
récupérées. Que le found footage fonctionne un
coup comme origine, de l'autre comme aboutissement, tous ces films traitent du
destin des images, de la nécessité qu'elles ont d'être et
d'exister. Cette structure dépasse les limites de sa simple
démarche, en parvenant en fin de compte à rassembler des films
sous une autre orientation. L'image appelle et conduit à l'acte de
renaissance. Dans cette mesure, cette entreprise est irréalisable en
dehors des considérations précédemment
développées, car si l'image existe en tant que telle, alors la
caméra ne peut rester sous silence, le film à voir étant
la trace de sa participation dans tous les espaces relatifs au territoire de
vision. Mais ce que nous n'oublions pas, c'est que l'aventure que
présentent ces productions est toujours une histoire de cinéma,
d'un film en cours, nous irons même jusqu'à dire que la fiction se
fait au détriment de ses protagonistes. Film en train de se faire, il
sera amené à être considéré par les
exécutants, ces derniers ayant toujours accès à celui-ci
en cours de route
29
http://www.therossifiles.com/site/
30 http://lunatruth.com/
29
Gildas MADELÉNAT
(deuxième caméra dans The Blair Witch
Project, retour en arrière pour REC et
Cloverfield, montage pour Chronicle, Diary of the
Dead et Paranormal Activity). Ces instants où nous voyons
des images sur un écran relève d'une mise en abyme bien
particulière où le film second renvoie toujours au film premier,
puisqu'il s'avère être le même, renfermant constamment les
protagonistes dans ce qu'ils tentent d'attraper. Dans cet espace de
réflexivité cinématographique, le dispositif est mis
à nu par ses dépositaires même, par ceux qui ont entre les
mains le « pouvoir » de filmer. Et s'ils ne mettent jamais en
scène le véritable hors cadre (celui-ci étant parfois
inexistant), c'est la fiction qui surgit encore et toujours, vivant
au-delà de ce que le film premier parvient à mettre en place :
elle réfléchit le film lui-même tout autant que le mode de
sa propre apparition. C'est aussi pour cela que tant d'images sont
captées, et que les protagonistes se penchent sur les images, qu'elles
soient celles tournées, ou tout simplement les autres images du monde
(médias, téléphone, etc.). Toutefois, cette mise en abyme
s'exécute à un tout autre niveau, qui ne se détache pas du
film premier, dans la mesure ou s'exécutent conjointement deux autres
agencements : une tentative de montage qui prend forme pendant ou à la
suite de l'acte filmique, et des données graphiques qui indiquent
toujours que le film est en train d'être.
Dans ces films, la place accordée au montage est plus
ou moins effective et coordonne la manière dont se donnent à voir
les images, et la façon dont elles sont censées se donner
à nous. Dans The Blair Witch Project, un montage a
été effectué, et l'on a de nombreuses preuves de cette
intervention. Le fait, tout d'abord que l'on voit les images des deux
caméras, non pas l'une après l'autre, mais de façon
à ce que l'une et l'autre se répondent. Nous devons construire la
recherche de vérité sur le rassemblement de ces deux images. On
retrouve certains effets chers au style documentaire : une voix qui
précède le changement de séquence, intégrer une
voix-off alors que le protagoniste en question ne parle pas, etc. Bien entendu
la présence des intertitres est un indice de ce montage, mais ce qui est
intéressant ici, c'est la manière dont peuvent être
appréhendées les images montées. On nous donne
l'impression que le film se présente à nous sans interventions
extérieures sur la matière filmique, la continuité
temporelle laissant l'impression d'un direct ou le montage deviendrait
impossible. Mais il y a bien une intervention sur le film qui n'est pas
seulement la conversion de la mémoire-caméra en un fichier
utilisable et visionnable. Et ces films regorgent de preuves de cette
agression, notamment pour ce qui est des sautes intempestives, celles qui ont
lieu au beau milieu d'un plan, sans que quelqu'un ne puisse les
déclencher, puisqu'à ces moments précis personne n'est
derrière la caméra. Ce qui est important ici, c'est de se rendre
compte que toutes les images tournées ne sont pas les images
montrées, il y a eu une sélection particulière, une
30
La Focalisation Caméra
tentative de faire devenir le film un film. Dans
Paranormal Activity, le found footage est là aussi
pleinement avoué, il est donc tout à fait logique que le montage
soit perçu par les intertitres, les coupures intempestives au milieu du
plan (comme s'il s'agissait de le raccourcir). Néanmoins, même si
un choix à été fourni pour savoir quelles images utiliser,
un fondu enchainé fait s'agencer la plupart des séquences. Ici
clairement, ce qu'il y a dans la coupe n'a plus d'importance, seul compte ce
que l'on voit, le reste n'ayant plus d'existence. Reste à savoir si tout
est monté, et à reconnaître ce qui de ce montage
relève d'une action intérieure ou extérieure au dispositif
filmique de premier ordre (celui réalisé dans la fiction). Reste
à savoir si celui-ci est entièrement dû au
réalisateur tiers ou à une autre instance du récit, tout
ceci amenant à reconsidérer les modalités de
création d'une fiction ; même si au final, le film n'est que le
produit du supposé-réalisateur.
Pour Diary of the Dead, la situation est toute autre
car toutes les images que l'on voit sont des images
récupérées (le found footage est interne) ou
produites et montées de manière active dans la fiction
même. Alors qu'il y a habituellement trois niveaux filmiques dans ces
mises en abyme : Niveau 1 - Le film en train d'être fait (la
diégèse). Niveau 2 - le film défictionnalisé
(résultat du found footage). Niveau 3 - le film de fiction
(notre réalité). Ici il existe un niveau supplémentaire :
Niveau 2.5 - Le film fait (le film dans la fiction). Le film et surtout son
groupe de protagonistes s'intéressent tout particulièrement
à chacun de ces niveaux et à leur mode de communication. Tout de
suite après la première séquence, une voix-off vient
présenter le film (Niveau 2.5). Des images ont été
récupérées et montées, « on a fait un
film, celui que l'on va vous montrer ». Et ce film, The death of
death, a un réalisateur, Jason Credd, crédité de
telle façon que la réalisation complète du projet est
rattachée à l'un des protagonistes de la fiction. Après
une courte présentation des appareils utilisés pendant le
tournage, chose assez rare pour être notée, Debra (voix-off et
compagne de Jason) annonce la volonté qu'ils ont de nous faire peur,
pour nous ouvrir les yeux et que l'on ne fasse pas les mêmes erreurs
qu'eux. Dans toutes ces oeuvres, les protagonistes savent qu'ils seront dans un
film, même s'ils n'ont pas conscience du Niveau 3 de la mise en abyme.
Sauf qu'ici ils ont tout à fait conscience de l'artificialité de
leur démarche et que le montage est nécessaire pour changer
l'image d'un monde qui en soi n'est pas assez explicite (intégration de
musiques extradiégétiques). Capter la réalité telle
qu'elle est ne serait pas assez efficace pour nous faire réagir,
l'artificialité du cinéma, la mise en scène est donc une
nécessité, en cela que le faux deviendrait symptomatique du vrai.
Ainsi, le film passe d'une image provenant d'un appareil à une autre,
dans un montage invraisemblable qui alterne toutes sortes de documents et
multiplie les points de vue (média, appareil photo,
téléphone, internet, etc.)
Gildas MADELÉNAT

31
Diary of the Dead : caméra de Diary
of the Dead : image enregistrée à Chronicle :
caméra de surveillance dans
surveillance dans un hangar partir d'un
téléphone portable une chambre d'hôpital
La création du film fictionnel est elle-même mise
en jeu, de sorte que Romero (nous aurions presque envie de dire Jason et Debra)
pousse un peu plus loin la reconnaissance de l'image dans l'entreprise
fictionnelle. Dans un premier temps, on retrouve les images tournées par
Jason de façon cinéma-direct et qui amènent à
délibérer autour de questions éthiques liées au
cinéma, notamment sur l'horreur à laquelle fait face le
réalisateur et l'image qu'il en constitue. Dans un second moment, on
délaisse le direct pour retrouver le montage effectué par Debra
avec un commentaire off. Ces pauses dans le récit permettent d'adopter
une position de recul par rapport aux événements : «
Immersion et distanciation constituent par conséquent deux
positionnements opposés rendus simultanément possibles par la
posture du faux documentaire »31. Même si l'on a vu
précédemment que ce type de film ne relevait pas
réellement du faux-documentaire, Romero montre qu'il faut se
détacher de l'image pour échapper à son entreprise, afin
de tenter une immersion qui ne soit pas fatale. La seule raison pour laquelle
Debra parvient à survivre, c'est justement parce qu'elle ne se soumet
pas à la primauté de l'image, qu'elle la contrôle et
qu'elle ne passe pas exclusivement par la caméra pour produire une
illusion de maîtrise et accéder au monde qui l'entoure.
Dans d'autres cas, le montage semble s'effacer pour laisser
place à un découpage au « cut », le cinéma
s'absente pour n'être plus que captation, comme semblent le produire
REC et Cloverfield. C'est très justement dans ces
moments-là que l'image parvient à se dégager des limites
produites par le montage (des délimitations de son «
réalisateur »). S'évertuant à suivre image par image
ce que les journalistes de REC ont réussis à tourner (il
semble qu'il n'y ait pas eu d'images tournées qui ne soient pas vues,
sans pour autant que cela soit un plan séquence) certains instants
compliquent considérablement cette position non-interventionniste. De la
même manière que l'on perçoit
l'accéléré dans Paranormal Activity (lors des
séances nocturnes), l'image rend compte d'un retour en arrière,
sauf que ce dernier se fait précisément
31 Franck Lafond (sous la direction de). George A. Romero un
cinéma crépusculaire, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2008,
p. 187.
32
La Focalisation Caméra
en même temps que le caméraman rembobine l'image
pour voir sur la caméra si tout a bien été
enregistré. Il ne s'agit donc pas d'un simple retour en arrière
mais d'un rembobinage. À cet instant précis, on ne voit plus ce
que la caméra a enregistré mais l'action de la caméra et
du porteur en direct, et dans le cadre found footage cette
représentation devrait être impossible, d'autant qu'à
l'image on identifie bien cet effet comme un rembobinage et non comme un retour
en arrière de postproduction (l'effet est bien moins forcé dans
ce dernier cas). La caméra ne peut avoir enregistré cet acte
justement parce qu'à ce moment-là, le porteur cherche sur la
« bande » des images antérieures. La séquence ainsi
recherchée est perçue une seconde fois par le spectateur,
explosant par la même occasion les limites induites pas le « montage
cut » et laissant percevoir l'implication et le traumatisme des
protagonistes : « Pablo dis moi que tu as tout eu ». Cette
dernière parole extradiégétique puisqu'entendue dans le
noir du générique est celle qui soutient le film dans son
ensemble. Même s'il n'est pas mis en forme par un montage de
postproduction, ce cinéma n'est pas que captation, il n'est pas
qu'enregistrement. L'image est modulable, pendant le temps même du
tournage, de manière à ce que le montage (comme la mise en
scène) soit rejetée par la fiction, et que dans cet abandon de
nouvelles formes d'agencements puissent advenir.
Un autre film semble aller plus loin dans cette
démarche. Comme on l'a vu précédemment, si, de la
même manière que dans REC, la pratique du found
footage n'est pas clairement annoncée pour Chronicle, on
se retrouve face à l'apparition d'un montage très particulier. En
effet, même s'il se veut le garant d'une formule de prise de vue directe,
le film parvient à accéder à une continuité sans
pour autant conserver un point de vue unique ; il atteint la continuité
en jouant avec la discontinuité des points de vue, le montage devenant
dans cette forme interne au processus filmique (c'est comme ça qu'on le
perçoit dans la fiction). En utilisant plusieurs caméras,
notamment pour effectuer des champs-contrechamps, le film parvient à
créer une continuité, à suivre l'action en cours sans pour
autant dépendre d'une seule ou de deux caméras. On pense ainsi
à la scène de l'hôpital, ou pour suivre Andrew après
son accident et donc sans le support de la caméra, il est
nécessaire de passer d'une caméra de sécurité
à l'autre afin d'arriver dans la chambre du blessé.
Détourné du montage intégral et
délibéré que mettait en forme Diary of Dead, ce
film constitue l'image comme s'il s'agissait de passer d'un appareil de
captation à un autre, sans qu'un montage ne soit effectué
véritablement. Comme si l'image se constituait comme un flux, à
l'intérieur d'un système où la totalité des
caméras est diégétiquement affirmée (caméra
de surveillance, caméra de police, téléphone,
médias, etc.).
33
Gildas MADELÉNAT

Chronicle : image d'un hélicoptère
de Chronicle : image d'un anonyme lors de Chronicle : image
des médias lors de
police lors de l'affrontement l'affrontement
l'affrontement
La logique mise en place dès le début du film
voudrait que l'on ne puisse pas avoir accès à ces images, mais ce
trop-plein engendre un certain nombre de disfonctionnements, les images se
répètent ou se coupent sans raisons apparentes, du moins le
pense-t-on. Car si la temporalité ne parvient pas à se constituer
dans une pleine continuité, c'est très justement parce que le
film en train de se faire ne parvient pas à peser le poids des images
qu'il emploie. On passe ainsi d'une image à une autre,
répétant parfois certaines actions (l'explosion de la
station-service ou la mort d'Andrew), comme si la redite était le signe
d'un trop grand nombre d'émissions de la part des appareils
environnants. En plus de cela, le film ne cesse lui d'être
réglé par d'incessantes coupures, une saute visuelle, qui comme
un sursaut, fait se couper la caméra ou alors retire quelques secondes
du plan bien que personne ne puisse réaliser cette action. Cette
représentation syncopée n'offre plus de véritable
plénitude ou ininterruption, car même dans un effort de
représentation, le cinéma ne parvient à être que
fragmentaire (que cela soit dans son incapacité à conserver une
séquence pleine ou à ne pas la répéter). Car en
filmant, la caméra ne parvient qu'à prélever des morceaux
d'un monde, qui existait en dehors de l'image, et qui dans l'image se
dérègle. Il y a toujours du montage, et la place de la
caméra elle-même dans le champ, parce qu'elle découpe de
façon intéressée un morceau de l'espace visuel, est
déjà un montage. Dans ce découpage, se trouve la
possibilité d'appréhender une toute autre forme de captation, qui
serait à considérer comme l'intervention d'un
élément non plus extérieur au processus, mais
intérieur et relatif à une subjectivité, celle de
l'appareil, comme spiritualité autonome.
Le document cinématographique ainsi engendré
modifie en profondeur la relation du spectateur au film. Par son aspect
physique, son historicité et son rapport à une mémoire qui
n'est plus seulement celle du monde ou de celui qui filme, l'image survivante
affirme l'incertitude quant à savoir s'il persiste encore quelqu'un
derrière l'objectif. L'image peut bien être à la fois la
trace, le document et le supplément du monde, mais elle n'en est jamais
la
34
La Focalisation Caméra
représentation fidèle, quel que soit l'effet
d'existence préalable ou de réel qu'on peut lui rattacher.
L'image se déplace ainsi pour advenir entièrement comme ce
qu'elle est et non plus comme simulacre d'un évènement qui lui
serait extérieur ; elle est la marque, le résidu empirique de la
relation entre la caméra et le monde, et c'est dans cette
intimité là que s'exécute le film, aux dépens des
protagonistes. Reste à espérer que quelqu'un puisse voir ces
images.
B : Le spectateur victime et la capture des regards
Cette illusion de réalité que tentent de mettre
en place ces films est très vite dépassée,
dépendamment de la position des films par ailleurs. De sorte que
l'illusion ne concerne plus que notre place dans le film et non plus une
réalité que l'on croirait percevoir, puisque tout est mis en
place pour que les protagonistes comme les spectateurs puissent revenir
à l'image :
Le cinéma demande ainsi une perception seconde, le
cinéma commence vraiment lorsqu'on commence à prendre en
considération " les moyens de la mise en scène ". Il faut
toujours passer par-delà l'image, et d'autant si celle-ci se donne pour
la réalité même, et réfléchir sur
l'agencement c'est-à-dire sur l'acte que comporte l'enregistrement
apparemment passif de l'événement. 32
Cette passivité apparente est très vite mise de
côté compte tenu du dispositif, afin que la conscience que l'on a
de l'objet filmique et de sa place dans le monde de la diégèse
réaffirme de manière édifiante notre place de spectateur.
Le spectateur de cinéma est à cet égard un ressortissant
tout à fait complexe, puisque celui-ci est totalement
intégré au processus diégétique et
diégétisant. Il est le dernier détenteur des pouvoirs de
la fiction, bien plus qu'à l'accoutumée étant donné
qu'il est amené à répondre aux attentes que le film
inscrit dans sa conscience (c'est la force du found footage) et
à y répondre en temps que spectateur, sans régression
passagère. Ces caractéristiques tendent donc à
élargir la réactivité de ce sujet-spectateur, de
manière à ce que le dispositif de projection soit lui aussi
complètement intégré au processus filmique. Le visionnage
n'est plus à percevoir comme une suspension particulière, mais
comme lieu transitoire, un passage obligé, une clé dans la
résolution de l'énigme globale. Il doit répondre à
ce qu'il reste du film, dialogue d'autant plus impossible
32 Jacques Aumont et al. Esthétique du
film, Paris, Nathan Université, coll. Cinéma, 1983,
3ième édition, 1999, p. 84-85.
35
Gildas MADELÉNAT
que les protagonistes sont morts, que le film ne cache pas cet
état des choses, et pourtant le spectateur est assujetti dans ces images
du passé, il est inscrit dans la scène mortuaire :
C'est cette inscription du spectateur dans la scène que
Jean-Pierre Oudard définit comme effet de réel, en le distinguant
de l'effet de réalité. Pour lui l'effet de réalité
tient au système de représentation, et plus
particulièrement au système perspectif hérité par
le cinéma de la peinture occidentale, alors que l'effet de réel
tient, quant à lui, au fait que la place du sujet-spectateur est
marquée, inscrite à l'intérieur même du
système représentatif, comme s'il participait du même
espace. 33
Cet effet de réel en vient très justement
à déplacer les limites du système représentatif, en
offrant l'illusion que la représentation n'est plus tout, mais surtout
en intégrant dans la fiction le spectateur pour ce qu'il est, faisant
advenir le monde représenté en temps que monde
représentant (non pas comme représentation réaliste du
monde). Tour à tour, les protagonistes regardent vers la caméra,
interagissent avec elle (ils lui parlent comme à une personne), souvent
pour établir une connexion avec le futur regardeur. Mais c'est en ce
qu'il est un monde représentant que les « personnages »
peuvent trouver leur place, et que par incidence nous pourrons trouver la
nôtre, c'est par l'articulation des rapports à la caméra
que peuvent s'organiser les identités ; dans un même espace,
plutôt un nouvel espace, qui n'est ni totalement du côté du
représentant, ni tout à fait du côté du
représenté, mais entre les deux (l'espace-tiers). Cet assemblage
se fait donc par un certain nombre d'interventions, nous avons vu plus
tôt les différentes interjections auditives ou écrites, qui
appellent le spectateur à occuper telle ou telle place, mais il
semblerait que les plus édifiantes soit celles qui sont visuellement
assimilables car en rapport direct avec la spécificité de tous
ces regardeurs.
Tout d'abord, intéressons nous aux images qui semblent
intégrer le spectateur par un regard, tous ces instants où
quelqu'un se met devant la caméra pour nous y associer plus ou moins
directement. Quatre pratiques semblent se dessiner, établissant une
précision ou une distinction au regard-caméra
habituel34, dans le but de conduire la fiction et de renouveler les
places attitrées :
33 Ibid. p.107.
34 Entendu comme une manifestation accusant un dispositif
camouflé, cette fixation de l'objectif n'étant pas une
intégration du spectateur diégétiquement stimulé
mais servirait à dévoiler les modalités
d'énonciations.
La Focalisation Caméra
- Usage 1 : Le Témoignage. Un individu
est amené devant la caméra pour parler d'un fait particulier (un
évènement passé ou à venir, parler de soi, etc.),
lors d'une interview et dans le but d'être examiné par un futur
spectateur. Celui qui parle a conscience de la présence de la
caméra et du porteur, mais ceux-ci ne sont pas visés dans cet
acte, car ici, seule compte la personne qui sera amenée à voir
les images. Le spectateur est ainsi désigné comme une
présence non sous-jacente, même s'il ne s'agit pas d'une
conscience de Niveau 3. Pour autant, ce regard renvoie toujours à une
place et à un temps qui ne sont pas ceux de l'enregistrement, de
même qu'il est toujours extériorisé du reste du
récit, car les protagonistes sont sur le mode de l'interview et donc de
la mise en représentation (ils ne sont pas naturels).

Cloverfield : maladroite, Beth laisse un dernier
message à Rob
Diary of the Dead : Eliot se présente et
annonce ses projets
REC : Angela enregistre son émission avec
assurance
36
- Usage 2 : Le Testament. Le porteur prend
à partie le spectateur, il n'y a plus d'oeil derrière la
caméra mais la dénaturalisation du protagoniste subsiste puisque
la conversation ne va que dans un sens. Même si le dialogue est
impossible, le film met en place un cadre de communication (à la
manière d'une discussion Skype), afin qu'il n'existe plus que celui qui
parle et celui qui écoute. Souvent réalisé lorsque le
porteur est en danger, le but est encore une fois de souligner la conscience
que le personnage peut avoir du spectateur à venir, sans pour autant que
cela se fasse sous le regard d'un autre qui tiendrait la caméra. On
remarque par ailleurs que dans Paranormal Activity le regard n'est pas
marqué mais la nature de l'image est la même que pour les autres
exemples : elle suscite un rapport direct entre porteur et spectateur.

Cloverfield (fin): dernière parole au
Paranormal Activity : Micah présente l'un Diary of the
Dead (fin): cet aparté avec
monde, Rob sait que sa fin est proche des
phénomènes Jason intervient après sa mort
37
Gildas MADELÉNAT
Dans ces deux premières occurrences,
l'énonciation en tant qu'acte de langage est présente et inscrite
diégétiquement par la référence d'un
énonciateur et d'un énonciataire. Le film a pleinement conscience
de la présence d'un spectateur, et le spectateur de cette même
implication, lui permettant ainsi de devenir un interlocuteur transcendant les
limites habituelles de l'énonciation. L'hypothèse de Francesco
Casetti serait la suivante : « Le film construit son spectateur
plutôt que l'inverse : le film " désigne " son
spectateur, il lui assigne une " place " et lui fait
parcourir un " trajet " »35. Il
semblerait pourtant que même si le film construit son spectateur, ce
dernier est présenté comme celui qui aurait les clés de
cette construction, comme le seul ayant le pouvoir de faire valoir le film. Et
même si ce principe semble tenir lieu dans toute oeuvre, il est rare que
cette place soit assignée de manière si concrète, la
fictionnalisation des ressorts de notre réalité nous incrustant
de force dans la diégèse. Surtout que cette place construite est
accentuée par les procédés du found footage. Nous
sommes spectateurs dans notre monde (nous regardons une fiction), dans le film
(la réalité du film nous est adressée) et pour le film
(l'image physique induit un spectateur physique). Être spectateur pour le
film, c'est rejoindre l'espace dans lequel évolue le réalisateur
tiers, espace d'entre-deux, qui permet d'inscrire dans un même temps deux
espaces différents (espace du film et espace de réception).
Rejoindre cet espace-tiers, c'est être amené à jouer un
rôle que nous désigne le film et ses intervenants
extérieurs. Attribution passive puisqu'elle ne fait que doubler un
rôle que l'on tient déjà, mais qui trouve son importance
lorsque le spectateur dans notre monde est appelé à devenir
actif, lorsque nous parvenons à être ceux que le film demande et
attend. Il est vrai que la frontière entre ces trois types de regards
(chacun rapporté à un des trois espaces qui composent le
territoire de vision, c'est-à-dire espace filmique, espace-tiers et
espace de réception) est poreuse étant donné que ces
modèles renvoient à une seule et même vision, à une
seule et même personne. Mais c'est en faisant acte de cette
pluralité, que le spectateur pourra intensifier la place qui est la
sienne et supprimer les limites induites par la suspension de la séance
cinématographique. Sans oublier que si le film capture l'un de ces
regards, il asservira automatiquement les autres. Plus que d'intégrer
l'espace du film dans notre réalité ou de nous immerger dans la
fiction, c'est le film (même s'il s'exécute au passé) qui
tente de nous intégrer dans sa réalité. Le film dramatise
la réception, en la rendant responsable de ce qui est montré, le
récepteur naissant à l'intérieur du film mais agissant
à l'extérieur ; il est lui-même appelé à
pénétrer dans l'intimité que la fiction construit (avant
que celle-ci ne soit appelée à déborder dans notre
monde).
35 Francesco Casetti. D'un regard l'autre, Le film et son
spectateur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Regards et
écoutes, 1990, p. 30.
La Focalisation Caméra
- Usage 3 : L'Attestation. Le porteur est une
fois de plus devant la caméra sauf que les regards ou les paroles
échangées ne sont pas à destination d'un autre spectateur
que ceux qui sont filmés. Mis à l'écart, le spectateur ne
retrouve pas pour autant une position de voyeur. S'il quitte sa position
construite par la réalité diégétique, il retrouve
le regard induit par l'espace-tiers (un regard d'enquêteur), la distance
avec l'intime étant abolie. Dans ces moments-là, seul compte le
lien entre les protagonistes et l'entité-caméra, ce type de plans
attestant sa présence, son existence sans pour autant considérer
ce qu'elle sera amenée à retranscrire. Ce qui importe, ce n'est
pas l'image à venir, mais le fait que la caméra puisse permettre
et s'inscrire dans ce moment.

Cloverfield : la caméra les rassemble
pour Cloverfield : un nouveau caméraman Paranormal
Activity : Micah fait une
conserver une trace personnelle apprend à utiliser
l'appareil promesse que la caméra doit certifier
- Usage 4 : L'Omission. Ces
regards-caméra sont en réalité des regards adressés
au porteur. Le spectateur n'est à aucun moment visé, la
caméra ne fait qu'acte de présence et fonctionne comme un masque
que l'on a tendance à oublier (« tu as une caméra devant
le visage » lance l'une des protagonistes de Cloverfield au
porteur un peu distrait qu'elle essaye de reconnaitre). La caméra se
trouve dans l'axe du regard entre deux personnages sans être
véritablement considérée, de sorte qu'elle et le
spectateur se retrouvent entre deux regards qui marquent leurs aspects
superflus, qui les rejettent.

The Blair Witch Project : un passant parle avec
Heather
The Blair Witch Project : Mike regarde en
direction de celle qui lui parle
38
REC : Angela parle à Pablo et ces images
ne sont pas destinées à être utilisées
39
Gildas MADELÉNAT
Dans ces deux derniers cas, le film ne met plus en jeu une
réception qui reste complètement extérieure ; l'oeuvre se
tourne vers elle-même. Ce qui prend sens ici, c'est le regard-tiers que
peut revêtir le spectateur (celui amorcé par le found
footage), afin qu'il puisse toujours considérer ces images comme
lui étant en partie destinées. Cette intimité qui s'offre
à nous ne trouve donc de justification que dans la présence plus
ou moins avouée de la caméra et dans le fait que quoiqu'il arrive
il subsistera une image. Alors que les premiers cas mettent en forme une
immersion bien spécifique du spectateur dans la diégèse,
on voit ici que cette immersion fonctionne tout autant. Car même si le
spectateur est rejeté un temps du film, celui-ci ne s'identifie plus
à un ressortissant spécifique de la fiction mais à sa
seule place de spectateur. Créant avec l'image engendrée un
rapport profond, qui n'est pas celui que pouvaient avoir les protagonistes avec
la caméra, le spectateur renouvèle sa place en l'investissant
bien plus qu'à l'accoutumée et relativement à la
manière dont il voit ou se voit dans le récit. La perspective de
« voir » et de « se voir », correspondant à une
dimension d'extériorité et d'intériorité du sujet,
est développée par Esquenazi :
Le " voir " est la dimension de l'extériorité :
elle renvoie au monde du film, où s'agite un " sujet ", le plus souvent
multiple et hétérogène, produit par le film et investi par
le spectateur. La dimension du " se voir " est celle de
l'intériorité de ce sujet, sujet rendu perceptible, devenu un
monde à voir et à entendre, et surtout vécu par le
spectateur comme un dédoublement tangible de lui-même.
36
Voir le sujet du film et se voir en lui, c'est ce que met en
forme Esquenazi sauf qu'ici le protagoniste voit et se voit, nous le voyons
voir et se voir, sans que jamais l'intériorité de ce sujet
perçu ne soit celle du film dans son entier. S'il y a toutefois un
dédoublement, c'est dans la place de regardeur que les protagonistes
prennent régulièrement sans pour autant que cette vision en soit
doublée par notre regard. La dimension du « se voir » s'amorce
par le fait que nous sommes vus et que nous avons la possibilité de
ressentir le poids de ce regard : si je me vois dans l'image c'est parce que
l'on tente de me voir (à travers la caméra). Me voir dans
l'image, c'est faire partie du dispositif, du film et évoluer dans cette
même intériorité, dans ce même espace
cinématographique. Appelés à devenir l'une des composantes
de l'image, les spectateurs forment alors un lien profond avec la
caméra, mais dans une autre perspective que celle des protagonistes : il
ne s'agit pas de s'inscrire physiquement dans l'image pour exister. Nous
n'oublions pas notre corps et ne tentons pas d'investir le corps de celui que
l'on voit ou de celui qui se tient derrière la caméra puisqu'ils
ne sont plus les véritables médiateurs de la
36 Jean-Pierre Esquenazi. Film, perception et
mémoire, Paris, L'Harmattan, coll. Logiques Sociales, 1994, p.
13.
La Focalisation Caméra
perception. Le seul entremetteur, c'est la caméra et
l'image qui en ressort en ce qu'elles parviennent à concilier ces deux
mondes de regardeur.
Intéressons-nous maintenant aux images qui
intègrent le spectateur précisément parce qu'il est le
seul à voir. Ces autres cas peuvent être séparés en
trois types de situations :
- Situation 1 : Chute de la caméra.
Dans la précipitation ou l'énervement, il arrive parfois
que l'appareil soit lâché par son porteur sans que celui-ci n'ait
eu le temps de l'éteindre ou de se demander s'il fallait continuer
à tourner. La caméra continue donc son enregistrement sans que
l'image ne soit validée ou construite par une pré-vision
diégétique. Malmenés tout comme peut l'être la
caméra, nous sommes oubliés pour un temps et ne parvenons
à voir que ce que l'appareil parvient à capter.

Chronicle : lors d'une dispute, la caméra
tombe et glisse sur le sol
|
Cloverfield : le caméraman jette la
caméra au sol pour aider un blessé
|
Paranormal Activity : Micah laisse tomber
la caméra pour s'occuper de
Katie
|
- Situation 2 : Caméra solitaire. Tous
ces moments où la caméra fonctionne sans que le porteur ne s'en
aperçoive, sans qu'on le veuille, ou que le phénomène
surgit sans personne pour le voir. En ce sens, le statut de ces enregistrements
se rapproche de la nature des images issues des caméras de surveillance.
L'image n'est « directement » visible par personne d'autre que nous,
ou à postériori et ne vaut que pour le fait qu'elle enregistre
seule ; offrant la possibilité de voir des choses qui avaient
échappé aux protagonistes, justement parce qu'ils étaient
absents.

Paranormal Activity : le ouija prend feu
subitement alors que Micah est parti
Cloverfield : suite à un
accident d'hélicoptère la caméra redémarre
seule
40
REC : sans s'en apercevoir, Pablo se tient
devant la caméra qui tourne
41
Gildas MADELÉNAT
- Situation 3 : Caméra écartée.
Les protagonistes ont bien conscience de la présence de la
caméra et du fait qu'elle est en train de tourner, mais ne se soucient
guère qu'elle puisse faire avancer l'« intrigue ». Elle tourne
parce qu'elle tourne et l'intérêt de cette captation est
déplacé, le temps suspendu, que cela soit de manière
diégétique ou extradiégétique. Un mode d'attente
qui pourtant affirme la dimension que peut avoir l'image à se faire
valoir par le seul fait qu'elle existe. Elle n'a pas d'autre importance dans la
fiction que de montrer qu'il n'y a rien d'autre, plus rien à montrer, ou
plus de la même manière. Il n'y a pas non plus ici de destinataire
désigné, juste une image.

Chronicle : Matt abandonne la caméra et
The Blair Witch Project : alors qu'ils Diary of the Dead:
pendant qu'il monte le
la laisse enregistrer cette vue endeuillée montent
leur tente, la caméra tourne film, Jason laisse la camera
tourner
« En raison de l'absence d'un sujet de
l'énonciation identifiable, l'énonciateur devient le film, "
le film en tant que foyer, agissant comme tel, orienté comme tel, le
film comme activité ". Pour Christian Metz,
l'énonciation cinématographique se produit sans
énonciateur véritable »37. Par les
différentes situations proposées, le film se met à
l'écart des protagonistes, de façon à ce que le spectateur
devienne la cible du film et qu'eux ne soient plus les énonciateurs
véritables. En effet, dans les cas qui nous intéressent, ce n'est
pas tant l'absence du porteur comme médiateur de la perception qui
modifie cette énonciation, que le fait que le film tienne compte de ce
vide et parvienne à le combler par une présence véritable.
Le film nous affirme ainsi quelque chose : « regardez, moi j'ai quelque
chose à vous montrer ». C'est là que la caméra peut
advenir en tant que personnage et détenteur des instances fictionnelles,
pour montrer que nous sommes les seuls destinataires du film, mais surtout pour
nous faire comprendre que la caméra est la seule à pouvoir nous
montrer quelque chose. Et cette chose ne relève pas d'une
subjectivité ou de l'intériorité d'un des protagonistes,
mais justement de celle du film en cours. Il n'y a d'énonciateur que le
film, les autres ne sont que des spectateurs.
Nous sommes tous des spectateurs. Mais ceux du film de
manière un peu particulière puisqu'ils portent une caméra
à bout de bras et que l'image produite semble liée à ce
qu'ils
37 Sébastien Fevry. La mise en abyme filmique, Essai
de typologie, Liège, Editions du Céfal, coll. Essais Grand
écran Petit écran, 2000, p. 99.
42
La Focalisation Caméra
sont, ou plutôt à ce qu'ils cherchent à
être; ceci redéfinissant le geste de captation. Il ne s'agirait
plus de tenter de partager son intimité, sa réalité avec
les autres spectateurs, mais d'être le spectateur de sa propre vie, avec
tout ce que cela engendre. « Comment se peut-il qu'un art dont le
principe repose sur le travail d'une caméra qu'on tourne vers le monde,
puisse se retourner, inverser sa vision et révéler la personne
qui se tient derrière la caméra ? (...). Filmer est une
activité différente de celle de (se) regarder dans un miroir
»38. Pourtant, ces films retombent à
l'échelle du simple sujet et parviennent à lever le voile sur
celui qui tient la caméra, tout autant que sur la volonté qui est
la sienne : ne pas filmer le monde, mais capter mon intimité et le
phénomène qui vient y mettre fin.

The Blair Witch Project: Heather filme
la chambre d'hôtel
|
Diary of the Dead : Jason se surprend alors
qu'il cherche une sortie
|
Paranormal Activity : Micah fait des essais
avec la caméra
|
Ces images sont édifiantes puisqu'elles montrent celui
qui se tient derrière la caméra, dans la recherche qu'il peut
avoir de son image, de la preuve de son existence et de l'assurance que la
réalité qu'il filme est bien la sienne et pas celle d'un autre.
Eux se voient en train de voir, et se renferment complètement dans
l'identité du spectateur qu'ils tentent de suppléer. Le
dispositif matérialise ainsi le fait que quelqu'un se trouve
derrière la caméra et que cette personne est bien celle que la
fiction prétend. Dans ces exemples la place du regardant est ainsi
doublée et le « je » qui conduit le film devient
problématique. Car si la caméra subjective allait vers une
assimilation de ces deux entités spectatorielles, où « je
» et « nous » étaient le même regardant, ici ces
deux spectateurs conservent leur singularité :
À la différence de la caméra subjective
personnage, à laquelle elle ressemble stylistiquement, cette
modalité ne recherche pas l'identification du spectateur, son absorption
dans le champ, mais au contraire le vise dans son altérité, dans
un échange de regards conscient et un va-et-vient critique entre moi qui
filme et toi qui regardes. 39
38 Marie Danniel-Grognier, op. cit., p. 72.
39 François Niney, Le documentaire et ses
faux-semblants, Paris, Klincksieck, coll. 50 questions, 2009, p. 85-86.
43
Gildas MADELÉNAT
Nous voyons bien que celui qui se tient derrière la
caméra n'est pas nous, et nous le reconnaissons de par ses apparitions
dans le champ. Ceux qui sont dans le film sont aussi des spectateurs, mais ils
ne sont pas moi, et nous ne voyons pas la même chose (Paranormal
Activity est tout à fait clair sur ce point, Micah ne gardant pas
son oeil sur l'objectif, il ne voit pas l'image telle que l'enregistre la
caméra, il voit l'écran, le dos de la caméra, etc.). Je
vois simplement la recherche qu'ils mettent en forme et je la vois par la
manière dont la caméra perçoit cette reconnaissance. On
comprend alors que l'image créée ne vaut pas comme miroir du
monde, mais de son monde et que le porteur (qui à ce moment-là se
prend précisément pour un caméraman) cherche dans cette
image la preuve de son existence: je produis l'image pour me chercher et
trouver dans le monde ainsi capté ce qui fait qu'il est mon monde. Sauf
qu'une erreur semble se dissimuler derrière ce constat. En passant par
une autre vision, il trouvera un monde forcément différent du
sien puisqu'il ne l'aura pas vu à travers ses propres yeux, mais aura
dédié cette tache à l'appareil. Comment pourrait-il
retranscrire l'image de sa propre intimité ? Quelle
nécessité a-t-il à modeler le monde à son image ?
Nous, spectateurs du film, voyons à quel point nous sommes
obligés de nous détacher de ce reflet, pour ne plus être
que spectateurs. Pour éviter de faire comme les personnages,
c'est-à-dire de ne pouvoir échapper au film en restant
confrontés à notre image. Car c'est bien cela que produit la
captation, un emprisonnement duquel les protagonistes ne peuvent sortir ;
l'image se retrouve toujours confrontée à l'image de telle sorte
que celui qui commence à filmer ne peut se sortir des impressions de sa
réalité, il ne peut rester que spectateur.

A1 Chronicle : vision de la caméra 1
B1 The Blair Witch Project : vision de la
C
caméra 1
C1 Diary of the Dead: vision de la
caméra
1
A2 Chronicle : vision de la caméra 2 et
B2 The Blair Witch Project : vision de la Diary of the Dead
: vision de la
« reflet » de la caméra 1 caméra
2 et « reflet » de la caméra 1 caméra 2 et «
reflet » de la caméra 1
La Focalisation Caméra
Rattrapé par la représentation que l'on tente de
faire du monde, il est impossible pour les protagonistes d'échapper
à l'image quand cette dernière devient le monde lui-même,
ou qu'ils deviennent l'image d'autres protagonistes. Il est impossible
d'échapper à l'image lorsque le monde en devient une à son
tour et que la représentation s'émancipe pour devenir à
son tour l'élément représenté. Le dispositif
filmique qui semblait favoriser la double identification (à la
caméra d'abord, au personnage dans le cas de configurations subjectives)
permettait au spectateur de se sentir impliqué dans la scène
représentée puisque celui-ci voyait comme quelqu'un d'autre. Sauf
qu'ici, il est conscient de ce qu'est le film et de ce qu'il est lui. Conscient
de la fiction, de l'artifice, d'une construction et de sa position de
spectateur. Il sait aussi que les images qu'on lui montre sont là
justement pour qu'il ne répète pas les même erreurs, elles
sont là pour lui dire : « ne reste pas la, comme eux qui n'ont pas
réussi à être autre chose qu'un spectateur ». De sorte
que l'on ne soit pas nous-mêmes le simple reflet du film, que l'on ne
soit pas à notre tour la victime du film qui se joue devant nous.

44
REC : Night Shot lors de la dernière
Séance de REC où le Night Shot est
séquence utilisé pour voir la
réaction du public
Retrouver sa place de spectateur pour avoir la
possibilité de mieux s'en défaire. On voit quelqu'un en train de
voir, et même si l'on voit la même image que lui on ne voit jamais
à sa place. Puisque le film nous est toujours présenté
comme le résidu de quelque chose, d'un événement lointain,
un témoignage dont nous sommes les défricheurs. Plus question
d'identification, mais au contraire de pleinement considérer sa place de
spectateur. Le regard devient alors participatif, un acte tout particulier et
en puissance, car en devenir, qui nous permettrait de répondre à
un impératif : « Est-ce que c'est crédible : c'est
à vous de décider » (question posée par Mila
Jovowitch au début de Phénomènes Paranormaux,
réalisé par Olatunde Osunsanmi et sortie en
2009).
45
Gildas MADELÉNAT
3 : Caméra et phénomènes
spirituels
A : La focalisation caméra ou l'image
intérieure
Nous avons vu la manière dont le film intégrait
le spectateur dans la fiction, surtout la capacité qu'il pouvait avoir
à l'intégrer sans pour autant essayer de lui faire quitter sa
place ; la conscience de cette position étant favorable à la
bonne évolution du film. Il est maintenant nécessaire de
déployer les notions abordées jusqu'alors pour voir à quel
point la caméra se proclame dans l'ensemble de ces processus,
créant ainsi un point de vue inhabituel et remarquable. Point de vue
entendu comme agencement d'un regard et d'un savoir, d'une ocularisation et
d'une focalisation. Tout d'abord, François Jost traite de
l'ocularisation afin d'établir un ordre dans les schémas de
vision :
Pour caractériser la relation entre ce que la
caméra montre et ce que le héros est sensé voir, je
propose de parler d'ocularisation : ce terme a en effet l'avantage
d'évoquer l'oculaire et l'oeil qui y regarde le champ que va " prendre "
la caméra. Quand celle-ci semblera être à la place de
l'oeil du personnage, je parlerai d'ocularisation interne ; lorsque, à
l'inverse, elle semblera être placée en dehors de lui,
j'utiliserai l'expression ocularisation zéro. 40
En ces termes, le spectateur se rapproche plus ou moins de la
vision du personnage, sans pour autant que l'on puisse établir un
rapport de savoir direct à cette modalité ; la vision n'est pas
le savoir, du moins dans l'immédiat. Car plus on se rapproche du regard
d'un personnage, plus on sait comme lui, mais on ne sait pas forcément
plus de chose ou de manière similaire. Néanmoins, dans les deux
cas que Jost présente, la caméra ne vaut pas pour une instance
interne au récit, elle n'est pas un personnage mais un narrateur, et
nous avons depuis longtemps amorcé le fait que la caméra serait
à considérer comme un personnage à part entière.
Elle ne vaut plus comme la fiction d'un regard, et si ocularisation interne il
doit y avoir c'est dans l'hypothèse où la caméra
affirmerait tout simplement ce qu'elle voit, sans faire de distinction entre ce
qu'elle montre et ce qu'elle raconte (il n'y a rien d'autre à savoir que
ce que l'on voit). Nous sommes pleinement concentrés sur ce que la
caméra est amenée à savoir, c'est sur elle que le
récit se focalise : « Je conserverai le terme de focalisation
pour
40 François Jost, L'oeil-caméra : Entre film et
roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. Regards et Ecoutes,
1987, 2ième édition 1989, p. 22.
46
La Focalisation Caméra
désigner ce que sait le personnage (malgré
l'ambiguïté de ce terme qui, en matière de cinéma,
connote le choix de la focale) »41. Traitant du point de
vue cognitif adopté par le récit, cette focalisation peut
être de trois sortes : zéro (narrateur omniscient et
extérieur), interne (vision par : plan subjectif ou semi-subjectif) ou
externe (le spectateur en sait moins que les personnages). Le processus qui
nous concerne déconstruit justement le domaine de focalisation interne.
D'une part, le plan semi-subjectif devient hasardeux car lorsque le porteur est
dans le champ, c'est souvent pour regarder l'objectif et donc avoir un regard
antagoniste au nôtre. Lorsqu'il est dans le champ mais ne regarde pas la
caméra, c'est que celle-ci lui a échappé (Chute de
la caméra) et donc qu'elle ne parvient justement plus à
le suivre. Dans de rares cas de Caméra écartée
une semi-subjectivité peut se mettre en place, sauf que le
sentiment de désaffectation est bien trop fort pour que l'on puisse
encore se rattacher au protagoniste. D'autre part, le plan subjectif est quant
à lui bien incommode, puisque même si cette subjectivité
est rapportée à un protagoniste humain nous ne savons pas pour
autant ce qu'il pense, et dans le cas présent, nous ne voyons pas ce
qu'il voit, mais ce qu'il va voir : celui-ci se trouve non pas devant mais
derrière nous. Nous ne voyons pas avant lui car il s'agit d'un temps
différé, mais nous visualisons l'image à l'instant
où elle se crée et pas au moment où elle se donne à
voir (à travers l'appareil). Notre point de vue est interne au
dispositif de captation comme espace « habitable » ; il s'agit d'un
plan extra-subjectif, le regard ne s'exerce plus « par » ou «
à travers » mais « dans ». Le plan neutre devient
impossible puisque nous voyons et savons toujours à partir du point de
vue d'un personnage (la caméra) et plus seulement par celui d'une
caméra-oeil où le « regard subjectif du personnage
s'exerce non pas directement mais à travers l'objectif d'une
caméra, amateur ou pro »42. Notre regard de
spectateur ne trouve plus sa place dans les éléments
extérieurs à l'appareil de captation, il s'organise uniquement
par lui, il se constitue depuis et dans l'« en-deçà
».
Marc Vernet remarque au sujet des hors-champs que : «
Les cinq autres (= les 4 côtés +
l' " arrière "), sont des prolongements de la
diégèse, alors que l'en-deçà, le " devant " de
l'écran, est un vide, un non-lieu. Mais il arrive aussi que ce trou
béant soit clairement désigné, voire lourdement
peuplé, quand un personnage-regardeur l'investit et lui donne
densité »43. Notre regard, rattaché à
celui de la caméra, se constitue dans cette zone invisible dont les
limites entre elle et le monde sont constitués par l'optique de
l'appareil et s'étendent jusqu'à
41 Ibid.
42 François Niney, op. cit., p. 85-86.
43 Christian Metz. L'énonciation impersonnelle, ou le
site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 127.
47
Gildas MADELÉNAT
l'écran sur lequel est diffusé le film. C'est
dans cet en-deçà que se crée et que surgit l'image, de
telle sorte que le point de vue ne se constitue plus dans le champ, mais en
dehors de lui : « Avec l'en-deçà, la vision
traditionnelle des choses se trouve, d'une certaine façon,
inversée, puisque c'est le champ qui nous « tire » vers le
hors-champ et qui fait exister son regardeur »44. Cet
en-deçà trouve consistance dans la diégèse au fur
et à mesure que les protagonistes interagissent avec la caméra,
et qu'ils la désignent comme un corps présent et
indépendant ; dans le sens où l'ocularisation et la focalisation
ne se rapportent à personne d'autre qu'à elle. Le regardeur que
cet espace fait exister, c'est la caméra, appelée si ce n'est
à devenir le personnage central du film, celui par lequel se constitue
un point de vue unique. Comment alors parler de cette individualité ?
Certes ces images ne peuvent plus être considérées comme
objectives, dans la mesure où leur orientation procède
directement de la caméra, dans un mode assuré d'ocularisation et
de focalisation interne, mais Christian Metz précise que : «
L'image subjective n'aurait pas grand-chose de subjectif, car elle ne nous
apprend rien sur le personnage qui regarde ; elle le réduit, au
contraire, à un pur regard. L'identification du spectateur au
personnage-regardeur est purement spatiale, et non psychologique, affective ou
humaine »45. Pourtant cette subjectivité
s'avère valable non pas en ce qu'elle permettrait l'identification
à un personnage-regardeur, mais justement par le rejet de cette position
: cette subjectivité-caméra existe bel et bien, puisque ce n'est
pas le point de vue de quelqu'un d'autre qu'elle, et que ce corps n'est pas le
nôtre.
C'est dans le rejet de corps physiques extérieurs que
l'appareil peut constituer une intériorité valable pour
elle-même. Pas besoin de s'identifier au personnage pour s'attacher
à son regard, et c'est au final en ressentant ces images comme
objectives que le film parvient à piéger le spectateur. Et si ce
dernier considère qu'il s'agit de la subjectivité d'un autre
personnage, réduisant la distance entre son regard et celui de
l'énonciation, il pourrait être amené à
considérer l'image subjective comme relevant d'une vision physique et
non d'un mécanisme intérieur. Alors que persister dans
l'en-deçà, ne pas s'intégrer physiquement au champ (le
reflet dans le miroir de la caméra n'est pas le reflet du lieu où
se crée l'image), c'est avant tout montrer que cette vision n'est pas
totalement physique et qu'elle relève de l'intériorité de
l'appareil. En cela, et du fait que notre vision ne s'arrête pas devant
l'objectif de la caméra, il n'y a pas de distance entre ce qu'elle voit
et ce qu'elle sait. La focalisation prend ainsi le pas sur l'ocularisation, car
même si l'un et l'autre de ces processus sont liés, l'image ne
vaut plus simplement comme le reflet de quelque chose de perçu, mais
comme le
44 Ibid. p128.
45 Christian Metz, op. cit., p.129.
48
La Focalisation Caméra
résidu d'un évènement que la
caméra a ancrée en elle : l'image comme l'impression de cette
connaissance.
Cette subjectivité-caméra est authentique, car
l'appareil devient enfin le sujet, l'élément central, tout autant
du point de vue de la narration que de la mise en scène. D'autant que
dans les cas de subjectivité normalement envisagés, on ne voit
jamais vraiment dans les yeux d'un personnage (puisque celui-ci s'avère
toujours être la caméra). Et c'est le fait que cette
dernière ne puisse conserver sa neutralité, que cette
partialité soit en mesure de se faire valoir comme une intervention qui
différencie notre corpus de n'importe quels autres films, où la
aussi nous voyons l'image enregistrée en elle. Ici, la confusion entre
subjectif et focalisation est d'abord provoquée par le dispositif de
tournage et le fait que le regard adopté semble être celui du
porteur. La caméra subjective communément définie
paraît se vérifier : « Image ou série d'images
rapportées au point de vue physique d'un personnage, vu par ses yeux. Ne
pas confondre avec une image mentale ou onirique, qui présente une
vision intérieure virtuelle, le rêve d'un personnage »
46 . Les images qui suivent sont à cet égard
particulièrement instructives, car si la première rend bien
compte de cette tension liée à la subjectivité, elles
viennent immédiatement déconstruire cet effet.

REC : Pablo utilise la caméra pour voir dans le
noir et retrouver Angela
|
Diary of the Dead : un caméraman
prend soin de son matériel
|
The Blair Witch Project : le
testament d'Heather se fait en gros plan
|
Bien que cette première illustration soit, par
l'intégration d'une partie du corps de celui qui filme, susceptible de
nous faire croire que l'on voit par les yeux d'un protagoniste, il reste
improbable de renvoyer l'utilisation du Night Shot à la vision physique
d'un personnage. Ensuite, même si des adresses renvoient à la
présence de la caméra, certaines actions des porteurs ne laissent
aucun doute quant à cette compagnie. Le geste de nettoyer l'écran
insiste en plus sur le fait que notre point de vue se constitue bien
derrière l'objectif, certifiant que ce qui est perçu ne l'est pas
grâce à une vision « par » mais une vision « dans
». Notre dernier exemple va un peu plus loin. En effet, c'est le film qui
affiche lui-même l'existence de cette
46 Joël Magny. Le point de vue : de la vision du
cinéaste au regard du spectateur, Paris, Editions Cahiers du
cinéma, coll. Les petits Cahiers, 2001, p. 86-87.
49
Gildas MADELÉNAT
particularité, comme subjectivité autonome, sans
qu'une intervention extérieure ne vienne suppléer cette
tâche. Elle montre que le porteur est là tout près et n'est
donc pas derrière elle. Et même si l'appareil reste toujours dans
ses mains, cette manifestation s'amorce comme un cri en notre direction :
« Voyez cet oeil qui n'est pas le mien, qui n'est pas le vôtre, qui
ne vous montre rien ». Enfin, la définition de la caméra
subjective avancée ne considère pas ce point de vue
au-delà de la simple vision physique, de telle sorte que l'image ainsi
créée ne puisse être la preuve d'une
intériorité ou d'un autre phénomène mental. Alors
qu'ici, elle se rapporte bien au point de vue d'un personnage, à une
image intérieure, nous irions jusqu'à dire mentale, la
focalisation prenant ainsi l'ascendant sur l'ocularisation. En d'autres termes,
préférer le terme de focalisation à celui de
subjectivité, c'est prendre en compte que le phénomène de
vision n'est pas qu'une modalité physique. Dans son rapport au monde, la
machine peut dépasser sa simple matérialité et faire
valoir une représentation intériorisée des choses. En
cela, la focalisation caméra s'exécute, et nous retiendrons cette
définition, lorsque la vision du monde engendre un savoir machinique
intime et particulier, une mémoire dont l'image est le fruit. Relative
à l'existence de la caméra dans la diégèse et
à ce que Jost présente de la focalisation, cette
définition affirme que l'important ne réside plus dans ce que les
autres protagonistes sont censés voir ou savoir. Ce qui compte, c'est
que ce que l'on voit tient bien de la relation empirique de l'appareil au monde
tel qu'il le perçoit ; l'image devenant la preuve de
l'intériorisation de cette vision, mais plus de la vision
elle-même (comme peut l'être la caméra subjective). Jean
Epstein affirmait que la caméra avait les capacités
nécessaires pour devenir une véritable machine à penser
:
Par ce pouvoir d'effectuer des combinaisons diverses, pour
purement mécanique qu'il soit, le cinématographe se montre
être plus que l'instrument de remplacement ou d'extension d'un ou
même de plusieurs organes des sens ; par ce pouvoir qui est l'une des
caractéristiques fondamentales de toute activité intellectuelle
chez les êtres vivants, le cinématographe apparaît comme un
succédané, une annexe de l'organe où
généralement on situe la faculté qui coordonne les
perceptions, c'est-à-dire du cerveau, principal siège
supposé de l'intelligence.47
Ainsi, l'incarnation produite et offerte au spectateur n'est
plus le fait direct de cette vision, mais le résultat d'une
interprétation, d'une possible intériorisation des
évènements. Une activité « mentale » qui
pourrait conduire à une forme de pensée, même si la
passivité de cette conscience n'affirme qu'une altérité
par rapport au mode de réflexion humain. Ce n'est pas
47 Jean Epstein. L'Intelligence d'une machine, Paris,
Editions Jacques Melot, 1946, p. 150.
50
La Focalisation Caméra
qu'il n'y ait pas de conscience dans l'appareil, c'est que
cette conscience apparaît vide, ou encore, problématique,
énigmatique. Ce qui est sûr, c'est que le pouvoir de la
mémoire devient effectif, du fait du found footage et de la
considération du simulacre comme souvenir. Ce que permet la fiction,
c'est d'intégrer ses souvenirs à une machine qui habituellement
n'oublie pas mais ne pense pas qu'elle se souvient. En plus de cela, cette
mémoire ne s'apparente plus à un ensemble d'impressions
accolées les unes aux autres (The Blair Witch Project est le
seul à utiliser une caméra à pellicule). L'image ce n'est
plus le photogramme, le fragment d'un monde de toute façon
irreprésentable, c'est ce qui fait partie du flux d'informations
numériques, de la même manière que la masse des souvenirs
aurait bien du mal à s'apparenter à un corps en fonction. En
cela, l'activité de la caméra serait bien plus proche de celle de
l'esprit, avec pour matière intellectuelle des vues et des sons
composant une image qui ne reste que l'extrait d'une mémoire plus
globale et en fonction.
Cloverfield est sur ce point tout à fait
représentatif. Alors que les amis de Rob tournent un film pour son
départ (Film 2), ils se rendent compte qu'ils
enregistrent sur une cassette qui n'était pas vierge. Les images
déjà présentes (Film 1) retracent le
weekend de Rob et de sa petite amie Beth et sont le seul souvenir de ces
quelques jours passés ensemble. Pour autant, les protagonistes ne vont
pas seulement effacer ces images au fur et à mesure qu'ils enregistrent
par-dessus. En effet, la fiction est réalisée de telle
manière que l'on voit la cassette sans que celle-ci ne soit
remaniée, de la première à la dernière seconde,
avec un passage régulier entre les images de l'une ou l'autre des deux
couches. Les informations relatives à la catastrophe sont donc
ponctuées par de cours instants relatant la vie amoureuse du jeune
couple. Mais alors comment se fait-il que l'on ait accès à ces
images ? À quel moment interviennent-elles ? La plupart du temps, les
« souvenirs » du jeune couple émergent lorsque les
protagonistes de la catastrophe décident ou sont obligés
d'arrêter l'enregistrement en cours (pour faire une pause, montrer des
images, ou tout simplement lorsque la caméra se coupe par accident). On
comprend alors que lorsque l'on voit les images du Film 1,
c'est que l'enregistrement du Film 2 s'est arrêté
et qu'une partie de la bande n'est pas réécrite. Mais que cela
soit dans le cas où le porteur rembobine la cassette (pour montrer des
images aux autres), qu'il mette en pause ou coupe la caméra avant de
filmer à nouveau, il paraît impossible d'avoir accès aux
images de Rob et Beth. À moins que le protagoniste qui gère la
caméra fasse l'effort d'avancer la bande avant de tourner à
nouveau ; hypothèse ridicule compte tenu de la précipitation dans
laquelle se trouvent les personnages. Les séquences du Film 1
ouvrent et ferment la fiction, englobent le phénomène
monstrueux comme si cela donnait aux protagonistes la force de se battre ; Rob
va chercher Beth, comme
51
Gildas MADELÉNAT
si le souvenir de ces merveilleux moments l'obligeait à
se dépasser. Comme si la caméra cherchait à
protéger les souvenirs de son premier porteur, ses souvenirs à
elle aussi, et qu'elle empêchait l'effacement de données
indispensables. Contrairement à REG où le rembobinage de
la cassette apparaît à l'écran (manière de faire
comprendre que l'on voit précisément ce que voit la
caméra, non plus ce qu'elle enregistre), ici le rembobinage fait surgir
un de ses moments passés. Chercher dans la mémoire de la
caméra refera toujours apparaître des images, l'important
étant de savoir quelles images sont conservées et pour quelles
raisons. Cette mémoire émerge en prenant le peu de place
disponible, comme une expiration qui tente de renverser le film en cours pour
montrer que derrière la mort (Film 2) il y a eu de la
vie (Film 1) et que pour cela il faut continuer à se
battre. Comme s'il s'agissait de revoir les beaux moments de sa vie avant de
mourir, comme si la caméra elle-même avait un flash de ses
instants vécus (notamment lors du crash de l'hélicoptère)
: « J'ai vu ma vie défiler devant mes yeux ». Et c'est le
temps de cette vie qu'il est nécessaire de soulever, comme le prouve la
présence de la date sur les images du Film 1 alors que
sur celles du Film 2 elle tend à disparaître. Ce
qui prévaut dans Gloverfield, ce n'est pas de voir le monstre,
mais de voir ce qu'il a anéanti, c'est cela que tente de protéger
et de faire valoir la caméra. Les évènements
extérieurs ne parviendront jamais à atteindre ce que l'on est
à l'intérieur, et c'est dans la protection de ses images «
mentales » que l'on peut survivre, ou au moins porter ce qui mérite
de survivre. Mais la caméra ne semble pas toujours apte à
gouverner ces images. C'est de cette manière que le présente
d'ailleurs REG2 (Jaume Balagueró et Paco Plaza,
2009), à la toute fin du film. Alors que l'on apprend que la journaliste
survivante (celle présente dans le premier opus) est en
réalité possédée, celle-ci va tenter de
s'échapper pour répandre le mal à l'extérieur de
l'immeuble. Elle utilise ainsi la voix d'un homme décédé
pour que des secours viennent sauver la jeune fille encore en vie (elle donc).
Mais la personne qui lui répond semble méfiante et demande «
Gomment a-t-elle pu survivre ? ». Un simple regard du «
monstre » vers l'objectif entraînera la résurgence de
certaines images (en l'occurrence une séquence qui fait directement
suite au premier opus). On apprend que la jeune femme n'est pas morte mais
qu'une bête est rentrée à l'intérieur d'elle pour la
posséder. Par cette intervention démoniaque, la caméra
fait renaitre, ressurgir un temps oublié qu'elle a conservé dans
sa mémoire, dans un brouillage qui ne laisse aucun doute quant à
la nature de l'agression. Le flash-back, l'ordonnance des temps, est
entièrement construit par le fait qu'une mémoire qui semblait
nous manquer puisse surgir de cette intériorité, la faisant ainsi
apparaître dans une continuité qui n'est plus celle mise en place
par la fiction.
La Focalisation Caméra
Avec une intériorité souple et variable, la
caméra ne permet pas de fixer une pensée mais d'amener par
l'agencement des images enregistrées, une perspective
particulière de l'observation du monde qui a été faite et
au terme duquel un raisonnement à été produit. Le monde
pénètre dans l'appareil et n'a donc plus rien d'objectif
(intériorisation) et l'image produite est appelée à
s'extérioriser. Les films du corpus (The Blair Witch Project et
Chronicle sont à cet égard moins
développés) gardent un certain nombre de traces de ce passage en
profondeur.

Diary of the Dead : entre certaines images
d'autres images
Cloverfield : avant que le film ne commence, une
image (mire)
Diary of the Dead : la batterie de la
caméra est à plat

52
REC : le fameux retour en arrière
Paranormal Activity : première nuit
enregistrée pour Micah et Katie
À de nombreuses reprises, nous sommes face à des
vues ou à des sonorités (sons qui accompagnent les coupures ou le
rembobinage) qui ne sont pas des signes, qui ne représentent rien, si ce
n'est la nature même de l'image. Rien dans le sens où elles ne
renvoient pas à un référent réel, mais ces images
(notamment la mire de Cloverfield) ont une signification et une utilité,
qui appartiennent à un certain langage technique audiovisuel. Toutes ces
coupures, ces moments de non-captation où des écrans noirs
(REC) ou bleus viennent montrer justement que l'on ne filme rien, mais
que ce vide lui aussi à le droit à une image. Ces vides assurent
qu'il se passe quelque chose à l'intérieur, puisque même si
à l'extérieur on ne filme plus ou qu'un évènement
vient compromettre cet enregistrement, il y a toujours une image qui se
crée. Ces ruptures interviennent comme une pause, l'image revenant
à elle-même pour se protéger des évènements
extérieurs, ou bien pour faire valoir une absence qui serait la trace
d'un souvenir, qu'il était préférable d'effacer. Dans
Diary of the Dead, ces interruptions prouvent à
53
Gildas MADELÉNAT
quel point même en montant un film, on ne peut pas aller
à l'encontre d'éléments intérieurs que l'on tente
de réduire. Il reste toujours quelque chose qui nous dépasse, des
cicatrices que l'on ne peut retirer (de même que le retour en
arrière dans REG n'est pas enregistré tel quel sur la
bande, comme si la caméra se souvenait des demandes du porteur, qu'elle
était marquée par une action et non par une vision). Ces plans
qui caractérisent une présence intérieure se voient
complétés par d'autres informations, notamment ce plan, où
un voyant rouge indique que la batterie de la caméra est en train de se
vider (ce genre de données ne sont pas enregistrables à
l'accoutumée). Bien sûr le protagoniste le voit lui, puisque la
caméra expose cette urgence, mais l'image qui en ressort est
marquée par cette même urgence à tel point que ce que l'on
voit n'est plus l'image captée, mais l'image communiquée par une
intériorité toute particulière. Enfin, l'heure
affichée marque le passage d'un état particulier à un
autre (on vient de le voir dans Gloverfield) et cela s'avère
juste aussi dans Paranormal Activity. Même s'il n'est pas rare
de voir un compteur sur les films de famille, ici il n'est présent que
lorsque l'ordinateur est branché en Firewire, alors que
s'affiche une date pour marquer l'avancée de leurs chroniques nocturnes.
Bien que cette dernière donnée reste la preuve d'un montage
extérieur, le compteur n'étant pas tout le temps présent
il ne peut être considéré comme l'affirmation d'un
enregistrement. Cette donnée temporaire et temporelle marque encore une
vision « dans » la caméra, mais surtout la capacité de
l'appareil à signifier l'importance des marqueurs internes du temps. En
cela, l'accéléré qui survient toutes les nuits n'est pas
plus la marque d'un montage extérieur que la transcription d'un temps,
d'une action intégrée par la caméra de manière
adéquate. Est-ce que l'image a été
accélérée et donc fait avancer le compteur, ou est-ce que
la caméra avance le compteur pour faire précipiter ce temps si
particulier ? Comme si la gestion des manifestations intérieures pouvait
induire la transformation du monde extérieur. L'image pourrait
altérer la vision du monde mais pourrait-elle ébranler le monde
lui-même, de telle sorte que traiter du réel à partir d'une
subjectivité favoriserait l'agencement fantastique, la transformation du
monde perçu.
B : Caméra au coeur du surnaturel, l'image comme
phénomène
L'horreur s'évertue évidemment à jouer de
la confusion du spectateur entre la réalité et la
représentation (d'où l'importance d'utiliser une forme connue et
qui pousse au partage de l'intimité), mais cette confusion n'est ni
univoque ni tout à fait singulière. Films d'horreur
entièrement tournés vers le style amateur, ils n'innovent pas
tant du point de vue des
54
La Focalisation Caméra
procédés de création de la peur
(multiplicité des points de vue, vision à la première
personne, esthétique de la maladresse, etc.) que de celui de la
manière avec laquelle l'image parvient à s'intégrer dans
le processus horrifique. Sur ce point la distinction que fait Eric Dufour entre
le cinéma fantastique et le cinéma d'horreur est
éclairante :
L'horreur se caractérise par la suspension de l'action
au profit d'une situation bloquée qui demeure la même du
début à la fin. Dans le cinéma traditionnel et donc aussi
le cinéma fantastique : la situation initiale est modifiée par
l'action des protagonistes qui engendre une nouvelle situation, de sorte qu'il
y a une progression et que le point d'arrivée ne ressemble plus du tout
au point de départ. 48
Il semble pourtant se mettre en place une double
déviation. Effectivement, la situation initiale des films est
altérée, obligeant les protagonistes à faire face à
la transformation de leur intimité, de leur monde. Celui-ci n'est pas le
même au moment où la caméra commence à tourner et
à l'instant où elle s'arrête ; emportant la plupart du
temps le porteur dans cette extinction. Sauf que cette position finale est
parfaitement connue, et ce, dès le départ : les protagonistes que
nous allons voir sont mort. La situation est donc bloquée du
début à la fin dans un sens plus complexe que celui
présenté par Dufour ; le point de départ du film est aussi
son point d'arrivée, avant même que celui-ci ne commence. Si
l'issue du film est fixée et ne suppose pas de remaniement, c'est
uniquement dans la connaissance que l'on a de la nature de l'image, du
procédé found footage ; la situation n'est donc pas
bloquée en soit mais en amont. Il n'y a pas de suspension d'action
à proprement parler (les protagonistes ont une évolution certaine
dans la diégèse), mais une action présentée comme
inutile, puisque les personnages sont condamnés par l'image et par le
simple fait de son existence. Si le fantastique est bien dans le film, dans
l'histoire présentée, l'horreur elle, se tient au coeur
même de l'image. Cette dernière ne permettant pas le retour
à la vie de Rob, Jason ou des autres, mais l'apparition d'un
fantôme, et le souvenir de sa mort. En d'autres termes, et le
procédé du found footage en est le principal agent, ces
films ne peuvent montrer des vivants ; ils ne montrent que des fantômes,
des personnes mortes dans un temps mort. La vocation du cinéma est
unique, il « filme la mort au travail » affirmait Jean Cocteau, il
montre le long et interminable dépérissement du vivant, là
où les tranches de vie deviennent des tranches de mort. Il devient
impossible de maintenir des choses en vie, cependant les ressusciter ce n'est
pas les faire revivre mais montrer leur absence, et ainsi toujours porter le
deuil. Mais ce qui reste primordial ici, est de bien faire la distinction entre
résurrection et remémoration car : « Dans
48 Eric Dufour. Le cinéma d'horreur et ses
figures, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Lignes d'art,
2006, p. 56-57.
55
Gildas MADELÉNAT
la Chambre claire, Roland Barthes affirme que la question
clé des images ne réside pas dans le fait de se remémorer
le passé, puisqu'elles ne restituent pas ce qui est annulé, mais
plutôt de ce qui a été vu dans ce passé
»49. L'image ne restitue-t-elle que l'image ? Ne
mémorise-t-elle que ce qui est visible ? En tout cas, la facilité
avec laquelle elle rend la mort visible, et la connaissance de cette vision est
construite comme une promesse qui fait tendre vers un fétichisme bien
particulier : on va savoir ce que c'est que mourir. La volonté
d'échapper à sa disparition (c'est le complexe de la momie
d'André Bazin) n'est plus que le désir d'amateurs qui filment une
mort à laquelle ils ne pourront pas échapper ; le cinéma
appelle et construit cette disparition, tout autant que la faculté de
l'image à être retrouvée. De ce fait, le deuil est au coeur
du système de captation, non plus parce que l'on voit ce qui n'est plus
ou ne sera plus, mais parce que l'image même que l'on
récupère est le résidu de cette disparition.
Quelle nécessité y a-t-il vraiment à
continuer de tourner ? Heather l'a bien compris, elle continue à faire
son film contre l'avis de ses camarades car c'est tout ce qui lui reste, elle
se raccroche à l'image pour ne pas disparaître. Il faut vivre pour
filmer, c'est indéniable, mais ici il faut avant tout filmer pour vivre,
pour échapper au mal de celui qui reste aveugle. Voir pour survivre,
pour annexer le phénomène mais surtout pour continuer à
avoir conscience de nôtre propre existence quitte à mettre le
groupe en danger pour accéder à ces preuves : « On va
tous mourir à cause de ta putain de vidéo »
(REC2). Car ce que ne comprend pas celui qui filme, c'est
que c'est en continuant de tourner qu'il court à sa perte (et
très certainement que c'est en commençant à filmer que le
phénomène surgit). Ainsi, la captation est une activité
bien moins ouverte sur le monde qu'a priori, puisque le protagoniste s'enferme
dans cette image qu'il tente d'avoir, pour être sûr d'y être
encore pleinement inscrit (c'est ce que l'on à vu en traitant des «
spectateurs du monde »)50. Chronicle montre bien
comment la caméra n'est pas un instrument de socialisation, Andrew se
renfermant dans les images qu'il filme puisqu'il ne parvient pas à vivre
parmi les autres. Il utilise la caméra comme « un dispositif de
défense posé entre soi et les autres qui permet de ne jamais
être dans le même cadre qu'eux, ou comme une prothèse :
filmer au lieu de vivre »51. Ou plutôt vivre sur le
mode de l'image, et dans ce cas, c'est en se voyant vivre ou en voyant sa vie
que l'on se persuade de son existence. Cependant, cette formule induit toujours
la mort de son sujet. Les personnages veulent utiliser la captation pour
devenir immortels, ou au moins survivre, mais il est nécessaire pour le
film de « tuer » son sujet pour en imprimer sa force vitale (c'est
seulement ainsi que l'image
49 Angel Quintana, op.cit., p. 36.
50 C'est pour cette raison que le monstre tente de faire sortir
le protagoniste du cadre (REC et Paranormal Activity).
51 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p
66.
56
La Focalisation Caméra
conserve) : « Si les images des films ont une
âme, c'est que ceux qu'elles ont captés ont donné la leur
dans l'opération »52. Si l'horreur tient à
la nature de l'image, c'est parce qu'elle est l'évidence d'un
trépas mais surtout parce que si elle a pu être vivante un jour,
ce fut au détriment de quelqu'un ; c'est ce que l'on perçoit de
manière un peu spectaculaire dans The River, où
l'âme d'une personne est distinctement absorbée par un appareil en
train de filmer. Ce qui résiste dans la caméra, se sont les
souvenirs mis en forme et la vie emmagasinée. Ce qu'elle redonne de
cette mémoire (la remémoration) c'est le contenu des images, ce
qu'elle redonne de cette vie (résurrection) ce sont les images
elle-même. C'est le sujet de Ring d'Hideo Nakata sorti en 1997,
avec une image qui parvient à prendre vie au fur et à mesure que
décèdent ses spectateurs. Ces dernières ne sont pas
vivantes en soi, elles ont besoin de cette vitalité pour se former,
elles sont le résidu d'une autre extinction, car retrouver une
mémoire c'est « déterrer » une caméra (au sens
propre dans Chronicle). Alors que dans les films d'horreur classiques,
la victime est celui qui ne sait pas voir, ici, celui qui meurt c'est celui qui
cherche à visionner et qui voit. Éprouvant ainsi le mal qui est
dans l'image, il ne s'agit plus simplement de mourir de voir, mais mourir de ne
pas avoir su fermer les yeux, d'avoir cherché à voir pour vivre
et d'avoir trop vu.
Trop voir ou pas assez, c'est tout le problème de ces
jeunes qui ne parviennent pas à aller au bout de leur entreprise :
« j'ai peur de fermer les yeux, j'ai peur de les ouvrir »
affirme Heather qui se retrouve dans une situation bien délicate.
Continuer à ouvrir les yeux pour avancer, au risque de tomber nez
à nez avec l'horreur, ou fermer les yeux, rester dans le coin du mur,
laisser l'horreur venir à soi et mourir. Pour montrer à quel
point la mort les préoccupe et comment l'image prend en compte cette
implication, les films prennent toujours à un moment le fil
testamentaire. Le protagoniste sait qu'il va mourir ou est conscient du danger
qui le guette ; nous prévenant ainsi que « si c'est la
dernière chose que vous voyez, c'est que je suis mort »
(Cloverfield). Même s'il n'y pas de testament direct (celui-ci
clos Cloverfield, Diary of the Dead, The Blair Witch Project
et sous une certaine forme Chronicle et REC), il s'agit d'un
acte, presque d'une forme qui rempli le film de bout en bout. Faire
l'état d'une vie soumise à l'apparition d'un
phénomène qui, véridique ou supposé, prend le pas
sur son existence, c'est prendre conscience de sa possible disparition. Ces
mock-documentary portent au plus loin le travail d'introspection, car si
l'on ne parvient pas à rester en vie, il ne reste plus qu'une seule
chose à faire : « Dis-leur juste qui tu es » (c'est
ce que propose Rob à Beth) ; pour que les autres continuent à
nous faire vivre, plus que pour leur apporter quelque chose de
52 Jean-Louis Leutrat. Un autre visible : Le fantastique
du cinéma, Grenoble, De l'incidence éditeur, 2009, p.
2728.
Gildas MADELÉNAT
notre monde. Si on ne parvient pas à rester en vie,
peut-être que quelqu'un d'autre y arrivera, qu'il soit caméra,
image, ou autre spectateur. Cette illusion, cette urgence d'existence
s'amplifie et la caméra l'amorce tout autant qu'elle l'accompagne.
En effet, bien que l'on ait vu à maintes reprises la
possibilité que la caméra avait de se détacher de son
porteur, elle ne coupe pas totalement les liens avec celui-ci. Surtout que son
intériorité ne se construit que par ce qu'elle capte de ce qui
lui est extérieur, la vie qu'aspire la caméra n'étant pas
sans conséquence sur les modalités de captation. La
création d'une image, élément intérieur puis
extérieur, n'est plus la simple représentation des
éléments mais leur intégration.

The Blair Witch Project : Mike considère
la situation comme désespérée
Paranormal Activity : Katie semble ne plus
être elle-même
REC : Pablo vient d'être touché
par un « monstre » caché dans l'appartement
57
On pourrait percevoir ces effets comme la simple
réitération de l'état du porteur, et donc se dire que
l'image met en forme la subjectivité de ce dernier. Mais cela ne serait
pas prendre acte du détachement de la caméra tout autant que dans
ce type de situation (Chute de la caméra et
Caméra écartée), personne n'est
censé intervenir sur le plan, de telle sorte qu'il est la transcription
pure et simple de la manière dont la caméra perçoit
l'évènement. Ces décadrages paraissent assez simples au
premier abord, comme s'ils marquaient le fait que le protagoniste, compte tenu
de son état, avait posé l'appareil en désordre. Comme
s'ils étaient la preuve que l'esthétique de la maladresse place
le cadrage au second plan (en apparence). En réalité, la plupart
de ces plans commencent ainsi, sans personne derrière la caméra,
comme si cet instant était capté à leurs dépens. De
ce fait, ce décadrage n'est pas tant le signe d'un état que la
traduction produite par la caméra, une fois cette vision
transformée en image : un reflet qui ne serait pas le monde mais son
interprétation. Dans les deux premiers cas, la caméra
intègre l'état des personnages qui sont dans le champ, cette
altération étant d'ordre mental (avant tout). Ce que la
caméra capte, ce que l'image, signe de son intériorité,
représente, c'est le trouble psychologique dans lequel s'isolent ceux
qui sont filmés. Dans cette optique, le décadrage est le
résultat d'une interprétation amenant au fait que la mise en
scène (cadrage) comme le montage (cut brutal et flash-back) seraient de
l'ordre du spirituel. Chronicle est entièrement tourné
vers cette question. Après avoir été témoins d'un
phénomène
58
La Focalisation Caméra
étrange, Andrew et ses acolytes obtiennent des pouvoirs
télékinésiques53. Suite à l'acquisition
d'une nouvelle caméra, la dernière étant restée
dans la grotte (une nouvelle caméra pour une nouvelle vie), Andrew
commence à utiliser ses pouvoirs sur l'appareil. Celui-ci le suit
désormais dans ses péripéties sans qu'il n'ait besoin de
se tenir derrière l'objectif. La mise en scène de sa vie passe
par la force de son esprit, amenant un lien entre l'appareil et le protagoniste
de l'ordre de l'immatériel ; elle devient un phénomène
fantastique à part entière. Si au début Andrew semble
gérer complètement les actions de la machine, son intervention
est de plus en plus imperceptible avant de devenir complètement
invisible. Auparavant, la caméra était devant ou en face de lui
et il la dirigeait avec la main. Dorénavant, elle le suit dans ses
déplacements et se tient derrière lui, comme pour un plan
semi-subjectif, et se détache de son regard de manière parfois
impromptue. Ces mouvements particulièrement complexes sont
effectués sans même qu'Andrew ne regarde l'appareil (peut-il voir
l'image dans son esprit ?). De plus, ceci s'effectue avec une telle
fluidité, même dans des moments de pression intense (braquage de
la station, bagarre, etc.) qu'il semblerait qu'il n'est même plus besoin
de la diriger, comme si la mise en scène se faisait d'elle-même.
Sauf que désormais, ce qu'il y a dans la caméra, c'est un peu de
lui, les pensées projetées dans l'appareil prenant une autonomie
certaine. Une part non négligeable de sa conscience, qui dans le flux
d'image que constitue le film engendre la prise d'indépendance de
certains appareils de captation : alors qu'il est sur son lit d'hôpital,
inconscient, la caméra qui est en face de lui opère un
très léger zoom avant.
Le découpage des plans dans la durée ou dans
l'espace pourrait être une capacité interne à l'appareil et
relative à une pensée. La caméra ne récupère
pas seulement du protagoniste une portion de sa vitalité physique,
énergie nécessaire pour créer l'image, elle saisit une
partie de ses facultés psychiques, puissance essentielle pour modeler
l'image. Mais cela va encore plus loin. Car si Andrew administre une partie de
ses capacités psychiques dans la caméra, celle-ci parvient
à utiliser cette « énergie » comme un ensemble
d'informations lui permettant deux choses : la possibilité de prendre le
contrôle d'elle-même, tout en restant fidèle à son
porteur (on ne sait plus très bien si c'est toujours Andrew qui dirige
la caméra), et la capacité de constituer une mémoire
à partir de cette énergie. Ainsi, la plongée
zénithale effectuée alors qu'Andrew retourne sur les lieux
où la première caméra est enterrée ne tient pas
tant à la volonté du jeune homme de mettre en scène son
désarroi qu'à une position effective de l'appareil. Si la
caméra se tient ainsi à distance, c'est que la mémoire
qu'elle a reconstruite de
53 Capacité d'agir sur la matière par l'esprit.
59
Gildas MADELÉNAT
cette force spirituelle lui indique qu'il s'agit de la tombe
d'une autre machine, que c'est un endroit dangereux pour « elle ».
Preuve que la caméra se détache partiellement de son porteur, de
la puissance qu'il lui a donné. Il la regarde en l'air d'ailleurs,
semblant se demander ce qu'elle peut bien faire là.
Dans les cas extrêmes, le décadrage est la marque
d'un évènement bien plus grave et qui n'est pas forcément
intègre au champ : la mort du porteur. Passage obligé dans ces
fictions où celui qui voit est destiné à mourir, ce qui
importe ici, c'est de se rendre compte que la vie physique de la caméra
est calquée sur celle de son porteur et que pourtant sans ce corps, elle
continue à vivre, avec ses propres moyens. Et parfois, cet état
partagé, intégré, peut être complété
par une toute autre profondeur relative à l'appareil.
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Chronicle : la caméra d'Andrew
Cloverfield : le porteur vient de subir une Diary of the Dead
: cette journaliste
« pleure » à chaude larmes attaque
mortelle décède avant de devenir un zombie
Accompagnant les mésaventures de son porteur, elle
peut-être amenée à assimiler son état de
manière un peu plus sensible, pénétrant peu à peu
vers cette profondeur que l'on tente de cerner. Dans Chronicle, alors
qu'Andrew et sa caméra sont rejetés de la soirée à
laquelle ils accompagnaient son cousin Matt, le jeune homme décide de
s'isoler à l'extérieur (même si avec la caméra il
n'est jamais vraiment seul). Restant dans un premier temps hors-champ, on peut
l'entendre sangloter et sur l'objectif de l'appareil on décèle
une fine pellicule d'eau. De la même manière que des gouttes de
sang recouvrent l'optique dans nombre de ces films, cette buée que
viendra essuyer avec un mouchoir Andrew explicite l'état dans lequel se
trouve le jeune homme. Sans pour autant être le monde même, mais
une émanation de ce monde, les données de cet état
pénètrent peu à peu la caméra. Et cette
appréhension se fait de manière plus délicate qu'on ne le
pense, contrairement à En Quarantaine (John Erick Dowdle, 2008)
où le caméraman fait pénétrer le monde de force
dans la l'appareil (notamment lorsqu'il l'utilise pour frapper à mort un
infecté au visage). Dans les deux autres exemples, il s'agit de
s'imprégner du décès d'un des protagonistes. Agitation de
focale, flous ou symptôme colorimétrique sont les marques d'un
appareil qui éprouve et tente de cerner un phénomène
très particulier. Même si cet effet peut être
rapporté au corps de l'appareil même, au fait que
60
La Focalisation Caméra
lui aussi est malmené, le résultat est que la
compréhension du monde passe encore par des informations internes. Dans
Cloverfield, cette oscillation de focale va s'accompagner d'une
coupure, d'un temps vide, où l'écran noir est la
considération du décès. Le plus étonnant ici, c'est
que dans ce noir, dans ce temps où l'enregistrement est interrompu, il
n'y a pas d'image du Film 1. Précisément parce
que cela ne concerne pas ce protagoniste, que ce souvenir n'est pas commun, et
qu'ici, il n'y a pas de raison de le faire surgir. Enfin, ce genre de plan
amorce une propriété d'importance. Les images que l'on voit, si
elles sont à ce point des « créations » de la
caméra, modifient la perception que l'on a de l'objet
représenté. Elles ne s'attachent pas simplement à le
reproduire, celui-ci n'est plus le même, il est réarrangé :
« L'art ne reproduit pas le visible : il rend visible
»54. Le visible n'a aucune évidence
particulière, elle est le résultat d'une recherche, d'une
pensée et la ressemblance n'est non seulement pas nécessaire au
réalisme, mais est tout à fait dispensable. L'appartenance
à cette minorité du « less is more » est donc
bien plus stupéfiante, car en plus de se rapprocher de notre
réalité plus efficacement que les films estampillés «
bigger than life », elle parvient à dépasser ses
propres restrictions : le « moins » du film permet d'accéder
au « plus » de la réalité. Et si l'image rend visible,
c'est bien pour montrer que le « plus » qu'elle rajoute
dépasse la représentation fidèle pour
révéler une vérité cachée. Cette
découverte est celle du « more is life », le «
plus » du monde est le monde tel qu'il est vraiment.
On passe ainsi d'un naturel dépouillé que la
machine ne peut entretenir à un revers du monde qui ne peut
s'exécuter dans la simple reproduction. Entre les deux, une transition
est effectuée dans l'appareil de captation. Il en ressort donc une image
qui ne sera jamais une représentation fidèle et objective ; dans
l'image même se meut l'identité fantastique, dans une
réalité fictive où le problème n'est plus tant le
monstre que « toi et ta caméra » (Paranormal
Activity). Sauf que maintenant « La caméra c'est tout ce
qui compte » et « Si ça n'a pas eu lieu devant la
caméra alors ça n'a pas eu vraiment lieu » (Diary
of the Dead). On pourrait même dire que l'image ne montre pas
vraiment ce qui a eu lieu pour de vrai, ou n'enregistre pas les choses telles
qu'elles existent. Que cela soit lorsque l'appareil chute, que le cadrage n'est
plus maîtrisé ou qu'il se passe quelque chose qui n'est pas de
notre monde, la caméra met en forme le fantastique à
l'intérieur même des efforts de focalisation qui sont les siens.
Ce que l'on sait du monde extérieur et la transcription que l'on est
censé en faire sont appelés à changer.
54 Paul Klee. Théorie de l'art moderne, Paris,
Gallimard, Folio essais, 1924, réed. 1998.
Gildas MADELÉNAT
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Cloverfield : trace du passage du Film 2 au
Film 1, marque du trafic temporel
The Blair Witch Project : le surnaturel à
venir prend source dans la chute
The Blair Witch Project : lorsque la plus
petite part de réel amorce l'étrangeté
Diary of the Dead : c'est de la caméra
que surgit parfois l'inquiétant
Chronicle : l'altération se propage
jusque dans le coeur de la caméra
REC : la caméra ne parvient pas toujours
à saisir le monde
61
L'étrangeté survient dans l'impossibilité
de traiter le monde de manière objective et automatique. Ce qui est
inquiétant, ce n'est plus le monde lui-même, mais cette expression
si particulière que l'image fait valoir. C'est-à-dire non pas le
reflet trait pour trait d'une réalité, mais une transcription qui
n'atteint pas toujours sa fonction première (l'enregistrement objectif).
Et lorsque l'image atteint un si haut niveau de présence, les agents du
monde se dispersent au point de cesser de faire sens, d'exister en tant
qu'éléments représentés :
Un cinéma " abstrait " devient possible, qui à
la fois rejoint la plus grande modernité artistique et touche de
près à la nature éclatée, catastrophique et
fondamentalement irreprésentable du tissu des événements
dans le monde contemporain. La limite, la tentation et le grain de réel,
ou de la folie, du gros plan, c'est l'évanouissement de toute
représentation puisque la fonction optique n'assure plus la
cohésion.55
Ce cinéma n'est pas tant « abstrait
» par l'impossibilité qu'il a de référencer une
partie des images qu'il nous donne à voir, que par l'expérience
des intériorités mécaniques qu'il nous donne à
percevoir. La défaillance représentationnelle, l'absence de
cohésion s'en tenant au fait de l'esprit et de la perception interne. Le
cinéma serait un procédé fantastique en ce qu'il serait
l'indice d'un autre visible, un second champ de donnée ou ce que
Jean-Louis Leutrat présente comme un « invisible relatif » :
« Mais peut-être devrait-on dire inconnu relatif,
55 Pascal Bonitzer, op. cit., p 26.
62
La Focalisation Caméra
l'inconnu étant la présomption de quelque
chose d'autre dont la perception " réarrange le monde "
»56. Grâce à la caméra peut
advenir cet inconnu relatif, cet autre visible, cet au-delà du monde
alors perçu comme un effet, l'exercice sur notre perception d'un
médium qu'on ne voit pas lui-même.
C'est seulement lorsque la caméra trouve une place dans
notre monde que la transformation de notre environnement devient effective. Car
si le champ permet de faire exister ce qui se tient dans le hors-champ, sans
que celui-ci ne soit identifiable, ce qui se trouve dans cet
en-deçà permet de rendre visible des choses qui se tiennent
cachées dans le champ. C'est en cela que le cinéma (dans notre
cas précis) peut être désigné comme « miroir du
monde ». Un miroir du monde qui ne le transforme pas, ni ne le
répète ou le réarrange mais le fait advenir. Il conserve
ainsi cette impression de réalité qui anime le reflet de toute
chose, mais en affine le résultat, l'aiguise pour dégager de ces
sutures une image. La vision même de ce qui semblait nous
échapper. C'est ainsi que tente de le cerner Josh : « Ça
ne filme pas tout à fait la réalité. Ça filme une
sorte de réalité filtrée. Ça te permet de faire
comme si les choses n'étaient pas vraiment ce qu'elles sont ».
L'optique de la caméra fonctionne ainsi comme une lentille, une nouvelle
rétine (qui ne capte pas la même chose que l'oeil des
protagonistes)57, et c'est pour cela que le porteur se rattache
toujours à cette vision. S'il s'intéressait à la
réalité, il regarderait le monde sans la médiation de
l'appareil cinématographique. Mais s'il regarde à travers la
caméra c'est aussi et avant tout car les choses ne sont pas vraiment ce
qu'elles paraissent être, et la médiation oculaire devient
nécessaire pour accéder à un savoir qui va au-delà
de la simple manifestation des choses. Cette lentille révèle les
choses telles qu'elles sont réellement, elle va au-delà
apparences : elle rend visible ce qui ne l'était pas, elle fait exister.
La caméra s'attache à transcrire ces quelques
éléments pour redéfinir complètement les limites du
sensible, affirmant l'image comme facteur d'âme. Cet effet, que l'on
retrouve dans la photographie transcendantale, est un de ceux dont traite
François Jost :
Cet homme soutient que la photographie est bien plus
fidèle que l'oeil et qu'elle nous permet de capter et de retenir ce qui
n'est pas visible, en particulier des phénomènes psychiques : "
Voici donc la clef du mystère de la propriété qu'a le
cerveau humain de se projeter et de rendre sensible dans le monde visible les
formes que sa puissante matrice a générées et fait surgir
des éléments du monde invisible ".58
56 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p 22-23.
57 Invisible à l'oeil nu, le bon chemin est
révélé par la caméra dans REC2.
C'est surtout que ce chemin n'a pas d'existence pour notre vision physique (il
surgit dans la nuit et avec l'utilisation du Night Shot).
58 François Jost. Le Temps d'un Regard, Du spectateur
aux images, Paris, Klincksieck, 1998, p. 74.
63
Gildas MADELÉNAT
Donner à ces apparitions une autre objectivité
que les rêves ou les hallucinations, c'est donner à ces
phénomènes une existence dans notre monde, à partir d'un
psychisme qui ne tient pas de l'être humain. Si le
phénomène advient, entraîne un changement du mode de
captation et la transformation du monde dans lequel évolue le porteur,
c'est parce que la subjectivation du monde à laquelle procède la
caméra n'est pas sans heurt pour le monde représenté. Les
photographies spirites ou transcendantales donnent une preuve de l'existence
des fantômes et entraînent leur acceptation dans le monde du
photographe. La focalisation caméra va entraîner dans le monde du
porteur la validation d'éléments qui ont préalablement
émergé dans sa psyché et dont l'image est le stigmate.
C'est parce que cela existe à l'image que cela existe dans notre monde :
« On ne peut croire que ce que l'on voit, surtout si on le voit
grâce à la caméra ». Mais la caméra n'est pas
là pour confirmer cette existence, elle est très justement celle
qui lui donne naissance : je ne filme pas pour voir si c'est tangible, mais
c'est en filmant que cela le devient. Car si le film est un miroir, l'image est
un reflet appelé à revenir dans le monde qui l'a produit. Bien
entendu, le phénomène surgit avant l'image, mais l'image appelle
ce phénomène. Ainsi, quel que soit le monde initial (et celui-ci
ne nous est jamais accessible), les protagonistes n'évoluent qu'en
fonction d'un reflet psychique appelé à prendre forme dans le
monde et a le transformer. Et ce reflet conserve à leurs yeux plus de
valeur que le monde lui-même. L'image devient le monde, et celui-ci n'est
plus le monde initial. Mais cette issue n'est pas irrévocable, car si le
film fait apparaître une face étrange du monde : « le
cinéma se doit de tendre le miroir pour déceler les traces de
l'emprise du mal, mais aussi pour trouver le remède : comment on vainc
le mal par le mal, c'est quelquefois par l'image qu'on l'exorcise
»59. L'image devient à la fois celle qui annexe et
celle qui libère, celle qui nous ouvre les yeux et nous oblige à
les fermer. Désormais attirés vers elle nous sommes
obligés de nous y soumettre, notre destruction entraînant sa
création, et inversement. Et si l'image nous interpelle, c'est pour
mieux nous enfermer dans le monde qu'elle a capturé et soumis à
sa cause ; afin que cette image devienne également le reflet d'un monde
amené à s'actualiser dans l'espace de diffusion. Dans ce cas, la
peur ne se crée plus parce que le phénomène sort de
l'ordinaire, mais par le fait que cet évènement extraordinaire
soit appelé à devenir notre nouvelle référence,
l'image étant elle-même à percevoir comme la
réminiscence de cet univers fantastique.
59 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p
66.
64
La Focalisation Caméra
Conclusion
« Il y a de la magie à l'extérieur
». Ce leitmotiv de la série The River pourrait
être celui de tout notre corpus et il tient à peu de choses que
cette magie devienne un phénomène perceptible. L'horreur dans ces
cas-là tient au fait que ces manifestations ne sont pas destinées
à rendre le monde meilleur. Il n'est pas toujours bon d'explorer des
zones aussi mystérieuses sans préparation préalable, sans
même avoir pris conscience que le dispositif cinématographique
appelle tout évènement à devenir extraordinaire. Entrevoir
ainsi la face cachée de notre monde, « lever le voile
»60 sur la frontière entre la réalité et
un au-delà inconnu car invisible, c'est mettre en route la destruction
de notre espace intime. De l'arrivée d'évènements
paranormaux dans une maison de quartier chic à la destruction d'une
ville tout entière, ces tragédies sont le plus souvent
minimisées à l'échelle d'un seul individu ; l'image n'est
là que pour ancrer cette personnalité dans le monde. Sauf que ce
n'est pas ce protagoniste qui voit et qui sait, mais un corps encore plus
limité aux conditions « psychiques » démesurées.
La caméra est un cerveau pleinement tourné vers la
compréhension des mystères du monde. Cependant, si tous ces
phénomènes sont amenés à devenir tangibles, c'est
que la magie a bien eu lieu à l'intérieur d'un autre espace. La
focalisation caméra est le signe, peut-être avant tout, que le
potentiel de la caméra et les aspects présentés
relèvent eux aussi de ces anomalies. La connaissance très
partielle du dispositif de focalisation caméra a engendré de
nombreuses confusions liées à la production
cinématographique actuelle. En effet, comme le montrent très bien
les critiques de Chernobyl Diaries (Bradley Parker, 2012), beaucoup
assimilent le film comme étant un nouvel héritier de cette
tendance « Blair Witch » et le jugent à la
lumière de cet amalgame. Outre le fait que le titre fasse lui aussi
l'état d'une chronique et qu'Oren Peli61 en soit le
producteur, peu de choses peuvent rattacher ce film au corpus que nous venons
de traiter. Pour autant, et la bande-annonce est parfaitement trompeuse
à cet égard, la caméra portée laisse un temps
présager qu'un personnage tourne le film de leur expédition. Mais
comme il n'en est rien, la mise en scène est constamment bafouée
par cette impression et le film peine à trouver les véritables
marques de son dispositif. Ainsi, beaucoup de critiques ont crié au
scandale, déclarant qu'il en était assez du found
footage, des films « à la Blair Witch » et des
faux documentaires. Alors qu'il n'en était rien. Dans notre cas, il faut
capturer le monde (cet
60 C'est une traduction possible du mot apocalypse, qui
étymologiquement est la transcription d'un terme grecque.
61 Nous rappelons qu'il est le réalisateur de
Paranormal Activity.
65
Gildas MADELÉNAT
extérieur intériorisé amorce une
objectivité plausible) pour que celui-ci soit métamorphosé
une fois passé par l'intériorité de l'appareil (cet
intérieur extériorisé n'est autre qu'une
subjectivité avérée). C'est de ce passage, de cette
conversion que résulte l'image, puis la prise en compte de cet
avènement. Quelle est alors cette éclosion ? Quelle est la
finalité de ce processus ? Il s'agit de la création de la fiction
elle-même. C'est ainsi et seulement ainsi que la magie opère.
Faire dire la vérité au monde et projeter cette connaissance dans
ce même univers, de façon à ce que l'image retentisse pour
le spectateur comme la marque d'une authenticité. Pas plus celle d'une
réalité que celle du dispositif cinématographique mis en
place. Tout film est un film de fiction, puisque toute oeuvre est issue d'un
imaginaire, celui de l'appareil. Ce qui finit par être vraiment
surnaturel est le fonctionnement de cette intériorité. Car les
phénomènes ne sont pas vraiment paranormaux, mais «
supranormaux », ils restent une composante initiale du réel. Alors
que cette focalisation caméra, qui montre que le vrai cinéma est
un cinéma vivant, affirme que l'objet de ses représentations
n'est autre que cette profondeur machinique. Un subconscient qui annexe sous sa
puissance les images du monde. Celle qui conserve a posteriori les
mystères liés à son existence, à sa nature, n'est
autre que la caméra. Le véritable monstre de ces films, celui
à cause de qui tout survient, c'est l'appareil de captation. Si le
dispositif filmique est un système vampirique qui capte la vie, l'image,
elle n'a pourtant rien d'un être vivant. Au contraire elle n'est qu'une
substance morte, une essence prélevée sur un corps
esquinté lors d'une autopsie. Elle est ce qui contamine les mondes,
détruit les êtres. Ce qui est étrange, c'est d'avoir
retrouvé ces images, qu'elles s'offrent à nous aussi simplement
et si nous ne prenons pas garde à ce que l'on voit, elles
entraîneront là aussi la destruction de notre espace. En cela,
elles ne peuvent être utilisées pour exorciser totalement les
monstruosités qui persistent face aux protagonistes, puisqu'elles font
partie de la même altération. C'est pour cette raison que les
« démons » ont autant conscience de la présence de
l'appareil (nombreux regards ou attaques à son égard) et que la
caméra parvient à rendre compte de leur existence.62
Renouveler le regard grâce à la focalisation caméra, c'est
découvrir que la vision et les connaissances acquises de cette
perception ne sont plus des capacités passives de la captation. La
caméra s'engouffre dans le monde physiquement, intellectuellement, et ce
n'est pas tant les choses de la réalité qui nous
intéressent que l'esprit qui se tient dans et derrière
l'objectif. Pour enfin savoir ce qui se cache derrière ce monstre qui ne
nous voit pas, mais nous regarde.
62 Dans une des fins alternatives de Cloverfield, Rob
et Beth sont dans un manège et filment la mer. Au moment où Rob
change l'axe de la caméra on aperçoit quelque chose tomber dans
l'océan. Il s'agit du monstre à venir et si le cadre reste aussi
longtemps dans cette direction c'est pour mettre en place cette apparition.
66
La Focalisation Caméra
Bibliographie
AUMONT Jacques et al. Esthétique du film,
Paris, Nathan Université, coll. Cinéma, 1983, 3ième
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67
Gildas MADELÉNAT
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LEUTRAT Jean-Louis. Un autre visible : Le fantastique du
cinéma, Grenoble, De l'incidence éditeur, 2009, 262p.
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siècle, 2008, 128p.
68
La Focalisation Caméra
Filmographie
(Les titres en gras font l'objet d'un développement ou
d'une analyse approfondie)
Apollo 18, Gonzalo López-Gallego, 2011
-
Borat: leçons culturelles sur l'Amérique au
profit glorieuse nation Kazakhstan, Larry Charles, 2006 -
C'est arrive près de chez vous, Rémy
Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992 -
Chronicle, Josh Trank, 2012
-
Chroniques de Tchernobyl (Chernobyl Diaries),
Bradley Parker, 2012 -
Cloverfield, Matt Reeves, 2008
-
Dame du Lac (La) (Lady of the Lake), Robert Montgomery,
1947 -
Devil Inside (The), William Brent Bell, 2012 -
Diary of the Dead, George
Romero, 2008 -
District 9, Neill Blomkamp, 2009 -
Femme défendue (La), Philippe Harel, 1997
-
Phénomènes Paranormaux, (The Fourth Kind),
Olatunde Osunsanmi, 2009 -
Paranormal Activity, Oren
Peli, 2009 -
Paranormal Activity 3, Henry Joost et Ariel Schulman,
2011 -
Projet Blair Witch (Le) (The Blair
Witch Project), Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999
-
En Quarantaine, (Quarantine), John Erick Dowdle, 2008
-
REC, Jaume Balagueró et
Paco Plaza, 2007 -
REC2, Jaume Balagueró et Paco Plaza,
2009 -
Redacted, Brian de Palma, 2007 -
Ring, Hideo Nakata, 1997 -
River (The), Oren Peli et Michael R. Perry, 2012
-
Videodrome, David Cronenberg, 1983 -
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