Analyse: l'interruption volontaire de grossesse
Cette partie du mémoire, consacrée à
l'analyse, traitera plus particulièrement des spécificités
de l'IVG. Nous y aborderons les rôles clés qui se mettent en place
dans une situation de ce type, celui de la femme concernée bien
sûr, mais également ceux des personnes qui gravitent autour
d'elle, comme le partenaire, la confidente et la mère. Ce tableau est
partiel et pourrait être complété dans une recherche
ultérieure.
Ensuite nous approfondirons les aspects par lesquels l'IVG est
considérée comme un acte lourd par la plupart des personnes
interrogées. Notons dès à présent que toutes les
personnes ne sont pas concernées par tous les aspects.
Enfin, nous envisagerons l'IVG sous l'angle de la domination
masculine en explicitant les règles intériorisées qui
limitent le pouvoir des femmes vis-à-vis de la procréation.
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Les rôles
Considérer la décision d'une IVG comme un
processus impliquant plusieurs personnes nous a permis d'identifier et de
caractériser des rôles propres à cette situation. Nous
présentons ici une typologie partielle des principaux rôles. Ils
sont envisagés du point de vue de la femme, personne centrale de cette
situation comme nous allons le détailler ci-dessous. Nous apporterons
aussi des éléments d'autres points de vue, lorsque cela est
possible, pour les mettre en perspective. Nous traiterons successivement les
rôles suivants:
La femme qui vit le début de grossesse et
l'avortement
Rôle principal. C'est en son corps que se trouve l'enjeu
de cette situation. C'est-à-dire qu'elle est physiquement contrainte
d'en vivre certains aspects: les éventuels symptômes de grossesse,
les rendez-vous médicaux, les éventuelles douleurs liées
à l'acte, parfois même les suites de l'IVG.
Elle a le pouvoir de qualifier les autres personnes, en leur
donnant voix au chapitre. Cette qualification opère souvent en amont:
c'est par leur relation avec cette femme que les autres personnes
impliquées auront autorité ou non pour se mêler de
l'affaire, et pourront participer à la décision. Selon la loi,
c'est elle qui prend la décision, c'est-à-dire que c'est elle qui
a le dernier mot.
L'homme coresponsable de la grossesse
Deuxième rôle, volant parfois la vedette au
premier. S'il est amené à se prononcer sur la question, c'est
qu'il a été qualifié apte par la femme. Et s'il l'a
été, c'est que cette relation amoureuse compte pour elle. Ainsi,
dès que l'avis du conjoint est sollicité, une dimension
multi-finaliste s'inscrit dans le processus de décision, ajoutant
l'enjeu du couple à celui de l'engendrement. L'homme est alors
considéré par la femme dans son double rôle de partenaire
de vie et de potentiel père de l'enfant engendré. Un même
partenaire peut être jugé apte à un moment donné et
puis décevoir, ou inversement. Notons que, pour l'homme, le seul fait
d'exprimer un avis pèse lourd dans la décision finale.
102
La confidente
Au féminin car souvent une femme, l'amie d'enfance ou
la soeur, ce rôle peut néanmoins être endossé par un
homme et/ou par une relation moins intime. Il peut y avoir plusieurs confidents
pour une même situation, ou aucun. La confidente est choisie en fonction
de la proximité relationnelle et/ou de son expérience (de la
grossesse, de l'IVG, de la vie). Son rôle consiste à accompagner
la femme, physiquement et/ou psychologiquement. Donne parfois son avis ou des
conseils. Peut avoir un discours moralisateur. Peut également aider
à dédramatiser la situation.
Nous avons entr'aperçu d'autres rôles au cours de
cette enquête, rôles que nous aurions aimé étudier,
notamment celui de la mère de la femme qui vit le début de
grossesse et l'avortement, qui peut chercher à influencer la
décision. Elle prend en charge une partie de la situation, que ce soit
la décision ou le quotidien.
Il est fortement possible que d'autres rôles existent
également et que nous n'en ayons pas eu connaissance par notre
échantillon réduit.
La femme
La femme qui avorte vit les symptômes de grossesse,
comme nous l'avons vu dans la première étude de cas. Elle vit
également les aspects physique et social de l'IVG. Elle est contrainte
physiquement d'assumer la situation.
Parfois, elle prend la décision seule, en fonction des
relations qu'elle a avec son entourage et principalement le coresponsable de la
grossesse. Ainsi, Héloïse, en pleine rupture avec son mari,
père de sa fille, ne lui permet pas de prendre part à la
décision, d'autant plus qu'il n'est pas le géniteur. Elle
n'envisage pas non plus que son amant, coresponsable de cette grossesse, puisse
prendre part à la décision : « En tout cas j'en ai
informé et le père de ma fille avec qui je vivais encore - on
n'était plus dans la même chambre mais on vivait encore sous le
même toit - et l'homme qui était le papa du bébé
dont j'allais avorter ». « C'est vrai que c'était "informer"
et pas "consulter" parce que en fait, mon amant, je crois que je lui ai
téléphoné tout de suite et je lui ai dit que
j'étais enceinte et,
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enfin, je pense qu'il s'en doutait que j'allais avorter mais
bon. Je lui ai dit tout de suite, enfin je sais même pas s'il m'a
posé la question. C'était évident pour moi. Et mon mari
quand je lui ai dit que j'étais enceinte il m'a dit: "ah et qu'est-ce
que tu vas faire ?" et je lui ai dit: évidemment je vais avorter. Il m'a
posé la question mais pour moi c'était évident que,
voilà. C'était déjà tout décidé,
quoi. Je me voyais pas faire autrement. Je me suis même pas posé
la question longtemps. Je veux dire je me la suis posée qu'une fois.
Donc évidemment je me voyais pas du tout avec mon amant comme papa, je
me voyais ni vivre avec lui, ni lui comme papa de mon enfant. J'étais
déjà en pleine séparation, avec un enfant, donc je me
voyais pas tout de suite de toute façon, ni me remettre en couple ni
refaire un enfant ».
De même, pour Charlie, étant tombée
enceinte d'un homme qu'elle n'apprécie pas, la décision,
immédiate, ne concerne qu'elle: « Elle (la décision) est
venue tout de suite, parce que j'aimais pas du tout l'homme avec qui
j'étais, je me voyais pas garder. J'arrivais pas à dissocier le
fait de garder l'enfant et en même temps de pas être avec l'homme
avec qui... Encore j'aurais bien apprécié l'homme, mais en fait,
à la fin je le détestais et je trouvais que c'était un
monstre presque, donc je me disais que j'allais faire un monstre, et j'arrivais
pas à dissocier, voilà le bébé, qui allait arriver
et puis l'homme avec qui j'avais eu la relation, donc, je me voyais pas garder
cet enfant. Par rapport au type de père que ça pourrait
être, ouais. Je me voyais mal partager un enfant avec cet homme-là
». « C'était évident que je voulais pas garder
heu et continuer la grossesse. Donc du coup je suis allée voir cet
homme-là, qui était la cause (emphase ironique sur « cause
») de tout ça et heu je lui ai dit directement que j'allais avorter
et lui heu, voilà, il était tellement con que voilà, il a
pas essayé de dire autre chose ou quoi que ce soit. Et puis j'ai bien vu
que ça allait rien faire ». « Au départ c'était
pour l'informer et puis, je me suis dit: putain il réagit pas, il
pourrait pas me dire : "attends, on sait jamais, moi je t'aiderai...". Et,
voilà, il m'a même pas dit qu'il m'aiderait à, à
avorter ou quoi, qu'il viendrait avec moi. Donc j'étais vraiment
déçue de ça aussi et j'étais pas du tout
déçue de mon choix du coup ».
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Notons que dans ces deux situations les hommes
concernés ont néanmoins été informés. Dans
d'autres situations, la femme concernée implique très rapidement
son partenaire (cf. Carine, Françoise, Gloria).
L'homme
Lorsque l'homme est intégré au processus, sa
parole prend beaucoup de poids. Nous pouvons avancer l'explication, comme nous
l'avons vu dans la première étude de cas, que cette
première décision de la femme en amont, de donner voix au
chapitre à son compagnon, conditionne l'importance de sa parole à
lui. Pourtant, il peut lui arriver d'être disqualifié de sa
potentielle future place de père en fonction de son comportement. Souad,
qui a d'abord vécu la découverte de sa grossesse joyeusement avec
son petit copain, s'est finalement rangée au point de vue de sa
mère (nous en reparlerons), qui préconisait un avortement. Elle
explique les réactions de son petit copain : « Ben il a pas le
choix, il a accepté mais ça lui fait beaucoup de mal. A moi
aussi, mais lui, voilà. Pour lui, j'ai tué son gosse. C'est sa
phrase favorite ». « De toutes façons, il avait pas fait ses
preuves quoi. Il se bougeait pas plus pour trouver du travail. D'un
côté il m'avait déçue, je me disais c'est pas
possible, il est immature. En fait j'aurais dû assumer l'enfant seule.
Enfin, il aurait été là, c'est sûr, mais il aurait
pas assuré comme il devrait ». Dans ces propos de Souad
apparaît une dimension fondamentale de la prise de décision en
couple. Pour la femme, la décision à prendre concerne la
poursuite de la grossesse ou son interruption mais également les
conditions de cette maternité potentielle. C'est à ce
moment-là que l'homme peut ou non « faire ses preuves » et
montrer son implication par rapport à un enfant commun.
Autre situation de déception vis-à-vis du
comportement de l'homme, Emilie a vécu ses deux IVG bien
différemment l'une de l'autre. Elle raconte la découverte de la
première de ses grossesses interrompues: « Et je fais un test, et
j'étais enceinte et après comme je fais aussi un test sanguin, je
me rends compte que ça fait déjà un bon mois et demi que
je suis enceinte. Donc du coup voilà, lui il le prend très bien,
y a pas de soucis. Il était content. On n'a pas parlé du tout
d'avortement ou quoi que ce soit. C'était juste, il était content
quoi. Moi je suis une vraie maman, moi j'ai déjà eu un enfant et
mon truc c'était d'en avoir
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d'autres quoi. Et avec lui je pensais que ça serait
faisable en fait ». Peu de temps après, son compagnon change
brutalement d'avis: « Lui, du jour au lendemain, il a fait: "ah bah non,
non mais là ça craint, il faut pas faire ça". D'un coup,
il m'a fait comprendre, comme si je lui avais fait dans le dos quoi. D'un coup
il se sentait comme si c'était moi qui l'avais forcé à
faire ça ». Il exprime violemment et incessamment sa volonté
qu'elle avorte. Emilie constate : « Et là, la décision,
c'est simple, c'est que moi j'ai pas du tout envie d'avorter mais j'avorte
quand même ».
Le couple se sépare et se revoit ponctuellement
quelques mois plus tard. Elle retombe enceinte. Cette fois, elle prend sa
décision toute seule, sans le consulter. « Donc là je tombe
enceinte, et là cette fois je me dis: non mais, y a pas moyen, je lui en
parle pas, j'm'en fous je lui en parle pas ». « Quelque part j'avais
pas envie de garder ce lien avec lui, parce que quelque part, sa chance il l'a
eue et il l'a pas prise. Donc j'avais pas envie de lui donner cette
deuxième chance, de dire: on a un enfant. Donc ça je voulais pas,
c'était hors de question ».
L'alternative, pour les deux fois, aurait été
d'avoir l'enfant seule. Et ça, Emilie ne le veut pas, pour des raisons
personnelles d'organisation, de finances et de gestion du quotidien (elle
élève déjà un enfant seule), mais aussi car elle
considère difficile d'un point de vue social de garder l'enfant sans que
le futur père ne fasse partie du projet, et immoral vis-à-vis du
géniteur.
Pour la première IVG : « Donc là, il
devient de plus en plus insistant là-dedans et il dit: "ben ouais, faut
que t'ailles prendre rendez-vous, va faire ceci, va faire cela et arrête,
quoi". Et moi qui suis très compréhensive, je me dis : oh
là là le pauvre, je vais pas lui infliger ça et j'y vais
quand même quoi. C'est que moi j'avais pas du tout envie et que moi je me
disais de toutes façons, je trouverai une solution, mais d'un autre
côté, j'avais pas envie d'avoir un enfant pour me dire que. Enfin
moi j'ai déjà eu, avec mon fils, du père qui en fait n'en
a rien à faire, juste... Donc du coup, j'avais pas envie de ça
avec lui. Moi je préférais faire ça à deux, et si
les deux n'étaient pas d'accord pour ça, ça servait
à rien, quoi ».
Pour la seconde IVG : « Et là, je me dis: bon, ben
faut vraiment que je décide qu'est-ce que je fais. Donc là, en
fait, depuis que je l'ai quitté, j'ai déménagé
déjà
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trois fois et j'ai toujours pas de situation stable, j'ai
toujours pas de chez- moi. Là, je suis en coloc mais c'est pas un truc
définitif. Je sais qu'il va falloir que je déménage
encore. Je sais pas où je vais atterrir. Comment, quoi, et
cetera. J'ai toujours pas de boulot, heu. Financièrement, c'est pas
ça non plus. (...) Et encore une fois, j'ai pas envie de faire cet
enfant seule. Encore une fois, j'me dis: bon, ben d'accord, je le garde. Je
vais être enceinte, quand on me voit on va me dire: "c'est qui le
père ?", parce que c'est la question que tout le monde pose à un
moment donné. Mon fils, il va se demander d'où il vient cet
enfant. A cet enfant plus tard va falloir que je lui réponde. Et puis
jouer le jeu avec lui, de pas lui dire, ben je trouvais pas ça correct
quoi ».
A l'inverse, d'autres situations montrent que lorsqu'il y a un
accord total entre les partenaires, ce qui est possible lorsque leurs avis sont
suffisamment proches au départ, le conjoint peut avoir un rôle
d'accompagnateur, se rendant disponible et présent pour la femme,
engageant son corps et sa disponibilité au moment de l'acte. Gloria
raconte son expérience: « C'était quelque chose qui
était déjà décidé avant au cas où
ça se passerait, donc voilà ». « Quand on a pris le
médicament, bah voilà, on s'est couchés tous les deux avec
mon compagnon, voilà, on s'est recouchés jusqu'à ce que,
le temps que le médicament face effet, tous les deux. On a vraiment fait
ça en confiance en fait. De le faire partir et tout. Non, c'était
plutôt beau, en fait. (S'est-elle sentie accompagnée?) Ah bah oui
carrément oui, parce que, il était là tout le temps hein.
On l'a fait le jour de mon anniversaire, il avait pris un jour de congé
donc on était voilà, tous les deux ensemble. Voilà j'ai
pris le médicament le matin, je me suis recouchée. On s'est
rendormi tous les deux, comme une bulle quoi ».
Il peut également chercher à compenser
financièrement son « extériorité» à
l'événement: « C'est mon compagnon qui a payé. Il m'a
dit que c'était sa participation, que c'était normal ou je sais
plus comment il me l'a dit ». (Gloria)
A l'inverse de la femme qui vit la situation dans son corps,
l'homme s'implique (ou non) par choix. Ainsi, la place que l'homme peut avoir
dans une situation
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d'avortement se définit en fonction de la
volonté, comme montré dans le schéma
ci-après:
Le point de vue des hommes
Comme nous l'avons vu dans la situation n°1, le point de
vue des hommes sur leur propre rôle peut varier entre les extrêmes
représentés dans le schéma ci-dessus. Si Thierry est
attentif à sa compagne, attendri par sa grossesse et conscient de son
influence sur la décision finale, Jonathan ne se sent pas
concerné par les démarches médicales et voudrait prendre
lui-même la décision, acceptant mal que sa compagne ait le dernier
mot. Daniel, quant à lui, pose une journée de congé pour
vivre l'IVG médicamenteuse avec sa compagne et reste physiquement le
plus près.
Il serait intéressant, pour compléter, d'avoir
d'autres entretiens avec des hommes dont la compagne a avorté pour avoir
d'autres éléments de compréhension de leur propre vision
de leur rôle.
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La confidente
C'est souvent la première informée de la
grossesse, parfois même dès les premiers doutes. Elle accompagne
le processus. Ce peut être par de l'écoute et/ou par une
présence physique, notamment le jour de l'intervention. Dans le meilleur
des cas, c'est un soutien pour la femme qui avorte. Son attitude oscille entre
conseils et neutralité. La confidente ne prend pas part à la
décision. Même lorsqu'elle donne des conseils, ce n'est pas
avec elle que la décision est prise. La confidente est souvent
une amie proche, une amie d'enfance ou une soeur, mais quelquefois c'est une
collègue, une connaissance avec qui la femme avait moins de liens.
« J'étais pas bien du tout et puis j'avais
vraiment personne avec qui en parler, j'avais une amie de formation
infirmière qui le savait, bon voilà, c'est pas allé bien
plus loin, on en a parlé un petit peu. Elle m'a accompagnée dans
mon désespoir on va dire. Ça m'a pas été d'une
grande aide. Ce qui m'a aidé, c'est ma soeur qui est venue avec moi le
jour de l'intervention ». « Et puis le jour de l'intervention elle
m'a accompagnée et puis là on a dédramatisé, on
était un peu dans la, heu, la dérision du truc. Pour pas rester
dans le pathos dans notre chambre d'hôpital. Voilà ».
(Charlie)
La confidente a souvent de l'expérience dans au moins
un des domaines concernés, que ce soit la maternité ou
l'avortement, ce qui lui donne parfois un statut d'experte aux yeux de la femme
qui avorte.
« J'en ai parlé avec ma copine, bah c'était
surtout un soutien, parce qu'elle aussi, elle avait dû avoir un
avortement. Et, voilà, moi je suis dans un cercle où on peut
facilement parler de ça et être comprise, entendue, comprise.
C'est souvent des cercles de femmes, donc heu, c'est chose courante, quand
même ». (Gloria)
« Et y en a d'autres qui me disaient, et même ma
meilleure amie avec qui je l'ai découvert, elle me disait, parce que
elle, elle avait déjà avorté avant, elle me disait: "tu
vas regretter, avorte". Voilà. Et je sais qu'elle a toujours raison ma
meilleure amie. Toujours ». (Souad)
« Sur le coup j'ai appelé une amie très
proche, je lui ai parlé dès que j'ai eu les résultats du
labo, c'est la première personne à qui j'en ai parlé, mon
amie
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d'enfance. Après j'en ai parlé à d'autres
amis. Enfin en tout cas à une amie, à une amie voisine et qui
elle m'a accompagnée le jour de l'avortement. (Comment ont-elles
réagi?) De l'écoute et du soutien. Marie m'a dit qu'elle avait
déjà avorté aussi et que si j'avais besoin qu'elle
m'accompagne elle pouvait m'accompagner. Elle a été plutôt
heu, très présente. Et du coup, oui, je lui ai demandé
qu'elle m'accompagne le jour de l'avortement ». (Héloïse)
Françoise, comme nous l'avons vu dans la seconde
étude de cas, a déjà 5 enfants lorsqu'elle tombe enceinte.
Elle en parle avec sa belle-mère, mère de 7 enfants, qui a donc
l'expérience d'une famille nombreuse. « (Qu'est-ce que vous lui
avez dit ?) Que j'étais enceinte et que j'envisageais l'IVG. Et puis
elle, elle a 7 enfants aussi. Je lui ai demandé, dans ma situation
actuelle, qu'est-ce qu'elle ferait, et puis elle, elle m'a dit qu'elle
garderait pas... qu'elle l'aurait pas gardé ».
Il se peut que la confidente assume un discours moralisateur
vis-à-vis de la femme qui avorte, comme cela a été le cas
pour Charlie:
« Comme j'avais déjà avorté et
qu'elle le savait aussi, bon, on n'était pas très fières
de moi. J'étais pas très fière de moi et puis
voilà, on s'est encore dit qu'il fallait faire attention, que tatati...
on s'est remis au clair avec heu, la façon dont on fait l'amour quoi,
qu'il faut faire attention et cetera et puis même les
fréquentations ». « Moi je me suis faite engueuler parce que
ça devrait pas arriver au 21ème siècle
d'avorter et cetera, avec tous les moyens de contraception qu'on a et,
voilà ». « (Engueulée par qui ?) Ma soeur, ma copine
à qui je l'avais dit, parce que je l'avais dit à personne
d'autre. Mais je t'ai dit, j'avais eu un IVG bien plus jeune et là je
m'étais faite engueuler par ma famille aussi qui était au courant
».
Le récit d'une confidente
La confidente que nous avons interrogée, la soeur de
Carine, nous a fait part de la difficulté qu'a représenté
pour elle de faire abstraction de son propre vécu pour rester neutre.
Elle-même est mère de famille, avec trois enfants, et a hâte
que sa soeur ait à son tour une famille pour « qu'on se comprenne
un peu mieux quand
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même sur certains points ». Nous avons vu, lors de
la première étude de cas, que Carine a fait appel à sa
soeur dès ses premiers doutes concernant une éventuelle
grossesse. La soeur a assumé son rôle d'experte: « elle m'a
appelée pour me parler de ses doutes à ce sujet et en même
temps, elle m'a donné ses symptômes et au vu de ce qu'elle m'a
raconté, pour moi, il n'y avait pas l'ombre d'un doute, elle
était enceinte ».
Malgré son envie de voir sa soeur devenir mère
et un parcours marqué par les problèmes d'infertilité,
elle cherche à rester neutre vis-à-vis de Carine: «
ça me touchait beaucoup. Mais j'étais pas non plus
traumatisée, je sais faire la part des choses, la part des vies. Chacune
sa vie, chacune son histoire ». « Je suis restée dans la plus
grande neutralité ».
« C'était dur pour moi de pas lui dire: "garde-le
! ". De lui dire, tout ce que j'avais moi par rapport à mon histoire, de
lui dire : "on sait jamais, garde-le, tu sais pas ce qui t'attend dans la vie
après" ». « Et c'était difficile parce que, je pense
qu'elle vous l'a dit, moi j'ai un parcours d'infertilité avec mon mari
».
« Mais en plus quand même je lui ai
conseillé d'aller faire une échographie, parce que je sais
l'impact que ça peut avoir aussi. (...) Pour qu'elle puisse voir, pour
qu'elle se sente peut-être un peu émue par ça.
C'était un peu traître, hein, mais elle le savait que
c'était traître. Peut-être que c'est le seul petit
degré où j'ai pas été très neutre. Mais elle
était pas dupe, elle savait très bien que ça allait sans
doute l'émouvoir de voir un petit coeur battre ».
« Elle sentait bien qu'elle donnait la vie en elle, qu'il
y avait une vie qui se construisait en elle. Et son corps qui changeait, ses
émotions, tout, tout. Tous ces chamboulements elle les a bien ressentis.
Et c'était très difficile toujours de rester neutre (rire). Ben,
j'avais envie de l'encourager dans, en lui disant: garde-le, tout ça.
Mais je respecte. Non je voulais surtout pas, c'est trop important. Je voulais
pas la parasiter, hein. Elle venait chercher des réconforts justement
sur son état qui changeait. Pour me demander, non pas si c'était
normal, mais voilà, elle comprenait pas, voilà, toute cette
émotivité qui était là, cette fatigue énorme
qu'elle avait, voilà, tous ces petits trucs qui se mettent en place
».
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La mère
Il s'agit de la mère de la femme qui vit le
début de grossesse et l'avortement. D'après les
éléments que nous avons pu obtenir par nos entretiens, la
mère se place dans une position où elle prend en charge
une partie de ce qui se passe. Elle peut chercher à prendre la main
sur la décision de sa fille, comme dans notre entretien de
pré-enquête (cf. méthodologie). C'est également le
cas pour Souad, qui, lycéenne, vit encore chez ses parents, ce que sa
mère utilise comme moyen de pression : « Et heu j'appelle ma
mère, juste avant de remonter en stage, parce que j'y suis allée
pendant ma pause et je l'appelle et je lui dis: maman j'ai un truc à te
dire. Elle me dit: "quoi ? T'es enceinte ?". Je lui dis oui. C'est simple elle
m'a dit: "est-ce que tu comptes le garder? " ; j'ai dit: ben oui. Elle m'a dit:
"c'est simple, si tu veux le garder, tu prends tes affaires, ce soir tu viens
à la maison, tu prends tes affaires et tu pars. C'est simple". Elle m'a
dit: "après si tu avortes y a pas de soucis, tu restes chez moi". Elle
m'a dit: "mais si tu comptes le garderje veux plus te voir" ».
La mère de Souad prend également en charge les
démarches médicales: « Puis elle m'a emmenée, on a
pris rendez-vous chez son gynécologue et il m'a donné le
médicament ».
La mère veut généralement le bien de sa
fille et c'est parce qu'elle s'inquiète pour elle qu'elle s'implique
autant: « Au début elle a réagi un peu brutalement. Mais
ensuite elle m'a appelée, elle m'a demandé d'en parler. Elle
était calme, elle était douce et elle m'a dit vraiment des mots
qui m'ont, des choses qui m'ont convaincue mais totalement. C'était la
première fois qu'elle me parlait comme ça. Ça me faisait
bizarre en fait. Elle envoyait des textos hyper longs où elle
m'expliquait. Elle me faisait relativiser en fait. Que c'était rien. Que
ça arrivait à tout le monde. Mais qu'il fallait pas tomber dans
le piège. Que j'allais le regretter plus tard, que j'avais le temps.
Toujours le même refrain quoi ». « Voilà j'ai bien
discuté avec ma mère et j'ai vu qu'elle avait raison ».
(Souad)
Dans cette situation, la mère ira jusqu'à
prendre intégralement en charge les frais liés à l'IVG,
pour protéger sa fille de la réaction du père :
112
« (Qui a payé les frais?) C'est ma mère.
Ils auraient pu être remboursés mais le problème c'est qu'y
aurait écrit "gynécologue 300 €", mon père il aurait
vu ça il se serait posé des questions. Et mon père
était pas censé être au courant. Parce que c'est au nom de
mon père la mutuelle en fait. Donc il l'aurait vu. Donc, pour ne pas se
faire griller par mon père, elle a préféré payer
300€ de sa poche sans être remboursée ». « Et mon
père, rien. Je lui ai rien dit. Question de vie ou de mort ».
Pour Emilie, en revanche, lors de sa seconde IVG - autre
situation où la mère apparaît - c'est le quotidien que
cette dernière prend en charge, pendant une semaine, pour permettre
à sa fille de se centrer sur elle--même et la décision
qu'elle a à prendre : « la semaine où je suis malade, elle
était venue à la maison, donc elle est là et elle s'occupe
de mon fils et elle s'occupe de tout ça, donc c'est cool parce que
justement je peux être dans mon questionnement, à me dire,
qu'est--ce que je fais et cetera. Elle s'occupe de tout. Moi j'ai
juste à être pas bien (rire). M'occuper de moi. Donc ce
moment--là il est bien, parce que justement je peux me poser vraiment
». « Donc je suis toute seule avec ma mère et mon fils. Donc
c'est plus cool, quand même. Ça me permet de vraiment pouvoir
vivre ça, tranquille. Et je pense que j'avais vraiment besoin de vivre
ça et de vraiment aller au fond de moi--même. Il m'a fallu une
semaine pour, avec des jours où c'était oui, des jours où
c'était non ».
Cette ébauche d'analyse concernant le rôle de la
mère est à prendre avec précaution car nous n'avons eu que
peu de situations impliquant la mère et que nous n'avons pas pu
réaliser d'entretien avec l'une d'entre elles.
Nous sommes consciente de la limite de cette typologie, qui
réside dans le nombre peu élevé de situations et
d'entretiens étudiés. Néanmoins, les rôles de la
femme, de l'homme et de la confidente semblent avoir des
caractéristiques assez tranchées pour que nous les mentionnions
dans cette analyse.
113
L'IVG, un acte lourd
Aucune des femmes interrogées n'a souhaité vivre
un avortement. Ce sont des circonstances, répondant à des
logiques diverses, qui les ont amenées à prendre la
décision d'interrompre une grossesse qu'elles ne souhaitaient pas ou ne
pensaient pas pouvoir poursuivre. Penchons-nous sur une
spécificité de l'IVG que représente le poids ressenti de
cet acte.
Un droit...
Les personnes interrogées, qui se disent
majoritairement en faveur du choix qu'offre l'existence de l'IVG, insistent
néanmoins sur le caractère d'exception que doit revêtir le
fait d'y avoir recours. Ainsi, le fait qu'existe cette possibilité,
également appelée liberté, semble faire l'unanimité
pour autant qu'elle demeure désincarnée et/ou, si possible,
destinée aux autres.
« J'ai toujours trouvé que c'était bien que
les femmes elles aient cette possibilité en cas de besoin. (...) Mais...
moi j'avais toujours dit que je me ferais jamais avorter ». (Gloria)
« Après, sur l'avortement, je sais pas. Je suis
pas contre parce que voilà, je trouve que c'est une chouette
liberté quand tu te retrouves enceinte et que tu veux pas d'enfant de
pouvoir avoir ce recours-là ». (Héloïse)
« Je pense que c'est une bonne idée quand
même, c'est une chance quoi ». (Souad)
« Après je pense que c'est une solution qui est
quand même bien, parce que dans certains cas, y a un moment donné
aussi où faire des enfants juste pour faire des enfants si c'est pour
heu, que ça le fasse pas, c'est pas la peine quoi. Donc suivant les
situations, ça aide, c'est clair, c'est quelque chose qui aide et
là-dedans c'est bien quoi ». (Emilie)
« Ca peut sauver bien des gens de, des gens qui veulent
pas vivre une grossesse, qui veulent pas avoir un enfant, et ça sera
encore plus douloureux pour l'enfant d'avoir à vivre cette vie ».
(Charlie)
« C'est très bien qu'on ait accès à
l'avortement, à ce choix ». (Anne-Lise)
114
Un tel consensus mérite que l'on
s'interroge90. Nous pourrions être tentée de dire
qu'ayant elles-mêmes vécu une IVG, ces personnes sont contraintes
d'en avoir un avis favorable. Pourtant, le travail de F. Tussi au Brésil
indique que les femmes qu'elle a interviewées, bien qu'ayant fait un
avortement, étaient majoritairement contre cette pratique. Nous
préférerons donc voir dans ce consensus apparent un effet du
contexte socio-légal. Au Brésil, l'avortement est un crime.
Ainsi, dire que l'on est « pour » quelque chose qui n'est pas un
droit se révèle difficile. En France, l'IVG est encadrée
par la loi, et les femmes interrogées appartiennent à une
génération qui n'a pas connu l'époque où
l'avortement était illégal, les luttes pour obtenir ce droit font
partie d'un passé proche entré dans la mémoire collective.
L'IVG est fréquemment présentée comme un acquis social et
affirmer être « contre » serait plus délicat à
expliquer dans ce contexte et dans le cadre de cette recherche. Il existe en
France une forte opposition à l'IVG. Nous nous permettons
néanmoins de douter que les personnes qui militent contre l'avortement
participeraient à une enquête comme la nôtre.
...restreint
L'opinion favorable à l'existence d'un droit à
l'avortement est immédiatement complétée par une remarque
restrictive.
« Je suis plutôt favorable à l'IVG, mais en
revanche il faut quand même que ça soit suivi, pas faire n'importe
quoi, faut qu'y ait une réflexion autour de ça ».
(Thierry)
« L'avortement je pense que c'est un outil qui aide,
enfin c'est un outil de secours. Mais c'est pas un acte banal ». «
Faut prendre conscience que c'est un truc qui aide mais que c'est pas un jeu
». (Emilie)
« Faudrait éviter au maximum ». (Charlie)
« Faut pas en abuser, hein, pas s'en servir comme moyen
de contraception hein ». (Gloria)
Dans le but de bien faire comprendre à quel point l'IVG
n'est pas un acte anodin, les personnes interrogées font appel à
des comparaisons parfois étonnantes:
90 Seule Carine annonce d'emblée: « Parce que en
fait, toute ma vie, je me suis dit que si un jour j'étais enceinte et
que j'étais pas prête, j'avorterais direct ».
115
« C'est pas aller se faire enlever une verrue au pied
». (Anne-Lise)
« Elle faisait ça comme on prend la pilule, ou
comme on va manger au resto ». (Emilie)
« Si tu fais une IVG comme quand tu vas prendre un
café, je pense que c'est pas bon quoi ». (Thierry)
« Et c'est pas aller aux champignons ou aller se moucher
que d'aller avorter ». (Sophie)
Presque toutes les personnes interrogées mentionnent
à un moment de l'entretien que « c'est pas anodin ». Les
répercussions que l'acte impliquerait ne sont pas toujours explicites,
nous allons malgré tout essayer de les répertorier: L'IVG peut
être un acte lourd physiquement. Nous distinguerons les
différentes méthodes d'interruption de grossesse selon cette
dimension physique. L'IVG peut être un acte lourd psychologiquement. Dans
les propos recueillis nous avons perçu des culpabilités de trois
sortes, liées au non-respect de la vie humaine et à une mauvaise
gestion de sa vie, dans sa dimension contraceptive ou également par
rapport au cadre de vie qu'il faudrait avoir pour accueillir un enfant. Nous
allons détailler ces aspects en terminant par une réflexion au
sujet des IVG multiples, avant d'aborder le dernier point: l'IVG peut
être un acte lourd socialement.
Un acte lourd physiquement
L'IVG peut être un acte lourd physiquement dans la
mesure où la femme ne peut se soustraire à son corps. De plus, la
majorité des femmes interviewées nous ont fait part de douleurs
dues à l'avortement, principalement en ce qui concerne l'IVG
médicamenteuse et l'IVG chirurgicale sous anesthésie locale.
Lorsque l'IVG est chirurgicale avec anesthésie
générale, c'est l'anesthésie qui est mise en avant,
perçue comme un acte médical important. Nous avons vu, dans la
seconde étude de cas, l'importance de l'anesthésie
générale pour Françoise, pour qui la réalisation de
l'acte n'a été possible qu'en étant le moins « partie
prenante» de la situation. Pour Souad, c'est la peur de
l'anesthésie qui a accéléré sa prise de
décision : « En fait je voulais pas le faire par aspiration
parce
116
que moi en fait l'anesthésie tout ça, j'ai
horreur de ça ». « Si je dépassais cette limite
j'allais devoir passer à l'hôpital et le faire par aspiration sous
anesthésie etcetera. Et comme moi j'ai très peur de tout
ce qui est anesthésie et tout ça, hôpital, j'ai pris ma
décision ».
C'est également a contrario que Sophie s'est
décidée pour la voie médicamenteuse : « Moi j'avais
des attentes très claires, c'est je voulais pas aller à
l'hôpital. Je ne voulais pas, strictement pas, aller à
l'hôpital. Je voulais qu'on me fasse le minimum. Et je savais que chez un
gynéco en ville, on te fait le minimum. Tu vois? Je voulais pas de
l'intervention heu, je voulais pas être endormie, je voulais que
ça se fasse le plus naturellement possible ».
« Parce que en plus, l'anesthésie
générale j'étais pas du tout pour ». (Emilie)
Héloïse, quant à elle, a opté pour
l'anesthésie locale, pour une question de délai: « En fait
au début j'étais plus partie pour justement une anesthésie
générale mais en fait, ils m'ont expliqué que ça
reportait encore d'une semaine parce que je pouvais avoir un rendez-vous avec
l'anesthésiste une semaine plus tard et après il fallait
re-attendre une semaine pour l'IVG. Et du coup, déjà moi j'en
avais marre d'attendre, d'être enceinte et tout, j'avais envie quand
même de faire un peu plus vite. Du coup c'est là que j'ai choisi
sans anesthésie générale et je me suis dit que en
même temps ça me permettrait aussi de vivre vraiment le moment
».
Elle décrit l'action de l'anesthésie locale :
« L'anesthésie c'est vraiment hyper local c'est que le col mais en
fait au niveau de l'utérus, t'as vraiment la sensation de te faire
aspirer l'utérus. T'as les contractions et tout. C'est un peu comme les
sensations de la délivrance du placenta. J'ai trouvé quand
même que c'était dur à vivre, même après
ça fait super mal ».
Pour Carine, c'est l'attitude des professionnels qui fait
passer la douleur au second plan : « Après, sur place,
l'équipe a été vraiment très, très pro. Ils
m'ont parlé, ils m'ont dit ce qu'il fallait au bon moment, ils ont eu
les bons gestes, les bons mots. Ça faisait mal, mais ils ont
réussi à me faire penser à autre chose, à me dire
de m'appuyer le ventre au bon moment. Donc du coup ça s'est très,
très bien passé. J'ai pas vraiment eu mal. J'ai eu mal, mais j'ai
très bien réussi à gérer la douleur grâce
à l'équipe ».
117
L'IVG médicamenteuse a pour effet de provoquer des
contractions. Les effets de cette méthode sont fortement ressentis par
les personnes que nous avons interrogées. Sophie, lors de l'entretien de
pré-enquête, nous avait alertée à ce sujet: «
Et avec le recul, d'ailleurs, c'est une boucherie, hein, l'avortement
médicamenteux. Si c'était à refaire je le referais pas
comme ça. (Pourquoi?) Parce que tu vis les choses heu, au plus
près de ton vagin je dirais et que heu ce sang, tout le temps, pendant
trois semaines, c'est pas possible. (...) il y a eu les contractions aussi, il
y a eu une grosse douleur physique, quoi. Moi je me suis tordue toute une nuit
dans mon lit et heu, je me souviens vraiment précisément de cette
douleur-là, quoi, de l'utérus qui se contracte, du ventre qui
bouge. Je voyais mon ventre bouger à l'oeil nu, quoi. Et, et puis
voilà, j'avais l'impression d'accoucher de lambeaux, j'avais
l'impression de... tout ce sang. Et puis et puis, même après,
même quinze jours, trois semaines après, où je saignais
quand même encore un peu. Enfin, pas, c'était pas diluvien comme
au départ mais c'était heu, c'était quand même
encore là ».
« C'est douloureux, parce que ça fait des
contractions. C'est des contractions pour éjecter un petit truc. Que
j'ai même pas éjecté à l'hôpital en plus,
ouais. Y avait ma soeur avec moi donc on en a un peu rigolé parce
qu'elle me voyait dans un état qui... Mais c'était dur... c'est
déjà une décision dure, en plus les contractions... c'est
difficile quoi ». (Charlie)
« J'ai fait ça toute seule chez moi,
j'étais toute seule, j'avais hyper mal, c'était un peu dur quand
même»; « l'avortement ça a été super,
super, super douloureux. Comme des règles en fait, c'est des
règles douloureuses mais fois mille ». « Je me suis
levée avec des douleurs infernales et je suis allée aux toilettes
et j'avais trop, trop mal au ventre, mais je pleurais et tout. Ma mère
était au travail et moi j'étais seule là. Mais genre
j'avais trop, trop, trop, trop mal. J'attends un peu, puis je retourne aux
toilettes et là je l'ai senti tomber quoi ». (Souad)
Si le fait de sentir « tomber» la poche de l'embryon
est brutal pour Souad, d'autres s'interrogent sur le moment exact de la fin de
cette grossesse:
« C'est juste que ça fait expulser l'embryon
et cetera, on se demande quand est-ce que c'est expulsé et puis
des fois ça peut être expulsé chez toi donc c'est bizarre
quoi ». (Charlie)
118
« Apparemment elle l'a très mal vécu et en
fait, trois jours après elle avait encore des contractions,
c'était pas vraiment fini. Elle savait pas à quel moment
c'était fini en fait ». (Héloïse)
Emilie a vécu l'IVG médicamenteuse à
l'hôpital. Lorsque le médecin l'examine en fin de journée,
il lui annonce que « tout n'est pas parti ». Elle doit prendre des
médicaments avant de faire une visite de contrôle: « Donc
voilà, je prends les médicaments pendant encore une semaine et
là j'ai rendez-vous, un mois après, chez un gynéco pour
vérifier si tout est bien parti ou s'il faut cette fois passer par la
version chirurgicale. Et donc au fond de moi je me dis: de toutes
façons, y a pas de raisons qu'il en soit resté, c'est pas
possible, tout est parti. Mais bon, pendant un mois c'est un truc qui me
tracasse un peu quand même. Et donc je vais là-bas et il
m'ausculte et il me dit: "non c'est bon, tout est parti". Là enfin, y a
eu un moment chouette: cool ! Parce que pendant un mois je me rassurais en me
disant: ouais non, c'est bon, c'est bon, c'est bon. Et puis d'un autre
côté, ça m'embêtait qu'il y ait encore un truc
à faire par rapport à ça, quoi. Quand même. Parce
que c'est pénible et que voilà. Plus vite c'est
réglé et mieux c'est ».
Dans notre échantillon, Gloria est la seule qui n'a pas
vécu l'IVG médicamenteuse comme un événement
particulièrement douloureux: « Et puis à midi quand je me
suis levée, je suis allée aux toilettes, j'ai saigné,
c'est tout parti. Ça m'a pas fait mal, ça a été
vraiment très fluide. Voilà, j'ai une copine qui a vécu un
avortement récemment, par médicament aussi, elle a super souffert
et tout. Moi j'avoue que j'ai rien eu quoi. J'ai eu quand même des
symptômes comme de la grippe, comme une grosse fièvre, des choses
comme ça tout de suite quand j'ai pris le médicament.
Après j'ai laissé aller, j'ai lâché et puis, non
c'était vraiment... C'était vraiment beau comment ça avait
été fait, en fait. D'être dans l'acceptation.
C'était pas quelque chose de douloureux, on a fait ça en douceur
».
Le vécu du corps et le ressenti varient ainsi d'une
personne à l'autre, mais il y a l'idée de la possibilité
de la douleur qui domine, même pour Gloria («j'avoue que j'ai rien
eu »). Ainsi, L'IVG peut être un acte lourd physiquement car elle
amène avec elle la notion de douleur ou, dans le cas d'une intervention
chirurgicale, celle de l'anesthésie.
119
Un acte lourd psychologiquement
Avortement et culpabilité semblent intimement
liés. Lorsque l'on étudie de près les propos des personnes
concernées, nous pouvons nous rendre compte qu'il existe plusieurs types
de culpabilité autour de l'avortement. Le premier que nous allons
traiter est celui auquel on peut penser a priori. Il s'agit d'une
culpabilité liée au non-respect de la vie humaine, que les
interviewés expriment ainsi:
« Ben c'est quand même, heu, on supprime la vie.
C'est pas gai. Après qu'est-ce qu'on considère heu, c'est quand
même la vie qui est là, même si c'est minuscule c'est un
début de vie, voilà. Donc il faut le respecter, le
préserver, je sais pas mais bon. Pas le supprimer ». (Charlie)
« C'est quand même, heu, il y a une petite vie
». (Anne-Lise)
« C'est un acte de vie et de mort ». (Daniel)
Sans pour autant remettre en cause le droit à
l'avortement, plusieurs des personnes de l'enquête ont exprimé la
volonté de prendre en compte la gravité de l'acte. Cette prise en
compte peut passer par la parole. Ainsi, Sophie s'énerve contre ses amis
qui « trouvaient ça vraiment très bien » (qu'elle fasse
une IVG). Elle explique: « Parce que c'était peut-être me
déresponsabiliser moi. Parce qu'en fait, parce qu'un avortement
ça n'a rien d'anodin. Parce que malgré tout c'est un, c'est une
petite chose qui est en devenir. Mais c'est quand même une petite chose,
il s'est passé quelque chose. Il y a eu une conception, il y a eu quand
même heu. C'est un être vivant en devenir quoi ».
Charlie a fait « un petit travail un peu symbolique pour
dire au revoir à cet enfant qui voulait venir sur terre. C'était
ça que je voulais faire, pour pas culpabiliser et pour pas garder les
choses après dans mon corps ou même, qui traînent je ne sais
où (rire) et voilà. C'était symbolique mais c'était
important pour moi ».
Et Daniel parle de deuil à accomplir. « C'est
quand même un acte où on enlève la vie. Donc c'est vrai
qu'il y a quand même un peu de culpabilité. C'est pour ça
que je sens que j'ai encore un deuil à faire par rapport à
ça ».
La prise en charge symbolique de l'IVG semble aider les
personnes qui l'ont vécue à se sentir mieux par rapport à
cet acte. Nous ne pouvons, en fonction de notre échantillon
réduit, dire s'il s'agit d'un besoin généralisable ou si
cela correspond à des cas de figure isolés. Il semblerait
néanmoins qu'il y ait là une
120
piste à étudier, relative à une prise en
charge globale de l'IVG - et pas seulement médicale.
Nous avons également été
confrontée à la culpabilité en fonction de la
manière de gérer sa vie. Ainsi, la grossesse peut être
perçue comme la conséquence d'une mauvaise gestion de la
contraception, et cela quelles que soient les pratiques contraceptives :
« Pour moi c'est une gaffe. Et j'ai pas été
sérieuse sur ce coup-là. J'aurais dû peut-être faire
plus attention parce qu'on sait que le préservatif c'est pas 100%. Pour
moi oui, j'aurais dû faire plus attention parce que c'est moi qui subis
ça, donc c'est à moi de faire attention ». (Emilie)
« Et puis après, le fait de me sentir coupable.
Enfin coupable dans le sens où pour moi c'était un peu ma faute
dans le sens où j'avais pas fait spécialement attention, quoi. Et
que je pensais pas que ça arriverait. On se protégeait en fait
avec des préservatifs ». (Christelle)
« C'est moi qui suis responsable de ma souffrance. ...
C'est moi qui, c'est moi qui ne prenais pas la pilule, c'est moi qui me
protégeais pas ». (Sophie)
Ces femmes assument pleinement leur responsabilité par
rapport à la conception, et même plus, puisqu'il y a dans les
propos ci-dessus la culpabilité de n'avoir pas fait assez pour se
prémunir d'une grossesse.
Il y a encore un autre type de culpabilité lié
à la gestion de sa vie, celui de ne pas être en mesure
d'accueillir un enfant, de ne pas réunir les conditions de vie
adéquates.
« Quand j'y pensais après je me disais: est-ce que
j'aurais pu l'élever seule, est-ce que j'avais tout ce qu'il fallait,
est-ce que j'en aurais été capable... ». (Christelle)
C'est surtout dans l'entretien de pré-enquête que
nous avons perçu cette culpabilité : « J'aurais
peut-être fait plus de choses en amont, avant cette grossesse
accidentelle entre guillemets. Tu vois. Pour pouvoir, pour pouvoir garder le,
pour pouvoir garder ce fruit-là. Je me serais peut-être
bougée avant ». « J'étais très triste, enfin,
j'étais très triste parce que ça ne pouvait pas avoir
lieu.
121
Parce que je me sentais pas, je me sentais pas de le faire. Si
j'avais pu le faire, je l'aurais gardé bien sûr, ça c'est
clair et net. Si j'avais pu. Je me serais pas dit: c'est pas parce que je le
décide pas que je le garde pas. Tu vois. Si j'avais pu. Si je
m'étais senti les épaules de, avec quelqu'un de solide avec moi,
avec heu avec un boulot un peu mieux, oui, je l'aurais fait. Je me serais
débrouillée. J'aurais adoré pouvoir le faire. ... ».
« J'aurais peut-être heu un peu moins vécu au jour le jour.
Tu vois. Si j'avais su ». (Sophie)
Nous retrouvons ici le poids du contexte dans la
décision finale, la venue au monde d'un enfant nécessitant
socialement un contexte de stabilité, notamment dans les domaines du
travail, du couple et du logement.
Encore une IVG
Nous devons mentionner ici la culpabilité de la «
récidive ». L'emploi de ce terme fort et extrêmement
connoté vise à faire percevoir au lecteur le poids extrême
de cette culpabilité. Puisque le recours à l'IVG doit rester
exceptionnel, comme si l'acte réalisé une fois devait «
servir de leçon », comme si cette liberté avait
été conquise pour ne pas en user, les femmes qui ont vécu
plusieurs IVG ressentent un poids particulier, comme si elles avaient
abusé d'un droit.
« C'était moi qui me foutais un petit pied au cul,
parce que j'étais énervée contre moi-même et mon
comportement, d'en être là, à être dans cette chambre
d'hôpital à me dire : putain, il faut encore faire ça
». (Charlie)
« J'ai fait une deuxième fois la gaffe de
ça, maintenant je sais que je ferai attention pour les autres fois,
ça se reproduira pas, ça c'est clair ». (Emilie)
« (La deuxième fois vous n'en avez pas
parlé au travail?) Non. J'avais un peu honte, donc j'en ai pas
parlé ». « Puis après je me disais: peut-être que
le jour où j'aurai envie d'avoir un enfant eh ben j'y arriverai pas, ou
bien j'aurai des difficultés, je sais pas. C'est vrai que des fois je me
demande si pour plus tard, si un jour j'en veux, si je souhaite vraiment en
avoir, si ça me créera pas des soucis, le fait d'avoir fait 3
IVG. Je trouve que c'est quand même beaucoup, quoi ».
(Christelle)
122
Les réactions des interlocuteurs lors des
démarches peuvent renforcer cette culpabilité et conduire
à un traitement inégal des femmes ayant déjà
avorté: « J'ai dit que je voulais avorter et ils m'ont dit
"d'accord, comme vous avez déjà eu un IVG, on vous fait pas tout
le protocole habituel." Donc j'ai pas vu de psychologue, j'ai rien vu.
Voilà. Donc, ils m'ont donné rendez-vous et puis c'est tout
». (Charlie)
Nous l'avions constaté dans les discours
généraux de nos interviewés sur l'avortement, le droit
à l'IVG est considéré comme un « joker »,
permettant, une fois, en cas de faux pas, de remédier à la
situation. Nous pouvons suspecter l'impact du discours public sur cette
opinion, car dans les médias c'est aussi de cette manière que
l'IVG est considérée.
Un acte lourd socialement
Enfin, l'IVG peut être un acte lourd socialement, en
fonction des démarches à effectuer. En effet, ces
démarches impliquent un nombre plus ou moins important de personnes
à qui on doit en parler (surtout si l'IVG a lieu en centre hospitalier:
secrétaire, conseillère familiale, médecin,
anesthésiste) et une grande disponibilité à avoir: le
temps pour faire les démarches, les différents rendez-vous, le
temps d'hospitalisation, ou le temps de la douleur, chez soi, qu'il faut
éventuellement justifier professionnellement. Ces démarches
peuvent être longues et usantes.
« On s'est dit: bon ben allez, faut mettre en branle tout
le système pour avorter ». (Gloria)
Dans un premier temps, il s'agit de trouver à qui
s'adresser.
« J'ai appelé les hôpitaux en urgence. Ils
me disaient: "ouais c'est pas possible". En gros ils m'ont fait tourner en rond
et au final pour avoir mon truc médicamenteux j'ai dû aller chez
un gynécologue privé, j'ai payé 300 € ». (Souad)
« Et voilà, comme c'était clair pour nous que on avait assez
de descendants, on a tout de suite fait les démarches. Trouver un
médecin qui soit d'accord pour faire une IVG. Donc, elle, elle a une
amie médecin, qui elle ne fait pas mais bon qui
123
connaît d'autres médecins qui le font donc,
voilà, elle a pu trouver quelqu'un ». (Daniel)
Ensuite, il peut y avoir des surprises concernant les
délais.
« Et puis j'ai appelé au centre IVG de
l'hôpital pour savoir un peu plus comment ça allait se passer. Et
en fait là, elle m'a dit qu'il fallait attendre encore - enfin j'ai
déjà mis un moment pour l'avoir il me semble, mais je suis pas
très sûre de ça. Mais je me rappelle que là elle m'a
dit qu'il fallait encore attendre trois semaines pour avoir un premier
rendez-vous et après il fallait encore une semaine de décision
entre le rendez-vous et l'acte de l'IVG. (...) Elle m'a expliqué que
comme moi j'en étais qu'à 4 semaines de grossesse et qu'il y en
avait qui étaient proches de la limite des, c'est 10 semaines, c'est
ça ?, 12 semaines, enfin, eh ben, en gros, j'avais le temps donc je
passais après. Ça m'a paru fou, qu'il y ait un peu comme une
liste d'attente. Du coup, toutes les femmes se mettent à avorter assez
tard dans leur grossesse, parce que on doit faire d'abord passer celles qui
sont proches de la limite. Ça, ça m'a paru complètement...
j'étais assez révoltée de cette histoire-là ».
(Héloïse)
Les femmes sont alors confrontées à l'attitude
des médecins, qui, comme nous l'avions vu lors de la première
étude de cas, ne sont pas tous neutres et impartiaux.
« Ce que j'ai pas apprécié, moi, c'est les
gynécologues qui vous font l'échographie et ils savent que vous y
allez dans le but d'une IVG, et puis ils vous font voir le coeur, ils vous le
mesurent... ». (Françoise)
Ces femmes transitent par des lieux qui peuvent les mettre en
contact avec les autres patients.
« Donc voilà, je prends ces médicaments, le
lendemain matin j'arrive là-bas à 7h, c'est juste une usine
d'avortements, parce que il y a, je sais pas combien de personnes qui attendent
pour ça quoi. Donc chacun avec la voix différente mais tout le
monde attend pour ça, donc c'est un peu. Ben je trouve ça un peu
terrible, en fait. Là c'était le rendez-vous de 20 personnes
quoi. Donc là, y a juste 20 femmes qui attendent pour être
avortées quoi ». (Emilie)
« Quand je suis arrivée pour prendre mon
médicament y avait 3 ou 4 femmes avec leurs gros bidons ».
(Françoise)
124
Toujours dans le domaine social, nous remarquons
également une inégalité entre les femmes selon leur
entourage. Inégalité qui se définit en fonction de la
présence de confidents et plus généralement du cercle
social où l'on parle ouvertement de ce sujet ou pas.
« Moi je pense qu'à l'heure actuelle, l'IVG est
encore taboue en France et puis vous sentez le poids de la culpabilité
». (Françoise)
« J'étais pas bien du tout et puis j'avais
vraiment personne avec qui en parler ». (Charlie)
« Et, voilà, moi je suis dans un cercle où
on peut facilement parler de ça et être comprise, entendue,
comprise. C'est souvent des cercles de femmes, donc heu, c'est chose courante,
quand même ». (Gloria)
Les propos de Thierry indiquent que les hommes
concernés peuvent également avoir recours à des
confidents: « Moi j'en ai parlé à mon meilleur ami qui lui
était passé par là aussi un an auparavant, dans une
situation très identique, très similaire, donc je lui en ai
parlé, il a été très neutre en fait. Il m'a dit que
c'était un choix évidemment personnel, mais je pense aussi qu'il
a mis les choses en ordre. (...) Ce que je veux dire c'est qu'il a remis les
arguments les uns après les autres pour aussi, qu'il n'y ait pas de
culpabilité derrière tout ça et qu'il n'y ait pas de
regrets, parce que c'était juste pas le moment non plus quoi. Donc il
m'a posé les questions qu'il fallait poser. Surtout ça m'a
aidé à me rassurer sur mon choix parce que une fois que c'est
fait, c'est fait ».
Ainsi, l'IVG n'est pas un acte anodin pour les personnes qui
l'ont vécue. C'est au contraire un acte qui peut être lourd,
physiquement, psychologiquement et/ou socialement. Ce poids est relatif,
variant d'une femme à l'autre. Certaines l'ont vécu sur le mode
de l'expérience, d'autres comme un traumatisme et entre ces deux
extrêmes toutes les nuances existent. Les hommes interrogés
peuvent être touchés par le poids psychologique de l'acte, comme
nous l'avons vu, mais sont moins directement concernés par l'aspect
social et physique. « J'étais à la fois un soutien et un
témoin. Moi j'étais un petit peu en retrait quand même,
puisque c'était elle qui faisait l'acte ». (Thierry)
125
La domination masculine
La loi, comme nous l'avons vu au début de ce
mémoire, donne le pouvoir de la décision aux femmes. Lors de
notre analyse, nous avons vu qu'à ce pouvoir s'ajoute celui d'inclure ou
non l'homme concerné dans le processus décisionnel. Il pourrait
apparaître, à la lecture de ces éléments, que les
femmes disposent d'un pouvoir disproportionné à celui des hommes
concernant la procréation. Ce que nous allons maintenant nous attacher
à démontrer, c'est que ce pouvoir, potentiellement immense, est
en réalité restreint car codifié.
Les situations où la femme exclut le coresponsable de
la grossesse du processus de décision ne sont pas n'importe lesquelles:
ce sont les situations précaires. Ainsi, l'amant d'Héloïse,
n'ayant pas d'existence sociale officielle, n'est pas sollicité par
cette dernière pour la prise de décision. Le petit copain de
Souad, par son attitude (il ne cherche pas de travail plus activement, il n'a
pas « fait ses preuves »), voit son opinion concernant l'issue de la
grossesse mise de côté. Quant à Charlie, elle qualifie
cette relation d'aventure et n'avait aucun projet avec cet homme qui la
déçoit et qu'elle finit par détester.
En ce qui concerne les couples stables, établis, la
règle qui semble prédominante est que c'est l'opinion de l'homme
qui prévaut. Cette marque de domination n'est jamais
énoncée de manière aussi brutale. Il ne s'agit pas
toujours d'une contrainte imposée par l'homme, bien que cela puisse
arriver. Nous avons vu lors de l'étude de la situation de Carine et
Thierry que les hommes eux--mêmes ne se positionnent pas tous de la
même façon par rapport à l'importance de leur avis. Thierry
éprouve de la culpabilité à avoir «
orienté» la décision, alors que Jonathan supporte
difficilement de ne pas avoir le dernier mot et de dépendre de sa
compagne pour décider de l'issue de la grossesse.
C'est une norme intériorisée, que nous
retrouvons à des degrés divers, par exemple, dans l'empressement
de Carine à rassurer son copain sur la place qu'il aura dans la
décision (cf. étude de cas, situation n°1). Elle est
naturalisée par les sentiments, notamment le sentiment amoureux de la
femme envers l'homme. Il
126
entre également en compte un part de morale
bien-pensante, d'usage de « ce qui se fait » et « ce qui ne se
fait pas ».
« Et de toutes façons, je crois que j'aimais
tellement Alexandre, que j'aurais pas pu faire quelque chose vis-à-vis
duquel il serait pas d'accord ». (Sophie)
« La deuxième fois moi je pense qui s'il aurait
voulu le garder moi je l'aurais gardé; (...) donc je l'ai pas fait parce
que je pense qu'un enfant ça se fait à deux ». « Bon
après il était un peu catégorique que c'était
normal que je me fasse avorter vu que lui il voulait pas le garder ».
« Je crois que j'ai pas été sûre à 100 %. Je
pense que la deuxième fois je l'ai plus fait pour lui que pour moi
». (Christelle)
Reprenons la situation d'Emilie, dont le parcours montre une
véritable prise de conscience. Elle a un enfant d'un premier compagnon,
dont elle s'est séparée. Son compagnon du moment et
elle-même se réjouissent quand ils apprennent sa grossesse. Mais
son compagnon change d'avis brusquement et lui impose un avortement. « Et
là, la décision, c'est simple, c'est que moi j'ai pas du tout
envie d'avorter mais j'avorte quand même ». « C'est que moi
j'avais pas du tout envie et que moi je me disais de toutes façons, je
trouverai une solution, mais d'un autre côté, j'avais pas envie
d'avoir un enfant pour me dire que. Enfin moi j'ai déjà eu, avec
mon fils, du père qui en fait n'en a rien à faire, juste... Donc
du coup, j'avais pas envie de ça avec lui. Moi je
préférais faire ça a deux, et si les deux n'étaient
pas d'accord pour ça, ça servait à rien, quoi. Donc y
avait un côté-là dedans, mais y avait un côté
aussi où j'avais pas du tout envie d'avorter. Donc je fais quand
même les démarches, avec des jours où je lui dis: non mais
je veux pas y aller. Et puis lui, très insistant. Et puis des jours
où je dis : bon j'irai, quoi. Donc il est arrivé une fois
où j'en parle à quelqu'un et quand je ressors de là-bas et
que je lui en parle en lui disant: ben écoute non, mais c'est n'importe
quoi, pourquoi je vais avorter, j'ai pas envie, je fais ça pour toi,
ça va pas, c'est pas correct. Et là, il se met dans une
colère noire, en me disant qu'il faut absolument que je le fasse, en
ayant très peur que d'un coup je change d'avis ».
Emilie quitte son compagnon quelques mois plus tard. Ils se
revoient une fois et suite à cette relation, Emilie se retrouve
enceinte. « Et là cette fois je me dis :
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non mais, y a pas moyen, je lui en parle pas, j'm'en fous je
lui en parle pas. Et là, même, je me dis : je le garde ».
Elle optera finalement pour l'IVG, en ayant pris la
décision toute seule cette fois. « Cette fois c'est ma
décision complètement à moi ». « Mais au moins
j'ai pu vraiment prendre le temps moi-même de décider ça et
toute seule. Je trouvais ça trop important de décider ça
toute seule. Et que moi entièrement le jour où vraiment je vais
faire la démarche, de moi-même, je me dis : voilà c'est moi
qui ai décidé ça et personne d'autre ».
Emilie s'insurge contre l'inégalité qu'elle
perçoit autour de l'IVG : « De devoir faire une IVG, ça
demande trop de chose quoi. Parce que c'est la femme qui est responsable si
elle prend pas sa pilule, c'est la femme qui est responsable si elle tombe
enceinte, c'est la femme qui doit s'en occuper après, c'est la femme qui
a les séquelles ensuite sur son corps après. Enfin, c'est la
femme qui a tout ce genre de trucs quoi. Et moi j'ai maudit être une
femme à un moment donné, quoi. C'est trop injuste, quoi. Le mec
c'est simple, quoi. Une fois qu'il l'a fait, il dit: "ben écoute, tu
fais ci, tu fais ça." Une fois que la femme elle l'a fait, lui, c'est
réglé pour lui. Lui, il a pas le reste après. C'est le
corps, c'est de mal le vivre, de faire des choses qu'on n'a pas
forcément envie de faire, de devoir consulter pour ça... tout,
quoi ».
Son parcours a permis à Emilie un retour
réflexif sur sa première IVG.
« La première fois je pense que... j'aurais
dû mûrement réfléchir. Si vraiment j'avais mieux
réfléchi, j'aurais dû l'envoyer chier lui disant:
écoute, non, moi j'ai pas envie. C'est mon corps et je fais ce que je
veux. Donc là, je pense que j'ai pas été assez forte
là-dessus. Mais je trouvais ça juste de respecter aussi son
choix. Seulement ce que j'ai pas compris, c'est que ce qui aurait
été juste c'est qu'il respecte aussi le mien. Ça a pas
été dans les deux sens ».
« Donc entre guillemets j'en ressors grandie quoi, mais
heu, j'aurais préféré grandir autrement ».
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