Université de Caen Basse Normandie UFR des Sciences de
l'Homme
Mémoire de deuxième année du Master de
recherche en sociologie: Changements institutionnels, risques et
vulnérabilités sociales -- CIREVS
Etude sociologique du processus de
décision dans le cas de figure d'une IVG
Octobre 2013
Sarah Zysman da Silveira Sous la direction de Didier Le
Gall
1
Table des matières
Remerciements 4
Introduction 5
Le champ 12
La maternité, la famille et les droits de
l'individu 13
Individualisme ? 13
La domination masculine 14
Les conclusions du mémoire de M1 17
Panorama : l'IVG en France en 2013 20
Histoire 20
Cadre légal et démarches 26
Les chiffres 28
Comparaison : Le Brésil 29
La sociologie de l'avortement et les questions de
vocabulaire 35
Les hommes et l'IVG 35
L'enquête Giné 37
Le positionnement de la recherche par le vocabulaire
42
Méthodologie et déroulement de la recherche 44
La problématique 45
Le cadre 45
L'approche 46
La perspective théorique 46
La décision cartésienne 47
La linéarité 48
La rationalité 48
La liberté 49
2
Le surcode 50
Le traitement séquentiel 51
Le surcode structural 51
Le surcode analytique 52
La mise à l'épreuve empirique 53
Les hypothèses 53
La méthode de recueil des données 53
L'accès au terrain et les phases 56
La pré--enquête 57
Une phase de stagnation 62
Changement de cap 64
Les entretiens 64
Description de l'échantillon 65
Analyse : Le processus de décision 72
Situation n°1 73
Résumé 73
Chronologie et séquences du processus de décision
73
Rationalités 74
Les rationalités reconnues par Carine 75
Les symptômes de grossesse 76
Un discours public, un discours privé 77
Considérer les imprévus 79
L'avis tranché de Thierry 80
Le surcodage 80
Un processus, des décisions 81
La perception du corps gravide par le conjoint 83
Situation n°2 86
Résumé 86
Evolutions autour d'un fait marquant 86
Remise en cause de certains présupposés de
l'enquête 93
L'anticipation 95
3
Analyse : L'interruption volontaire de grossesse 100
Les rôles 101
La femme 102
L'homme 104
Le point de vue des hommes 107
La confidente 108
Le récit d'une confidente 109
La mère 111
L'IVG, un acte lourd 113
Un droit 113
...restreint 114
Un acte lourd physiquement 115
Un acte lourd psychologiquement 119
Encore une IVG 121
Un acte lourd socialement 122
La domination masculine 125
Conclusion 128
Bibliographie 134
Ouvrages 134
Chapitres d'ouvrages et Articles scientifiques 135
Internet 137
Sites consultés pour la rédaction de ce
mémoire 137
Sites à propos de l'avortement cités dans
ce mémoire 137
Articles de presse 137
4
Remerciements
Je remercie fortement Didier Le Gall, directeur de
mémoire parfait, qui m'a accompagnée ces deux dernières
années, répondant toujours présent à mes
sollicitations et me laissant évoluer à mon rythme.
Je remercie beaucoup ma mère pour son soutien, son aide
matérielle et surtout son travail de révision. C'est elle qui a
testé la cohérence et la clarté des propos, corrigé
les fautes d'orthographe et les erreurs de syntaxe, supervisé la
traduction des textes en portugais (Brésil).
Je remercie également Benjamin Lundeen, mon compagnon
de vie, pour sa patience et son aide avec l'organisation; il a réussi
à inventer du temps pour que je puisse travailler à ce
mémoire.
Ce mémoire n'aurait pas vu le jour sans Denise Santos,
qui a su, en quelques heures à peine, me donner l'envie de me replonger
dans un travail de recherche. Je la remercie également de m'avoir
présenté Fernanda Tussi.
Merci à tous mes amis et connaissances qui ont pris en
compte mon appel et ont accepté de le diffuser à leur tour, me
permettant ainsi de constituer un corpus d'interviews.
Je remercie aussi celle que j'appellerai Sophie tout au long
de ce mémoire, qui a permis à mon questionnement de s'affiner et
qui m'a laissée, parfois maladroitement, tester mes questions avec
elle.
Enfin, je remercie toutes celles et ceux qui, en me livrant un
peu de leur histoire, ont permis à cette recherche d'avancer. Je sais
combien a été éprouvant, pour certains d'entre eux, le
fait de rouvrir ce chapitre de leur vie.
5
Introduction
La remise du rapport Nisand1 à la
secrétaire d'Etat chargée de la Jeunesse et de la vie associative
Jeannette Bougrab, le 16 février 2012, concernant l'avortement et la
contraception chez les jeunes, a créé un débat public dans
les colonnes du quotidien généraliste Libération. Par
tribunes interposées2, les auteurs du rapport ont
débattu avec des sociologues et des médecins. L'objet du
débat n'était pas directement relatif aux dix-huit propositions
que présente ce rapport, mais aux conséquences de l'acte en
lui-même. La position d'Israël Nisand et son équipe est qu'un
avortement est forcément difficile à vivre psychologiquement, ce
que réfutent les sociologues Nathalie Bajos et Michèle Ferrand.
Pour elles, certaines femmes peuvent être perturbées par cet acte,
d'autres non et certaines même peuvent le vivre comme un
évènement constructif. Ce que les sociologues reprochent aux
auteurs de ce rapport, c'est l'utilisation d'une étude aux
résultats controversés, selon laquelle les femmes ayant
avorté présenteraient plus de troubles psychiques que les autres.
Pour les contradicteurs du rapport, c'est le premier pas vers une remise en
cause de l'avortement. Ce point de vue a été également
relayé par un collectif de médecins (Nul n'a le monopole de la
parole des femmes)3 et par le collectif Les filles des 343, qui
signent un texte affirmant que leur avortement a été pour elles
une liberté et non un drame4.
1 Nisand I., Letombe B., Marinopoulos S., 2012, Et si on
parlait de sexe à nos ados, Paris, Odile Jacob.
2 « Faut-il s'inquiéter du recours à
l'avortement chez les jeunes ? » Par Bajos N.,
sociologue-démographe (Inserm), Ferrand M., sociologue (CNRS), Meyer L.,
médecin épidémiologiste (université Paris-Sud),
Moreau C., médecin épidémiologiste (Inserm), Warszawski
J., médecin épidémiologiste (université Paris-
1er
Sud), Libération, mars 2012.
« Faut-il s'inquiéter du recours à
l'avortement des jeunes ? Oui ! » Par Nisand I., Letombe B.,
gynécologues, et Marinopoulos S., psychanalyste,
Libération, 9 mars 2012.
«IVG : le retour des entrepreneurs de morale», Par
Bajos N., Ferrand M., Meyer L., Moreau C., Warszawski J.,
Libération, 20 mars 2012.
« La meilleure IVG est celle qu'on peut éviter
», Par Par Nisand I., Letombe B., et Marinopoulos S.,
Libération, 22 mars 2012.
3 « Nul n'a le monopole de la parole des femmes ! »
Par un groupe de médecins, gynécologues et obstétriciens,
Signataires : Mireille Becchio médecin, Marie-Laure Brival
gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Joëlle
Brunerie et Laurence Danjou gynécologues, Philippe David Danielle Gaudry
gynécologues obstétriciens, Laurence Esterle et Sophie Eyraud
médecins, Philippe Faucheret Sophie Gaudu gynécologues
obstétriciens, Martine Hatchuel gynécologue
obstétricienne, cheffe de service, Christine Leballonnier
gynécologue obstétricienne, Philippe Lefebvre gynécologue,
chef de pôle femme-mère-enfant, Jean-Claude Magnier et Pierre
Moonens gynécologues, Raymonde Moullier médecin, Catherine
Perrigaud et Catherine Soulat gynécologues, Françoise Tourmen
gynécologue, Claire de Truchis médecin,
Libération, 20 mars 2012.
4 « Nous avons avorté, nous allons bien, merci
!» Par Les filles des 343 (collectif créé en avril 2011
à l'occasion du 40e anniversaire de la parution du Manifeste des 343),
Libération, 20 mars 2012.
6
Ainsi, plus de 35 ans après sa légalisation,
l'IVG ne cesse pas de provoquer des débats. Ses conditions de
réalisation sont elles aussi régulièrement remises en
question, comme, par exemple, le déremboursement par la
Sécurité sociale proposé par une candidate d'extrême
droite à l'élection présidentielle 2012 ou encore les
délais d'attente dans les maternités dénoncés par
des associations citoyennes.
Loin des polémiques, le but de ce mémoire n'est
pas partisan. Il s'agit de comprendre les mécanismes de décision
dans le cadre légal français de l'IVG.
Ce mémoire a été réalisé
dans le cadre du Master Changements Institutionnels, Risques et
Vulnérabilités Sociales (CIREVS) de l'Université de Caen,
sous la direction de Didier Le Gall. Ce sociologue de la famille, de
l'intimité et de la sexualité, professeur à
l'Université de Caen et directeur du laboratoire de recherche CERReV
(Centre d'Etude et de Recherche sur les Risques et les
Vulnérabilités), a coécrit notamment La
première fois5 et a contribué à l'ouvrage
collectif Maternité et Parentalité6.
La recherche présentée ici fait suite à
celle effectuée dans le cadre du Master de 1ère année,
Sociologie des Mutations Contemporaines: Institutions, Espaces, Cultures, de
l'Université de Provence. Le mémoire, réalisé sous
la direction de Michèle Pagès7 et soutenu à
Aix-en-Provence, portait sur le rapport des femmes à la
maternité8. Cette recherche avait pour but de recenser et
comprendre les différents aspects du rapport des femmes à la
maternité. Nous avons pu établir certains résultats :
- la question de la maternité se pose à toutes
les femmes, qu'elles aient ou non des enfants;
- il y a une période de la vie,
caractérisée par la stabilité (au niveau du couple, du
travail et du logement, notamment), qui est considérée comme
propice à la venue d'un enfant, au détriment de la période
précédente caractérisée, elle, par les
expériences amoureuses, la vie
5 Le Gall D., Le Van C., 2007, La première fois. Le
passage à la sexualité adulte, Paris, éditions
Payot.
6 Le Gall D., 2004, « Paroles de femmes en situation
pluriparentale », in Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004,
Maternité et Parentalité, Rennes, éditions de
l'ENSP, p. 127-144.
7 Michèle Pagès est maître de
conférence à l'Université de Provence et membre du
Laboratoire Méditerranéen de sociologie (LAMES).
8 Zysman da Silveira S., juin 2010, Décider de
devenir mère: Enjeux normatifs du rapport des femmes à la
maternité, mémoire de Master 1 : sociologie,
Université de Provence.
7
étudiante et les petits boulots;
- le couple a une importance particulière dans le
discours des femmes car cet aspect se trouve aux confluent de deux logiques,
celle de la stabilité conjugale, que nous venons de mentionner, mais
nous avons également mis à jour une logique interne au couple,
dont l'objectif serait d'avoir des enfants;
- la modalité de la « décision» est
fortement mise en avant dans les discours;
- les pratiques et les représentations de l'IVG
révèlent des « règles d'usage» de cette
possibilité de technique médicale légalement mise à
disposition de toutes (les femmes, en France).
Nous reviendrons plus en détails sur les
résultats du travail de M1, dans la première partie de ce
mémoire.
Comme annoncé ci-dessus, le questionnement à
l'oeuvre ici fait suite à la recherche menée pour le
mémoire de M1. Lors de ce premier mémoire en effet, des remarques
souvent entendues au cours des entretiens nous ont interpelée. Cela
pouvait être « c'était décidé (la grossesse),
c'était un projet et c'était désiré» ou «
c'est une décision qu'on a pris tous les deux », mais aussi «
c'était une évidence, ça s'est fait naturellement ».
Quelquefois la modalité « décision », comme acte
conscient et rationnel, était fortement mise en avant dans les discours,
dans la manière de présenter sa vie9, et en même
temps, à d'autres moments concernant plutôt la réflexion
rétrospective, la décision semblait insaisissable. La
quatrième partie avait d'ailleurs été consacrée
à l'importance de la décision dans les discours recueillis, sur
le principe de choisir sa vie.
Continuons sur le thème du contrôle de la
fécondité: le nombre à peu près constant d'IVG en
France interpelle professionnels de la santé et grand public: puisque la
contraception est très répandue et qu'il existe des dispositifs
d'urgence comme la pilule du lendemain, il ne devrait pas y avoir
autant d'IVG ! Ainsi, les faits vont à l'encontre de la
théorie qui voudrait qu'une bonne « gestion» de la
contraception évite les IVG. Il nous a semblé qu'il y avait
là quelque chose à creuser, à approfondir. La recherche
présentée dans ce
9 D'où le titre du mémoire.
8
mémoire se trouve axée sur l'étude du
processus décisionnel menant à une IVG. Bien que la femme
concernée par la grossesse et l'IVG soit au coeur de ce travail, nous
avons également voulu prendre en compte les différents acteurs
qui prennent part à la décision, perçue comme processus
complexe amené à évoluer en fonction d'interactions.
Ce mémoire a pour objet le processus de décision
aboutissant à une IVG, les interactions qui le font évoluer et
les rapports interpersonnels qu'il révèle. Si la décision
est étudiée dans d'autres domaines des sciences sociales, force
est de constater qu'en sociologie de la sphère privée elle n'est
guère prise en compte ni étudiée en tant que telle. C'est
véritablement le domaine de l'action publique qui a vu se
développer les théories concernant la décision. Deux
ouvrages les recensent10. Ainsi, d'une première
définition de la décision comme étant une action
résultant d'un choix, où donc la décision est le produit
d'un choix individuel et libre, on passe à des théories beaucoup
plus complexes où la décision s'inscrit dans un ensemble de
représentations et déborde du cadre. La difficulté et
l'importance de l'analyse du processus décisionnel viennent du fait
qu'elle est souvent mise en scène pour la faire correspondre à
cette image valorisée où le sujet est créateur. Nous
pouvons citer d'un côté la théorie de décision
rationnelle, née en économie à la fin du XIXème
siècle, qui se réfère à la rationalité
instrumentale, ainsi que la théorie des jeux, et à l'autre
extrême le modèle de la poubelle (Cohen, March et Olsen, 1972) qui
met radicalement en cause la rationalité de l'action, en passant par la
notion de processus (Laswell, 1951) avec des séquences définies
(Jones, 1970), mais aussi par la « rationalité limitée»
de Simon (1957) et l'incrémentalisme de Lindblom (1959) qui met l'accent
sur la multiplicité des acteurs. Il s'agit donc d'adapter à la
sphère privée, la famille, la parentalité des outils
empruntés aux politiques publiques. Dans la partie de ce mémoire
consacrée à la méthodologie, nous développerons les
emprunts théoriques et méthodologiques faits à Lucien
Sfez11, notamment la
10 Hassenteufel P., 2008, Sociologie
politique, l'action publique, Paris, Armand Colin, chapitre 3 L'analyse
décisionnelle.
Lascoumes P., Le Galès P., 2012, Sociologie de
l'action publique, Paris, Armand Colin, collection « 128 ».
11 Sfez L., 1984, La décision, Paris, PUF,
collection « Que sais--je? » et Sfez L., 1981, Critique de la
décision (1974), Paris, Presses de la fondation nationale des
sciences politiques.
9
méthode du surcode. Nous nous appuierons sur sa
théorie de « l'homme aléatoire », qui n'est certes pas
la plus connue ou diffusée mais qui se révèle comme
étant la plus adaptée ici. La théorie de « l'homme
aléatoire » a été créée pour remplacer
celles de « l'homme certain » et de « l'homme probable»
qui, si elles continuent à être utilisées en sciences
sociales, ne permettent pas de saisir la complexité du processus de
décision. Ce concept de « l'homme aléatoire» (homo
erraticus) est basé sur la multi-rationalité (qui est
beaucoup plus qu'une juxtaposition des rationalités puisqu'elle prend en
compte les interactions) et l'influence des rationalités les unes sur
les autres dans le processus global de décision.
Maintenant, pourquoi choisir justement l'IVG comme champ
restreint pour cette recherche sur le processus de décision dans la
sphère privée?
Ce que cette recherche peut apporter au champ, c'est une
remise en cause des présupposés relatifs à la
décision. En effet, comme nous le verrons dans la première partie
de ce mémoire, il semblerait que les recherches en sociologie restent
troubles en ce qui concerne la décision. Parfois, les termes
employés laissent penser que ces recherches ont adopté la vision
« gestionnaire » de la vie privée, alors même que dans
l'analyse fine de leur corpus cela est remis en cause.
Mais aussi, l'interruption volontaire de grossesse -
étant un choix négativement connoté parce qu'il se prend
en contrepied de la maternité, qui, elle, est survalorisée - nous
permet d'échapper au phénomène de naturalisation.
C'est-à-dire que nous évitons les discours de justification du
type « j'ai toujours voulu avoir des enfants », permis, justement,
par la survalorisation de la maternité dans notre société.
Autrement dit, il s'agit, dans la perspective du chercheur, de choisir une
situation où il a quelque chose à dire, à raconter,
à expliquer. De plus, le processus décisionnel menant à
une IVG présente quelques caractéristiques homogènes qui
facilitent le travail du chercheur. Ces caractéristiques sont, d'une
part, l'issue (ici l'acte de l'interruption de grossesse), d'autre part, un
cadrage temporel avec des limites clairement définies. Le processus de
décision se déroule entre le moment où la femme pense
être enceinte et l'acte en lui-même, qu'il s'agisse d'une IVG
médicamenteuse ou chirurgicale.
10
Ce mémoire est composé de quatre parties. Dans
la première, consacrée au champ, nous contextualiserons
précisément l'IVG pour l'insérer dans son temps, son
historicité. Ce contexte large fait partie du sens que l'on pourra
attribuer aux situations analysées. Nous aborderons les champs de la
famille et de l'individualisme et la question de la domination masculine. Nous
reviendrons sur les résultats du mémoire de M1 et nous
dessinerons un panorama, que nous espérons complet, de l'IVG en France
actuellement. Ce panorama comprendra une chronologie des lois et des
événements marquants; les points de vue exprimés par
plusieurs courants de pensée, au sujet de l'avortement, au fil de
l'histoire; et le cadre légal et les démarches nécessaires
pour faire une IVG. Toujours dans cette première partie, nous
présenterons le travail d'une anthropologue brésilienne, dans le
but d'effectuer une comparaison entre les représentations
françaises et brésiliennes au sujet de l'avortement. Nous
terminerons par la prise en compte du traitement sociologique de l'IVG en
France et les questions soulevées par celui-ci, ce qui nous
amènera, dans une seconde partie, à poser
précisément le cadre de cette recherche.
Dans cette seconde partie, nous aborderons en détail la
méthodologie à l'oeuvre dans ce mémoire. Il sera question
de problématique, de théorie, de méthode de recueil des
données et de méthode d'analyse. Ainsi, cette recherche portant
sur le processus de décision d'une IVG, nous nous focaliserons sur une
période définie par deux marqueurs temporels: au début,
par la suspicion d'une grossesse, à la fin, par l'acte d'interruption de
celle-ci. L'IVG offre la particularité suivante: même si la femme
est instituée (par la loi) à prendre la décision
d'avorter, d'autres personnes peuvent prendre part à ce processus. C'est
le cas notamment du partenaire. Dans ce travail, nous chercherons à
prendre en compte autant que possible la parole des personnes qui ont pris part
à la décision. Ainsi, pour une même situation, que nous
traiterons en études de cas, nous pourrons avoir des entretiens avec
plusieurs des actants. La théorie sur laquelle nous nous basons pour ce
travail est celle de Lucien Sfez, qui met en cause la décision
cartésienne et ses caractéristiques de linéarité,
de mono-
11
rationalité et de liberté. Nous terminerons
cette deuxième partie en détaillant l'accès au terrain et
le déroulement de la recherche.
Les troisième et quatrième parties
développeront les résultats d'analyse. L'une sera plus
axée sur le processus de décision et l'autre sur les
spécificités de l'interruption volontaire de grossesse. Dans la
troisième partie nous présenterons deux des études de cas
que nous avons réalisées pour ce travail et nous nous
interrogerons sur la notion d'anticipation. Dans la quatrième partie,
nous ferons une ébauche de typologie concernant les rôles qui se
mettent en place dans une situation qui va vers l'IVG, et les enjeux pour
chacun de ceux que nous avons pu percevoir. Ensuite, nous répertorierons
les aspects dans lesquels l'IVG peut être un acte lourd, tout en prenant
en compte les spécificités des représentations
françaises (par rapport aux représentations brésiliennes)
et la question de la domination masculine.
Pour conclure ce travail nous reprendrons les
hypothèses de départ. Il sera question d'indiquer en quoi elles
ont été confirmées ou infirmées. Nous reviendrons
également sur les limites de cette enquête et indiquerons quelques
pistes de travail complémentaires. Pour l'heure, commençons par
cerner le champ de cette recherche.
12
Le champ
Le champ dans lequel s'insère cette recherche est celui
de l'avortement, qui lui-même fait partie de celui plus large de la
maternité, de la famille ou des droits de l'individu, que nous allons
détailler dès à présent. Nous dresserons ensuite un
panorama de l'interruption volontaire de grossesse en France en 2013. Nous
tenterons de répondre à la question : Qu'est-ce que l'avortement,
aujourd'hui, en France? Avec l'idée qu'il est important de bien le
situer, à la fois dans son histoire et dans la législation de son
pays car c'est ainsi qu'il prend tout son sens. Tout d'abord en
retraçant son histoire à travers les différentes
idéologies qui se sont prononcées au sujet de l'avortement. En
effet lorsque cette question s'est posée dans l'espace public, elle l'a
toujours été de façon polémique, voire
passionnée. Définir les différentes idéologies nous
permettra de découvrir ce qu'il en reste aujourd'hui, et donc de mieux
comprendre certains arguments et certaines prises de position. Un rappel de la
loi en vigueur et des démarches nécessaires suivra les
données historiques. Puis nous nous intéresserons aux chiffres.
L'IVG, aussi bien médicamenteuse que chirurgicale, étant un acte
médical qui doit faire l'objet d'une déclaration, nous disposons
de données chiffrées nombreuses et précises, facilement
consultables. Ensuite, nous proposerons un point de comparaison avec le
Brésil, où l'avortement n'est légal qu'à de rares
conditions, et nous nous pencherons sur le travail de l'anthropologue F. Tussi.
Cette comparaison nous permettra de mettre en exergue les différences
potentielles dans les vécus et les représentations lorsque le
contexte légal et sociétal n'est pas le même. Ensuite, nous
reviendrons en France pour étudier la littérature sociologique de
l'avortement, ce qui nous amènera à préciser notre
positionnement pour cette recherche en nous centrant sur le vocabulaire, dans
une optique de neutralité.
13
La maternité, la famille et les droits de l'individu
L'avortement peut être lié aux champs de la
maternité et de la famille, mais aussi à ceux des droits de
l'individu, droits de la femme. Ce qui peut sembler curieux, en liant
l'avortement à la maternité, c'est qu'on associe ce thème
à un champ en fonction de ce qu'il refuse. En effet, avorter c'est
refuser, à un moment donné, une maternité. Nous pouvons
alors penser qu'il s'agit de comprendre « maternité» d'une
manière large, comme rapport à la maternité,
c'est--à--dire l'ensemble des questions que l'on peut se poser face
à la maternité. C'est avec cette vision--là qu'a
été écrit le mémoire de première
année Décider de devenir mère12, dont
nous reprendrons les conclusions ici. La maternité comme dimension
biographique, voire identitaire, des femmes a subi des évolutions. Elle
n'est plus seulement prise en compte pour le groupe famille, au service duquel
elle serait. Une dimension d'individualisme entre également en jeu.
Individualisme?
Selon certains auteurs spécialistes des
évolutions de la famille, tel F. de Singly13, les choix
concernant la vie privée se font aujourd'hui en se basant sur une
reconnaissance mutuelle, pour l'accomplissement de chacun, dans un contexte de
désinstitutionalisation où les formes de vie choisies n'ont pas
besoin d'une légitimité externe. Nous pouvons néanmoins
relativiser ces constats. Ainsi, dans un article intitulé «
L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité ?
»14, le sociologue T. Blöss cite une à une les
raisons de relativiser cette évolution. Tout d'abord, le fait que le
mariage, même s'il concerne moins de couples, reste la norme, dans le
sens où il y a peu ou pas de différences de fonctionnement
domestique entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas, avec le
maintien des inégalités entre hommes et femmes pour ce qui
concerne les tâches ménagères et l'éducation des
enfants. Les couples continuent à se former selon les lois de
l'homogamie sociale. T. Blöss montre également que les contraintes
sociales continuent de s'exercer, notamment pour les familles
monoparentales,
12 Zysman da Silveira S., juin 2010, op.cit.
13 De Singly F., 1996, Le soi, le couple et la famille,
Nathan, coll. « Essais et recherche ».
14 Blöss T., septembre 2002, « L'individualisme dans
la vie privée mythe ou réalité ? », Ceras - revue
Projet n°271.
14
où les femmes ont plus de difficultés à
se remettre en couple que leur ex-- conjoint, et l'intérêt de
l'enfant reste primordial. Il conclut que « Penser l'individualisme
contemporain comme l'aspiration, voire la nécessité ressentie par
les acteurs d'une recherche d'équilibre entre leur épanouissement
individuel dans la famille et leurs propres responsabilités sociales (de
conjoint ou de parent) s'avère en définitive un pari
idéologique. Cette recherche d'équilibre, sorte de processus
d'émancipation individuelle, est le plus souvent contrariée ou
freinée en raison de l'action de la socialisation notamment
sexuée qui n'incline pas les hommes et les femmes à se convaincre
de cette nécessité (dans l'idéal) d'équilibre. Ceci
est particulièrement flagrant chez les femmes, y compris des milieux
supérieurs, dont le rôle maternel prend une place et un sens
très importants dans l'existence et agit comme un rappel à
l'ordre permanent et contradictoire avec leur volonté
d'émancipation personnelle».15 Pour la présente
recherche, ces propos sont importants à garder en mémoire dans le
sens où ils éclaireront certains positionnements au cours du
processus de décision.
La domination masculine
Il faut aussi compter que l'avortement s'inscrit dans un
rapport de genres. Ainsi, le choix de poursuivre ou d'interrompre une grossesse
se fait souvent en considération de la place que pourrait prendre
l'hypothétique futur père. Nous arrivons donc dans une
dialectique homme/femme qui n'est pas neutre, qui est chargée d'un
rapport de domination construit au fil du temps, comme l'explique P. Bourdieu
dans son ouvrage La domination masculine16.
Dans cet ouvrage, le sociologue analyse la
société des Berbères de Kabylie, dans le but d'objectiver
les mécanismes de la domination masculine, en (se) sortant de l'objet
étudié. Cette stratégie est nécessaire car,
étant homme ou femme, nous entrons dans ce rapport et avons
incorporé les « structures historiques de l'ordre masculin ».
Elle permet de comprendre les traces de cette domination dans notre
société. Voici comment P. Bourdieu la présente : « La
description ethnologique d'un monde social à la fois assez
éloigné pour se prêter plus facilement à
l'objectivation et tout entier construit autour de la domination
15 Blöss T., septembre 2002, op. cit.
16 Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris,
éditions du Seuil.
15
masculine agit comme une sorte de "détecteur" des
traces infinitésimales et des fragments épars de la vision
androcentrique du monde (...) »17.
Car si notre société change et que les femmes
ont acquis beaucoup de droits, certains mécanismes et structures
demeurent et peuvent ainsi être dévoilés. « Les
changements visibles qui ont affecté la condition féminine
masquent la permanence des structures invisibles (...) »18.
Il y a donc un rapport de domination entre hommes et femmes,
et il se perpétue sans même que nous en ayons conscience.
C'est par la formation des corps, le « dressage des corps
» pour reprendre le terme de Bourdieu, qui se fait par mimétisme et
par injonctions, que s'imposent les dispositions fondamentales de cette
domination, rendant les hommes « enclins et aptes» à se
comporter de façon virile et à vouloir dominer, notamment dans
les champs de la politique et des affaires19.
Si les femmes n'entrent pas directement dans ces jeux sociaux,
elles y entrent toutefois par l'intermédiaire des hommes: le fils, le
mari, « par procuration, c'est-à-dire dans une position à la
fois extérieure et subordonnée »20.
Mais si elles accèdent au pouvoir, elles subissent une
double contrainte (double bind) : « si elles agissent comme des
hommes, elles s'exposent à perdre les attributs obligés de la
"féminité" (...) ; si elles agissent comme des femmes, elles
paraissent incapables et inadaptées à la situation
».21
P. Bourdieu a une définition sévère de la
féminité: « Etre "féminine", c'est essentiellement
éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent
fonctionner comme des signes de virilité, et dire d'une femme de pouvoir
qu'elle est "très féminine" n'est qu'une manière
particulièrement subtile de lui dénier le droit à cet
attribut proprement masculin qu'est le pouvoir »22.
Donc par la formation des corps, nous apprenons à
être des hommes virils ou des femmes féminines. Il y a ainsi une
adéquation entre « disposition et position »,
c'est-à-dire que l'on aime faire ce que par notre place, ici d'homme ou
de femme, on est censé faire. Bourdieu parle des « rencontres
harmonieuses entre
17 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 79.
18 Ibid., p. 145.
19 Ibid., p. 81.
20 Ibid., p. 111.
21 Ibid., p. 97.
22 Ibid., p. 136.
16
les dispositions et les positions qui font que les victimes de
la domination symbolique peuvent accomplir avec bonheur (au double
sens) les tâches subalternes ou subordonnées qui sont
assignées à leurs vertus de soumission, de gentillesse, de
docilité, de dévouement et d'abnégation. »23
La domination s'exerce par une violence symbolique qui est une
violence douce, invisible pour ses victimes mêmes:
« La force symbolique est une forme de pouvoir qui
s'exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute
contrainte physique; mais cette magie n'opère qu'en s'appuyant sur des
dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des
corps. Si elle peut agir comme un déclic, c'est-à-dire
avec une dépense extrêmement faible d'énergie, c'est
qu'elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail
d'inculcation et d'incorporation a déposées en ceux et celles
qui, de ce fait, lui donnent prise ».24
Rappeler cette étude du sociologue P. Bourdieu a ici
une fonction de contextualisation, car, comme nous le verrons par la suite, les
IVG prennent place au coeur des relations entre hommes et femmes. Pour les
femmes, la disposition qui consiste à prendre en compte l'autre avant
soi-même aura bien sûr de l'importance dans le processus de
décision. Nous verrons également que la « force symbolique
» qui agit « comme un déclic» prend des formes qu'il nous
sera donné de rencontrer au cours des entretiens, et la lecture de P.
Bourdieu nous incite à les considérer comme une manifestation de
la domination masculine.
Ainsi ce pouvoir qui s'exerce a souvent pour effet diverses
formes d'émotions. Bourdieu parle des « émotions corporelles
», telles la honte, l'humiliation, la timidité,
l'anxiété, la culpabilité, et des « passions et
sentiments » comme l'amour, l'admiration et le respect: «
émotions d'autant plus douloureuses parfois qu'elles se trahissent dans
des manifestations visibles, comme le rougissement, l'embarras verbal, la
maladresse, le tremblement, la colère ou la rage impuissante, autant de
manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son
corps défendant, au jugement dominant, autant de façons
d'éprouver, parfois
23 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 83.
24 Ibid., p. 59.
17
dans le conflit intérieur et le clivage du moi, la
complicité souterraine qu'un corps qui se dérobe aux directives
de la conscience et de la volonté entretient avec les censures
inhérentes aux structures sociales ».25
Enfin, pour aller jusqu'au bout de la logique, et puisque
notre étude s'intéresse également au point de vue
masculin, notons que les hommes aussi peuvent être victimes de ce rapport
de domination, étant en quelque sorte obligés d'être
dominants: « Les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes,
de la représentation dominante. Comme les dispositions à la
soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la
domination ne sont pas inscrites dans une nature et elles doivent être
construites par un long travail de socialisation, c'est-à-dire, comme on
l'a vu, de différenciation active par rapport au sexe opposé
».26 Ainsi « Le privilège masculin est aussi un
piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention
permanentes, parfois poussées jusqu'à l'absurde, qu'impose
à chaque homme le devoir d'affirmer en toute circonstance sa
virilité ».27
Les conclusions du Mémoire de M1
Pour notre recherche précédente, nous nous
étions limitée au point de vue des femmes. L'objet - le rapport
des femmes à la maternité28- était
volontairement très vaste, puisqu'il s'agissait d'une recherche à
visée exploratoire. Basée sur 20 entretiens de femmes ayant ou
non des enfants, autour de l'âge socialement valorisé pour
être mère29, cette recherche s'est attachée
à comprendre les différents aspects du rapport des femmes
à la maternité, ce qui y entre en compte. Ce mémoire a
ainsi permis d'établir qu'il n'y a pas de posture par défaut;
être mère ou ne pas l'être, c'est se confronter à un
ensemble de représentations et de normes, nulle ne faisant
l'économie de cette confrontation. Nous avons constaté
l'établissement d'un modèle-type du passage à la
maternité, comme période de la vie, avec des
éléments annexes
25 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 60.
26 Ibid., p. 74.
27 Ibid., p. 75.
28 Zysman da Silveira S., juin 2010, op.cit.
29 Dans l'article de Bajos N. et Ferrand M., 2006, «
L'interruption volontaire de grossesse et la recomposition de la norme
procréative », Sociétés contemporaines,
n°61, p. 91-117, l'âge socialement valorisé pour être
mère fait partie des « bonnes conditions » socialement
définies. L'âge socialement valorisé pour être
mère s'inscrit dans cette norme procréative et se situe environ
entre 25 et 35 ans.
18
récurrents. Au fil des entretiens, une cohérence
discursive s'est imposée: ces femmes, d'horizons différents et
aux situations de vie si dissemblables, racontaient la même histoire,
dans laquelle on retrouve notamment des « conditions optimales de la
maternité» de Michèle Ferrand et Nathalie
Bajos30. C'est-à-dire qu'un modèle en deux
périodes ou phases de vie s'est dessiné, chaque période
étant constituée d'une série d'éléments
associés d'une manière régulière. Certains
éléments de la vie qui ne sont pas directement liés
à la maternité physiologique se révèlent de bons
indicateurs de ces deux phases, la première où la venue d'un
enfant n'est pas envisagée, la seconde où elle est
considérée comme bienvenue, voire nécessaire. Ces
éléments sont les suivants: le couple, le travail, le niveau de
vie, le logement et le développement personnel. Ainsi, des
systèmes d'opposition permettent de caractériser ces deux phases:
on opposera par exemple les expériences amoureuses de la phase 1 au
couple stable de la phase 2, la vie d'étudiante de la phase 1 (qui
inclut les stages et les petits boulots) à une situation professionnelle
dans la phase 2. La stabilité est la clé de la phase dans
laquelle les femmes interrogées estiment qu'il est propice d'avoir un
enfant.
Si le couple a une place très importante dans le
discours des femmes à propos de la maternité, c'est parce qu'un
autre modèle se télescope avec celui qui divise en deux
périodes la vie des femmes qui deviennent mères, que nous venons
de présenter. C'est celui du couple, dont l'objectif est, pour beaucoup
des personnes interrogées, d'avoir des enfants. Selon la personne, cet
objectif peut être vécu comme une évidence, ou bien venir
des commentaires de l'entourage, ou encore comme la volonté de
construire quelque chose à deux. On n'est plus dans le modèle
où il faut trouver un conjoint et former un couple stable pour avoir
un/des enfant/s, comme décrit plus haut, mais bien dans celui du couple
qui a besoin d'un projet commun. Ces deux modèles se renforcent l'un
l'autre.
1ère
Un autre aspect dégagé du Mémoire de
année souligne l'importance de la
modalité « décision » dans les
discours étudiés, sur le principe de choisir sa vie. Le
contrôle de la fécondité semble être totalement
passé dans les mentalités.
30 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, De la contraception
à l'avortement, sociologie des grossesses non prévues,
Paris, INSERM.
19
Aujourd'hui en France, un enfant qui vient au monde est, dans
les représentations du moins, un enfant que ses parents ont
décidé d'avoir. Car il est admis que si l'on n'en veut pas, on
peut très bien « se débrouiller» pour ne pas en avoir
(contraception, IVG). Il y a même un glissement dans les
représentations du contrôle de la fécondité: si l'on
peut NE PAS avoir d'enfant lorsqu'on en a décidé ainsi, ce
contrôle est aussi imaginé dans le sens contraire,
c'est-à-dire d'AVOIR un enfant au moment où on l'a
décidé. Ainsi les difficultés à procréer au
moment choisi, voire les fausses couches, se sont avérées
être des sujets très angoissants pour les femmes
interrogées.
Le guide d'entretien employé lors de ce travail
n'était pas particulièrement orienté vers l'avortement
mais une grande partie des entretiens font état d'un ou de plusieurs
avortements provoqués au cours du parcours de vie. A ce sujet, on peut
constater que bien que sa pratique soit un épisode douloureux pour la
majorité des femmes interrogées qui y ont été
confrontées, l'avortement est considéré comme un choix
légitime dans certains contextes, étant même la
décision typique de certaines périodes de vie (lorsque la femme
est étudiante notamment). A contrario, lorsque la femme est
dans un contexte propice à une maternité, contexte
caractérisé par la stabilité (couple stable, logement,
stabilité financière, emploi stable et même, pour
certaines, stabilité psychologique, comme expliqué dans la partie
modèle-type), la décision de l'avortement est rarement prise.
Il apparaît que même si la décision
légale appartient à la femme concernée dans son corps de
poursuivre ou d'interrompre une grossesse, les pratiques et les
représentations qui l'accompagnent dessinent des « règles
d'usage » de cette possibilité de technique médicale
légalement mise à disposition de toutes (les femmes, en
France).
20
Panorama : l'IVG en France en 2013
Histoire
Maintenant que nous avons un aperçu des champs auxquels
se rattache l'avortement, essayons de comprendre comment il s'articule avec
eux, au travers des idéologies qui ont cherché à le
combattre ou à le défendre.
Voici une sous-partie historique, pour acquérir le
recul nécessaire à la compréhension des arguments
d'aujourd'hui. Certains historiens se sont intéressés à
l'histoire de l'avortement31, d'autres prennent en compte ce
thème dans des recherches consacrées à la
maternité32.
Nous présenterons ici, en les schématisant,
quelques idéologies qui se sont prononcées au sujet de
l'avortement, tout en ayant conscience de l'aspect réducteur d'une telle
démarche, nécessaire pourtant pour saisir l'essence de ces
logiques.
Pour commencer cette partie historique, nous avons
établi une chronologie33 des lois françaises et
événements marquants concernant l'avortement en France:
1810 : Dans l'article 317 du Code pénal, l'avortement est
défini comme un crime.
1852 : L'Académie de Médecine reconnaît
l'avortement thérapeutique si la vie de la mère est
menacée.
1920 : Loi qui réprime la provocation à
l'avortement et la propagande anticonceptionnelle.
1923 : Correctionnalisation de l'avortement, qui devient un
délit et est passible de peines moins lourdes (dans le but qu'elles
soient mieux appliquées).
1939 : Code de la famille pour réprimer davantage
l'avortement : levée du secret médical pour les affaires
d'avortement, réglementation du diagnostic de grossesse et modification
de l'article 317 du Code pénal en reconnaissant, pour le limiter,
l'avortement thérapeutique (la vie de la mère doit être
gravement menacée).
1941 : Sous Vichy, la répression s'accroit. Loi
installant une juridiction d'exception (annulée en 1945, à la
Libération).
1943 : Une femme est guillotinée pour avoir
pratiqué des avortements.
31 Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, Histoire de
l'avortement XIXe -XXe siècle, Paris, éditions du Seuil.
32 Knibiehler Y., 2000, Histoire des mères et de la
maternité en occident, Paris, PUF, collection « Que sais-je?
».
33 Chronologie établie à l'aide des ouvrages
suivants:
- Collectif IVP, 2008, Avorter, histoire des luttes et des
conditions d'avortement des années 1960 à aujourd'hui,
Lyon, éditions tahin party.
- Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, op. cit.
- Nisand I., Araujo-Attali L., Schillinger-Decker A.-L., 2002,
L'IVG, Paris, PUF, collection « Que sais-
je? ».
- Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N.,
2013, « Les interruptions volontaires de grossesse en 2011 »
in Etudes et Résultats, n°843-juin, DRESS.
21
1960 : Création du Mouvement Français pour le
Planning Familial (MFPF).
1962 : L'Ordre des médecins se prononce contre la
prescription de contraceptifs par les médecins.
1965 : Loi sur la capacité juridique des femmes. Les
femmes mariées ne sont plus sous la tutelle
34
de leur époux.
1967 : Loi Neuwirth pour la contraception. Les décrets
d'application sortent en 1969 et 1972.
1969 : Création de l'ANEA (Association Nationale pour
l'Etude de l'Avortement). La même année, elle dépose une
proposition de loi définissant strictement les cas où l'on
pourrait interrompre une grossesse : menace sur la vie ou la santé de la
mère, malformations foetales avérées, viol, inceste,
père ou mère atteint d'une maladie ou arriération mentale,
parents ne pouvant assurer les soins matériels ou moraux de l'enfant
à naître. La proposition n'a pas été retenue. A la
même période, d'autres propositions de loi en ce sens ont
été déposées.
1970 : Création du MLF (Mouvement de Libération
des Femmes): des féministes qui exigent le droit à disposer
librement de leur corps.
1970 : Création de l'association « Laissez-les vivre
», opposée à l'avortement.
1970 : Sondage indiquant que 22 % des Français se
déclarent favorables à la libéralisation de
l'avortement.
1971 : Manifeste des 343. Publié par le Nouvel
Observateur, ce manifeste est une liste de 343 femmes (dont de nombreuses
personnalités) qui affirment s'être fait avorter.
1971 : Sondage indiquant que 55 % des Français se
déclarent favorables à la libéralisation de
l'avortement.
1972 : La méthode Karman arrive en France. Il s'agit
d'une méthode d'avortement par aspiration relativement simple à
utiliser et moins dangereuse que les méthodes utilisées
auparavant.
1972 : Procès de Bobigny. Marie-Claire, 16 ans, s'est
fait avorter, avec la complicité de sa mère et de deux
collègues de travail de celle-ci. Elle a été
dénoncée par le jeune homme qui a abusé d'elle et de qui
elle est enceinte. Marie-Claire est relaxée, les deux collègues
aussi, sa mère est condamnée à 500 francs d'amende avec
sursis.
1973 : 330 médecins proclament qu'ils pratiquent des
avortements dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur
et par Le Monde.
1973 : Création du MLAC (Mouvement pour la Liberté
de l'Avortement et la Contraception).
1975 : La loi Veil est une dérogation limitée au
principe du respect de la vie. Cette loi est provisoire. Elle permet le recours
à l'IVG, dans un délai de 10 semaines de grossesse, avec les
conditions suivantes : entretien préalable obligatoire, délai de
réflexion d'une semaine, les mineures doivent obtenir l'autorisation de
leurs parents. L'acte n'est pas remboursé. Les médecins disposent
d'une clause de conscience.
1979 : Sondage IFOP selon lequel 67 % des sondés
estiment que l'avortement est un droit fondamental.
1979 : Loi Veil-Pelletier qui reconduit la loi Veil et apporte
les modifications suivantes: le délai de réflexion peut
être écourté si les 10 semaines risquent d'être
dépassées et tous les établissements hospitaliers doivent
créer un service d'interruption de grossesse.
1982 : Loi instaurant le remboursement de l'IVG par la
Sécurité sociale.
1990 : Création du CADAC (Coordination des Associations
pour le Droit à l'Avortement et à la Contraception.)
1993 : Loi Neiertz qui punit les entraves à
l'avortement.
34
http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/famille/chronologie/,
consulté le 6 juillet 2013.
22
1999 : Rapport sur les difficultés d'accès
à l'IVG remis par le Professeur Israël Nisand à la ministre
Martine Aubry.
2001 : Loi Aubry, dépénalisation de l'avortement
par transfert des articles de répression de l'interruption de grossesse
du Code pénal au Code de la santé publique et modifications de la
loi de 1979 : allongement du délai de 10 à 12 semaines,
l'entretien devient facultatif, dispense de l'autorisation parentale pour les
mineures.
2009 : Décret du 6 mai 2009, qui précise les
modalités de la loi 2007-1786 du 19 décembre 2007 étendant
le dispositif relatif à la pratique des IVG par voie
médicamenteuse en dehors des établissements de santé : les
centres de santé et centres de planification et d'éducation
familiale (CPEF) réalisent également des IVG
médicamenteuses.
2013 : Depuis le 31 mars 2013, l'IVG est prise en charge à
100 % par l'Assurance maladie.
Après cette chronologie de lois et de faits marquant
l'histoire contemporaine de l'avortement en France, détaillons les
courants de pensée qui ont été fortement
représentés.
A la fin du 19ème siècle et au
début du 20ème, les idéologies qui se
prononcent au sujet de l'avortement le font par rapport à la
société. Elles présentent un avis sur la natalité
en France. Examinons trois courants de pensée.
- Le néo-malthusianisme se développe en France
à la fin du 19ème siècle. Il prône la
réduction des naissances dans un but politique. Si la classe populaire a
moins d'enfants, elle diminue et les salaires augmentent. Cette
idéologie, souvent montrée du doigt par le camp opposé
(natalistes) comme étant celle des avorteurs, considère pourtant
l'avortement comme une pratique détestable du fait de la
mortalité importante qu'elle entraîne, un dernier recours qui ne
devrait pas exister s'il y avait une contraception efficace.
- Le mouvement nataliste se crée en France dès
1870, car la fécondité décline (à partir de 1740,
les élites s'emploient à limiter leur descendance). Pour les
natalistes, l'avortement en est le responsable et ils le considèrent
comme un crime contre la société. Les natalistes sont inquiets de
ce manque d'enfants, qui se traduira par un manque de soldats, et ce, d'autant
plus que l'Allemagne a une forte fécondité. Ce mouvement est fort
et s'étend sur une grande période, en s'adaptant aux enjeux du
moment. Il est intéressant de remarquer que vers 1915, un débat
divise les natalistes: l'avortement devrait-il être autorisé en
cas de viol par l'ennemi allemand? A l'approche de la deuxième guerre
mondiale, l'influence des natalistes s'étend et le régime de
Vichy aura une politique clairement nataliste (cf. chronologie).
23
- L'eugénisme (courant assez marginal en France) s'est
prononcé en faveur de l'avortement, dans l'optique d'assainir la race et
d'éliminer les dégénérescences en tous genres, et
ce, au moyen de stérilisations ou d'avortements. Là aussi nous
avons une vision sociétale de la reproduction.
Cette vision sociétale consiste à
considérer que la reproduction concerne avant tout la
société, et non les individus avec leurs choix personnels, et
doit servir une cause: beaucoup d'enfants pour la patrie afin de pouvoir gagner
une guerre, moins d'enfants pour la classe populaire afin de renverser le
rapport de forces capital/travail, ou encore l'amélioration de
l'espèce humaine, comme nous venons de le voir.
D'une manière générale, l'idée du
libre choix individuel a mis longtemps à s'imposer en France. Que ce
soit au sujet de la composition familiale, avec l'accès à la
contraception, ou pour le droit à l'avortement, ce thème a
été au coeur des débats du 20ème
siècle.
- Les théories du birth control se
développent en France à partir de 1930. Ses adeptes promeuvent la
méthode anticonceptionnelle Ogino-Knaus, et souhaitent avant tout
l'équilibre des familles. La contraception est perçue
également comme un moyen de limiter les drames liés à
l'avortement. Ces théories n'ont pas de visée sociale, la
composition de la famille est ici affaire de choix personnel. C'est dans cette
mouvance que sont créés les centres de Planning Familial.
- Les communistes ont une position différente: ils sont
natalistes (de 1935 à 1965) et donc contre la contraception et la
limitation des naissances; en revanche, ils sont pour la libéralisation
de l'avortement. En fait, pour eux cette libéralisation doit être
temporaire, le temps de supprimer les causes sociales menant à
l'avortement et d'améliorer les conditions de la maternité.
L'avortement est considéré comme le fléau social des
couches défavorisées, ce qui l'inscrit dans une perspective de
lutte des classes. A partir de 1965, ils soutiennent l'avortement et la
contraception (qu'ils considéraient auparavant comme un thème
petit-bourgeois).
24
- Les adversaires farouches de l'avortement, qui se
constituent en associations telles que « Laissez-les vivre », tentent
d'occuper le devant de la scène et se manifestent lorsqu'une proposition
de loi sur l'avortement est débattue. Le centre « Humanae
vitae» (créé en 1968) condamne tout assouplissement des
conditions d'avortement car un assouplissement encouragerait ce que ses membres
appellent un laisser-aller sexuel et un amoralisme. Le pire semble être
qu'une femme puisse disposer du droit d'avorter pour convenance personnelle.
Certains membres de ces associations n'hésitent pas à recourir au
vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale, assimilant l'avortement aux camps de
la mort. Les adversaires de l'avortement font du lobbying: ils écrivent
des centaines de lettres aux parlementaires lorsqu'une proposition de loi est
débattue et tiennent la liste de « bons » et «
mauvais» députés selon leur vote. Par exemple en 1995, il y
a un fichier des élus nommé Spartacus (Système
partagé de connaissance des élus), géré par
Transvie. Vers le milieu des années 80 apparaissent les commandos, c'est
la radicalisation des opposants à l'avortement et le rapprochement avec
l'extrême-droite, avec des groupes comme « La trêve de Dieu
» et « SOS tout-petits ». Ils font également pression
contre la pilule abortive RU 486 car, selon eux, elle permettrait une
banalisation de l'avortement, qui, puisqu'il est possible, devrait au moins
rester une opération lourde et culpabilisante. Il semblerait
qu'aujourd'hui les associations « pro-vie» adoptent une
stratégie moins frontale, en cherchant à monopoliser le terrain
de la communication, notamment sur internet35. En effet, plusieurs
sites, très bien référencés et présentant
des caractéristiques de sites officiels, appartiennent à des
associations portant un message engagé. Or ces sites ne mentionnent pas
ce lien. Pour
ivg.net, il s'agit de l'association SOS
détresse et pour
ecouteivg.org et
sosbebe.org, le mouvement Alliance
Vita, créé en 1993 par Christine Boutin. Tous ces sites proposent
un numéro de téléphone gratuit d'écoute.
- Il est indispensable de mentionner l'Eglise catholique,
représentée par le Pape, qui soutient jusqu'à aujourd'hui
une position de refus total de l'avortement. Si l'influence de la position
papale est forte, les croyants ne suivent néanmoins pas tous cette ligne
de pensée.
35 « Les anti-IVG pratiquent la désinformation sur le
web » par Laurent S., Le Monde, 25 février 2013.
25
- Les associations féministes, qui se forment ou
prennent leur essor dans les années 70, ne portent pas toutes le
même message: Le MLAC milite pour la libération des femmes comme
condition indispensable à la lutte anticapitaliste. Cette association
remet en cause le pouvoir des médecins sur les femmes et veut donner la
possibilité d'avorter et d'accoucher à domicile, pour que ces
actes soient contrôlés par les femmes elles-mêmes. Ainsi, en
1977, cette association continue à pratiquer des avortements
clandestins. Le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), dont le nom a
été déposé en 1979 par une faction «
psychologie et politique» composé d'intellectuelles et de femmes
aisées, revendique le droit à disposer de son corps.
L'association Choisir, quant à elle, voit la question sociale de
l'avortement comme liée aux femmes, mais également aux
catégories sociales (ce sont les femmes les plus pauvres qui portent le
poids de ce problème). L'engagement de cette association se manifeste
sur les terrains juridique, en organisant la défense des femmes
inculpées pour avoir avorté, et politique, en faisant des
propositions de loi et en participant au gouvernement. Le MFPF (Mouvement
Français pour le Planning Familial) élargit son champ d'action et
se positionne, vers le milieu des années 70, contre les violences faites
aux femmes, contre la répression de l'homosexualité, pour le
libre choix des conditions d'accouchement, contre les conditionnements
oppressifs dans les relations hommes / femmes et continue à envoyer des
femmes avorter en Angleterre.
La description sommaire de ces différentes
idéologies nous a donc montré que les discours sur l'avortement
sont loin d'être univoques et que ce sujet peut être relié
à des thèmes divers pour servir une cause, un point de vue sur la
société beaucoup plus global. Ainsi, si l'IVG est aujourd'hui
intimement liée à l'idée qu'une femme a le droit de
disposer de son corps, cette conception de l'avortement est assez
récente par l'individualisme (féminin qui plus est) qu'elle met
en oeuvre.
26
Cadre légal et démarches
C'est la loi de 2001 qui fixe en détail les conditions
d'exercice de l'IVG. Afin d'être exhaustive dans notre panorama,
détaillons les démarches nécessaires pour réaliser
une IVG.
Le remboursement à 100 % de l'IVG par la
Sécurité sociale a été une des promesses de
campagne du candidat aujourd'hui président de la République
Hollande. Cette loi est entrée en vigueur le 31 mars 2013. Nous
choisissons néanmoins de laisser dans ce dossier les informations mises
à jour le 25 avril 2012, quand l'IVG n'était pas encore
remboursée à 100 %. En effet, notre échantillon se compose
de femmes ayant vécu une ou deux IVG entre 2009 et 2012, avant cette
réforme. Nous décrirons en détail cet échantillon
dans la partie méthodologie de ce travail.
Ces informations permettront de clarifier certains points
évoqués lors des entretiens. Voici un encart avec les
informations données par le site institutionnel du Service
Public36 :
Interruption volontaire de grossesse (IVG)
Mise à jour le 25.04.2012 - Direction de l'information
légale et administrative (Premier ministre)
Principe
L'avortement est accessible à toute femme en situation de
détresse du fait de sa grossesse.
La pratique de l'interruption volontaire de grossesse (IVG)
est réglementée et plusieurs étapes doivent être
respectées, avant et après l'intervention.
Délai
Le délai légal d'avortement est fixé en
France à la fin de la 12ème semaine de grossesse, soit 14
semaines après le 1er jour des dernières règles.
Libre choix de la femme
La femme est seule juge de sa situation et est libre de sa
décision.
La jeune fille mineure doit demander cette intervention
elle-même en dehors de la présence de ses parents. Elle doit avoir
l'autorisation de l'un de ses parents (ou représentant légal).
Cependant, si le dialogue familial est impossible, elle peut s'en passer et
doit alors se faire accompagner par une personne majeure de son choix (adulte
de son entourage ou membre du planning familial par exemple).
Consultations préalables obligatoires
2 consultations médicales sont obligatoires avec un
délai de réflexion d'une semaine entre les 2. À la
première, le médecin procède à un examen clinique,
il informe la patiente des différentes méthodes et lui
présente les risques et les effets secondaires potentiels. Il doit
également lui remettre un dossier-guide. Le médecin peut
également proposer un dépistage de maladies sexuellement
transmissibles (MST) et prescrire un futur mode de contraception.
Un médecin n'est pas tenu de prendre en charge
lui-même la demande d'IVG mais il doit en informer immédiatement
la femme qui fait la demande et lui donner le nom de confrères
susceptibles de réaliser l'intervention.
Dans tous les cas, il est conseillé de prendre rendez-vous
le plus tôt possible, compte tenu des délais d'attente.
La 2ème consultation a lieu 7 jours minimum après
la première.
Ce délai peut toutefois être réduit si le
seuil des 12 semaines de grossesse risque d'être
dépassé.
36
http://vosdroits.service-public.fr/F1551.xhtml,
consulté le 12 juillet 2012.
Lieu de l'IVG
|
|
Montant du forfait
|
|
Somme due par la patiente après remboursement
|
|
|
|
|
Établissement de santé public
|
|
257 €
|
|
51,4 € (taux de remboursement 80%)
|
Établissement de santé privé
|
|
Entre 230 € et 270 €
|
|
|
|
|
|
|
|
Cabinet médical
|
|
190 €
|
|
57 € (taux de remboursement 70%)
|
27
Sile médecin est habilité à pratiquer l'IVG,
il peut dès lors la réaliser. Mais si la patiente souhaite la
faire pratiquer par un autre médecin, il doit alors lui délivrer
un certificat attestant qu'elle s'est conformée aux consultations
préalables.
Entretien psycho-social
Proposé à toute femme qui envisage une IVG, il est
obligatoire pour une jeune fille mineure et donne lieu pour elle à la
remise d'une attestation indispensable pour procéder à l'IVG.
L'entretien psycho-social est mené par une personne
qualifiée en conseil conjugal, dite conseillère conjugale, qui
apporte une assistance et des conseils appropriés à la
situation.
Cette consultation a lieu en principe dans le courant de la
semaine suivant la consultation médicale et au plus tard, 48 heures
avant l'IVG.
Un centre d'IVG situé dans un hôpital public doit
proposer des permanences destinées à ce type d'entretien, afin de
permettre à la femme enceinte d'accomplir l'ensemble des
démarches.
Méthodes d'interruption volontaire de grossesse
Méthode chirurgicale
Elle peut être pratiquée jusqu'à la fin de la
12ème semaine de grossesse.
Elle est exclusivement pratiquée en établissement
de santé et nécessite dans la plupart des cas, une
hospitalisation inférieure ou égale à 12
heures.
Elle est pratiquée sous anesthésie locale ou
générale.
Elle consiste en une aspiration de l'oeuf,
précédée d'une dilatation du col de l'utérus au
moyen d'un
médicament.
Méthode médicamenteuse
Elle peut être pratiquée jusqu'à la fin de la
5ème semaine de grossesse soit en établissement de santé,
soit
dans le cabinet d'un médecin de ville.
Elle est réalisée en 2 prises
éloignées de médicaments, l'un interrompant la grossesse,
l'autre provoquant
des contractions et l'expulsion de l'embryon.
Visite de contrôle
Quelle que soit la méthode utilisée, une
consultation de contrôle et de vérification de l'IVG est
réalisée entre le 14ème jour et le 21ème jour
suivant l'intervention. Le médecin ou la sage-femme envisage avec la
patiente un moyen de contraception adapté à sa situation.
Coût
Coût forfaitaire d'une IVG chirurgicale
Le coût peut varier en fonction de la durée de
l'hospitalisation, du recours à l'anesthésie locale ou
générale. Tableau 1 relatif à la fiche F1551
Lieu de l'IVG
|
|
Coût indicatif
|
|
|
Établissement de santé public
|
|
De 250 € à 390 €
|
|
|
|
Établissement de santé privé
|
|
De 300 € à 450 €
|
La différence (ticket modérateur) reste à la
charge de l'assurée ou de sa mutuelle, si celle-ci le prévoit.
Pour les bénéficiaires de la couverture maladie
universelle complémentaire (CMU-C), ou de l'aide médicale
d'État (AME) la prise en charge est de 100 %.
Si la jeune fille mineure a le consentement de ses parents, elle
bénéficie de leur couverture sociale. Dans le cas contraire,
aucune demande de paiement ne peut lui être adressée.
Coût forfaitaire d'une IVG médicamenteuse
Ce forfait comprend la consultation durant laquelle la patiente
remet la confirmation de sa demande par écrit, les consultations
d'administration des médicaments, le coût de ces
médicaments et la consultation de contrôle. Son montant
dépend du lieu de l'IVG
Tableau 2 relatif à la fiche F1551
Les chiffres
Intéressons-nous maintenant aux données
chiffrées de l'IVG. Selon le livret de la DREES37 (Direction
de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques) :
« 222 500 interruptions volontaires de grossesse (IVG)
ont été réalisées en France en 2011, dont 209 300
en Métropole. Ce nombre est stable depuis 2006, après une dizaine
d'années de hausse entre 1995 et 2006. D'après les données
provisoires, les IVG n'ont pas augmenté non plus au cours des derniers
mois de 2012. Le taux de recours en 2011 est, en moyenne, de 15,1 IVG pour 1
000 femmes. Il demeure le plus élevé chez les femmes
âgées de 20 à 24 ans (27 pour 1 000) ».
Ce même livret explique qu'un indice, «
calculé par l'Institut national d'études démographiques
(INED), uniquement pour les premières IVG des femmes sur la
période 2007-2009 permet d'estimer que 36 % des femmes ont recours au
moins une fois àune IVG au cours de leur vie féconde en France
métropolitaine ». L'IVG concernerait ainsi directement plus d'une
femme sur trois.
Dans notre étude, nous avons inclus les IVG
médicamenteuses et chirurgicales, quel que soit le mode
d'anesthésie. Nous constatons que les IVG médicamenteuses
représentent la majorité des interventions:
Avortements suivant la technique employée et le
type d'anesthésie -- 2010 -- France métropolitaine --
INED
|
Nombre d'avortements
|
%
|
Technique employée et type
d'anesthésie
|
4230
|
-
|
N.D.
|
Chirurgicale avec anesthésie locale
|
21021
|
12,49
|
Chirurgicale avec anesthésie
générale
|
58873
|
34,99
|
Médicamenteuse
|
88381
|
52,52
|
TOTAL
|
172505
|
100,00
|
28
37 Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N.,
2013, op. cit.
29
Comparaison : Le Brésil
Maintenant que nous avons fait un panorama de l'IVG en France,
pratique médicalisée et encadrée par la loi,
intéressons-nous à un autre contexte. Cette différence de
législation, comme partie visible de la manière dont l'avortement
est perçu par la société, nous permettra, dans l'analyse,
de mettre en rapport ces deux contextes et de spécifier les
représentations françaises.
Au Brésil, sauf rares exceptions qui le rendent
possible, l'avortement est un crime pouvant être puni par la loi. La
peine encourue va de un à trois ans d'emprisonnement. Les femmes qui
avortent sont donc des criminelles, même si, dans les faits, l'avortement
est rarement puni.
Fernanda Tussi est diplômée en Anthropologie
Sociale par l'Université Fédérale du Rio Grande do Sul
(UFRGS) où elle a travaillé pendant six ans dans le centre de
recherche Núcleo de Antropologia do Corpo e da Saúde, qui a pour
thèmes le corps et la santé. Son travail met en lumière
les représentations de femmes ayant avorté. Majoritairement,
elles ne sont pas féministes ou militantes. Très souvent, elles
sont même contre l'avortement. Au fil des entretiens, elles livrent leurs
contextes de vie et les motifs de leur choix. F. Tussi enquête
également sur l'affaire de la clinique de Campo Grande (Mato Grosso do
Sul) qui a défrayé la chronique en 2007. Il s'agit d'une clinique
qui pratiquait des avortements illégaux et qui, suite à une
dénonciation médiatique, s'est fait saisir les dossiers
médicaux des patientes par la police. Un grand nombre de personnes ont
été mises en examen.
38
Résumé du mémoire rédigé par
l'auteure:
Au Brésil, la question de l'avortement provoqué
implique des discours d'ordres divers, caractérisant ainsi un contexte
marqué par des divergences politiques qui s'expriment dans des
débats polémiques. D'une part, la problématique de
l'avortement présuppose un découpage par genre, puisqu'il se
réfère immédiatement au corps de la femme. D'autre part,
cette problématique fait référence à un ensemble de
relations plus larges, centré en particulier sur le/s sens de la
famille, en tant que dimension fondamentale de l'enquête pour comprendre
les contextes de grossesse. A partir d'une méthodologie qualitative
d'orientation ethnographique, un travail de terrain a été
réalisé avec deux groupes. Pour l'un d'eux, des entretiens
semi-directifs ont été réalisés avec treize femmes
de la région de Porto Alegre (RS) qui ont interrompu leur grossesse dans
des conditions illégales. Pour l'autre, des entretiens ont
été faits avec
38 Traduit par nos soins.
30
différentes personnes impliquées dans un cas de
mise en examen judiciaire d'une Clinique de Planning Familial à Campo
Grande (MS). Des articles de presse ont également été
analysés, traitant des débats sur l'avortement. On a pu se rendre
compte que dans le cas de ces mises en examen, étaient en jeu des
aspects politiques et sociaux, au-delà de la punition des femmes qui ont
interrompu leur grossesse. Par ailleurs, ce travail a cherché à
mettre en évidence le réseau familial ainsi que le contexte dans
lequel est insérée la grossesse non planifiée et,
également, les formes de punition corporifiées pour les femmes
qui avortent. L'ensemble des données montre à la fois l'absence
de connexion des discours légaux avec les mouvements sociaux et la
réalité des interviewées, et
l'interpénétration des sphères publique et privée
dans le corps des femmes. Les résultats pointent la
nécessité d'une approche qui assume de se centrer sur
l'expérience des femmes, puisque la question de l'avortement est
masquée par les ambivalences propres au champ légal et au champ
moral.
Le travail d'anthropologie sociale de Fernanda Tussi sur
l'avortement au Brésil va nous servir de point de comparaison. En effet,
nous verrons que les caractéristiques des vécus ainsi que les
représentations au sujet de l'avortement peuvent être
éloignées de celles que nous rencontrons en France. Un
intérêt majeur de la comparaison France / Brésil est que le
contexte légal est différent. Au Brésil en effet,
l'avortement est un crime passible de peine d'emprisonnement.
C'est l'article 124 du Code pénal brésilien, sur
les crimes contre les personnes physiques, dans le chapitre des crimes contre
la vie, qui régit l'avortement. Y est prévue une peine
d'emprisonnement de un à trois ans pour la femme qui provoque un
avortement sur elle-même ou qui consent qu'un tiers lui provoque un
avortement. Il y a peu d'éléments dans la loi qui permettraient
de prendre en compte la complicité ou la participation du conjoint.
L'article 128 indique que la peine ne s'applique pas en cas de viol, ou si
l'avortement est le seul moyen de sauver la vie de la femme. Néanmoins,
très peu d'avortements donnent lieu à des condamnations
effectives.
Le mémoire de F. Tussi39 est construit en
deux partie distinctes: d'une part un travail de terrain à Campo Grande,
dans le Mato Grosso do Sul, où elle a interviewé les
différents acteurs impliqués dans la fermeture de la clinique qui
réalisait des avortements clandestins. D'autre part des entretiens avec
des femmes ayant avorté (illégalement, donc) dans la
région de Porto Alegre, dans le Rio Grande do Sul. Cette partie
s'attache à démontrer que la décision d'avorter se prend
en considération de l'entourage (le conjoint prêt à assumer
ou non, et
39 Tussi Pivato F., 2010, Aborto vivido, aborto pensado :
aborto punido ? as (inter)faces entre as esferas publica e privada em casos de
aborto no Brasil, dissertação : Antropologia, Universidade
Federal do Rio Grande do Sul.
31
l'entourage familial, plus particulièrement les femmes
de la famille de la mère potentielle). F. Tussi montre également
que l'idée de punition face à l'avortement est
intériorisée et incorporée par ces femmes qui
évoquent de curieuses conséquences à leur(s)
avortement(s). Les représentations, revendications et opinions sont
aussi étudiées à travers les discours publics (loi,
mouvements féministes, religion) et les discours privés des
femmes qui avortent. La Clinique du Planning Familial de Campo Grande a
été fermée en avril 2007, suite à une
émission de télévision dénonçant ses
pratiques illégales. Près de dix mille dossiers de patientes ont
été saisis par la police et environ un millier de femmes ont
été mises en examen (pour les autres, le délai de
prescription - huit ans - était dépassé). Huit hommes ont
également été mis en examen.
La clinique faisait payer les avortements environ 5000
réais, soit approximativement 1835 euros40. Pour avoir une
idée de ce que représente ce coût, nous pouvons le
rapporter au salaire minimum brésilien qui, en 2007, était de 380
réais41 (soit moins de 140 euros) ; dans l'Etat du Rio Grande
do Sul, le salaire minimum était compris entre 430 et 470 réais
(de 157 à 172,50 euros) selon les catégories professionnelles
(les Etats fédérés ont le droit de décider d'un
salaire minimum supérieur au national)42.
La fermeture de cette clinique n'est pas un acte isolé.
A Porto Alegre, de 2006 à 2010, au moins trois cliniques de ce type ont
été fermées à cause de dénonciations
semblables. Ici, c'est probablement le nombre de dossiers saisis qui a
attiré l'attention des médias et donné un tel
retentissement à l'affaire. La femme médecin mise en examen pour
avoir pratiqué les avortements (également propriétaire de
la clinique) a vu son autorisation de pratiquer la médecine
révoquée en juillet 2007 avec interdiction de quitter la ville
dans l'attente du procès. Elle s'est donné la mort en novembre
2007, sans avoir été jugée.
Les femmes qui ont été condamnées pour
avoir avorté ont dû faire des travaux d'intérêt
général : travailler dans une crèche pendant un an.
40 1er
Tarif pratiqué en 2007, aussi avons--nous utilisé
le taux de change de la même période, celui du février
2007, soit 1 R$ = 0,367 €, d'après le site
internet
http://www.freecurrencyrates.com/fr/exchange--rate--
history/BRL--EUR/2007, consulté le 15 août 2013.
41
http://www.portalbrasil.net/salariominimo.htm
consulté le 15 août 2013
42
http://www.portalbrasil.net/salariominimo_riograndedosul_2007.htm
consulté le 15 août 2013
32
Des entretiens qu'elle a menés avec 13 femmes de la
région de Porto Alegre, issues des classes populaire et moyenne, F.
Tussi tire un certain nombre de remarques.
Tout d'abord il a été difficile pour elle de
rencontrer ces femmes, il y a eu beaucoup de refus et de désistements.
N'oublions pas que l'avortement est illégal et qu'il s'agit donc d'un
« secret ». Néanmoins, aucune d'entre elles n'a
été inquiétée par la justice. D'ailleurs, il est
intéressant de constater que ces femmes avaient peu de connaissances
juridiques en matière d'avortement. Beaucoup ignoraient la loi et les
peines encourues, et, par conséquent, ne s'en inquiétaient
pas.
F. Tussi remarque le rôle central de l'attitude de
l'homme comme condition à la décision d'avorter.
Néanmoins, les femmes interrogées déclarent que la
décision a bien été la leur, ce qu'il faut comprendre
comme une décision liée à un contexte dans lequel le
rôle de l'homme est prédominant. Tout se joue autour du concept
« d'assumer» la paternité.
Les femmes brésiliennes comptent également sur
la présence de leur famille d'origine. Une des conditions de la
maternité, dirons-nous, est d'avoir la présence d'une femme de sa
famille (la mère, bien souvent) pour aider aussi bien comme soutien
à la parentalité que comme aide concrète au quotidien.
Ainsi, l'absence de famille, ou le refus de la part de celle-ci et la
réprobation d'une grossesse, peuvent être évoqués
comme motif d'interruption volontaire de la grossesse.
Comme spécificité de la classe moyenne,
l'anthropologue constate que la reproduction est associée à la
phase « adulte », plus mûre de la vie, c'est-à-dire
après avoir fini ses études. Pour ce segment, les avortements ont
lieu avant 22 ans.
La réprobation morale de l'avortement est très
forte au Brésil et apparaît dans les discours des femmes
interrogées. Par exemple, elles sont nombreuses à dire qu'elles
savent avoir tué une personne, à jurer qu'elles ne
recommenceraient pas, voire à regretter leur geste. En cela, elles
reconnaissent la règle sociale de poursuivre à terme une
grossesse, analyse F. Tussi. Une seule interviewée ne s'appesantit pas
sur l'avortement qu'elle a vécu à 15 ans, convaincue d'avoir pris
la bonne décision. Elle ressent néanmoins fortement le poids de
la réprobation
33
sociale liée à cet acte. Pour F. Tussi,
l'expression des différentes manières dont les femmes
interrogées ressentent ce poids prouve que c'est la question morale de
l'avortement qui a une influence sur l'avortement, beaucoup plus que la notion
de criminalité, qui la plupart du temps n'atteint pas les femmes ayant
avorté. Ainsi la peine, vécue comme « punition », prend
la forme de tourments personnels, souvent ancrés dans le corps, surtout
en ce qui concerne les plus âgées du corpus. « La
législation influe sur le corps de la femme, le transformant en "corps
légiféré", mais, au-delà, aussi en "corps
moralisé". La morale et la réalité sociale de l'avortement
au Brésil mettent en évidence la superposition du corps social et
du corps physique ».43
L'anthropologue cite ainsi les conséquences diverses
(et surprenantes) que les femmes interrogées attribuent à
l'avortement (ou aux avortements) vécu(s) : ne plus pouvoir avoir
d'enfant, avoir eu un enfant mort quelques jours après sa naissance,
avoir des problèmes de santé (un cancer, par exemple), avoir des
enfants du sexe opposé à celui souhaité, et même
mettre une assiette supplémentaire à table (acte manqué
récurrent, qui a cessé lorsque la femme « a compris» le
lien avec son avortement). En se basant sur ces données empiriques,
l'auteure perçoit une « punition corporifiée » dans les
femmes ayant vécu un avortement. Précisons toutefois que cet
aspect ne se retrouve pas dans la totalité de l'échantillon.
En ce qui concerne les opinions véhiculées dans
les discours de ces femmes, on constate qu'elles se déclarent souvent
contre l'avortement. Elles tentent de justifier les raisons de leur acte, liant
ces raisons à leur entourage et aux circonstances. F. Tussi met en
évidence le décalage entre ces discours, cette parole
privée, des femmes à propos de leur vécu, sans
revendication aucune, et les discours publics, la loi d'une part, qui ouvre un
espace pour la condamnation massive des femmes, et les mouvements
féministes d'autre part, qui portent sur l'autonomie de la femme et sa
capacité à prendre ses propres décisions et à
disposer de son corps. Dans ces discours publics la présence masculine
n'est
43 Tussi Pivato F., 2010, op.cit., p. 99 : « A
legislação influi no corpo da mulher, tornando-o um « corpo
legislado », mas, mais do que isso, também um « corpo
moralizado ». A moral junto com a realidade social sobre o aborto no
Brasil, evidenciam a sobreposição do corpo social e do corpo
físico ». Traduit par nos soins.
34
quasiment pas mentionnée, alors que dans les discours
des femmes elle constitue l'élément central de la prise de
décision.
L'anthropologue observe que l'idée « d'autonomie
corporelle» véhiculée par l'idéologie individualiste
ne se retrouve pas dans le discours des femmes au sujet de l'avortement.
Telles sont les conclusions de ce travail anthropologique sur
l'avortement au Brésil. Ces conclusions nous seront utiles pour mettre
en perspective nos propres résultats, et, par la comparaison, comprendre
les spécificités de notre société. Nous allons
maintenant revenir en France et voir comment l'IVG est traitée en
sociologie, avec les questions que ce traitement soulève, ainsi que le
positionnement que nous adopterons au cours de cette recherche.
35
La sociologie de l'avortement et les questions de
vocabulaire
Commençons par présenter ici une enquête
sur l'IVG qui aborde le sujet par une entrée originale: à travers
la parole des hommes, exclusivement, alors même que les questions
relatives à la maternité, à la contraception et à
l'avortement sont traitées majoritairement par le point de vue des
femmes dans les enquêtes qualitatives. Nous serons amenée, dans ce
mémoire, à prendre en compte la parole des hommes
également.
Les hommes et l'IVG
L'article « Les Hommes et l'IVG, expérience et
confidence »44 présente une recherche
réalisée par Geneviève Cresson, « Les hommes et l'IVG
de leurs compagnes », en 1998. En voici le résumé,
rédigé par l'auteure :
« L'IVG s'inscrit dans des relations politiques,
professionnelles et sexuelles qui sont largement des relations de pouvoir,
d'où un risque de vulnérabilité accrue des femmes. La loi
les protège en faisant de l'IVG un droit des femmes, au prix d'une
disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes. Face
à l'IVG, les hommes ont du mal à se situer. Les institutions de
prise en charge médicale leur laissent une place secondaire, les
considèrent au pire comme une gêne, au mieux comme une aide
ponctuelle dans leur propre activité. L'interrogation sur les conditions
de la « circulation de la parole » est centrale pour la
compréhension sociologique de ce phénomène, comme elle
l'est également dans une perspective de prévention. Dans la
plupart des situations d'IVG, le secret se garde presque « naturellement
», sans trop réfléchir. Entre hommes, la parole ne circule
pas sur cette expérience. Ils se sentent isolés, et soumis
à une expérience non partageable, ce qui complique la recherche
d'information et de solution. Comment comprendre ce silence, ses
différentes figures? C'est ce à quoi s'attache l'enquête
présentée ici, à partir d'entretiens avec des hommes
directement concernés ».
L'auteure constate qu'il y a, de par la loi qui autorise les
femmes à décider seules de l'issue d'une grossesse, une «
disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes
»45. L'enquête de terrain a été difficile
à réaliser car les tentatives de contacts n'aboutissaient pas. La
chercheuse a fini par recruter son échantillon et faire les entretiens
à l'intérieur même d'un CIVG (Centre d'Interruption
Volontaire de Grossesse). De ce fait, les entretiens ont été
réalisés avec des hommes qui accomplissaient la démarche
d'accompagner leur partenaire au rendez-vous.
44 Cresson G., 2006, « Les hommes et l'IVG,
Expérience et confidence », Sociétés
Contemporaines, n°61, p. 65-89, Presses de Sciences Po.
45 Ibid., p. 66.
36
Les médecins de ce centre ont également
été interviewés. Ils considèrent que la
présence de l'homme est plutôt une gêne pour le
déroulement de l'entretien et sa parole n'a que peu d'importance. Pour
l'auteure, l'attitude des médecins contribue à créer un
malaise pour l'homme présent: « Ce qui peut expliquer le
mal--être des hommes que j'ai interrogés, qui se trouvent ainsi
dans une situation difficile à vivre pour les hommes, plus
habitués à occuper le devant de la scène, à avoir
le rôle de sujet principal ».46
Après s'être intéressée à la
perception des médecins de la place de l'homme, la sociologue se penche
sur le rapport des hommes à la contraception : « Les pratiques
contraceptives des hommes interviewés se caractérisent surtout
par leur rareté et leur "anachronisme" si l'on prend au sérieux
la norme moderne de la contraception efficace. Mais il est sans doute
erroné de parler des pratiques contraceptives des hommes, car il ressort
de leurs propos que, toutes méthodes confondues, la contraception reste
d'abord, voire uniquement, l'affaire des femmes ».47 Les hommes
s'en remettent à leur partenaire pour s'occuper de la contraception,
abandonnant leur propre responsabilité.
Le silence des hommes interpelle G. Cresson : « Le
résultat, clair et massif, c'est qu'aucun homme interviewé
n'envisage de parler librement, ouvertement, de cette IVG dans son cercle
relationnel ».48 Elle s'attache à en établir les
significations.
L'auteure conclut sa recherche en établissant que les
rapports de pouvoir entre hommes et femmes n'ont pas été
inversés par l'acquisition, pour les femmes, du droit à
l'avortement: « Le droit reconnu aux femmes de recourir à l'IVG se
double de leur responsabilisation face à la contraception ou aux
décisions à prendre, et d'une réelle solitude face
à cette expérience ».49
Ces éléments sur le point de vue masculin nous
seront utiles pour mener à bien notre recherche.
46 Cresson Geneviève, 2006, op. cit., p. 71.
47 Ibid., p. 74.
48 Ibid., p. 80.
49 Ibid., p. 86.
37
L'enquête GINé
Lors du mémoire de première année, nous
nous sommes appuyée en grande partie sur le travail des sociologues M.
Ferrand et N. Bajos, notamment en ce qui concernait la norme
procréative. C'est encore à ces auteures que nous ferons appel
pour nourrir notre questionnement pour la présente recherche.
Nous disposons en sociologie d'une étude sur le
phénomène des IVG. Publié en 2002, l'ouvrage De la
contraception à l'avortement50 restitue les
résultats d'une grande enquête qualitative menée par N.
Bajos, M. Ferrand et une équipe pluridisciplinaire (sociologie,
démographie, psychosociologie ainsi qu'une gynécologue
clinicienne). L'enquête GINé (Grossesses Interrompues, Non
prévues, Evitées) portait sur 73 femmes qui avaient eu une
grossesse « non prévue », parmi lesquelles 53 ont interrompu
leur grossesse.
Résumé de "De la contraception a l'avortement;
sociologie des grossesses non prévues"
Une équipe composée de sociologues, d'une
psychosociologue et d'une gynécologue a recueilli le témoignage
de femmes confrontées à une grossesse non prévue, comme le
sont chaque année en France des dizaines de milliers de femmes, qu'elles
décident ou non de recourir à l'IVG. En tentant de rendre compte
de la pratique quotidienne de la contraception, dans ses aléas et ses
limites, en mettant en évidence les normes en matière de
désir d'enfant, de vie de couple, de parentalité, mais aussi de
sexualité, cet ouvrage pose trois séries de questions, qui, 35
ans après la légalisation de la contraception, et plus de 25 ans
après la loi Veil, restent encore d'actualité. Pourquoi autant
d'échecs de contraception ? Qu'est-ce qui se joue, d'un point de vue
matériel mais aussi relationnel, dans le choix d'une méthode et
de son observance ? Pourquoi certaines femmes, confrontées à une
grossesse non prévue, choisissent-elles de la mener à terme
tandis que d'autres l'interrompent ? Quel sens prend cette alternative dans la
société française d'aujourd'hui ? Comment les femmes la
vivent-elles ? De quelle manière les demandes d'IVG sont-elles prises en
charge par le système de santé ? Faut-il encore parler
aujourd'hui, comme aux premiers jours de la dépénalisation, de
"véritable parcours du combattant" ? L'analyse s'appuie sur des
entretiens effectués auprès de 73 femmes vivant en France, de
tous âges, et se trouvant dans des situations sociales et familiales
volontairement diversifiées. Une attention particulière est
portée aux mineures, aux femmes issues de l'immigration
maghrébine, ainsi qu'à la situation de celles qui ont
dépassé les délais légaux de recours à
l'IVG. L'ouvrage s'adresse à tous les chercheurs en sciences sociales et
en santé publique qui travaillent sur les questions de sexualité,
de contrôle de la fécondité et de constitution de la
famille, des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi qu'aux
professionnels de la santé qui interviennent dans le champ de la
contraception et de l'avortement et aux responsables de l'action publique dans
ce domaine.
Les questions de départ de cette enquête sont:
« l'accessibilité et l'acceptabilité des différentes
méthodes de contraception » et « les circonstances de recours
à l'IVG »51. L'ouvrage est composé de 8 chapitres
qui traitent des échecs de
50 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op.
cit.
51 Ibid., introduction.
38
contraception, de l'accès au système de soins,
des avortements illégaux (tardifs, réalisés à
l'étranger), des femmes jeunes, des femmes issues de l'immigration et
des aspects psychologiques d'une grossesse non prévue.
Nous nous intéresserons principalement au chapitre 4,
intitulé « Interrompre ou poursuivre la grossesse? Construction de
la décision »52, coécrit par les sociologues P.
Donati, D. Cèbe et N. Bajos. Les auteures y déterminent entre
autres que la décision est prise rapidement, les membres de l'entourage
familial et amical n'interviennent pas dans la décision, si ce n'est
pour la conforter, et qu'en revanche, l'homme et la relation de couple jouent
un grand rôle dans la décision : « Le contexte relationnel
dans lequel survient la grossesse apparaît être la dimension la
plus structurante de la décision ».53 Dans leur
enquête, les femmes vivant en dehors d'un couple stable ont, pour la
très grande majorité, fait un avortement, mais l'inverse n'est
pas vrai car des femmes en couple stable ont également avorté.
Différents thèmes sont passés en revue. A
propos du « désir d'enfant », les auteures indiquent que
« les aspirations personnelles en termes de désir ou non d'enfant
ne sauraient préjuger de la décision finale »54.
A propos de l'activité professionnelle, les sociologues disent que cet
aspect est rarement mis en avant par les femmes qui avortent. En ce qui
concerne le contexte matériel : « à situations
matérielles similaires, certaines femmes décideront une IVG et
d'autres non »55.
Le chapitre présente ensuite une interrogation à
propos de la décision : est--elle individuelle ou conjugale ? Ce choix
est ainsi justifié: « Si seul le couple a fait l'objet de cette
analyse, c'est parce qu'il est apparu dans les entretiens que les proches du
couple ne sont pas des intervenants majeurs dans la prise de décision
».56 Observons que cette question est traitée uniquement
à travers le discours de la femme. Pour les auteures, la décision
de poursuivre ou
52 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op.
cit.
53 Ibid., p. 125.
54 Ibid., p. 122.
55 Ibid., p. 131.
56 Ibid., p. 145.
39
d'interrompre la grossesse est quasiment toujours prise «
en fonction de )) l'homme concerné. Ce qui ne signifie qu'elle soit
forcément prise « avec )) lui.
En cas de désaccord dans le couple, l'analyse tente de
démontrer une corrélation entre l'autonomie décisionnelle
de la femme et les différences de capital social, économique et
culturel des partenaires pour aboutir au constat que, pour celles qui ont pris
une décision allant à l'encontre de l'avis de l'homme et qui
possédaient des capitaux sociaux, culturels ou économiques
élevés équivalents ou supérieurs à ceux du
partenaire, ce fait a joué un rôle. Alors que pour celles qui ont
pris une décision suivant l'avis masculin il n'en a pas forcément
joué.
« Pour celles qui ont, finalement, renoncé
à leur décision première pour se ranger à l'avis de
leur compagnon et pratiquer un avortement, nous nous trouvons devant des
situations sociales plus variées et des contextes plus ambigus sur le
plan des motifs qui ont présidé à leur décision,
certaines n'ayant pas pu et d'autres pas voulu s'opposer à leur
partenaire. Cependant, si en matière de capitaux sociaux dont elles
disposent les niveaux de ces femmes sont très
hétérogènes, il n'en reste pas moins que, dans tous les
cas de figure analysés, la position de l'homme, qu'il refuse son accord
de principe, son soutien ou son aide financière, s'est
révélée déterminante, et son influence maximale
dans la décision finale prise. Devant cette situation, chacune de ces
femmes a pris conscience du fait qu'elle se trouvait ou allait se trouver,
selon les cas, confrontée à des problèmes financiers,
matériels, psychologiques, ou idéologiques qu'elle n'était
pas prête à assumer seule, et cela même dans des situations
où ses capitaux sociaux n'étaient pas inférieurs à
ceux de son
57
compagnon ».
Le chapitre est ainsi tout en nuances, et se termine en
concluant: « Aussi est--il vain de tenter de repérer des contextes
qui conduiraient à l'une ou l'autre décision, comme il est
illusoire de penser que des aides matérielles, si elles restent
nécessaires, pourraient éviter bien des décisions de
recours à l'IVG )).58 Ce souci de la nuance ne se retrouve
pourtant pas dans la conclusion générale de l'ouvrage, qui
interprète les résultats de façon beaucoup plus
tranchée:
57 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p.
159.
58 Ibid., p. 160.
40
« Lorsqu'un désaccord entre les partenaires se
fait jour, les femmes apparaissent d'autant plus à même de faire
valoir leur point de vue qu'elles détiennent des capitaux sociaux et
culturels plus importants ».59
Cette conclusion générale explique « la
non--pertinence de l'enjeu contraceptif »60 par le fait que
certaines femmes « ne parviennent pas à s'inscrire dans une
démarche contraceptive », et par la « difficulté pour
toutes de maintenir une "vigilance contraceptive" sur le long terme ».
Dans l'introduction61 les auteures reconnaissent que «
l'idée même de prévoir une maternité
présuppose une certaine maîtrise du cours de sa propre existence
», ce qui aurait pu les inciter à remettre en question ou au moins
à une certaine distance la vision rationaliste dans laquelle cette
étude se situe.
Car l'enquête se situe dans une vision rationaliste de
l'existence, mettant en lien la contraception et l'avortement, comme en
témoigne le titre de l'ouvrage, et reprenant à son compte la
norme sociale de la programmation d'une grossesse. En effet, le recrutement de
l'échantillon s'est fait sur le caractère non prévu de la
grossesse, critère discriminant à l'écart de la norme.
S'appuyant également sur une norme de la contraception,
élément central de cette logique de « bonne gestion »
de sa vie, et sur la notion de « projet », l'enquête ne peut
envisager la grossesse qualifiée de « non prévue » que
comme un « échec» de la contraception.
De même, « Pour les femmes qui capitalisent les
ressources nécessaires, la démarche contraceptive est celle d'une
technique au service d'un projet »62. Les raisons
évoquées qui justifient cette « maîtrise de sa propre
existence» sont la grande diversité de l'offre contraceptive,
l'utilisation des méthodes médicales (pilule, stérilet),
l'accessibilité et l'acceptabilité des différentes
méthodes de contraception... Tout cet ensemble est appelé «
la possibilité offerte aux femmes de maîtriser efficacement leur
fécondité ». De la possibilité à la norme,
avec le jugement de valeur (« efficacement ») un glissement se
produit.
59 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p.
341.
60 Ibid., p. 339.
61 Ibid., p. 26.
62 Ibid., p. 39.
41
Il est vrai qu'avec la contraception moderne, les femmes (la
contraception reste largement une affaire féminine) disposent de moyens
suffisamment fiables pour avoir le sentiment de contrôler leur
fertilité. La légalisation de l'IVG, en instituant le choix par
le droit, a consolidé cette idée du contrôle. Cependant,
aujourd'hui le contrôle est devenu une norme, comme nous l'avons vu dans
notre mémoire de première année. Nous avions pu y
établir le constat suivant: Le choix d'avoir un enfant ou pas s'est
transformé, une norme s'est créée, qui institue la
décision comme étant la manière d'avoir des enfants. Cette
norme s'est forgée avec les techniques médicales de la
fécondité (contraception, IVG, procréation
médicalement assistée) et également avec l'essor de
l'idéologie individualiste, pour laquelle il importe d'être «
acteur de sa vie », dans de nombreux domaines de la vie et pas seulement
dans la vie privée, que nous étudions ici. La normativité
des rapports à la maternité dans ce contexte contemporain
crée l'illusion d'une maîtrise totale des formes de reproduction
et des rapports entre sexualité et reproduction, qui se retrouve
fréquemment dans le discours des femmes enquêtées.
Au lieu d'être étudiée et analysée
en tant que norme, cette logique de bonne « gestion» est
naturalisée, c'est-à-dire reprise telle quelle sans être
mise en question. Ainsi, faire la sociologie des grossesses « non
prévues » laisse entrevoir une norme de la prévision, de la
gestion, pour laquelle:
-- Les grossesses devraient être prévues.
-- Une grossesse prévue est une grossesse
décidée.
-- Une grossesse est décidée dans l'objectif
d'avoir un enfant.
Il est important de distinguer les faits (par exemple une
grossesse survient) et cette logique de la gestion que l'on retrouve aussi dans
les paroles des femmes interviewées (le discours « j'ai
décidé d'avoir un enfant »). Si l'on considère que
depuis 40 ans maintenant cette norme est véhiculée (diffusion de
la contraception orale et vote de la loi Veil), il n'est pas forcément
étonnant de constater qu'une étude en sociologie la reprenne
à son compte.
C'est précisément l'objet de ce mémoire
que de remettre en cause ce présupposé.
42
Le positionnement de la recherche par le
vocabulaire
Dans une recherche en sciences sociales, le vocabulaire
employé n'est pas anodin. Nous voulons expliciter notre démarche
par rapport au choix des termes employés afin de savoir exactement de
quoi l'on parle. Il faut distinguer entre les termes employés par les
personnes interrogées au cours de l'enquête, en analysant leur
connotation, tout en étant très claire sur ceux que nous
reprenons à notre compte.
Le vocabulaire lié à l'avortement est
très fortement connoté: on perçoit aisément que
l'on ne se situe pas dans la même optique lorsque l'on parle de «
subir» ou de « commettre» un avortement, par exemple. «
Commettre» implique une notion de crime, alors que « subir »
pose le sujet en victime dénuée de choix. Moins évident,
« avoir recours à une IVG » connote un aspect froid et
technique : l'IVG pourrait être un acte médical comme un autre; ce
terme nie la complexité sociale de l'avortement.
Nous nous cantonnerons à l'usage des termes les plus
neutres, ce qui, et nous nous en excusons par avance, peut donner une certaine
lourdeur au texte, liée à la répétition des termes
(nous n'avons pas l'ambition de faire de ce mémoire une oeuvre
littéraire). Il s'agit de : « faire » une IVG et « vivre
» une IVG. Le verbe « faire » est un passe-partout de la langue
française, c'est le terme neutre par excellence. En revanche «
vivre » est un peu plus riche car il contient l'idée de
l'expérience.
Le terme « avortement » sera réservé
à l'usage général, signifiant l'acte d'interrompre ou de
faire interrompre volontairement une grossesse: c'est le terme qu'il convient
d'utiliser lorsque l'on demande aux enquêtés leur opinion au sujet
de l'avortement. Il servira également à désigner l'acte
dans le contexte brésilien.
A contrario, le terme « IVG »
désignera précisément l'intervention médicale
d'interruption volontaire de grossesse, qu'elle soit chirurgicale ou
médicamenteuse, dans le contexte légal français.
Nous ne reprendrons pas à notre compte la norme de la
contraception, même si nous la prendrons en compte pour la questionner.
C'est-à-dire que nous ne distinguerons pas a priori les
grossesses « prévues » des « non prévues »
qui résulteraient automatiquement « d'échec de contraception
». Nous nous
43
autorisons la marge de manoeuvre qui consiste à laisser
venir ces sujets au gré des entretiens.
Nous laisserons les termes de « désir de grossesse
» ou de « désir d'enfant» à la psychologie, ou aux
femmes qui pourraient les utiliser, tout en gardant à l'esprit qu'il
existe une « psychologisation » sociale qui consiste, pour le
profane, à chercher des explications dites psychologiques à son
comportement, que nous avions constatée dans le travail de
première année de Master.
Au-delà du terme très neutre «
d'interruption volontaire de grossesse », avorter peut avoir plusieurs
définitions et significations, se référer à des
conceptions bien différentes. La question morale, qui semble
intrinsèquement liée à l'avortement, subit des glissements
selon la définition que chacun/e a de l'avortement. Cette
définition n'existe pas toute prête pour chaque personne,
cependant nous pouvons tenter de la percevoir à travers les discours.
Grâce aux entretiens réalisés, nous
pouvons faire quelques propositions de définitions de l'avortement, ou
de ce qu'il signifie et symbolise, que nous pourrons rencontrer:
- technique médicale visant à résoudre un
problème (le problème en question étant une grossesse que
l'on ne souhaite pas mener à terme);
- tuer une vie humaine;
- échec d'une relation de couple;
- preuve de sa propre incapacité à gérer sa
vie.
La difficulté, pour nous, lors du face à face
avec les interviewés, consistera à ne pas attribuer
nous-même de signification, afin de pouvoir accueillir la leur.
Pour sortir de la vision rationnelle et de la logique de
« bonne gestion » de sa vie privée, la première
étape consiste à se rendre compte de cette norme, à faire
un pas sur le côté et percevoir qu'il y a un filtre collé
à la vitre par laquelle nous observons le monde social. La seconde,
comme nous allons le voir dans la partie suivante, sera de s'appuyer sur les
bons outils théoriques.
44
Méthodologie et déroulement de la
recherche
Après avoir dressé un panorama étendu,
mais non exhaustif, du champ étudié, voici la partie technique,
fondement même de ce travail universitaire. La force des conclusions que
nous pourrons en tirer se trouve dans les éléments que nous
exposerons ici. Dans cette partie, nous expliquerons la théorie qui nous
a guidée tout au long du chemin. La perspective, le cadre restreint de
l'enquête et l'approche sont les trois éléments qui forment
la problématique. Nous y définirons en détail l'objet et
les objectifs de la recherche. Ensuite nous aborderons la mise à
l'épreuve empirique, avec nos hypothèses, la méthode,
comprise comme dispositif spécifique de recueil d'informations
destiné à tester les hypothèses de recherche, les
conditions d'accès au terrain et les outils tels que questionnaire et
guide d'entretien. Nous aborderons également les phases de la recherche.
Cet aspect a son importance car les conditions mêmes de production de ce
mémoire ont pu influer sur le matériau recueilli. C'est un
travail d'introspection orienté que nous avons mené et que nous
souhaitons partager avec les lecteurs.
Un présupposé tenace se trouve dans la
manière de considérer les choix relatifs à la
maternité, et ce, même dans la littérature sociologique.
C'est celui de la « bonne gestion)) de sa vie, où l'on «
décide rationnellement)) de s'engager dans un « projet)) clairement
établi. Où la contraception, devenue norme, peut essuyer des
« échecs)) et témoigner ainsi d'une « mauvaise prise en
charge de son existence)) par la personne concernée. Les nombreux
guillemets sont là pour rappeler la distance que nous souhaitons prendre
avec ce présupposé. L'outil théorique qui nous sera
précieux pour y parvenir est détaillé ci--dessous.
45
La problématique
Le cadre
Il nous faut à présent entrer plus en
détail dans la construction de l'objet, donner son cadre restreint: Il
s'agit d'étudier le processus de décision aboutissant à
une IVG et les interactions qui font évoluer ce processus. Cette
manière de cadrer propose un moment précis, qui est compris entre
des limites clairement définies, à savoir entre le moment
où la femme soupçonne ou apprend sa grossesse et l'acte
médical de l'IVG, qui clôture et entérine la
décision, pour lequel le délai légal en France est
fixé à la fin de la 12ème semaine de
grossesse63.
Le postulat qui sous-tend ce cadrage temporel est le suivant:
« l'irruption» d'une grossesse est l'événement qui
débute le processus, l'acte d'interrompre la grossesse celui qui le
termine. Lors de l'analyse, le traitement séquentiel nous fera remettre
en cause ce présupposé. Cet objet est lui-même
inséré dans des champs plus vastes comme nous en avons longuement
parlé dans la première partie de ce mémoire.
Ainsi, le cadre de l'enquête est restreint par rapport
aux champs dans lesquels il s'insère. Pour utiliser une
métaphore, le cadrage est plutôt serré sur un aspect de la
maternité qui aurait une valeur métonymique: étudier le
sujet par un de ses aspects, utiliser ce qui est singulier pour obtenir des
éléments de compréhension de l'ensemble. Choisir l'IVG
offre des avantages et des inconvénients pour le travail sociologique.
Analyser le processus de décision menant à l'IVG informe sur le
déroulement d'un processus décisionnel. Mais traiter de l'IVG
nous donne aussi des informations sur cette question sociale
particulière (sur l'acte médical en lui-même, comment il
est vécu et les représentations qui lui sont attachées) et
également sur l'intime, le rapport à la maternité et les
relations de genre. Parmi les inconvénients il y a bien entendu le fait
que, sur ce sujet intime, la parole ne circule pas toujours facilement.
63 Information recueillie sur le site officiel de
l'administration française
http://vosdroits.service-public.fr/F1551.xhtml,
consulté le 12 juillet 2012.
46
L'approche
C'est une approche synchronique qui sera adoptée ici
car il s'agit d'étudier un phénomène à un moment
précis de son histoire. En effet, nous pouvons considérer le
processus décisionnel aboutissant à une IVG comme unité de
temps. Ce temps est relativement court puisque la loi encadre temporellement la
possibilité de recours à l'IVG. De plus, nous nous
intéresserons à différents points de vue (émanant
de plusieurs acteurs) pour un même fait: d'après le discours de la
femme ayant vécu une IVG, nous déterminerons les acteurs qui ont
eu un rôle significatif dans le processus décisionnel et nous
analyserons leurs discours.
Pour être tout à fait précise, les
différents points de vue n'ont pas la même valeur: notre
étude se centre sur la femme qui a vécu l'IVG, les autres actants
sont désignés par elle, et dépendants de ses actes,
puisqu'au regard de la loi la femme décide seule. Nous ferons aussi
appel à l'approche diachronique, mais ponctuellement, par exemple pour
interroger l'éventualité d'un « après» cet
épisode dans la vie de l'enquêtée, pour savoir si quelque
chose a changé, et quoi.
La perspective théorique
Les sciences sociales ont théorisé de diverses
manières la décision. Malgré les évolutions et les
complexifications des modèles, la vision rationnelle reste très
largement répandue.
L. Sfez64 passe en revue ces évolutions en
en pointant les limites. Ce qui importe pour ce chercheur est de prendre en
compte certains éléments de la décision tels que la
multi-finalité et la multi-rationalité. Le processus de
décision est perçu comme un système,
appréhendé comme un récit. «
Multi-finalité» signifie que dans un processus décisionnel,
il y a généralement plusieurs buts possibles
simultanément. La multi-rationalité signifie que plusieurs
rationalités sont à l'oeuvre et s'imbriquent, se transforment
mutuellement. Nous y reviendrons au cours du développement qui suit.
Reprenons la théorie sfézienne de la critique de la
décision et du surcode depuis le début.
64 Sfez L., 1984,
op. cit. et Sfez L., 1981,
op. cit.
47
La décision cartésienne
Ce que nous avons nommé logique de « bonne gestion
» de sa vie, qui implique de prendre sa vie en mains, d'avoir des projets
clairement définis et de mettre en oeuvre des actions au service de ces
projets, L. Sfez65 l'appelle la « pré-théorie de
la décision ».
Dans le domaine qui nous intéresse, nous en constatons
la présence dans le discours des interviewés ainsi que dans la
littérature sociologique. C'est la norme de la contraception qui veut
qu'en dehors d'un projet d'enfant, dûment répertorié ou
implicite, le soin de la femme à se protéger efficacement soit
une priorité. C'est donc également parler «
d'échec» de la contraception lorsqu'une grossesse survient dans ce
cadre. C'est encore le fait, constaté lors du mémoire de M1, que
« décider» sa maternité soit un élément
qui prenne tellement d'importance dans les discours des interviewées.
La « pré-théorie» est tellement
présente dans la société qu'elle en est presque
transparente. Elle est diffusée par l'éducation; « (...)
elle appartient au niveau de ces évidences premières qu'il est
urgent de remettre en question, mais que le système préserve et
reproduit par tous les moyens en sa possession (...) »66 C'est
à Descartes que L. Sfez se réfère comme instigateur de la
« pré-théorie» de la décision, mais un Descartes
vulgarisé, caricaturé presque, celui qui est dans la culture
commune. La pré-théorie se caractérise entre autres par un
fractionnement de la décision en trois moments:
délibération, décision, exécution, avec
valorisation de la décision.
L'objet de l'ouvrage est précisément de
déconstruire la décision cartésienne, en critiquant ses
trois éléments que sont la linéarité, la
rationalité et la liberté. Au-delà de cette
déconstruction, l'auteur propose un cadre conceptuel critique et une
méthode permettant d'analyser des processus décisionnels, en
partant du « micro ».
L'auteur passe en revue les théories qui utilisent
chacun de ces trois éléments, ainsi que celles qui les
critiquent. Il propose également des emprunts à plusieurs
65 Sfez L., 1981, op. cit.
66 Ibid., p. 17.
48
disciplines, notamment l'anthropologie structurale,
l'histoire, la psychanalyse, la biologie, l'antipsychiatrie, la linguistique
contemporaine et la sémiologie.
Dans un autre ouvrage67, l'auteur accompagne sa
critique d'une typologie des théories. Ainsi, « l'homme
certain» est celui qui correspond à la décision
cartésienne. « L'homme probable» est celui de la
décision moderne, définie comme un processus connecté
à d'autres, marqué par l'existence reconnue de plusieurs chemins
pour parvenir au même et unique but. C'est une étape avant de
parvenir aux théories du changement d'une société
contemporaine, multi-rationnelle, où l'homme est « aléatoire
».
Nous allons reprendre la démonstration de ce professeur
de science politique pour comprendre ces trois éléments et la
critique qui en est faite.
La linéarité
La linéarité est le point central du
schéma classique. Elle suppose un commencement et une fin, en passant,
dans l'ordre, par les différents points de la ligne. La décision
est comprise entre des limites définies. La fin correspond à la
réalisation du projet. A la place de cette linéarité, L.
Sfez propose une approche systémique où la décision se
déroule comme un récit.
La rationalité
La linéarité implique la rationalité car
« Si la ligne est une construction de l'esprit, c'est parce que la raison
impose une structure d'ordre à la discontinuité des points (...)
»68. En voici la définition : « le comportement
rationnel de l'homme est celui qui, l'éloignant des sens et des
passions, lui permet d'envisager, avec la lumière de l'intelligence, les
meilleurs moyens d'atteindre un but lui-même rationnel,
c'est-à-dire soumis aux exigences de la raison »69.
L'action rationnelle est liée à la
causalité, mais également à la normalité, car ce
qui est en dehors des normes ne peut s'intégrer dans le monde.
67 Sfez L., 1984, op. cit.
68 Sfez L., 1981, op. cit. p. 32.
69 Ibid., p. 154.
49
Pour critiquer la rationalité, il faut accepter un
certain taux d'irrationalité de la nature humaine, mais ce n'est pas
suffisant. L. Sfez propose le concept de multi-rationalité. Le passage
à la multi-rationalité se fait en rejetant la
linéarité, le progrès, l'efficacité (ou
utilité) et la normalité, ces éléments du
dispositif de la rationalité cartésienne, le progrès
étant une vision linéaire de l'Histoire et la normalité au
service de l'efficacité. En fait, chaque élément renvoie
aux autres.
L. Sfez considère la décision comme un
récit où différentes rationalités se font jour.
Elles ne se juxtaposent pas, elles peuvent s'annuler, se gommer, s'entailler,
se tordre et produire un effet de sens indépendant. Les
rationalités des différents intérêts s'imbriquent
par un effet de surcodage.
La liberté
La liberté est la condition de toute rationalité
possible : « elle bloque la chaîne des événements et
lui fournit « un commencement », un acte créatif qui permet,
à partir de lui, d'établir un ordre linéaire
».70 Ainsi, la théorie rationnelle d'explication
linéaire exige un sujet libre à l'égard des
déterminations, sans être inséré dans un
système de contraintes. La liberté pose l'individu isolé
comme responsable de ses actes. Ce sentiment de liberté, qui
résiste dans le vécu, est nécessaire, en effet: « Le
système agit à travers ses acteurs à condition de leur
laisser l'illusion qu'ils sont sujets libres et créateurs
»71.
Pour l'auteur, puisque la décision est
considérée comme un système, il y a une
interdépendance entre les éléments du système et
aucun ne peut être « libre» par rapport aux autres. Les
décisions individuelles s'encadrent dans une « totalité
agissante » et sont incluses dans un vaste système de contraintes.
Pour autant, il est possible de penser qu'une décision, qui est «
contrainte par l'ensemble du système historiquement
déterminé par son mode de production même », est
« libre », dans la mesure où « jouant sur plusieurs
niveaux à la fois (multi-rationalité, multi-finalité),
elle s'individue par "surcodage" »72.
70 Sfez L., 1981, op. cit., p. 34.
71 Ibid., p. 10.
72 Ibid., p. 271.
50
L'auteur résume: « L'approche systémique
nous a appris qu'une décision était liée d'une multitude
de manières à l'environnement (culturel, politique, social,
géographique, etc.), que ces liens, loin d'être causaux et simples
réagissent les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas
être analysés comme des chaînes déductives
ordonnées selon une loi de la rationalité. (...) De plus, la
critique du sujet, de son autonomie, non seulement a conduit à suspecter
une finalité que le sujet proposerait pour lui, mais à la
déplacer (il vise ceci mais en réalité il poursuit cela),
à la condenser: il poursuit ceci et cela (sans même s'en douter,
surtout quand les deux fins sont contradictoires)».73 La
dernière partie de la citation concerne la multi-finalité (qui
n'est pas à comprendre comme une négation de toute
finalité).
Le surcode
« En termes de systèmes et de
sous-systèmes, on peut percevoir chaque partie prenante d'une
"décision" comme ayant son propre code, correspondant à la
rationalité de son système: objectif, mode d'organisation,
composition sociale, place dans le système global, définissent un
"comportement" caractéristique qu'on appellera "code"
»74.
Les codes ou « langages » additionnés
produisent un effet de surcodage, qui est un effet de sens et dépasse
les prévisions des codes. Chaque code ajoute une contrainte et des
significations supplémentaires. Le surcode est un passage de code
à code, par le travail des codes entre eux, qui se rapproche d'un
travail de traduction.
Le surcode est aussi une méthode opératoire de
traitement du récit. Cette méthode, utilisée pour les
découpages de processus, met l'accent sur les discontinuités et
les ruptures tout en respectant les continuités à
l'intérieur d'un même code, d'un même sous-système ou
d'une même séquence. Elle est composée de plusieurs
étapes.
73 Sfez L., 1981, op. cit., p. 313.
74 Ibid., p. 324.
51
Le traitement séquentiel
Cette étape permet de repérer les étapes
et les actants. C'est l'organisation du matériau. Elle est formalisante
car il s'agit de mettre le récit en séquences et donc de
définir l'unité d'action qui couvre la séquence. Ainsi, le
traitement séquentiel est déjà une phase théorique.
L'auteur propose un système de fiches, avec une couleur par
séquence et une fiche par actant, ce qui permet une double lecture du
récit. D'une part, une cohérence se dégage de chaque
séquence. D'autre part, on perçoit l'évolution de la
rationalité de chaque actant pris séparément au fil des
séquences.
« Peuvent alors se poser des questions très
précises sur les rationalités en conflit, sur les passages de
code à code, sur les torsions de rationalités entre elles, sur
les impossibilités de torsion lorsqu'elles sont trop
éloignées et relèvent de l'ordre de la
"différence". Nous sommes passés déjà
insensiblement de la première étape séquentielle, à
la seconde étape du surcode structural ».75
Le surcode structural
Cette étape permet de localiser l'endroit où les
sous-systèmes se frottent entre eux et tordent leur message. Les
rationalités en présence traduisent, pour un actant donné,
le message de l'autre avec le système de déchiffrement qui est le
sien. Arrêtons-nous un instant sur les effets de sens de cette
traduction. L'activité de traduction est torsion, trahison,
véritable opération de transformation.
En prenant en compte cette activité, le surcode
structural s'inscrit à l'opposé de l'idéologie de la
communication (censée être transparente). « Si nous
appliquons cette théorie de la traduction à l'analyse des
séquences décisionnelles déjà formées, notre
problème sera de montrer comment les actants en présence
dans une situation et un moment donnés vont se transformer
réciproquement, en traduisant leurs objectifs respectifs dans leurs
codes respectifs ».76
75 Sfez L., 1981, op. cit., p. 323.
76 Ibid., p. 325.
· Le surcode analytique
Le chercheur propose ici la transposition de
catégories analytiques dans le domaine social pour tenter une approche
psycho--analytique des processus. « Les déformations successives
que subit la poussée initiale, sa fragmentation, ses glissements entre
différents objectifs quelquefois contradictoires se comprennent mieux si
on sait, d'une part, que la pulsion est diffuse, indéfinie et que,
d'autre part, la réalité extérieure érigée
en systèmes fournit un objet à la pulsion qui l'investit mais de
manière comme indifférente, investissement mobile sans cesse
changeant d'objet, renouvelant la représentation ».77
Le langage psychanalytique nous étant trop
étranger, nous préférons laisser de côté
cette étape du surcode pour le traitement de notre corpus.
Ceci étant dit, la méthode du surcode
proposée pour analyser les décisions déjà prises
nous convient particulièrement car elle n'est pas normative. En effet,
elle ne dit pas qu'il y aurait une solution meilleure que les autres. En cela,
elle respecte la dignité des personnes participant à
l'enquête.
L. Sfez a théorisé et utilisé le surcode
pour analyser les politiques publiques, notamment des projets de transport
urbain. Sa théorie et sa méthode nous semblent néanmoins
applicables à la sphère de la vie privée, dans le champ
étudié ici.
52
77 Sfez L., 1981, op. cit., p. 340.
53
La mise à l'épreuve empirique
Les hypothèses
Il s'agit maintenant de formuler des hypothèses
empiriques, que nous libellons en ces termes:
- La logique de la « bonne gestion » contenue dans
la vision de la maternité ne correspond que partiellement à la
réalité et l'accès à la maternité n'est pas
toujours anticipé. Et que l'accès à la maternité
soit anticipé ou non, il existe des personnes plus fertiles que d'autres
et donc plus exposées à une grossesse. Autrement dit, les
grossesses effectives ne sont que la partie visible de comportements moins
cartésiens que ce que l'on voudrait croire.
- Le processus de décision met en oeuvre plusieurs
rationalités qui interagissent. Ces interactions ont lieu entre les
différentes logiques et se nourrissent des échanges
interpersonnels. Lors de ces échanges, la compréhension n'est pas
transparente, il peut y avoir transformation du message.
- La domination masculine, comme composante sociale
incorporée, joue un rôle dans les normes qui régissent
l'accès à la maternité.
- Le contexte socio--légal influe sur les
représentations et sur la façon de vivre cet
événement.
La méthode de recueil des données
La méthode choisie pour cette recherche se situe entre
l'approche phénoménologique et l'étude de cas. Ce choix
nécessite des justifications, tant il est d'usage, en sociologie,
d'utiliser une méthode purement phénoménologique pour
étudier l'avortement (cf. les études de N. Bajos, M. Ferrand ; G.
Cresson). Précisons dès à présent ce que nous
entendons par ces termes. Selon une typologie de Robert K. Yin et J.W.
Creswell, reprise par L. Albarello78, on peut distinguer 5 approches
qualitatives:
-- la recherche narrative: il s'agit d'appréhender les
différentes facettes de
78 Albarello L., 2011, Choisir l'étude de cas comme
méthode de recherche, De Boeck.
54
la vie de quelques personnes, ce que l'on appelle le parcours
de vie. L'outil utilisé est le récit de vie.
-- L'approche phénoménologique: dans cette
approche, qui s'appuie généralement sur des entretiens
semi--directifs, on rencontre plusieurs individus ayant vécu le
phénomène que l'on cherche à étudier.
-- La théorie ancrée: il s'agit de construire
une théorie à partir du terrain en étudiant les
réactions d'un groupe homogène à un
phénomène donné.
-- L'approche ethnologique: cette approche s'appuie
plutôt sur de l'observation participative. C'est l'étude des
valeurs partagées par un groupe avec des individus
représentatifs.
-- L'étude de cas: cette méthode de recherche
étudie « un ensemble d'interrelations situé dans le temps et
localisé dans l'espace »79. Elle étudie une
décision, un événement ou un projet en interrogeant les
différents acteurs qui y prennent part.
Le choix de la méthode de l'étude de cas, telle
que présentée par L. Albarello80, se justifie ici par
l'objet d'étude: en effet, il est question de saisir la décision
en tant que processus social menant à l'action d'avorter. A travers
l'étude de ce processus nous aurons également des informations
sur l'avortement comme phénomène social. Ce processus
décisionnel est indissociable de son contexte et il est circonscrit dans
le temps et l'espace. Dans le temps car il concerne spécifiquement la
période de temps entre le moment où la femme concernée
apprend ou soupçonne sa grossesse et le moment de l'interruption
proprement dite. Nous avons déjà indiqué que cette
manière de circonscrire le processus de décision subira des
modifications lors de la confrontation avec les données du terrain. Dans
l'espace, par les personnes qu'il concerne, à différents
degrés. Ces personnes auront différents points de vue, ce qui
enrichit la compréhension du processus décisionnel.
L'étude de cas considère un cas comme étant social et
relationnel, c'est sa dynamique interne qu'il s'agit d'appréhender.
Au niveau opérationnel, les techniques prises en
compte par l'étude de cas peuvent être multiples, de l'entretien
au questionnaire, en passant par l'observation et la recherche documentaire.
79 Albarello L., 2011, op. cit., p.16.
80 Ibid.
55
Le traitement des données se fait en trois parties:
premièrement, la description en profondeur du site. Deuxièmement,
la condensation et la catégorisation des informations.
Troisièmement, l'articulation avec des référents
théoriques.
Nous pouvons constater que la deuxième étape,
qui n'est pourtant pas encore totalement mise en lien avec le théorique,
se rapproche de la mise en séquence (cf. précédemment, le
traitement séquentiel) du surcode.
Il aurait été tentant d'utiliser cette
méthode intégralement et exclusivement. Examinons les conditions
requises:
- avoir connaissance du début du processus
décisionnel (dès que la femme soupçonne une grossesse);
- être présent et pouvoir observer et avoir des
entretiens au moment même du processus de décision;
- être présent et pouvoir observer les
différents lieux;
- prendre en compte toutes les personnes concernées,
aussi bien dans le domaine privé que dans le domaine professionnel ainsi
que médical.
L'objet de la recherche ne nous permet pas de remplir ces
conditions. Premièrement, la recherche au moment même du processus
décisionnel pose plusieurs problèmes. Nous n'avons pas
trouvé d'entrée pour des sites de recherche adéquats:
comment une femme pourrait-elle participer à l'enquête dès
qu'elle soupçonne un début de grossesse? A moins de faire appel
au cercle des intimes, car la parole ne circule pas aisément sur le
sujet, ce qui ne serait pas sans poser d'autres problèmes, comme nous le
verrons plus loin. Autre problème de cette temporalité
d'enquête : la question éthique. Il n'était pas question de
jouer un rôle au sein de ce processus en prenant la place d'une
confidente, ou d'être prise à partie par l'un des acteurs sur ce
qu'il convient de faire. Dans ce même registre, comment observer, par
exemple, une discussion intime dans le couple sans changer complètement
le sens de ce moment à deux? Autrement dit, quelle place pour
l'observateur dans une situation intime? En ce qui concerne
l'intégralité des personnes concernées et des lieux
d'enquête, il ne nous a pas semblé possible d'y avoir
accès.
56
Face à tant de difficultés, pourquoi persister
à suivre l'approche de l'étude de cas? L'intérêt de
prendre en compte plusieurs points de vue sur une situation nous paraît
au fondement même de la théorie du surcode. La richesse de la mise
en perspective des discours nous a semblé justifier la tâche ardue
d'adapter cette méthode de recueil des données.
La méthode utilisée a été une
adaptation des deux approches, fonctionnant en plusieurs étapes. La
porte d'entrée du travail de terrain était un entretien avec une
femme ayant vécu une IVG dans les trois années
précédant l'enquête, dans une approche classiquement
phénoménologique. Ensuite, à partir d'une première
analyse de l'entretien, nous repérions la ou les personnes prenant part
à la décision. Ici, deux cas de figure: soit la femme
revendiquait avoir pris la décision seule et il n'y avait pas de
possibilité de poursuivre avec l'étape suivante; soit la femme
nommait la ou les personne(s) ayant eu un rôle dans la décision.
Nous lui demandions alors l'autorisation d'avoir un échange avec
cette/ces personne(s), qu'elle contactait en premier pour expliquer de quoi il
s'agissait et, si la personne était d'accord, elle nous transmettait ses
coordonnées. Cette manière de procéder, par la
priorité accordée au respect des différentes personnes
impliquées, était extrêmement aléatoire car des
refus à plusieurs niveaux pouvaient opérer.
L'accès au terrain et les phases de la
recherche
Dans cette sous-partie nous allons détailler le
déroulement de ce travail de recherche. Pas pour le plaisir de raconter
un cheminement, mais pour l'impact certain d'éléments d'ordre
privé. Autrement dit, certains événements personnels nous
ont poussée à adopter un certain positionnement ou à mener
des actions différentes de notre choix premier. Ils nous ont
également apporté des questions nouvelles par rapport à la
recherche et par rapport aux liens entre enquêteur /
enquêtés / travail de recherche.
« Si la relation d'enquête se distingue de la
plupart des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne des
fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu'on fasse, une relation sociale
qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres
qui peuvent l'affecter) sur les résultats obtenus. Sans doute
l'interrogation scientifique exclut-elle par définition l'intention
d'exercer une forme quelconque de violence symbolique capable d'affecter les
réponses; il reste qu'on ne peut pas se fier, en ces matières,
à la seule bonne volonté, parce que toutes sortes de distorsions
sont inscrites dans la structure même de la relation d'enquête. Ces
distorsions, il
s'agit de les connaître et de les maîtriser; et
cela dans l'accomplissement même d'une pratique qui peut être
réfléchie et méthodique, sans être l'application
d'une méthode ou la mise en oeuvre d'une réflexion
théorique. (...) Le rêve positiviste d'une parfaite innocence
épistémologique masque en effet que la différence n'est
pas entre la science qui opère une construction et celle qui ne le fait
pas, mais entre celle qui le fait sans le savoir et celle qui, le sachant,
s'efforce de connaître et de maîtriser aussi complètement
que possible ses actes, inévitables, de construction et les effets
qu'ils produisent tout aussi inévitablement ».81
Pour saisir les enjeux de l'accès au terrain
spécifiques à cette recherche, nous proposons un détour
par les différentes phases qui l'ont structurée. En effet, une
recherche menée pour un mémoire de M2 s'inscrit dans une
temporalité universitaire dans laquelle d'autres éléments
peuvent interférer. Ayant conscience de l'impact de ces
interférences, nous avons choisi de les expliciter au maximum dans le
développement suivant.
Cette recherche, nous l'avons déjà
mentionné, s'inscrit dans le prolongement des interrogations
laissées en suspens par le mémoire de première
année de Master. Le M2, commencé un an plus tard, s'est
déroulé sur deux années universitaires, par
correspondance, en parallèle d'une vie professionnelle et familiale. La
première année a servi à choisir les
références théoriques les mieux adaptées ainsi
qu'à mener une pré-enquête.
La pré--enquête
L'entretien de pré-enquête mérite
d'être abordé en profondeur car c'est, de toutes les situations
étudiées pour cette recherche, celle qui fait intervenir le plus
d'interlocuteurs pendant le processus de décision. Si cette richesse
nous a permis de percevoir des ressorts cachés, le foisonnement
d'éléments nous a laissée quelque peu
désarçonnée.
Présentation et résumé (extraits de
cahiers de recherche, ce qui explique l'usage de la première personne du
singulier)
Sophie est une amie de longue date. Son IVG a eu lieu environ
un an et demi avant l'entretien. Déjà à l'époque de
cet épisode de sa biographie, j'avais été très
proche car choisie comme confidente. Très souvent en contact avec elle,
dans une posture à la fois distante et proche. Distante physiquement car
nous ne nous voyions pas (éloignement géographique). Distante
aussi car je ne connaissais pas les autres protagonistes de cette histoire.
Proche car nous abordions des sujets intimes. J'avais un rôle de soutien
et d'écoute.
57
81 Bourdieu P. (dir.), 1993, La misère du Monde,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points ».
58
C'est lors de cette période que mon questionnement au
sujet de l'IVG s'est affiné. Sophie a donc un rôle particulier
dans cette recherche car j'ai pu observer tout le processus au moment des faits
ainsi que les évolutions dans le temps. Elle a donné son accord
pour que je « dissèque » son histoire et pour servir de «
cobaye » pour affiner le guide d'entretien. Il y avait donc, dans les
conditions de réalisation de cet entretien, une marge acceptable de
maladresses.
Il était important de formaliser son vécu au
moyen de l'entretien, de la retranscription, du résumé. Cette
formalisation m'a permis de m'approprier son récit pour pouvoir
travailler avec. Il faut ajouter que Sophie est familière des techniques
de l'enquête, elle a étudié la sociologie (et auto-analyse
son parcours de ce point de vue). Lors du traitement de l'entretien je ne
prendrai pas en considération ma propre participation, qui n'apporte pas
d'éléments significatifs.
La structure de l'entretien a été la suivante:
une consigne très vague, laisser parler en essayant de repérer
les éléments importants. Puis reprendre les points un par un et
consacrer du temps pour chaque personne mentionnée, interroger sur les
rapports à l'institution médicale, sur le corps. Il n'a jamais
été question que je puisse interroger les autres
protagonistes.
Résumé de l'entretien :
A l'époque où Sophie tombe enceinte, elle est
étudiante et vit en colocation. Elle vit une relation tumultueuse avec
un garçon, Alexandre. Lors d'une rupture, elle avait fait la
connaissance d'un autre garçon, Gabriel, et elle a repris sa relation
avec Alexandre tout en poursuivant celle entamée avec Gabriel. Comme
contraception, elle compte les jours et utilise la méthode du retrait,
ne voulant pas prendre la pilule (pour des raisons médicales, Sophie est
une grosse fumeuse) et ayant renoncé à imposer le
préservatif une fois levée toute inquiétude sur les
maladies sexuellement transmissibles.
Un léger retard l'inquiète. Un copain
l'emmène acheter un test de grossesse en pharmacie. Il se
révèle positif. Elle ressent physiquement des symptômes de
grossesse. L'émotion est très forte et se traduit par des pleurs.
L'idée de l'avortement ne s'exprime pas verbalement dans
l'immédiat, bien qu'elle ait eu très rapidement une idée
de ce qu'elle allait faire.
Elle en parle à sa mère qui,
catastrophée, réagit fortement, lui demandant si elle veut une
« vie de merde ».
Tout de suite après, elle en parle à Alexandre
qu'elle désigne à cette période-là comme
étant le géniteur, bien qu'elle n'en ait aucune certitude. Lui ne
veut pas d'enfant. Il lui demande froidement ce qu'elle envisage de faire.
Elle en parle à son père qui lui parle de
projet de vie, de projet d'enfant et de capacité d'accueil. Il est lui
aussi en faveur d'un avortement.
Les quelques amis proches à qui elle en a parlé
(son colocataire et 3 autres garçons) trouvent que c'est très
bien qu'elle fasse une IVG. Elle ressent de l'agacement car ils le lui disent
souvent.
Elle en parle à sa grande soeur qui vit à
l'étranger avec sa famille et qui lui demande de se projeter huit mois
plus tard, de peser sa décision pour ne pas avoir de regrets.
Une de ses amies, Lisa, tombe enceinte à la même
période. Ensemble, elles vont vivre un moment de rêve
éveillé où les deux jeunes femmes envisagent de poursuivre
leur grossesse: elles plaqueraient leurs mecs, habiteraient ensemble,
travaillant l'une la journée, l'autre de nuit, et
élèveraient les enfants toutes les deux. Une fois passé ce
moment de délire, les contraintes de la réalité sociale
les amènent à retourner à leur vie. Lisa décide
dans un premier temps d'avorter, puis de garder l'enfant et finit par faire une
fausse couche le jour où Sophie a son IVG.
Gabriel pirate son compte Facebook et découvre la
situation. Il pense que l'enfant est de lui et veut fonder une famille. Comme
elle dément, il lui dit qu'Alexandre est tellement moche qu'elle a
raison d'avorter.
59
Médicalement, Sophie a opté pour une IVG
médicamenteuse. Elle veut qu'on lui fasse le minimum et ne pas aller
à l'hôpital. Elle voit une jeune généraliste qui
prend le temps de la rassurer et une gynécologue débordée
qui a fait son travail sans véritable accompagnement, ce qui l'a
déçue et blessée. Sophie a été surprise et
choquée par les manifestations d'ordre physique engendrées par
l'IVG médicamenteuse: beaucoup de douleur et de sang, une longue
convalescence.
Un autre aspect difficile est que ce choix d'avorter l'a
renvoyée à un sentiment de culpabilité de ne pas
être en mesure d'accueillir un enfant. Et une remise en question de sa
vie dans un peu tous les domaines. Elle affirme que la décision
d'avorter a été la sienne mais elle constate que les autres
avaient déjà décidé pour elle.
Cet épisode a marqué un tournant dans sa
façon de considérer et de traiter son corps, qu'elle
perçoit désormais comme un corps fertile. Elle est vigilante
quant à la contraception. Elle cherche aussi, de façon
peut--être paradoxale, à construire une situation de vie (au
niveau du couple et du travail) qui lui permette d'avoir l'enfant si elle
devait retomber enceinte accidentellement.
Les pistes ouvertes ou confirmées par cet entretien
sont nombreuses car l'entretien est très riche. D'une part, parce que
Sophie était dans une situation de vie qui fait intervenir beaucoup de
« personnages secondaires ». D'autre part, parce que beaucoup de
personnes significatives ont pris part aux interactions.
Listons ces « personnages secondaires » :
· Les copains (celui qui l'emmène acheter le
test, celui avec qui elle échange des messages sur internet, son
colocataire, ...)
· Alexandre
· Gabriel
· Sa mère
· Son père
· Sa soeur
· Lisa
· Sans oublier le personnel médical:
l'échographe, la jeune généraliste et la
gynécologue « débordée»
Dans cette liste, revenons sur les rôles des personnes
significatives dans la décision. N'oublions pas que nous nous basons
uniquement sur le récit de Sophie et que les autres personnes n'ont pas
été interviewées.
Alexandre, investi comme père potentiel. C'est
d'ailleurs lui qui joue un des rôles les plus importants dans cette
décision d'IVG car Sophie admet qu'elle n'aurait
60
pas pu prendre la décision d'avoir cet enfant sans son
accord. Pourtant, Alexandre se désinvestit de la situation. D'un
côté, il laisse clair son refus d'avoir un enfant. De l'autre, il
laisse à Sophie la main sur la décision. C'est lui qui paiera la
part de l'intervention qui n'est pas prise en charge par la
Sécurité sociale. Dans le récit de cette IVG, le flou
autour du géniteur, avec la présence de deux hommes, permet de
mettre en évidence un fait qui aurait pu rester dans l'ombre autrement.
Pour Sophie, bien qu'il y ait deux hommes, il n'y a qu'un seul couple dans
lequel elle s'investit. Le potentiel futur père (d'un point de vue
social, envers qui les attentes sont très fortes) ne peut que faire
partie de celui-ci. Ainsi, c'est la femme concernée par la grossesse qui
qualifie le « père ». Les parents sont également
très importants pour Sophie vis-à-vis de cette décision.
Elle sent bien qu'ils sont hostiles à la venue d'un enfant dans sa vie
à ce moment-là, dans ces conditions-là. Et notamment, avec
ce compagnon-là. On perçoit que ses parents réagissent
aussi par rapport à l'image du couple que forment Sophie et Alexandre.
Le couple n'était pas très stable et avait connu de
récentes ruptures, Alexandre n'inspire pas confiance à
l'entourage en tant que père potentiel. Les parents, qui connaissent
l'attachement de Sophie pour cet homme, craignent que cela soit une raison qui
la pousse à poursuivre la grossesse. Elle pense qu'ils l'auraient
soutenue quelle que soit sa décision mais il semblerait qu'elle attend
plus que ça de ses parents. La venue d'un enfant se place alors dans un
contexte social élargi au-delà de la femme, au-delà du
couple et englobe également les futurs grands-parents. Nous pouvons
percevoir les logiques à l'oeuvre: la logique du parcours de vie,
où il faut être à un certain moment de sa vie, il ne
faudrait pas avoir un enfant trop tôt pour ne pas gâcher sa vie. Il
faut une stabilité dans sa vie avant de prétendre à avoir
un enfant. C'est le discours de la mère, qui a peur pour sa fille, peur
qu'elle ne sombre dans la précarité en ayant un enfant sans avoir
pu établir un certain confort économique. Il y a également
la logique de l'enfant projet, où l'enfant doit être voulu
et ne pas arriver comme un cheveu sur la soupe. C'est le discours porté
par le père, dans une vision gestionnaire de la vie privée. Avoir
un enfant, c'est quelque chose qui se décide à deux, c'est un
projet qui mûrit.
61
Les autres personnes de la liste des « personnages
secondaires» citées dans l'entretien ont un rôle
d'accompagnement. Il s'agit d'être là physiquement pour les amis
sur place qui l'accompagnent aux différents rendez-vous. Ainsi,
même si elle est énervée par le fait que ses amis lui
rappellent souvent que l'IVG est la meilleure solution, elle ne leur en veut
pas car elle sait qu'ils veulent qu'elle souffre le moins possible. C'est aussi
une écoute particulière, notamment de la part de sa soeur, qui
lui permet de se sentir bien avec sa décision. Lisa, quant à
elle, a un rôle de miroir et d'alliée contre les hommes et leur
importance dans la décision. On notera que les deux jeunes femmes
expriment une certaine violence à l'égard des hommes
impliqués (« on jette nos mecs »). La présence de Lisa
dans ce récit permet de prendre en compte une manifestation de la
domination masculine.
Examinons les éléments qui nous permettent de
comprendre comment Sophie a vécu cet événement. Dans ce
récit, la jeune femme qui vit un avortement n'est pas une mère.
C'est-à-dire qu'elle n'a pas (ou pas encore) d'enfant. Ce fait
paraît important à souligner car entrer dans la maternité,
c'est accéder à un statut particulier, qui représente une
réussite. Etre mère est très positivement
connoté.
Si la maternité, et particulièrement la
grossesse, favorise une réflexivité positive, un travail sur
soi82, en revanche l'expérience de l'IVG, ce « refus de
maternité », renvoie une image négative de soi. De plus,
lorsque les lieux médicaux sont les mêmes (ici la salle d'attente
d'un cabinet de gynécologie, avec des dames « qui étaient
toutes plus enceintes les unes que les autres »), Sophie est sans cesse
confrontée au fait qu'elle fait un choix qui va dans le sens contraire
de ce qui se passe là. Les codes de l'examen médical sont aussi
inversés: ainsi, un embryon « bien implanté »
représente une mauvaise nouvelle.
Il y a dans l'IVG un double mouvement de la femme qui refuse
la maternité et de la maternité qui se refuse à elle.
Avorter renvoie à un échec, à une incapacité, et
touche à l'image de soi. Ici, dans l'entretien, nous voyons Sophie qui
jette un
82 Menuel J., 2011, Devenir enceinte, Socialisation et
normalisation pendant la grossesse: Processus, réceptions, effets,
mémoire de Master 2 : sociologie, EHESS : « Le devenir mère
est également devenu un objet de travail sur soi, une expérience
marquante qui doit être source de réflexion personnelle ».
62
regard critique sur sa situation de vie, qu'elle décrit
avec des termes négatifs. Il semblerait qu'elle déplore de ne pas
être en mesure d'accueillir cet enfant. Par ailleurs, elle semble aussi
porter un jugement négatif sur le fait qu'elle n'ait pas
évité cette grossesse.
L'intervention en elle-même était par
médicaments. Sophie a été choquée par les
réactions de son corps: la douleur, le sang, la durée de
l'événement lui ont fait regretter d'avoir choisi cette
méthode.
Ainsi cet entretien de pré-enquête a ouvert de
nombreuses pistes et, par sa richesse même, a créé un
certain chaos qui bloquait toute progression.
Une phase de stagnation
Nous avions les outils théoriques et les pistes de
recherche mais la porte d'entrée pour le terrain était
introuvable. La recherche a stagné quelques mois, pendant lesquels la
réflexion se poursuivait, souterraine, et les hypothèses
prenaient forme.
Sur ces entrefaites, survient un événement qui
aurait pu mener à l'abandon pur et simple du projet de recherche:
l'enquêtrice est enceinte. Le questionnement qui suivit fut intense. A
première vue, ce fait paraissait peu compatible avec un travail sur
l'avortement, apportant un lot de nouvelles contraintes:
· Des contraintes matérielles, car il fallait
déjà concilier le travail universitaire avec un travail
alimentaire et une vie de famille.
· Des contraintes « psychologiques », qui nous
ont poussée à faire la part des choses de façon encore
plus rigoureuse.
Ces contraintes personnelles engageaient la
responsabilité de l'enquêtrice et de son entourage. Elles ont
représenté un défi, mais pas un obstacle majeur.
· Et enfin, les plus difficiles, les contraintes
vis-à-vis du terrain. La peur
d'imposer une violence symbolique aux enquêtées,
l'impossibilité morale d'arborer un ventre arrondi en posant des
questions qui pouvaient les renvoyer à un vécu difficile, nous
ont fait prendre des décisions drastiques.
63
Les entretiens auraient lieu uniquement avec des personnes
complètement inconnues, qui ne pouvaient savoir la condition de femme
enceinte de l'enquêtrice. Pour remplir ces conditions, un recrutement par
le biais de forums de recherche sur internet nous a semblé pertinent.
Les entretiens auraient lieu par téléphone.
Ainsi, nul besoin de constater la grossesse pour l'enquêtée, nul
besoin de la justifier pour l'enquêtrice. Car malgré la posture de
neutralité adoptée pour cette recherche, le corps envoyait un
message orienté.
Nous avons posté une annonce sur deux forums, dans des
sections consacrées à l'IVG, avec un lien renvoyant à un
questionnaire en ligne. Le questionnaire finissait par la demande
d'autorisation pour contacter la personne par téléphone pour un
entretien approfondi. Les forums83 ont été choisis
tout simplement car ce sont les deux premiers qui s'affichent lorsque l'on fait
une recherche de type « forum IVG » sur un moteur de recherche. Les
« post» de ces forums ont été lus,
étudiés même, pour dégager le langage qu'il convient
d'utiliser. Le ton de l'annonce calque celui trouvé sur ces forums pour
réduire la distance (en effet l'enquêtrice n'est pas là au
même titre que les autres participantes, qui viennent échanger
autour de leur expérience), en espérant par ce
procédé leur donner envie de participer à
l'enquête.
Si plusieurs personnes ont répondu au questionnaire
(7), il est significatif qu'aucun entretien n'ait pu se faire. En effet les
prises de contact téléphoniques n'aboutissaient pas. La
période des fêtes de fin d'année, proche, a aussi
sûrement joué un rôle défavorable. L'annonce a
été retirée.
Nous avons ainsi constaté que l'approche de parfaits
inconnus pour un sujet dit sensible pouvait produire certains résultats,
mais pas ceux escomptés. Ces personnes étaient d'accord pour
donner des informations factuelles et rapides, mais n'étaient pas assez
engagées dans la relation avec l'enquêtrice pour échanger
davantage.
83 Forums dédiés à l'IVG des sites
Doctissimo et Au féminin.
64
Changement de cap
Le temps du mémoire n'étant pas illimité,
nous avons dû revoir fondamentalement notre approche du terrain. Nous
avons fait appel à un vaste réseau de connaissances, par e-mail,
demandant si elles connaissaient des personnes répondant à
quelques critères.
Nous avons eu beaucoup de réponses, la plupart
négatives, mais un grand nombre de réponses positives
également. Certaines des personnes contactées correspondant aux
critères se sont proposées elles-mêmes. Ici, nous devons
marquer un arrêt et souligner, en les remerciant, le rôle crucial
de ces contacts, qui ont pleinement joué le rôle de personnes
relais. En effet, leur présentation de l'enquête et de
l'enquêtrice a dû être suffisamment attrayante pour que les
potentielles interviewées acceptent d'être recrutées. Mais
au-delà, c'est leur propre relation d'amitié avec les femmes qui
correspondaient aux critères de recherche qui est entrée en jeu :
plus d'une interviewée a en effet reconnu accepter parler de ce sujet
pour « faire plaisir » à untel ou unetelle.
Ce recrutement, outre qu'il ne répond pas à
notre volonté d'interviewer des inconnues, présente comme biais
une certaine homogénéité culturelle et sociale de
l'échantillon.
Les femmes interrogées habitent toutes en France
métropolitaine, dans le Sud-est, le Sud-ouest, les Alpes et la
région parisienne. La quasi-totalité des entretiens a
été faite par téléphone. Deux exceptions sont
à signaler: pour deux des interviewées, l'entretien a eu lieu
à leur domicile. Dans une de ces situations, l'entretien s'est
déroulé en présence du mari, qui ne voulait pas y
participer dans un premier temps, mais a fini par prendre part à
l'échange.
Les entretiens
Les entretiens ont commencé en mars 201384,
pour se poursuivre jusqu'au mois de septembre, en fonction des situations.
84 A ce moment-là l'enquêtrice n'était plus
enceinte.
65
L'étude se situe dans le cadrant
compréhension/expérimentation de la classification des
techniques. Nous avons utilisé l'entretien centré, forme
d'entretien semi-directif autour d'un thème annoncé.
Guide d'entretien
« Bonjour,
Je m'appelle Sarah et j'étudie la sociologie. Je suis
l'amie de X, qui m'a donné vos coordonnées.
Recherche sur le processus de décision de l'IVG
(expliquer la recherche), on va parler surtout du
laps de temps entre le moment où vous avez su que vous
étiez enceinte et l'intervention.
Décrivez-moi votre vie avant cet épisode.
Comment avez-vous su que vous étiez enceinte?
A qui en avez-vous parlé? Comment ça s'est
passé? (Détailler chaque interlocuteur, insister sur
les échanges verbaux)
Démarches, relations avec l'équipe
médicale
Corps
Coût financier
Contraception
Avez-vous pris la décision seule/ qui a
participé à la décision/ à quel moment avez-vous
tranché?
Ce qui a changé depuis
Opinion générale sur l'avortement
Choses à ajouter?
D'accord pour être recontactée ? Remerciement
»
Description de l'échantillon
Au total, huit femmes ayant vécu une ou deux IVG dans
les 3 dernières années (pour un total de 10 IVG) ont
été interviewées. Un second entretien, bref, reprenant
quelques points précis, a pu être réalisé dans la
plupart des cas. Des entretiens ont également été
menés avec quatre des hommes « coresponsables» de la grossesse
interrompue, une soeur confidente et une conseillère conjugale et
familiale dont le travail consiste à faire les entretiens pré-IVG
dans un centre hospitalier.
Le monde médical
Idéalement ce travail aurait comporté un volet
sur l'accompagnement médical de l'IVG. En effet, le dispositif, tel
qu'il fonctionne aujourd'hui en France, met la femme (ou le couple) qui veut
avorter en contact avec plusieurs professionnels appartenant au monde
médical au sens large. Un premier rendez-vous avec un/e
généraliste, puis un/e gynécologue en consultation
privée ou à l'hôpital, l'échographe, le/a
conseiller/e conjugal-e et familial-e (souvent appelé « psy »
par les interviewées). Des rencontres considérées par
certaines comme autant d'étapes à franchir dans le marathon de
l'avortement. Les représentations, les opinions de toutes ces personnes
ont un impact sur le vécu de l'intervention, parfois sur la
décision même. Car il s'agit bien d'une relation de pouvoir
où les interlocuteurs n'ont pas le même poids.
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Nous avons dû renoncer à ce volet pour une raison
encore une fois de temporalité. Nous souhaitons néanmoins prendre
en considération l'entretien avec la conseillère conjugale et
familiale de l'hôpital dans nos résultats d'analyse. En voici le
résumé :
Un entretien de recherche avec une personne dont le travail
consiste à mener elle-même des entretiens. Ce renversement des
rôles créait une certaine tension chez la conseillère, qui
s'est inquiétée à plusieurs reprises de notre jugement.
Employée du Centre de planification de l'hôpital,
son travail consiste principalement à recevoir les femmes et
éventuellement leurs accompagnateurs, pour l'entretien pré-IVG.
Selon elle, l'entretien a trois objectifs majeurs: parler librement, expliquer
le déroulement de l'IVG et résoudre les problèmes de
contraception.
Parler librement: La conseillère pense que ce que les
femmes viennent chercher, c'est un moment d'écoute, et que c'est
ça le plus important. Elle relate que certaines de ces femmes sont
très seules et n'ont personne d'autre à qui en parler. La
conseillère pense que l'IVG peut être l'occasion d'ouvrir les yeux
sur ce qu'on vit. Car, selon elle, « C'est pas toujours un désir
d'enfant une grossesse. Tester si on est fertile, dire quelque chose dans sa
famille (...) ». Elle essaye, avec ses interlocuteurs, de balayer toutes
les possibilités, de les projeter dans le futur, de les faire
réfléchir à ce que c'est vraiment. Dans les cas de
consultation en couple par exemple, si les deux ne sont pas d'accord, elle
offre un espace de médiation, le triangle permettant que chacun
s'entende sans s'énerver. Il lui arrive également de devoir
rappeler la loi : personne ne peut forcer une femme à avorter, ou de la
contourner: lorsque le délai pour faire l'IVG en France est
dépassé, elle oriente sur l'Espagne.
Expliquer le déroulement de l'IVG : Il s'agit surtout
d'accompagnement et de rassurer ceux qui s'inquiètent. Elle indiquera
à plusieurs reprises qu'elle a davantage de temps pour le faire que les
médecins, les secrétaires...
Les problèmes de contraception : il s'agit de parler de
« ce qui a cafouillé » et de ce qui sera mis en place
après. Cet aspect est très important à ses yeux et revient
plusieurs fois au cours de notre entretien. Pourtant, questionnée sur
les personnes qui reviennent pour une seconde IVG, elle se résigne :
« Alors, là, on reparle contraception, qu'est-ce qui s'est
passé? Mais franchement, au fond de ma tête je me dis, parce que
la contraception, on aura beau avoir toutes les méthodes possibles, il y
a des choses plus fortes que la raison ».
Ce qui la touche le plus, c'est lorsque la personne
hésite. Elle distingue plusieurs types d'hésitation :
- Lorsque le compagnon est parti : Si la femme a un certain
âge, ou si elle n'a jamais eu d'enfant. - Lorsque la situation
financière ne le permet pas (elle prend de la distance par rapport
à ce motif souvent évoqué : « C'est ce qui est dit,
ce qui est mis en avant ». « Il y a des fois je sais pas » ;
« je prends ce qui m'est dit. Je ne suis pas là pour juger »),
ce qui concerne surtout les couples qui ont déjà plusieurs
enfants.
- Les jeunes filles qui voudraient bien poursuivre leur
grossesse mais qui ne peuvent pas car « vis-à-vis des parents, de
la famille, c'est compliqué, ils ont pas fini leurs études, ils
n'ont pas d'argent... ». Quelquefois les parents viennent avec, dans
l'espoir que la conseillère fasse changer d'avis la jeune fille.
Même si elle refuse de prendre ce rôle (« moi je suis pas
là pour ça »), elle ne peut s'empêcher d'avoir un avis
sur ces grossesses dites précoces: « On ne peut pas se
départir complètement de ce qu'on sent. Y a des filles, on sent
que l'histoire elle est mal partie quoi », « moi je trouve que
ça traduit un malaise de la société. C'est pas le
désir d'enfant. Enfin, c'est pas un désir d'enfant normal
».
Dans l'hôpital où elle travaille, la
procédure peut varier en fonction de la secrétaire qui prend les
rendez-vous. Car si les mineures sont obligées d'avoir cet entretien,
pour les femmes majeures il est optionnel. Certaines secrétaires ne
précisent pas ce caractère optionnel et « envoient d'office
». Cela ne dérange pas la conseillère, qui pense que c'est
bien que les femmes viennent la voir. Elle craint qu'un choix ouvert rebute les
patients: « Souvent, les gens ne savent pas ce
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qu'est une conseillère conjugale. Ils se font une
fausse idée. Si on leur proposait ils diraient non. Alors que je pense
que ça peut les aider, en fait ».
Avec cette remarque, nous nous retrouvons face au flou qu'elle
ressent autour de sa profession : « ça porte mal son nom
conseillère. Ça vient de l'anglais conselling, tenir conseil
ensemble pour trouver une solution, c'est pas pour leur donner des conseils
».
Dans la formation même des conseillères, il
semble y avoir une grande diversité. Cette conseillère avait
été formée par le Planning familial qui se positionne
« plus sur le terrain ». Elle explique qu'il existe également
des formations par l'Ecole des parents « qui est plus poussée
psychanalyse, je crois » et par le Cler, « une école de
conseillères qui est catho, carrément ».
Elle est consciente de l'impact que l'entretien peut avoir et
cherche à respecter les limites de son rôle : « Après,
moi, je suis pas psy, je veux pas aller au-delà de mon rôle. Et
ça c'est difficile aussi, je trouve, la limite de, comment ça
s'appelle quand on rentre trop dans l'intimité des gens? ». «
C'est pas anodin quelqu'un qui pose des questions ». Elle déplore
le manque de lieu de réflexion autour de sa pratique professionnelle,
ainsi que le manque de retours : « je sais pas si je les aide » ;
« je sais pas si je fais bien, hein ».
Revenons à notre échantillon. Les 8 femmes
interrogées avaient entre 18 et 40 ans au moment de l'entretien, parmi
lesquelles 4 avaient environ 30 ans (de 29 à 31). Pour cinq d'entre
elles il s'agissait de la première IVG. Deux d'entre elles ont voulu me
faire part de deux IVG chacune, qui avaient eu lieu dans les trois
dernières années, période concernée par
l'enquête, et qui étaient liées. Sur ce total de 10 IVG, 4
l'étaient par intervention chirurgicale et 6 par voie
médicamenteuse. La moitié des femmes interviewées avait
déjà un ou plusieurs enfants au moment de l'IVG.
Le choix d'interviewer la soeur confidente se justifie non pas
par sa participation effective à la décision, mais pour cerner
les contours et les enjeux de ce rôle. En effet, la confidente
était un personnage présent dans la plupart des situations.
Nous souhaitons ajouter quelques précisions au sujet du
second entretien réalisé avec la quasi-totalité des femmes
de l'échantillon. Il s'agissait de rappeler les femmes
interrogées quelques temps après l'entretien principal afin de
compléter, par des questions ciblées, quelques informations trop
partielles, ou de vérifier la compréhension d'un
enchaînement de faits, d'une chronologie. Ce procédé,
prévu dès le premier entretien, permettait à
l'enquêtrice de garder une porte ouverte en cas de besoin. Il a cependant
posé quelques problèmes. Pour l'une des femmes
interrogées, les événements intermédiaires ont
été tellement éprouvants (nouvelle IVG et perte d'un
membre de sa famille) qu'elle n'a pas
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souhaité nous parler à nouveau, répondant
tout de même partiellement à quelques questions par e-mail. Pour
une autre, la situation avait totalement changé : elle n'avait plus le
même discours vis-à-vis de son IVG, disant la regretter au moment
du deuxième entretien. Il ne nous est pas possible de prendre ce fait en
compte dans notre analyse. En effet, il aurait fallu faire un deuxième
entretien approfondi et traiter la situation de manière diachronique.
Nous le mentionnons toutefois car il est significatif dans la mesure où
le discours recueilli à un moment donné n'a de valeur que par
rapport à ce moment-là. Il est important de garder en
mémoire que l'état d'esprit d'une personne concernant un fait
vécu change avec le temps. Cette dimension mériterait
d'être prise en compte à part entière dans une
enquête plus approfondie.
Nous n'avons pas cherché à établir un
échantillon représentatif de la population. La diversité
réside dans l'âge, les périodes de vie, les configurations
relationnelles. Si par cette diversité nous pouvons affirmer que
l'enquête est significative, nous ne pensons pas avoir atteint un point
de saturation.
En effet, le contraste entre l'entretien de
pré-enquête et les entretiens du corpus analysé nous
rappelle que les situations de vie les plus originales, dans le sens de moins
courantes, apportent beaucoup à la compréhension des
mécanismes et des enjeux.
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Bien que non représentatifs, ni de la population en
terme de caractéristiques socioculturelles, ni de la diversité
des situations vécues, et dans la mesure où l'objet de cette
enquête est de comprendre un processus, les quelques cas
étudiés vont nous permettre de répondre à nos
hypothèses de recherche, et de poser sur la question un nouveau
regard.
Le rapport à l'objet (contrairement aux règles
académiques, le sujet change pour cette partie plus personnelle et je
passe du "nous" au "je" l'espace de cet encadré) :
Voici une note plus personnelle, adressée avant tout
aux personnes que j'ai connues au cours de la recherche et qui ont
accepté de m'accorder le temps et les mots d'un entretien. Grâce
à elles, ce mémoire existe. Un grand nombre de ces personnes
m'ont spontanément demandé si elles pourraient avoir accès
aux résultats, et c'est pour moi un devoir et un honneur de leur
restituer. Le mémoire sera disponible en ligne et l'adresse internet
communiquée à tous les enquêtés.
J'ai le sentiment qu'il serait juste que je me dévoile
également, après avoir entendu leurs histoires intimes. Que je
leur dois de donner, au-delà de l'enquête, de l'analyse, du
travail intellectuel, un peu de ma personne. Du point de vue de la pertinence
pour le travail de recherche, les conditions de production de ce mémoire
ayant été particulières, les analyser donnera certainement
plus de profondeur au propos.
C'est l'influence que mon parcours personnel a pu avoir sur ce
travail que j'essaierai de déterminer à présent. Quoi dire
? Où s'arrêter ? Oui, moi aussi j'ai vécu une IVG. Et comme
tant d'autres j'aurais préféré ne pas avoir à
passer par là. Mais il se trouve qu'un autre enfant n'était pas
envisageable à ce moment-là. En revanche, non, ce n'est pas parce
que j'ai vécu une IVG que j'ai choisi ce thème de recherche.
Disons que, peut-être, le fait d'avoir connu cette «
expérience » m'a permis de me sentir autorisée
à traiter la question.
En réalité c'est un avortement que je n'ai pas
fait, alors que tout mon entourage proche ou éloigné l'aurait
trouvé tout-à-fait normal, qui m'a fait me poser autant
de questions sur le rapport des femmes à la maternité. Je n'avais
pas prévu de tomber enceinte. J'avais 16 ans. Lycéenne et pas en
couple stable. Mon petit copain, étranger, était
déjà retourné dans son pays au moment où j'ai su
que j'étais enceinte. C'est le médecin qui a insisté pour
que je fasse le test car je n'en voyais pas la nécessité, nous
nous étions toujours protégés. Mais voilà, quand
j'ai su, c'était clair. Ma décision, j'ai dû la
défendre contre tous. Ce n'était absolument pas normal qu'une
jeune fille de 16 ans, dépendante financièrement, avec «
tout l'avenir devant elle », et cetera, décide de
poursuivre une grossesse. Il faut préciser que ce n'était pas un
choix idéologique, mais une force interne, difficile à expliquer.
De même, pour dissiper tout malentendu, je ne pense absolument pas que
les jeunes filles qui tombent enceintes devraient toutes poursuivre leur
grossesse. À l'époque je n'ai pas compris pourquoi certaines
personnes de mon entourage se permettaient autant de s'immiscer dans ma vie et
d'essayer de m'imposer leur point de vue. La solution, pour moi, des
années plus tard, a été de chercher à comprendre
les normes sociales de la maternité, les différents aspects du
rapport à la maternité et les logiques en filigrane. Ainsi, dans
mon parcours, la maternité est liée aux études.
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Analyse: Le processus de décision
Cette deuxième moitié du mémoire sera
consacrée à l'analyse des entretiens. Dans cette partie, nous
nous intéresserons au processus de décision. Nous verrons les
apports de la méthode d'analyse choisie (expliquée dans la partie
« méthodologie »), en développant deux études de
cas. La première portera sur la situation vécue par Carine et
Thierry. Au fil de cette étude viendront se greffer des mises en
relations avec d'autres entretiens sur des thèmes particuliers. La
seconde étude de cas concerne la situation vécue par
Françoise et Patrick. Nous verrons également les limites de la
problématique face au terrain.
Suite à ces études de cas, nous poursuivrons par
une analyse plus poussée autour de l'anticipation dans le domaine de la
procréation.
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Situation n°1
Il s'agit de la première des deux études de cas
proposées dans ce travail. Nous commencerons par un résumé
de la situation, puis, grâce à un tableau récapitulatif,
nous verrons la chronologie et le découpage séquentiel,
d'après le surcode expliqué dans la partie méthodologique.
Ensuite nous expliciterons les différentes rationalités et les
torsions qu'elles opèrent les unes sur les autres, toujours
d'après la méthode analytique de L. Sfez. Des mises en lien avec
le contenu d'autres entretiens seront effectuées ponctuellement.
Résumé
Carine et Thierry sont en couple depuis 6 mois environ lorsque
Carine ressent des douleurs aux seins et aux reins qui l'inquiètent.
Elle appelle sa soeur pour savoir si cela correspond à des
symptômes de grossesse. Après avoir confirmé son
état par un test, Carine en parle à son copain pour qu'ils
prennent la décision à deux. Ensemble, ils ont un discours
rationnel et conviennent que ce n'est pas le moment. Carine doit
néanmoins faire face à des émotions nouvelles, qu'elle
tente de partager avec Thierry. Elle optera pour une IVG chirurgicale avec
anesthésie locale.
Chronologie et séquences du processus de
décision
Nous proposons un découpage en 4 séquences de
cette situation. Les séquences correspondent à des unités
d'action qui font sens et qui se suivent. Dans cette situation, la
première séquence correspond à la suspicion d'une
grossesse, qu'il s'agit de confirmer. C'est la séquence des tests de
grossesse, où les actants cherchent à comprendre ce qui leur
arrive. La deuxième séquence est celle de la discussion, en
couple. C'est celle où les rationalités des deux actants vont se
confronter. La troisième séquence, des démarches pour
l'IVG, est celle où Carine fera face à de nouveaux discours, la
mettant en porte-à-faux avec sa propre décision. Alors que
Thierry, s'il participe activement à la plupart des rendez-vous
médicaux, n'en trouve pas moins ce temps trop long, s'habituant presque
à « côtoyer un petit être ». La séquence 4
est celle qui présente le moins de points communs pour les actants. Dans
cette séquence, Carine rend visite à sa
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psychothérapeute, ce qui lui permettra d'être
plus à l'aise avec sa décision, avant la chirurgie. Une fois
l'IVG réalisée, Thierry traverse une petite période de
culpabilité vis-à-vis de « l'enfant» « tué
» (« ça aurait pu être possible et ça aurait
évité d'avoir tué un enfant ») et de Carine. En
effet, il est attendri de l'avoir vue en prise avec ses modifications
corporelles et ses émotions de la courte période de grossesse.
Nous verrons qu'il culpabilise d'avoir orienté la décision.
|
chronologie
|
Carine
|
Thierry
|
Séquence 1 Confirmer la grossesse
|
- douleurs
- tests
- RDV gynécologue - analyse de sang
|
Le corps change. Interpréter les symptômes,
comprendre ce qui se passe
|
Un état pas clairement perçu mais à la fois
il s'en doutait (par rapport à sa perception du corps de sa copine)
|
Séquence 2 Partager la décision
|
- discussions
|
Décider ensemble, impliquer son copain dans ce qu'elle vit
à l'intérieur
|
Clair tout de suite. Revendique un petit doute, humain
|
Séquence 3 Les
démarches
|
- hôpital informations et échographie -
médecin généraliste
|
Doutes face aux réactions de certaines personnes
|
Participe aux rendez-vous, veut tout savoir. Temps des
démarches trop long.
|
Séquence 4 Assumer la décision
|
- psychothérapeute - hôpital pour
opération
|
Faire le tour de la question pour être bien avec sa
décision
|
Culpabilité passagère d'avoir orienté la
décision
|
Rationalités
Dans ce processus de décision, un même actant
peut être porteur de plusieurs rationalités. Carine et Thierry
sont des personnes qui parlent beaucoup entre elles et qui s'auto-analysent.
Nous avons donc pris en compte la manière dont eux-mêmes
considéraient leurs logiques. Ainsi, Carine exprime dans l'entretien
qu'elle était partagée entre deux rationalités
contradictoires, qu'elle qualifie de « point de vue rationnel» d'une
part, et « point de vue émotionnel» d'autre part. Suivons
comment ces deux points de vue s'expriment dans son discours.
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Les rationalités reconnues par Carine
Le « point de vue rationnel » : « je savais que
j'étais pas prête et que je voulais pas d'enfant, maintenant, que
j'étais pas suffisamment sûre de mon copain, de mes envies (...)
». « Bon, d'un point de vue rationnel je sais que c'est pas possible,
que c'est pas le bon moment ». « J'étais dans un discours
rationnel avec mon copain ». « Y avait le discours rationnel,
où j'étais d'accord avec lui, on était tout à fait
tous les deux sur la même longueur d'ondes ». Carine dit à
son copain : « mais je pense pas que je veux le garder non plus, je suis
pas prête ». Elle a parlé avec une amie, qui l'a
laissé « lui évoquer toutes les raisons qui faisaient que
j'étais pas prête ».
Des émotions accompagnent ce point de vue : «
super angoissée », « c'était plutôt stressant en
fait» (d'être enceinte).
Le « point de vue émotionnel » : « Et en
fait, j'étais, finalement, super contente, enfin émue et un peu
euphorique. Envie de rire, heureuse, c'était très bizarre ».
« Je pense que j'étais heureuse parce que y avait quelque chose qui
se passait en moi de beau, enfin, je sais pas, la sensation d'être...
parce que j'avais une croyance que je serais jamais enceinte, ou que j'en
serais pas capable, du coup, de sentir qu'on peut être mère, y
avait une sorte d'excitation autour de ça ». « Y avait une
espèce, ouais de bonheur, quelque chose d'assez bizarre. Je me sentais
bizarre, en fait. C'est étrange. Ça devait être hormonal
aussi, mais. J'ai découvert une nouvelle identité de mère,
je me suis sentie mère, je me suis sentie autrement que femme et avec
heu, et donc du coup un soulagement de savoir que je pouvais procréer et
aussi avec un sentiment, comme si d'un coup j'avais des super-pouvoirs, j'avais
des super-pouvoirs magiques de pouvoir donner la vie. Ça me paraissait
fou. Vraiment un sentiment d'élévation et de, transformation et
de magie. (...) Et le fait d'avoir senti que j'étais en train de devenir
mère, enfin de le ressentir physiquement, ça m'a fait me rendre
mère intérieurement, enfin, c'était bizarre. (...) C'est
vrai que c'est comme s'il se passe un petit coup de baguette magique à
l'intérieur. C'était rassurant, de voir que je pouvais
m'approprier ce statut-là naturellement, quoi ». « Je me
sentais
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tellement prête à être maman, et je
trouvais ça tellement beau, et j'étais tellement émue que
j'avais un peu peur quoi, de faire une bêtise ».
Les symptômes de grossesse
Si Carine, comme les différents protagonistes de cette
situation, semble associer ce « point de vue émotionnel » aux
transformations corporelles, qui la pousseraient à poursuivre la
grossesse, nous maintenons qu'il s'agit plutôt d'une
interprétation sociale de ces symptômes, liée à la
valorisation du statut de mère. Les symptômes, en
eux--mêmes, ne semblent pas particulièrement « beaux» si
on les considère de manière détachée. Carine en
parle en ces termes: « J'ai eu plein plein de symptômes horribles,
j'avais tout le temps envie de vomir, j'avais la nausée en permanence,
j'avais faim mais heu tout le temps. Et pourtant j'avais pas beaucoup de
semaines, c'était très peu de semaines. Je devais avoir... 5
semaines. Et heu, j'étais extrêmement fatiguée et puis
j'étais retournée en fait. Du coup comme j'avais pas de forces et
que j'étais crevée, heu et puis un peu chamboulée par tout
ça... et puis il se passait trop de choses dans mon corps, tout
simplement. Après, je suis très sensible, donc ça joue
aussi... Physiquement déjà j'aurais eu du mal à
travailler, même si je sais que toutes les femmes le font, je sais pas
comment elles font d'ailleurs. Mais je sais qu'on réagit pas toutes
pareil mais heu, très dur ».
Par ailleurs, non constatons que ces symptômes,
variables d'une femme à l'autre, peuvent néanmoins ne pas
être interprétés positivement lorsque le statut de
mère est déjà établi. Gloria a déjà 3
enfants lorsqu'elle tombe enceinte sans l'avoir voulu. Elle explique que, pour
son fils aîné, l'influence des changements que la grossesse
opère sur son état était presque un motif
supplémentaire de ne pas la poursuivre à terme : « Lui il
m'a supporté deux grossesses, parce qu'il a 10 ans d'écart avec
la deuxième, 12 avec le troisième, et il préférait
pas que je sois encore enceinte une autre fois. De toutes façons (rire),
j'ai vraiment des humeurs, je suis insupportable enceinte.»
Héloïse est déjà mère
également. Le délai pour l'IVG a été d'environ un
mois, car, en tout début de grossesse, elle n'était pas
considérée prioritaire par l'hôpital.
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Les symptômes de grossesse ne l'ont pas émue
positivement: « je ressentais vraiment que j'étais enceinte, dans
mon corps et comme j'étais sûre que je voulais pas garder
ce bébé, ben j'avais envie d'être enceinte le moins
longtemps possible ». « Je me rappelle que ce mois-là il a
été très très très long. Je me sentais
vraiment fatiguée, avec toutes les hormones de début de grossesse
que j'ai à chaque fois, fatiguée, nauséeuse, rien envie de
faire... ».
Ainsi, l'interprétation des changements corporels est
finalement relative et dépend du statut de la femme vis-à-vis de
la maternité. D'une manière générale, la
santé peut être en elle-même un sujet d'inquiétude
pour la grossesse, comme nous le verrons dans la seconde étude de
cas.
Un discours public, un discours privé
Notons également que le « point de vue rationnel
» était le discours public, extérieur, celui donné au
personnel médical par exemple, alors que le « point de vue
émotionnel » ne s'exprimait qu'en privé, avec son copain,
à qui Carine veut faire partager ses émotions, et avec sa soeur,
qui peut la comprendre (étant elle-même mère) sans essayer
de l'influencer dans sa décision. En revanche, la
généraliste qu'elle consulte pour obtenir « un papier»
pour l'IVG a un discours qui entre en résonance avec ce « point de
vue émotionnel », ce qui déstabilise Carine: « Parce
que en fait elle était très très enthousiaste et elle
voulait pas signer le papier et j'ai dû la forcer presque et heu elle m'a
dit que c'était magique, que c'était magnifique, que
c'était extraordinaire, que je serais une maman extraordinaire. Enfin
voilà, elle m'a complètement, elle m'a dit: "mais non, vous
pouvez pas faire ça" ». « Donc, et moi-même, comme
j'avais cette euphorie un peu, intérieure, que j'essayais de
camoufler85, quand j'ai vu qu'elle était
complètement enthousiaste comme ça, ça m'a
bouleversée, vraiment ». « (...) après le test, deux
jours après j'avais fait les analyses de sang. La biologiste, enfin je
sais pas comment on dit, l'analyste, elle est venue me voir, elle était
toute contente, elle m'a dit: "Ah, j'ai une bonne nouvelle, vous êtes
enceinte. "
85 Souligné par nous.
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Et elle était toute contente. Là j'ai
commencé à avoir la boule au ventre. Là j'étais pas
bien. Parce que du coup je me projette dans quelque chose de beau. Je m'imagine
dans un contexte de joie, puisque c'est vrai que c'est beau ce qui se passe
à l'intérieur, y a plein de choses qui se mettent en place dans
mon corps, je l'ai senti et du coup je me dis: Wow, et c'est moi qui vais
éteindre tout, tout ce feu c'est moi qui vais l'éteindre. C'est
un peu bizarre. Finalement, le plus dur ça a été les gens
comme ça, qui, un peu maladroitement, qui se sont... Elles m'ont fait
douter, ouais elles m'ont fait vraiment douter ».
La différenciation des deux discours, privé et
public, se retrouve encore plus fortement dans le récit d'Emilie, qui,
cédant à la pression de son compagnon pour faire une IVG mais
réticente en son for intérieur, croit percevoir une
volonté de la part de l'équipe médicale pour qu'elle
renonce à l'avortement. Elle doit donc les convaincre en jouant un
rôle, notamment auprès de la conseillère familiale, pour
pouvoir faire l'IVG : « Ils veulent savoir pourquoi j'avorte et pourquoi
ceci. C'est plus une infirmière sage-femme pour préparer le truc
et heu, je lui ai sorti une excuse à la con, je lui ai dit: ben je
voulais voir si j'étais enceinte. Donc elle me prend un peu pour une
chtarbée, mais ça m'arrange bien sur le coup en fait. Fallait
jouer un rôle. Parce que sinon après elle allait me dire: "non
mais", je sais pas. Et tout le long quand je croise, y a elle que je vois, y a
d'autres personnes que je vois aussi (...) parce que j'ai rendez-vous avec un
anesthésiste aussi. Toutes ces personnes me font comprendre que
l'avortement c'est bien, c'est un droit pour les femmes et cetera,
mais quand en fait elles changent d'avis, ils sont encore plus contents. (...)
C'est du style: "OK, on comprend votre démarche, on comprend que vous ne
vouliez pas le garder, on comprend tout ça, on va vous aider à
ça". Mais d'un autre côté, ils disent aussi : "si on vous
revoit pas, c'est bien aussi". C'est ce qu'ils espèrent, quand
même. Parce que quelque part on tue quelque chose, quand même.
C'est pas encore un quelqu'un, mais c'est quelque chose qui est... Donc
voilà, donc juste ça me fout les boules quand ils me disent
ça. Donc je leur dis: ouais, ouais, d'accord. Disons que quand je suis
là-bas je joue un rôle quoi ».
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S'intéresser au processus, se demander comment se prend
une décision, permet de mettre en lumière cette
différenciation du discours public, officiel, c'est-à-dire la
ligne de conduite à laquelle on se tient, et le discours privé,
intime, celui des doutes, qui met à mal l'unité affichée
dans la décision. Les propos d'Emilie mettent en garde également
contre les raisons qui peuvent être données pour justifier une
IVG, et rappellent à quel point la question « pourquoi?» peut
être ressentie comme une agression.
Considérer les imprévus
Pour Carine, au-delà du « point de vue rationnel
» et du « point de vue émotionnel », qu'elle identifie,
une autre logique, relative à la manière même de
considérer les imprévus de l'existence, affleure dans son
discours.
Qui plus est cette vision des imprévus était
elle-même en train de changer à cette période de sa vie. En
effet, nous percevons cette évolution lorsqu'elle explique « Parce
que en fait, toute ma vie, je me suis dit que si un jour j'étais
enceinte et que j'étais pas prête, j'avorterais direct ». Et
plus tard : « Et en plus c'est une période de ma vie où,
heu, finalement, quand on commence à mettre du sens aux
coïncidences qui se passent dans la vie... Moi, ça fait à
peu près deux ans où à chaque fois qu'il m'arrive quelque
chose dans ma vie, c'est pas par hasard, j'arrive à mettre quelque chose
derrière. En plus je revenais de voyage et j'étais vraiment dans
une dynamique comme ça où, quand je ressens des choses positives,
ou quand il m'arrive des choses, comme ça, dans la vie, des
événements, je les prends, je les accepte, quoi. C'est
arrivé à un moment où j'avais ce mode de pensée, de
fonctionnement. Donc je me suis dit: wow, logiquement, si je continue à
être dans cette démarche où j'accepte ce qu'on m'envoie et
ce que je ressens dans mon corps, logiquement, avec ce raisonnement que j'ai en
ce moment je serais censée heu... je serais censée enclencher
tout ça, et suivre ce qui se passe et accepter tout ça quoi
».
80
L'avis tranché de Thierry
Intéressons-nous à présent au discours de
Thierry. Dès l'annonce de la grossesse, l'avis de Thierry est
tranché : « Moi je l'ai su tout de suite que c'était trop
tôt. C'était trop précipité ».
Même s'il est conscient que les difficultés
matérielles peuvent avoir une solution, Thierry a une conception du
déroulement de la vie à deux, en étapes, dans laquelle la
venue d'un enfant n'est pas envisageable à ce moment-là : «
Moi je voulais pas que ça soit un enfant qui me stabilise, en fait. Qui
nous oblige à prendre une décision et puis des décisions
professionnelles, que d'abord on décide de ce qu'on a envie de faire et
après on s'installe et on fait un enfant ». « C'était
pas possible quoi, c'était pas le moment, ça faisait même
pas un an qu'on était ensemble, on venait d'habiter ensemble, y avait
plein d'étapes que je voulais qu'on traverse ensemble, plein de choses
que je voulais qu'on fasse, qu'on profite un peu l'un de l'autre ». «
On s'est dit d'abord qu'on allait faire nos projets et qu'on ferait ça
plus tard, mais qu'on allait d'abord se stabiliser un petit peu tous les deux
». « C'est juste, c'était inconcevable en fait. Carine elle
travaillait pas, elle cherchait dans quel domaine s'orienter ».
Si nous reprenons nos conclusions du M1, nous constatons que
Thierry situe leur couple dans la phase non propice à la venue d'un
enfant. Le fait que le couple soit récent, en construction, ainsi que le
fait que Carine ne travaille pas encore sont déterminants pour lui. Leur
vie doit devenir plus « stable» pour pouvoir accueillir un enfant.
Le surcodage
Maintenant que nous avons détaillé les
différentes rationalités prises séparément, nous
allons étudier les interférences qu'elles effectuent et subissent
par l'effet de surcodage.
81
Un processus, des décisions
En découpant de la sorte le processus
décisionnel, nous pouvons nous apercevoir que ce que l'on nomme
communément « la décision» est composé d'une
suite de choix, de petites décisions qui vont constituer un tout.
Ainsi, la première décision que nous identifions
est celle de Carine d'impliquer Thierry dans la décision. Autrement dit,
elle a décidé de décider ensemble, d'ouvrir au couple un
choix qui aurait pu être personnel. En ce qui concerne Thierry, sa
décision personnelle a été immédiate, ce
n'était pas le bon moment pour avoir un enfant. La décision du
couple d'entamer la procédure pour une IVG, que nous pouvons situer
à la fin de la séquence 2 (cf. le tableau), constitue encore une
décision en elle-même. Et enfin, Carine, face à la question
« à quel moment a été prise sa décision
à elle? », répond : « Quand j'ai parlé à
ma psy. (...) Ma psy je lui ai parlé à la fin, après avoir
vu la biologiste, après avoir vu la médecin... Par contre
voilà, pour reprendre la réflexion de tout à l'heure, la
biologiste et la médecin, ils m'ont vraiment retournée,
c'est-à-dire que, vraiment ça m'a fait douter, vraiment.
J'assumais pas complètement ma décision. (...) Donc j'assumais
pas vraiment et la biologiste et la médecin elles m'ont cassée,
fait douter, c'est parti complètement en live. Donc là
j'étais pas bien. Et à la fin j'ai parlé à ma psy
et on a fait le tour de tout ça et là, là j'ai vraiment
assumé ma décision ».
Nous n'avons plus une décision mais au moins quatre,
liées entre elles. En effet, la décision du couple dépend
directement de la décision de Carine d'impliquer Thierry ainsi que de la
décision de Thierry de ne pas avoir d'enfant à ce
moment-là. De même, l'exécution de la décision du
couple, c'est-à-dire la réalisation de l'acte, a
été tributaire de la décision personnelle de Carine.
C'est dans cette interdépendance que l'on peut
constater les effets d'appropriation, de traduction et de torsion des
rationalités entre elles, pour un même actant ou entre eux. La
décision de Carine d'impliquer Thierry montre qu'il y avait dans cette
situation un enjeu strictement conjugal en parallèle de
82
l'enjeu de constituer une famille ou non. Elle indique que
dès l'annonce de la grossesse à son copain, elle a pris le soin
de le rassurer sur la suite des événements: « Je l'ai
rassuré en disant: t'inquiète pas, on va prendre vraiment la
décision à deux et on va prendre vraiment le temps de
réfléchir. On fera, vraiment, ce qu'il y a de mieux pour nous
deux. Voilà. Donc je l'ai rassuré ». Lui-même
perçoit cet enjeu: « Je pense que c'est vraiment la première
vraie décision qu'on a prise à deux ».
Ce souci d'impliquer, de rassurer son copain explique la
grande prise en compte de sa décision à lui. Il faut
également noter que cette prise en compte a été possible
car il y avait suffisamment de proximité entre les rationalités
des deux actants. Le refus d'engendrer à ce moment-là
était présent des deux côtés, rendant l'entente
possible.
Mais Thierry se rend compte du poids de son propre avis et
craint d'avoir orienté la décision. Après l'IVG, il aura
une courte période de culpabilité, liée, entre autres,
à cet aspect-là: « Et je pense que sur le coup elle
était peut-être moins convaincue et que c'est le jour J qu'elle
était sûre d'elle. Mais au début c'était
peut-être plus moi. C'est peut-être pour ça que je t'ai dit
que je culpabilisais après coup ». « Ça aurait
été différent si j'avais dit tout de suite que je le veux
quoi ».
C'est en quelque sorte l'« excès de pouvoir»
de sa propre opinion dans le processus global de décision qui semble
culpabiliser Thierry. Sans sa participation à lui, sa copine aurait
peut-être gardé l'enfant: « Je pense que une femme qui est
seule et qui a pas un mec, si le mec s'est barré par exemple, et qu'elle
a envie d'avoir un enfant, je pense que, le fait de ressentir l'enfant en toi,
je pense que t'as plus (davantage) envie de le garder ». «
Après coup on a eu une période délicate. C'était
pas tout rose, un mois après à peu près et je pense que,
inconsciemment, moi je devais culpabiliser, elle, elle devait m'en vouloir, je
pense. Et du coup on a eu une période un peu compliquée
».
Le poids de l'avis de l'homme dans la décision finale
peut susciter des sentiments divergents. Ainsi, pour Jonathan, c'est au
contraire l' « insuffisance de pouvoir» des hommes qu'il semble
déplorer. Pour lui, ne pas avoir le dernier mot est dur à
supporter: « Quelque part, pour les hommes, il y a quelque chose qui est
assez
83
heu, comment exprimer? Quelque chose qui est assez difficile
dans le sens où lorsqu'il y a la conception d'un enfant (...) qui est
une erreur, finalement, puisqu'il y a eu un problème de contraception,
c'est non désiré... Heu en fait, la personne qui a le dernier mot
c'est quand même la mère et là, l'homme il peut rien faire,
quoi. (...) Enfin ce qu'il a à dire finalement il peut le dire mais bon
c'est pas lui qui aura le dernier mot. La décision c'est pas lui qui la
prendra ». « C'est quelque chose de difficile à vivre ».
Lors de l'entretien avec sa compagne, elle nous avait expliqué la
réaction qu'il avait eue face à sa grossesse en ces termes:
« il était un peu catégorique que c'était normal que
je me fasse avorter, vu que lui il voulait pas le garder ». Ainsi, la
possibilité de ne pas avoir son avis pris en compte angoisse
Jonathan.
La perception du corps gravide par le conjoint
Dès la première séquence de ce processus
décisionnel Thierry est réceptif au changement du corps de sa
copine. Avant même que la grossesse ne soit confirmée par l'examen
sanguin, il perçoit des signes: « Ça se voyait, elle avait
pris un peu des joues, des seins, tout ça quoi. Donc je m'en doutais
quoi ».
Au fil de ce laps de temps, qui lui paraît trop long,
Thierry est attentif au corps de Carine et cela l'émeut: «
J'étais un peu plus attendri, je sais pas pourquoi. Parce que ça
fait bizarre, parce qu'il y a un organisme vivant dans son ventre et heu tu
sais que c'est le tien, je sais pas y a un truc, un truc un peu
différent. Mais même elle, même elle, elle était, je
sais pas, un peu différente. Vachement de confiance en elle, je sais pas
y avait un truc ». Elle--même est consciente de ce regard, et
cherche à partager avec lui les émotions qui accompagnent les
changements corporels: « Il voyait plein de symptômes et je lui
disais : oui mais c'est tellement beau ». « Je lui disais: mais je
suis complètement chamboulée, parce que je vis des choses
tellement incroyables que... Et je lui racontais tout. Donc il a vécu
ça avec moi ».
Carine perçoit également l'effet produit sur
Thierry: « mon copain il était complètement
dévoué, en fait, vraiment. Donc, heu, il m'amenait un verre
d'eau, il était à mes petits soins, vraiment. Et du coup on
était vraiment dans une bulle.
84
Il était complètement amoureux,
complètement ému, il était plus ému que moi, limite
».
Cet effet est pour lui perturbant. A force d'être
attentif et ému par le corps et les émotions de sa compagne, le
« point de vue émotionnel» dont elle nous a fait part
s'installe progressivement en lui : « Entre le moment où on l'a su
et le moment où a eu lieu l'IVG il s'est passé presque trois
semaines et c'est beaucoup trop long. Parce que plus les jours passent et plus
son corps changeait, plus tu vois, tu vis avec, quoi, au bout d'un moment tu
t'y habitues, quoi. Quand le jour de l'IVG arrive ça fait
déjà trois semaines et t'as déjà presque
vécu avec l'idée d'avoir un enfant. Et je pense que c'est
ça qui m'a un peu perturbé après coup. (...) Tu fais que
parler de ça, donc tu sais plus, quoi. T'es parti d'un constat qui
était plutôt simple et puis après tu vis avec ce petit
être à côté de toi et puis, tu sais plus. Je pense
que c'est ça qui est perturbant ».
Pour l'étude de cette situation, le découpage
séquentiel ne s'arrête pas à l'acte médical. La
quatrième séquence prend en compte l'après intervention,
où les actants vivent un décalage. Thierry, comme nous l'avons
vu, a un contrecoup, que Carine ne comprend pas très bien : « Et
par contre, post--opération, je trouve qu'il l'a plus mal vécu
que moi. Avec beaucoup de regrets de cette période, et avec des doutes,
à savoir si on avait vraiment pris la bonne décision. Il m'en a
fait part. Parce que c'est vrai qu'après, il m'a reproché
d'être plus distante et d'être moins présente, après
le, après l'opération. Moins câline... (tu l'as ressenti
aussi?) Pas du tout, je m'en étais pas rendu compte justement. Parce
que, je lui en ai pas voulu parce qu'il a été tellement
présent et tellement parfait que, on a tellement vécu tout en
même temps, ensemble. Du coup j'avais vraiment l'impression que j'avais
pris la bonne décision, qu'on y avait pensé à deux. Je me
suis pas sentie influencée ou quoi que ce soit. Je lui en voulais, mais
alors, pas du tout. Parce que c'est vrai que souvent... je sais que ça
arrive. Mais j'assumais complètement ma décision et donc du coup,
au contraire, j'étais reconnaissante de son comportement, son attitude
depuis le début donc heu, j'ai pas eu le sentiment d'être plus
distante du tout. Mais apparemment oui ».
85
Analyser cette situation sous forme d'étude de cas,
avec la méthode du surcode, nous a permis de repérer les
différentes rationalités des actants. Celles qu'ils revendiquent,
celles qui les ont perturbées et celles qui s'inscrivent en filigrane de
leur discours. Cette étape de séparation des propos en fonction
de la rationalité qui les sous--tend était nécessaire pour
que nous puissions percevoir l'effet de surcodage. En effet, dans le processus
de décision, les différentes rationalités ne sont pas
hermétiques les unes aux autres. Chaque actant, lorsqu'il reçoit
le discours de l'autre, se l'approprie en le traduisant, en le transformant,
selon sa propre rationalité. C'est en fonction de cet effet que le
processus de décision connaît une évolution, marquée
par plusieurs choix successifs, comme nous l'avons vu avec Carine et
Thierry.
Pour lui comme pour elle, ce n'était pas le bon moment
pour avoir un enfant. Ce début de grossesse a inscrit la question de la
maternité et de la paternité à l'ordre du jour pour ce
couple en construction, chacun s'interrogeant, pour soi et ensemble, sur un
éventuel projet d'enfant. Ainsi, pour eux, ce processus aboutit à
un véritable choix de vie, de couple.
86
Situation n°2
Abordons maintenant la seconde étude de cas. Si les
éléments de l'analyse restent les mêmes que dans la
précédente (le découpage séquentiel, les
différentes rationalités et les torsions qu'elles opèrent
les unes sur les autres, en suivant la méthode analytique du surcode),
la présentation sera ici différente car axée sur un
événement marquant pour le processus décisionnel.
Résumé
Françoise a 5 enfants, dont 2 avec son mari, Patrick.
Deux des trois autres enfants vivent avec le couple. Le petit dernier n'a que
quelques mois. Retard de règles, un test confirme la grossesse : cette
nouvelle apporte beaucoup de souci pour le couple, dans un contexte qu'ils
jugent défavorable. La question de la santé de Françoise
et de la viabilité de l'embryon est très présente et sera
déterminante dans le processus de décision.
Evolutions autour d'un fait marquant
Pour l'analyse de cette deuxième situation, nous
proposons un découpage en seulement deux séquences,
séparées par la survenue d'un événement marquant.
Les faits principaux de la première séquence sont:
- La découverte de la grossesse,
- Les discussions au sein du couple,
- Les démarches entreprises ensemble dans un premier
hôpital, mais qui ne donneront pas lieu à une IVG,
- Les démarches entreprises par Françoise pour
une IVG médicamenteuse en cabinet privé, qui n'aboutissent pas
non plus,
- Les démarches entreprises pour une IVG chirurgicale
avec anesthésie générale dans un autre hôpital.
C'est à ce moment-là qu'intervient
l'événement marquant, à savoir des pertes de sang qui
inquièteront énormément Françoise et Patrick. La
deuxième séquence débute avec elles. Dans cette
deuxième séquence, Françoise consulte les médecins
de l'hôpital où elle a pris rendez-vous pour l'IVG. Sans
être
87
catégorique, l'avis médical est que ces pertes
de sang peuvent laisser présager une fausse couche, même tardive,
ou une grossesse à risque. Ces craintes conduisent Françoise
à se rendre à l'intervention programmée, se
décidant définitivement seulement une heure avant.
Revenons en détail sur ce découpage
séquentiel. Dans le récit des deux actants, nous identifions
plusieurs rationalités qui dialoguent entre elles. Dans un souci de
clarté, nous allons les séparer et les expliquer, en respectant
le découpage séquentiel. Dans cette sous-partie nous
détaillerons les différentes rationalités présentes
et les effets de surcodage, en nous focalisant sur ces deux moments distincts:
avant et après les pertes de sang. Nous commencerons donc par les
rationalités présentes dans la première séquence.
Pour Françoise nous présenterons sa volonté de ne pas
pénaliser ses 5 enfants. Face à ses arguments, nous
étudierons les réponses de Patrick et sa position. Puis, nous
verrons l'importance qu'a pour Françoise le cadre de la vie de famille
face à la question de l'avortement. Ensuite nous aborderons la
deuxième séquence et les risques concernant la santé.
Dans les passages qui suivent, le texte en bleu correspond aux
propos de Françoise, le texte en vert à ceux de Patrick.
Voici comment Françoise présente leurs
positions, en début d'entretien : « Moi j'étais plus dans
l'optique de peut-être pas le garder, Patrick était plus dans
l'optique de le garder, en me laissant moi le libre choix ». Examinons
comment s'expriment les rationalités qui conduisent à ce
constat.
Lorsqu'elle a su qu'elle était enceinte,
Françoise s'est inquiétée de la gestion du quotidien, dans
lequel il y avait déjà 5 enfants. Ce souci se décline en
deux aspects complémentaires: le temps et l'argent.
- Temps: « quand ils sont tous rapprochés t'as pas
le temps de t'en occuper correctement comme quand ils ont beaucoup
d'écart ». « T'es toute la journée dans les couches,
les biberons tu les donnes l'un derrière l'autre à la
chaîne (rire). Je sais pas où il est l'épanouissement
personnel,
88
hein. Moi, j'aime bien faire des risettes, avoir le temps de
s'occuper aussi ».
- Argent: « les principales questions qu'on se posait
c'est: est-ce qu'on va pas en pénaliser 5, déjà 5 c'est
pas facile, financièrement, à assumer, donc un de plus ».
A cette logique s'ajoute la crainte de donner une image d'
« élevage de gosses », selon les termes d'une de ses amies.
Comme annoncé précédemment, pour Patrick,
au départ, cette grossesse devait aboutir à un enfant
supplémentaire. « Patrick il était plus heu : "t'es enceinte
tu gardes, un de plus" (rire) ». « Ah moi, ma première
réaction c'était: on le garde ». « Moi je garde
toujours tout, moi ».
Il oppose donc aux propos de sa femme des contre-arguments
réalistes ou fantaisistes, comme nous pouvons le remarquer dans le
dialogue suivant:
« Moi à la base, j'étais plus dans le
contexte : après il faut assumer tout le monde
et pas priver les uns pour donner aux autres.
- ah ben, c'est sûr. Après il faut se serrer la
ceinture un peu, c'est clair. Mais bon
- Après, la génération actuelle, le gamin il
veut son scooter et que tu peux pas le
payer... Si il veut faire des études et que tu peux pas
lui payer ses études et que
tu lui dis toujours non, c'est pas mieux non plus
- eh ben hop au boulot ! Tu vas payer tes études, une
partie...
(...)
- Si tu lui donnes à manger des pâtes et des patates
tous les jours...
- eh ben il mangera des pâtes et des patates tous les
jours!
- Le côté matériel, moi. Je pense que, un de
plus il faut changer la bagnole
- on prendra une remorque
- Les chambres... y a tout qui change, aussi.
- maintenant ils font des trois lits superposés !
(rire)
- Tu vois, quand on parlait d'élevage tout à
l'heure, ça y ressemble (rire) ».
89
Ainsi, bien que Françoise bénéficie du
« libre choix» accordé par son mari, les positions concernant
l'issue de cette grossesse sont polarisées.
Deuxième rationalité présente dans le
discours de Françoise: celle du cadre marital au service d'une vie de
famille, dans lequel on accueille les enfants qui viennent. Ainsi, ne pas
poursuivre la grossesse a été ressenti comme une
inégalité de traitement vis-à-vis des fruits de leur
union. Ce qui est difficile, c'est « de se dire qu'on fait partir l'enfant
de son mari. Et je pense qu'on le vit pas, personnellement, quand on a
déjà des enfants... Si c'est un premier, qu'on n'a pas d'enfant,
on le vit peut-être pas de la même façon, je sais pas».
« A la base on n'est pas pour l'IVG, hein. Voilà. Après
ça dépend des circonstances, hein. Mais quand on est
mariés et qu'on a une vie de famille...86 ça
n'a pas été pris comme ça. Quand il y a déjà
des enfants... On n'était pas dans ce schéma... ». « En
ce qui concerne l'avortement, nous n'étions pas forcément
favorables, puisque nous étions mariés, avec des enfants, et nous
avions pris la décision de garder le petit dernier qui n'était
pas forcément attendu, donc il est vrai que nous avons beaucoup
culpabilisé de ne pas avoir la même démarche pour cette
grossesse ».
C'est également ce qui l'aura marquée, lors de
l'entretien pré-IVG au premier hôpital où elle s'est
rendue, celui dont elle n'a « pas du tout aimé l'approche » :
« La psy elle m'a dit: "pourquoi vous faites partir celui-ci, vous avez
pas fait partir les 5 premiers. Pourquoi celui-ci ?" C'était même
pas une question, c'était une affirmation. Elle me fait: "c'est vous qui
décidez, mais vous avez pas fait partir les 5 premiers" ».
Patrick ne s'exprime pas sur ce point mais le discours de
Françoise laisse penser qu'ils partagent la même opinion.
A ce moment de la chronologie, nous constatons que le
processus décisionnel est dans une impasse. D'une part, les discussions
du couple sont arrivées à un statu quo, et un poids
moral les aloudit. D'autre part, les démarches entreprises en vue d'une
IVG n'aboutissent pas, comme s'il y avait une impossibilité de
86 Souligné par nous.
90
passer à l'acte. En effet, les démarches ont
été par trois fois effectuées, toujours dans le but d'une
IVG, avec des modalités différentes. La première fois n'a
pas abouti car le regard de l'équipe médicale (essentiellement
celui de la conseillère conjugale et familiale) a été
perçu comme trop culpabilisant. La deuxième fois,
Françoise s'est retrouvée dans l'impossibilité de prendre,
elle-même, les cachets abortifs donnés par la gynécologue.
La troisième fois, le couple prend rendezvous pour une IVG chirurgicale
avec anesthésie générale sans être sûr de s'y
rendre. L'anesthésie générale devrait permettre à
Françoise d'avoir un rôle moins actif. Son mari explique: «
elle n'est plus partie prenante parce qu'elle réfléchit pas, elle
est plus là, c'est le médecin qui fait le travail... parce que
bon, prendre les cachets, comme ça, c'est dur quoi ».
C'est à ce moment de la situation étudiée
que Françoise a des pertes de sang. Ce phénomène,
survenant en début de grossesse, peut être anodin ou lourd de
conséquences selon les cas87. Pour Françoise et
Patrick, ces saignements sont source d'une grande inquiétude. Toutefois,
leur angoisse respective ne repose pas sur la même projection des
implications qu'ils peuvent avoir.
Pour Françoise, les risques concernant sa propre
santé sont perçus comme un obstacle supplémentaire
à la gestion de la vie de famille (« Parce que gérer en plus
une grossesse compliquée... »), mais ce sont surtout les risques
concernant l'embryon, sa viabilité, qui ont un impact sur elle: «
Et du coup je suis allée voir sur des sites et quand y a des saignements
comme ça en début de grossesse, on peut les perdre à 5, 6
mois... » ; « ou alors le doute de se dire: je vais être
87 Cf. Interview de Noëlle Thaler, gynécologue
obstétricienne à l'hôpital de Longjumeau: « Dr Thaler:
Les saignements provoquent une véritable angoisse, surtout quand il
s'agit d'une première grossesse... et c'est tant mieux! Ils peuvent
être le signe de problèmes très graves. Cette peur qu'ils
provoquent est souvent salvatrice puisqu'elle pousse les femmes à en
parler à leur spécialiste. Heureusement, il existe une foule de
causes bénignes à l'origine des pertes de sang. » Et «
si la cause du saignement n'est pas grave, il faut le considérer comme
un avertissement, et privilégier un repos salutaire. Pour les
pathologies plus inquiétantes dont nous avons parlé, il y a deux
cas de figure. Soit il s'agit d'une fausse couche ou d'une grossesse
extra-utérine, alors le médecin est relativement impuissant quant
à la survie de l'embryon, soit le foetus est suffisamment
âgé pour que l'on envisage une césarienne. Dans les cas de
placenta bas inséré, la grossesse sera surveillée. Mais
dans plus de 90 % des cas, le placenta migre en position normale avant le
terme. Toutefois, s'il s'agit d'un placenta prævia, il peut justifier une
hospitalisation prolongée qui conduira à une naissance par
césarienne, le risque d'hémorragie étant trop important
». Sur le site internet :
www.doctissimo.fr/html/sexualite/hygiene-feminine/articles/se_7466_saignements_grossesse_itw.htm,
consulté le 28 août 2013.
91
enceinte jusqu'à 5 mois, je vais peut-être le
perdre, et là le foetus sera formé. C'est encore plus dur. Donc
autant le faire tout de suite et puis... ».
Les risques concernant la santé sont pris très
au sérieux par Patrick, qui en fait même une question vitale:
« Après, bon, son état de santé s'est
dégradé, c'est vrai que, y avait un risque, ça aurait
été une grossesse couchée, à la maison... et
risquer sa vie88 et risquer aussi celle du
bébé, c'était dangereux, quoi ». Dans son discours,
ce qui prédomine c'est le risque encouru par la femme davantage que
6ème
par l'embryon : « La santé de la maman, ouh
là, une grossesse, c'était une
grosse interrogation ». « Si la femme va bien, c'est
sûr. Après, niveau santé, ben c'est niveau santé,
c'est autre chose, c'est un autre choix. Mais si la femme elle est en bonne
santé, tout baigne, tout va bien... ».
Chacun met en relief dans son discours l'importance
décisive de cet événement. Pour Françoise, c'est ce
qui lui a permis de passer à l'acte : « Et après, ce qui a
déclenché ma décision moi, j'ai eu des pertes de sang en
fait, donc consultation à l'hôpital, là-bas ils savaient
pas trop se prononcer. Peut- être que ça sera une fausse couche,
peut-être que ce sera une grossesse à risque, peut-être que
j'arriverai à terme, ou pas à terme. Puis les saignements se sont
accélérés donc heu, je suis montée à, sur
l'IVG, quoi ». « Ce qui m'a décidée, c'est les
saignements qui se sont provoqués. Jusqu'à la dernière
minute, je savais pas si... J'avais pris rendez-vous, mais je savais pas si je
ferais ».
Pour Patrick, c'est ce qui lui a permis de s'approprier la
décision d'interrompre la grossesse. S'il considérait le contexte
général peu favorable, c'est sur l'aspect de la santé
qu'il a basé sa décision.
(Françoise était en train de parler de l'aspect
financier, quand son mari l'interrompt) : « Moi personnellement c'est pas,
c'est un point qui a marqué, mais. Moi, c'était la santé
».
88 Souligné par nous.
92
Dans ce processus de décision les rationalités
présentes dans la situation initiale aboutissent à une impasse.
Ce qui fait évoluer la décision, c'est un phénomène
que chaque actant s'est approprié à sa façon, le
traduisant dans sa propre rationalité. De cette façon, la
décision a pu être mise en acte, dans un rapport de forces tendu
pour la femme concernée. En effet, c'est l'hésitation qui
prédomine et Françoise explique: « Dans le doute, je me suis
décidée une heure avant l'intervention de me rendre à
l'hôpital pour mettre fin à cette grossesse ».
93
Remise en cause de certains présupposés de
l'enquête
Pour chaque entretien réalisé, nous avons
envisagé la situation décrite sous l'angle de l'étude de
cas. Pour certaines de ces situations, des obstacles matériels ont rendu
cette forme d'analyse impossible, notamment lorsque nous n'avons pu interroger
les personnes qui ont participé à la décision. Mais
d'autres situations ne s'y prêtaient pas en elles--mêmes. Ce
constat a remis en cause certains présupposés de cette
enquête.
Premièrement, la femme concernée prend parfois
sa décision seule, sans inclure de proches dans ce processus. Ce cas de
figure, nous l'avons rencontré avec Charlie et Héloïse. Cet
aspect sera repris dans une partie suivante de l'analyse où nous
étudierons les rôles mis en place par une situation
d'avortement.
Par ailleurs, la situation vécue par
Héloïse remet en cause un autre présupposé, celui de
la temporalité. Nous avons considéré, lorsque nous avons
fixé la problématique de cette recherche, que la grossesse (sa
suspicion, sa découverte) constituait l'événement
fondateur de la situation. En effet, même si elle s'insère dans un
contexte plus large, la grossesse paraissait marquer le début du
processus de décision qui allait mener à l'IVG. Dans la plupart
des situations étudiées ce fut le cas.
Néanmoins, celle d'Héloïse nous a
indiqué que fixer a priori un début (arbitraire, donc,
puisque a priori) au processus de décision peut se
révéler inadéquat pour saisir le vécu des
interviewés.
Ainsi, la grossesse d'Héloïse a constitué
un élément d'une situation plus large, commencée avant,
terminée après et englobant d'autres éléments. Le
récit commence ainsi : « Avant cet épisode j'étais
assez en crise de couple. On était sur le point de se séparer,
mais c'était pas fait, on vivait encore ensemble. Et donc j'avais un
amant et, ça doit être je pense une des premières fois
où on a eu une relation sexuelle... ». Ayant des doutes sur
l'efficacité du préservatif, Héloïse achète la
pilule du lendemain. Ce faisant, elle prend une contravention de stationnement
et ne s'en rend pas compte. Son mari, présent chez eux à un
moment où il était censé être au travail, la voit
jeter un emballage dans la
94
poubelle des voisins. Le procès verbal sur la voiture
attire son attention, car Héloïse ne devait pas se rendre à
la ville indiquée dessus. Sa curiosité piquée à
vif, il regarde quel est l'emballage jeté un peu plus tôt, et se
rend compte ainsi que sa femme a une aventure (car eux-mêmes font chambre
à part).
« Et donc là il avait une preuve que j'avais une
liaison avec quelqu'un donc il savait que c'était lui. Là on a
décidé de vraiment, vraiment se séparer ».
Sensible aux hormones, Héloïse, qui pensait
pourtant avoir évité une grossesse, fait un test qui se
révèle négatif. Quelques jours plus tard, pour en avoir le
coeur net (les symptômes persistant), elle fait une analyse de sang.
« (...) j'étais vraiment bien enceinte. Donc là
c'était... émotionnellement c'était assez difficile parce
que je vivais déjà une situation compliquée.
J'étais en pleine séparation du papa de ma fille, avec un amant
». « Bah là du coup je me suis pas posé la question
trente-six fois de est-ce que je vais garder le bébé ou pas donc
pour moi c'était sûr que j'allais avorter, mais bon je l'avais
jamais fait donc je savais pas encore vraiment comment m'y prendre. En tout cas
j'en ai informé et le père de ma fille avec qui je vivais encore
- on n'était plus dans la même chambre mais on vivait encore sous
le même toit - et l'homme qui était le papa du bébé
dont j'allais avorter. Et puis j'ai appelé au centre IVG de
l'hôpital pour savoir un peu plus comment ça allait se passer
».
Le rôle de l'IVG, dans la situation plus large qu'elle
vit, est difficile à déterminer pour Héloïse : «
Je sais pas comment ça se serait passé sans cet épisode en
fait. Oui il y a vraiment un avant et un après, mais est-ce que c'est
que dû à ça, vu que c'est déjà un moment de
ma vie assez compliqué. Là comme il y a vraiment un avant et un
après parce qu'on s'est séparé pile à ce
moment-là, du coup je suis rentrée dans mon appart à moi.
On s'est vraiment séparé physiquement à ce
moment-là. Je suis rentrée dans mon appart le lendemain de l'IVG.
Comme on s'est séparé physiquement pile à ce
moment-là, évidemment il y a un avant et un après. Mais
est-ce que c'est dû à ça ou pas. Enfin, voilà, on
avait déjà prévu de se séparer mais sans vraiment
avoir mis l'effet et là ça a accéléré les
choses, ça a accéléré la séparation en
elle-même donc évidemment il est énorme le
avant/après mais est-ce que y aurait pas eu la même chose juste un
peu plus tard, quoi ».
95
L'anticipation
Analyser les processus de décision au moyen de
l'étude de cas nous a permis d'avoir une vision plus juste, il nous
semble, et plus en adéquation avec le vécu des individus, de
l'anticipation d'une éventuelle parentalité.
Dans cette sous-partie, nous aborderons le thème de la
contraception et nous reviendrons sur cette vision si répandue de la
« bonne gestion de sa vie ». Au terme de cette recherche, nous
pouvons confirmer qu'envisager une IVG sous le seul angle de l'échec de
contraception est trop réducteur. Les individus et les couples ne sont
pas toujours dans une situation où ils sauraient a priori s'ils
souhaitent avoir un enfant, à ce moment-là et dans ces conditions
de vie. Cette question n'est pas en permanence à l'ordre du jour. Ils
n'ont pas forcément eu l'occasion de se la poser. Il faut
également prendre en compte la dimension « magique » de la
procréation.
En ce qui concerne la contraception, nous avons
déjà noté que ce sont les femmes qui sont, dans les faits,
le plus souvent « en charge» de cet aspect relationnel. Les femmes
ayant participé à cette enquête utilisaient toute sorte de
méthodes : pilule, préservatif, connaissance de leur cycle,
retrait... Et certaines combinaient les méthodes. Certaines femmes
n'utilisaient aucune contraception, mais cette affirmation dépend
beaucoup de ce qui est considéré comme une méthode de
contraception ou non. Ainsi, face à la question de la contraception,
lors de l'entretien de pré-enquête, Sophie annonce: « Pas de
contraception, hein, bien évidemment ». Plus tard dans l'entretien,
nous avons découvert que cette assertion pouvait être
réinterprétée. «Moi je me contentais de compter mes
jours, quoi, tout bonnement quoi. Et d'utiliser la bonne vieille méthode
du retrait. Qui ne marche pas, j'en ai la confirmation ». Ainsi, compter
les jours et pratiquer le retrait ne sont pas considérés comme
des moyens de contraception par Sophie. Il y a, dans les
représentations, une différenciation entre les méthodes
officielles, celles qui sont mises en avant dans les discours de santé
publique (pilule, préservatif, stérilet) et les méthodes
non médicalisées, qui, nous venons de le voir, ne sont parfois
même pas considérées comme méthode de
96
contraception à part entière. Sophie dira
également: « Et puis les garçons que je fréquentais
étaient vraiment pas portés sur le préservatif non plus.
Moi au départ j'insistais un peu et puis après j'ai laissé
tomber », rappelant l'asymétrie de la prise en charge de la
contraception au sein du couple.
Parmi les femmes qui disent n'avoir pas utilisé de
contraception, il y a celles pour qui il a suffi d'une relation sexuelle pour
tomber enceinte. Ainsi, Charlie explique : « On utilisait le
préservatif et puis ce jour-là, non. C'était comme un
bonus, quoi ».
Alors que pour Françoise, l'absence de contraception
était un état de fait prolongé: « Moi qui disais, le
mois prochain je vais mettre un stérilet, le temps a passé, tous
les mois je disais : je vais faire mettre mon stérilet, j'y allais
jamais et puis voilà, quoi ».
Ses propos indiquent que la contraception n'est pas
forcément une priorité dans la gestion du quotidien, et que si la
volonté de se prémunir d'une grossesse existe, le passage
à l'acte (ici, prendre rendez-vous pour la pose d'un stérilet)
est soumis aux contraintes matérielles de la vie ordinaire.
Lorsque la contraception est mise en défaut dans la
situation de grossesse, il est courant que les personnes concernées
deviennent méfiantes vis-à-vis de la méthode
utilisée et souhaitent en changer: « Ce qui a changé: j'ai
mis un stérilet. Je faisais la contraception naturelle depuis des
années, depuis dix ans je crois et ça marchait super bien. Sauf
pour le dernier enfant justement. Que j'ai été enceinte et que je
me demande toujours comment d'ailleurs. Mon médecin m'a dit que des fois
on pouvait ovuler en dehors du cycle. Des fois il y a des doubles ovulations
». Gloria
« Maintenant on prend un anneau et plus la pilule ».
Thierry
« Donc, heu, il m'est arrivé depuis que j'aie
d'autres relations et ça a été protection sur le coup et
pilule du lendemain. Le plus possible que je pouvais prendre c'était
ça », explique Emilie, qui avait utilisé un
préservatif lorsqu'elle est tombée enceinte et qu'elle a fait sa
seconde IVG.
Pour Jonathan, ce qui a changé depuis les deux IVG de
son ex-compagne: « Je me méfie de certaines méthodes de
contraception, notamment le préservatif ».
97
Il entre en compte, pour plusieurs personnes
interrogées, une dimension magique de la procréation selon
laquelle une grossesse survient dans la mesure où elle a
été décidée, comme si l'opération de la
volonté était performative. Les propos ci-dessous expliquent
comment cet enchantement opère:
« J'étais très amoureux, très
insouciant aussi. Très euphorique. Une vie très agréable,
très confortable. Très insouciante. Trop ». « Ben
effectivement je faisais pas attention, elle non plus. C'était
très, très fort en fait, donc du coup, bon elle, elle savait
qu'elle voulait plus d'enfant. Moi aussi. Donc, en fait, même si on n'a
rien fait pour pas en avoir... Je sais pas comment expliquer, on avait une
espèce de confiance dans la vie, que. C'était très mental
en fait. C'était des idées. En fait on pensait que, comme on
voulait plus d'enfants, on n'en aurait plus. Sauf que la vie est pleine de
ressources et pleine de surprises. En fait, ça nous a confirmé
à tous les deux qu'on était très fertiles ».
Daniel
« Un enfant ça ne pouvait advenir que si moi je le
voulais. C'est tout. Point ». « J'étais persuadée moi,
j'avais une certitude (...) c'est de, que j'aurais un enfant, que je serais
enceinte que si moi, Sophie, je le décidais. Et qu'il pouvait absolument
pas paraître comme ça, qu'il pouvait pas apparaître comme
ça, sans que moi, je l'aie décidé ». Sophie,
entretien de pré-enquête
Autre vision « magique» de l'engendrement, mais dont
l'effet serait l'inverse du précédent, est celle qui consiste
à considérer que lorsqu'une grossesse survient, cela signifie que
l'enfant doit venir au monde, comme si son existence avait
été décidée en dehors de la volonté du
couple. Dans ce cas, la découverte de la grossesse devrait être
une source de joie, ce que Thierry appelle « l'effet wow » :
« En revanche, je fais aussi partie de ceux qui pensent que quand
ça doit arriver, ça doit arriver quoi. Quand tu dois tomber
enceinte, tu dois tomber enceinte. Parfois y a ce côté un peu
magique aussi de la chose quoi. Tu l'attends pas et puis ça arrive, mais
nous, dans notre cas ça n'a pas fait l'effet de, ça a pas fait
l'effet wow, si tu veux, on n'a pas sabré le champagne quand on
l'a su quoi. C'est aussi une des raisons qui m'a fait dire que c'était
beaucoup trop tôt ».
« Mais... moi j'avais toujours dit que je me ferais
jamais avorter. Et donc oui, ça a changé mon point de vue,
puisque comme je suis tombée enceinte sans le
98
vouloir et que du coup, voilà. (Pour quelles raisons
vous pensiez que vous ne le feriez pas ?) Parce que je voulais toujours plein
d'enfants et voilà : si je tombe enceinte je le garde. S'il est
là, c'est qu'il doit être là89. Et donc
là, ça m'a fait changer d'avis ». Gloria
Cette vision « magique », Daniel la transforme pour
qu'elle corresponde à l'avortement vécu: « Après,
moi, l'IVG, je peux voir ça aussi comme le choix d'une âme qui
s'incarne quelques jours, qui fait l'expérience de vivre quelques jours
au lieu de vivre 80 ans ou 100 ans. Voilà, après, tout ça,
ça me permet de déculpabiliser un peu. Que c'est pas que mon
choix à moi, ou que le choix de Gloria, cet acte. Ça peut
être aussi le choix de l'âme qui va s'incarner dans cet enfant et
qui sait que, en nous choisissant nous comme parents, elle ne pourra pas vivre
longtemps parce qu'on veut plus d'enfants et qu'elle a choisi de faire
l'expérience de l'IVG elle aussi ».
Ainsi, loin de la « bonne gestion» de sa vie
privée, les propos recueillis nous montrent que l'anticipation d'une
grossesse se situe entre plusieurs logiques, et que le « projet»
n'est qu'une manière parmi d'autres d'envisager une conception. La
contraception, quant à elle, n'est qu'un élément du
quotidien.
De plus, nous avons pu remarquer pour certaines des situations
étudiées que la grossesse interrompue a été
l'occasion de se poser la question dont nous parlions plus tôt: la venue
au monde d'un enfant est-elle souhaitée? Dans notre échantillon,
certaines personnes ont découvert à ce moment-là qu'elles
souhaitaient avoir un enfant avec leur compagnon ou compagne. D'autres se sont
rendu compte qu'ils n'envisageaient pas leur partenaire comme un parent
potentiel, pour des raisons diverses, qui pouvaient aller de la peur de «
perdre la femme pour la mère » à l'inadéquation
culturelle entre les familles d'origine. Dans d'autres cas de figure encore,
les conjoints se sont rendu compte à cette occasion qu'ils n'avaient pas
la même vision de l'évolution de la composition familiale. Nous ne
développerons pas davantage cet aspect, qui n'est pas au
89 Souligné par nous.
99
coeur de notre thématique et qui impliquerait d'avoir
été plus systématiquement exploré lors des
entretiens.
Nous pouvons donc relativiser la conception selon laquelle les
individus sauraient clairement qu'ils ne veulent pas d'enfant à cette
période de leur vie et feraient tout pour se prémunir d'une
grossesse. Malgré tout, cela est parfois le cas, et même ainsi, il
existe une part d'imprévisibilité bien difficile à prendre
en compte pour les personnes concernées. Ainsi, bien
qu'Héloïse sache qu'elle ne souhaite pas d'enfant à cette
période de sa vie - période de rupture, Héloïse
était en train de quitter son mari - et qu'elle utilise le
préservatif et la pilule du lendemain lors d'une relation sexuelle avec
son amant, elle tombe pourtant enceinte. Autre exemple
d'imprévisibilité: Emilie, qui a arrêté de prendre
sa pilule et se réjouit, avec son compagnon, de la grossesse qui
s'annonce, a avorté à la limite du délai légal
suite à un revirement de son compagnon qui a changé d'avis et ne
veut pas qu'elle poursuive sa grossesse.
Plusieurs éléments nous éloignent de la
vision cartésienne de l'existence. D'une part, les intentions des
individus sont multiples et répondent à des rationalités
diverses qui s'imbriquent et se superposent. D'autre part,
l'imprévisibilité est une composante des situations de vie et les
actions, même répondant à une rationalité
cartésienne, ne sont pas maîtrisables jusqu'au bout.
100
Analyse: l'interruption volontaire de grossesse
Cette partie du mémoire, consacrée à
l'analyse, traitera plus particulièrement des spécificités
de l'IVG. Nous y aborderons les rôles clés qui se mettent en place
dans une situation de ce type, celui de la femme concernée bien
sûr, mais également ceux des personnes qui gravitent autour
d'elle, comme le partenaire, la confidente et la mère. Ce tableau est
partiel et pourrait être complété dans une recherche
ultérieure.
Ensuite nous approfondirons les aspects par lesquels l'IVG est
considérée comme un acte lourd par la plupart des personnes
interrogées. Notons dès à présent que toutes les
personnes ne sont pas concernées par tous les aspects.
Enfin, nous envisagerons l'IVG sous l'angle de la domination
masculine en explicitant les règles intériorisées qui
limitent le pouvoir des femmes vis-à-vis de la procréation.
101
Les rôles
Considérer la décision d'une IVG comme un
processus impliquant plusieurs personnes nous a permis d'identifier et de
caractériser des rôles propres à cette situation. Nous
présentons ici une typologie partielle des principaux rôles. Ils
sont envisagés du point de vue de la femme, personne centrale de cette
situation comme nous allons le détailler ci-dessous. Nous apporterons
aussi des éléments d'autres points de vue, lorsque cela est
possible, pour les mettre en perspective. Nous traiterons successivement les
rôles suivants:
La femme qui vit le début de grossesse et
l'avortement
Rôle principal. C'est en son corps que se trouve l'enjeu
de cette situation. C'est-à-dire qu'elle est physiquement contrainte
d'en vivre certains aspects: les éventuels symptômes de grossesse,
les rendez-vous médicaux, les éventuelles douleurs liées
à l'acte, parfois même les suites de l'IVG.
Elle a le pouvoir de qualifier les autres personnes, en leur
donnant voix au chapitre. Cette qualification opère souvent en amont:
c'est par leur relation avec cette femme que les autres personnes
impliquées auront autorité ou non pour se mêler de
l'affaire, et pourront participer à la décision. Selon la loi,
c'est elle qui prend la décision, c'est-à-dire que c'est elle qui
a le dernier mot.
L'homme coresponsable de la grossesse
Deuxième rôle, volant parfois la vedette au
premier. S'il est amené à se prononcer sur la question, c'est
qu'il a été qualifié apte par la femme. Et s'il l'a
été, c'est que cette relation amoureuse compte pour elle. Ainsi,
dès que l'avis du conjoint est sollicité, une dimension
multi-finaliste s'inscrit dans le processus de décision, ajoutant
l'enjeu du couple à celui de l'engendrement. L'homme est alors
considéré par la femme dans son double rôle de partenaire
de vie et de potentiel père de l'enfant engendré. Un même
partenaire peut être jugé apte à un moment donné et
puis décevoir, ou inversement. Notons que, pour l'homme, le seul fait
d'exprimer un avis pèse lourd dans la décision finale.
102
La confidente
Au féminin car souvent une femme, l'amie d'enfance ou
la soeur, ce rôle peut néanmoins être endossé par un
homme et/ou par une relation moins intime. Il peut y avoir plusieurs confidents
pour une même situation, ou aucun. La confidente est choisie en fonction
de la proximité relationnelle et/ou de son expérience (de la
grossesse, de l'IVG, de la vie). Son rôle consiste à accompagner
la femme, physiquement et/ou psychologiquement. Donne parfois son avis ou des
conseils. Peut avoir un discours moralisateur. Peut également aider
à dédramatiser la situation.
Nous avons entr'aperçu d'autres rôles au cours de
cette enquête, rôles que nous aurions aimé étudier,
notamment celui de la mère de la femme qui vit le début de
grossesse et l'avortement, qui peut chercher à influencer la
décision. Elle prend en charge une partie de la situation, que ce soit
la décision ou le quotidien.
Il est fortement possible que d'autres rôles existent
également et que nous n'en ayons pas eu connaissance par notre
échantillon réduit.
La femme
La femme qui avorte vit les symptômes de grossesse,
comme nous l'avons vu dans la première étude de cas. Elle vit
également les aspects physique et social de l'IVG. Elle est contrainte
physiquement d'assumer la situation.
Parfois, elle prend la décision seule, en fonction des
relations qu'elle a avec son entourage et principalement le coresponsable de la
grossesse. Ainsi, Héloïse, en pleine rupture avec son mari,
père de sa fille, ne lui permet pas de prendre part à la
décision, d'autant plus qu'il n'est pas le géniteur. Elle
n'envisage pas non plus que son amant, coresponsable de cette grossesse, puisse
prendre part à la décision : « En tout cas j'en ai
informé et le père de ma fille avec qui je vivais encore - on
n'était plus dans la même chambre mais on vivait encore sous le
même toit - et l'homme qui était le papa du bébé
dont j'allais avorter ». « C'est vrai que c'était "informer"
et pas "consulter" parce que en fait, mon amant, je crois que je lui ai
téléphoné tout de suite et je lui ai dit que
j'étais enceinte et,
103
enfin, je pense qu'il s'en doutait que j'allais avorter mais
bon. Je lui ai dit tout de suite, enfin je sais même pas s'il m'a
posé la question. C'était évident pour moi. Et mon mari
quand je lui ai dit que j'étais enceinte il m'a dit: "ah et qu'est-ce
que tu vas faire ?" et je lui ai dit: évidemment je vais avorter. Il m'a
posé la question mais pour moi c'était évident que,
voilà. C'était déjà tout décidé,
quoi. Je me voyais pas faire autrement. Je me suis même pas posé
la question longtemps. Je veux dire je me la suis posée qu'une fois.
Donc évidemment je me voyais pas du tout avec mon amant comme papa, je
me voyais ni vivre avec lui, ni lui comme papa de mon enfant. J'étais
déjà en pleine séparation, avec un enfant, donc je me
voyais pas tout de suite de toute façon, ni me remettre en couple ni
refaire un enfant ».
De même, pour Charlie, étant tombée
enceinte d'un homme qu'elle n'apprécie pas, la décision,
immédiate, ne concerne qu'elle: « Elle (la décision) est
venue tout de suite, parce que j'aimais pas du tout l'homme avec qui
j'étais, je me voyais pas garder. J'arrivais pas à dissocier le
fait de garder l'enfant et en même temps de pas être avec l'homme
avec qui... Encore j'aurais bien apprécié l'homme, mais en fait,
à la fin je le détestais et je trouvais que c'était un
monstre presque, donc je me disais que j'allais faire un monstre, et j'arrivais
pas à dissocier, voilà le bébé, qui allait arriver
et puis l'homme avec qui j'avais eu la relation, donc, je me voyais pas garder
cet enfant. Par rapport au type de père que ça pourrait
être, ouais. Je me voyais mal partager un enfant avec cet homme-là
». « C'était évident que je voulais pas garder
heu et continuer la grossesse. Donc du coup je suis allée voir cet
homme-là, qui était la cause (emphase ironique sur « cause
») de tout ça et heu je lui ai dit directement que j'allais avorter
et lui heu, voilà, il était tellement con que voilà, il a
pas essayé de dire autre chose ou quoi que ce soit. Et puis j'ai bien vu
que ça allait rien faire ». « Au départ c'était
pour l'informer et puis, je me suis dit: putain il réagit pas, il
pourrait pas me dire : "attends, on sait jamais, moi je t'aiderai...". Et,
voilà, il m'a même pas dit qu'il m'aiderait à, à
avorter ou quoi, qu'il viendrait avec moi. Donc j'étais vraiment
déçue de ça aussi et j'étais pas du tout
déçue de mon choix du coup ».
104
Notons que dans ces deux situations les hommes
concernés ont néanmoins été informés. Dans
d'autres situations, la femme concernée implique très rapidement
son partenaire (cf. Carine, Françoise, Gloria).
L'homme
Lorsque l'homme est intégré au processus, sa
parole prend beaucoup de poids. Nous pouvons avancer l'explication, comme nous
l'avons vu dans la première étude de cas, que cette
première décision de la femme en amont, de donner voix au
chapitre à son compagnon, conditionne l'importance de sa parole à
lui. Pourtant, il peut lui arriver d'être disqualifié de sa
potentielle future place de père en fonction de son comportement. Souad,
qui a d'abord vécu la découverte de sa grossesse joyeusement avec
son petit copain, s'est finalement rangée au point de vue de sa
mère (nous en reparlerons), qui préconisait un avortement. Elle
explique les réactions de son petit copain : « Ben il a pas le
choix, il a accepté mais ça lui fait beaucoup de mal. A moi
aussi, mais lui, voilà. Pour lui, j'ai tué son gosse. C'est sa
phrase favorite ». « De toutes façons, il avait pas fait ses
preuves quoi. Il se bougeait pas plus pour trouver du travail. D'un
côté il m'avait déçue, je me disais c'est pas
possible, il est immature. En fait j'aurais dû assumer l'enfant seule.
Enfin, il aurait été là, c'est sûr, mais il aurait
pas assuré comme il devrait ». Dans ces propos de Souad
apparaît une dimension fondamentale de la prise de décision en
couple. Pour la femme, la décision à prendre concerne la
poursuite de la grossesse ou son interruption mais également les
conditions de cette maternité potentielle. C'est à ce
moment-là que l'homme peut ou non « faire ses preuves » et
montrer son implication par rapport à un enfant commun.
Autre situation de déception vis-à-vis du
comportement de l'homme, Emilie a vécu ses deux IVG bien
différemment l'une de l'autre. Elle raconte la découverte de la
première de ses grossesses interrompues: « Et je fais un test, et
j'étais enceinte et après comme je fais aussi un test sanguin, je
me rends compte que ça fait déjà un bon mois et demi que
je suis enceinte. Donc du coup voilà, lui il le prend très bien,
y a pas de soucis. Il était content. On n'a pas parlé du tout
d'avortement ou quoi que ce soit. C'était juste, il était content
quoi. Moi je suis une vraie maman, moi j'ai déjà eu un enfant et
mon truc c'était d'en avoir
105
d'autres quoi. Et avec lui je pensais que ça serait
faisable en fait ». Peu de temps après, son compagnon change
brutalement d'avis: « Lui, du jour au lendemain, il a fait: "ah bah non,
non mais là ça craint, il faut pas faire ça". D'un coup,
il m'a fait comprendre, comme si je lui avais fait dans le dos quoi. D'un coup
il se sentait comme si c'était moi qui l'avais forcé à
faire ça ». Il exprime violemment et incessamment sa volonté
qu'elle avorte. Emilie constate : « Et là, la décision,
c'est simple, c'est que moi j'ai pas du tout envie d'avorter mais j'avorte
quand même ».
Le couple se sépare et se revoit ponctuellement
quelques mois plus tard. Elle retombe enceinte. Cette fois, elle prend sa
décision toute seule, sans le consulter. « Donc là je tombe
enceinte, et là cette fois je me dis: non mais, y a pas moyen, je lui en
parle pas, j'm'en fous je lui en parle pas ». « Quelque part j'avais
pas envie de garder ce lien avec lui, parce que quelque part, sa chance il l'a
eue et il l'a pas prise. Donc j'avais pas envie de lui donner cette
deuxième chance, de dire: on a un enfant. Donc ça je voulais pas,
c'était hors de question ».
L'alternative, pour les deux fois, aurait été
d'avoir l'enfant seule. Et ça, Emilie ne le veut pas, pour des raisons
personnelles d'organisation, de finances et de gestion du quotidien (elle
élève déjà un enfant seule), mais aussi car elle
considère difficile d'un point de vue social de garder l'enfant sans que
le futur père ne fasse partie du projet, et immoral vis-à-vis du
géniteur.
Pour la première IVG : « Donc là, il
devient de plus en plus insistant là-dedans et il dit: "ben ouais, faut
que t'ailles prendre rendez-vous, va faire ceci, va faire cela et arrête,
quoi". Et moi qui suis très compréhensive, je me dis : oh
là là le pauvre, je vais pas lui infliger ça et j'y vais
quand même quoi. C'est que moi j'avais pas du tout envie et que moi je me
disais de toutes façons, je trouverai une solution, mais d'un autre
côté, j'avais pas envie d'avoir un enfant pour me dire que. Enfin
moi j'ai déjà eu, avec mon fils, du père qui en fait n'en
a rien à faire, juste... Donc du coup, j'avais pas envie de ça
avec lui. Moi je préférais faire ça à deux, et si
les deux n'étaient pas d'accord pour ça, ça servait
à rien, quoi ».
Pour la seconde IVG : « Et là, je me dis: bon, ben
faut vraiment que je décide qu'est-ce que je fais. Donc là, en
fait, depuis que je l'ai quitté, j'ai déménagé
déjà
106
trois fois et j'ai toujours pas de situation stable, j'ai
toujours pas de chez- moi. Là, je suis en coloc mais c'est pas un truc
définitif. Je sais qu'il va falloir que je déménage
encore. Je sais pas où je vais atterrir. Comment, quoi, et
cetera. J'ai toujours pas de boulot, heu. Financièrement, c'est pas
ça non plus. (...) Et encore une fois, j'ai pas envie de faire cet
enfant seule. Encore une fois, j'me dis: bon, ben d'accord, je le garde. Je
vais être enceinte, quand on me voit on va me dire: "c'est qui le
père ?", parce que c'est la question que tout le monde pose à un
moment donné. Mon fils, il va se demander d'où il vient cet
enfant. A cet enfant plus tard va falloir que je lui réponde. Et puis
jouer le jeu avec lui, de pas lui dire, ben je trouvais pas ça correct
quoi ».
A l'inverse, d'autres situations montrent que lorsqu'il y a un
accord total entre les partenaires, ce qui est possible lorsque leurs avis sont
suffisamment proches au départ, le conjoint peut avoir un rôle
d'accompagnateur, se rendant disponible et présent pour la femme,
engageant son corps et sa disponibilité au moment de l'acte. Gloria
raconte son expérience: « C'était quelque chose qui
était déjà décidé avant au cas où
ça se passerait, donc voilà ». « Quand on a pris le
médicament, bah voilà, on s'est couchés tous les deux avec
mon compagnon, voilà, on s'est recouchés jusqu'à ce que,
le temps que le médicament face effet, tous les deux. On a vraiment fait
ça en confiance en fait. De le faire partir et tout. Non, c'était
plutôt beau, en fait. (S'est-elle sentie accompagnée?) Ah bah oui
carrément oui, parce que, il était là tout le temps hein.
On l'a fait le jour de mon anniversaire, il avait pris un jour de congé
donc on était voilà, tous les deux ensemble. Voilà j'ai
pris le médicament le matin, je me suis recouchée. On s'est
rendormi tous les deux, comme une bulle quoi ».
Il peut également chercher à compenser
financièrement son « extériorité» à
l'événement: « C'est mon compagnon qui a payé. Il m'a
dit que c'était sa participation, que c'était normal ou je sais
plus comment il me l'a dit ». (Gloria)
A l'inverse de la femme qui vit la situation dans son corps,
l'homme s'implique (ou non) par choix. Ainsi, la place que l'homme peut avoir
dans une situation
107
d'avortement se définit en fonction de la
volonté, comme montré dans le schéma
ci-après:
Le point de vue des hommes
Comme nous l'avons vu dans la situation n°1, le point de
vue des hommes sur leur propre rôle peut varier entre les extrêmes
représentés dans le schéma ci-dessus. Si Thierry est
attentif à sa compagne, attendri par sa grossesse et conscient de son
influence sur la décision finale, Jonathan ne se sent pas
concerné par les démarches médicales et voudrait prendre
lui-même la décision, acceptant mal que sa compagne ait le dernier
mot. Daniel, quant à lui, pose une journée de congé pour
vivre l'IVG médicamenteuse avec sa compagne et reste physiquement le
plus près.
Il serait intéressant, pour compléter, d'avoir
d'autres entretiens avec des hommes dont la compagne a avorté pour avoir
d'autres éléments de compréhension de leur propre vision
de leur rôle.
108
La confidente
C'est souvent la première informée de la
grossesse, parfois même dès les premiers doutes. Elle accompagne
le processus. Ce peut être par de l'écoute et/ou par une
présence physique, notamment le jour de l'intervention. Dans le meilleur
des cas, c'est un soutien pour la femme qui avorte. Son attitude oscille entre
conseils et neutralité. La confidente ne prend pas part à la
décision. Même lorsqu'elle donne des conseils, ce n'est pas
avec elle que la décision est prise. La confidente est souvent
une amie proche, une amie d'enfance ou une soeur, mais quelquefois c'est une
collègue, une connaissance avec qui la femme avait moins de liens.
« J'étais pas bien du tout et puis j'avais
vraiment personne avec qui en parler, j'avais une amie de formation
infirmière qui le savait, bon voilà, c'est pas allé bien
plus loin, on en a parlé un petit peu. Elle m'a accompagnée dans
mon désespoir on va dire. Ça m'a pas été d'une
grande aide. Ce qui m'a aidé, c'est ma soeur qui est venue avec moi le
jour de l'intervention ». « Et puis le jour de l'intervention elle
m'a accompagnée et puis là on a dédramatisé, on
était un peu dans la, heu, la dérision du truc. Pour pas rester
dans le pathos dans notre chambre d'hôpital. Voilà ».
(Charlie)
La confidente a souvent de l'expérience dans au moins
un des domaines concernés, que ce soit la maternité ou
l'avortement, ce qui lui donne parfois un statut d'experte aux yeux de la femme
qui avorte.
« J'en ai parlé avec ma copine, bah c'était
surtout un soutien, parce qu'elle aussi, elle avait dû avoir un
avortement. Et, voilà, moi je suis dans un cercle où on peut
facilement parler de ça et être comprise, entendue, comprise.
C'est souvent des cercles de femmes, donc heu, c'est chose courante, quand
même ». (Gloria)
« Et y en a d'autres qui me disaient, et même ma
meilleure amie avec qui je l'ai découvert, elle me disait, parce que
elle, elle avait déjà avorté avant, elle me disait: "tu
vas regretter, avorte". Voilà. Et je sais qu'elle a toujours raison ma
meilleure amie. Toujours ». (Souad)
« Sur le coup j'ai appelé une amie très
proche, je lui ai parlé dès que j'ai eu les résultats du
labo, c'est la première personne à qui j'en ai parlé, mon
amie
109
d'enfance. Après j'en ai parlé à d'autres
amis. Enfin en tout cas à une amie, à une amie voisine et qui
elle m'a accompagnée le jour de l'avortement. (Comment ont-elles
réagi?) De l'écoute et du soutien. Marie m'a dit qu'elle avait
déjà avorté aussi et que si j'avais besoin qu'elle
m'accompagne elle pouvait m'accompagner. Elle a été plutôt
heu, très présente. Et du coup, oui, je lui ai demandé
qu'elle m'accompagne le jour de l'avortement ». (Héloïse)
Françoise, comme nous l'avons vu dans la seconde
étude de cas, a déjà 5 enfants lorsqu'elle tombe enceinte.
Elle en parle avec sa belle-mère, mère de 7 enfants, qui a donc
l'expérience d'une famille nombreuse. « (Qu'est-ce que vous lui
avez dit ?) Que j'étais enceinte et que j'envisageais l'IVG. Et puis
elle, elle a 7 enfants aussi. Je lui ai demandé, dans ma situation
actuelle, qu'est-ce qu'elle ferait, et puis elle, elle m'a dit qu'elle
garderait pas... qu'elle l'aurait pas gardé ».
Il se peut que la confidente assume un discours moralisateur
vis-à-vis de la femme qui avorte, comme cela a été le cas
pour Charlie:
« Comme j'avais déjà avorté et
qu'elle le savait aussi, bon, on n'était pas très fières
de moi. J'étais pas très fière de moi et puis
voilà, on s'est encore dit qu'il fallait faire attention, que tatati...
on s'est remis au clair avec heu, la façon dont on fait l'amour quoi,
qu'il faut faire attention et cetera et puis même les
fréquentations ». « Moi je me suis faite engueuler parce que
ça devrait pas arriver au 21ème siècle
d'avorter et cetera, avec tous les moyens de contraception qu'on a et,
voilà ». « (Engueulée par qui ?) Ma soeur, ma copine
à qui je l'avais dit, parce que je l'avais dit à personne
d'autre. Mais je t'ai dit, j'avais eu un IVG bien plus jeune et là je
m'étais faite engueuler par ma famille aussi qui était au courant
».
Le récit d'une confidente
La confidente que nous avons interrogée, la soeur de
Carine, nous a fait part de la difficulté qu'a représenté
pour elle de faire abstraction de son propre vécu pour rester neutre.
Elle-même est mère de famille, avec trois enfants, et a hâte
que sa soeur ait à son tour une famille pour « qu'on se comprenne
un peu mieux quand
110
même sur certains points ». Nous avons vu, lors de
la première étude de cas, que Carine a fait appel à sa
soeur dès ses premiers doutes concernant une éventuelle
grossesse. La soeur a assumé son rôle d'experte: « elle m'a
appelée pour me parler de ses doutes à ce sujet et en même
temps, elle m'a donné ses symptômes et au vu de ce qu'elle m'a
raconté, pour moi, il n'y avait pas l'ombre d'un doute, elle
était enceinte ».
Malgré son envie de voir sa soeur devenir mère
et un parcours marqué par les problèmes d'infertilité,
elle cherche à rester neutre vis-à-vis de Carine: «
ça me touchait beaucoup. Mais j'étais pas non plus
traumatisée, je sais faire la part des choses, la part des vies. Chacune
sa vie, chacune son histoire ». « Je suis restée dans la plus
grande neutralité ».
« C'était dur pour moi de pas lui dire: "garde-le
! ". De lui dire, tout ce que j'avais moi par rapport à mon histoire, de
lui dire : "on sait jamais, garde-le, tu sais pas ce qui t'attend dans la vie
après" ». « Et c'était difficile parce que, je pense
qu'elle vous l'a dit, moi j'ai un parcours d'infertilité avec mon mari
».
« Mais en plus quand même je lui ai
conseillé d'aller faire une échographie, parce que je sais
l'impact que ça peut avoir aussi. (...) Pour qu'elle puisse voir, pour
qu'elle se sente peut-être un peu émue par ça.
C'était un peu traître, hein, mais elle le savait que
c'était traître. Peut-être que c'est le seul petit
degré où j'ai pas été très neutre. Mais elle
était pas dupe, elle savait très bien que ça allait sans
doute l'émouvoir de voir un petit coeur battre ».
« Elle sentait bien qu'elle donnait la vie en elle, qu'il
y avait une vie qui se construisait en elle. Et son corps qui changeait, ses
émotions, tout, tout. Tous ces chamboulements elle les a bien ressentis.
Et c'était très difficile toujours de rester neutre (rire). Ben,
j'avais envie de l'encourager dans, en lui disant: garde-le, tout ça.
Mais je respecte. Non je voulais surtout pas, c'est trop important. Je voulais
pas la parasiter, hein. Elle venait chercher des réconforts justement
sur son état qui changeait. Pour me demander, non pas si c'était
normal, mais voilà, elle comprenait pas, voilà, toute cette
émotivité qui était là, cette fatigue énorme
qu'elle avait, voilà, tous ces petits trucs qui se mettent en place
».
111
La mère
Il s'agit de la mère de la femme qui vit le
début de grossesse et l'avortement. D'après les
éléments que nous avons pu obtenir par nos entretiens, la
mère se place dans une position où elle prend en charge
une partie de ce qui se passe. Elle peut chercher à prendre la main
sur la décision de sa fille, comme dans notre entretien de
pré-enquête (cf. méthodologie). C'est également le
cas pour Souad, qui, lycéenne, vit encore chez ses parents, ce que sa
mère utilise comme moyen de pression : « Et heu j'appelle ma
mère, juste avant de remonter en stage, parce que j'y suis allée
pendant ma pause et je l'appelle et je lui dis: maman j'ai un truc à te
dire. Elle me dit: "quoi ? T'es enceinte ?". Je lui dis oui. C'est simple elle
m'a dit: "est-ce que tu comptes le garder? " ; j'ai dit: ben oui. Elle m'a dit:
"c'est simple, si tu veux le garder, tu prends tes affaires, ce soir tu viens
à la maison, tu prends tes affaires et tu pars. C'est simple". Elle m'a
dit: "après si tu avortes y a pas de soucis, tu restes chez moi". Elle
m'a dit: "mais si tu comptes le garderje veux plus te voir" ».
La mère de Souad prend également en charge les
démarches médicales: « Puis elle m'a emmenée, on a
pris rendez-vous chez son gynécologue et il m'a donné le
médicament ».
La mère veut généralement le bien de sa
fille et c'est parce qu'elle s'inquiète pour elle qu'elle s'implique
autant: « Au début elle a réagi un peu brutalement. Mais
ensuite elle m'a appelée, elle m'a demandé d'en parler. Elle
était calme, elle était douce et elle m'a dit vraiment des mots
qui m'ont, des choses qui m'ont convaincue mais totalement. C'était la
première fois qu'elle me parlait comme ça. Ça me faisait
bizarre en fait. Elle envoyait des textos hyper longs où elle
m'expliquait. Elle me faisait relativiser en fait. Que c'était rien. Que
ça arrivait à tout le monde. Mais qu'il fallait pas tomber dans
le piège. Que j'allais le regretter plus tard, que j'avais le temps.
Toujours le même refrain quoi ». « Voilà j'ai bien
discuté avec ma mère et j'ai vu qu'elle avait raison ».
(Souad)
Dans cette situation, la mère ira jusqu'à
prendre intégralement en charge les frais liés à l'IVG,
pour protéger sa fille de la réaction du père :
112
« (Qui a payé les frais?) C'est ma mère.
Ils auraient pu être remboursés mais le problème c'est qu'y
aurait écrit "gynécologue 300 €", mon père il aurait
vu ça il se serait posé des questions. Et mon père
était pas censé être au courant. Parce que c'est au nom de
mon père la mutuelle en fait. Donc il l'aurait vu. Donc, pour ne pas se
faire griller par mon père, elle a préféré payer
300€ de sa poche sans être remboursée ». « Et mon
père, rien. Je lui ai rien dit. Question de vie ou de mort ».
Pour Emilie, en revanche, lors de sa seconde IVG - autre
situation où la mère apparaît - c'est le quotidien que
cette dernière prend en charge, pendant une semaine, pour permettre
à sa fille de se centrer sur elle--même et la décision
qu'elle a à prendre : « la semaine où je suis malade, elle
était venue à la maison, donc elle est là et elle s'occupe
de mon fils et elle s'occupe de tout ça, donc c'est cool parce que
justement je peux être dans mon questionnement, à me dire,
qu'est--ce que je fais et cetera. Elle s'occupe de tout. Moi j'ai
juste à être pas bien (rire). M'occuper de moi. Donc ce
moment--là il est bien, parce que justement je peux me poser vraiment
». « Donc je suis toute seule avec ma mère et mon fils. Donc
c'est plus cool, quand même. Ça me permet de vraiment pouvoir
vivre ça, tranquille. Et je pense que j'avais vraiment besoin de vivre
ça et de vraiment aller au fond de moi--même. Il m'a fallu une
semaine pour, avec des jours où c'était oui, des jours où
c'était non ».
Cette ébauche d'analyse concernant le rôle de la
mère est à prendre avec précaution car nous n'avons eu que
peu de situations impliquant la mère et que nous n'avons pas pu
réaliser d'entretien avec l'une d'entre elles.
Nous sommes consciente de la limite de cette typologie, qui
réside dans le nombre peu élevé de situations et
d'entretiens étudiés. Néanmoins, les rôles de la
femme, de l'homme et de la confidente semblent avoir des
caractéristiques assez tranchées pour que nous les mentionnions
dans cette analyse.
113
L'IVG, un acte lourd
Aucune des femmes interrogées n'a souhaité vivre
un avortement. Ce sont des circonstances, répondant à des
logiques diverses, qui les ont amenées à prendre la
décision d'interrompre une grossesse qu'elles ne souhaitaient pas ou ne
pensaient pas pouvoir poursuivre. Penchons-nous sur une
spécificité de l'IVG que représente le poids ressenti de
cet acte.
Un droit...
Les personnes interrogées, qui se disent
majoritairement en faveur du choix qu'offre l'existence de l'IVG, insistent
néanmoins sur le caractère d'exception que doit revêtir le
fait d'y avoir recours. Ainsi, le fait qu'existe cette possibilité,
également appelée liberté, semble faire l'unanimité
pour autant qu'elle demeure désincarnée et/ou, si possible,
destinée aux autres.
« J'ai toujours trouvé que c'était bien que
les femmes elles aient cette possibilité en cas de besoin. (...) Mais...
moi j'avais toujours dit que je me ferais jamais avorter ». (Gloria)
« Après, sur l'avortement, je sais pas. Je suis
pas contre parce que voilà, je trouve que c'est une chouette
liberté quand tu te retrouves enceinte et que tu veux pas d'enfant de
pouvoir avoir ce recours-là ». (Héloïse)
« Je pense que c'est une bonne idée quand
même, c'est une chance quoi ». (Souad)
« Après je pense que c'est une solution qui est
quand même bien, parce que dans certains cas, y a un moment donné
aussi où faire des enfants juste pour faire des enfants si c'est pour
heu, que ça le fasse pas, c'est pas la peine quoi. Donc suivant les
situations, ça aide, c'est clair, c'est quelque chose qui aide et
là-dedans c'est bien quoi ». (Emilie)
« Ca peut sauver bien des gens de, des gens qui veulent
pas vivre une grossesse, qui veulent pas avoir un enfant, et ça sera
encore plus douloureux pour l'enfant d'avoir à vivre cette vie ».
(Charlie)
« C'est très bien qu'on ait accès à
l'avortement, à ce choix ». (Anne-Lise)
114
Un tel consensus mérite que l'on
s'interroge90. Nous pourrions être tentée de dire
qu'ayant elles-mêmes vécu une IVG, ces personnes sont contraintes
d'en avoir un avis favorable. Pourtant, le travail de F. Tussi au Brésil
indique que les femmes qu'elle a interviewées, bien qu'ayant fait un
avortement, étaient majoritairement contre cette pratique. Nous
préférerons donc voir dans ce consensus apparent un effet du
contexte socio-légal. Au Brésil, l'avortement est un crime.
Ainsi, dire que l'on est « pour » quelque chose qui n'est pas un
droit se révèle difficile. En France, l'IVG est encadrée
par la loi, et les femmes interrogées appartiennent à une
génération qui n'a pas connu l'époque où
l'avortement était illégal, les luttes pour obtenir ce droit font
partie d'un passé proche entré dans la mémoire collective.
L'IVG est fréquemment présentée comme un acquis social et
affirmer être « contre » serait plus délicat à
expliquer dans ce contexte et dans le cadre de cette recherche. Il existe en
France une forte opposition à l'IVG. Nous nous permettons
néanmoins de douter que les personnes qui militent contre l'avortement
participeraient à une enquête comme la nôtre.
...restreint
L'opinion favorable à l'existence d'un droit à
l'avortement est immédiatement complétée par une remarque
restrictive.
« Je suis plutôt favorable à l'IVG, mais en
revanche il faut quand même que ça soit suivi, pas faire n'importe
quoi, faut qu'y ait une réflexion autour de ça ».
(Thierry)
« L'avortement je pense que c'est un outil qui aide,
enfin c'est un outil de secours. Mais c'est pas un acte banal ». «
Faut prendre conscience que c'est un truc qui aide mais que c'est pas un jeu
». (Emilie)
« Faudrait éviter au maximum ». (Charlie)
« Faut pas en abuser, hein, pas s'en servir comme moyen
de contraception hein ». (Gloria)
Dans le but de bien faire comprendre à quel point l'IVG
n'est pas un acte anodin, les personnes interrogées font appel à
des comparaisons parfois étonnantes:
90 Seule Carine annonce d'emblée: « Parce que en
fait, toute ma vie, je me suis dit que si un jour j'étais enceinte et
que j'étais pas prête, j'avorterais direct ».
115
« C'est pas aller se faire enlever une verrue au pied
». (Anne-Lise)
« Elle faisait ça comme on prend la pilule, ou
comme on va manger au resto ». (Emilie)
« Si tu fais une IVG comme quand tu vas prendre un
café, je pense que c'est pas bon quoi ». (Thierry)
« Et c'est pas aller aux champignons ou aller se moucher
que d'aller avorter ». (Sophie)
Presque toutes les personnes interrogées mentionnent
à un moment de l'entretien que « c'est pas anodin ». Les
répercussions que l'acte impliquerait ne sont pas toujours explicites,
nous allons malgré tout essayer de les répertorier: L'IVG peut
être un acte lourd physiquement. Nous distinguerons les
différentes méthodes d'interruption de grossesse selon cette
dimension physique. L'IVG peut être un acte lourd psychologiquement. Dans
les propos recueillis nous avons perçu des culpabilités de trois
sortes, liées au non-respect de la vie humaine et à une mauvaise
gestion de sa vie, dans sa dimension contraceptive ou également par
rapport au cadre de vie qu'il faudrait avoir pour accueillir un enfant. Nous
allons détailler ces aspects en terminant par une réflexion au
sujet des IVG multiples, avant d'aborder le dernier point: l'IVG peut
être un acte lourd socialement.
Un acte lourd physiquement
L'IVG peut être un acte lourd physiquement dans la
mesure où la femme ne peut se soustraire à son corps. De plus, la
majorité des femmes interviewées nous ont fait part de douleurs
dues à l'avortement, principalement en ce qui concerne l'IVG
médicamenteuse et l'IVG chirurgicale sous anesthésie locale.
Lorsque l'IVG est chirurgicale avec anesthésie
générale, c'est l'anesthésie qui est mise en avant,
perçue comme un acte médical important. Nous avons vu, dans la
seconde étude de cas, l'importance de l'anesthésie
générale pour Françoise, pour qui la réalisation de
l'acte n'a été possible qu'en étant le moins « partie
prenante» de la situation. Pour Souad, c'est la peur de
l'anesthésie qui a accéléré sa prise de
décision : « En fait je voulais pas le faire par aspiration
parce
116
que moi en fait l'anesthésie tout ça, j'ai
horreur de ça ». « Si je dépassais cette limite
j'allais devoir passer à l'hôpital et le faire par aspiration sous
anesthésie etcetera. Et comme moi j'ai très peur de tout
ce qui est anesthésie et tout ça, hôpital, j'ai pris ma
décision ».
C'est également a contrario que Sophie s'est
décidée pour la voie médicamenteuse : « Moi j'avais
des attentes très claires, c'est je voulais pas aller à
l'hôpital. Je ne voulais pas, strictement pas, aller à
l'hôpital. Je voulais qu'on me fasse le minimum. Et je savais que chez un
gynéco en ville, on te fait le minimum. Tu vois? Je voulais pas de
l'intervention heu, je voulais pas être endormie, je voulais que
ça se fasse le plus naturellement possible ».
« Parce que en plus, l'anesthésie
générale j'étais pas du tout pour ». (Emilie)
Héloïse, quant à elle, a opté pour
l'anesthésie locale, pour une question de délai: « En fait
au début j'étais plus partie pour justement une anesthésie
générale mais en fait, ils m'ont expliqué que ça
reportait encore d'une semaine parce que je pouvais avoir un rendez-vous avec
l'anesthésiste une semaine plus tard et après il fallait
re-attendre une semaine pour l'IVG. Et du coup, déjà moi j'en
avais marre d'attendre, d'être enceinte et tout, j'avais envie quand
même de faire un peu plus vite. Du coup c'est là que j'ai choisi
sans anesthésie générale et je me suis dit que en
même temps ça me permettrait aussi de vivre vraiment le moment
».
Elle décrit l'action de l'anesthésie locale :
« L'anesthésie c'est vraiment hyper local c'est que le col mais en
fait au niveau de l'utérus, t'as vraiment la sensation de te faire
aspirer l'utérus. T'as les contractions et tout. C'est un peu comme les
sensations de la délivrance du placenta. J'ai trouvé quand
même que c'était dur à vivre, même après
ça fait super mal ».
Pour Carine, c'est l'attitude des professionnels qui fait
passer la douleur au second plan : « Après, sur place,
l'équipe a été vraiment très, très pro. Ils
m'ont parlé, ils m'ont dit ce qu'il fallait au bon moment, ils ont eu
les bons gestes, les bons mots. Ça faisait mal, mais ils ont
réussi à me faire penser à autre chose, à me dire
de m'appuyer le ventre au bon moment. Donc du coup ça s'est très,
très bien passé. J'ai pas vraiment eu mal. J'ai eu mal, mais j'ai
très bien réussi à gérer la douleur grâce
à l'équipe ».
117
L'IVG médicamenteuse a pour effet de provoquer des
contractions. Les effets de cette méthode sont fortement ressentis par
les personnes que nous avons interrogées. Sophie, lors de l'entretien de
pré-enquête, nous avait alertée à ce sujet: «
Et avec le recul, d'ailleurs, c'est une boucherie, hein, l'avortement
médicamenteux. Si c'était à refaire je le referais pas
comme ça. (Pourquoi?) Parce que tu vis les choses heu, au plus
près de ton vagin je dirais et que heu ce sang, tout le temps, pendant
trois semaines, c'est pas possible. (...) il y a eu les contractions aussi, il
y a eu une grosse douleur physique, quoi. Moi je me suis tordue toute une nuit
dans mon lit et heu, je me souviens vraiment précisément de cette
douleur-là, quoi, de l'utérus qui se contracte, du ventre qui
bouge. Je voyais mon ventre bouger à l'oeil nu, quoi. Et, et puis
voilà, j'avais l'impression d'accoucher de lambeaux, j'avais
l'impression de... tout ce sang. Et puis et puis, même après,
même quinze jours, trois semaines après, où je saignais
quand même encore un peu. Enfin, pas, c'était pas diluvien comme
au départ mais c'était heu, c'était quand même
encore là ».
« C'est douloureux, parce que ça fait des
contractions. C'est des contractions pour éjecter un petit truc. Que
j'ai même pas éjecté à l'hôpital en plus,
ouais. Y avait ma soeur avec moi donc on en a un peu rigolé parce
qu'elle me voyait dans un état qui... Mais c'était dur... c'est
déjà une décision dure, en plus les contractions... c'est
difficile quoi ». (Charlie)
« J'ai fait ça toute seule chez moi,
j'étais toute seule, j'avais hyper mal, c'était un peu dur quand
même»; « l'avortement ça a été super,
super, super douloureux. Comme des règles en fait, c'est des
règles douloureuses mais fois mille ». « Je me suis
levée avec des douleurs infernales et je suis allée aux toilettes
et j'avais trop, trop mal au ventre, mais je pleurais et tout. Ma mère
était au travail et moi j'étais seule là. Mais genre
j'avais trop, trop, trop, trop mal. J'attends un peu, puis je retourne aux
toilettes et là je l'ai senti tomber quoi ». (Souad)
Si le fait de sentir « tomber» la poche de l'embryon
est brutal pour Souad, d'autres s'interrogent sur le moment exact de la fin de
cette grossesse:
« C'est juste que ça fait expulser l'embryon
et cetera, on se demande quand est-ce que c'est expulsé et puis
des fois ça peut être expulsé chez toi donc c'est bizarre
quoi ». (Charlie)
118
« Apparemment elle l'a très mal vécu et en
fait, trois jours après elle avait encore des contractions,
c'était pas vraiment fini. Elle savait pas à quel moment
c'était fini en fait ». (Héloïse)
Emilie a vécu l'IVG médicamenteuse à
l'hôpital. Lorsque le médecin l'examine en fin de journée,
il lui annonce que « tout n'est pas parti ». Elle doit prendre des
médicaments avant de faire une visite de contrôle: « Donc
voilà, je prends les médicaments pendant encore une semaine et
là j'ai rendez-vous, un mois après, chez un gynéco pour
vérifier si tout est bien parti ou s'il faut cette fois passer par la
version chirurgicale. Et donc au fond de moi je me dis: de toutes
façons, y a pas de raisons qu'il en soit resté, c'est pas
possible, tout est parti. Mais bon, pendant un mois c'est un truc qui me
tracasse un peu quand même. Et donc je vais là-bas et il
m'ausculte et il me dit: "non c'est bon, tout est parti". Là enfin, y a
eu un moment chouette: cool ! Parce que pendant un mois je me rassurais en me
disant: ouais non, c'est bon, c'est bon, c'est bon. Et puis d'un autre
côté, ça m'embêtait qu'il y ait encore un truc
à faire par rapport à ça, quoi. Quand même. Parce
que c'est pénible et que voilà. Plus vite c'est
réglé et mieux c'est ».
Dans notre échantillon, Gloria est la seule qui n'a pas
vécu l'IVG médicamenteuse comme un événement
particulièrement douloureux: « Et puis à midi quand je me
suis levée, je suis allée aux toilettes, j'ai saigné,
c'est tout parti. Ça m'a pas fait mal, ça a été
vraiment très fluide. Voilà, j'ai une copine qui a vécu un
avortement récemment, par médicament aussi, elle a super souffert
et tout. Moi j'avoue que j'ai rien eu quoi. J'ai eu quand même des
symptômes comme de la grippe, comme une grosse fièvre, des choses
comme ça tout de suite quand j'ai pris le médicament.
Après j'ai laissé aller, j'ai lâché et puis, non
c'était vraiment... C'était vraiment beau comment ça avait
été fait, en fait. D'être dans l'acceptation.
C'était pas quelque chose de douloureux, on a fait ça en douceur
».
Le vécu du corps et le ressenti varient ainsi d'une
personne à l'autre, mais il y a l'idée de la possibilité
de la douleur qui domine, même pour Gloria («j'avoue que j'ai rien
eu »). Ainsi, L'IVG peut être un acte lourd physiquement car elle
amène avec elle la notion de douleur ou, dans le cas d'une intervention
chirurgicale, celle de l'anesthésie.
119
Un acte lourd psychologiquement
Avortement et culpabilité semblent intimement
liés. Lorsque l'on étudie de près les propos des personnes
concernées, nous pouvons nous rendre compte qu'il existe plusieurs types
de culpabilité autour de l'avortement. Le premier que nous allons
traiter est celui auquel on peut penser a priori. Il s'agit d'une
culpabilité liée au non-respect de la vie humaine, que les
interviewés expriment ainsi:
« Ben c'est quand même, heu, on supprime la vie.
C'est pas gai. Après qu'est-ce qu'on considère heu, c'est quand
même la vie qui est là, même si c'est minuscule c'est un
début de vie, voilà. Donc il faut le respecter, le
préserver, je sais pas mais bon. Pas le supprimer ». (Charlie)
« C'est quand même, heu, il y a une petite vie
». (Anne-Lise)
« C'est un acte de vie et de mort ». (Daniel)
Sans pour autant remettre en cause le droit à
l'avortement, plusieurs des personnes de l'enquête ont exprimé la
volonté de prendre en compte la gravité de l'acte. Cette prise en
compte peut passer par la parole. Ainsi, Sophie s'énerve contre ses amis
qui « trouvaient ça vraiment très bien » (qu'elle fasse
une IVG). Elle explique: « Parce que c'était peut-être me
déresponsabiliser moi. Parce qu'en fait, parce qu'un avortement
ça n'a rien d'anodin. Parce que malgré tout c'est un, c'est une
petite chose qui est en devenir. Mais c'est quand même une petite chose,
il s'est passé quelque chose. Il y a eu une conception, il y a eu quand
même heu. C'est un être vivant en devenir quoi ».
Charlie a fait « un petit travail un peu symbolique pour
dire au revoir à cet enfant qui voulait venir sur terre. C'était
ça que je voulais faire, pour pas culpabiliser et pour pas garder les
choses après dans mon corps ou même, qui traînent je ne sais
où (rire) et voilà. C'était symbolique mais c'était
important pour moi ».
Et Daniel parle de deuil à accomplir. « C'est
quand même un acte où on enlève la vie. Donc c'est vrai
qu'il y a quand même un peu de culpabilité. C'est pour ça
que je sens que j'ai encore un deuil à faire par rapport à
ça ».
La prise en charge symbolique de l'IVG semble aider les
personnes qui l'ont vécue à se sentir mieux par rapport à
cet acte. Nous ne pouvons, en fonction de notre échantillon
réduit, dire s'il s'agit d'un besoin généralisable ou si
cela correspond à des cas de figure isolés. Il semblerait
néanmoins qu'il y ait là une
120
piste à étudier, relative à une prise en
charge globale de l'IVG - et pas seulement médicale.
Nous avons également été
confrontée à la culpabilité en fonction de la
manière de gérer sa vie. Ainsi, la grossesse peut être
perçue comme la conséquence d'une mauvaise gestion de la
contraception, et cela quelles que soient les pratiques contraceptives :
« Pour moi c'est une gaffe. Et j'ai pas été
sérieuse sur ce coup-là. J'aurais dû peut-être faire
plus attention parce qu'on sait que le préservatif c'est pas 100%. Pour
moi oui, j'aurais dû faire plus attention parce que c'est moi qui subis
ça, donc c'est à moi de faire attention ». (Emilie)
« Et puis après, le fait de me sentir coupable.
Enfin coupable dans le sens où pour moi c'était un peu ma faute
dans le sens où j'avais pas fait spécialement attention, quoi. Et
que je pensais pas que ça arriverait. On se protégeait en fait
avec des préservatifs ». (Christelle)
« C'est moi qui suis responsable de ma souffrance. ...
C'est moi qui, c'est moi qui ne prenais pas la pilule, c'est moi qui me
protégeais pas ». (Sophie)
Ces femmes assument pleinement leur responsabilité par
rapport à la conception, et même plus, puisqu'il y a dans les
propos ci-dessus la culpabilité de n'avoir pas fait assez pour se
prémunir d'une grossesse.
Il y a encore un autre type de culpabilité lié
à la gestion de sa vie, celui de ne pas être en mesure
d'accueillir un enfant, de ne pas réunir les conditions de vie
adéquates.
« Quand j'y pensais après je me disais: est-ce que
j'aurais pu l'élever seule, est-ce que j'avais tout ce qu'il fallait,
est-ce que j'en aurais été capable... ». (Christelle)
C'est surtout dans l'entretien de pré-enquête que
nous avons perçu cette culpabilité : « J'aurais
peut-être fait plus de choses en amont, avant cette grossesse
accidentelle entre guillemets. Tu vois. Pour pouvoir, pour pouvoir garder le,
pour pouvoir garder ce fruit-là. Je me serais peut-être
bougée avant ». « J'étais très triste, enfin,
j'étais très triste parce que ça ne pouvait pas avoir
lieu.
121
Parce que je me sentais pas, je me sentais pas de le faire. Si
j'avais pu le faire, je l'aurais gardé bien sûr, ça c'est
clair et net. Si j'avais pu. Je me serais pas dit: c'est pas parce que je le
décide pas que je le garde pas. Tu vois. Si j'avais pu. Si je
m'étais senti les épaules de, avec quelqu'un de solide avec moi,
avec heu avec un boulot un peu mieux, oui, je l'aurais fait. Je me serais
débrouillée. J'aurais adoré pouvoir le faire. ... ».
« J'aurais peut-être heu un peu moins vécu au jour le jour.
Tu vois. Si j'avais su ». (Sophie)
Nous retrouvons ici le poids du contexte dans la
décision finale, la venue au monde d'un enfant nécessitant
socialement un contexte de stabilité, notamment dans les domaines du
travail, du couple et du logement.
Encore une IVG
Nous devons mentionner ici la culpabilité de la «
récidive ». L'emploi de ce terme fort et extrêmement
connoté vise à faire percevoir au lecteur le poids extrême
de cette culpabilité. Puisque le recours à l'IVG doit rester
exceptionnel, comme si l'acte réalisé une fois devait «
servir de leçon », comme si cette liberté avait
été conquise pour ne pas en user, les femmes qui ont vécu
plusieurs IVG ressentent un poids particulier, comme si elles avaient
abusé d'un droit.
« C'était moi qui me foutais un petit pied au cul,
parce que j'étais énervée contre moi-même et mon
comportement, d'en être là, à être dans cette chambre
d'hôpital à me dire : putain, il faut encore faire ça
». (Charlie)
« J'ai fait une deuxième fois la gaffe de
ça, maintenant je sais que je ferai attention pour les autres fois,
ça se reproduira pas, ça c'est clair ». (Emilie)
« (La deuxième fois vous n'en avez pas
parlé au travail?) Non. J'avais un peu honte, donc j'en ai pas
parlé ». « Puis après je me disais: peut-être que
le jour où j'aurai envie d'avoir un enfant eh ben j'y arriverai pas, ou
bien j'aurai des difficultés, je sais pas. C'est vrai que des fois je me
demande si pour plus tard, si un jour j'en veux, si je souhaite vraiment en
avoir, si ça me créera pas des soucis, le fait d'avoir fait 3
IVG. Je trouve que c'est quand même beaucoup, quoi ».
(Christelle)
122
Les réactions des interlocuteurs lors des
démarches peuvent renforcer cette culpabilité et conduire
à un traitement inégal des femmes ayant déjà
avorté: « J'ai dit que je voulais avorter et ils m'ont dit
"d'accord, comme vous avez déjà eu un IVG, on vous fait pas tout
le protocole habituel." Donc j'ai pas vu de psychologue, j'ai rien vu.
Voilà. Donc, ils m'ont donné rendez-vous et puis c'est tout
». (Charlie)
Nous l'avions constaté dans les discours
généraux de nos interviewés sur l'avortement, le droit
à l'IVG est considéré comme un « joker »,
permettant, une fois, en cas de faux pas, de remédier à la
situation. Nous pouvons suspecter l'impact du discours public sur cette
opinion, car dans les médias c'est aussi de cette manière que
l'IVG est considérée.
Un acte lourd socialement
Enfin, l'IVG peut être un acte lourd socialement, en
fonction des démarches à effectuer. En effet, ces
démarches impliquent un nombre plus ou moins important de personnes
à qui on doit en parler (surtout si l'IVG a lieu en centre hospitalier:
secrétaire, conseillère familiale, médecin,
anesthésiste) et une grande disponibilité à avoir: le
temps pour faire les démarches, les différents rendez-vous, le
temps d'hospitalisation, ou le temps de la douleur, chez soi, qu'il faut
éventuellement justifier professionnellement. Ces démarches
peuvent être longues et usantes.
« On s'est dit: bon ben allez, faut mettre en branle tout
le système pour avorter ». (Gloria)
Dans un premier temps, il s'agit de trouver à qui
s'adresser.
« J'ai appelé les hôpitaux en urgence. Ils
me disaient: "ouais c'est pas possible". En gros ils m'ont fait tourner en rond
et au final pour avoir mon truc médicamenteux j'ai dû aller chez
un gynécologue privé, j'ai payé 300 € ». (Souad)
« Et voilà, comme c'était clair pour nous que on avait assez
de descendants, on a tout de suite fait les démarches. Trouver un
médecin qui soit d'accord pour faire une IVG. Donc, elle, elle a une
amie médecin, qui elle ne fait pas mais bon qui
123
connaît d'autres médecins qui le font donc,
voilà, elle a pu trouver quelqu'un ». (Daniel)
Ensuite, il peut y avoir des surprises concernant les
délais.
« Et puis j'ai appelé au centre IVG de
l'hôpital pour savoir un peu plus comment ça allait se passer. Et
en fait là, elle m'a dit qu'il fallait attendre encore - enfin j'ai
déjà mis un moment pour l'avoir il me semble, mais je suis pas
très sûre de ça. Mais je me rappelle que là elle m'a
dit qu'il fallait encore attendre trois semaines pour avoir un premier
rendez-vous et après il fallait encore une semaine de décision
entre le rendez-vous et l'acte de l'IVG. (...) Elle m'a expliqué que
comme moi j'en étais qu'à 4 semaines de grossesse et qu'il y en
avait qui étaient proches de la limite des, c'est 10 semaines, c'est
ça ?, 12 semaines, enfin, eh ben, en gros, j'avais le temps donc je
passais après. Ça m'a paru fou, qu'il y ait un peu comme une
liste d'attente. Du coup, toutes les femmes se mettent à avorter assez
tard dans leur grossesse, parce que on doit faire d'abord passer celles qui
sont proches de la limite. Ça, ça m'a paru complètement...
j'étais assez révoltée de cette histoire-là ».
(Héloïse)
Les femmes sont alors confrontées à l'attitude
des médecins, qui, comme nous l'avions vu lors de la première
étude de cas, ne sont pas tous neutres et impartiaux.
« Ce que j'ai pas apprécié, moi, c'est les
gynécologues qui vous font l'échographie et ils savent que vous y
allez dans le but d'une IVG, et puis ils vous font voir le coeur, ils vous le
mesurent... ». (Françoise)
Ces femmes transitent par des lieux qui peuvent les mettre en
contact avec les autres patients.
« Donc voilà, je prends ces médicaments, le
lendemain matin j'arrive là-bas à 7h, c'est juste une usine
d'avortements, parce que il y a, je sais pas combien de personnes qui attendent
pour ça quoi. Donc chacun avec la voix différente mais tout le
monde attend pour ça, donc c'est un peu. Ben je trouve ça un peu
terrible, en fait. Là c'était le rendez-vous de 20 personnes
quoi. Donc là, y a juste 20 femmes qui attendent pour être
avortées quoi ». (Emilie)
« Quand je suis arrivée pour prendre mon
médicament y avait 3 ou 4 femmes avec leurs gros bidons ».
(Françoise)
124
Toujours dans le domaine social, nous remarquons
également une inégalité entre les femmes selon leur
entourage. Inégalité qui se définit en fonction de la
présence de confidents et plus généralement du cercle
social où l'on parle ouvertement de ce sujet ou pas.
« Moi je pense qu'à l'heure actuelle, l'IVG est
encore taboue en France et puis vous sentez le poids de la culpabilité
». (Françoise)
« J'étais pas bien du tout et puis j'avais
vraiment personne avec qui en parler ». (Charlie)
« Et, voilà, moi je suis dans un cercle où
on peut facilement parler de ça et être comprise, entendue,
comprise. C'est souvent des cercles de femmes, donc heu, c'est chose courante,
quand même ». (Gloria)
Les propos de Thierry indiquent que les hommes
concernés peuvent également avoir recours à des
confidents: « Moi j'en ai parlé à mon meilleur ami qui lui
était passé par là aussi un an auparavant, dans une
situation très identique, très similaire, donc je lui en ai
parlé, il a été très neutre en fait. Il m'a dit que
c'était un choix évidemment personnel, mais je pense aussi qu'il
a mis les choses en ordre. (...) Ce que je veux dire c'est qu'il a remis les
arguments les uns après les autres pour aussi, qu'il n'y ait pas de
culpabilité derrière tout ça et qu'il n'y ait pas de
regrets, parce que c'était juste pas le moment non plus quoi. Donc il
m'a posé les questions qu'il fallait poser. Surtout ça m'a
aidé à me rassurer sur mon choix parce que une fois que c'est
fait, c'est fait ».
Ainsi, l'IVG n'est pas un acte anodin pour les personnes qui
l'ont vécue. C'est au contraire un acte qui peut être lourd,
physiquement, psychologiquement et/ou socialement. Ce poids est relatif,
variant d'une femme à l'autre. Certaines l'ont vécu sur le mode
de l'expérience, d'autres comme un traumatisme et entre ces deux
extrêmes toutes les nuances existent. Les hommes interrogés
peuvent être touchés par le poids psychologique de l'acte, comme
nous l'avons vu, mais sont moins directement concernés par l'aspect
social et physique. « J'étais à la fois un soutien et un
témoin. Moi j'étais un petit peu en retrait quand même,
puisque c'était elle qui faisait l'acte ». (Thierry)
125
La domination masculine
La loi, comme nous l'avons vu au début de ce
mémoire, donne le pouvoir de la décision aux femmes. Lors de
notre analyse, nous avons vu qu'à ce pouvoir s'ajoute celui d'inclure ou
non l'homme concerné dans le processus décisionnel. Il pourrait
apparaître, à la lecture de ces éléments, que les
femmes disposent d'un pouvoir disproportionné à celui des hommes
concernant la procréation. Ce que nous allons maintenant nous attacher
à démontrer, c'est que ce pouvoir, potentiellement immense, est
en réalité restreint car codifié.
Les situations où la femme exclut le coresponsable de
la grossesse du processus de décision ne sont pas n'importe lesquelles:
ce sont les situations précaires. Ainsi, l'amant d'Héloïse,
n'ayant pas d'existence sociale officielle, n'est pas sollicité par
cette dernière pour la prise de décision. Le petit copain de
Souad, par son attitude (il ne cherche pas de travail plus activement, il n'a
pas « fait ses preuves »), voit son opinion concernant l'issue de la
grossesse mise de côté. Quant à Charlie, elle qualifie
cette relation d'aventure et n'avait aucun projet avec cet homme qui la
déçoit et qu'elle finit par détester.
En ce qui concerne les couples stables, établis, la
règle qui semble prédominante est que c'est l'opinion de l'homme
qui prévaut. Cette marque de domination n'est jamais
énoncée de manière aussi brutale. Il ne s'agit pas
toujours d'une contrainte imposée par l'homme, bien que cela puisse
arriver. Nous avons vu lors de l'étude de la situation de Carine et
Thierry que les hommes eux--mêmes ne se positionnent pas tous de la
même façon par rapport à l'importance de leur avis. Thierry
éprouve de la culpabilité à avoir «
orienté» la décision, alors que Jonathan supporte
difficilement de ne pas avoir le dernier mot et de dépendre de sa
compagne pour décider de l'issue de la grossesse.
C'est une norme intériorisée, que nous
retrouvons à des degrés divers, par exemple, dans l'empressement
de Carine à rassurer son copain sur la place qu'il aura dans la
décision (cf. étude de cas, situation n°1). Elle est
naturalisée par les sentiments, notamment le sentiment amoureux de la
femme envers l'homme. Il
126
entre également en compte un part de morale
bien-pensante, d'usage de « ce qui se fait » et « ce qui ne se
fait pas ».
« Et de toutes façons, je crois que j'aimais
tellement Alexandre, que j'aurais pas pu faire quelque chose vis-à-vis
duquel il serait pas d'accord ». (Sophie)
« La deuxième fois moi je pense qui s'il aurait
voulu le garder moi je l'aurais gardé; (...) donc je l'ai pas fait parce
que je pense qu'un enfant ça se fait à deux ». « Bon
après il était un peu catégorique que c'était
normal que je me fasse avorter vu que lui il voulait pas le garder ».
« Je crois que j'ai pas été sûre à 100 %. Je
pense que la deuxième fois je l'ai plus fait pour lui que pour moi
». (Christelle)
Reprenons la situation d'Emilie, dont le parcours montre une
véritable prise de conscience. Elle a un enfant d'un premier compagnon,
dont elle s'est séparée. Son compagnon du moment et
elle-même se réjouissent quand ils apprennent sa grossesse. Mais
son compagnon change d'avis brusquement et lui impose un avortement. « Et
là, la décision, c'est simple, c'est que moi j'ai pas du tout
envie d'avorter mais j'avorte quand même ». « C'est que moi
j'avais pas du tout envie et que moi je me disais de toutes façons, je
trouverai une solution, mais d'un autre côté, j'avais pas envie
d'avoir un enfant pour me dire que. Enfin moi j'ai déjà eu, avec
mon fils, du père qui en fait n'en a rien à faire, juste... Donc
du coup, j'avais pas envie de ça avec lui. Moi je
préférais faire ça a deux, et si les deux n'étaient
pas d'accord pour ça, ça servait à rien, quoi. Donc y
avait un côté-là dedans, mais y avait un côté
aussi où j'avais pas du tout envie d'avorter. Donc je fais quand
même les démarches, avec des jours où je lui dis: non mais
je veux pas y aller. Et puis lui, très insistant. Et puis des jours
où je dis : bon j'irai, quoi. Donc il est arrivé une fois
où j'en parle à quelqu'un et quand je ressors de là-bas et
que je lui en parle en lui disant: ben écoute non, mais c'est n'importe
quoi, pourquoi je vais avorter, j'ai pas envie, je fais ça pour toi,
ça va pas, c'est pas correct. Et là, il se met dans une
colère noire, en me disant qu'il faut absolument que je le fasse, en
ayant très peur que d'un coup je change d'avis ».
Emilie quitte son compagnon quelques mois plus tard. Ils se
revoient une fois et suite à cette relation, Emilie se retrouve
enceinte. « Et là cette fois je me dis :
127
non mais, y a pas moyen, je lui en parle pas, j'm'en fous je
lui en parle pas. Et là, même, je me dis : je le garde ».
Elle optera finalement pour l'IVG, en ayant pris la
décision toute seule cette fois. « Cette fois c'est ma
décision complètement à moi ». « Mais au moins
j'ai pu vraiment prendre le temps moi-même de décider ça et
toute seule. Je trouvais ça trop important de décider ça
toute seule. Et que moi entièrement le jour où vraiment je vais
faire la démarche, de moi-même, je me dis : voilà c'est moi
qui ai décidé ça et personne d'autre ».
Emilie s'insurge contre l'inégalité qu'elle
perçoit autour de l'IVG : « De devoir faire une IVG, ça
demande trop de chose quoi. Parce que c'est la femme qui est responsable si
elle prend pas sa pilule, c'est la femme qui est responsable si elle tombe
enceinte, c'est la femme qui doit s'en occuper après, c'est la femme qui
a les séquelles ensuite sur son corps après. Enfin, c'est la
femme qui a tout ce genre de trucs quoi. Et moi j'ai maudit être une
femme à un moment donné, quoi. C'est trop injuste, quoi. Le mec
c'est simple, quoi. Une fois qu'il l'a fait, il dit: "ben écoute, tu
fais ci, tu fais ça." Une fois que la femme elle l'a fait, lui, c'est
réglé pour lui. Lui, il a pas le reste après. C'est le
corps, c'est de mal le vivre, de faire des choses qu'on n'a pas
forcément envie de faire, de devoir consulter pour ça... tout,
quoi ».
Son parcours a permis à Emilie un retour
réflexif sur sa première IVG.
« La première fois je pense que... j'aurais
dû mûrement réfléchir. Si vraiment j'avais mieux
réfléchi, j'aurais dû l'envoyer chier lui disant:
écoute, non, moi j'ai pas envie. C'est mon corps et je fais ce que je
veux. Donc là, je pense que j'ai pas été assez forte
là-dessus. Mais je trouvais ça juste de respecter aussi son
choix. Seulement ce que j'ai pas compris, c'est que ce qui aurait
été juste c'est qu'il respecte aussi le mien. Ça a pas
été dans les deux sens ».
« Donc entre guillemets j'en ressors grandie quoi, mais
heu, j'aurais préféré grandir autrement ».
128
Conclusion
A l'occasion de la Journée mondiale de mobilisation
pour le droit à un avortement sûr et légal, ce 28 septembre
2013, les ministères de la Santé et des Droits des femmes ont
annoncé le lancement d'un site institutionnel d'information sur
l'avortement91. Il a été créé en
réponse aux nombreux sites qui offrent des informations trompeuses ou
culpabilisantes sans indiquer clairement qu'ils sont l'oeuvre de groupes
anti-avortement (cf. Le champ > Panorama de l'IVG >
Histoire)92.
Ainsi, comme le titre le journal Le Monde, « La
bataille pour l'information sur l'IVG se livre sur internet
»93. Les informations et la communication sur ce sujet sont un
enjeu crucial.
Nous ajouterons que le point de vue, lui aussi, est
crucial. En effet, la façon de considérer l'avortement et plus
généralement l'accès à la parentalité est
déterminante. Dans ce travail nous avons cherché à mettre
au jour ce que Lucien Sfez appelle la « pré-théorie »,
cette façon de considérer que les individus ont des projets
clairement définis, mettent en oeuvre des actions au service de ces
projets et prennent des décisions cartésiennes.
La « pré-théorie » est non seulement
très présente dans le domaine de la maternité mais elle
est également invisible et préjudiciable. Invisible car elle va
de soi, fait partie de nos représentations premières.
Préjudiciable car elle conduit les individus à se
déconsidérer lorsque le vécu ne correspond plus à
cette « pré-théorie ». Cet aspect de la recherche a
été intuitivement ressenti par les personnes interrogées,
qui nous ont proposé d'autres « interviewables » vivant des
situations différentes, notamment des personnes voulant un enfant mais
ayant des difficultés à concevoir. Nous ne sommes plus dans une
situation d'IVG,
91
ivg.gouv.fr
92 « Le gouvernement lance un site d'information sur
l'avortement » Par AFP, Le Monde, 29 septembre 2013.
93 « La bataille pour l'information sur l'IVG se livre sur
internet » Par Gérard M., Le Monde, 16 septembre 2013.
129
cependant la logique, du point de vue de la «
pré-théorie », reste la même, avec le même
décalage entre le vécu et le « comment ça devrait
être ». Lucien Sfez nous a fourni le cadre conceptuel pour
remettre en cause la « pré-théorie », et nous l'avons
adapté au processus de décision d'une IVG.
Au fil de nos entretiens, et grâce à leur
analyse, nous avons pu confirmer l'hypothèse selon laquelle
l'accès à la maternité n'est pas toujours anticipé.
Des situations de vie nous ont clairement démontré à quel
point la question pouvait ne pas être à l'ordre du jour
(Françoise et Patrick), ne pas se poser tant la période
vécue était en décalage avec l'idée même de
« gestion » de sa propre vie (Charlie: «C'était une
période très festive et insouciante et, comment dire, un peu dans
l'autodestruction »). De plus, même lorsque la question est
anticipée, des éléments extérieurs divers
interfèrent dans le cours de l'existence. C'est ici qu'apparaît la
notion de fertilité, plus ou moins grande selon les individus, qui
n'expose pas toutes les femmes de la même manière à la
possibilité d'une grossesse (cf. Héloïse qui tombe enceinte
malgré l'utilisation du préservatif et la prise de la pilule du
lendemain).
Reprenons les termes de notre première hypothèse
de recherche: La logique de la « bonne gestion» contenue dans la
vision de la maternité ne correspond que partiellement à la
réalité et l'accès à la maternité n'est pas
toujours anticipé. Et que l'accès à la maternité
soit anticipé ou non, il existe des personnes plus fertiles que d'autres
et donc plus exposées à une grossesse. Autrement dit, les
grossesses effectives ne sont que la partie visible de comportements moins
cartésiens que ce que l'on voudrait croire. Parmi les femmes
interviewées, Héloïse rend visible cette partie
immergée : « Enfin moi aussi j'étais comme ça, j'ai
pas avorté à ce moment-là mais, au début de ma vie
sexuelle, j'étais pas trop au courant et je faisais pas tellement
attention quoi. Et : je suis pas tombée enceinte, c'est bon (rire). En
gros ».
Parmi les éléments qui peuvent interférer
sur l'issue d'une grossesse, certains naissent des interactions avec d'autres
actants. Ainsi, la réaction du partenaire de la femme enceinte est
souvent déterminante. Il arrive que le cas de figure ait
été discuté auparavant. Mais il arrive aussi que l'un des
deux membres du couple (ou les deux) n'ait pas encore une idée
très claire avant d'y être confronté. Il
130
arrive encore que les avis sur la question soient divergents.
Face à une situation de grossesse avérée, lorsque le
partenaire est inclus dans le processus de décision, il y a des
interactions entre les deux membres du couple. D'autres personnes, comme la
mère de la femme enceinte, peuvent aussi avoir un rôle à
jouer dans le processus de décision.
Chacun réagit avec sa logique, ses rationalités
(qui ne vont pas forcément toutes dans le même sens, comme nous
l'avons vu lors des études de cas). Au cours du processus, les positions
et les points de vue, enrichis par ceux de l'autre, évoluent. La
façon de s'approprier la rationalité de l'autre n'est pas
transparente, elle déforme. Souad, qui au départ était
heureuse d'être enceinte et envisageait de poursuivre la grossesse, s'est
rendue aux arguments de sa mère : « Elle m'a dit vraiment des mots
qui m'ont, des choses qui m'ont convaincue mais totalement». Nous avions
vu également que la question de la santé, décisive pour
Françoise, était axée sur l'embryon, alors que pour
Patrick, si intégrer la préoccupation de la santé lui a
permis de faire sienne la décision que sa femme n'arrivait pas à
prendre, il axait la question sur la santé de Françoise. Nous
vérifions donc également notre seconde hypothèse, qui
était formulée ainsi: Le processus de décision met en
oeuvre plusieurs rationalités qui interagissent. Ces interactions ont
lieu entre les différentes logiques et se nourrissent des
échanges interpersonnels. Lors de ces échanges, la
compréhension n'est pas transparente, il peut y avoir transformation du
message.
Dans ce travail, nous nous sommes intéressée
à la parole de l'homme impliqué dans la situation, tout en
gardant la femme au centre de notre champ de vision. En effet, ces rôles
n'impliquent pas les mêmes enjeux. Si la femme a le pouvoir de
décider (selon la loi) de faire une IVG, elle a également le
pouvoir de faire participer ou non d'autres personnes à cette
décision. Néanmoins ces pouvoirs sont fortement limités
par des règles sociales incorporées par les unes et les autres.
Ainsi, dans une grande part des situations, il est considéré
comme indispensable que l'homme concerné participe à la
décision et que son avis soit respecté. Nous rejoignons notre
troisième hypothèse, selon laquelle: La
131
domination masculine, comme composante sociale
incorporée, joue un rôle dans les normes qui régissent
l'accès à la maternité.
Notre quatrième et dernière hypothèse
concernait l'influence du contexte socio-légal sur les
représentations de l'avortement: Le contexte socio-légal influe
sur les représentations et sur la façon de vivre cet
événement. La comparaison avec le Brésil nous a
été utile pour comprendre que la plupart des personnes
interrogées se disent favorables à cette pratique lorsqu'elle est
autorisée par la loi et considérée socialement comme un
droit, alors que, dans un contexte où l'avortement est un crime (devant
la loi et pour la société), les femmes interrogées se
disent contre cette pratique (qu'elles ont pourtant vécue). Ainsi, au
Brésil, les femmes se sentent coupables d'avorter car elles commettent
un crime. En France, même si la question de la vie de l'embryon est
présente pour beaucoup de personnes interrogées, nous pouvons
trouver d'autres types de culpabilité liés aux
représentations sociales. Plusieurs des femmes interviewées se
sentent coupables de n'avoir pas bien géré leur contraception et
plus généralement de n'avoir pas eu une emprise suffisante sur
leur vie, et ce, quelles que soient leurs pratiques contraceptives. Nous
revenons ainsi au premier point abordé dans cette conclusion.
Au vu de nos hypothèses de départ, les outils
théoriques choisis ont révélé leur
adéquation et leur pertinence, malgré le « pari » que
représente l'utilisation d'une théorie venue d'un autre domaine,
ici l'action publique. La théorie de Lucien Sfez, avec ses
concepts-clés de « multi-rationalité» et de «
multi-finalité », s'est parfaitement adaptée au processus de
décision d'une IVG.
La validation de nos hypothèses laisse tout de
même la place à la remise en question de certains
présupposés de cette enquête. Nous avons vu que la
délimitation temporelle du processus de décision ne correspond
pas toujours au vécu des interviewées. De même, nous avons
attribué à la grossesse le caractère
d'événement. Or il arrive que ce ne soit qu'un
élément dans un contexte événementiel plus vaste.
Pour les besoins de l'enquête, notamment la fixation du cadre, nous avons
dû opérer ces choix qui, même s'ils sont justifiés,
n'en demeurent pas moins arbitraires. Nous regrettons que l'enquête de
terrain n'ait
132
pas été suffisamment étendue afin de
mieux cerner cet aspect-là. Bien qu'une enquête de terrain ne
puisse prétendre à l'exhaustivité, nous reconnaissons
comme limite à cette enquête de n'avoir pas atteint son point de
saturation. Certains résultats auraient été plus complets,
comme la typologie des rôles. Néanmoins, les mécanismes du
processus de décision (l'objet principal de ce mémoire) ont
été saisis.
Récapitulons les résultats principaux de cette
recherche: Le processus de décision d'une IVG peut englober plusieurs
personnes qu'il convient de prendre en compte avec les caractéristiques
inhérentes au rôle qu'elles peuvent y jouer. Le rapport à
l'engendrement n'est pas toujours « gestionnaire », car les personnes
ne l'ont pas toujours anticipé par rapport à elles-mêmes ou
dans leur couple. La décision est un processus composé de
plusieurs choix successifs et d'interactions qui le font évoluer. Les
femmes peuvent vivre leur IVG plus ou moins bien, et peuvent rencontrer des
difficultés concernant plusieurs aspects: physique, psychologique et
social. Les hommes confrontés à l'IVG de leur partenaire le
vivent, eux aussi, plus ou moins bien. S'ils ne sont pas directement
concernés par les aspects physique et social tels que nous les avons
développés ici, ils peuvent néanmoins être
confrontés à des difficultés psychologiques lorsqu'ils
imputent à cette pratique un sens de « non respect de la vie »
(autrement dit, pour une question de morale) mais également par rapport
à la place de leur opinion dans la décision.
Enfin, les représentations sur l'IVG dépendent
du contexte socio-légal et la façon de traiter cette question
dans la littérature scientifique et dans la vulgarisation par les
médias y joue un rôle non négligeable.
Deux pistes de recherche complémentaires à ce
travail peuvent être envisagées. L'une concerne le lien entre
procréation et sexualité. En effet, la contraception tout comme
l'avortement se trouvent compris dans ces deux sphères. La
compréhension du lien qu'il peut y avoir entre contraception et
avortement ne peut faire l'économie de l'étude approfondie de ces
deux sphères.
L'autre concerne le monde médical, ses pratiques et ses
représentations en termes d'accompagnement de l'avortement pour
compléter la compréhension de ce fait social. Cette étude
pourrait se faire par entretiens et observation. Le
133
« monde médical » est à prendre au
sens large, incluant toutes les personnes qui conseillent à ce sujet et
même toutes celles qui portent un regard sur les personnes
concernées (par exemple le secrétariat d'un centre IVG).
En étudiant comment se prend la
décision d'avorter, ce travail aura permis, nous l'espérons,
d'adopter une autre vision du rapport à la parentalité, moins
axée sur la « bonne gestion» et sur l'anticipation, mais plus
complexe, plus riche et plus humaine.
134
Bibliographie
Ouvrages:
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méthode de recherche, Bruxelles, De Boeck.
Bajos N., Ferrand M. et l'équipe GINé,
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grossesses non prévues, Paris, INSERM.
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Armand Colin, coll. 128 « L'enquête et ses méthodes
».
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hommes--femmes, Paris, PUF.
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Sites à propos de l'avortement cités dans
ce mémoire
ivg.gouv.fr
jevaisbienmerci.net
ivg.net
ecouteivg.org
sosbebe.org
Articles de presse (par ordre chronologique):
« Faut--il s'inquiéter du recours à
l'avortement chez les jeunes ? » Par Bajos N.,
sociologue--démographe (Inserm), Ferrand M., sociologue (CNRS), Meyer
L.,
médecin épidémiologiste
(université Paris--Sud), Moreau C.,
médecin épidémiologiste (Inserm), Warszawski J.,
médecin épidémiologiste (université Paris--Sud),
Libération, 1er mars 2012.
« Faut--il s'inquiéter du recours à
l'avortement des jeunes ? Oui ! » Par Nisand I., Letombe B.,
gynécologues, et Marinopoulos S., psychanalyste,
Libération, 9 mars 2012.
«IVG : le retour des entrepreneurs de morale», Par
Bajos N., Ferrand M., Meyer L., Moreau C., Warszawski J.,
Libération, 20 mars 2012.
138
« Nul n'a le monopole de la parole des femmes ! »
Par un groupe de médecins, gynécologues et obstétriciens,
Signataires : Mireille Becchio médecin, Marie-Laure Brival
gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Joëlle
Brunerie et Laurence Danjou gynécologues, Philippe David, Danielle
Gaudry gynécologues obstétriciens, Laurence Esterle et Sophie
Eyraud médecins, Philippe Faucheret Sophie Gaudu gynécologues
obstétriciens, Martine Hatchuel gynécologue
obstétricienne, cheffe de service, Christine Leballonnier
gynécologue obstétricienne, Philippe Lefebvre gynécologue,
chef de pôle femme-mère-enfant, Jean-Claude Magnier et Pierre
Moonens gynécologues, Raymonde Moullier médecin, Catherine
Perrigaud et Catherine Soulat gynécologues, Françoise Tourmen
gynécologue, Claire de Truchis médecin,
Libération, 20 mars 2012.
« Nous avons avorté, nous allons bien, merci
!» Par Les filles des 343 (collectif créé en avril 2011
à l'occasion du 40e anniversaire de la parution du Manifeste des 343),
Libération, 20 mars 2012.
« La meilleure IVG est celle qu'on peut éviter
», Par Par Nisand I., Letombe B., et Marinopoulos S.,
Libération, 22 mars 2012.
« Les anti-IVG pratiquent la désinformation sur le
web » Par Laurent S., Le Monde, 25 février 2013.
« La bataille pour l'information sur l'IVG se livre sur
internet » Par Gérard M., Le Monde, 16 septembre 2013.
« Le gouvernement lance un site d'information sur
l'avortement» Par AFP, Le Monde, 29 septembre 2013.
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