"L'appropriation" des enjeux d'un projet par les habitants: cas de l'Agrocité à Colombes( Télécharger le fichier original )par Hadrien Basch Université Lille 1 - Master de sciences et technologies spécialité ECODEV montage de projets en éco- territoires 2012 |
1.2 Un espace de débat : un lieu de micropolitique ?Une des vocations de l'Agrocité est également de devenir un lieu de débat sinon d'échanges sur les thèmes forts représentés par cet espace: agriculture sans pesticide et sans pétrole, 165 Shin, « Une approche écosophique de l'espace urbain ». 166 Entretien anonyme avec B. 63 changement climatique, lien social, alternatives concrètes au système actuel etc.. On peut également imaginer que le Recyclab et Ecohab deviennent des espaces à la vocation et au rôle similaire. L'Atelier d'Architecture Autogérée à crée des lieux qui contribuent à la rencontre et à l'échange pour les habitants. La présence de dispositifs innovants, conçus avec les habitants suscite progressivement une réaction et des discussions. Celles ci n'ont pas vocation à créer automatiquement une prise de conscience par rapport à ces enjeux mais bien à initier une dynamique de parole. Comme l'explique C. Petcou et D. Petrescu : « Petit à petit, nous avons pu relier les espaces hétérogènes que nous construisions avec leurs usagers, en suscitant des rencontres inhabituelles, des bribes de dialogue, du faire ensemble, des contradictions en douceur; un apprentissage du politique par des temporalités, des dynamiques et des contenus hétérogènes ». Ces contenus hétérogènes renvoient à la diversité des approches et des cultures rassemblées dans un même espace et qui doivent collaborer pour faire vivre et développer un espace. Comme nous l'avons vu ce processus n'est pas exempt de conflits, inhérents à chaque groupe humain amené à travailler en collaboration. Le terme de « micropolitique » nous permet dès lors d'analyser les processus à l'oeuvre en terme de conscientisation et d'échanges potentiellement porteurs d'une « subjectivité ». Le concept de micropolitique est très parlant car il entend faire la synthèse entre deux termes traditionnellement éloignés. En effet lorsque j'ai évoqué « la politique » avec les habitants interrogés, beaucoup se sont défendus d'en parler: « Moi je parle pas de politique. Non mais je veux die plus réflexion globale sur comment marche le monde, qu'est ce qu'on peut faire pour améliorer ? Non, pas quand je suis là. Moi c'est comme mes votes j'en parles jamais. J'évite d'en parler, j'écoute ce qui se dit. » A l'inverse, une habitante m'a affirmée: « Moi j'aime bien la politique je suis dans un truc politique et j'aime bien qu'on parle de certaines choses et j'aimerai bien que les gens au lieu d'avoir juste des riches qu'on puisse tous vivre bien qu'on puisse se soigner etc.. ». Elle affirme qu'elle « aimerais voir le vrai socialisme » et pour elle ce projet pourrait permettre de commencer à faire changer les mentalités : « Toi tu te verrais organiser des débats des conférences pour faire changer les gens d'opinions? Oui bien sur mais ca va pas être évident faut donner le temps au temps parce qu'il y a des personnes qui sont pas habituées à discuter». 64 En effet, comme l'affirme C.Petcou et D. Petrescu dans l'article « Agir l'espace » ce processus est long et implicite mais il acquiert peu à peu une matérialité : « Par le tissage quotidien de désirs, ces micro-pratiques spatiales introduisent d'autres temporalités et d'autres dynamiques (plus longues, aléatoires, collectives et parfois autogérées) constituantes, ainsi des espaces en permanente transformation, des espaces « auto-poïétiques ». Les « micro-pratiques spatiales », évoquées ici dans le cas du projet Eco-box, sont l'ensemble de ces évènements et actions qui constituent le quotidien des participants au jardin et qui, sur le long terme forment une trame de reconstruction d'une vie urbaine intense. Les espaces dits auto-poïétiques (auto en grec: soi même et poiesis : production) peuvent être définis ainsi: « L'autopoïèse est le modèle d'organisation d'un réseau dans lequel chaque composant doit participer à la production ou à la transformation des autres. »167 . En appliquant cette définition à l'espace qui devient le réceptacle d'une dynamique de transformation globale à partir du désir des individus. La question de cette permanente reconfiguration des relations entre les individus et de leur rapport au groupe est constituante de la conscientisation politique. Par politique nous entendons la prise en compte d'enjeux transversaux et leur mise en débat par les habitants, qui n'étaient pas sensibilisés à ces thèmes auparavant. Cette conscientisation peut permettre de mieux comprendre les désirs des habitants et ainsi d'avoir une meilleure confiance en eux. Or selon Gilles Deleuze: « L'inconscient, c'est une substance à fabriquer, à faire couler, un espace social et politique à conquérir {...} Pas d'éclosion de désir, en quelque lieu que ce soit, petite famille ou école de quartier, qui ne mette en question les structures établies. Le désir est révolutionnaire parce qu'il veut toujours plus de connexions et d'agencements. »168. Les désirs des habitants sont à la fois multiples et complémentaires. Il ne s'agit pas simplement d'envies par rapport à un dispositif en particulier mais bien d'une vague de fond qui vienne d'abord mettre en avant la possibilité même de désirer et de souhaiter autre chose que ce qui existe déjà. En effet, l'espoir de pouvoir changer durablement ses conditions d'existence est un préalable à l'expression d'un désir. Ce fait est mis en avant par Ernst Bloch, philosophe marxiste du XXème siècle. Dans son ouvrage le principe espérance, paru en 1954, il met en avant la nécessité pour les hommes « d'apprendre la dignité et l'espoir. L'existence de chacun est jalonnée de désirs qu'il ne réalisera jamais, car on arrache sans cesse à 167 « Encyclopédie de L'Agora | Autopoïèse », Encyclopédie de L'Agora, consulté le 11 septembre 2013, http://agora.qc.ca/dossiers/Autopoiese. 168 Gilles Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet (Flammarion, 1995). 65 l'homme la croyance en la possibilité de les réaliser. »169. Il est donc impératif de remettre à l'ordre du jour la possibilité pour les hommes de se réapproprier leur existence et d'influer sur le cours des choses. Mais il ne faut pas oublier de définir les impératifs de cette subjectivité: « Même les rêves les plus insensés contiennent une vérité révolutionnaire quand ils protestent contre l'inhumanité et l'humiliation. En chacun sommeille un incendiaire. »170. Cet impératif d'humanité doit guider l'action des hommes et leurs désirs. De même, F. Guattari affirme qu'une « lutte révolutionnaire sur le front du désir, c'est à dire sur les objectifs d'une micropolitique du désir {...} devrait être menée en parallèle par rapport aux autres politiques »171. L'expérience en cours à l'Agrocité peut ainsi être considérée comme une tentative de répondre à ce besoin d'espoir en même temps qu'elle est un essai de définition d'une subjectivité citoyenne. Celle ci s'inscrit dans un processus qui lie les individus dans leurs subjectivités individuelles afin de permettre l'émergence d'une conscience transversale à de nombreuses problématiques comme l'affirme F. Guattari : « Les valeurs ne prennent de portée d'apparence universelle que dans la mesure où elles sont portées par des territoires de pratique, d'expérience, de puissance intensive qui les transversalement. »172. Comme nous l'avons vu, certains habitants semblent prêts à s'investir dans cette dynamique consciemment et les autres y sont finalement impliquées malgré eux. Cette transformation du quotidien change la vie de certains individus et leur perception du monde, que cela soit par rapport à leurs occupations quotidiennes ou aux nouvelles relations qu'ils tissent: « Pour toi ca a quel sens de faire tout ca ? Je vais pas te mentir, ca m'occupe y'a pas de sens particulier mais c'est que ca m'occupe »173, « Dans les traditions le savoir faire on se complète »174, « Tu trouves qu'elle a changée depuis qu'elle viens ici? Ouais dans le sens qu'elle apprends, qu'elle s'occupe plus d'elle que des autres, c'était un de ses plus gros défauts, par rapport a elle ou a sa santé, j'ai plus l'impression qu'elle se prends moins la tête, j'ai l'impression de la voir renaitre quelque part, elle a souvent le sourire, elle s'occupe plus »175. Ce jardin peut dès lors devenir un 169 « L'oeuvre majeur d'Ernst Bloch: Un hymne à l'espoir et à la révolte », J--M Palmier: articles redécouverts, consulté le 14 septembre 2013, http://stabi02.unblog.fr/2009/04/26/loeuvre-majeur-dernst-bloch-un-hymne-a-lespoir-et-a-la-revolte/. 170 Ibid. 171 Felix Guattari, « Intervention de Félix Guattari au séminaire d'été de la Columbia University », juillet 1973, http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/23chi03.pdf. 172 « Chaosmose / Félix Guattari ». 173 Entretien anonyme avec C. 174 Entretien anonyme avec B. 175 Entretien anonyme avec C. 66 moyen pour s'évader en même temps qu'il peut permettre de reprendre contact avec une certaine réalité oubliée, par rapport aux traditions, à la mémoire et à la relation des hommes avec la terre. Comme le rappelle F.Guattari dans l'article l'An 01 des machines abstraites : il faut « prendre le pouvoir là où s'effectue d'ores et déjà ce qui se passe d'important, de créateur dans n'importe quel domaine. Non pas dire « il faudrait que », genre conversation de café du commerce, « ah si j'étais au gouvernement voilà ce que je ferais», mais « vous êtes déjà au gouvernement, vous occupez déjà des postes très importants dans la micropolitique du désir » ».176 La présence des habitants au jardin et la construction sur le long terme d'une forme de conscience politique à partir du désir. La question de la micropolitique est donc essentielle en ce qu'elle réinterroge les rapports des individus à la réalité de la politique, c'est à dire à l'implication des individus à la vie de la cité et à la marche du monde. Les limites de cette appropriation sont importants à souligner. |
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