2.2 Quelle application pratique et quelle limite pour
la théorie écosophique ?
Après avoir passé en revue les apports majeurs
de la théorie écosophique nous nous efforcerons de montrer les
possibilités de mise en pratique au travers d'exemples concrets puis
nous mettrons en avant les limites de cette théorie.
La théorie écosophique est très
intéressante pour aborder des nouveaux processus de construction de
subjectivité et d'hétérogénéité des
individus. Elle permet de faire cohabiter des problématiques très
éloignées en principe, le maraichage et la psychologie par
exemple, tout en donnant un cadre théorique et politique à
l'action. L'ouvrage Les Trois Ecologies, écrit par F. Guattari à
la fin de sa vie, annonce une renaissance de l'écologie politique. Bien
qu'il ait été écrit il y a près de vingt cinq ans,
ses thèmes et l'ambition affichée par son auteur est
éminemment contemporaine. Elle permet d'asseoir la reconquête
d'espaces physiques et mentaux abandonnés au rouleau compresseur de
l'idéologie capitaliste et néo-libérale. La critique
profonde des ressorts de la domination exercée à l'encontre de
l'individu et du citoyen sert une argumentation en faveur d'une
désaliénation de l'homme. Sans pour autant donner des
instructions précises qui permettraient de créer un
modèle, F. Guattari s'emploie à lier l'action avec la
réflexion en proposant un cadre de pensée susceptible de
redéfinir à la fois les relations interpersonnelles et le
fonctionnement global de la société en repensant ses valeurs.
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139 Petrescu, « Jardinières du commun ».
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Mais la problématisation écosophique de la
société, comme nous l'avons dit ne propose pas d'application
pratique, elle sert simplement de cadre de référence.
Néanmoins, à titre d'exemple,
l'expérience démarrée par Jean Oury puis rejoins par F.
Guattari, toujours en cours, de la clinique de La Borde donne un aperçu
passionnant de l'application de certains principes développés
dans des ouvrages antérieurs(LESQUELS). A la clinique de La Borde les
dispositifs psychiatriques qui ont habituellement cours pour « soigner
» les malades sont revisités pour permettre à l'individu de
s'accomplir tout en luttant contre ses tendances destructrices. En plus d'une
absence de hiérarchie au sein de l'équipe soignante comme entre
les soignés et soignants, le lieu est totalement dépourvu de
barrières qui pourraient empêcher la fuite. De nombreuses
activités artistiques et culturelles sont mises en place par les
pensionnaires et les soignants afin de créer une vie sociale intense et
de ré enchanter le quotidien malgré la maladie. De même
l'équipe soignante s'est toujours refusée le recours à une
médicamentation lourde par souhait d'éviter l'analgésie de
l'esprit des patients.
Le film de Nazim Djemaï, A peine ombre, apporte un
éclairage saisissant sur « la topographie des êtres qui y
habitent », en droite ligne du cinéma direct. Ces personnes
apprennent la vie en communauté en même temps que, pour certaines,
elles s'émancipent du poids de leur maladie au travers de l'art et du
jeu. Comme l'affirme l'auteur de l'article Actualité de Guattari : la
vie des idées: « Pour ce militant, qui est resté aussi
jusqu'au bout un psychanalyste, aucune pratique sociale et politique nouvelle
ne pourra être inventée sans prendre en compte l'inconscient, un
« inconscient machinique » dont les problématiques ne
relèvent plus exclusivement du domaine de la psychologie mais concernent
une « production de subjectivité » individuelle et collective,
qui ne peut jamais faire abstraction des « systèmes machiniques
» qui la traversent de toutes parts. »140 .
L'engagement des individus doit ainsi être le plus complet possible
si ils souhaitent transformer leur « inconscient ». La
métaphore machinique exprime la nécessaire transversalité
inhérente à la production d'une subjectivité. Elle montre
en quoi les individus, en participant à ces projets, s'engage, souvent
sans s'en rendre compte, dans un processus de transformation qui se veut
inclusif.
Cette expérience cruciale dans l'histoire de la
pratique psychiatrique apporte un éclairage saisissant des
possibilités et potentialités qu'offre une approche radicalement
novatrice d'un domaine éprouvé.
140 « Actualité de Guattari -- La Vie des
idées ».
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R-urban pourrait être comparé, d'une certaine
façon à l'expérience de La Borde car le projet a
également été pensé afin de redéfinir les
cadres de l'action urbaine, architecturale et plus généralement
sociale au travers de projets novateurs.
Cette problématique est à mon sens une des
limites importante de la théorie écosophique. En effet la
société moderne et le système capitaliste ont
réussi à placer l'individu dans une forme de cadre dont il est
souvent impossible de s'écarter. Une fois les individus «
prisonniers » du rythme que leur impose le monde, renier un de ces aspects
revient souvent à se couper radicalement de la société.
Par exemple, le système de crédit à la consommation, qui
enchaine progressivement les personnes à un travail salarié qui
reviens à « perdre sa vie à la gagner».
Certains individus choisissent volontairement de « s'exiler »
pour changer le cours de leur vie et suivre un mode de fonctionnement plus sain
et cohérent avec leur présence au monde mais la plupart ne
peuvent prétendre s'éloigner de leurs conditions
matérielles d'existence pour embrasser un nouvelle vie.
Ainsi le projet R-urban et plus particulièrement le
dispositif de l'Agrocité vise à remettre en cause cette
équation pour proposer une alternative concrète aux
systèmes existants tout en restant connecté aux enjeux du monde
capitaliste. Les habitants, qui vivent chacun dans une situation
différente peuvent s'intégrer au projet sans renier leur mode de
vie, basé sur une économie de marché et un travail
salarial. Ces espaces ne peuvent en effet pour l'instant prétendre
transformer radicalement les conditions d'existence et se contentent de montrer
que d'autres valeurs peuvent régir des espaces. Mais comme nous l'avons
expliqué plus haut, très peu d'éducation a
été réalisée pour permettre la compréhension
de ces mécanismes. L'AAA ne s'implique pas dans une démarche
d'éducation populaire comme elle peut exister dans d'autres
réseaux. Ils envisagent plutôt ce processus comme un exercice
quotidien de démonstration qu'autre chose est possible, que d'autres
rapports de production entre les individus et au sein de la ville sont
possibles. Tout l'enjeu du projet est justement de permettre aux individus
d'inventer un autre système concurrent de l'existant afin de transformer
concrètement les conditions de vie et donner une intensité
nouvelle au monde. Nous verrons par la suite la difficulté qui
réside dans la mise en place d'un espace et d'un projet qui suscite une
telle prise de recul sur la vie moderne.
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