3.4. Entretiens
Selon Olivier de Sardan, « la production par le chercheur
de données à base de discours autochtones qu'il aura
lui-même sollicités reste un élément central de
toute recherche de terrain. D'abord parce que l'observation participante ne
permet pas d'accéder à de nombreuses informations pourtant
nécessaires à la recherche : il faut pour cela recourir au savoir
ou au souvenir des acteurs locaux. Et ensuite parce que les
représentations des acteurs locaux sont un élément
indispensable de toute compréhension du social. Rendre compte du «
point de vue » de l'acteur est en quelque sorte la grande ambition de
l'anthropologie »42.
L'entretien est une relation complexe qui nécessite un
juste équilibre entre les protagonistes en vigueur. L'enquêteur
doit tenir les rênes tout en livrant un espace de confiance, où
l'interlocuteur se sent libre de s'exprimer sans crainte ni contrainte externe.
« Le problème du chercheur (É), c'est qu'il doit à la
fois garder le contrôle de l'interview (É) tout en laissant son
interlocuteur s'exprimer comme il l'entend et à sa façon
»43. Pour ce faire, l'enquêteur a pour mission de se
rendre sur les lieux de l'intéressé, afin d'opérer dans
l'habitat « naturel » de ce dernier et doit tenter de maximiser, de
tirer au mieux parti de ce pour quoi il est venu : obtenir des informations qui
alimenteront le coeur de son sujet. Cependant, l'enquêteur ne se trouvant
pas dans son habitacle, risque de rencontrer certaines difficultés pour
rester naturel et guider avec aisance une relation de confiance. Il doit
également trouver ses marques et plus il est éloigné de
son lieu d'origine, et dans un univers distinct du sien, plus le temps
d'acclimatation peut sembler long. C'est pourquoi, une multitude d'entretiens
peut sembler nécessaire, d'une part pour que l'enquêteur soit
mieux à
42 Olivier de Sardan, J.-P., 2008, op. cit.,
p. 54.
43 Olivier de Sardan, J.-P., 2008, Ibid., p.
62.
25
même de mener avec plaisance les questions qu'il anime
et, d'autre part, pour obtenir une bonne qualité d'information requise
dans toute enquête sérieuse d'ordre socio-anthropologique. Au
final, les termes employés par Olivier de Sardan résument
à eux seuls, l'ambition première recherchée au travers de
ces entretiens : « rapprocher au maximum l'entretien guidé d'une
situation d'interaction banale quotidienne, à savoir la conversation,
est une stratégie récurrente de l'entretien
socio-anthropologique, qui vise justement à réduire au maximum
l'artificialité de la situation d'entretien et l'imposition par
l'enquêteur de normes méta-communicationnelles perturbantes
»44.
Il est important de rappeler que le cadre d'analyse propre
à cette étude tend à se recentrer au maximum sur les
discours et représentations des acteurs. Du fait de cette vision «
actor-oriented »45, la majorité des données
extra muros qui seront traitées dans ce mémoire
proviennent du discours des acteurs dans le cadre d'entretiens effectués
exclusivement dans leur environnement naturel. Durant cet exercice fastidieux,
nous nous sommes livré à une observation participante visant
à récolter des informations relatives à leur
environnement, leur cadre de vie, leurs pratiques, leurs perceptions, leurs
attentes ainsi qu'à leurs discours et représentations. « De
telles séquences de vie constituent des données précieuses
parce qu'utilisables à divers niveaux : comme corpus primaire soumis
à analyse comparative, comme éléments d'études de
cas, ou comme exemples illustratifs ou démonstratifs dans le texte final
»46.
3.4.1. Contextes des entretiens
« L'entretien de recherche est une interaction : son
déroulement dépend évidemment aussi bien des
stratégies des deux (ou plus) partenaires de l'interaction, et de leurs
ressources cognitives, que du contexte dans lequel celle-ci se situe
»47.
Avant de narrer le contexte dans lequel se sont
déroulés les entretiens, il est toutefois nécessaire de
mentionner un fait notoire, qui a influé sur une grande partie des
interviews effectuées avec les membres des CS et les prestataires des
USP visitées. Le jour de notre arrivée au sein de l'ONG 3ASC,
démarra « l'atelier de recyclage des CS » qui n'est autre que
leur formation annuelle destinée à remettre à jour leurs
objectifs et compétences. Ce fut l'opportunité idéale pour
rencontrer, en l'espace de six jours et dans un même lieu, plus de
deux-cents membres des CS que nous fûmes amené à
côtoyer tout au long de notre période
44 Olivier de Sardan, J.-P., 2008, op. cit.,
p. 58.
45 Long, N., 1992, « Introduction », In
Long, N., Long, A., (eds), Battlefields of Knowledge. The Interlocking of
Theory and Practice in Social Research and Development, London, Routledge, p.
9.
46 Olivier de Sardan, J.-P., 2008, Ibid., p.
56.
47 Olivier de Sardan, J.-P., 2008, Ibid.
26
d'enquête. Nul doute que cette circonstance constitua
d'emblée un véritable tremplin et qu'elle nous permit nous
consacrer sans délai à l'essentiel de notre étude. Nous
fûmes directement en position de saisir les termes, les aspects
innombrables, nuances, variétés, complexités,
problèmes et enjeux de la situation en présence. Cette semaine de
formation nous donna également l'occasion d'acquérir un panel
d'informations et de témoignages de la part des membres des CS qui nous
servirent de guide pour l'orientation de nos questionnaires. En nous immergeant
de la sorte, nous pûmes intégrer rapidement de ce «
langage-projet »48 propre à 3ASC, afin de saisir, a posteriori
les interactions en vigueur entre cette institution de
développement et ses « représentants » sur la
scène locale. Ce préambule eut sans aucun doute une influence
favorable sur notre terrain proprement dit car nous fûmes accueilli avec
les plus grands honneurs partout où nous nous rendîmes. Les
interactions et le dialogue furent des plus évidents. Cette aisance
relationnelle constitua une plus-value certaine qui se répercuta
à notre sens sur la qualité des enquêtes
effectuées.
Lors de cette formation, nous eûmes également
l'occasion de mettre à jour toutes les coordonnées de l'ensemble
des membres des CS présents. Une liste comprenant tous les contacts et
les numéros de téléphones existants des membres des CS fut
mise à notre disposition à l'issue de cette semaine de formation,
ce qui nous permit de prendre directement des rendez-vous, après nous
être assuré de la disponibilité des personnes
contactées.
Durant la première phase de terrain, nous passions la
matinée dans une USP et l'après-midi dans un à deux
village(s) environnant(s) suivant les rencontres effectuées et la
durée des entretiens. Au cours de nos rencontres au sein de ces USP,
nous interviewions des individus concordant aux GI 1, 2 et 3. Par contre, dans
les villages, nous tentions de converser principalement avec des personnes
correspondant au GI 4, et par la suite nous nous dirigions vers les GI 1 et 3.
De ce fait, nous pûmes obtenir un panel d'informations suffisamment
diversifiées, ce qui nous permit de dégager une esquisse se
voulant exhaustive de la situation. Comme mentionné dans la section
I. 3.3.1. Représentativité de l'échantillon, au
cours de la deuxième phase d'enquêtes, effectuée durant le
mois de janvier 2013, nous ne nous sommes pas cantonné à un cadre
strict. Grâce à cette souplesse nous fûmes dans la position
d'effectuer, à souhait, des va-et-vient constants entre la
littérature, le terrain et l'analyse suivant les informations qui nous
étaient nécessaires.
48 Olivier de Sardan distingue le «
langage-développement » du « langage-projet ». Cette
première notion se réfère à « l'univers
langagier des institutions de développement » (Olivier de Sardan,
1995a : 165). « La forme concrète, sur le terrain, que prend le
langage-développement quand il devient opérationnel et
incarné dans une institution au contact de populations locales, est ce
qu'on pourrait appeler le « langage-projet » ». Vu sur : Olivier
de Sardan, J.-P., 1995a, op. cit., p. 166.
27
Néanmoins, les rendez-vous obtenus au préalable
avec les CS avaient lieu généralement très tôt dans
la matinée, car le personnel était pris par nombre
d'activités durant le reste de la journée. Toutefois, ces
mêmes horaires correspondaient à la forte période
d'affluence dans les USP. Nous privilégiions donc, dans un premier
temps, les entretiens avec les membres des CS par souci de loyauté.
Cependant, le désavantage de cette façon de procéder est
que, dans certains cas, les rencontres pouvaient durer plusieurs heures
jusqu'à ce que le soleil fût au zénith, moment où
les couloirs de l'USP tendent à se vider littéralement, ne
laissant plus âme qui vive si ce n'est une brise ardente
remplaçant les ventilateurs endommagés ou tout simplement
absents. Dans ce cadre précis, il nous était difficile de
rencontrer des patients encore présents ou suffisamment aptes à
répondre à nos questions, une fois la rencontre avec les membres
des CS achevée. Nous avons donc dû, dans certains cas, opter pour
des solutions alternatives, lorsque la route et l'emploi du temps de nos
traducteurs nous le permettaient. Soit nous nous rendions aux aurores dans les
USP, afin d'avoir le temps de rencontrer des patients disposés à
être interviewés, soit nous décalions tout simplement
l'heure de rendezvous suivant nos disponibilités respectives.
Concernant les prestataires, nous avons également
tiré profit de leur présence à la semaine de formation des
CS ; les rencontres suivantes furent en tout point confortables et nous
n'eûmes aucun problème à prendre le temps de les
interviewer. Malgré une certaine ouverture d'esprit, leurs points de vue
se cantonnaient fortement à une vision pro-biomédicale et ils ne
se montraient pas suffisamment ouverts au dialogue avec les autres
protagonistes de la « santé communautaire » dans la
région, émanant des réseaux informels. Enfin, en vue
d'interroger des villageois, nous nous rendions, le plus souvent à
l'improviste ou accompagné d'un membre d'une CS, hors des axes
principaux. Le but étant de chercher à rencontrer des personnes
de façon aléatoire. Nous devons souligner un point quant à
cette dernière catégorie d'acteurs : nous fûmes dans de
nombreux cas merveilleusement bien accueilli et charmé par la
diversité de discours que nous avons été amené
à entendre.
Un aspect essentiel de l'entretien concerne l'environnement
dans lequel celui-ci se déroule. Nous faisons principalement
référence à la possibilité de pouvoir s'exprimer
librement sans qu'un acteur d'un autre GI soit en mesure de pouvoir entendre
les propos de l'interlocuteur en question. En effet, une des
intentions-même des questionnaires qui furent établis,
était de rendre compte de la nature des relations que les
différents GI entretiennent les uns avec les autres. A titre d'exemple,
un entretien de groupe fut effectué avec des patientes à la fin
d'une séance de vaccination dans la salle d'attente de l'USP de
Nassongue, Tandjouaré. Cependant, durant l'entièreté de
cet échange, le RFS était présent dans un coin de la
salle.
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Malgré notre délicate insistance pour qu'il
s'absentât, il persista à faire des allers-retours, troublant
ainsi en permanence le dialogue encouru ; cette situation engendra un biais de
premier ordre empêchant toute possibilité de critiques à
l'égard du dispensaire et de ses prestataires. De ce fait, nous prenions
soin, tant que faire se put, d'interroger nos interlocuteurs en dehors de
l'USP, à l'ombre d'un rônier ou d'un manguier, dans le souci
d'obtenir un cadre d'expression neutre et optimal.
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