CONCLUSION
Les figures de la rétrospection mises en oeuvre dans le
théâtre de Samuel Beckett, qu'elles résultent d'une
volonté prêtée au personnage ou qu'elles surgissent
malgré lui, soulignent chacune à sa façon la
fatalité qu'est la rétrospection elle-même dans cet
univers. Le regard des êtres y est littéralement tourné
vers le passé. Contraint par le mur infranchissable que forme l'avenir,
il ne peut qu'examiner le souvenir. Dans ces conditions d'enfermement temporel,
la reconstitution ne se décline qu'en des modes toujours plus
resserrés, du point de vue de l'étendue comme du point de vue du
cadre. Parce que l'immensité du présent et la durée de
l'existence lui semblent infinies, le personnage limite lui-même le champ
de sa mémoire et la portée de ses activités. Il se rassure
en se rappelant ce qui lui est proche, ses anciennes connaissances, ses intimes
disparus, et en re-faisant à l'identique des gestes qui
réduisent le monde à son corps, à sa tête et
à ses possessions Ð matérielles ou mentales. La compagnie de
son moi ainsi réuni dans le confinement de sa tête lui
confère une assurance plus grande face à son environnement.
Cependant, le confortable rétrécissement de
l'univers que l'habitude et l'inventaire produisent est parfois
bouleversé par une oppression venue de l'extérieur. Soudain
imposé Ð par le dispositif scénique ou filmique, par
l'intrusion d'une voix ou par les personnages en présence Ð, le
processus voit sa valeur renversée : lorsqu'il n'est pas
décidé par l'être lui-même, le focus sur son
intériorité devient une souffrance. Il entrelace sans ordre ses
nombreux souvenirs ou accentue les plus douloureux Ð ceux qui demeurent
normalement enfouis sous une réalité aménagée par
le personnage comme un couvercle pour sa mémoire. Sous l'effet de la
mémoire involontaire, la parole employée comme reconstitution
mesurée pour occuper le temps et masquer son lent passage jaillit en un
irrépressible torrent, décousue et comme inconnue de
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l'être qu'elle traverse. La reconnaissance entre
l'énoncé du souvenir et son énonciateur, entre la
mémoire et le personnage qui se remémore est anéantie.
Soit que la voix qui porte le ressouvenir en nie la propriété
pour se protéger de l'émotion qu'il contient, soit qu'à
force de l'avoir ressassé, il se soit défait de l'empreinte
sensitive qu'il avait laissée jadis, une démarcation
s'opère entre le crâne et la bouche, entre la pensée et la
parole.
Nous avons démontré la centralité de la
rétrospection et de la reconstitution qui lui est subséquente en
les pointant tour à tour comme mouvements volontaires et comme
phénomènes inhérents au principe d'existence. Leurs deux
espèces s'impulsent réciproquement : par exemple, le personnage
est déjà absorbé par l'examen de son passé
lorsqu'advient l'épiphanie (LDB) ; ou c'est parce que la
situation et ceux qui l'entourent forcent le personnage à la
rétrospection que tout à coup survient du passé une
émotion oubliée (PR) ; ou bien, dans un rapport inverse,
malgré sa détermination à sortir de la mémoire
volontaire, le narrateur d'une histoire est ramené à ses
souvenirs (FDP, OLBJ, C). La remémoration
oralisée dans le théâtre de Samuel Beckett ne vise pas
seulement l'épuisement que convoite la parole tout au long de son oeuvre
; la rétrospection et la reconstitution tendent à l'extinction -
du sujet et de ce qui l'entoure - par étouffement. En effet,
quand l'être amenuise sa vision du monde (par l'habitude ou par
l'inventaire, par la conversation ou par la fiction), c'est pour tenter d'en
assourdir la rumeur. Quand par contre il est la victime écrasée
par le poids du monde, c'est qu'une force étrangère tente de
l'asphyxier, lui (par les fouilles, les interrogatoires ou interrogations, le
harcèlement et la torture).
Jouet jouant le jeu du monde, le souvenant se souvient de ce
qu'il est obligé de se remémorer. Cette condition fatale est
représentée par l'Ouvreur de Cascando qui
déclare, en écho à la détermination de Beckett
à exprimer l'inexprimable1 : « J'ouvre. Un temps.
J'ai peur d'ouvrir. Mais je dois ouvrir. Donc j'ouvre. »
(Ca, 57). Le fait même d'exister contraint à «
l'ouverture »,
1 Voir plus haut (p. 32) la citation entière
de la formule de Samuel Beckett extraite de Trois dialogues.
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c'est-à-dire à la remémoration
(l'ouverture de la mémoire) qui, même effrayante, constitue une
nécessité et doit donc être opérée -
de gré ou de force, pourrait-on ajouter. Car la mémoire est comme
l'espace du Dépeupleur : « assez vaste pour permettre de
chercher en vain. Assez restreint[e] pour que toute fuite soit vaine.
»2 Elle ordonne insidieusement mais inévitablement le
mouvement rétrospectif. Pire, par son déferlement, elle soumet le
personnage à un flot de parole ou à un flux de souvenirs si dense
qu'il provoque l'essoufflement. L'agonie du sujet est due à la
rétrospection - d'une certaine façon, on se meurt de toujours
reconstituer sa vie et son passé - en même temps qu'elle la
réclame - il faut se souvenir pour enfin mourir, pour mériter la
fin de la souffrance qu'est la remémoration. Le paradoxe mémoriel
chez Beckett peut se formuler ainsi : puisque le souvenir tue, il constitue le
meilleur moyen d'accéder à la fin, or il faudrait ne plus vivre
pour bien se souvenir. Molloy fait le constat de cette dernière
condition :
« c'est seulement depuis que je ne vis plus que je pense,
à ces choses-là et aux autres. C'est dans la tranquillité
de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion
confuse que fut ma vie, et que je la juge »3.
La continuation de la vie des personnages faussent leur effort
de mémoire, le rend inefficace. La perpétuation de la
rétrospection et le report éternel de ses limites supposent qu'il
ne s'agit pas seulement de dévider ses souvenirs : apparemment, il
faut s'y appliquer de sorte que quelque chose s'accomplisse.
Effectivement, puisque même une fois la sensation d'avoir tout dit
atteinte, le personnage n'est pas délivré de la reconstitution de
sa vie et de la rétrospection à laquelle elle l'assigne, il
imagine que ce qu'il dévoile de son passé n'est pas suffisant ou
n'est pas convenable. Aussi, à la remémoration s'adjoint la
recherche du sens. Affolé et essoufflé, n'aspirant plus
qu'à un arrêt définitif, le souvenant s'évertue
à chercher la logique qui régit sa mémoire. Que
réclame-t-elle de lui ? Et surtout pourquoi ? Les questions se
multiplient et
2 Samuel Beckett, Le Dépeupleur,
Paris, Les Editions de Minuit, 1970, p. 7.
3 Samuel Beckett, Molloy, op. cit.,
p. 36.
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fondent la vraie torture, certifiant l'éternité
de leur présence par l'absence de réponse à leur fournir.
L'analyse impossible du but et du motif de la rétrospection constitue la
promesse de son recommencement, et de l'inutilité inaliénable
à sa reprise.
En effet, privé de toute liberté, les
personnages du théâtre de Beckett ne connaissent la reprise que
dans son sens néfaste. Kierkegaard, en annexe à son essai
éponyme, précise et souligne que la reconstitution
méliorative ne peut avoir lieu que si l'on envisage « l'individu
selon sa liberté » et que, dans le cas contraire, elle ne se
résume qu'à l'entretien répétitif de ses
fautes.4 La rétrospection comme reprise indomptée
n'est pas exempte de ce phénomène et, mal entamée -
c'est-à-dire sans but et sans signification - ne se perpétue
qu'en empirant. Tel que l'analyse Olivier de Magny, le souvenant en vient
à s'interroger en boucles creuses sur son sort :
« Le jeu ne consiste-t-il pas, en définitive,
à rechercher la raison d'un jeu sans raison ? [É] Mais comment
finirait l'infini recommencement de rien ? Car le théâtre de
Samuel Beckett instaure le mouvement perpétuel du piétinement
vers l'impossible immobilité. »5
Autrement dit, le théâtre de Beckett se fonde sur
le mouvement perpétuel de la rétrospection vers la
libération qu'est l'impossible oubli. Comme la projection future
s'annule dans la boucle qui la renvoie au passé, de même
l'effacement de la mémoire projeté dans son dévidement
s'annule dans le souvenir des tentatives déjà
éprouvées et restées sans succès. La peine
injustifiée qu'est la rétrospection et la prison qu'est la
reconstitution cyclique sont la substance et le lieu de l'existence.
4 Sren Kierkegaard, La Reprise, in
OEuvres, op. cit., p. 782.
5 Olivier de Magny, « Samuel Beckett et la
farce métaphysique », in Cahiers Renaud-Barrault
n°44, p. 72.
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