Institut d'Etudes Théâtrales Université
Paris III - Sorbonne nouvelle
LES FIGURES DE LA RETROSPECTION
ET LES MODES DE RECONSTITUTION
DANS L'OEUVRE DRAMATIQUE DE SAMUEL BECKETT
Mémoire de Master 2 - Recherche en Etudes
théâtrales Sous la direction de Catherine Naugrette
Septembre 2010
MARION CANELAS
2
REMERCIEMENTS
A ma mère et à mon père
Aimants aimés Mes remparts
A Aline Dethise Compagnie salutaire Qui sut m'ouvrir le temps
Clarté venue d'en haut Qui me rendit le Nord Ma plusieurs mon calmant
Pour toujours en mémoire
Et à mon Substantif Masculin
Invariable à jamais accordé au présent
Je remercie plus conventionnellement mais non moins
chaleureusement Madame Catherine Naugrette, dont le savoir et son talent pour
le transmettre sont l'objet de ma grande admiration et la source principale de
ce mémoire. Capitaine de ma première vraie traversée de
l'oeuvre de Samuel Beckett et de ma première exploration des figures du
temps dans les dramaturgies contemporaines, elle m'a armée pour tenter
cette épreuve solitaire.
Pour sa patience et son indulgence, pour la
détermination et l'espoir que fit renaître en moi chacune de nos
rencontres, je lui adresse mon profond respect et ma reconnaissance infinie.
3
SOMMAIRE
LISTE DES ABREVIATIONS 4
INTRODUCTION 6
CHAPITRE I :
L'ETRE BECKETTIEN ET SON RAPPORT AU TEMPS : LA RETROSPECTION
COMME SUBSTITUT DE LA PROJECTION ET LA RECONSTITUTION COMME AVATAR DE
L'ACTION 12
La logique temporelle abolie et la projection interdite
13
L'habitude, reconstitution au quotidien 17
La reprise comme cadre de vie ou la
répétition-dégradation 22
La reconstitution verbale, illusoire évasion face au
souvenir .É 28
CHAPITRE II :
LA RECONSTITUTION DU PERSONNAGE BECKETTIEN ET LA RETROSPECTION
COMME VISION D'ENSEMBLE 36
Le déploiement spatial du ressouvenir 37
La rétrospection « pour se tenir compagnie »
. 43
Le memento mori permanent et le panorama
mémoriel interdit . 50
L'épiphanie ou la révélation d'un sens
à la rétrospection É. 55
CHAPITRE III :
RETROSPECTION ET RECONSTITUTION IMPOSEES : LE CRANE COMME CHAMP
DE
FOUILLE ET L'ENQUETE MALGRE L'ABSENCE DE CRIME . 63
La mémoire, une infection du crâne . 64
La mémoire imposée ou l'examen tortionnaire des
souvenirs de l'autre .. 70 L'enquête policière,
reconstitution d'indices et de preuves 75
La rétrospection perpétuelle, châtiment
pour susciter le repentir ? 81
CONCLUSION 88
BIBLIOGRAPHIE 92
4
LISTE DES ABREVIATIONS
Chronologie de rédaction des oeuvres convoquées
dans ce mémoire.
Les références aux trente-deux pièces qui
constituent le corpus étudié (dont les éditions en recueil
sont notifiées en bibliographie) seront indiquées entre
parenthèses, dans le texte, par les abréviations ci-dessous
répertoriées, suivies du numéro de la page dont la
citation est extraite.
1947-48
|
Eleutheria
|
(E)
|
1948-49
|
En attendant Godot
|
(EAG)
|
1954-56
|
Fin de Partie
|
(FDP)
|
1956
|
Tous ceux qui tombent
|
(TCQT)
|
1956
|
Acte sans paroles I
|
(ASP I)
|
1958
|
La Dernière Bande
|
(LDB)
|
1959
|
Cendres
|
(C)
|
1959
|
Acte sans paroles II
|
(ASP II)
|
1960-61
|
Oh les beaux jours
|
(OLBJ)
|
1960's
|
Fragment de théâtre I
|
(FDT I)
|
1960's
|
Fragment de théâtre II
|
(FDT II)
|
1962
|
Paroles et Musique
|
(P et M)
|
1962
|
Pochade radiophonique
|
(PR)
|
1962-63
|
Esquisse radiophonique
|
(ER)
|
1963
|
Cascando
|
(Ca)
|
5
1963
|
Comédie
|
(Co)
|
1963
|
Film (scénario)
|
(F)
|
1965
|
Va-et-vient
|
(V-et-V)
|
1965
|
Dis Joe
|
(DJ)
|
1968
|
Souffle
|
(S)
|
1972
|
Pas moi
|
(PM)
|
1974
|
Cette fois
|
(CF)
|
1975
|
Pas
|
(P)
|
1976
|
Trio du fantôme
|
(TDF)
|
1976
|
...que nuages...
|
(QN)
|
1979
|
Solo
|
(So)
|
1980-81
|
Impromptu d'Ohio
|
(IDO)
|
1980-81
|
Berceuse
|
(B)
|
1982
|
Catastrophe
|
(Cata)
|
1982
|
Quad
|
(Q)
|
|
1983
|
Nacht und Träume
|
(N und T)
|
1983
|
Quoi où
|
(QO)
|
6
INTRODUCTION
L'ogre monstrueux qu'est le temps selon Samuel Beckett hante
de ses multiples figures son oeuvre tout entière. Par l'actualisation
qu'induit souvent le théâtre, il se condense dans ses drames, ses
pièces pour la télévision, ses pièces
radiophoniques et ses dramaticules, en un présent absolu qui, parce
qu'il traîne en longueur, « mange sans appétit
»1 les êtres qu'il paralyse. Personnages dotés de
noms ou réduits à une lettre, à un chiffre, à une
fonction, à une voix ou plus radicalement à un seul organe, les
créatures de Beckett sont malgré tout
présentées sur le lieu du drame par la parole qu'elles
profèrent. Cependant, soumises à « cette existence qui ne
connaît plus ni forme ni principe et dans laquelle la vie n'avance plus
»2, elles habitent un présent d'une nature
singulière : il pèse si densément qu'il prend presque
matière et s'étend, amplifié, échangeant son
instantanéité contre une durée sans mesure. Le
passé s'y mêle sans démarcation, s'insinue dans la
pensée qui se déroule pour finalement la boucler. Tout comme
Molloy, déjà, éprouve une impossibilité à
trouver le bon mode pour décrire sa situation temporelle,
« Ma vie, ma vie, tantôt j'en parle comme d'une
chose finie, tantôt comme d'une plaisanterie qui dure encore, et j'ai
tort, car elle est finie et elle dure à la fois, mais par quel temps du
verbe exprimer cela ? »3,
les personnages de l'univers dramatique beckettien se trouvent
cloîtrés dans un présent qui s'éternise.
Transposition chronologique du dispositif spatial instauré dans Le
Dépeupleur, leur temporalité est circulaire,
hermétique à l'avenir. Ils disposent eux aussi d'échelles
diverses, plus ou moins fiables, pour tenter l'évasion mentale mais, de
même que les corps enfermés dans le cylindre
1 Allusion au poème « Ainsi a-t-on beau
», in Samuel Beckett, Poèmes suivi de
Mirlitonnades, Paris, Les Editions de Minuit, 1978, p. 14.
2 G·nther Anders, « Etre sans temps
», in L'Obsolescence de l'homme, trad. par C. David, Paris,
Ivréa / Editions de l'encyclopédie des nuisances, 2002, p.
244.
3 Samuel Beckett, Molloy, Paris, Les Editions
de Minuit, 1951, [1960], p. 53.
7
ne font qu'y revenir lorsqu'ils croient s'en extraire, de
même les personnages théâtraux de Beckett sont
inexorablement ramenés au passé lorsqu'ils tendent aux modes
futur ou conditionnel. Richard N. Coe décrit l'étrangeté
du temps beckettien et l'emprisonnement qu'il constitue pour les êtres
qui l'occupent :
« Tous des étrangers de passage dans les
dimensions données de l'existence, [É] ils se savent
exilés de leur vrai domaine, [É] enfermés contre leur
volonté dans l'espace et plus particulièrement dans le temps.
Mais leurs tentatives pour échapper à ces absolus arbitraires
sont vaines et dérisoires. »4
Comme les galeries du dépeupleur débouchent dans
sa propre enceinte et interdisent la sortie, les projections mentales des
personnages du théâtre de Beckett ne conduisent jamais hors du
présent infini qui fonde leur existence Ð actuelle et révolue
Ð et dans lequel ils s'engluent. Leur acharnement à vouloir le
saisir par les mots, à le définir en langage, se renverse de
lui-même et devient un ressassement du passé pour expliquer le
présent. L'imagination et le projet ne sont plus que des impasses qui
renvoient systématiquement au vécu, proche ou lointain, dernier
ailleurs accessible, d'une banalité accablante puisqu'il est connu
d'avance.
Dans cette temporalité circulaire s'installe de fait
une tension dialectique de la rétrospection qui sera le coeur de notre
exploration : la projection vers l'avant étant annulée, le
souvenir s'impose au personnage comme une condamnation et cependant demeure sa
seule ressource pour sortir du présent. Dans un paradoxe similaire, la
reprise sempiternelle du lourd système temporel est une
malédiction dont le poids ne peut être atténué que
par la reconstitution volontaire. Comment ménager le souvenir
obligatoire grâce à la remémoration spontanée et
comment occuper un présent qui recommence sans cesse grâce
à la reconstitution décidée d'activités
rassurantes, voilà l'interrogation centrale de l'analyse que nous
proposons. Puits sans fond, la mémoire des personnages dramatiques de
Beckett est tantôt l'endroit où ils sont
précipités malgré eux, et
4 Richard N. Coe, « Le Dieu de Samuel Beckett
», in Cahiers Renaud-Barrault n°44, Samuel Beckett - Le
Petit Théâtre de France, Paris, Julliard, 1963, p. 7.
8
tantôt le refuge où ils se
précipitent. Pour le dire en termes bergsoniens5, la
mémoire en tant qu'organe de nutrition est la cause du malheur
d'être, mais elle en est également le remède en tant
qu'organe actif apaisant par sa fonction d'appel. L'individu traîne le
fardeau inaliénable de ses souvenirs et ne peut l'alléger qu'en
choisissant la façon « la moins insupportable » - Beckett
dirait sûrement « la moins pire » - de les invoquer dans sa vie
au présent.
Les figures de la mémoire cognitive que Beckett met en
place sont en effet le moyen de détourner le regard d'un passé de
trop grande portée temporelle ou affective en se référant
à celui, moins troublant, de la connaissance instinctive. Une
remémoration sans risque est alors opérée, celle que Saint
Augustin définit dans sa capacité à transformer la passion
violente vécue en une image rendue inoffensive par la mise à
distance :
« Ma mémoire conserve aussi les diverses passions
de mon esprit, non pas en la même manière qu'elles sont en lui
lorsqu'il les ressent, mais en une autre manière fort différente
et conforme au pouvoir qu'elle a de conserver les images et les espèces
des choses. Car je me souviens sans être gai, d'avoir été
dans la joie ; sans être triste, d'avoir été dans la
tristesse. »6
Dans cette approche du souvenir, le personnage de Beckett
utilise sa condition d'être invariablement tourné vers le
passé pour fabriquer du présent. Prise comme un appui, son
histoire fournit alors de la matière aux menues occupations quotidiennes
que sont par exemple la conversation ou la divagation. L'existence
passée, abordée par le filtre de la mémoire
immédiate, renferme les modèles énonciatifs et
situationnels qui permettent la reconstitution d'activités
divertissantes et derrière lesquels dissimuler des souvenirs plus
pesants.
Car l'esprit contient aussi des événements d'une
antériorité plus difficile à supporter, que nous
appellerons ressouvenirs par fidélité à la
définition qu'en donne Sren Kierkegaard et qui leur confère une
épaisseur plus complexe :
5 Voir Henri Bergson, Matière et
Mémoire, Paris, P.U.F., « Quadrige », 1939, [1993], p.
66.
6 Saint Augustin, Les Confessions, trad.
par R. Arnauld d'Andilly, Paris, Gallimard, « Folio Classique »,
1993, Livre X, Chap. XIII, p. 351.
9
« Tout ressouvenir est un secret, puisqu'on est toujours
seul à en avoir conscience. Même si plusieurs sont
intéressés à l'événement objet du
ressouvenir chez l'homme qui en prend conscience, celui-ci est néanmoins
seul à connaître son ressouvenir dont le caractère public
apparent est purement illusoire. »7
Cette dimension secrète du ressouvenir nous fera
examiner chez l'être beckettien l'opposition interne des deux
mémoires distinguées par Bergson. Il s'agira de montrer la lutte
qu'elles mènent quand la mémoire logique arme le personnage
contre sa propre mémoire profonde. Des attitudes
remémorées, langagières ou comportementales, se posent
dans ce cas en remparts contre l'invasion du ressouvenir ou contre son
apparition claire et lisible. Cette reconstitution machinale, comme nous le
démontrerons, repose sur la mémoire intellectuelle et entrave le
rappel de la durée. Grâce à elle, le personnage s'aveugle
volontairement devant la succession des jours et des heures.
D'autres fois, au contraire, il faudra nous pencher sur
l'option accordée à l'introspection mémorielle
appliquée, celle qui délaisse l'intellectualité pour
l'idéalité et, lénifiante, reconstitue un univers spatial
où le personnage se retrouve et retrouve les autres qu'il
contient. Dans le monde dramatique beckettien, la sentence proustienne selon
laquelle « l'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne
connaît les autres qu'en soi, et, en disant le contraire, ment
»8 redouble sa nécessité. La compagnie n'est plus
accessible que par la mémoire des êtres disparus et par la
convocation de leur voix grâce au souvenir. Voilà pourquoi dans la
pénombre chère à Beckett, l'être se livre à
l'appel du passé et se recrée un monde. Les souvenirs sont alors
l'équivalent d'objets, de traces, d'indices laissés par les
anciens locataires de l'esprit du souvenant. Le ressouvenir devient un secret
murmuré à soi-même comme une histoire du soir, pour se
calmer et trouver le repos.
7 Sren Kierkegaard (sous le pseudonyme de William
Afham), « In vino veritas », in Stades sur le chemin de
la vie, in OEuvres, trad. par P.-H. Tisseau, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1993, p. 810.
8 Marcel Proust, A la recherche du temps
perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade
», 1987-89, vol. IV, p. 34.
10
Par ailleurs, nous pointerons aussi qu'à l'heure tant
espérée du grand sommeil, les personnages ne parviennent pas
toujours à la mémoire finale, trop attachés à leur
habitude d'une vision détaillée. Enclins comme toutes les figures
beckettiennes à la réconfortante reconstitution qu'est
l'inventaire, ils n'aperçoivent en se retournant sur leur existence
qu'une succession d'instants dont ils n'arrivent pas à concevoir
l'ensemble. Le panorama du mourant leur est dénié et avec lui
l'idéalisation globale de leur vie révolue. Dans l'éternel
problème beckettien d'indistinction entre motif et conséquence,
la mort apparaît aussi impossible que la prise de conscience dont elle
dépend. De même que les nuages du ciel de Molloy ne se
dégagent qu'au soir pour laisser voir le soleil se coucher, de
même la vie semble réclamer une « dernière lueur
» pour pouvoir définitivement s'éteindre9. Cette
éclaircie de paix nécessaire à la fin ne surgit chez
Beckett que malgré son personnage. Penché sur un souvenir
isolé, il assiste parfois à l'assomption soudaine d'une
vérité sur l'intégralité de son vécu.
L'épiphanie joycienne déploie alors le présent, non plus
comme quelque chose qui dure, mais comme un instant prégnant qui
rassemble dans le signifiant fugace d'un détail passé l'infini
signifié de l'existence entière.
Enfin, un autre tiraillement de l'être entre
mémoire superficielle et mémoire pénétrante
révèlera la seconde comme dangereuse pour l'esprit à cause
du passé peu connu ou trop sensationnel qu'elle pourrait
révéler. Révéler à soi ou
révéler aux autres. A soi, en effet, lorsque les personnages de
Beckett se font surprendre, déborder, par leur propre ressouvenir, qui
côtoie alors la définition platonicienne de la
réminiscence, en tant qu'il est contenu dans une mémoire
exhaustive qui annule l'oubli par son resurgissement impétueux. Le
personnage est alors la victime de sa mémoire elle-même, assailli
par le flot qui s'en déverse et qu'il ne peut endiguer. Il ne dispose
plus que d'un médiocre arrangement avec lui-même : l'attribution
du ressac des bribes à une voix étrangère, combattant son
ressouvenir comme son système immunitaire
9 Voir Samuel Beckett, Molloy, op.
cit., p. 88.
11
rejetterait un virus. Egalement tenu secret au regard des
autres, le ressouvenir semble parfois convoité par des forces
extérieures qui poussent à une reconstitution policière.
Dans une analyse du langage beckettien, à propos de
Catastrophe, Marie-Claire Pasquier montre bien l'examen Ð presque
chirurgical Ð auquel sont soumis les personnages :
« La créature, sur son piédestal,
affublée d'un sinciput, y prend quelque chose de la bête curieuse,
de l'objet prétexte à une leçon d'anatomie. Quant à
ceux qui l'examinent, ils se réduisent à un rôle, à
une fonction, à une certaine conception de l'art et du pouvoir. Le mot
fige l'organe vivant en chose. »10
L'humanité beckettienne, comme l'énonce Alain
Badiou, « n'est plus composée que de crânes d'où
suintent les mots »11. Elle est réduite à ce que
la tête renferme : la mémoire. Aussi, dans le théâtre
de Beckett, on Ð des êtres, quelqu'un, une voix, un
projecteur Ð cherche à tirer du crâne de l'Autre la
vérité qu'on suppose qu'il recèle. Dernier lieu
d'un avatar de collision dramatique, l'intérieur de la tête du
personnage est investi par autrui qui réclame une sorte de confession.
Mais comme l'objet sur lequel doit porter cette confession n'est pas
explicitement indiqué, le souvenant dévide en vrac et en boucle
l'intégralité de sa mémoire, dans l'espoir confus de se
délivrer en donnant par hasard satisfaction à la puissance
inquisitrice qui le harcèle.
C'est alors que la rétrospection acquiert sa
qualité de torture : aux questions sur le passé lui-même
s'ajoutent celle du sens de sa poursuite. En se souvenant sans cesse et par
obligation, le personnage s'interroge quant à la raison de ce mouvement
de pensée, quant à son statut apparemment punitif et à son
commanditaire inconnu ou méconnaissable. La traque qu'on
inflige à sa mémoire ne se justifie pas et produit un
sentiment de faute qui ne s'éclaircit jamais. Dans le
théâtre de Beckett, le souvenir est une pénitence à
perpétuité, qui invite au repentir mais n'offre pas la
rédemption.
10 Marie-Claire Pasquier, « Blanc, gris, noir,
gris, blanc », in Cahiers Renaud-Barrault n°106, Duras
Ð Beckett, Paris, Gallimard, 1983, p. 63.
11 Alain Badiou, Beckett. L'Increvable
désir, Paris, Hachette Littératures, « Pluriel Lettres
», 1995, p. 25.
12
CHAPITRE I
L'ETRE BECKETTIEN ET SON RAPPORT AU TEMPS :
LA RETROSPECTION COMME SUBSTITUT DE LA PROJECTION ET
LA RECONSTITUTION COMME AVATAR DE L'ACTION
Les personnages du théâtre de Samuel Beckett
occupent un monde clos. Le temps lui-même est sans issue. La fin a
commencé mais, soumise aux lois beckettiennes, elle aussi tarde
à se réaliser. De la ruine qu'est le présent, l'être
ne peut plus se représenter l'avenir, et le passé qu'il
traîne depuis ce qui lui semble une éternité part
lui-même en lambeaux. Dans cet univers, si on se souvient beaucoup, on se
souvient souvent mal. La temporalité est dénuée de ses
repères, de sa mesure. Elle n'est plus qu'un poids. Or, malgré
l'impossibilité de se projeter, l'espoir demeure d'atteindre le moment
de l'extinction. Extinction de la vie, bien sûr, c'est le but ultime.
Mais, puisque même la plus grande volonté n'y donne pas
accès, on vise des étapes intermédiaires : l'extinction
des feux, du jour, de l'heure. A défaut d'action significative, des
activités sont mises en oeuvre pour que le temps passe inaperçu.
La force de l'habitude s'oppose en résistance au décompte des
minutes : le personnage crée, par reprises et reconstitutions, un ordre
qui lui est propre, une série de balises qui détourne ses yeux
des trop lentes aiguilles et fournit l'illusion d'un accomplissement au
quotidien. Néanmoins, l'occupation des heures du jour ne suffit pas
à entraver sa reprise : on a beau combler l'unité temporelle
qu'est la journée, demain sera toujours à venir. Autrement dit,
dans un ordre de durée supérieur Ð celui qui recrée un
jour après chaque nuit Ð, les souvenirs ne font plus qu'attester le
caractère cyclique du monde beckettien. Cet aspect dialectique de la
reprise kierkegaardienne nous préoccupera tout au
13
long de ce premier chapitre, car là se rencontrent les
enjeux substitutifs de la mémoire et ceux, rebelles, de la
reconstitution. La certitude de l'éternité de la reprise du jour
cause une immense lassitude, qui envahit l'être et son regard sur le
monde. La rétrospection n'est plus que le moyen lamentable de
vérifier que la vie a toujours été cette succession
pesante et dénuée de sens. Le souvenir n'apporte rien, sinon la
preuve de la décadence des conditions de l'existence. Une
nécessité d'évasion naît de ce cul-de-sac temporel.
Le projet étant interdit et le souvenir étant dangereux, il ne
reste que la parole pour sortir de la réflexion. Lorsqu'on peut encore
échanger, on s'applique donc, par un jeu de reprise-variation, à
l'exercice de la conversation. Ou bien, on joue à se rappeler : avec
pour prétexte un détail passé, on parvient à
dévider un temps considérable. Enfin, quand la mémoire
résiste, on s'essaie à la fiction ; en cas d'affaiblissement de
l'inspiration, on retrouve ses « vielles histoires » comme en cas
d'oisiveté on reprendrait le puzzle qu'on avait abandonné un
instant.
La logique temporelle abolie et la projection
interdite
« CLOY. - Fini, c'est fini, ça va finir, ça
va peut-être finir » (FDP, 15).
Dans cette affirmation, emblématique de l'univers
beckettien et reprise comme telle dans de nombreuses études, Clov
mêle passé (« Fini »), présent (« c'est
fini »), futur (« ça va finir ») et conditionnel
(« ça va peut-être finir »).
L'énoncé de cette devise ressassée depuis toujours, de
cette espérance fondamentale, contient tant d'incertitudes quant
à son statut temporel qu'il pourrait à lui seul
représenter le rapport entre les êtres et le temps dans l'oeuvre
dramatique de Beckett. Si une conviction tellement importante et tellement
tenace ne parvient pas à s'insérer dans une temporalité
ordonnée, si elle peut constituer tout à la fois l'espoir, le
projet, le constat et le regret, comment l'écoulement du temps peut-il
s'organiser en pensée ? De même, lorsque Hamm qui, aussi
décrépit qu'il soit, vit encore assez pour parler, répond
à la question de Clov : « Tu crois à la vie future ? »
par « La mienne l'a toujours
14
été » (FDP, 69), le choc temporel
est violent. Un être présent désigne au passé ce
qu'il qualifie de futur : Hamm annule sa vie par un échange qui la
prouve (il est présent puisqu'il répond), en l'affirmant
révolue (par le passé composé « a été
»), alors même qu'il la considère à venir. En effet,
si le passé est flou, le futur, lui, s'évanouit invariablement
dès son évocation. Un paradoxe systématique associe son
effacement à son énonciation : de même que Vladimir et
Estragon envisagent un mouvement, en prononcent la décision et la
rendent instantanément caduque par leur immobilité (« Alors,
on y va ? / Allons-y. Ils ne bougent pas. » [EAG, 70 et
124]), de même Clov et Hamm peuvent encore en paroles user du mode
à venir mais le joignent tout de suite à sa négation. Par
exemple :
« CLOV. Ð Alors je vous quitterai. HAMM. Ð Tu ne
peux pas nous quitter. CLOV. Alors je ne vous quitterai pas. Un temps.
HAMM. Ð Tu n'as qu'à nous achever. [É] CLOV. Ð Je ne
pourrais pas t'achever. HAMM. Alors tu ne m'achèveras pas. »
(FDP, 55).
L'entrelacs des temps de la vie se tisse dans les mots mais
aussi dans les situations : une sorte d'oubli nonchalant intervient au sujet
des questions cruciales. Dans Cendres, alors qu'il s'adresse à
son père qui, avec sa femme Ada, semble être la personne la plus
importante de sa vie, Henry évacue sans s'en étonner le
problème de leur rencontre : « Tu n'as jamais connu Ada n'est-ce
pas, oui, non, me rappelle plus, peu importe » (C, 46). Le
souvenir des êtres demeure sans précision sur leurs dates de vie
et de mort, sur leur situation temporelle dans l'existence de
l'énonciateur. Ainsi, l'Animateur de la Pochade radiophonique
s'écrie : « L'hiver dernier ! Mais, chère mademoiselle,
je ne me rappelle pas hier, il est tombé dans le trou avec les premiers
baisers. L'hiver dernier ! » (PR, 83).
Dans une conception moins globale de l'existence, pour ce qui
concerne les simples repères quotidiens, règne la même
confusion. Le sens attribué aux mots varie selon les personnages :
ainsi, dans Fin de Partie, page 20, le mot d'Hamm fait réagir
Clov qui le reprend : « Autrefois ! », ou encore aux pages 30 et 34,
Nell rêve à « hier » comme aux temps bénis quand
Nagg n'évoque
15
que la veille, le jour précis où il avait encore
« sa dent » et où Nell lui a gratté le bas du dos. Hamm
et Clov débattent plus loin avec énergie : « HAMM. - Hier !
Qu'est-ce que ça veut dire. Hier ! CLOV. - Ca veut dire il y a un foutu
bout de misère. » (FDP, 62). Parfois même, la notion
du temps s'obscurcit jusqu'à paraître inconcevable aux yeux d'un
personnage. Estragon s'étonne sincèrement : « C'était
hier tout ça ? » (EAG, 86), tandis que dans Oh les
beaux jours, Winnie doit faire résonner chaque fois le mot «
autrefois » pour le saisir
et réaliser qu'elle le prononce, pour finalement avouer
: « AutrefoisÉmaintenantÉcomme c'est dur, pour l'esprit.
» (OLBJ, 61).
M. Krap, quant à lui, ne sait pas distinguer entre deux
adverbes (ou n'en voit pas l'intérêt) ; peut-être même
trouve-t-il possible qu'il y ait à la fois « Deux ans
déjà ! » et « Seulement deux ans ! » que son fils
Victor est dans cet état (E, 31).
Enfin, si dans ce monde le temps se fait lourdement sentir
(dans Tous ceux qui tombent, par exemple, les Rooney sont
obsédés par l'âge, ainsi que M et V dans Pas, pour
qui il est toujours « trop tôt ») et s'il pèse au point
que le réveil en soit usé (« d'avoir trop marché. /
Mais il n'a presque pas marché. / Alors d'avoir trop peu marché !
» [FDP, 67]), la durée est néanmoins ressentie sans
être pensée. Pareils à Saint Augustin s'étonnant de
bien savoir ce qu'est le temps mais de l'ignorer dès l'instant qu'on le
lui demande1, les personnages de Beckett ont le vif sentiment que
« quelque chose suit son cours » (FDP, 49) mais face
à cette lapidaire réponse, la question de sa nature demeure
entière. Cette opacité réside dans l'impuissance des temps
qui sont normalement le terrain des projections : pour être
consommé, le présent, plage de l'action et de la
réalisation, requiert une force que les créatures beckettiennes
n'ont pas ou plus. De même, dans l'approche de la fin commune à
tous ces « épuisés »2, le futur est
inexploitable, ne valant que par l'espoir de sa propre annulation. La fin
elle-même, tant attendue, ne se réalise pas :
1 Saint Augustin, Les Confessions, op.
cit., Livre XI, Chap. XIV, p. 422.
2 J'emprunte le terme à Gilles Deleuze. Voir
L'Epuisé, in Samuel Beckett, Quad et autres pièces
pour la télévision, trad. d'E. Fournier, Paris, Les Editions
de Minuit, 1992.
16
« Toujours l'hiver alors l'hiver sans fin à
longueur d'année comme si elle ne pouvait pas finir l'année
finissante le temps pas aller plus loin » (CF, 20).
Le perpétuel et accablant présent ne constitue
que l'étendue temporelle qui sépare ces êtres de l'instant
où, enfin, « ça s'arrêtera ». La femme dans la
berceuse répète à n'en plus finir qu'il est
« temps qu'elle finisse » (B, 42, 43, 44, 45 et 48) et Maddy
rêve à ce moment où, répandue « comme une bouse
», « on viendrait [l'] enlever à la pelle »
(TCQT, 12). Déchet dans un monde qui ressemble à une
poubelle, l'être humain mis en scène par Beckett n'a qu'à
patienter :
« La poubelle dit clairement que la vie sur terre est un
moment de transit qui, dès le début, dès la naissance, est
déjà proche de sa fin, déjà dans l'imminence du
devenir-déchet de l'être vivant, et la poubelle sait qu'elle
n'attend que cela : être un jour ou l'autre vidée, et que son
contenu soit emporté »,
ainsi qu'Alain Fleischer nous le rappelle3.
Enfermé dans un espace lui-même dépourvu d'avenir sinon
celui d'être débarrassé, le personnage ne peut que butter
contre le futur. Tout en lui et autour de lui témoigne
déjà de son imminent statut de trépassé. Et, comme
dans la poubelle s'amoncellent les détritus, dans (et on pourrait dire
sur) sa tête s'amasse le temps énorme qui depuis sa
naissance le sépare de la mort.
De l'avenir chez Beckett, on n'attend que la fin d'un
présent qui dure trop. La malédiction qui pèse sur les
personnages, « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais
continuer »4, décline l'articulation de leur rapport au
temps : « il faut continuer » puisque ça dure,
puisque même amoindri, même réduit à un morceau de
corps, je suis encore là ; « je ne peux pas continuer
» parce que le poids du temps m'épuise, que je
suis incapable de penser ou de créer la nouveauté ; «
je vais continuer » parce que je n'ai jamais fait que cela, et
parce qu'il faut occuper le temps qui me sépare de la
mort toujours espérée.
3 Alain Fleischer, « Mon beau logis », in
Objet Beckett, sous la dir. de M. Alphant et N. Léger, Paris,
IMEC/Centre Pompidou, 2007, p. 36.
4 Samuel Beckett, L'Innommable, Paris, Les
Editions de Minuit, 1953, p. 213.
17
En d'autres termes puisque, comme le dit Bergson en substance,
« ce qui se réalisera n'est pas encore possible, autrement il
serait »5, les personnages de Beckett n'ont pas d'autre moyen
d'arriver à leur fin que de continuer leur présent, de
le faire se consumer à défaut de pouvoir le consommer. Si l'on
suit le raisonnement du philosophe, il semble que le possible réside
donc dans le passé, en ceci qu'il ne peut être tenu qu'a
posteriori pour possible, précisément parce qu'il est
advenu. Dans l'univers beckettien de même, le possible est impensable
dans le présent : l'idée du possible à venir ne peut se
réaliser avant son heure, en somme. Et pour atteindre cet instant de
coïncidence entre la possibilité (de la fin) et sa
réalité, les personnages beckettiens n'ont d'autre arme pour
faire passer le temps que de se tourner vers le passé afin d'y
puiser ce qu'il est possible de re-réaliser au
présent.
L'habitude, reconstitution au
quotidien
En l'absence de projet, dans l'incapacité d'imprimer
physiquement une action véritable sur le monde qui l'entoure et dans
l'impuissance à produire un mouvement inédit, l'être
beckettien - condamné à vivre - se réfugie dans la
reconstitution quotidienne de petits gestes-balises. Le déroulement de
la journée lui semble depuis si longtemps inchangé qu'il s'y
astreint comme à un rite inaliénable et identitaire. La «
routine » rassure par sa facilité à être
répétée et par l'écran qu'elle place entre
l'être et sa durée. Le quotidien protège de la surprise ou
de l'événement, c'est-à-dire d'une intelligibilité
saisissante du temps. Rappelons ici une des définitions qu'en donne
Maurice Blanchot :
« Le quotidien, c'est ce que nous ne voyons jamais une
première fois, mais ne pouvons que revoir, l'ayant toujours
5 Henri Bergson, « Le Possible et le
Réel », in La Pensée et le Mouvant, Paris, P.U.F.,
« Quadrige », 1938, [2005], p. 110. Il est amusant de noter que la
démonstration de Bergson sur le rapport entre possible et futur s'appuie
sur une discussion au cours de la grande guerre concernant « la grande
oeuvre dramatique de demain ».
18
déjà vu par une illusion qui est
précisément constitutive du quotidien. »6
Dans ce flux à la fois porté et porteur, l'homme
s'arrange une vie de reconstitution (qui est à la fois l'effet et la
cause de sa confusion des jours) en réduisant l'étendue et la
profondeur de son souvenir. Sa mémoire cognitive, automatique et
restreinte, lui permet d'instinct de faire de chaque jour la copie du
précédent. Bien plus, l'imitation est essentielle :
« HAMM. Ð C'est moins gai que tantôt. (Un
temps.) Mais c'est toujours comme ça en fin de journée,
n'est-ce pas, Clov ? CLOY. Ð Toujours. HAMM. Ð C'est une fin de
journée comme les autres, n'est-ce pas, Clov ? CLOY. Ð On dirait.
» (FDP, 28).
La tonalité des heures fait partie intégrante de
la conformité du moment avec le reste de la vie. Tout est bon pour
croire et s'assurer que le moment est « normal » : « HAMM. Ð
Quelle heure est-il ? CLOY. Ð La même que d'habitude. »
(FDP, 18). Le rituel est si bien rôdé que l'heure
elle-même est habituelle ; soit que la question survienne chaque jour
à cet instant précis, soit que l'heure aussi avance par
habitude, c'est-à-dire qu'elle ne puisse en rien nous surprendre et
que sans la regarder on sache où elle en est. Car il s'agit bien de cela
dans le principe d'habitude : n'avoir pas à se demander « où
on en est », ne sentir le déroulement des choses qu'en tant
qu'elles s'enchaînent en un ordre singulier, inchangeable, et
intuitivement connu. La grande souffrance des personnages du
théâtre de Beckett provient du poids du temps. Il leur faut se
garder de prendre pleinement conscience de ce « monstre bicéphale
de damnation et de salut »7 parce qu'il inflige Ð depuis
trop longtemps Ð la première, et tarde à faire venir
le second. Aussi, il leur est essentiel qu'une « occupation » du
temps opère par diversion :
« Ce qui vient occuper le temps, l'emploi du temps
justement, est aussi ce qui rend le temps imperceptible, insensible, hors
conscience et comme hors champ. C'est quand il n'y a rien à faire que le
temps devient perceptible
6 Maurice Blanchot, L'Entretien infini,
Paris, Gallimard, 1969, [2006], p. 358.
7 Samuel Beckett, Proust, trad. d'E.
Fournier, Paris, Les Editions de Minuit, 1990, p. 21.
19
[É] et se révèle aussitôt comme source
d'ennui et d'angoisse. »8
Cette réflexion sur la perception du temps fonde le
besoin pour les personnages de Beckett de régler leur journée sur
les précédentes, convoquant la mémoire immédiate ;
celle qui conserve en surface les gestes appris par coeur et procure le
modèle de la reconstitution à mener. De l'idée qu'ils s'en
font, ils ont puisé la série d'activités qui leur permet
de « tirer [leur] journée » Ð selon l'expression de Winnie
et d'Estragon Ð sans trop la voir passer.
Le lecteur sourit des aberrations provoquées par ce
système de défense contre le temps. Une habitude peut en
elle-même être ridicule pour celui qui la regarde et n'en
éprouve pas la nécessité, parce que son propre emploi
du temps est organisé différemment. Mais voir, par exemple,
une femme à demi enterrée mettre un tel soin à des gestes
quotidiens, se brosser les dents, essuyer ses lunettes, bien ranger son
mouchoir et enfin prendre avec assiduité une potion vitaminée
(OLBJ, 13-19), entame franchement le domaine du comique.
Néanmoins, ce n'est justement que grâce à Ð ou à
cause de Ð ces activités dérisoires que Winnie s'adapte au
monde qu'elle habite. Puisqu'elle ne peut pas le modifier et puisque, encore
une fois, elle ne peut qu'attendre que cela finisse (« que ça sonne
» pour elle), il lui est impératif de s'animer pour ne pas regarder
le passage (si lent) du temps. Et comment mieux oublier le présent,
comment mieux faire fi de l'état actuel des choses, qu'en y
insérant tels quels des rituels venus d'avant, de l'époque
où ils étaient utiles et participaient à l'organisation
d'une liberté ?
Evidemment, Beckett s'amuse également à nous
montrer combien ces tristes habitudes (qui sont les nôtres, celles du
lecteur, des spectateurs) sont absurdes dans l'absolu, en leur ajoutant le
rituel de prière : « l'ancre qui enchaîne le chien à
son vomi »9, définition de l'habitude selon lui, joue si
bien son rôle qu'elle nous ferait encore remercier le ciel quand nous
serions à moitié ensevelis ! Mais outre l'allusion à cette
conception du quotidien humain,
8 Clément Rosset, « L'Emploi du temps
», in Objet Beckett, op. cit., p. 46.
9 Samuel Beckett, Proust, op. cit.,
p. 29.
20
l'habitude ici est surtout « la garantie de
l'inviolabilité [de l'individu], le paratonnerre de son existence
»10. Sans ce chapelet d'activités à
égrainer dès le réveil, le risque de
réfléchir sur soi et sur le monde deviendrait énorme. La
considération du temps serait inévitable. Pour un être qui
respire par habitude, il est indispensable que le reste de ses mouvements soit
inscrit dans un système régulier et balisé, dans lequel il
puisse anesthésier sa perception de la durée. Afin de supporter
la perpétuité du moment dans lequel il est enfermé, le
personnage y aligne son mode de vie et de pensée : hors de la
temporalité (c'est-à-dire de la distinction
vécu/actuel/possible), il se résout à convertir les jours
passés en un aujourd'hui éternel, schéma
répétable et rassurant, organisé selon des repères
familiers et connus de longue date. Marcel Proust décrit cet arrangement
en disant qu'il « consiste à poser sur les choses l'âme qui
nous est familière au lieu de la leur qui nous effrayait
»11. Accommodation à l'espace, l'habitude est un rempart
contre le temps. Elle fait coïncider l'être et son environnement
physique, crée une dépendance de celui-là envers celui-ci
qui est le refuge où abolir le présent qui effraie, qu'il
faut ne pas regarder.
Afin d'éluder la question d'ouverture de
L'Innommable, « Où maintenant ? Qui maintenant ? Quand
maintenant ? »12, le personnage de Beckett n'a d'autre choix
que de transformer volontairement ce maintenant en une
éternité, pour se sentir confortablement porté,
irresponsable de sa condition et de l'emploi des temps. Selon
Kierkegaard, la reprise a pour ambition suprême d'« abolir la
temporalité afin de déboucher sur la perfection, l'absolu,
l'infini qui se situent au-delà de toute temporalité.
»13 L'habitude convoite le même but - moins
élégamment, certes, puisqu'elle ne fait pas l'effort du
dépassement - mais dans un égal travail de l'instant. Elle vise,
en compilant d'infimes reprises, à rendre perpétuelle une
fraction de temporalité et, partant, à se débarrasser de
la vision globale du temps. Moins noble, bien sûr, ou plus
10 Idem.
11 Marcel Proust, A la recherche du temps
perdu, op. cit., vol. III, p. 161.
12 Samuel Beckett, L'Innommable, op.
cit., p. 7.
13 Régis Boyer, « Introduction »,
in Søren Kierkegaard, La Reprise, in OEuvres, trad.
par P.-H. Tisseau, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, p.
689.
21
lâche, l'habitude manipule la reprise, elle l'utilise
pour évacuer l'instantané par la reconstitution sérielle.
Elle se défile là où la reprise persévère,
voilà leur différence ; mais le jeu sur
l'éphémère, sur l'insaisissable fuite du temps est
identique. Reprise et habitude ont en commun ceci que « ce que craint la
liberté ici, ce n'est donc pas la reprise mais le changement ; ce
qu'elle veut, ce n'est pas le changement, mais la reprise. »14
Ici, tout prétendant à la liberté objecterait à
l'habitude qu'elle l'atrophie au lieu de la déployer dans la noble et
volontaire reprise, celle qui vise l'amélioration. Voilà bien le
reproche que Marcel Proust formule dans son chapitre « Sodome et Gomorrhe
» : « Si l'habitude est une seconde nature, elle nous empêche
de connaître la première, dont elle n'a ni les cruautés ni
les enchantements »15. Mais c'est exactement le dessein des
personnages de Beckett ! Dans leur monde, où indépendance,
épanouissement et connaissance de soi ne signifient plus rien, ils ont
tout intérêt à voiler leur regard sur leur « nature
», à mobiliser l'habitude pour ne surtout pas « percevoir
fiévreusement la réalité insoutenable » de l'univers
beckettien et pour « dépouiller le mystère de sa menace
»16.
Là résident les restes de velléité
de Vladimir, Krapp, Winnie, Hamm ou Maddy et Dan : leur enthousiasme se
révèle formidable lorsqu'il s'agit de l'habitude. La
nécessité d'anesthésier leur perception du monde et
d'eux-mêmes est tellement forte qu'ils s'appliquent à aimer les
points de repères qui se succèdent au fil de la journée.
Ils s'attardent à faire le tour des remparts qu'ils ont bâtis
contre la notion du temps. Volontaire et pleine d'entrain, Winnie prend un
plaisir sensible à opérer consciencieusement et selon l'ordre
qu'elle s'est fixé ; elle va même au-delà en amplifiant ses
petits gestes tant qu'elle peut, y trouvant un appui pour écouler
plus de temps : l'interminable examen du manche de la brosse à dent
(OLBJ, 14-25). Au soir de ses trente-neuf ans, Krapp (celui de la
bande) est « heureux » - le mot est à peser quand on
sait combien sont rares les joies de sa vie - « de rentrer dans [sa]
turne,
14 Sren Kierkegaard, « Une petite annexe »,
in La Reprise, in OEuvres, op. cit, p. 772.
15 Marcel Proust, A la recherche du temps
perdu, op. cit., vol. III, p. 151.
16 Samuel Beckett, Proust, op. cit.,
p. 32-33.
22
dans [ses] vieilles nippes »
(LDB, 14). Vladimir se rassure de n'être pas
plus affreux que d'habitude lorsqu'il porte le chapeau
(EAG, 94). Hamm, rabroué par Clov, assure
qu'il « aime les vieilles questions » et ajoute dans un élan
plein de foi : « Ah les vieilles questions, les vieilles réponses,
il n'y a que ça ! » (FDP, 56). Il n'y a
que ça de vrai, de solide, pourrait-il poursuivre. Selon lui, l'habitude
apporte d'ailleurs le bénéfice du doute : lorsque Clov
s'interroge sur l'utilité de « cette comédie, tous les jours
», Hamm répond : « La routine, on ne sait jamais. »
(FDP, 49). La reconstitution donne paradoxalement de
l'espoir par sa constance : dans l'idée rassurante de refaire
réside la divertissante utopie d'un changement. Autre exemple, en
négatif cette fois, Maddy Rooney prouve son attachement aux habitudes
par ses râles et ses soupirs à l'idée de les bousculer ;
d'autant plus que l'une d'entre elles semble être l'alcoolisme (à
son contact, son mari interroge : « Tu as encore bu ? »
[TCQT, 51])É En tout cas, elle a entrepris le
périple de la maison à la gare afin d'aller chercher son «
pauvre aveugle de Dan », par surprise, pour son anniversaire. Mais devant
le nombre de souffrances physiques et morales qu'engendre ce contact avec le
monde extérieur, les deux Rooney n'ont qu'une envie : « Rentrons
vite nous installer devant le feu. Nous tirerons les rideaux. Tu me liras un
chapitre », dit Dan (TCQT, 53). En somme, le
meilleur moment de leur journée, et le seul à susciter en eux un
peu d'entrain, est la veillée qui occupe chacune de leurs soirées
: le moment où Maddy fait la lecture, au coin du feu, centre de leur
petit univers connu et familier.
La reprise comme cadre de vie ou la
répétition-dégradation
Si l'habitude est un refuge où établir le
maintenant qui rassure et étouffe les
questions, le phénomène de reprise globale imposé comme
cadre de vie prend le poids d'une condamnation inhérente au
phénomène de vie.
« tournant voilà un mot que tu avais toujours
à la bouche [É] toute ta vie dans les tournants l'un après
l'autre alors
23
que jamais qu'un seul premier et dernier cette fois petit
vermisseau blotti dans la vase où ils t'ont tiré de là et
débarbouillé et détortillé jamais d'autre tournant
depuis celui-là » (CF, 15).
Pour l'homme de Cette fois comme pour le reste du
personnel dramatique de Beckett, la naissance a été le seul
événement de l'existence. Rien depuis n'est venu briser la
reprise inscrite dans l'ordre naturel, malgré les efforts
rétrospectifs des personnages pour se faire croire à une
évolution. L'examen du passé n'apporte aucune consolation
à leur sort actuel : rien ne changera jamais et rien n'a jamais
changé. Principe existentiel hors de portée de toute
résolution au changement, le retour d'un jour immuable et la succession
d'heures identiques provoquent chez ces sujets reclus une terrible
acédie. En effet, ils apparaissent tels des moines retraités dans
un monde clos. Quad est sans doute la représentation la plus
frappante de cette conception de l'existence : définie par
l'activité circulaire et répétée, elle ne continue
qu'à condition qu'on n'interroge pas de l'intérieur
l'inutilité de son déroulement. La reprise constitutive du
principe de vie n'est acceptée que par les habitants indistincts d'un
monde limité.
Les personnages encore pourvus de conscience sont soumis
à un rythme morne, aux horaires apparemment fixes et pourtant
impossibles à guetter : la sonnerie d'Oh les beaux jours,
pareille aux cloches d'un monastère, retentit avec ponctualité
mais Winnie, pas plus que l'ermite, ne dispose de la montre qui lui donnerait
un moyen d'anticiper et donc de patienter. Chacun attend que « ce soit
l'heure » (du calmant [FDP] ou de la piqûre [P],
du lever ou du coucher du soleil [EAG], d'être
réveillé par un aiguillon [ASP II], de « regagner
le large » [QN] ou de l'extinction arbitraire des feux
[OLBJ]), sans y avoir aucune prise ni aucun moyen pour s'y
préparer. Et surtout sans que rien n'explique (comme on l'a vu plus
haut) pourquoi, tout à coup, « c'est l'heure ». Le rythme de
vie imposé aux créatures beckettiennes obscurcit la raison de
leur présence. Leur mal-être s'assimile à celui du
moine acédiaste, décrit par Roland Barthes comme suit :
24
« Un vague à l'âme, une lassitude, une
tristesse, un ennui, un découragement, un dégoût. La vie
spirituelle apparaît monotone, sans but, pénible et inutile,
[É] sans force d'attraction. [L'acédie] rend objet et sujet
de l'abandon, d'où la sensation de circularité, de blocage,
de piège, d'impasse. »17
Ainsi, bien que le système d'habitude suffise à
occuper les heures, il est dépourvu de la charge de sens qui permet
à l'être de supporter sa condition. Barthes termine son
exposé par une métaphore qui résonne fortement avec
l'univers beckettien :
« L'acédie se produit quand [É] la vie
qu'on mène est sentie par le sujet comme le déchet de tout, sans
qu'il y ait même une place pour ce déchet. L'acédie, c'est
le déchet sans poubelle. »18
Ces propos font un écho retentissant à ceux
d'Alain Fleischer, cités plus tôt dans la présente analyse
(p. 10). L'acédie ôte au personnage (le déchet) le peu
d'appui qu'il conservait (la poubelle), de même que la reprise - comme
cadre transcendantal de l'existence - lui retire le modeste confort quotidien
qu'il s'évertue à instaurer grâce à l'habitude. Dans
un monde et dans un rythme dont le sens demeure caché, rien ne saurait
soustraire l'être à l'examen de sa condition et de son
enfermement. La reconstitution de rites habituels n'a aucune commune mesure
avec la reprise sempiternelle qu'opèrent la nuit, le jour, les
années et les heures. Au IVe siècle, une
première conception de l'acédie, en tant que mauvaise passion du
moine, est donnée par Evagre le Pontique qui note déjà
ceci :
« Le démon de l'acédie qui est
appelé aussi "démon de midi", est le plus pesant de tous ; il
attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme
jusqu'à la huitième heure. D'abord, il fait que le soleil
paraît lent à se mouvoir,
ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures.
»19
17 Roland Barthes, Comment vivre ensemble,
Leçon n°2, Paris, Leçons au Collège de France, 19
janvier 1977.
18 Idem.
19 Evagre le Pontique, Traité pratique
ou le moine II, trad. d'A. et C. Guillaumont, Paris, Cerf, 1971, chap. 56,
12.
25
Comment ne pas reconnaître en cette définition
l'état des personnages qui nous intéressent, abandonnés le
long d'une route morne (EAG), prostrés devant une fenêtre
à l'heure du crépuscule (B) ou dans une chambre
dévastée (E), s'imposant de courts trajets qu'ils n'ont
même pas le courage de parcourir (TCQT), ou guettant l'horizon
avec entêtement (FDP). Le comportement d'H dans ...que
nuages... finit de nous conforter dans cette conception de l'être :
« finalement me détournais pour [É] m'évanouir dans
mon petit sanctuaire et restais recroquevillé, où personne ne
pouvait me voir, dans le noir » (QN, 42).
Dans le théâtre de Beckett, cet état
d'être est permanent. La dés-illusion inhérente au
concept d'acédie est débordée : chez le sujet beckettien,
la phase confiante censée précéder le désespoir n'a
jamais lieu. Les personnages subissent la reprise depuis si longtemps (ou en
tout cas en ont une telle impression) que leur hébétude face au
temps et à son écoulement semble innée.
« Ils sont abstraits au sens le plus absolu du terme : ce
sont des abs-tracti, ce qui signifie des êtres "soustraits", des
êtres "arrachés". N'ayant plus rien à chercher dans le
monde puisqu'ils en ont été arrachés, ils n'y trouvent
plus rien et, du coup, celui-ci leur semble abstrait. »20
La reprise incessante à laquelle le temps les soumet
vide le présent de tout sens concret et établit le passé
en tant que durée pure impensable, sans nuance. Ils pallient donc
l'incompréhension de leur présence par une incompréhension
de leur environnement, de façon à se mettre hors de
cause. Leur acédie se constitue en reproche impuissant,
adressé au principe d'existence lui-même, à cette force qui
les fait continuer en les obligeant à reprendre.
Cette plainte s'établit d'abord contre l'éternel
retour du jour et la lassitude qu'il provoque : « Mais moi je n'en peux
plus », se lamente Estragon (EAG, 88), tandis qu'Hamm et Clov
vérifient leur abattement :
« Clov. / Oui. / Tu n'en as pas assez ? / Si ! (Un
temps.) De quoi ? / De ceÉ de cette... chose. / Mais depuis
toujours. » (FDP, 19) et « Clov. / Oui. / Tu ne penses pas
que ça a assez
20 G·nther Anders, « Etre sans temps »,
in L'Obsolescence de l'homme, op. cit., p. 245.
26
duré ? / Si ! (Un temps.) Quoi ? / Ce...
cette... chose. / Je l'ai toujours pensé. » (FDP,
63-64).
Cet échange répété lie
parfaitement les deux dimensions de l'acédie que sont l'accablement et
l'incompréhension simultanés. Quelque « chose »
pèse très lourd « depuis toujours », et reste pourtant
impossible à définir. Madame Rooney, hors du champ sonore pour un
instant, ne peut réprimer une adresse à l'auditeur (il s'agit
d'une pièce radiophonique) pour rappeler que le silence n'éteint
pas la souffrance d'être : « Ne vous flattez pas un seul instant,
parce que je me tiens momentanément à l'écart, que j'aie
cessé de souffrir. » (TCQT, 41). Dans
Comédie, F2 décrit le mouvement de reprise « comme
un lourd rouleau à traîner, un jour de canicule. La lutte pour le
décoller, ça vient Ð Halte. Relutte. » (Co,
28). La succession des jours apparaît à Nell comme une vieille
blague : « Oui, c'est comme la bonne histoire qu'on nous raconte trop
souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n'en rions plus. »
(FDP, 34).
Or, le problème de ces Sisyphe modernes, l'impossible
acceptation de leur sort, tient non seulement à leur condamnation
à la perpétuité mais aussi à la
dégradation qu'entraîne la reconstitution incessante des jours et
des heures. Dans la conception qu'en donne Kierkegaard,
« la reprise est le pain quotidien qui rassasie à
bénédiction. Quand on a fait le tour de la vie, on doit
reconnaître, si l'on a le courage de comprendre, que la vie est une
reprise où il y a plaisir à se complaire. »21
Cela vaudrait, encore une fois, pour des êtres libres
qui dans un élan volontaire décideraient de faire du monde Ð
cette « réalité qui subsiste et dure du fait qu'il est une
reprise », selon l'optimiste Danois Ð le cadre sympathique d'une
recherche d'amélioration et de dépassement de soi. Mais, pour des
personnages tels que ceux de Beckett, dépourvus de volonté,
incapables de se projeter et dont l'univers ne se reprend plus que pour les
priver du peu qui leur restait, le contentement est inconcevable et le temps
cyclique une malédiction. La
21 Sren Kierkegaard, La Reprise, op.
cit., p. 695.
27
reprise, considérée dans le sens que prennent
par exemple les répétitions de théâtre, est un
processus vertueux, projectif et libérateur. A l'inverse, dans les
drames de Beckett, l'univers décati et décadent n'offre aux
êtres qu'un recommencement vicié, dénué de toute
notion de progrès. Le récitant de Solo décrit le
continuel système de répétitions-dégradations
qu'est la vie :
« Sa naissance fut sa perte. Rictus de macchabée
depuis. Au moïse et au berceau. Au sein premier fiasco. Lors des premiers
faux pas. De maman à nounou et retour. Ces voyages. Charybde Scylla
déjà. Ainsi de suite. Rictus à jamais. De
funérailles en funérailles. » (So, 30).
Comme tant d'autres éléments de l'oeuvre de
Beckett, la reprise participe à l'appauvrissement, à
l'exténuation. Chaque aube annonce l'encore-moins-qu'hier et
l'un-peu-plus-que-demain que sera la journée à venir.
Evidemment, l'emblème en est l'ensevelissement croissant de Winnie dans
Oh les beaux jours. Plus insidieusement, Fin de partie montre
l'épuisement qu'entraîne la reconstitution des journées :
« il n'y a plus de bouillie » (p. 23), « il n'y a plus de
dragées » (p. 76) ; on « essaie » de pleurer sans plus
pouvoir (p. 35) ; on « gèle » toujours et « il n'y a plus
de plaids » (p. 89) ; les maux, bien sûr, perdurent, tandis que la
boîte de calmants se vide (p. 94). Le jour nouveau ne fait reprendre
qu'une existence toujours plus réduite. A tel point que la pire horreur
selon Hamm serait que le monde lui-même se reconstitue : « Mais
à partir de là l'humanité pourrait se reconstituer !
Attrape-la, pour l'amour du ciel ! [É] Une puce ! C'est
épouvantable ! » (p. 50). Le retour du jour ne donne à voir
que des spectacles toujours moins attrayants : Pozzo et Lucky
décrépissent tout à fait d'un jour à l'autre ; le
fond des poubelles de Nagg et Nell, sciure remplacée par du sable, n'est
plus vidé. Par-dessus tout, la reprise multiplie les vains efforts et
leur déception. Même la prière assidue n'apporte rien :
« HAMM. Ð Prions Dieu. CLOY. Ð Encore ?
[É] HAMM. Ð Allons-y. (Attitudes de prière. Silence. Se
décourageant le premier.) Alors ? CLOY (rouvrant les
yeux). Ð Je t'en fous ! Et toi ? HAMM. Ð Bernique ! (A
Nagg.) Et toi ? NAGG. Ð Attends. (Un temps. Rouvrant les
yeux.) Macache ! HAMM. Ð Le salaud ! Il n'existe pas ! »
(FDP, 75-76).
28
La plus grande malédiction des
désespérés de Beckett est de devoir continuer
à croire. Aussi, bien que déterminés à
abandonner le monde dont ils ne comprennent pas le rythme et qui ne leur
fournit aucun appui temporel, ils s'évertuent par sursauts à
considérer que la reconstitution minimale pourrait apporter un semblant
de réalité. L'occupation du présent demeure leur seule
consolation face à l'irréalité du temps.
La reconstitution verbale, illusoire évasion
face au souvenir
Incapables de construire une pensée sur le monde
réel mais toujours enclins à se rappeler sa maudite
circularité, les personnages n'ont que les mots pour derniers
véhicules d'évasion. Grâce à eux, et seulement par
eux, la mise à distance de la pesante réalité est encore
possible. Sans cesse dans la nécessité de s'échapper du
temps mesurable, ils ne disposent que d'une action : la parole. En effet, la
simple projection mentale laisserait trop de place au silence. Sans la
résonnance de la voix, sans l'écho des mots, l'attention pourrait
encore être déviée sur le monde présent,
appelée vers une tentative de réflexion. « Le temps des mots
efface Ð provisoirement Ð le temps tout court »22. Or
ces êtres sans futur ne disposent plus que des solutions suivantes pour
formuler du verbe, nouveaux avatars d'une inventivité et d'une
imagination disparues : la conversation factice qui prend appel sur un souvenir
ou la fiction itérative.
Vladimir et Estragon sont passés maîtres dans le
premier art, et le justifient ainsi :
« ESTRAGON. Ð [É] essayons de converser sans
nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire. VLADIMIR. Ð
C'est vrai, nous sommes intarissables. ESTRAGON. Ð C'est pour ne pas
penser. » (EAG, 80-81).
La conversation n'est pas exempte de la difficulté
à inventer du neuf, et trouve finalement toujours sa source dans la
reconstitution (« On n'a qu'à
22 Clément Rosset, « L'Emploi du temps
», in Objet Beckett, op. cit., p. 47.
29
recommencer. » [EAG, 82]). Plus rassurante, la
reprise est tout de même mal aisée parce qu'elle dépend
d'une mémoire aléatoire :
« VLADIMIR. - Qu'est-ce que je disais ? On pourrait
reprendre là. ESTRAGON. - Quand ? VLADIMIR. - Tout à fait au
début. ESTRAGON. - Au début de quoi ? » (EAG,
84).
Cependant, une fois le point de départ retrouvé,
la discussion d'abord synthétique - puisque filant un thème
usité la veille - accomplit sa fonction au-delà de l'effet
espéré : non seulement l'attente ne se fait plus sentir
grâce aux mots mais, mieux, ceux-ci entraînent une nouvelle reprise
d'activité. A re-parler de chaussures, on en vient à
l'idée de les ré-essayer et, ainsi occupé, on se
satisfait de « ne pas trop mal se débrouiller », de «
trouver toujours quelque chose [É] pour nous donner l'impression
d'exister » (EAG, 89-90). Hamm et Clov aussi disposent de
conversations préétablies impulsées par l'aveugle en cas
de silence trop creux. Mais Clov en est las et bloque le jeu à ne pas
vouloir répéter son rôle :
« HAMM. - Tu te souviens de ton arrivée ici ?
CLOV. - Non. Trop petit, tu m'as dit. HAMM. - Tu te souviens de ton père
? CLOV (avec lassitude). - Même réplique. (Un
temps.) Tu m'as posé ces questions des millions de fois. »
(FDP, 55).
Malgré sa grève, la fonction de Clov est
clairement établie : lorsqu'il interroge Hamm (« A quoi est-ce que
je sers ? »), la réponse tombe comme une évidence (« A
me donner la réplique. » [FDP, 79-80]). Que les
échanges soient connus à l'avance ou qu'il s'agisse d'inventer,
la discussion est toujours une reprise d'un thème connu, motif de
répétition et matière à reconstitution. La
collaboration lui étant nécessaire, elle achoppe si l'un des
protagonistes n'y consent pas, et les personnages de Beckett sont nombreux
à ne pas vouloir se souvenir, interdisant ainsi l'échange.
Nell, avant même d'attendre le complément,
interrompt la phrase de Nagg - « Tu te rappelles... / Non. »
(FDP, 31) - alors qu'une fois la chose annoncée, elle est
même capable d'en fournir les détails. Dans Fragment de
théâtre II, B nie avec entêtement le souvenir d'A d'un
Dubois dont l'histoire
30
est pourtant mémorable. Même après le
récit d'A, B résiste toujours au souvenir : « Je ne vois
pas. » (FDT II, 57). Dans cet exercice de mauvaise foi, le
meilleur est souvent Estragon qui s'applique tant et si bien à la
négation que le doute entre oubli feint ou réel s'élude,
l'importance étant de réussir à discuter :
« VLADIMIR. - Ils ont beaucoup changé. ESTRAGON. -
Qui ? VLADIMIR. - Ces deux-là. ESTRAGON. - C'est ça, faisons un
peu de conversation. VLADIMIR. - N'est-ce pas qu'ils ont beaucoup changé
? [É] ESTRAGON. - Si tu veux. Mais je ne les connais pas. VLADIMIR. -
Mais si, tu les connais. ESTRAGON. - Mais non. » (EAG, 62-63).
En effet, certains débattraient le désaccord
avec véhémence, opposant leurs preuves et leurs certitudes sur
l'événement passé. Ici, aucune nuance de ton : le badinage
peut se poursuivre puisque les mots ne comptent que pour la durée pure
qu'ils occupent, et non pour établir un quelconque consensus entre ceux
qui les prononcent. Seule importe la reconstitution d'un schéma qui
n'engage pas le sujet et le délasse comme une gymnastique quelconque.
Dans certains cas, le mouvement rétrospectif est tout
à fait banni de la conversation : dans Va-et-vient -
pièce proprement reconstitutive, en une boucle
répétée (entrée / échange / sortie /
confidence) -, l'évocation orale du passé commun entraîne
systématiquement l'exclusion de celle qui l'a osée. Chacune
à son tour transgresse le tabou pourtant admis. La proposition du
souvenir comme sujet de conversation provoque son annulation
dès lors que l'événement passé réveille trop
d'émotion. Ainsi faut-il bien distinguer entre le souvenir anodin,
bienvenu pour servir de prétexte à une discussion creuse
censée faire passer le temps, et le souvenir cher. Celui-ci, dès
l'instant qu'il est crucial, est impossible à invoquer
légèrement parce que trop chargé de sens et
d'interrogations sur le passé et sur l'existence, toutes choses que la
conversation tend précisément à évacuer.
Une diversion alternative, également fondée sur
la parole, consiste à reprendre en longues tirades une histoire souvent
connue, comme un canevas - en tant que travail d'un tissage déjà
tracé point par point mais aussi en tant
31
qu'ouvrage qu'on abandonne et reprend tour à tour, en
passe-temps. Winnie y revient exactement de cette façon, quand
l'absence de repartie de Willie épuise les possibilités de
conversations : « WINNIE. Ð Et maintenant ? (Un temps.) Et
maintenant, Willie ? (Un temps long.) Il y a mon histoire bien
sûr, quand tout fait défaut. » (OLBJ, 66). Elle
entame donc la reprise de l'histoire de la petite Mildred, qui mêle
à la fiction des souvenirs rendus inoffensifs par le ton de conte
emprunté. Mais à la première distraction, elle
délaisse le récit pour revenir à la situation et à
ses éternelles tentatives d'échange avec Willie, ce qui confirme
la fonction secondaire de simple comble que tient « son histoire ». B
rappelle au souvenant de Cette fois la façon qu'il a depuis
toujours d'occuper les temps morts :
« une de ces vieilles histoires que tu allais inventant
pour contenir le vide [É] encore une de ces vieilles fables pour pas que
vienne le vide t'ensevelir le suaire » (CF, 14) et «
histoire de contenir le vide » (CF, 19).
Le jeu de mot sur histoire et histoire de
renforce l'idée de la vacance, et de l'éternel retour
à cette occupation que le personnage opère pour ne pas
réfléchir. Quand dans son oisiveté le danger de se
souvenir devient trop sensible, il s'invente une histoire Ð une
invention donc Ð, histoire de Ð l'air de rien Ð s'extraire
du souvenir. Dans Fin de partie, « l'histoire » d'Hamm est
quotidienne, elle fait partie du programme d'activités de tous les
après-midi. Le réveil sonne, « C'est l'heure de mon
histoire. Tu veux écouter mon histoire ? / Non. / Demande à mon
père s'il veut écouter mon histoire. » (FDP,
67-68). Si elle exalte Hamm, l'histoire lasse ces auditeurs réguliers
(Clov et Nagg) au point qu'on l'écoute seulement contre la promesse
d'une dragée. Une fois le cérémonial du conte
installé (un narrateur, un auditeur), Hamm se lance dans un récit
à la première personne, sur un « ton de narrateur »
qu'il ne lâche que pour les corrections ou commentaires qui, par leur
nombre (« Non, ça je l'ai fait » [p. 70] ; « Joli
ça. », « Ça va aller. » [p. 71] ; « Joli
ça », « Ça c'est du français ! Enfin. »,
« Un peu faible ça. » [p. 72] ; « Ça va aller.
» [p. 73]), montrent combien l'exercice dépasse l'amateurisme :
Hamm entretient cette
32
histoire comme d'autres entretiennent leur condition physique,
sans trop savoir pourquoi, mais avec une régularité et un
perfectionnisme saisissants. Le rituel autour de l'activité de raconter
prend ici autant d'importance que l'histoire elle-même : l'attention
portée à ce divertissement fait en elle-même passer le
temps, la concentration convoquée interdit toute autre pensée.
Henry, lui aussi, parle pour entraver son irrépressible
besoin de rétrospection et couvrir le bruit de la mer qui contient trop
d'évocations de son passé.
« C'est-à-dire que je parle tout le temps à
présent, tout le temps et partout. [...] Autrefois je n'avais besoin de
personne, tout seul, ça allait, des histoires, il y en avait une fameuse
sur un vieux [...] » (C, 40).
Ainsi s'ouvre une longue parenthèse, paradoxalement
rétrospective puisque c'est en décrivant l'époque
révolue où « ça allait tout seul » qu'Henry se
rappelle l'histoire du vieux Bolton. Il la restitue au présent alors
qu'il affirmait ne plus pouvoir se parler à lui-même. Cendres
est un exemple de l'implacable force du silence contre l'évasion
dans la fiction : le mécanisme de l'illusion inventive s'enraye, la
reconstitution ne se suffit plus à elle-même, le besoin
d'auditoire d'Henry est trop grand et la reconstitution du récit
échoue. Il replonge peu à peu dans la rétrospection pure,
dans la nécessité de revenir au passé.
« Des histoires, des histoires, des années des
années d'histoires, tout seul, ça allait, puis le besoin,
soudain, d'un autre, à côté de moi, [...] d'un autre qui...
m'aurait connu, autrefois, n'importe qui, à côté de moi,
imaginer qu'il m'entend, ce que je suis... devenu. » (C, 44).
La fiction, normalement apaisante, faillit à sa
fonction et mène le personnage au souvenir, dont
précisément elle était censée le détourner.
La malédiction cyclique qui pèse sur lui refait surface et fait
saillir l'absurdité des substituts de celui qui « veut sortir du
souvenir en se souvenant », pour paraphraser Dieter Wellershoff :
« Son discours [celui du personnage de Beckett] infini et
inutile est encore une fois l'histoire de l'espoir humain,
33
reconnue maintenant comme l'effort absurde d'un Sisyphe qui
veut sortir de la pensée en pensant et qui reste prisonnier des fictions
qu'il invente lui-même sans trêve. [É] Avec des moyens
insuffisants et des forces chancelantes, il cherche
désespérément quelque chose d'inconnu dans le domaine de
l'illusion perpétuelle. »23
Ce commentaire désigne bien l'impasse projective
où se trouvent les personnages de Beckett qui, même lorsqu'ils
tentent un écart temporel en s'extrayant du présent et du
passé par une parole sans attache dans le réel, buttent contre la
circularité de leur pensée. Sous la ligne de progression
temporelle - cette flèche qu'on a l'habitude de tenir pour
représentation du temps -, une lame de fond charrie toute
l'épaisseur des souvenirs, et gonfle des vagues de plus en plus
volumineuses. Ce reflux sous-jacent remplace fatalement toute approche du futur
par une image du passé. Anodine lorsqu'elle est
sélectionnée comme support à la reconstitution d'une
action ou comme tremplin à la parole, cette mémoire prend,
à force de ressac, une épaisseur bien plus percutante.
Notons que Samuel Beckett en tant qu'auteur subit
lui-même ce phénomène. Son écriture,
« l'expression du fait qu'il n'y a rien à
exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun
pouvoir d'exprimer, aucun désir d'exprimer et, tout à la fois,
l'obligation d'exprimer »24,
soumise à la même nécessité que
l'existence de ses personnages (pour lesquels continuer se substitue
à exprimer25), est rattrapée par le souvenir
alors qu'elle tend à la fiction. Bien sûr, et cela vaut pour
beaucoup d'auteurs, la mémoire de Beckett soutient sa création
comme une source où puiser des détails : quand, par exemple, il
reprend les caractéristiques d'Ida Elsner (une des directrices du cours
primaire de Foxrock)
23 Dieter Wellershoff, « Toujours moins,
presque rien », trad. par R. Denturck, in T. Bishop et R. Federman (sous
la dir. de), Cahier de l'Herne n°31, Beckett, Paris,
Éditions de l'Herne, 1976, p. 169-170.
24 Samuel Beckett, Trois dialogues, trad.
par l'auteur et d'E. Fournier, Paris, Les Editions de Minuit, 1998, p.14.
25 Voir la dernière phrase de L'Innommable
déjà citée dans la présente analyse, p. 16.
34
- « en vieillissant elle tombe plus souvent qu'à
son tour et, jurant copieusement, attend sans façon au bord de la route
qu'un passant l'aide à se remettre en selle »26 -,
pour dessiner Madame Rooney dans Tous ceux qui
tombent, l'auteur produit de la fiction par un mouvement équivalant
celui des personnages lorsqu'ils s'appuient sur un événement
passé pour broder une conversation ou une petite fiction. Le souvenir
ici ne compte pas pour son sens mais pour son potentiel inventif, et son
caractère pittoresque. Seulement, pour Beckett comme pour ses
créatures, des effets plus insidieux de la mémoire apparaissent ;
et, s'ils sont notables du point de vue de la poïétique c'est, de
même que dans le drame, par leur reprise. Les allusions nombreuses
à Effi Briest de Theodor Fontane, par exemple, montrent la
puissance de l'impact de ce roman sur Beckett : en y faisant
référence dans Tous ceux qui tombent et dans La
Dernière Bande de façon plus ou moins explicite mais
répétée (les personnages nomment clairement le livre, mais
les figures de jeunes femmes dans ces deux pièces font des échos
plus sourds au personnage de Fontane), l'auteur charge ses textes d'un poids
mémoriel plus dense. Pour qui connaît la biographie de Beckett,
Peggy Sinclair, sa cousine, et la fille de Joyce, Lucia, deux femmes de
santé mentale également fragile et desquelles il a
été aimé27, ressurgissent avec tant de force
à l'évocation d'Effi, que toute idée de simple clin d'oeil
est exclue. La vitalité adolescente de l'héroïne de Fontane
a dû résonner dans l'esprit de Beckett avec celle de sa cousine
Peggy avec une force redoublée par la maladive déchéance
qu'elles connaissent toutes deux. Par une remémoration à trois
niveaux, il les fond habilement l'une et l'autre dans le souvenir de Krapp en
rappelant les groseilles à maquereaux d'Effi et le manteau vert de
Peggy28 sous l'unique visage d'une femme aimée des
années auparavant par son vieux personnage.
A l'instar de ses personnages, Beckett est certainement
submergé par des images passées ou vécues, au moment
où il vise pourtant la fiction. Pour
26 James Knowlson, Beckett, trad. d'O. Bonis,
Arles, Actes Sud/Solin, 1999, p. 58.
27 James Knowlson, ibidem, p. 202 et p.
215.
28 James Knowlson, ibid., p. 125.
35
les premiers c'est dans la parole, pour le second dans
l'écriture, que la récurrence dénote la qualité du
souvenir, sa force de gravité sur l'être. Chacun use de
détours, ne nommant pas le véritable objet rappelé et
opérant par diversions allusives, et multiplie malgré lui les
épaisseurs du processus de réminiscence. La mémoire
apporte à chaque niveau un bagage de sens, transformant le « je me
souviens » à la façon de Perec - c'est-à-dire sans
grand affect apparent - en un « je me ressouviens », celui-là
qui résonne et pousse à l'examen.
36
CHAPITRE II
LA RECONSTITUTION DU PERSONNAGE BECKETTIEN
ET LA RETROSPECTION COMME VISION D'ENSEMBLE
Le souvenir est un fait ponctuel issu de la mémoire
cognitive. Point d'appui à la reconstitution quotidienne ou ludique, il
peut convoquer une émotion bénigne mais n'entraîne pas
d'analyse. Il demeure disponible et se manifeste sans heurt chaque fois qu'il
est utile. Le ressouvenir, quant à lui, émane, sinon d'un effort,
du moins d'un mouvement volontaire. De plus, il se charge d'une signification
plus globale du sentiment d'existence. Dans une égale comparaison entre
souvenir et ressouvenir, Kierkegaard marque bien la différence de
portée et d'amplitude temporelle entre les deux types de
remémoration :
« Au lieu de dire : "Appris dans la jeunesse,
gardé dans la vieillesse" [ce qui pourrait s'appliquer au souvenir], on
pourrait proposer : "Mémoire aux jeunes ans, ressouvenir en son vieux
temps. " »1
La durée du mouvement rétrospectif
s'étalonne sur la distance temporelle qui sépare le moment «
présent » de l'instant remémoré2. C'est
pourquoi l'insignifiance des actes repris quotidiennement n'exige même
pas de temps de mémoire, et c'est pourquoi aussi le ressouvenir, qui
provient de plus avant, retient plus longtemps l'attention de celui qui se
souvient. Alors que la précision et la concision du
phénomène d'habitude sont proportionnelles à celles du
souvenir, le ressouvenir appelle, dans un rapport inverse de proportions
égales, une reconstitution ample et profonde.
1 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la
vie, in OEuvres, op. cit., p. 806.
2 Voir Gérard Genette, « Ordre »,
in Discours du récit suivi de Nouveau discours du
récit, Paris, Editions du Seuil, « Points Essais », 2007,
p. 37-38.
37
Le ressouvenir naît d'une impulsion rétrospective
volontaire et comprend toujours une visée globalisante, que ce soit de
son objet ou du temps passé depuis la disparition de ce dernier.
« Le ressouvenir est en effet l'idéalité,
mais, comme tel, il exige un effort, il implique une responsabilité bien
autre que la mémoire indifférente à cet égard. Il a
mission d'empêcher toute solution de continuité dans la vie de
l'homme, et de l'assurer que son passage sur la terre s'effectue uno tenore
[d'un trait], d'un souffle, et peut s'exprimer dans l'unité.
»3
Mouvement de l'âme entière vers le passé
(au sens, ici, de vécu ; d'intégralité de la vie
écoulée), il convoque bien plus qu'une courte série
d'activités. Le déploiement par la pensée de l'action
remémorée nécessite un environnement propice à la
rétrospection et un moment de la vie qui induise l'examen personnel.
Le déploiement spatial du
ressouvenir
En écho à la phrase de Stephen Dedalus dans
Ulysse : « Fermons les yeux pour voir »4, le
narrateur de Comment c'est déclare à plusieurs reprises
: « je me vois [É] ferme les yeux pas les bleus les autres
derrière et me vois »5.
Dans le théâtre de Beckett, il est beaucoup de
moments où, bien que les yeux « visibles » soient ouverts, il
n'y a que « les autres », « derrière », qui
regardent. Les yeux du crâne, ceux de l'intérieur, qui ont
accès au monde du passé, contenu dans la tête. Comme le dit
Martin Esslin,
« perdus hors du monde, ces personnages portent
enfermée en eux, comme sous un couvercle, l'essence de leur
3 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la
vie, ibid.
4 James Joyce, Ulysse, trad. d'A. Morel
assisté de S. Gilbert, (revue par V. Larbaud et l'auteur), Paris,
Gallimard, 1937, p. 39.
5 Samuel Beckett, Comment c'est, Paris, Les
Editions de Minuit, 1961, p. 12, 43 et 44.
38
expérience vitale, fusionnée en un nombre minimal
d'images-clefs. »6
Enfermés sous le crâne, ces ressouvenirs
constituent la véritable prière que profère l'être
beckettien ; celle-ci est plus puissante et bien plus emplie de foi que le
Notre Père récité par coeur et par habitude.
Retrouvailles avec le temps passé, ces retours sur soi-même sont
un baume d'avoir été contre la souffrance
d'être. Ainsi, Winnie « ferme les yeux » (de son
visage) pour « appeler devant l'oeil de l'esprit » (OLBJ,
70) un de ses ressouvenirs.
Le plus souvent, la situation spatio-temporelle
particulière des personnages est particulièrement propice
à cette introspection. En effet, après ses pièces dites
« grandes » (par leur volume), Beckett impose de plus en plus un
cadre crépusculaire à ses drames. Jusqu'alors on attendait
le soir (EAG, FDP, TCQT, OLBJ), mais à
partir de La Dernière Bande, il est déjà
tombé lorsque la pièce s'entame. Krapp apparaît « Un
soir, tard » (LDB, 7) ; dans ...que nuages..., lorsque V
« [pensait] à elle, c'était toujours la nuit »,
celle-ci l'ayant « ramener au logis » (QN, 41-42) ; à
la « fin d'une longue journée » semblable à celle de
Berceuse (B, 41) ; enfin, le Fragment de
théâtre II se déroule intégralement sous «
un ciel nocturne très clair » (FDT II, 37). Lorsque la
situation dramatique n'est pas précisée, les indications
scéniques la remplacent, évoquant de même une fin de
journée : par exemple, une « faible lumière diffuse »
(So, 29), ou une « légère baisse de
l'éclairage » répétée (B, 46, 49)
jusqu'à son extinction (B, 52).
La solitude et le soir se substituent alors à la
fermeture des yeux qui voient : les yeux qui se rappellent ne sont plus
dérangés par le jour, n'ont plus de distraction et peuvent
remplir leur rôle, se tourner aisément vers l'intérieur du
crâne. Le début du poème d'Heinrich Josef von Collin,
éponyme de la pièce Nacht und Tra·me, expose
l'effet lénifiant du soir :
6 Martin Esslin, « Voix, schémas, voix
», trad. par N. Godard, in Cahiers Renaud-Barrault,
n°93, Numéro spécial Samuel Beckett, Paris,
Gallimard, 1976, p. 14.
39
« Nuit bénie, tu descends, / Et la vague des
rêves nous submerge aussi, / Tandis que l'obscurité envahit
l'espace, / Et que s'apaisent les hommes et leur souffle. »7
L'agitation physique comme occupation du temps n'a plus lieu
d'être, les personnages atteignent l'heure où il leur est permis
de penser au passé sans la douleur aiguë qui accompagne le jour.
Quand Beckett prête à Hamm une envie de poésie
(FDP, 110-111), il l'invite à se souvenir du «
Recueillement » de Baudelaire :
« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus
tranquille. / Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici [É] Ma
Douleur, donne-moi la main ; viens par ici. [É] Entends, ma
chère, entends la Nuit qui marche. »8
A l'heure de l'apaisement, le difficile regard sur les
années perdues devient plus soutenable, la douleur une amie. On retrouve
sa mémoire comme on retrouve un foyer. « L'instant poétique
du regret souriant », souligné par Bachelard, c'est
« le moment même où la nuit s'endort et
stabilise les ténèbres, où les heures respirent à
peine, où la solitude à elle seule est déjà un
remords. [É] Le sourire regrette et le regret sourit, le regret console.
»9
Le ressouvenir, par son statut répétitif,
rappelé chaque soir ou chaque nuit, est devenu familier au personnage
solitaire. Il porte sur des événements lourds, il contient de la
douleur, mais libère de la fatalité. Le crépuscule appose
à la rétrospection une douceur qui la rend précieuse, et
même désirée.
Au soir et à la solitude s'ajoute une posture physique
que le personnage adopte pour faciliter encore l'invasion de sa tête par
les instants cruciaux de sa vie. L'être est lui-même « tel le
jour le soir venu » (So, 32), en suspens et en repos ; «
Reste là comme ne pouvant plus bouger. Ne voulant plus bouger. Ne
7 Note de la traductrice, Edith Fournier, in Nacht
und Träume, p. 50.
8 Charles Baudelaire, « Recueillement »,
in Les Fleurs du mal, in OEuvres complètes, Paris,
Robert Laffont, « Bouquins », 1980, p. 127.
9 Gaston Bachelard, L'Intuition de
l'instant, Paris, Le Livre de Poche, « biblio essais », 1992, p.
108.
40
pouvant plus vouloir bouger. » (So, 33). Assis
à une table visible (N und T, 51) ou invisible (QN,
39), ou sur un tabouret, courbé sur un magnétophone
(TDF, 27), « tête penchée appuyée sur la main
droite » (IDO, 59), ou encore assis dans une berceuse
(B, 41), le souvenant prend une position qui le laisse tout entier
à son intériorité, annule s'il en était besoin les
restes de monde qui l'entourent. Parfois cela ne suffit pas ; le ressouvenir
paraît encore trop loin, aussi faut-il le soutenir d'une reconstitution
physique, d'un appel par le corps d'aujourd'hui aux gestes d'autrefois. La
berceuse, par exemple, est reprise comme un modèle. Elle apaise et
conforte le souvenir non pas seulement parce qu'elle est un objet reposant de
façon générale. Elle est la berceuse
particulière,
« celle de sa mère / celle où sa
mère assise / à longueur d'année / tout de noir
vêtue / de son plus beau noir vêtue / allait se berçant / se
berçant / jusqu'à sa fin » (B, 49).
Le siège à bascule participe de la
reconstitution nécessaire au ressouvenir, tout autant que la robe de
soirée noire revêtue par imitation. Il s'agit pour F de retrouver
« l'idéalité » du moment qu'elle ressasse, en
rassemblant les détails concrets qui le constituait. Le
déguisement devient performatif ; par la force de la reconstitution du
décor et du costume, la situation matériellement rebâtie
fond de fait le personnage dans sa projection mentale.
La gestuelle peut endosser un rôle similaire, soit
qu'elle favorise le mouvement rétrospectif, soit qu'elle supplée
le récit du souvenir. James Knowlson, citant une lettre à Thomas
MacGreevy, rapporte que l'auteur lui-même a éprouvé l'effet
de déambulations solitaires sans but :
« Beckett estime que l'esprit succombe alors à
"une mollesse agréable et mélancolique, devient un carrefour pour
les souvenirs, d'enfance surtout, un moulin à larmes". »10
Si pour le dramaturge, la sensation envahissante qu'apporte
l'errance constitue une surprise, ses personnages semblent connaître les
bienfaits de la mobilité vaine, l'aide qu'elle apporte lorsqu'ils
souhaitent retrouver un passé lointain.
10 James Knowlson, Beckett, op.
cit., p. 192.
41
Alors, eux ne « succombent » pas ; au contraire,
grâce à un exercice du corps connu et maîtrisé, ils
entraînent expressément leur esprit dans la « mollesse
agréable et mélancolique » nécessaire au
ressouvenir.
Dans Pas, May « ressasse tout ça »,
« dans sa pauvre tête » (P, 10 et 16), en
opérant des allers-retours mesurés et chaque fois identiques, qui
doublent son mouvement de pensée par un mouvement physique similaire.
Depuis « l'âge tendre », elle tourne en rond ; et dans sa
tête, et dans la vieille demeure. De surcroît, son ressouvenir
perpétuel réclame un appui qui dépasse sa
concrétisation spatiale ; May a besoin d'en saisir la
représentation : « il faut » que la réalisation sonore
de son parcours lui revienne en tête. La mère explique comment
:
« le sol à cet endroit, nu aujourd'hui,
était jadis sous tapis, une haute laine. Jusqu'au jour où, la
nuit plutôt, jusqu'à la nuit où, à peine sortie de
l'enfance, elle appela sa mère et lui dit, Mère, ceci ne suffit
pas. La mère : [É] que peux-tu bien vouloir dire, May, ne suffit
pas ? May : Je veux dire, mère, qu'il me faut la chute des pas, si
faible soit-elle. La mère : Le mouvement à lui seul ne suffit pas
? May : Non, mère, le mouvement à lui seul ne suffit pas, il me
faut la chute des pas, si faible soit-elle. » (P, 12).
L'environnement a subi une transformation (et comme souvent
chez Beckett, il s'agit là encore d'un dépouillement, d'une mise
à nu) afin d'être plus propice à la rétrospection et
à la déambulation, indissociables et également
circulaires, de May. Le ressouvenir a définitivement pris le pas
sur la réalité sensible, il l'a envahie,
imprégnée et changée en son faire-valoir.
Le déplacement ou le geste acquièrent un statut
de substituts de parole, palliant l'impossibilité d'énoncer ce
qui tourne sous le crâne, ou s'y mélange. Les trois femmes de
Va-et-vient, comme on l'a noté plus haut, subissent
l'interdiction d'évoquer verbalement le passé sous peine
d'être exclues et pourtant persévèrent jusqu'à
l'intervention de Vi. A la fin de la pièce, confirmant et contournant ce
poids de la parole impossible, elle questionne une dernière fois en vain
l'inviolabilité du temps révolu et, devant le silence
obstiné de Ru et Flo, demande une sorte de compensation :
42
« On ne peut pas parler du vieux temps ?
(Silence.) De ce qui vint après ? (Silence.) Si nous
nous donnions la main - de cette façon à nous ? »
(V-et-V, 42).
Bien qu'il n'accède pas à l'oralité
explicite, le désir du ressouvenir est commun aux trois femmes :
à cette invite de Vi, ses deux compagnes répondent en
reconstituant le geste qui, « de leur façon à elles »,
les replonge tout à coup dans le « vieux temps »
inénarrable. Ce contact les laisse d'abord mutiques, mais la phrase
finale de Flo contient, dans une énonciation au présent, une
lourde et longue portée d'évocation. « Je sens les bagues
», référence elliptique à un passé
partagé, respecte le tabou verbal tout en prouvant la résurgence
que provoque le geste : instantanément, cette reconstitution tactile
révèle aux personnages toutes les images inaccessibles par le
biais des mots.
Dans certaines pièces de Beckett, la
prédominance est donnée à la situation spatiale. Alors,
c'est elle qui détermine la force du ressouvenir. Le pèlerinage
physique implique le mouvement rétrospectif, et parfois
réciproquement. Henry, par exemple, vient s'asseoir « de l'autre
côté de la baie » comme à un point de vue
précis, un site particulièrement orienté, pour se
remémorer l'époque passée, le soleil dans son dos
(C, 39). Dans d'autres cas, de même que leur esprit est
resté enfermé dans des moments révolus, le corps des
personnages a demeuré dans des lieux pleins de traces, appuis et
tremplins pour le ressouvenir. Dans Solo, le Récitant n'a pas
quitté la chambre dont jadis les images « d'êtres chers
» tapissaient le mur. Ce dramaticule est pour Beckett l'occasion de
projeter sur le décor une représentation de la mémoire et
de son impossible effacement : les traces pâles laissées par les
photographies arrachées restent chacune attribuée au disparu qui
lui correspond. Le désir de l'oubli a eu beau décrocher les
appels concrets de la mémoire - les souvenirs, au sens cette
fois de choses matérielles conservées de l'ancien temps -, le
ressouvenir perdure et rend sa place à chacun des fantômes :
« Jadis à chaque vide un visage. Là son
père. Ce vide grisâtre. Là sa mère. Là tous
les deux. Souriants. Jour des noces. Là tous les trois. Cette tache
grisâtre. Là tout seul. Lui tout seul. Plus maintenant.
Oubliés. En allés. Arrachés et déchirés
menu. » (So, 32).
43
Cette tentative d'oubli comprend l'impossibilité de sa
réalisation : personne n'est capable de faire disparaître la
multitude d'êtres que contient la mémoire.
La rétrospection « pour se tenir
compagnie »
Le soliloque crépusculaire, en plus d'apporter une
union entre l'être et sa douleur, jette des ponts entre tous les mois
qui le composent. Par sa profondeur et son étendue, le ressouvenir
permet d'opposer à la finitude du moment l'infinité des choses et
des êtres que la mémoire renferme. Il établit un lien entre
les différentes phases de la vie du solitaire, permet le surgissement
d'un moi caché par l'habitude. A la suite d'une très belle
métaphore sur le vent en tant qu'il est comme l'être, aujourd'hui
perpétuellement assigné à la même ritournelle, mais
ayant traversé mille variations pour en arriver là, Kierkegaard
évoque les voix qui surgissent à la faveur du soir, ou de
l'obscurité d'une scène de théâtre :
« Pour échapper à son être
réel, le moi caché exige un milieu éphémère
et subtil comme en offrent les ombres, où les mots bruissent dans une
sorte de murmure sans écho. Tel est le
milieu qu'est la scène, ainsi propre aux fantasmagories
du moi caché. »11
En effet, sur la scène qu'il aime à plonger dans
la pénombre, Beckett entrecroise le bruissement de voix diverses,
appartenant à un même être, qui mettent en évidence
son éclatement et sa multiplicité. Dans Cette fois, la
voix du Souvenant, unique mais divisée en trois points de provenance,
l'interroge d'en haut :
« jamais le même après cela jamais tout
à fait le même [É] te marmonnant tu ne seras jamais le
même après ceci tu n'as jamais été le même
après cela [É] jamais le même mais le même que qui
bon Dieu t'es-tu jamais dit je de ta vie [É] as-tu jamais pu te dire je
de ta vie » (CF, 13-14).
11 Sren Kierkegaard, La Reprise, op.
cit., p. 714.
44
La « double absence de la faculté de percevoir
comme de celle d'être perçu »12 que pointe instamment cette
question tient du pur paradoxe puisqu'en le nommant « tu » la voix
prouve une certaine existence du « je ». Se raconter des souvenirs,
c'est encore se reconnaître existant. Et un seul, même soi, suffit
à faire un autre.
« Le problème de la solitude est que ce deux-en-un
a besoin des autres pour recouvrer son unité : l'unité d'un
individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue
avec celle de quelqu'un d'autre. »13
Certes mais, peut-être comme une réponse à
la nécessité soulignée par Hannah Arendt, le dispositif
énonciatif du ressouvenir établi par Beckett démarque
nettement le soi-même et l'alter ego. La voix est celle du
souvenant, mais les modalités d'adresse sont là pour les
distinguer brutalement. La deuxième personne impose déjà
une distance remarquable, par l'agression vocative qu'elle constitue
(CF, DJ, Ca). Mais la troisième personne
creuse un fossé plus grand encore, celui de l'auto-illusion ou
auto-persuasion selon le cas (en une dissociation de la volonté des
moi de l'être que nous approfondirons dans le chapitre suivant).
Ainsi, l'identité des deux entités Souvenant / Voix n'est pas
proprement caractérisable - on ne peut pas définir ce qu'est
chacune en elle-même -, mais leur rapport d'altérité est
suffisamment posé pour qu'elles apparaissent distinctes, chacune
perçue et percevant.
La partition du moi en plusieurs telle qu'Hamm ou la Voix la
désignent,
« parler, vite, des mots, comme l'enfant solitaire qui se
met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble,
dans la nuit » (FDP, 92-93) ;
« devisant tout seul se divisant en plusieurs pour se
tenir compagnie là où jamais nul ne venait » (CF,
20),
est fondée sur la solitude, et établit donc une
contradictoire quête de l'unité de soi par la convocation de ses
multiples composants. Le personnage beckettien
12 Catherine Naugrette, Paysages
dévastés, Le Théâtre et le sens de l'humain,
Belval, Circé, « Penser le théâtre », 2004, p.
74.
13 Hannah Arendt, Les Origines du
totalitarisme. Le système totalitaire, citée par Catherine
Naugrette, ibid., p. 152.
45
éprouve le besoin de se raconter son
histoire pour se calmer14, c'est-à-dire pour se rassurer
en se rappelant qu'il est un grâce aux plusieurs qu'il a
étés. Par le ressouvenir de ce qu'on fut, ou de ce qu'on a
déjà exprimé et que l'on se répète, il
s'agit de se re-saisir entier. Voilà le rôle du
ressouvenir : ramener l'être à sa condition monolithique
première, malgré son morcellement actuel. En lisant quelques
auteurs allemands, Beckett réagit au traitement qu'ils font de «
l'inévitable thème rebattu du voyage vers soi » :
« Comment pourrait-on aller vers ce dont on ne peut
s'éloigner ? Das Notwendige Bleiben [Le Sur-place
nécessaire] ressemble plus. Il est aussi dans le personnage de Murphy
attaché à son siège, abdication devant les lanières
du moi, simple matérialisation du ligotage de soi. [É] Murphy n'a
aucune liberté de choix, autrement dit il n'est pas libre d'aller
contre son inclination. »15
Solidement lié à lui-même, le personnage
de Beckett n'opère de détours par le souvenir que pour se sentir
mieux seul ; à la fois plus fortement et plus tranquillement.
La voix qui lui raconte ses souvenirs ne le dédouble qu'en ceci qu'elle
lui permet de se voir se remémorant, comme le démontrent
les occurrences de « à qui d'autre » - sous-entendu «
Équ'à soi ? » -, dans Berceuse (pp. 41, 42, 43, 44,
45 et 48) et dans Cette fois (pp. 11 et 13 [deux fois]). La parole
désincarnée, extraite du personnage, le révèle
à lui-même à la fois comme être présent qui se
souvient de tous ceux qu'il a étés et pourtant toujours
propriétaire de ses moi disparus ; « petit tas à
l'arrière moi tous ceux que je vois moi tous les âges »,
dirait le narrateur de Comment c'est16.
Pour mieux « se diviser en plusieurs » et se «
parler ensemble », certains des personnages dissocient eux-mêmes
leur voix de leur attention - et donc leur temps de parole de leur temps
d'écoute - grâce à l'enregistrement. C'est le cas dans
La Dernière Bande et dans Berceuse où, comme
une extension du crâne, une bande magnétique diffuse les mots
anciens de celui qui écoute.
14 Voir Samuel Beckett, « Le Calmant »,
in Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les Editions de Minuit, 1958,
p. 40.
15 James Knowlson, Beckett, op.
cit., p. 328.
16 Samuel Beckett, Comment c'est, op.
cit., p. 134.
46
Rituel pour les deux personnages, il s'agit pour la femme
d'une ritournelle qu'elle se passe tous les soirs, réclamant sa reprise
(« Encore » [B, 41, 44, 46 et 49]) comme un enfant le fait
précisément d'une berceuse, d'une chanson qui apaise,
efface la journée et prépare au sommeil. Krapp, lui, « se
tient compagnie » dans une cérémonie anniversaire. Les
« bobiiines » (LDB, 11, 12, 28) elles-mêmes lui
procurent de la joie en tant que représentation matérielle de ce
que renfermait son crâne plus jeune. A sa guise, il opère des
allers-retours, cherche en sa propre histoire ses moments
préférés. Le soliloque résonne en un dialogue
à triple fond : le Krapp d'aujourd'hui commente en lui-même les
remarques qu'il a enregistrées, trente ans plus tôt, à
propos du jeune homme qu'il avait été. Avec la cinglante ironie
de la répétition, « difficile de croire que j'ai jamais
été ce petit crétin » (LDB, 17), jugement de
Krapp adulte sur le Krapp jeune, réitéré par Krapp vieux
au sujet de Krapp adulte (LDB, 27), met simultanément trois
Krapp en présence par des rebonds dans la portée du
ressouvenir.
Dans le reflux de tous les moi surgit aussi le moi
d'avant, l'être accompagné que la plupart de ces personnages,
aujourd'hui solitaires, ont été un jour. Cette compagnie
révolue est elle aussi à reconstituer. Les morts ou disparus,
contenus en mémoire, présents dans la tête par l'image
qu'elle en conserve, sont convoqués comme des parties du moi. Malone,
déjà, laisse venir à lui ces ombres du passé :
« Tous les gens que j'ai entrevus de près ou de loin peuvent
défiler à partir de maintenant, cela est évident.
»17 Au théâtre plus encore que dans le roman, dans
un monde où il n'y a plus rien à espérer des quelques
dernières présences réelles, les personnages de Beckett se
tournent vers les absents. La résolution du Souvenant de Cette
fois, « pas question de demander plus un seul mot aux vivants tant
que tu vivrais » (p. 17), présente l'apparition d'êtres sinon
morts du moins non-vivants - des revenants au sens littéral, revenus
du passé - comme un phénomène normal,
préférable même à la concomitance des contemporains.
Cette familiarité avec les absents est
17 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris,
Les Editions de Minuit, 1951, [« Double », n°30, 2004, p.
165].
47
développée au point que le souvenir du «
Musée des Portraits » apparaît au Souvenant comme un moment
essentiel. La recherche de la compagnie des disparus lui est si
nécessaire qu'il va jusqu'à tenir pour un « tournant »
de sa vie solitaire l'instant où il s'était trouvé «
aux côtés » de morts inconnus :
« quelqu'un célèbre de son vivant
[É] derrière le verre où peu à peu devant tes yeux
écarquillés à vouloir y voir clair peu à peu un
visage pas moins qui te fait pivoter sur la dalle pour voir qui c'est là
à tes côtés » (CF, 12-13),
« cette fois seul avec les portraits des morts noirs de
crasse et d'antiquité [É] jusqu'à ce qu'on te flanque
dehors sous la pluie à l'heure réglementaire » (CF,
16).
Hors de la cohorte des ombres anonymes, les intimes, parfois
chers, reviennent eux aussi, que ce soit sur l'appel du personnage ou à
la faveur d'un endroit où ils peuvent se retrouver. Dans Watt,
il est question de ces lieux « loin de tout où vos morts marchent
à vos côtés »18 ; or effectivement, le
souvenant beckettien recherche ou évite la compagnie de « ses
» morts comme on le fait avec celle des vivants. Dans Impromptu
d'Ohio, l'homme a voulu
« misé sur l'étrangeté. Pièce
étrange. Scène étrange. Sortir là où jamais
rien partagé. Rentrer là où jamais rien partagé.
C'est là-dessus, pour un peu moins souffrir, qu'il avait un peu
misé. » (IDO, 61).
Pourtant, même dans les lieux vides de sa souffrance,
sans empreinte du passé partagé avec l'être cher disparu,
il ne peut se défaire de l'obsession qu'il lui voue. L'injonction faite
par la femme disparue19 le hante plus encore que s'il occupait
toujours l'espace qui leur a été commun. Par une visite en
rêve, elle l'a mis en garde : « Il avait vu le cher visage et
entendu les mots muets, reste là où nous fûmes si longtemps
seuls ensemble, mon ombre te consolera. » (IDO, 62).
L'entêtement de l'homme à ne pas honorer le rendez-vous
fixé par la personne absente, à ne pas vouloir se laisser apaiser
par l'objet même de sa
18 Samuel Beckett, Watt, Paris, Les Editions
de Minuit, 1968, p. 40.
19 Rien n'indique dans la pièce qu'il s'agit
d'une femme, mais nous nous en tenons ici à la confidence de Samuel
Beckett recueillie par James Knowlson in Beckett, op. cit.,
p. 836 à propos du « cher visage » : « C'est Suzanne
».
48
souffrance en acceptant sa compagnie, provoque en lui la
terreur (p. 63). Mais elle ne laisse pas le choix au survivant, lui impose sa
présence :
« Une nuit devant lui, assis tout tremblant la tête
dans les mains, un homme parut et dit, On me dépêche - et de
nommer le cher nom - aux fins de te consoler. Puis de la poche de son long
manteau noir il tira un vieux volume et lut jusqu'au lever du jour. »
(IDO, 64).
Ainsi, l'homme, jusqu'alors en fuite devant ce qui pourrait le
faire se ressouvenir, est assigné au travail de mémoire par la
morte elle-même qui malgré lui oblige l'Entendeur à
retrouver l'unité de son moi, dont elle fait définitivement
partie. La « consolation» de sa douleur consiste à
réentendre chaque nuit le procédé erroné qu'il
avait d'abord expérimenté - se désunir de la femme
disparue que sa mémoire renferme - et celui qu'il lui faut maintenant
adopter : accepter son souvenir comme une part de lui-même.
Egalement habité par une mémoire implacable, le
Récitant de Solo ne parvient pas à se défaire de
« ses » morts bien qu'il s'acharne à en effacer les traces et
s'efforce de les déprécier, hésitant chaque fois qu'il les
dénomme :
« Funérailles de - il allait dire êtres
chers. » (So, 30) ; « Images de - il allait dire êtres
chers. » (p. 32) ; « Tous les - il allait dire êtres chers.
» (p. 32) ; « Quel - il allait dire être cher. » (p. 34) ;
« De quel - il allait dire être cher. » ; « Etre cher - il
allait dire être cher en route. » ; « Etres chers - il allait
dire êtres chers fantômes. » (p. 36).
Non seulement sa mémoire les conserve intacts
(rappelons-nous les traces que laissent les photographies sur le mur, aussi
nettes que celles des visages dans son crâne), mais elle en fait
même le centre de toute pensée : « Ne fut jamais d'autres
questions. Jamais qu'une seule question. Les morts et en allés. »
(p. 37).
Cette nécessaire présence des morts
malgré l'effort que produit le vivant à les soustraire de son
souvenir apparaît clairement dans Dis Joe :
« Et te voilà à présent... Une seule
passion... Tuer tes morts dans ta tête... [É] Attention de ne pas
te trouver à court... Jamais pensé à ça ?... Dis
Joe... Si tu étais à court de nous... Plus âme morte qui
vive à éteindre... » (DJ, 85).
49
Même lorsque le rapport aux disparus se fonde sur
l'hostilité, leur compagnie n'en est pas moins indispensable pour le
souvenant. « Tuer ses morts dans sa tête » est une
singulière espèce de rétrospection, mais prend part au
processus de libération de l'être (par épuisement, comme
toujours chez Beckett) face à l'éternel retour de ceux qui le
hantent. Il s'agit en réalité de se libérer de
soi-même, c'est-à-dire de l'appel renouvelé compulsivement
aux chers disparus. Sur ce point, Henry est sans doute le plus
emblématique des personnages de Beckett : multipliant les efforts pour
faire venir son père mort auprès de lui, reconstituant les bruits
du passés qui pourraient l'attirer (la mer, les sabots de cheval, et
même la lumière : « écoute la lumière, ta
chère lumière » [C, 3839]), il l'interpelle en vain
et lui adresse des reproches paradoxaux (« Père ! (Un
temps.) Marre de causer avec toi. » [C, 47]). Quand Ada
l'interroge sur son occupation du moment, il explique :
« Je faisais mon possible pour être avec mon
père. [...] Je veux dire pour qu'il soit avec moi. [...] ADA. - Alors ?
HENRY. - Il ne répond plus. ADA. - Tu l'as eu à l'usure sans
doute. (Un temps.) Tu l'as eu à l'usure vivant et tu l'auras
bientôt à l'usure mort.» (C, 64).
A la fois enchaînés à ses fantômes
et détestant venir les retrouver, Henry ne peut se soustraire à
eux, comme il ne peut résister au besoin de venir s'asseoir devant la
mer qu'il abhorre et dans le murmure de laquelle il revient sans cesse
écouter les voix de son passé.
Citons à nouveau Malone pour terminer l'exposé
du rapport contradictoire qu'entretiennent les personnages vivants de Beckett
avec les « en-allés » qui font partie d'eux, - à la
fois exigeant leur coprésence et visant leur disparition
définitive :
« C'est ma vie, ce cahier, ce gros cahier d'enfant, j'ai
mis du temps à m'y résigner. Pourtant je ne le jetterai pas. Car
je veux y mettre une dernière fois ceux que j'ai appelés à
mon secours, mais mal, de sorte qu'ils n'ont pas compris, afin qu'ils meurent
avec moi. Repos. »20
20 Samuel Beckett, Malone meurt, op.
cit, p. 168.
50
L'inventaire et l'élimination mentale des êtres
de la vie passée participe de la réunion des plusieurs qu'est le
moi beckettien afin qu'il puisse, enfin entier, se projeter dans sa propre
mort.
Le memento mori permanent et le panorama
mémoriel interdit
La sentence « souviens-toi que tu as à mourir
» est une injonction superflue pour des personnages à tel point
tournés vers leur fin et dans l'espoir perpétuel de son
avènement. Dans le théâtre de Beckett, la mort est
même, comme un objet de foi, la certitude qui fonde la raison de vivre -
de continuer - de ses fidèles. L'existence s'oublie, la notion
de vie s'efface, devant l'effort toujours répété de
guetter le signe fatal et libérateur. Le rapport étroit
qu'entretiennent les vivants avec les disparus renforce s'il en était
besoin cette permanente fréquentation de la notion de mort. Sous
l'empire de cette condition de « mourant de l'avant » (So,
31), le rappel de la finitude de l'être est caduc, la sentence est
renversée : la promesse de mort ne produit aucune modification du mode
d'existence ; elle ne fait qu'apporter la mensongère et douloureuse
illusion qu'on cernera enfin la vie au moment de la perdre.
« Je me suis lourdement trompé en supposant que la
mort en elle-même constituait un indice, ou même une forte
présomption, en faveur d'une vie préalable. »21
Ce qui effraie le personnage beckettien, ce n'est pas
l'imminence de la mort en tant que telle, - il la réclame et pour le
moins s'y attend (« Ah y être, y être ! »,
FDP, 93) -, mais bien plutôt la déréalisation de
la vie qu'elle apporte. Le memento mori ici, n'est donc pas «
souviens-toi que tu mourras », ni « souviens-toi que tu as fini de
vivre », mais « souviens-toi que tu as vécu » ;
c'est-à-dire - et je le donne ici sous la belle formule de Roland
Barthes : « je
21 Samuel Beckett, L'Innommable, op.
cit., p. 92.
51
n'ai pas à me représenter que j'ai fini de
vivre, j'ai à me représenter qu'il est réel que j'ai
vécu »22.
Or le problème des créatures beckettiennes se
concentre précisément dans l'effroi que leur procure une trop
grande portée de la mémoire. Elles semblent ne pas avoir
accès au souvenir lointain et global, qui s'annule dès lors qu'on
s'y essaie. L'affirmation d'un plus-que-parfait réveille une «
vieille terreur » en celui qui se rappelle : « Rien de ce qu'il avait
jamais fait tout seul n'avait jamais pu être défait. [É] Si
longtemps après que comme si jamais été. »
(IDO, 63). Le Lecteur lui-même s'oblige à un temps
d'arrêt après chacune des deux phrases pour s'efforcer d'en saisir
la vertigineuse rétroprojection. Toute tentative d'apercevoir la vie
passée dans sa totalité la met systématiquement à
distance, la rend irréelle, inconcevable : Maddy Rooney rêve du
moment de
« dégringoler dans la vie éternelle en [se]
rappelant, [se] rappelant... (la voix se brise)... tout ce
piètre malheur... comme s'il n'avait jamais... été...
» (TCQT, 29),
tandis que dans Cette fois, le Souvenant joue
à
« essayer voir ce que ça donnerait pour changer
n'avoir jamais été ce que ça pourrait bien donner n'avoir
jamais été l'éternelle vadrouille tout au truquage de
l'être en chose » (CF, 17).
En effet, l'inaptitude des personnages à se
représenter qu'ils ont vécu tient à l'objectivation qu'ils
font de leur propre existence. Incapables de se sentir vivants, ils en
cherchent un signe par le biais d'une mémoire à courte amplitude.
Le déroulement du temps ne leur apparaît que sous la forme d'une
compilation de détails et jamais dans son étendue
plénière. Comme chargés d'une valise emplie de feuilles de
papier fin, ils se rappellent comment chacune s'y est glissée mais
restent incrédules devant leur totalité. Pour exprimer son
incompréhension, Clov utilise une autre métaphore :
22 Roland Barthes, Le Neutre, Leçon n12, Paris,
Leçons au Collège de France, 1978.
52
« Les grains s'ajoutent aux grains, un à un, et un
jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas. »
(FDP, 15-16).
Soulignons ici impossible car le qualificatif
contient l'inefficacité de la mémoire cognitive devant la preuve
; son inaptitude à concevoir la durée quand bien même son
résultat serait éloquent. Winnie est en butte à
son impression « d'avoir été toujours celle que je suis - et
être si différente de celle que j'étais »
(OLBJ, 61) et, partant, à son incompétence à
appréhender la façon dont le temps a comblé l'intervalle.
« Je pensais autrefois qu'il n'y avait jamais aucune différence
entre une fraction de seconde et la suivante. », enchérit-elle,
(OLBJ, 71). Hamm abonde en son sens, reprenant le fil des
premières pensées de Clov :
« Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains
de mil de... (il cherche)... ce vieux Grec, et toute la vie on attend
que ça vous fasse une vie. » (FDP, 93).
Cette réflexion dépeint l'impossibilité
des personnages à souscrire à la thèse de Thomas De
Quincey à propos de la mémoire :
« Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste
immense et naturel ? [...] Des couches innombrables d'idées, d'images,
de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi
doucement que la
lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait
la précédente. Mais aucune en réalité n'a
péri. »23
Outre l'évidente absence du romantisme de De Quincey
chez Beckett, cette représentation de la mémoire en surfaces
mêlées met à jour par contraste la vision en
épaisseurs cloisonnées qu'est celle des personnages beckettiens.
Ils ne parviennent pas à considérer le passé dans son
homogénéité. De surcroît, les couches successivement
ajoutées au cours de la vie pour former un souvenir global,
désignées légères et translucides par De Quincey,
leur paraissent une superposition de chapes de plomb. Maddy décrit sa
soudaine lucidité sur la condition humaine :
23 Charles Baudelaire, Les Paradis
artificiels, in OEuvres complètes, op. cit., p.
297.
53
« Dîtes-lui que j'allais à sa rencontre
quand tout m'est retombé dessus, comme une cataracte. Dîtes-lui,
Votre pauvre femme vous fait dire que tout lui est retombé dessus, comme
une avalanche. » (TCQT, 18).
Par ses références éclectiques, Madame
Rooney renverse tout à fait l'idée exaltante de la vie en tant
que beau parchemin filigrané sur lequel il faudrait se pencher. Au
contraire, les deux termes de comparaison connotent une chute soudaine et
imprévisible. Lourd plafond jusqu'alors suspendu, la
représentation de la vie dans son ensemble s'abat sur le personnage et
le fige. Le mot cataracte confère à ce mouvement
mémoriel une violence extrême qui s'ajoute au poids et à
l'implacable déferlement de l'avalanche, celle qui emporte
tout.
La conception de la vie « instants par instants »
caractérise le type de mémoire convoqué : lorsqu'ils
s'essaient à une globalisation, les personnages de Beckett n'aboutissent
jamais qu'à une totalisation. Imprégnés des lectures
schopenhaueriennes de leur auteur, ils ont l'obsession de « l'acquittement
» de la vie.
« L'affirmation de la "réalité invisible"
[qu'est pour eux l'approche de la mort] qui fait de la vie du corps sur terre
un pensum maudit et dévoile le sens du mot defunctus
»24
n'éclaire en rien la globalité de leur existence
et les poussent seulement à une vérification de l'accomplissement
de leur fonction de vivants. Minimisant la portée de leur
réflexion, ils procèdent en fait à une reconstitution dont
le sens est défini dans le Dictionnaire culturel en langue
française par cette formule :
« RECONSTITUTION [É] 3 Admin. (en
France). Reconstitution de carrière : dossier administratif
dans lequel on reconstitue la vie professionnelle d'un fonctionnaire en vue de
sa retraite, de l'homologation de ses titres de travail obtenus à
l'étranger, etc. »25
24 Allusion faite à la phrase de
Schopenhauer : « La vie est une tâche à accomplir ; en ce
sens, defunctus est une belle expression. », in Samuel Beckett,
Proust, op. cit., p. 127.
25 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire
culturel en langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert -
Sejer, 2005.
54
La puissante inclination beckettienne pour l'inventaire agit
une fois de plus, fournissant le bilan, mais empêchant la
synthèse. La parfaite lucidité de Molloy sur ce point semble
hanter tout le personnel dramatique :
« Pour les détails, si on s'intéresse aux
détails, il n'y a pas à désespérer, on peut finir
par frapper à la bonne porte, de la bonne manière. C'est pour
l'ensemble qu'il ne semble pas y avoir de grimoire. Peut-être qu'il n'y a
pas d'ensemble, sinon posthume. »26
La mémoire aiguë ne laisse pas de place à
la mémoire souveraine qui comprendrait l'existence dans sa
complétude. La première s'inquiète de moments
précis et ponctuels quand il faudrait, pour se représenter la vie
dans son unité, faire appel à une rétrospection plus
puissante, parce que moins pointilleuse. Cette « mémoire par
excellence » est décrite par Bergson comme ceci :
« Elle emmagasinerait le passé par le seul effet
d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la
reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle [É] ; en
elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y
chercher une image, la pente de notre vie passée. »27
La majeure partie des personnages de Beckett ne parvient pas
à cette idéalité de l'écoulement de la vie.
Néanmoins, dans sa première pièce, Eleutheria,
l'un d'eux ne s'est pas encore défait d'une certaine largeur de point de
vue :
« M. KRAP. - Je suis la vache qui, devant la grille de
l'abattoir, comprend toute l'absurdité des pâturages. Elle aurait
mieux fait d'y penser plus tôt, là-bas, dans l'herbe haute et
tendre. Tant pis. » (E, 29).
Sa conclusion annonce le peu de cas que tous ses successeurs
font de la vision globalisante de l'existence, préférant le
souvenir syncopé du détail à la mémoire
panoramique. Celle-ci, parce qu'elle requiert des tremplins
événementiels qui ne peuvent pas prendre forme dans le monde
beckettien, leur est de toute façon interdite. La mort est
présente depuis trop longtemps, son
26 Samuel Beckett, Molloy, op. cit.,
1951, p. 39.
27 Henri Bergson, Matière et
Mémoire, op. cit., p. 86.
55
influence est trop infuse pour provoquer le souvenir
panoramique du mourant dans la tête de ces personnages. Le « mouvant
panorama », dit Bergson, se déroule non seulement
« chez des personnes qui voient surgir devant elles,
à l'improviste, la menace d'une mort soudaine »
mais, de plus, chez des personnes capables
« d'une conversion brusque de l'attention [É],
quelque chose comme un changement d'orientation de la conscience qui,
jusqu'alors tournée vers l'avenir et absorbée par les
nécessités de l'action, subitement s'en
désintéresse. »28
Autrement dit, le panorama mémoriel qui mythiquement
précède une mort violente et inattendue ne peut survenir que dans
un esprit attaché à la vie, préoccupé par elle et
jusqu'alors oublieux de sa finitude ; conditions qui excluent de fait le
personnage beckettien, depuis toujours tourné vers le passé et
démuni de tout pouvoir d'action. L'événement n'advient
plus dans l'univers sensible, la collision dramatique n'a plus lieu
concrètement et ne peut donc convoquer la mémoire finale
normalement assignée à la conscience lors d'un danger violent.
Dans les pièces de Beckett, l'environnement matériel et l'action
sont tellement exténués que la perception du concret, même
sous un jour inédit, ne procure pas de réflexion existentielle.
Seule la mémoire conserve un pouvoir de collision lorsqu'elle perce
soudainement l'esprit du sujet par un détail enfoui qui délivre
sa profonde et inouïe signification.
L'épiphanie ou la révélation
d'un sens à la rétrospection
Chez Beckett, la vision panoramique n'est pas un mode de
pensée volontairement invocable. Mais, parfois, de la révision
des détails successifs qui ont formé le passé, un
élément surgit avec vigueur :
28 Henri Bergson, « La Perception du
changement », in La Pensée et le Mouvant, op.
cit., p. 170.
« Tout revient. (Un temps.) Tout ? (Un
temps.) Non, pas tout. (Sourire.) Non non. (Fin du
sourire.) Pas tout à fait. (Un temps.) Une partie. (Un
temps.) Remonte, un beau jour, de nulle part. (Un temps.) Des
nues. » (OLBJ, 25).
Si les tentatives de totalisation du souvenir accablent
l'être, Winnie pointe ici comment un élément particulier
« remonte » parfois de façon isolée et
spontanée, en s'élevant à sa rencontre. De la masse
informe qu'est la mémoire du personnage et qu'il traîne comme un
fardeau, se détache soudain un détail volatile qui percute
la conscience, dans le sens que Gaston Bachelard précise ainsi :
« Une percussion s'explique par une force infiniment
grande qui se développe dans un temps infiniment court. [La vie] est une
forme imposée à la file des instants du temps, mais c'est
toujours dans un instant qu'elle trouve sa réalité
première [É], quand l'attention condensée resserre la vie
sur un seul élément, sur un élément isolé.
»29
La « condensation » qui s'opère autour d'un
ressouvenir jusqu'alors oublié, ou tenu à l'écart, donne
alors à la remémoration le statut de réminiscence. Quelque
chose qu'on avait en soi ressurgit avec limpidité, comme si
l'amnésie n'était toujours que feinte, attendant seulement un
déclenchement pour déverser les images retenues. Cette
révélation puissante qui se déploie en un instant
constitue la figure temporelle joycienne par excellence : l'épiphanie.
L'étymon grec de ce terme (epiphania) donne raison à
Winnie : la réminiscence « remonte » en surface (epi,
sur), révélant son éclat (phanein, briller ;
phanos, lumineux)30. En considérant le schéma
de la mémoire dessiné par Bergson31, le processus
épiphanique se conçoit bien comme la réunion en une seule
surface d'une mémoire habituellement verticale. Le plan P, qui
représente le présent, est soudainement rejoint en S (point de
départ de la remémoration), par la totalité des
images-souvenirs contenues dans le cône de
29 Gaston Bachelard, L'Intuition de
l'instant, op. cit., p. 22-23.
30 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire
culturel en langue française, op. cit.
56
31 Henri Bergson, Matière et
mémoire, op. cit., p 181.
57
mémoire ABS. Le palimpseste décrit par De
Quincey se reconstitue en un instant : la lisibilité de
l'intégralité de l'existence se concentre en un seul
présent. L'épiphanie suspend le perpétuel
déplacement du point S Ð actualité du sujet, toujours
emportée par le courant du temps Ð, pour laisser s'y déployer
les circuits mémoriels d'une vie entière. Elle est l'instant
prégnant qui rassemble tous les autres, l'image
révélée de l'unité des temps de l'être. Sa
puissance crée un hors temps : celui de la manifestation du réel
à partir de l'idéalité mémorielle.
Voilà le phénomène qu'éprouve
Krapp dans La Dernière Bande, à la faveur d'« un
soir, tard », celui de ses soixante-neuf ans. Mais Samuel Beckett ne
saurait le mettre en place sans en compliquer les épaisseurs de sens et
en multiplier les phases de saisissement. Alors que Krapp décide de se
livrer rituellement Ð comme à chaque anniversaire Ð à la
réécoute de bandes enregistrées antérieurement
avant de jeter lui-même un regard « en arrière vers
l'année écoulée, avec peut-être Ð [il]
l'espère Ð quelque chose de [son] vieux regard à venir »
(LDB, 19), son attention est retenue par un détail du registre
dont il n'a apparemment pas souvenir : « Maman en paix enfin... Hm... La
balle noire... (Il lève la tête, regarde dans le vide devant
lui. Intrigué.) Balle noire ?... » (LDB, 12). Il opte
donc pour cette bobine. Le récit qui y est consigné, celui des
jours précédant la mort de sa mère, avait, au moment de
l'enregistrement, relancé en Krapp l'idée de sa propre mort Ð
« Une petite balle de caoutchouc, vieille, noire, pleine, dure.
(Pause.) Je la sentirai, dans ma main, jusqu'au jour de ma mort.
» (p. 22). Son défaut de mémoire l'oblige aujourd'hui
à un retour sur cette affirmation. La confiante
pérennité que le jeune Krapp avait allouée à sa
sensation est annulée par l'oubli du vieux Krapp.
De même, la révélation que Krapp jeune a
connue et retranscrite, soumise à la réception de celui qu'il est
devenu, en subit la réaction :
« Spirituellement une année on ne peut plus noire
et pauvre jusqu'à cette mémorable nuit de mars, au bout de la
jetée, dans la rafale, je n'oublierai jamais, où tout m'est
devenu clair. La vision, enfin. Voilà j'imagine ce que j'ai surtout
à
58
enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon
labeur sera... (il hésite)... éteint et où je
n'aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle
qui... (il hésite)... du feu qui l'avait embrasé. Ce que
soudain j'ai vu alors, c'était que la croyance qui avait guidé
toute ma vie, à savoir Ð (Krapp débranche impatiemment
l'appareil, fait avancer la bande, rebranche l'appareil) Ð grands
rochers de granit et l'écume qui jaillissait dans la lumière du
phare et l'anémomètre qui tourbillonnait comme une hélice,
clair pour moi enfin que l'obscurité que je m'étais toujours
acharné à refouler est en réalité mon meilleur
Ð (Krapp débranche impatiemment l'appareil, fait avancer la
bande, rebranche l'appareil) Ð indescriptible association jusqu'au
dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de
l'entendement et le feu Ð (Krapp jure, débranche l'appareil,
fait avancer la bande, rebranche l'appareil) » (LDB,
22-23).
La citation est longue mais le compte-rendu de
l'épiphanie du jeune Krapp mérite d'être
étudié dans son intégralité pour mieux
appréhender l'attitude de Krapp au présent. D'abord à
l'écoute, il « s'impatiente » à l'entame de
l'exposé de « la croyance qui avait guidé toute [sa] vie
». Il supporte la description du contexte avant de réitérer
son geste excédé Ð faire avancer la bande Ð lorsque la
voix expose la signification profonde de sa prise de conscience. Sans
surinterprétation, cet évitement du sens est notable en tant
qu'il met en regard les Krapp successifs et leur état d'esprit respectif
face à l'épiphanie. Il semble que cette figure
rétrospective n'accepte qu'un court recul : le Krapp qui l'a ressentie
au cours de l'année en est encore saisi au moment de la restituer,
tandis que celui qui l'entend après trente ans n'en reconnaît plus
le sens ni la puissance, et les lui dénie peut-être.
Bien vite pourtant, le vieux Krapp est rattrapé par un
autre souvenir, vraisemblablement mis en retrait par sa mémoire, et que
le jeune Krapp lui rappelle : l'après-midi passé avec Bianca dans
le fond d'une barque sous le soleil flamboyant, le visage dans ses seins et la
main sur elle ; et surtout, ses yeux fermés pour dire oui à la
séparation, et l'instant où elle les a ouverts à sa
demande, dans l'ombre qu'il créait, penché sur elle. Et, alors
qu'il refusait le récit de la révélation de ses
trente-neuf ans, Krapp est saisi par l'image que sa jeune voix lui
remémore. Leur rapport s'inverse : tout à l'heure, le Krapp
59
présent entendait sa voix d'antan avec trop de
distance pour se laisser ébranler de nouveau ; ici, il semble que ce
soit le jeune Krapp qui n'a pas encore assez de recul pour ressentir
le moment dans son essence. L'homme d'aujourd'hui en tout cas en est
profondément bouleversé.
« Les yeux qu'elle avait ! (Rêvasse, se rend
compte qu'il est en train d'enregistrer le silence, débranche
l'appareil, rêvasse. Finalement.) Tout était là, tout
le Ð (Se rend compte que l'appareil n'est pas branché, le
rebranche.) Tout était là, toute cette vieille charogne de
planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et
la bombance des... (il hésite)... des siècles !
(Pause. Dans un cri.) Oui ! » (LDB, 28).
Malgré sa réticence à adhérer
d'abord aux sensations de celui qu'il a été, Krapp ne peut
contenir la réminiscence émotionnelle qui le submerge,
éclairant tout à la fois l'instant oublié soudain reparu
à la mémoire et tous ceux qui l'ont précédé,
qui l'ont suivi et qui adviendront. « Ce ressouvenir est
précisément le reflux de l'éternité dans le
présent »32, dirait Kierkegaard.
Les deux révélations rejoignent par leur effet
sur le sujet la conception romantique que Baudelaire donne de ce qui ne
s'appelle pas encore l'épiphanie :
« Quelques secondes ont suffi à contenir une
quantité de sentiments et d'images équivalente à des
années. Et ce qu'il y a de plus singulier dans cette expérience
[É], ce n'est pas la simultanéité de tant
d'éléments qui furent successifs, c'est la réapparition de
tout ce que l'être lui-même ne connaissait plus, mais qu'il est
cependant forcé de reconnaître comme lui étant
propre. »33
Leur différence réside dans le traitement de la
langue qui les relate. En effet, l'épiphanie joycienne se
caractérise en ce qu'elle est une figure de mots. Dans L'OEuvre
ouverte, Umberto Eco analyse « les poétiques de Joyce »
et en précise un trait important :
« L'armature scolastique sur laquelle repose
l'esthétique de Stephen sert, en réalité, à
étayer une conception romantique du verbe poétique,
attaché à la révélation et à la fondation
32 Sren Kierkegaard, La Reprise, op.
cit., p. 699.
33 Charles Baudelaire, Les Paradis
artificiels, in OEuvres complètes, op. cit., p.
298.
60
lyrique du monde. Un romantisme selon lequel le poète
seul peut donner une raison aux choses, un sens à la vie, une forme
à l'expérience, une fin au monde [É]. L'épiphanie
est à la fois une découverte du réel et sa
définition à travers le langage. »34
Or la distinction entre les deux épiphanies de La
Dernière Bande apparaît au premier regard dans leur volume :
la révélation enregistrée se déploie avec amplitude
et Krapp adulte exprime en un long flot de parole la grandeur de son
émotion ; celle du Krapp actuel se concentre en trois phrases et un
cri.
Outre le prime abord typographique, le traitement
poétique témoigne plus profondément du jeu que Beckett
fait subir à la figure. L'épiphanie du jeune Krapp nous est
rapportée dans un style qui convoque la symbolique romantique : la
nature et l'âme du sujet connaissent la même emphase, la
tempête intérieure suit le rythme du vent qui souffle sur la
grève. L'image de l'instant tient part égale avec son
contenu de sens pour l'être qui s'y confronte. La
révélation elle-même est exprimée dans cette
mystique lyrique, jouant des contrastes (« tout m'est devenu clair »
au coeur de la tempête ; l'écume qui jaillit dans la
lumière du phare fait prendre conscience que « l'obscurité
[refoulée en soi] est en réalité le meilleur »). Le
vieux Krapp quant à lui ne prend pas en charge la description du tableau
qui déclenche son épiphanie. Il subit seulement
l'étonnement Ð au sens étymologique Ð du spectateur.
L'expression du choc ressenti, de la clairvoyance soudaine, a la fulgurance de
son émotion : une ellipse pour la remémoration (« Les yeux
qu'elle avait »), puis un éclair, le temps d'une phrase anaphorique
(« Tout était là, toute cette vieille charogne de
planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et
la bombance [É] des siècles ! »).
Ainsi, les deux Krapp sont également rappelés
à « cet instant parfait » décrit par Diderot comme le
tableau idéal à représenter :
« Nécessairement total, [É] ce sera un
hiéroglyphe où se liront d'un seul regard (d'une seule saisie, si
nous passons au théâtre, au cinéma) le présent, le
passé et l'avenir. [É] Cet
34 Umberto Eco, L'OEuvre ouverte, trad.
par C. Roux de Bézieux avec le concours d'A. Boucourechliev, Paris,
Editions du Seuil, « Essais », 1965, p. 196-197.
61
instant crucial, totalement concret et totalement abstrait,
c'est ce que Lessing appellera [É] l'instant prégnant.
»35
Seulement, l'un nous est montré au présent de sa
prégnance, alors même que « tout remonte » en
lui, tandis que l'autre nous la rapporte en un effet de mémoire
doublé. Et si nous nous référons à la
définition joycienne de l'artiste comme
« celui qui est capable de dégager dans toute sa
précision l'âme subtile de l'image d'entre les mailles des
conditions qui la déterminent et de la réincarner selon les
conditions
artistiques choisies comme les plus conformes à son
nouvel office »36,
l'effet de mémoire est peut-être triple.
Incontestablement, le véritable « acteur » de
l'épiphanie est toujours le poète. C'est lui qui réalise
et touche à « l'âme profonde des choses », bien qu'il
opère un détour par le personnage auquel il offre une
révélation face à un objet fictif. L'épiphanie
prêtée au jeune Krapp est donc nécessairement empreinte de
la révélation qu'a connue Samuel Beckett au même âge.
Bien qu'il se défende avec insistance d'une quelconque similarité
entre elles, sa parole poétique projette dans la « vision » de
Krapp au bout de la jetée celle qui lui est apparue dans la chambre de
sa mère37. En conséquence, la charge romantique
attribuée au récit de la première épiphanie semble
provenir de sa correspondance de sens avec celle qu'a ressentie le
poète. L'obscurité reconnue comme sienne et
bénéfique par le jeune Krapp coïncide avec le « nouvel
office » sous lequel Beckett place son travail poétique
après sa révélation. En d'autres termes, ce que Krapp
entrevoit au bout de la jetée perdure en l'esprit du poète au
moment de l'écriture. Ce sens inouï demeure la ligne de
pensée de son oeuvre ; voilà peut-être pourquoi elle se
déploie avec tant de force langagière. Dans cette optique, la
seconde épiphanie, celle du vieux Krapp, porteuse des trois niveaux de
mémoire, serait l'application poïétique de la
résolution à l'obscur : placé dans la
pénombre du
35 Roland Barthes, L'Obvie et l'Obtus - Essais
critiques III, Paris, Editions du Seuil, « Point essais », 1992,
p. 89.
36 James Joyce, Stephen le héros,
cité par Umberto Eco, ibid., p. 199.
37 Voir l'analyse de la «
révélation reconnue telle par Beckett » in James Knowlson,
Beckett, op. cit., p. 452-453.
62
soir de sa vie, le personnage est devenu hermétique
à toute résolution. Son épiphanie une fois accomplie, sa
conclusion n'a rien de commun avec celle de Krapp jeune qui abandonne tout
retour en arrière « maintenant [qu'il] a ce feu en [lui] » (p.
33). L'amertume du vieux Krapp face à sa nostalgie ne fait que l'y
ramené : « Sois de nouveau, sois de nouveau »,
répète-t-il, « Tout cette vielle misère.
(Pause.) Une fois ne t'a pas suffi. » Et de
réécouter le passage de la barque...
63
CHAPITRE III
RETROSPECTION ET RECONSTITUTION IMPOSEES : LE CRANE
COMME CHAMP DE FOUILLE
ET L'ENQUETE MALGRE L'ABSENCE DE CRIME
Le ressouvenir et l'épiphanie, dans leur puissance ou
leur évanescence, permettent la conception idéale d'une vie dans
son intégralité. Si ces deux grandes formes naissent du mouvement
volontaire d'une pensée tournée vers le passé,
conférant ainsi une dimension significative aux images qui en
surgissent, d'autres formes de rétrospections s'imposent aux
personnages. Dans le chapitre qui s'ouvre, nous nous attacherons à
l'aspect encombrant, parfois même compromettant, de la mémoire,
cette machine qui conserve tout et n'accorde jamais l'oubli définitif.
Des forces pèsent sur elle, en réclament la substance, attaquent
le crâne comme on le ferait d'une forteresse, pour se saisir des secrets
qu'il contient. Soit qu'il se vide de lui-même sous l'effet de la
pression des trop nombreux souvenirs qu'il recèle, soit qu'une instance
extérieure l'y contraigne, le crâne chez Beckett est un lieu
central pour l'investigation, l'interrogatoire et l'accusation. Les voix
apaisantes qui viennent au soir conter « des histoires pour s'endormir
» sont parfois remplacées par d'autres qui harcèlent,
celles-là qui ne savent que réclamer une autre sorte de
comptes. Les vivants, tenus pour la dernière oreille capable
d'attention, pour le dernier duettiste avec qui se distraire ou pour l'oeil de
substitution quand toutes les cécités accablent, n'apparaissent
quelques fois que comme les instruments de tortures d'une puissance
inquisitrice inconnue. Ils accusent, inquiètent, maltraitent le sujet
considéré d'emblée en suspect. Ils le contraignent
à un aveu sans notifier d'aucune façon la faute qui lui est
64
reprochée. La fouille du crâne de l'être
soupçonné est incessante : même en l'absence d'humain qui
la mènerait, les dispositifs scéniques sont
intégrés au drame et un projecteur, par exemple, acquiert toute
l'autorité d'un interrogateur vivant. La reconstitution exigée
comble un désir inquisiteur vain, c'est-à-dire qui ne
connaît pas lui-même la révélation qu'il
réclame violemment. Le sujet, asséné de questions,
s'interroge sur son crime passé, sur la cause éventuelle de ce
châtiment perpétuel. Il s'essaie timidement au remords sans en
trouver l'appui nécessaire, puisque la peine à laquelle on
l'assigne semble constituer la conséquence d'une faute antérieure
qu'il ne détermine pas.
Le personnage beckettien, encore une fois privé de
liberté, toujours soumis à des absolus arbitraires, est
prisonnier de sa mémoire, du poids insupportable de laquelle il ne peut
se défaire qu'en la déversant maladroitement, et malgré
lui.
La mémoire, une infection du
crâne
Lorsque Saint Augustin s'intéresse à la
mémoire, non plus en tant que mécanisme d'enregistrement ou de
restitution des images passées mais en tant que réserve de
souvenirs qui occupe une part de l'esprit, il aboutit à cette conclusion
:
« Il faut donc dire que la mémoire est comme
l'estomac de l'esprit, et que la joie et la tristesse ressemblent à des
viandes douces ou amères, qui lorsqu'elles passent dans la
mémoire, y sont comme les viandes dans l'estomac, où elles
peuvent bien demeurer, mais sans avoir aucune saveur. »1
Le crâne serait donc empli de souvenirs comme l'estomac
d'aliments. Tout le passé du sujet y est conservé sans qu'il n'en
distingue plus le sens ni l'importance. Or chez Beckett, la grande
quantité ingurgitée - pour poursuivre la métaphore
augustinienne - est soumise à un tel ressac qu'il arrive que
1 Saint Augustin, Les Confessions, op.
cit., Livre X, Chap. XIV, p. 353.
65
l'estomac rejette soudain toute la matière qu'il
renfermait. Trop lourde à porter et absolument indigeste, la
mémoire sort du crâne en un « flot continu de paroles »
(PM, 87), les souvenirs s'en échappent convulsivement, sans
ordre et sans contrôle.
Dans l'histoire que rapporte la Bouche de Pas moi, la
femme tout à coup prise de spasmes mémoriels (« brusque
illumination... [É] ses péchés... dont certains
aussitôt... [É] défilent dans sa tête... toute
allure... l'un après l'autre » [PM, 83]), ressent un
malaise physique concret qui, pareil à une nausée, échappe
à toute volonté et à toute réticence :
« quand soudain elle sent... peu à peu elle
sent... ses lèvres remuer... imaginez !É ses lèvres remuer
!É comme jusque-là bien sûr pas question... et pas que les
lèvres... les joues... la mâchoire... toute la face... toutes ces
- É quoi ?É la langue ?É oui... la langue dans la
bouche... toutes ces contorsions » (PM, 88).
La « machine » qu'est sa bouche, jusqu'alors «
tellement déconnectée », « incapable de
réagir... comme engourdie » (PM, 85), cède soudain
au trop-plein du cerveau et régurgite en vrac des bribes de souvenirs
(« imaginez !É aucune idée de ce qu'elle raconte !É
et ne peut arrêter... impossible arrêter... » [PM,
89]). Quelque chose a déclenché une fièvre, un «
délire » du cerveau, de la bouche « comme folle ». La
plaie qu'est la mémoire s'est ouverte et son contenu se répand
maintenant en une parole sans retenue. La violence du flot semble être
proportionnelle à l'herméticité préalable de la
bouche : le torrent de mots dans Pas moi se mesure au silence absolu
gardé toute sa vie par la femme, comme si la contenance à
laquelle elle s'était toujours astreinte avait elle-même
créé la densité de parole qui soudain se déploie.
Les personnages de Pochade radiophonique fondent d'ailleurs leurs
procédés sur cette conviction : le crâne de Fox,
l'interrogé, est concrètement mis sous pression, tout orifice
entravé : « Le bâillon. (Un temps.) Le bandeau.
(Un temps.) Les boules quies. (Un temps.) Bon. »
(PR, 65-66). Cette mise en condition est même instamment
recommandée :
66
« Veiller [É] tout particulièrement
à la permanence du bâillon. [É] La moindre parole
lâchée dans la solitude et dont de ce fait, comme l'a
démontré Mauthner, le besoin risque de ne plus se faire sentir,
peut être la bonne. » (PM, 68-69).
Jouant ainsi de son propre scepticisme linguistique -
thèse dont Fritz Mauthner cité ici est l'un des
théoriciens -, Beckett accentue dans sa Pochade l'idée
que la parole serait une substance qui ne sortirait du crâne que sous la
pression qu'on lui inflige. Le souvenir ne s'extrait de la mémoire,
n'apparaît sous forme de mots que si la tête qui le renferme y est
physiquement contrainte, soit pour s'en débarrasser comme d'un
élément malsain, soit pour relâcher la pression qui le fait
bouillonner.
Dans Pas, les allées et venues incessantes de
May témoignent du fardeau de mémoire qu'elle traîne sans
pouvoir sans défaire. Son reflux mental est muet, son crâne
contient encore « tout ça » sans le laisser échapper ;
les quelques paroles encore échangées avec sa mère sont
peut-être la soupape qui lui évite le flot de parole que
connaît la Bouche dans Pas moi. Quand elle cède, sa
langue est construite, l'histoire qu'elle raconte cohérente. Bien
qu'elle subisse l'effet de reflux qui habite May tout entière, sa parole
n'a rien de commun avec les bribes déliées
proférées par la Bouche. Le cerveau, malgré sa tumeur
mémorielle, conserve encore du pouvoir sur la voix, peut encore la
dompter, en mesurer le rythme et le contenu.
Le drame beckettien ne repose plus sur le conflit
interpersonnel qui caractérise la définition canonique du genre.
Le rapport de force qu'installe Beckett se joue entre le personnage et
lui-même, le lieu de l'opposition devient la tête elle-même :
« et le cerveau plus qu'une prière... là quelque part une
prière... à la bouche pour qu'elle arrête... »
(PM, 89). Ici, il conviendrait donc plutôt de parler de relation
intra-personnelle, la tension dramatique étant interne au
personnage. Le « drame absolu » défini par Peter Szondi comme
« un événement interpersonnel au présent » est
tout à fait bouleversé par l'intériorisation de la
collision dramatique chez Beckett et par le décalage temporel qu'il
instaure. Non seulement quelque chose se joue entre les organes
67
du personnage, mais aussi entre sa mémoire et
son esprit, c'est-à-dire entre son passé et son
présent. En effet, la Bouche, par « son véhément
refus de lâcher la troisième personne » (PM, 95),
entre en conflit avec son souvenir en en récusant catégoriquement
la propriété. Sa raison s'évertue à l'attribuer
à une autre femme, comme une histoire qu'elle ne ferait que relater
(« ...quoi ?É qui ?É non !É elle !É »
[PM, 82, 86, 91, 93 et 94]). De même, « l'épilogue
» de Pas pris en charge par May donne de trop nombreux indices de
similitude pour laisser croire à une fiction : elle raconte l'histoire
d'Amy, son anagramme vêtu des mêmes haillons ; dans un mouvement en
tout point identique à son propre trajet, Amy va et vient le long du
bras du Christ, devant l'église, dans la pénombre et le silence ;
et quand elle retrouve sa mère, celle-ci l'interroge exactement de la
même façon que la mère de May (« N'auras-tu jamais
fini de ressasser tout ça ? » [P, 16]). Dans une opposition moins
« véhémente » que celle de la Bouche avec son cerveau,
May contourne également l'élan d'épanchement de sa
mémoire, la convertissant en une fiction ou, pour le moins, en un
récit impersonnel. Martin Esslin examine ce récit en y relevant
les indices de la correspondance certaine entre May et Amy :
« Amy nie être jamais allée à
Evensong, alors que, semble-t-il elle y était avec sa mère. "Je
n'y étais pas", dit-elle catégoriquement dans l'histoire que May
raconte au public. Peut-être l'emphase repose-t-elle ici sur le mot "Je".
Peut-être doit-on accentuer la phrase ainsi : "Je n'y
étais pas. " Auquel cas le nom d'Amy peut renvoyer à la question
Suis-je. La réponse d'Amy à sa mère pourrait
simplement indiquer que quelqu'un a pu y être mais Pas moi.
»2
La lutte interne entre l'être et sa mémoire
l'incite à mettre à distance son véritable mouvement de
réminiscence grâce à une expression frauduleuse, par un
déplacement pronominal substituant la désignation à la
présentation. « Se divisant » à nouveau « en
plusieurs », le personnage retrouve les différents moi qui
le composent mais, cette fois, pour faire s'opposer le moi énonciateur
(sa bouche, ou sa voix) et le moi souvenant (son crâne, son cerveau).
2 Martin Esslin, « Voix, schémas, voix
», in Cahiers Renaud-Barrault n°93, op. cit., p.
18.
68
La partition du moi prend parfois encore plus de
netteté : Beckett extrait la voix et, par des procédés
techniques, la rend tout à fait étrangère à
l'être qu'il met en présence. Ainsi, il dépasse
l'idée d'un corps - ou d'un reste de corps, une bouche - qui renie la
voix qu'il porte, s'interdisant le je pour parler de soi. Une voix
nouvelle sort de nulle part : d'un endroit impossible à localiser pour
le personnage qui l'entend dans sa tête (« Cet enfer de quatre sous
que tu appelles ta tête... C'est là où tu m'entends »
[DJ, 83]) ; des cintres, des coulisses, en off, pour ce qu'en
perçoit le spectateur. Cette voix vient invectiver à la
deuxième personne un être muet dont elle sait tout. Beckett
élargit le monde intérieur que constituait le crâne : il
sort du moi les voix qui y tournaient, étend leur territoire à la
scène du théâtre, les obligeant à un détour
pour redonner sa mémoire au corps dont elles proviennent. Pour reprendre
le terme de Charles Pennequin, l'auteur « bidouille »
l'intimité de l'être :
« L'intime est une grosse mite qui fait son raffut
à côté du corps. L'intime est le boucan qui sort des corps
par des bidouilles d'instruments. [É] On bidouille gaiement la bande
passante du vivant. On provoque des parasites en soi, en notre parasite.
»3
C'est ainsi que, par exemple dans Dis Joe ou dans
Cette fois, une voix de l'intime s'adresse au personnage comme venue
de l'extérieur. L'intra-personnalité est donc
dramaturgiquement posée en deux entités distinctes et
saisissables comme telles par le spectateur : le corps et la voix se
confrontent. « L'immobilité » et « l'impassibilité
» (DJ, 83) du premier contrastent avec le débit et les
injonctions de la seconde. Ce « parasite »
généré par l'intime vient réclamer ou accuser,
fouiller dans la mémoire, met en avant les souvenirs les plus
douloureux. Le harcèlement que subit Joe par la voix de femme est
d'autant plus cruel qu'elle se rappelle à lui du temps où elle
vivait :
« Nous tenant la main échangeant les serments...
Que ma diction te plaisait !É Un ravissement de plus... Du cristal de
roche ma voix... Pour emprunter ton expression... Ah pour frapper une phrase...
Du cristal de roche... Tu ne pouvais t'en rassasier... » (DJ,
86).
3 Charles Pennequin, « L'Intime bidouille »,
in Objet Beckett, op. cit., p. 40.
L'amour que portait Joe à la voix de la femme rend plus
malignes encore les paroles qui aujourd'hui hantent son crâne. Ce qu'il a
aimé le plus chez cet être du passé revient en instrument
de torture, en support aux questions incessantes, aux reproches. Si la voix,
par son timbre, sait encore se faire douce, ses mots n'en sont que plus
maléfiques :
« Tu veux que je te raconte ?É Ça ne
t'intéresse pas ?É Eh bien je le fais quand même... C'est
la moindre des choses... C'est ça, Joe, serre toujours... Ce n'est pas
le moment de flancher... [É] Bon tiède nuit
d'été... Tout dort... » (DJ, 88-89).
Bien que Joe résiste intérieurement, s'essaie
à « tuer ses morts dans sa tête » et à
étrangler mentalement la voix, celle-ci tient encore et martèle
le crâne de ses nombreuses questions. Joe n'a plus le pouvoir que
conserve le Souvenant de Cette fois, c'est-à-dire de
rétorquer « ah tais-toi » à l'intérieur
même de la voix qui s'adresse à lui lorsqu'elle tente
l'évocation de son souvenir le plus embarrassant : « est-ce que ta
mère » (CF, 11 [deux fois]). Joe n'a plus aucun
accès à son propre parasite, au virus qui envahit sa
tête.
Enfin, dans Dis Joe, « pièce pour la
télévision », la caméra atteint son cadre le plus
serré sur le visage de Joe (qu'elle cerne alors en très gros
plan), comme pour mieux permettre au souvenir imposé d'investir
l'intérieur de sa tête. En effet, la voix déroule le
récit du long et tragique suicide d'une femme aimée par Joe,
après quoi elle l'interroge ironiquement, fouillant la plaie qu'elle a
rouverte : « Ça c'est de l'amour... Ça c'en
était... Pas vrai, Joe ?É Dis Joe... Pas ton avis ?É A
côté de nous... A côté de Lui... Dis Joe...
Dis Joe... » (DJ, 91).
69
La mémoire imposée ou l'examen
tortionnaire de la mémoire de l'autre
70
Dans certaines pièces de Samuel Beckett où le
véritable dialogue a disparu mais où les personnages sont encore
multiples et nettement distincts, un rapport de force presque classique
subsiste entre eux. Dans un déséquilibre complet de puissance,
numérique ou langagier, des êtres en coprésence
entretiennent un lien qui se cristallise toujours autour du plus faible d'entre
eux. Les plus forts attendent, ou exigent de lui qu'il fournisse quelque chose
: du souvenir.
Dans Pas moi, l'Auditeur espère « quelque
chose » de la Bouche qui refuse de le lui accorder :
« quelque chose qu'il faut qu'elle... dise... si
c'était ça... quelque chose qui dise... comment c'était...
comment elle - ... quoi ?... avait été ?... oui... quelque chose
qui dise... comment ç'avait été... comment elle avait
vécu... » (PM, 92).
Cette présence muette est fondamentale, elle appelle
« de toute son attention »4 le flot de parole de la Bouche. La
silhouette silencieuse forme en effet un appui aux spéculations du
spectateur sur les raisons du refus de la Bouche de s'identifier à sa
propre histoire. Comme l'a bien montré Tom Bishop, le système
d'écoute qui lie les deux personnages en un contraste extrême de
débit oral et de mutisme dans Pas moi peut représenter
le rapport de langage autoritaire qu'est la psychanalyse - qui vise, sinon
l'aveu, du moins la révélation :
« L'épiphanie refusée laisse supposer
plusieurs niveaux de signification : la non-acceptation par le personnage de sa
propre réalité ; le constat d'échec qu'on redoute à
la fin d'une vie perdue ; peut-être même la dynamique du
procédé psychanalytique où l'analysant-Voix lutte contre
la cajolerie persévérante de l'analyste-Auditeur qui l'invite,
elle, à reconnaître sa propre authenticité. »5
Dans un rapport de confidence moins bienveillant, Fragment
de théâtre I, la remémoration imposée par B
à A à la toute fin (FDT I, 34) résonne comme
une
4 James Knowlson rapporte le moment où
Beckett, pendant un séjour au Maroc, observa longuement une personne en
djellaba, « solitaire, aux aguets », et dont l'Auditeur est
directement inspiré. Voir Beckett, op. cit., p.
742.
5 Tom Bishop, « Le Pénultième
monologue », Cahier de l'Herne n°31, op. cit., p.
244.
71
menace : l'handicapé moteur, soudain poussé par
une extrême cruauté, transpose le souvenir d'A du vol de sa harpe
en projet de lui voler maintenant son violon. A, ayant déjà
imploré B de se taire, subit cette torture morale sans bruit, comme
replongé dans sa douleur par le souvenir imposé par l'autre.
Dans Paroles et Musique, Croak ordonne à l'une
et l'autre d'évoquer ensemble à son oreille les thèmes de
sa vie révolue. Musique semble improviser mais Paroles convoque sans
cesse sa mémoire, s'échauffant même, filant son texte
à l'italienne pour éviter toute faute à l'arrivée
de Croak. Quant à ce dernier, bien qu'il « interroge » comme
un professeur sur des sujets universels, il plonge dans son propre souvenir,
comme en témoignent ses « gémissements »
répétés (P et M, 67, 71 [deux fois], 74 [deux
fois] et 75) avant de prononcer dans un cri angoissé le nom
sûrement chéri (« Lily ! », p. 74).
Toutes ces forces qui pèsent sur des « souvenants
» ou récitants contraints sont des équivalents des «
ils » anonymes qui traversent le personnage de L'Innommable sous
diverses voix et différents noms. Tortionnaires ou enquêteurs, il
semble que leur but soit dans leur action même :
« Quoiqu'il y ait longtemps que ça dure, ils ne se
décourageront pas, forts de la forte parole du grand taciturne, ils ne
la boucleront jamais. C'est leur travail, ce sont leurs attributions, qu'est-ce
que ça peut bien leur faire, que ça donne un résultat ou
non ? »6
D'une autre nature que les personnages qui leur sont soumis,
il semble qu'« ils » appartiennent au monde de ceux qui
savent « la parole du grand taciturne », autrement dit qu'ils
ont un pouvoir judiciaire ou exécutif selon le cas, et qu'ils
représentent un ordre qui échappe au simple souvenant. Ces
figures individuelles d'un système plus global détiennent
apparemment le droit d'en exclure de fait le sujet qu'ils interrogent et de
décréter que le soupçon pèse sur lui. Citons ici
Maurice Blanchot qui, reprenant les thèses d'Hegel,
6 Samuel Beckett, L'Innommable, op.
cit., p. 133.
72
examine les notions de suspect et de juge universel, toujours
supposées par la justice d'Etat ; le lien entre ces deux
catégories est transposable à tout rapport de force entre une
représentation personnifiée de l'ordre établi et un sujet
particulier :
« Etre suspect est plus grave qu'être coupable
(d'où la recherche de l'aveu). Le suspect est cette présence
fuyante qui ne se laisse pas reconnaître et, par la part toujours
réservée qu'il figure, tend non seulement à gêner,
mais à mettre en accusation l'oeuvre de l'Etat. [...] Chaque suspect
accuse le gouvernant et le prépare à devenir fautif, puisque
celui-ci devra un jour reconnaître qu'il ne représente pas le
tout, mais une volonté encore particulière qui usurpe seulement
l'apparence de l'universel. »7
Chez Beckett donc, ce ne serait pas l'Etat mais une force
mystique qui régirait la nécessité de l'interrogatoire ou
de l'enquête, déléguant pour ce faire des êtres ou
des moyens de taille humaine. Effectivement, l'Animateur et la Dactylo de
Pochade radiophonique sont des tortionnaires fonctionnaires,
pressés par l'heure et bavardant comme au bureau. L'Animateur,
s'adressant à Fox, lui explique leur statut d'exécutants : «
Evidemment nous ne savons pas, pas plus que vous, de quel... indice ou de
quelle... formule il s'agit. » (PR, 80), avant que l'on comprenne
que la Dactylo et lui sont tout à fait enchaînés à
leur emploi : « Qui sait demain nous serons libres. » (PR,
85).
Le but de ces interrogateurs, qu'il leur soit propre ou
imposé, consiste en tout cas à faire dire quelque « chose
» inconnue à l'être interrogé, à extraire
quelque « chose » insensée de sa mémoire. Le processus
prévaut sur la « chose » à obtenir, dont aucun
être en présence ne connaît la substance. L'Animateur
rappelle cet état de fait dans les conseils qu'il prodigue à Fox
:
« Cela ne dépend pas entièrement de vous,
nous le savons. Vous pourriez couler de source jusqu'à votre dernier
soupir sans que pour autant la... chose soit dite qui vous rende à vos
chères solitudes, nous le savons. Mais, cela dit, une chose est
sûre. Plus vous parlerez, plus vos chances seront grandes. »
(PR, 79-80).
7 Maurice Blanchot, L'Entretien infini,
op. cit., p. 355-356.
73
La torture ne connaîtra pas de fin avant qu'elle ait
fait surgir un élément qui satisfasse ses commanditaires,
inconnus et invisibles. Dans cette condition d'asservissement partagée -
en différente mesure - par les persécuteurs et le
persécuté, le baiser accompli comme une tâche
administrative par la Dactylo sur la bouche de Fox prend une monstrueuse
dimension, bien plus atroce que les questions :
« D. - Je veux dire l'embrasser où, monsieur. A
(colère). - Mais sur sa saloperie de bouche, qu'est-ce que vous
croyez ? (La dactylo embrasse Fox. Hurlement de celui-ci.) Au sang,
baisez-la à blanc ! (Hurlement de Fox.) Sucez sa glotte !
Silence. D. - Il a perdu connaissance, monsieur. » (PR,
82).
La mémoire sensitive imposée par l'acte tendre
violemment porté au martyr lui est un tel déchirement qu'elle ne
produit pas de langage. Pire, en provoquant un malaise physique extrême
à Fox, sa remémoration fait échouer l'interrogatoire. La
trop forte « décharge » de réminiscence sur le
supplicié a annulé le dévidement oral de souvenirs que
l'Animateur et la Dactylo sont censés obtenir et consigner. Ainsi, ils
se sont condamnés à la reprise de leur calvaire commun «
demain ».
Les trois personnages de Comédie sont soumis
à la volonté d'une force extérieure animée mais non
humaine, c'est-à-dire sans variations autonomes de cruauté ou
d'apaisement : un projecteur les braque littéralement l'un après
l'autre pour obtenir le récit de leur passé commun. « La
parole leur est extorquée par un projecteur », indique
explicitement l'auteur (Co, 10) et, dans son impuissance physique
totale, F1 se convainc en effet de l'importance de la parole : « Je ne
peux plus rien faire... pour personne... Dieu soit loué. Par
conséquent il ne peut s'agir que d'une chose à dire. » (p.
23-24). H, quant à lui, a bien compris qu'il est question de «
lâcher le morceau » (p. 29). Mais l'interrogatoire ici plus
qu'ailleurs est voué à la perpétuité, en l'absence
de toute instance langagière ou auditive qui pourrait annoncer
l'élément recherché, ou juger ce qui se dit. F1, F2 et H
racontent l'histoire de leur trio amoureux (H a trompé F1 avec F2) en
boucle :
74
« H. - Suis-je seulement... vu ? [É] Choeur du
début. Reprendre la pièce. H (fin de la reprise.) -
Suis-je seulement... vu ? [É] F1, F2, H (ensemble) F1. - Je lui
dis, Laisse-la tomber -- F2. - Un matin alors que je cousais -- H. - Nous
n'étions pas longtemps ensemble -- [É] » (Co,
33-35).
La reprise comporte deux niveaux : si la première est
clairement annoncée, la suivante semble naturelle (le choeur du
début reprend sans avertissement de reprise après le second
« Suis-je seulementÉvu ? »). Aussi le témoignage
imposé aux personnages maintenus dans des jarres s'éternise. Si
la première part de la pièce constitue le récit
croisé des personnages (de la page 11 au premier noir, page 20), ensuite
le doute s'insinue dans leurs propos : rapportent-ils leur sentiment sur
l'histoire amoureuse ou sur leur soumission à la lumière ?
Lorsque H se rappelle son premier espoir déçu - « Quand
ça baissa la première fois, je louai Dieu, je le jure. Je
pensais, C'est fait, c'est dit, maintenant tout va s'éteindre -- »
(p. 20) -, il s'agit sans hésitation du projecteur. Mais lorsque F2 dit
« Je comptais sur quelque chose de mieux. De plus reposant » (p. 21),
est-ce l'être contraint au souvenir ou l'ancienne maîtresse d'H qui
s'épanche ? Les allusions se mêlent, alternant les sujets, de la
lumière accablante à l'histoire d'amour regrettable. Des
invectives et reproches adressées directement au projecteur, H passe
sans transition à ses regrets quant au trio qu'il avait
rêvé tout autrement : « Dire que nous ne fûmes jamais
ensemble [É] Ne nous réveillâmes jamais ensemble, en mai
joli, le premier réveillé réveillant les deux autres.
» (Co, 30). En tout cas, il tient une certitude : « Je le
sais maintenant, tout cela n'était que... comédie » (p. 23),
désignant par « cela » sa double vie révolue. Pour ce
qui est de « ceci », la reconstitution apparemment éternelle
de son supplice, il s'interroge encore : « Quand est-ce que tout ceci
n'aura été que... comédie ? ».
L'enquête policière, reconstitution
d'indices et de preuves
75
Les procédés de reconstitution Ð au sens que
le droit pénal donne à ce terme, c'est-à-dire la
révision « des gestes accomplis par l'accusé, par les
protagonistes sur le lieu même du crime, de l'accident, au cours de
l'instruction »8 Ð sont utilisés en nombre par les
forces de l'ordre inconnu qui régit le monde beckettien. Au-delà
des interrogatoires sans question, des processus de réactualisation sont
mis en oeuvre afin de retracer le passé des personnages. Il ne s'agit
alors plus seulement de dire la « chose » vécue et
mémorisée, mais d'en vérifier l'authenticité, sa
correspondance avec ce qui s'est réellement produit. Notons que cette
entreprise, tout autant que l'extorsion d'un aveu dont on ne connaît pas
la teneur, est à peu près irréalisable. Comment
défaire le suspect de sa charge si la faute qui lui semble
reprochée est indéterminée, voire sans substance ?
La pièce pour la télévision ...que
nuages..., par exemple, fonctionne sur le mode de la reconstitution pure :
elle s'organise comme une vérification « en images » de la
coïncidence entre le souvenir et la réalité. Il y semble
essentiel de contrôler précisément la correspondance entre
le passé de H (l'homme qui écoute) et l'idée que V (sa
propre voix) en a gardé ; aussi H1 (« H sur le plateau »
[QN, 39]) est-il re-présenté dans l'action
décrite oralement. Après avoir rappelé par étapes
l'ancien rituel de H lorsqu'il rentrait à la maison, V demande à
revoir l'ensemble : « Assurons-nous maintenant que tout est bien exact
» et s'en satisfait comme du résultat d'une expérience :
« C'est ça » (p. 43). Ainsi alternent les descriptions
verbales et leur reconstitution filmique, comme pour les avérer. La voix
décline d'ailleurs de manière scientifique les trois « cas
» de relation entre H et la femme qui l'obsède :
« Un : elle apparaissait et Ð [É] d'une
même haleine avait disparu. [É] Deux : elle apparaissait et Ð
[É] s'attardait. [É] Trois : elle apparaissait et Ð
[É] au bout d'un moment Ð [É] c'est ça. » (p.
45)
Chaque parenthèse correspond à un fondu
enchaîné qui surgit comme une preuve de ce que les mots avancent.
« C'est ça » revient à cinq reprises
8 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire
culturel en langue française, op. cit.
76
ponctuer l'insertion filmique de l'apparition de la femme ou
du comportement passé d'H, lorsqu'il était « vivant »
(p. 45). L'enquête se construit donc ici en procédé
expérimental où hypothèse, mise en situation et validation
se succèdent. Par l'« exactitude » recherchée, V adopte
une exigence de vérité caractéristique des sciences pures,
domaines de la preuve irréfutable, ce qui est fort paradoxal puisque le
souvenir à analyser et à certifier est une « apparition
» - par définition insaisissable. Une femme disparue venait comme
une vue de l'esprit rappeler à H précisément le passage
fugace des nuages et des ombres (p. 47). A considérer le fragment de
La Tour de William Buttler Yeats ici évoqué, et par la
reprise que V fait elle-même des derniers vers (p. 48), le
procédé de la voix semble la reconstitution du poème
lui-même : « Ainsi forgerai-je mon âme maintenant, / La
contraignant à l'étude / Sur les bancs d'un docte savoir
»9. L'âme de H (V) opère selon le « docte
savoir » jusqu'à l'épuisement (nommé «
délabrement », « dégradation », «
décrépitude » par Yeats), jusqu'à ce que le malheur
ne semble plus « que nuages passant dans le ciel ».
La reconstitution beckettienne épuise en effet
toujours le passé ; soit qu'elle vise sa disparition par sa
révision incessante, soit qu'elle y cherche la trace d'une faute. Dans
Fragment de théâtre II, A et B fouillent et rassemblent
le passé de C - à sa demande - afin de fournir une sentence qui,
après examen, s'avère être celle-ci : « Qu'il saute.
[É] Nous disions donc... voyons... qu'il saute. C'est bien ça,
notre conclusion. » (FDT I, 38-39). Comme de véritables
enquêteurs, ils ont reconstitué la vie de C par le croisement de
nombreux témoignages recueillis auprès de ses anciennes
fréquentations, plus ou moins intimes ; et le bilan est lourd dans tous
les domaines :
« Travail, famille, troisième patrie, histoires de
fesses, finances, art et nature, for intérieur, santé, logement,
Dieu et les hommes, autant de désastres. » (p. 39).
9 William Buttler Yeats, La Tour (1926),
dont la dernière strophe est rapportée en note par la traductrice
Edith Fournier au début de ...que nuages..., p. 38.
77
Tous les êtres qu'il a connus rapportent des anecdotes
ou des séries de faits d'une tristesse accablante. De surcroît, C
possède une mémoire « d'éléphant pour les
coups durs, de moineau pour le chant du monde » (p. 41), selon les dires
d'un de ses nombreux « amis de toujours » qui, vue sa solitude
actuelle, l'ont pourtant abandonné. Leurs déclarations portent
sur une époque apparemment révolue ; le plus-que-parfait qui y
est employé leur adjoint une fatalité désormais immuable :
« A l'entendre parler de sa vie, on aurait pu croire qu'il l'avait
passée uniquement aux enfers » (p. 43). Pour A et B,
l'équation d'une vie « désastreuse » et d'une
mémoire extrêmement pessimiste est sans appel : C doit se
suicider. Aussi, lorsque A se risque à évoquer les
éléments positifs du dossier, B entre dans une impulsive
colère :
« Positifs ? Tu veux dire de nature à lui faire
croire que... (il hésite, puis, avec une soudaine violence)...
qu'un jour ça peut changer ? Hein ? C'est ça que tu veux ? »
(p. 44).
Puis après un temps, il convient qu'il y a
peut-être un élément d'espoir dans le passé de C
:
« Excuse-moi, Bertrand. (Un temps. Il farfouille. Il
lève la tête.) Je ne sais pas ce qui m'a pris. (Un temps.
Il farfouille. Il lève la tête.) Un moment de
désarroi. (Un temps. Il farfouille.) Il y a cette histoire de
tombola... peut-être. Tu te rappelles ? » (p. 44).
Alors s'entame un débat et des vérifications
autour d'un billet de tombola gagnant qui pourrait sauver C. Seulement, reste
à déterminer s'il s'agissait bien d'une chance qu'il aurait eue
ou qu'on lui aurait transmise ; or le témoignage d'un « ami des
bons et des mauvais jours » (p. 46) atteste qu'il lui avait offert le
ticket de loterie. Ainsi donc, la totalité des sources d'information sur
le passé de C le condamne.
En outre, la reconstitution menée par A et B n'est
qu'une confirmation pour C :
« A. - Nous le quitterons tout à l'heure, pour la
dernière fois, sans avoir rien ajouté à ce qu'il savait
déjà. B. - Tous ces témoignages, il les ignorait.
Ça a dû l'achever. » (p. 47).
78
B lance un augure funèbre sans savoir qu'en
réalité C les écoute peut-être, dans une
présence-absence continue au cours de la pièce (il est
physiquement là, près de la fenêtre, mais A et B certifient
qu'il n'est pas chez lui), et s'est éteint au fur et à mesure de
l'exposé de leur reconstitution (« Ça, par exemple ! A
sort son mouchoir. Et l'approche timidement du visage de C. », p.
61).
S'il ne fonde pas toujours une reconstitution aussi exhaustive
de la vie passée du personnage, l'appel à témoins est
souvent repris dans l'oeuvre de Beckett. Winnie, déjà,
lorsqu'elle semble douter de sa propre existence rappelle « devant l'oeil
de l'esprit » les « Piper...ou Cooker » (OLBJ, 48 et
70), un couple de passants dont elle ne sait plus le nom mais qui était
resté longtemps, bouche bée, à « la fixer » et
à commenter d'aberrations et de questions son étrange situation,
à demi enterrée. Le souvenir de leur passage Ð par deux fois
évoqué Ð est la preuve que Winnie a vécue, puisqu'ils
avaient pu la voir alors, l'examiner même. Dans un ordre d'idée
similaire, l'Animateur de Pochade radiophonique, alors qu'il
désespère de ne jamais faire dire à Fox la preuve qu'il
doit trouver, finit par s'échauffer :
« Quelqu'un, voilà peut-être la chose qui
manque, quelqu'un qui vous aurait vu... (se modérant)... passer
! Je ne dis pas que c'est ça, mais essayez, essayez un peu, qu'est-ce
que vous risquez ? (Déchaîné.) Même si ce
n'est pas vrai ! » (PR, 81).
Si dans ces deux cas les témoins sont impartiaux et ne
révèlent que l'authenticité d'un principe d'existence
Ð grâce à eux, Winnie et Fox pourraient être
considérés comme vivants Ð, d'autres versent des rapports
à charge au dossier de certains personnages : dans Tous
ceux qui tombent, après que le suspect, Dan, a livré sa
déposition quant à son trajet en éludant la raison du
retard du train, le petit Jerry ressurgit avec ce qui semble une
pièce à conviction. Dan nie d'abord la
propriété de cette « petite balle » puis la
réclame à Madame Rooney qui l'a saisie et s'interroge. Enfin, il
clôt violemment le chapitre : « C'est une chose que je garde sur moi
! » (TCQT, 75). Seulement, Madame Rooney questionne Jerry avant
qu'il reparte, malgré les obstructions que tente Dan :
79
« MADAME ROONEY. - Jerry ! (Jerry
s'arrête.) Tu sais ce qui s'est passé ?
(Un temps.) Tu sais pourquoi le train est
arrivé en retard ? MONSIEUR ROONEY. - Comment veux-tu qu'il le sache ?
Viens. MADAME ROONEY. - Qu'est-ce que c'était, Jerry ? JERRY. -
C'était un MONSIEUR ROONEY. - Laisse-le tranquille, il ne sait rien.
Viens. MADAME ROONEY. - Qu'est-ce que c'était, Jerry ? JERRY. -
C'était un petit enfant, m'dame. [...] Un petit enfant qui est
tombé du train, m'dame. » (TCQT,
76-77).
Ici le témoignage a une fonction primordiale : il fait
éclore l'énigme. Il éclaire d'un jour nouveau toutes les
hésitations de Monsieur Rooney à dévoiler la
vérité. Bien que la phrase de Jerry n'accuse pas, elle nomme le
crime. L'étrange comportement et tous les propos évasifs de
Monsieur Rooney demandent alors à être rétrospectivement
considérés. Dans l'esprit de Madame Rooney, jusqu'alors seulement
intriguée, l'information apportée par Jerry donne naissance
à un lourd soupçon.
La Voix dans Dis Joe dépasse
également le rôle de témoin en révélant au
lecteur la mort que l'homme a indirectement provoquée
(DJ, 89-90). Reconstituant la scène comme on
dresse un tableau, elle rappelle Joe à sa responsabilité dans le
suicide d'une jeune femme. L'énallage de temps ajoute à la
cruauté du souvenir une volonté d'imprégnation : la
substitution du mode présent à l'événement
rappelé opère en invasion dans l'esprit de Joe. L'accumulation
des détails, la précision du contexte, le rappel point par point
du déroulement des faits confère au récit un ton de
plaidoyer et le consacre en réquisitoire. La Voix accable
l'accusé. L'arme utilisée est le fait de Joe (« sort le
Gillette... La marque recommandée par toi pour ses poils superflus...
» [p. 89]) et la souffrance de la jeune femme lui est amèrement
reprochée (« Tu te rappelles comme elle craignait la douleur ?
» [p. 90]). Poussant plus loin l'hypotypose, la Voix réclame que
Joe se représente précisément le malheur qu'il a
engendré :
« Ce moment-là imagine... Ce moment-là dans
sa tête... Pour faire ça... Imagine... » (p. 90) puis «
Maintenant imagine... Imagine... Le visage dans les
pierres... Les lèvres sur une pierre... [...] Imagine les mains...
Imagine... [...] Imagine les yeux...
Imagine... [...] Imagine les
80
mains... Imagine... A quoi est-ce qu'elle jouent...
Dans les pierres... » (p. 91).
L'image de la victime est nette et détaillée ;
jusqu'à ses jeunes mains, normalement encore vouées au jeu,
désormais inertes. Impitoyable, la remémoration des dommages est
déjà une torture ; et le coupable déjà
jugé.
Dans Fin de partie, s'il n'est pas plus question de
meurtre véritable, Clov a tout de même été le
témoin des graves actes immoraux commis par Hamm. Aussi, lorsque le
thème en est abordé, il endosse un rôle d'avocat
général, menant l'accusation et le rappel des faits :
« CLOY (durement). - Quand la Mère Pegg
te demandait de l'huile pour sa lampe et que tu l'envoyais paître,
à ce moment-là, tu savais ce qui se passait, non ? (Un
temps.) Tu sais de quoi elle est morte, la Mère Pegg ?
D'obscurité. HAMM. (faiblement). - Je n'en avais pas. CLOY
(de même). Si, tu en avais ! » (FDP, 98-99).
L'indulgence avec laquelle Clov retrace le crime d'Hamm ne
rend que plus médiocre la défense de celui-ci qui, après
avoir ressassé l'échange, invoque des circonstances
atténuantes : « D'obscurité ! Et moi ? Est-ce qu'on m'a
jamais pardonné, à moi ? » (p. 102). Dans cette perspective,
l'idée que le « roman » d'Hamm (pp. 70-75) procèderait
de la reconstitution est à considérer. Malgré le «
ton de narrateur » qu'il emprunte, le mode passé de son
récit, mené à la première personne, est
conforté par des indices tels que « je me rappelle » (pp. 71
et 73) et « je m'en souviens » (pp. 71 et 72) qui lui attribuent le
dialogue rapporté. L'expression « enfin bref » (p. 73)
appartient plus volontiers à la narration d'une anecdote personnelle
qu'à une fiction encore à inventer. L'histoire de l'homme aux
« yeux déments », réclamant du pain pour son enfant
resté chez lui, à trois jours de marche d'ici, est donc
certainement authentique. Sinon l'échange lapidaire
précité (p. 23) dans lequel Hamm évoque l'arrivée
de Clov et le souvenir de son père, rien ne permet autre chose que des
supputations quant à la réalité des faits rapportés
dans le « roman » d'Hamm. Aucun tiers ne vient statuer sur la valeur
du discours. Cependant un indice est donné : Clov refuse d'entendre
à nouveau cet épisode et s'absente
81
dès l'annonce du moment de « l'histoire »,
pour ne pas revenir avant qu'Hamm en ait fini ; la mémoire
imposée par les formes reconstitutives du monde que crée Beckett
n'est pas dépourvue de douleur pour les personnages qu'elle concerne,
c'est pourquoi l'attention au ressouvenir est parfois ajournée.
La rétrospection perpétuelle,
châtiment pour susciter le repentir ?
Quelle que soit la force qui l'impose, la remémoration
pèse comme une malédiction sur le sujet beckettien au point qu'il
lui est impossible de distinguer si elle constitue un effet ou une cause. La
souffrance d'être provient de l'assignation permanente à la
rétrospection, mais elle en résulte autant qu'elle la fonde ;
l'individu sans liberté subit sa mémoire comme une fatale
condamnation en même temps qu'il la déploie pour y rechercher une
cause de sa sanction. Dans un article pour les Cahiers
Renaud-Barrault, Richard N. Coe souligne cette ambivalence existentielle
ainsi :
« Ces personnages [É] ont le sentiment
d'être enfermés dans un système [É] de faute et de
châtiment, bien qu'ils ne puissent jamais préciser si le
châtiment est amené comme la conséquence de quelque
péché commis dans le passé [É] ou si [É] le
fait du châtiment dans le présent pourrait lui-même
déterminé l'existence du péché dans le
passé. »10
Le problème fondamental des personnages de Beckett est
précisément le sentiment de leur punition : leur enfermement dans
la mémoire et le passé apparaît à la fois comme une
peine et comme une faute. C'est parce qu'ils ne cessent de se souvenir
qu'ils connaissent « toute cette peine » (Co, 22), mais
c'est aussi puisqu'ils y sont contraints qu'ils croient devoir
chercher sans relâche dans leur mémoire l'erreur commise qui
motiverait une telle condamnation. Aussi, les personnages subissent un
dédoublement de leur tourment : la remémoration les afflige
infiniment et, de surcroît, des questions
10 Richard N. Coe, « Le Dieu de Samuel Beckett
», in Cahiers Renaud-Barrault n°44, op. cit., p.
17.
82
sur sa valeur les assaillent. S'il leur est toujours
demandé de se souvenir, c'est sûrement qu'ils n'ont pas encore
révélé le bon souvenir - c'est-à-dire le
pire - qui constituerait l'aveu, supposent-ils. Mais le non-sens
qu'ils attribuent à leur existence - passée et actuelle - les
empêche de trouver la confession libératrice, trop
désarmés qu'ils sont devant la question qu'évoque Molloy
:
« le premier policier ne manquerait pas de me barrer la
route et de me demander ce que je faisais là, question à
laquelle je n'ai jamais su trouver la bonne réponse.
»11
Ainsi, F1 ne peut qu'émettre des suppositions sur les
raisons de sa présence et de sa perpétuité. Elle
s'évertue à trouver la façon d'entraver cette terrible
rétrospection forcée, qui la fait supplier « Pitié,
pitié » (Go, 20) : « Serait-ce que je ne dis pas la
vérité, serait-ce cela, qu'un jour enfin tant bien que mal je
dirai la vérité et alors plus de lumière enfin, contre la
vérité ? » (Go, 23). Or il n'existe pas de
vérification de son discours. Il est réclamé en
vain, par une force - ici représentée par le projecteur, mais
nous avons montré qu'elle se décline selon les pièces -
qui n'annonce jamais de résultat sur la vraisemblance ou la valeur des
paroles. Ainsi, elle suscite des tergiversations continuelles dans l'esprit du
personnage quant à ce qu'on exige de lui. Dans son essai bien
nommé L'Increvable désir, Alain Badiou explique cette
addition d'un « supplément » interrogateur à
l'être beckettien :
« Celui pour qui il y a le noir-gris ne cesse de
réfléchir [É] Ce faisant, il advient comme un
supplément incompréhensible de l'être, supplément
que la prose charrie dans le temps même où toute son
énergie se dispose, faisant s'équivaloir le réel et le
rien, à ne laisser place à aucun supplément. De là
la torture du cogito. »12
La « torture » de l'esprit s'inscrit donc dans la
réflexion entreprise par le personnage, irrépressible et pourtant
insoluble, pour tenter de déceler le but ou la cause du châtiment
qu'est déjà la rétrospection à elle seule.
Effectivement « increvables », les questions s'enchâssent
indéfiniment, « trifouillant dans le
11 Samuel Beckett, Molloy, op. cit.,
p. 90. (Je souligne.)
12 Alain Badiou, op. cit., p. 32.
83
passé » (PM, 90) puis analysant
l'investigation mémorielle elle-même. L'examen du vécu,
déjà douloureux, s'aggrave d'un examen du processus de
mémoire et de la souffrance qu'il engendre. Dans Mal vu mal
dit, Beckett exprime la torture qu'est cette démultiplication des
interrogations :
« Fut-il jamais un temps où plus question de
questions ? [É] Où plus question de répondre. De ne le
pouvoir. De ne pouvoir ne pas vouloir savoir. De ne le pouvoir. Non. Jamais.
»13
Lecteur de Schopenhauer, il est fasciné par la
nécessité d'une « justification intellectuelle du malheur
»14 qu'il trouve dans les oeuvres du philosophe allemand. La
refusant à ses personnages, il va jusqu'à renverser le paradigme
en les enfermant à vie dans l'inassouvissement de ce besoin de
justification.
L'incapacité à donner du sens à la
sanction et la déception de toutes les hypothèses accentuent la
souffrance et la perpétue : « Pénitence, oui, à la
rigueur, rachat, j'y étais résignée, mais non, ça
n'a pas l'air d'être ça non plus », se désole F1
(Co, 30). Beckett affirme avoir voulu placer Comédie
au purgatoire15, cependant qu'il dénie aux personnages
l'énoncé distinct d'une règle à suivre,
instaurée tacitement par la puissance persécutrice - le
projecteur. Le principe de pénitence est mis en place et la
révision des actions passées centrale, mais aucune instance ne
saurait faire cesser le calvaire en énonçant un jugement. Les
créatures beckettiennes ne parviennent pas à nommer leur crime,
et encore moins à en désigner une victime. Leur seul
interlocuteur est, par sa nature purement matérielle, « inflexible
» dirait Platon :
« Ceux qui sont reconnus pour avoir commis des fautes
expiables, quoique grandes, [É] doivent nécessairement être
précipités dans le Tartare ; mais lorsque après y
être tombés, ils y ont passé un an, le flot les rejette
[É]. Ils appellent à grands cris [É] ceux qu'ils ont
violentés [É]. S'ils les fléchissent, ils y entrent et
voient la fin de leur maux, sinon,
13 Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Paris, Les
Editions de Minuit, 1981, p. 46.
14 Voir la lettre de Beckett à Tom MacGreevy
citée par James Knowlson, in Beckett, op. cit., p.
170.
15 James Knowlson, Beckett, ibid.,
p. 632.
84
ils sont de nouveau emportés dans le Tartare
[É], et leur punition continue. »16
Les personnages de Beckett voient leur condamnation infiniment
reconduite, non pas aux flots du Tartare, mais à leur propre flot de
parole. « Personnages inaffectés dans un espace inaffectable
»17, ils ne seront jamais rejetés sur la rive : il n'y a
personne à apitoyer. Le « Dieu miséricordieux » qui
fait rire la voix de Pas moi (p. 83) a depuis longtemps disparu de
leur monde ; ils ne croient pas à la possibilité d'une
rédemption, puisqu'ils ne prêtent aucune foi à la force qui
les régit. Même lorsqu'ils se montrent volontaires pour le
repentir, l'absence apparente de faute grave déjoue l'expiation. Dans
Comédie, H s'essaie à la contrition : « Nous ne
savions pas vivre » (p. 31) sans résultat probant (puisque la
lumière continue ses allers-retours inquisiteurs), tandis que
l'élan des deux héros d'En attendant Godot échoue
dans la dérision :
« VLADIMIR. Ð Gogo... ESTRAGON. Ð Quoi ?
VLADIMIR. Ð Si on se repentait ? ESTRAGON. Ð De quoi ? VLADIMIR. Ð
Eh bien... (Il cherche.) On n'aurait pas besoin d'entrer dans les
détails. ESTRAGON. Ð D'être né ? Vladimir
éclate d'un bon rire [É] » (p. 12-13).
Chez Beckett en effet, le repentir est bienvenu, on s'y
adonnerait volontiers, mais la souffrance qu'il implique normalement n'advient
pas et provoque donc son avortement. La conscience de la punition est certaine
; il manque le sentiment sérieux du péché, celui qui
résonne d'une douleur sincère :
« première chose donc l'idée... [É]
que la voilà punie... [É] de ses péchés [É]
puis chassée... l'idée chassée... comme bêtise...
dès qu'elle se rend compte... soudain... peu à peu... qu'elle ne
souffre pas... imaginez !É ne souffre pas !É » (PM,
83).
Aussi, lorsque la femme dans Pas moi
s'aperçoit que la souffrance qu'elle est « censée
» ou « supposée » éprouver (p. 84)
ne se manifeste pas en elle, une deuxième idée surgit : celle de
gémir « comme si bel et bien... au supplice... mais rien à
faire », dit-elle déçue, « incapable de tromperie
». La pénitence ne
16 Platon, Phédon, trad. par E.
Chambry, Paris, Flammarion, « GF », 1965, p. 175-176.
17 Gilles Deleuze, L'Epuisé, op.
cit., p. 80.
85
peut même pas s'accomplir dans la feinte, tant le «
péché » qu'il faudrait racheter est dépourvu
d'essence dans la conscience du personnage. Le flot de ses paroles et
l'inlassable reprise de son passé mêlent ses souvenirs, les
embrouillent et finalement les rendent indistincts. Comme il est dit dans
L'Innommable,
« que cela est confus, quelqu'un parle de confusion,
est-ce une faute, tout ici est faute, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas
de qui, on ne sait pas envers qui »18
La culpabilité est diffuse, elle opère en
principe existentiel et non comme un reproche clair et adressé. Le
« péché » devient la confusion de la mémoire
elle-même. Abstrait du monde et donc abstrait de tout ordre de loi,
l'être beckettien n'a pas accès à la morale et n'en garde
que des bribes, comme on fait d'une ancienne méthode depuis longtemps
inusitée. Il se souvient vaguement qu'à la mémoire d'une
faute s'associe normalement une douleur, mais il ne sait pas la fournir.
L'impossible définition du crime Ð seulement présumé
à partir de la sanction infligée Ð interdit le remords en le
dépouillant de son objet.
Effectivement, le personnel dramatique de Beckett est
habité par un entrelacs de voix qui le dépossède de la
sienne. Les actes ou les faits rapportés ne peuvent plus être
jugés : leur réitération cyclique dans la mémoire
du souvenant épuise leur signification. La définition du repentir
de Kierkegaard s'appuie sur l'exemple policier et montre bien
l'évanouissement du ressouvenir de la faute dans sa sempiternelle
répétition orale, qui le transforme en leçon apprise et,
partant, le défait de sa répercussion sur la conscience :
« A force d'être rafraîchie, la
mémoire enrichit l'âme d'une masse de détails qui dissipent
le ressouvenir. Considérons par exemple le repentir : c'est le
ressouvenir d'une faute. [É] La police endurcit le criminel en lui
rendant plus difficile le repentir. A force de retracer et de
répéter son curriculum vitae, le criminel acquiert une
telle virtuosité à débiter ainsi de mémoire son
passé que l'idéalité du
18 Samuel Beckett, L'Innommable, op.
cit., p. 195.
86
ressouvenir se trouve bannie, et il en faut une grande pour se
repentir réellement. »19
Appliqué aux personnages beckettiens, ce glissement du
ressouvenir profond vers la mémoire insensible s'effectue lors des
nombreux interrogatoires qu'ils endurent, mais il est surtout dû à
leur innocence. Une innocence judiciaire - ils ont beau chercher
continuellement la cause de leur sort actuel, leur faute demeure
indécelable au point que nous doutions qu'elle ait jamais eu lieu - et
une innocence de l'esprit - ils sont si peu manichéens qu'ils ignorent
le mal qu'ils auraient pu commettre. Enfin, ils sont innocents au sens
étymologique : ils peuvent se soumettre au recensement de leur
mémoire, mais non plus au cens qu'il faudrait en
prélever. Ils ne savent pas s'acquitter de leurs souvenirs,
n'étant plus capables que d'en dresser l'inventaire, et dépourvus
du moyen de les censurer, c'est-à-dire de l'aptitude à
émettre un jugement sur eux.
Beckett fonde la cruauté du châtiment
rétrospectif sur son inaboutissement : la mémoire n'a aucune
dimension salutaire. Le souvenant n'a rien appris de ce qu'il ressasse sans
cesse, les morts ne reviennent pas d'être toujours rappelés,
l'oubli n'advient jamais. Bien plus, tout comme Beckett recherche le silence
par l'épuisement des mots, il tend à l'épuisement de la
mémoire par le souvenir. En une « disjonction incluse » dirait
Deleuze, la rétrospection qui s'éternise dans les drames de
Beckett vise sa propre exténuation. La boucle deleuzienne autour du
« possible » de « l'épuisé » est en effet
transposable à la mémoire du personnage :
« Epuise-t-il le possible parce qu'il est lui-même
épuisé, ou
est-il épuisé parce qu'il a épuisé
le possible ? Il s'épuise en épuisant le possible et inversement.
»20
En considérant le « souvenir » en tant que
« possible », le principe de rétrospection beckettien est ici
clairement mis à jour : son éternelle reprise et son
caractère de malédiction tiennent au fait qu'il est tout à
la fois son propre moyen, son propre but et sa propre cause. Sa signification
ne se distingue plus
19 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la
vie, in OEuvres, op. cit., p. 809.
20 Gilles Deleuze, L'Epuisé, op.
cit., p. 57.
87
de sa raison, et son tarissement est donc impossible.
D'où la sensation d'inutilité paradoxalement indissociable d'une
mise à distance « mystifiante » du souvenir pour les
personnages prostrés dans la remémoration. La condamnation
à « l'éternel retour » nietzschéen est fatale
:
« La durée accompagnée d'un "en
vain", sans but ni fin, est la pensée la plus paralysante,
notamment si l'on comprend en plus que l'on est dupé et pourtant
impuissant à ne pas se laisser mystifier. [É] L'existence, telle
qu'elle est, dénuée de sens et sans but, mais revenant
inexorablement, sans chute dans le néant : "l'éternel retour".
»21
Cette terreur de l'éternité de l'« en vain
» est redoublée dans les drames de Beckett. Ce qui y revient
perpétuellement, ce n'est pas seulement l'existence sans but mais
l'inépuisable souvenir qui en est conservé.
21 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes sur
l'éternel retour, trad. par L. Duroy, Paris, Editions Allia, 2006,
p. 81-82.
88
CONCLUSION
Les figures de la rétrospection mises en oeuvre dans le
théâtre de Samuel Beckett, qu'elles résultent d'une
volonté prêtée au personnage ou qu'elles surgissent
malgré lui, soulignent chacune à sa façon la
fatalité qu'est la rétrospection elle-même dans cet
univers. Le regard des êtres y est littéralement tourné
vers le passé. Contraint par le mur infranchissable que forme l'avenir,
il ne peut qu'examiner le souvenir. Dans ces conditions d'enfermement temporel,
la reconstitution ne se décline qu'en des modes toujours plus
resserrés, du point de vue de l'étendue comme du point de vue du
cadre. Parce que l'immensité du présent et la durée de
l'existence lui semblent infinies, le personnage limite lui-même le champ
de sa mémoire et la portée de ses activités. Il se rassure
en se rappelant ce qui lui est proche, ses anciennes connaissances, ses intimes
disparus, et en re-faisant à l'identique des gestes qui
réduisent le monde à son corps, à sa tête et
à ses possessions Ð matérielles ou mentales. La compagnie de
son moi ainsi réuni dans le confinement de sa tête lui
confère une assurance plus grande face à son environnement.
Cependant, le confortable rétrécissement de
l'univers que l'habitude et l'inventaire produisent est parfois
bouleversé par une oppression venue de l'extérieur. Soudain
imposé Ð par le dispositif scénique ou filmique, par
l'intrusion d'une voix ou par les personnages en présence Ð, le
processus voit sa valeur renversée : lorsqu'il n'est pas
décidé par l'être lui-même, le focus sur son
intériorité devient une souffrance. Il entrelace sans ordre ses
nombreux souvenirs ou accentue les plus douloureux Ð ceux qui demeurent
normalement enfouis sous une réalité aménagée par
le personnage comme un couvercle pour sa mémoire. Sous l'effet de la
mémoire involontaire, la parole employée comme reconstitution
mesurée pour occuper le temps et masquer son lent passage jaillit en un
irrépressible torrent, décousue et comme inconnue de
89
l'être qu'elle traverse. La reconnaissance entre
l'énoncé du souvenir et son énonciateur, entre la
mémoire et le personnage qui se remémore est anéantie.
Soit que la voix qui porte le ressouvenir en nie la propriété
pour se protéger de l'émotion qu'il contient, soit qu'à
force de l'avoir ressassé, il se soit défait de l'empreinte
sensitive qu'il avait laissée jadis, une démarcation
s'opère entre le crâne et la bouche, entre la pensée et la
parole.
Nous avons démontré la centralité de la
rétrospection et de la reconstitution qui lui est subséquente en
les pointant tour à tour comme mouvements volontaires et comme
phénomènes inhérents au principe d'existence. Leurs deux
espèces s'impulsent réciproquement : par exemple, le personnage
est déjà absorbé par l'examen de son passé
lorsqu'advient l'épiphanie (LDB) ; ou c'est parce que la
situation et ceux qui l'entourent forcent le personnage à la
rétrospection que tout à coup survient du passé une
émotion oubliée (PR) ; ou bien, dans un rapport inverse,
malgré sa détermination à sortir de la mémoire
volontaire, le narrateur d'une histoire est ramené à ses
souvenirs (FDP, OLBJ, C). La remémoration
oralisée dans le théâtre de Samuel Beckett ne vise pas
seulement l'épuisement que convoite la parole tout au long de son oeuvre
; la rétrospection et la reconstitution tendent à l'extinction -
du sujet et de ce qui l'entoure - par étouffement. En effet,
quand l'être amenuise sa vision du monde (par l'habitude ou par
l'inventaire, par la conversation ou par la fiction), c'est pour tenter d'en
assourdir la rumeur. Quand par contre il est la victime écrasée
par le poids du monde, c'est qu'une force étrangère tente de
l'asphyxier, lui (par les fouilles, les interrogatoires ou interrogations, le
harcèlement et la torture).
Jouet jouant le jeu du monde, le souvenant se souvient de ce
qu'il est obligé de se remémorer. Cette condition fatale est
représentée par l'Ouvreur de Cascando qui
déclare, en écho à la détermination de Beckett
à exprimer l'inexprimable1 : « J'ouvre. Un temps.
J'ai peur d'ouvrir. Mais je dois ouvrir. Donc j'ouvre. »
(Ca, 57). Le fait même d'exister contraint à «
l'ouverture »,
1 Voir plus haut (p. 32) la citation entière
de la formule de Samuel Beckett extraite de Trois dialogues.
90
c'est-à-dire à la remémoration
(l'ouverture de la mémoire) qui, même effrayante, constitue une
nécessité et doit donc être opérée -
de gré ou de force, pourrait-on ajouter. Car la mémoire est comme
l'espace du Dépeupleur : « assez vaste pour permettre de
chercher en vain. Assez restreint[e] pour que toute fuite soit vaine.
»2 Elle ordonne insidieusement mais inévitablement le
mouvement rétrospectif. Pire, par son déferlement, elle soumet le
personnage à un flot de parole ou à un flux de souvenirs si dense
qu'il provoque l'essoufflement. L'agonie du sujet est due à la
rétrospection - d'une certaine façon, on se meurt de toujours
reconstituer sa vie et son passé - en même temps qu'elle la
réclame - il faut se souvenir pour enfin mourir, pour mériter la
fin de la souffrance qu'est la remémoration. Le paradoxe mémoriel
chez Beckett peut se formuler ainsi : puisque le souvenir tue, il constitue le
meilleur moyen d'accéder à la fin, or il faudrait ne plus vivre
pour bien se souvenir. Molloy fait le constat de cette dernière
condition :
« c'est seulement depuis que je ne vis plus que je pense,
à ces choses-là et aux autres. C'est dans la tranquillité
de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion
confuse que fut ma vie, et que je la juge »3.
La continuation de la vie des personnages faussent leur effort
de mémoire, le rend inefficace. La perpétuation de la
rétrospection et le report éternel de ses limites supposent qu'il
ne s'agit pas seulement de dévider ses souvenirs : apparemment, il
faut s'y appliquer de sorte que quelque chose s'accomplisse.
Effectivement, puisque même une fois la sensation d'avoir tout dit
atteinte, le personnage n'est pas délivré de la reconstitution de
sa vie et de la rétrospection à laquelle elle l'assigne, il
imagine que ce qu'il dévoile de son passé n'est pas suffisant ou
n'est pas convenable. Aussi, à la remémoration s'adjoint la
recherche du sens. Affolé et essoufflé, n'aspirant plus
qu'à un arrêt définitif, le souvenant s'évertue
à chercher la logique qui régit sa mémoire. Que
réclame-t-elle de lui ? Et surtout pourquoi ? Les questions se
multiplient et
2 Samuel Beckett, Le Dépeupleur,
Paris, Les Editions de Minuit, 1970, p. 7.
3 Samuel Beckett, Molloy, op. cit.,
p. 36.
91
fondent la vraie torture, certifiant l'éternité
de leur présence par l'absence de réponse à leur fournir.
L'analyse impossible du but et du motif de la rétrospection constitue la
promesse de son recommencement, et de l'inutilité inaliénable
à sa reprise.
En effet, privé de toute liberté, les
personnages du théâtre de Beckett ne connaissent la reprise que
dans son sens néfaste. Kierkegaard, en annexe à son essai
éponyme, précise et souligne que la reconstitution
méliorative ne peut avoir lieu que si l'on envisage « l'individu
selon sa liberté » et que, dans le cas contraire, elle ne se
résume qu'à l'entretien répétitif de ses
fautes.4 La rétrospection comme reprise indomptée
n'est pas exempte de ce phénomène et, mal entamée -
c'est-à-dire sans but et sans signification - ne se perpétue
qu'en empirant. Tel que l'analyse Olivier de Magny, le souvenant en vient
à s'interroger en boucles creuses sur son sort :
« Le jeu ne consiste-t-il pas, en définitive,
à rechercher la raison d'un jeu sans raison ? [É] Mais comment
finirait l'infini recommencement de rien ? Car le théâtre de
Samuel Beckett instaure le mouvement perpétuel du piétinement
vers l'impossible immobilité. »5
Autrement dit, le théâtre de Beckett se fonde sur
le mouvement perpétuel de la rétrospection vers la
libération qu'est l'impossible oubli. Comme la projection future
s'annule dans la boucle qui la renvoie au passé, de même
l'effacement de la mémoire projeté dans son dévidement
s'annule dans le souvenir des tentatives déjà
éprouvées et restées sans succès. La peine
injustifiée qu'est la rétrospection et la prison qu'est la
reconstitution cyclique sont la substance et le lieu de l'existence.
4 Sren Kierkegaard, La Reprise, in
OEuvres, op. cit., p. 782.
5 Olivier de Magny, « Samuel Beckett et la
farce métaphysique », in Cahiers Renaud-Barrault
n°44, p. 72.
92
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Oh les beaux jours suivi de Pas moi, traduit
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