Fabrice Coup echoux
La concupiscence chez saint Augustin
Septembre 2007
Qu'est-ce que la concupiscence ? Quelle place attribuer
à cette notion en dehors du cadre fermé des lexiques ? A quels
discours nous référer lorsque nous cherchons à
étudier son usage ? En littérature ou dans l'argumentaire :
à quelles représentations renvoie-t-elle, quelle est sa valeur
rhétorique? Répondre à ces primordiales questions invite
à se pencher sur l'intitulé même de concupiscence. La
concupiscence. Derrière l'unité induite par l'article
défini se devine de prime abord l'unité d'une définition.
Ainsi parlerait-on de la concupiscence éternelle, la concupiscence
unique, la concupiscence indubitable. C'est à cette
concupiscence-là, la concupiscence du dictionnaire et des
représentations communes que renvoie, un temps sous la plume du
poète dans le meilleur des cas, un temps dans la bouche de l'oracle de
mauvais augure ou du prédicateur en ses plus mauvaises heures tel celui
qui déclarait « Il faut rigoureusement prohiber aux jeunes gens et
aux jeunes filles les bains de mer. Ceux-ci ne peuvent être que
prétexte à concupiscence et à débauche. L'eau de
mer, c'est la salive du diable. »1*, l'image du satyre, de
l'homme lubrique lorsque celui-ci se voit affublé de
l'épithète `concupiscent'. Cas rare dans l'histoire des langues,
c'est de l'adjectif qu'est déduit le sens du substantif qui lui sert de
racine. Il semble alors que la représentation commune, souvent
flattée par le poète en mal de louanges ou le sophiste,
réduise la concupiscence à n'être qu'un synonyme de la
lubricité, désir ardent de la chair qui pousse l'individu
à considérer l'autre comme moyen de satisfaction de ses
appétits sexuels et non comme son égal. Ici la concupiscence
c'est ce qui anime celui ou celle qui est concupiscent.
Pourtant c'est bien la concupiscence et non ses
dérivés qui nous intéresse et deviner l'unité d'une
définition sous l'unité apparente de la concupiscence
relève d'un manque de clairvoyance. La concupiscence, à bien y
regarder, n'est pas éternelle, ni unique, encore moins un terme
indubitablement défini. Il existe la concupiscence d'une époque
et celle des temps suivants, la concupiscence et les concupiscences -le terme
n'est pas un invariable, ni en français, ni en latin,
*Les notes renvoient en fin de devoir
langue où elle trouve son origine- et, bien plus, les
traditions qui l'utilisent se recoupent, se complètent ou s'affrontent.
Dés lors, insatisfait par l'usage profane du terme de concupiscence et
par la définition restreinte qui l'associe à la seule
lubricité, il importe pour nous d'orienter nos perspectives plus loin,
vers un domaine où en vérité il eut toujours sa place, son
unique place, à savoir le sacré associé à
l'interprétation philosophique.
Qu'est-ce que la concupiscence en philosophie ?
Omniprésente en Occident dans la pensée chrétienne
médiévale, héritière et débitrice du Nouveau
Testament et particulièrement des épîtres de l'apôtre
Paul, qui la fit évoluer de saint Thomas d'Aquin et de l'héritage
scolastique à ce paroxysme que représente l'oeuvre de Pascal qui,
spécifiquement, en fait un usage systématique aussi bien dans les
Provinciales où elle est définie en opposition à
l'amour que dans ses Pensées où elle est à la
fois triple puisqu'il parle des « trois concupiscences [qui] ont fait
trois sectes» et une puisque considérée comme « une
seconde nature », la concupiscence connût dans l'espace
privilégié de la philosophie de multiples destins comme l'atteste
le regain de faveur porté à sa problématique, par le
courant psychanalytique, qui en ressuscita la thématique. A
défaut d'utiliser exactement le terme de concupiscence, après une
longue période où le terme tomba en désuétude, la
notion de libido chez Freud, cette libido considérée comme
l'élan qui pousse l'homme à interagir avec le monde, poussa
Levinas à mener de nouveau les investigations, notamment dans Entre
nous, pour parler de l' «amour sans concupiscence » et en faire
un des thèmes primordiaux de son éthique. S'il est évident
que la concupiscence prend une place centrale dans la pensée
chrétienne occidentale, que celle-ci soit théologique ou
éthique, et dans l'héritage de l'école psychanalytique, le
problème d'une définition sur laquelle nous pourrions baser nos
travaux n'en est que plus obscurci. Comment la définir entre la
tradition qui fait d'elle, suite à la lecture latine des
épîtres de Paul, une entrave à l'amour et un courant de
pensée qui en fait le moteur de la liberté humaine ? Plutôt
que d'essayer, vainement, d'établir l'unité d'une
définition à partir d'un tel paradoxe, difficilement
dépassable, et d'essayer de trouver dans la formalité d'une
réduction significative le plus petit dénominateur commun entre
les différentes interprétations, écoles et traditions, il
s'avère plus judicieux de voir dans les siècles quelle oeuvre a
pu donner à la concupiscence cette importance et a pu être le
point zéro de la chronologie, de l'histoire de la notion. Et en
vérité, rechercher cette oeuvre, ne se révèle pas
d'une grande difficulté. S'il fut un homme qui réussit à
extraire la concupiscence du texte biblique pour la sonder et en montrer toute
l'importance ce fut bien Augustin, ce Père de l'Eglise qui
écrivit une oeuvre telle que tout penseur de la concupiscence, de Thomas
d'Aquin à Levinas, en passant par Jansénius, Pascal, Bossuet,
Freud, et d'autres dont l'apport fut de moindre importance, dut se positionner
par rapport aux oeuvres qui les premières indiquèrent la voie
à suivre, ces oeuvres de référence que sont Les
Confessions (Confessio) et La cité de Dieu
(Civitas Dei). De même
qu'il est difficile de surmonter le paradoxe
énoncé plus haut, rechercher le sens de la concupiscence en
philosophie -en pointer les existences au sein d'oeuvres extrêmement
différentes et bien souvent complexes- demanderait à sa
réussite de trop nombreuses heures de travail. Notre tâche sera
donc, et ce n'est pas une mince affaire, d'extraire le sens que la notion de
concupiscence revêtit dans le cadre d'une pensée sans laquelle
elle n'aurait eu une histoire si riche, à savoir celle d'Augustin, des
écrits duquel s'inspirèrent aussi bien Pascal pour définir
ces trois concupiscences centrales à son analyse de l'homme que Freud
pour thématiser la libido ou Thomas d'Aquin sans laquelle il n'eut pu
commenter et discuter les notions platoniciennes de Oup6ç et d'cinOup~a,
renvoyant à la volonté et aux appétits. En somme, pas de
concupiscence en philosophie sans Augustin et sans l'apport décisif
à la question que représente son oeuvre.
Ainsi donc, l'interrogation qui doit guider toute notre
recherche sera la suivante : qu'est-ce que la concupiscence chez saint Augustin
? Là encore, nous tomberions dans un piège si nous
réduisions l'analyse du terme à l'aune d'une réponse
unique, voie sans issue qui ne consisterait qu'à dégager un sens
unique astreignant l'esprit à ne pas voir dans l'oeuvre d'Augustin toute
la richesse d'une pensée. A l'instar de toute oeuvre intense et
originale, l'oeuvre d'Augustin mérite une remise en contexte et
d'être étudiée d'un point de vue non pas statique mais
dynamique. Notre étude ne peut se réduire à la captation
et au pointage des récurrences du terme dans les oeuvres augustiniennes.
En effet, il nous apparaît comme un impératif d'étudier la
concupiscence chez saint Augustin en éclaircissant préalablement
l'usage qui en était fait à son époque, à quel
héritage renvoie le terme, des épîtres de Paul aux
contemporains d'Augustin, saint Ambroise et saint Jérôme. Ce
faisant, à l'intérieur même des écrits d'Augustin,
il importe d'étudier l'évolution de la façon dont l'auteur
comprit la concupiscence, et plus que dans tous ses autres ouvrages, au sein
des Confessions et de La Cité de Dieu. Il n'y a en
effet pas une seule concupiscence chez Augustin, mais une concupiscence
à visage multiple, il y a celle des Confessions toute en
ressenti et déduite de l'expérience, évoluant, à
partir du Livre X, vers celle de La Cité de Dieu, notion
hautement intellectuelle et systématisée. De même, un
travail qui vise à faire le tour d'une notion particulière dans
l'oeuvre d'un auteur ne pourrait se passer de faire une place à la
description et à l'analyse de l'héritage que laissa pour les
générations futures de penseurs ce moment unique de l'histoire de
la philosophie. Ceci paraît d'autant plus inconcevable que l'oeuvre de
saint Augustin fut d'une telle importance pour toute la philosophie occidentale
que ne pas montrer quelle descendance générât la
concupiscence telle qu'Augustin la thématisa relèverait d'une
sorte de mensonge par omission. Nous devons montrer comment chez les
différents auteurs du Moyen-Age, de la Renaissance et du XXème
siècle fut reçue la lecture des textes de saint Augustin pour
véritablement restituer toute l'importance de la concupiscence chez ce
penseur unique. Pour résumer, notre
travail se développera en trois axes principaux au
milieu desquels l'analyse de la concupiscence dans les textes d'Augustin
prendra la première place certes mais ne se détournera pas de
l'optique générale, avant tout dynamique, faisant de la
concupiscence dans cette oeuvre le catalyseur de traditions
héritées des premiers écrits chrétiens et l'origine
de siècles de pensée de la concupiscence en occident.
Saint Augustin fut ce témoin unique des crises qui,
à la charnière du IVème siècle et du Vème
siècle, contribuèrent irréversiblement à la
mutation et à la chute de l'Empire romain. La première de ses
crises fut chronologiquement l'affrontement qui opposa en de vives
polémiques Païens, hérétiques et Chrétiens,
faisant de l'époque un moment unique d'intense vie intellectuelle. Cette
époque, ce fut aussi celle où la civilisation occidentale, et ce
depuis Constantin, devint une civilisation chrétienne, et lorsqu'en 410
Alaric mit Rome à sac les adeptes des anciens cultes virent dans la
nouvelle foi la responsable des désastres qui affectèrent
Rome.
En un tel contexte, le traitement de la concupiscence prit une
importance première pour saint Augustin autant pour contrecarrer les
attaques des hérétiques, notamment celles des Pélagiens
dans Du mariage et de la concupiscence, et celles des Païens,
dans ce monument qu'est La Cité de Dieu, que pour donner un
fondement théorique au catholicisme et affirmer la puissance de la
religion. Puisqu'il lui attribuait les maux qui le rongèrent avant qu'il
ne se convertit au christianisme, alors qu'il était encore un adepte du
manichéisme, saint Augustin reprit la thématique de la
concupiscence dans ses oeuvres, reprenant pour lui les analyses des premiers
écrivains chrétiens latins qui, à la suite de la
traduction du texte des épîtres de Paul et de la première
épître de Jean dans la langue de l'Empire, en firent un terme
important pour l'entreprise de conversion au christianisme et dans la
compréhension des différences entre cette religion et le
paganisme. Marqué par l'oeuvre de Paul et par la correspondance et les
dialogues qu'il eut avec son contemporain Ambroise, qui l'incita à la
conversion et à s'interroger sur la spécificité de la foi
chrétienne, saint Augustin fut hautement redevable aux premiers penseurs
de la Chrétienté et son oeuvre peut être vue comme le point
d'horizon où convergèrent les recherches morales de ces derniers
pour se synthétiser au sein de ce qui apparaît être le
premier essai de théologie systématique de l'histoire du
catholicisme.
1. Préhistoire et genèse de la
concupiscence
Augustin, puisqu'il n'eut pas de son vivant cet adjectif qui le
précède aujourd'hui en tout manuel de philosophie ou d'histoire
ne fut pas, selon son
propre témoignage, toujours digne de porter le nom de
saint. Augustin fut véritablement un hérétique au regard
de l'Eglise puisque avant d'être un fervent et influent catholique, il
fut un critique virulent du catholicisme et le défenseur pendant neuf
ans d'un mouvement religieux se posant comme une alternative au christianisme,
le manichéisme. Avant d'être nommé évêque
d'Hippone, acclamé par la population de cette ville, avant d'être
un philosophe et un théologien chrétien, auquel se
référèrent tout philosophe et théologien catholique
par la suite, bien avant d'être un de ces pères dont se
réclame l'Eglise catholique romaine et qui jetèrent dans leurs
oeuvres les bases de la religion, Augustin fut un ennemi du christianisme
puisque manichéen et imbu de culture païenne, il critiqua la
religion catholique à la lumière des préceptes du
manichéisme et de son éducation latine. La première de ses
attaques fut de se moquer de la simplicité du texte biblique, jugeant
alors le catholicisme comme une « religion de bonnes femmes », la
seconde de ses attaques reposant sur l'interprétation de ce principe
central du judaïsme et du christianisme que « Dieu créa
l'homme à son image » ainsi que l'incarnation de Dieu dans le
Christ, comme autant d'incitations à concevoir Dieu limité dans
l'espace, et cependant incapable de concevoir la nature spirituelle, tout
baigné de matérialisme qu'il était comme en
témoigne ce passage où s'adressant au Seigneur il affirme «
Sans vous prêter une forme humaine, je ne pouvais cependant ne pas vous
concevoir comme quelque chose de corporel »2. Enfin,
obsédé par le mal, il jugeait insatisfaisante la réponse
du christianisme qui fait de celui-ci la simple absence de bien alors que le
manichéisme distinguait bien deux principes, celui du bien,
présent dans l'esprit purifié et l'esprit du mal, présent
dans les choses matérielles. A ces considérations
théologiques, s'ajouta plus personnellement l'impossibilité pour
Augustin de s'astreindre au célibat qu'il jugeait nécessaire
à la bonne conduite des préceptes chrétiens. Toutes ces
attaques et réticences pourtant se dissipèrent alors qu'il se
convertit au catholicisme mais il reste important de les noter car, nous le
verrons plus tard, elles furent pour Augustin les plus violentes manifestations
de la concupiscence pour sa chair et son âme.
Pourtant, toujours inquiet par son salut et les
vérités de Dieu, « tiraillé entre Dieu et le monde
»3, de plus en plus suspicieux, il rejeta les doctrines
manichéennes et s'il se convertit au catholicisme à un âge
avancé puisqu'il avait trente deux ans lorsqu'avec son fils
Adéodat il reçut le baptême, incité de longue date
par sa mère Monique et influencé par Ambroise,
l'évêque de Milan, ville où il se trouvait pour y enseigner
la rhétorique, ce fut le résultat d'une longue gestation
spirituelle, perpétuellement soumis à la « tyrannie de la
chair »4 qu'il était. Cette conversion, ainsi que
s'évertue à le montrer les écrits des Confessions
ne fut donc pas le fruit d'une révélation directe mais prit
de nombreuses années, s'achevant au fur et à mesure qu'Augustin
s'éloignait des Manichéens et se rapprochait des dignitaires du
christianisme, Ambroise en premier chef, étant donné qu'« il
trouve dans la prédication de l'évêque la lumière
recherchée »5. Ainsi, la conversion au catholicisme
d'Augustin se fit
d'abord par l'entremise des personnes rencontrées qui
le guidèrent au sein de la religion catholique. Ceci est indiscutable.
Mais l'évènement décisif qui joua en faveur de sa
conversion se déroula le jour où se souvenant les paroles d'un
jeune enfant : « Tolle lege ! Tolle lege ! » (« Prends et lis !
Prends et lis ») et se souvenant du fait qu'au moment de lire
l'évangile de Matthieu, Antoine prit un des passages de ce livre comme
un oracle décisif à sa conversion, Augustin entreprit ce qu'il
relata comme suit : « Je revins donc à l'endroit où
était assis Alypius : car j'y avais laissé, en me levant, le
livre de l'Apôtre. Je le pris, je l'ouvris et je lus en silence le
premier chapitre où tombèrent mes yeux : « Ne vivez pas dans
la ripaille et dans l'ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni
dans les querelles et les jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur
Jésus Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair.
Je ne voulus pas en lire davantage, c'était inutile. A peine avais-je
fini de lire cette phrase qu'une espèce de lumière rassurante
s'était répandue dans mon coeur, y dissipant toutes les
ténèbres de l'incertitude. »6. Le passage qui
dissipa ces ténèbres n'est rien d'autre qu'un extrait de
l'épître de saint Paul aux Romains. A l'influence de ses proches,
catholiques, qui l'éloignèrent du manichéisme et lui
firent abandonner ses préceptes, s'ajouta donc l'influence du Nouveau
Testament et particulièrement les écrits de l'apôtre
Paul.
La genèse de la notion de concupiscence, si centrale
dans la vie de saint Augustin comme l'origine de ses errements et souffrances,
passe par l'influence qu'exercèrent donc sur lui les penseurs latins du
christianisme et le Nouveau Testament. Penser la concupiscence dans l'oeuvre
augustinienne implique donc d'abord de se pencher sur la façon dont le
terme arriva jusqu'à saint Augustin, à travers l'usage du terme,
et ce à partir de l'étude de la notion dans la première
littérature chrétienne en langue latine.
.
Qu'en est-il de la concupiscence au début des temps
chrétiens ?
Et d'abord, en quelque sorte, d'où vient ce terme qui
sous sa forme originelle était la concupiscentia ? Avant la notion
même de concupiscence, qu'est-ce que le mot de concupiscentia ? Une
étude étymologique du terme s'impose pour que soit
considérée la spécificité toute particulière
de son utilisation au sein de la littérature chrétienne.
Dérivé du verbe cupere, qui donna son nom à
Cupidon, dieu latin de l'amour fou et du désir, verbe qui signifie
littéralement `désirer ardemment', concupiscentia n'a pas
été « inventé » alors que se développait
le christianisme dans l'Empire Romain. Avant d'être une notion centrale
du catholicisme, le terme naquit de la bouche de païens qui en firent
l'équivalent de ce que notre langue appelle la convoitise. La
concupiscentia est l'élan qui amène l'homme à
désirer avec ardeur ; tels étaient aussi les dieux qui, comme
Jupiter, prenaient diverses formes physiques pour séduire les mortels,
qu'ils désiraient. Pourtant si la première littérature
chrétienne latine indiqua à quel type d'objet s'attachait ce
désir ardent,
spécifiant par là l'emploi du terme à des
situations particulières, le latin des mythologies polythéistes,
reste imprécis à ce sujet et il ne se trouve aucune oeuvre de la
littérature préchrétienne ou de la littérature
latine païenne des premiers siècles de notre ère qui en
fasse une lecture approfondie. La concupiscence ne fait pas encore l'objet
d'une attention particulière à l'aube de notre ère.
Pourtant à bien y regarder, l'étymologie du substantif nous
amène à considérer de nombreux indices. Formée sur
la même base que compréhension, complaisance ou quelques autres
mots vêtus de la même étoffe, c'est-à-dire avec le
préfixe `cum', transformé par l'usage en `con', indiquant
l'idée d'une action qui se fait `avec', la concupiscentia touche aussi
bien à la personne qui agit sous son emprise qu'à l'objet
désiré. Ainsi, l'étymologie nous révèle
d'ores et déjà qu'il n'y a pas de concupiscence sans objet. En
conclusion, cette première analyse du mot de concupiscentia qui se veut
une préhistoire de la notion de concupiscence, avant que nous nous
penchions véritablement sur les traditions et écrits qui
influencèrent l'oeuvre de saint Augustin, révèle tout
d'abord sous l'investigation étymologique, que la concupiscence est le
désir ardent, la convoitise qui pousse l'homme à porter ses vues
vers des objets, non encore définies toutefois, afin de satisfaire ses
désirs.
Cette considération première qui touche à
l'usage qui est fait du terme dans la langue latine avant même que se
diffuse le Nouveau Testament, ne doit pas peser comme une ombre sur la notion
de concupiscence, toutefois il nous incombe de ne pas ignorer ce prime usage
païen du terme. Si le thème du désir ardent, de la
convoitise, et son corollaire, la tentation, est présent dans de
nombreuses littératures, elle connut aussi un destin dans la bible avant
même le Nouveau Testament, les épisodes du fruit de la tentation
offert à Adam par Eve, don qui les expulsèrent du jardin d'Eden,
ou l'épisode des feux qui s'abattent sur les villes de Sodome et
Gomorrhe vouées aux désirs contre-nature de leurs habitants
témoignent de cette thématique qui se retrouvera au sein de la
spécificité même de la concupiscence. En somme, si la
notion de concupiscence est bien un thème original de la pensée
chrétienne, elle entretient quelques rapports avec le paganisme et le
judaïsme. Et à cet égard l'apport de l'apôtre Paul,
qui par sa participation à la rédaction du Nouveau Testament
influença avec la plus grande force saint Augustin, est d'une importance
première. En effet, à travers les écrits de Paul, se
dessinent des héritages préchrétiens et la volonté
d'affirmer l'indépendance conceptuelle de la nouvelle foi.
Paul fut très tôt à la croisée de
deux cultures : la culture juive et la culture hellénistique. Il naquit
à Tarse, dans la province romaine de Cilicie, et fut dans les
premières années de sa vie d'adulte un docteur du judaïsme
persécuteur de la nouvelle Eglise, attaché qu'il était
à sa famille composée de juifs de stricte observance pharisienne,
ce qui implique, au premier siècle de l'ère chrétienne, un
grand zèle quant à l'observance et à la pratique des lois
juives. Dès sa naissance étaient ainsi fixées deux
composantes majeures de sa destinée : l'attachement passionné au
particularisme juif, scellé par la circoncision, et un
contact intime avec la culture hellénistique, dont le
grec tardif était alors la langue commune des Juifs dans tout le bassin
méditerranéen. Ce dernier caractère sera plus tard
renforcé par l'apostolat qu'il mena auprès des Gentils c'est
à dire des convertis au christianisme issu de milieux païens, ceux
qu'il nomme dans ses épîtres les Grecs, gardant sa vie
entière des contacts étroits avec le paganisme, qu'il
était impossible d'ignorer pour lui. S'il y eut, dés les premiers
écrits de saint Paul, le traitement de la problématique du
désir, de la convoitise et de la tentation, c'est qu'à la
confluence du monde juif et du monde païen, il eut tôt la
connaissance des textes qui y référaient chez les Anciens et de
cet idéal du désir ardent spécifique aux religions
polythéistes du monde romain. Au cours de son existence, jamais Paul ne
renia ses origines juives, voyant même dans le christianisme
l'achèvement de la religion de ses ancêtres. De la même
façon, il eut toujours le sentiment, après s'être
brusquement converti au christianisme, de devoir répandre
l'évangile en toutes les terres connues et, pour ce faire, de convertir
des populations de culture païenne comme en témoigne le recours
à l'intérieur de son épître aux Romains7,
à une citation de l'Ancien Testament8, qui lui faisait situer
sa personne et son oeuvre dans ces temps derniers de l'Histoire où le
Dieu d'Israël devait se faire connaître à tous les peuples de
la terre : « Ceux à qui il n'avait point été
annoncé verront, et ceux qui n'en avaient point entendu parler
comprendront. », se devant de rester à l'écoute des
objections du paganisme. Une telle situation ne sera pas tout à fait
étrangère à celle de saint Augustin qui de sa vie ne renia
jamais l'éducation qu'il reçut, tourné autour des textes
de la littérature païenne, et ne cessa de discuter et
polémiquer avec les représentants des différentes
hérésies qui faisaient florès au tournant des IVème
et Vème siècles.
Dans le contexte des premiers développements du
christianisme, de ses premières heures qui sont celles du temps des
apôtres, il n'est pas étonnant que la thématique de la
concupiscence puisse éclore et s'épanouir. Paul avait pour but
principal l'évangélisation et la structuration des
communautés chrétiennes fraîchement sorties du paganisme ou
du judaïsme qu'il fonda ou renforça au gré de ses voyages.
Passant par l'« Arabie » (actuelle Transjordanie), Chypre, la
Pamphylie, la Galatie, Rome puis l'Espagne, ce qui importait à saint
Paul, comme le note Emile Bréhier dans son Histoire de la
philosophie, ce furent ces missions dont la fin n'était pas de
découvrir la nature de Dieu mais de travailler au salut de l'homme,
fondant la légitimité de la conversion des païens ou des
Juifs de la Diaspora au christianisme sur « l'inconscience de leur propres
fautes, cette inconscience dans le péché qui rend indispensable
la tâche du prédicateur »9. Si, à
proprement parler, Paul n'utilisa pas le terme de concupiscence, puisque ce
terme est d'origine latine et que l'apôtre écrivait en grec il
reste pour la postérité celui qui fut à l'origine de sa
thématique, fusionnant l'idée du désir ardent et de la
convoitise à celle de la tentation tout en spécifiant le
caractère de celles-ci à la lumière que jette sur elles la
Révélation apportée par le Christ Jésus. Paul, dans
ses écrits qui rappelons-le ne visaient
qu'à aider les nouvelles communautés
chrétiennes en apportant des éclaircissements moraux, s'adressait
d'abord à une société chrétienne surtout
préoccupée par l'attente d'une proche consommation des biens et
c'est dans un tel cadre que prit naissance la pensée de la
concupiscence.
Actualisant les thématiques du désir ardent et
de la tentation, pour les dépasser, c'est par deux de ses
épîtres que Paul inaugura la thématique de la concupiscence
: l'épître aux Galates et l'épître aux Romains.
Détacher les points communs entre ces deux écrits nous pousse
à ne considérer que le fond qui s'y exprime communément.
En effet, les deux épîtres poursuivent une même
problématique, celle du salut. Considérant que le salut est
accessible à tout homme uni au Christ, par la seule force de l'Esprit,
c'est-à-dire de la foi, ces écrits furent rédigés
pour contrecarrer l'idée que seule l'obéissance à la Loi
comme l'affirmaient alors les Juifs qui menaçaient de dissolution la
communauté de Galatie, pouvait rendre le salut possible. Ces deux
écrits ont donc en commun de montrer à des communautés
fébriles la voie chrétienne d'accession au salut. Si l'ordre
biblique des épîtres nous pousse à d'étudier
l'épître aux Romains avant celle adressée aux Galates, il
apparaît plus judicieux d'analyser cette dernière en premier lieu.
Puisque selon toute vraisemblance la rédaction de l'épître
aux Galates date des années 54-56 de l'ère chrétienne,
alors que Paul séjournait à Ephèse et que
l'épître aux Romains semble avoir été
rédigée à Corinthe au printemps 55 ou 56,
chronologiquement la façon dont le problème de la convoitise est
traité dans l'épître aux Galates influença le
traitement qui en est fait dans l'épître aux Romains. Dans la
première, saint Paul exhorte à se laisser mener par l'Esprit pour
ne pas se laisser guider par la convoitise charnelle tandis que dans la seconde
épître, il affirme le caractère immanent de la convoitise
chez l'homme. La convoitise, tel que l'entendait les païens romains, sous
le nom de concupiscentia, ainsi que nous l'avons vu, n'était que le
désir ardent attachant l'homme aux objets. Or dans l'épître
aux Galates, la convoitise reste un désir ardent certes mais là
où les Païens ne lui attachaient aucune importance morale, elle
apparaît ici comme ce qui réside en la chair de l'homme et contre
laquelle il faut agir en suivant cet impératif moral « Laissez-vous
mener par l'Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire l'oisiveté
charnelle. Car la chair convoite contre l'Esprit et l'Esprit contre la chair
». Contrairement à la compréhension païenne du
désir qui en faisait un point commun entre les dieux et les hommes, Paul
affirme que la convoitise n'agit qu'en l'homme car s'opposant à la loi
d'amour « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » qui
émane de Dieu , accessible au seul Esprit. Dans la suite du passage
où il discute la convoitise de la chair, au sein de
l'épître aux Galates, celle-ci est déclinée à
la faveur d'une énumération de ce que « la chair produit
» : « fornication, impureté, débauche, idolâtrie,
haines, discorde jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions,
sentiment d'envie, orgies, ripailles », passions qui selon l'apôtre
interdisent à ceux qui les commettent, d'hériter du «
royaume de Dieu », ajoutant, après l'énumération des
fruits de
l'Esprit, « ce qui appartiennent au Christ Jésus
ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises ». Cette
épître se révèle donc d'une importance
première puisqu'à sa lecture se devine cette vérité
paulinienne que la convoitise est plus que ce que les Païens en pensaient
et dépassent même le cadre de la tentation chez les Juifs.
Contrairement aux premiers saint Paul considère donc à la fois la
convoitise comme un trait distinctif des hommes auquel Dieu échappe et
lui spécifie des passions là où le paganisme en faisant un
état portant sur des objets non spécifiés. Et plus que les
seconds qui considéraient la tentation causant la convoitise de la chair
comme une des voies de la damnation, saint Paul radicalise cette idée en
affirmant l'impossibilité de rejoindre le « royaume de Dieu »
pour ceux qui s'y adonnent, exhortant à la rejeter vivement. Il y a donc
une mise en perspective chez Paul de l'idée de convoitise, la tentation
induite en l'homme par la chair et se manifeste à plusieurs niveaux, qui
donnera toute sa puissance à la particularité de la concupiscence
dans la Chrétienté, à savoir que celle-ci agit sur l'homme
par la voie de la chair et contre son gré. Cette idée est reprise
dans l'épître aux Romains, puisque l'apôtre oppose à
nouveau l'Esprit et la chair, affirmant : « je me complais dans la loi de
Dieu du point de vue de l'homme intérieur ; mais j'aperçois une
autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et
m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes
membres » prouvant que « si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est
plus moi qui accomplis l'action mas le péché qui est en moi
». Ainsi s'assied le thème de ce qui nous pousse à commettre
le mal malgré l'amour de Dieu, qui lui nous pousse à commettre le
bien, et qui se trouve dans la chair. C'est à la lecture de ce second
passage des écrits de Paul, présent dans l'épître
aux Romains que l'Eglise catholique toujours considéra la concupiscence
comme un effet du péché originel qui subsiste après le
baptême. En soi, elle ne fut jamais considérée comme un
péché proprement dit mais comme ce qui y induit et comme la
résultante du péché originel. Ainsi donc, si les
écrits de saint Paul ne parlent pas exactement de la concupiscence il
n'en est pas moins vrai que la thématisation de cette notion n'intervint
qu'après lui car de son dépassement des idées païenne
de convoitise, de désir et de l'idée juive de tentation pour
faire inexorablement de la convoitise charnelle une réalité
à laquelle est confronté tout homme dans son existence, le
péché qui détourne l'âme du royaume de Dieu en
attisant les passions mauvaises et contre lequel tout homme doit lutter, naquit
la spécificité même de la concupiscence. C'est à
cette concupiscence là que se référera le passage de la
première épître de Jean qui véritablement, dans la
traduction latine qui en est faite donnera le nom de concupiscentia à
cette convoitise traitée d'une façon particulière par le
christianisme.
Au sein du Nouveau Testament, un autre écrit clôt
définitivement le mouvement du passage du traitement chrétien de
la convoitise à la question de la concupiscence. Les
épîtres aux Galates et aux Romains, en se faisant la
synthèse de la pensée de Paul et de celle des premiers
chrétiens concernant la question de la convoitise charnelle ont
initiés l'élan qui amena à la notion de concupiscence,
en en inaugurant la thématique. La première
épître de Jean, puisque c'est de cet autre écrit qu'il
s'agit, si elle eut une importance moindre pour les penseurs moraux du
christianisme, et notamment Augustin, n'en demeure pas moins
représentative de ce courant qui s'attache à l'analyse de la
convoitise de la chair, de l'attachement aux choses du monde et bien plus,
là où son étude importe c'est que suite à sa
traduction en latin, la concupiscence entra dans la littérature
chrétienne.
L'influence des épîtres de saint Paul sur le
texte que la tradition retint sous le nom de première
épître de Jean, bien que la paternité de
l'épître ne soit pas certaine, n'a pas été
démontrée formellement. Cependant, la première
épître de Jean a été écrite
postèrieurement aux épîtres de saint Paul, et il existe une
communauté d'esprit entre les deux oeuvres. Le trait commun aux deux
oeuvres est l'attachement à l'idée que la convoitise est un
péché qui détourne l'homme de Dieu. A l'idée de la
convoitise de la chair, ce « péché qui habite en moi »
et qui détourne l'homme du royaume de Dieu et du Seigneur, fait
écho dans la première épître à Jean
l'assertion que « si quelqu'un aime le monde, l'amour du père n'est
pas en lui car tout ce qui vient du monde -la convoitise de la chair, la
convoitise des yeux et l'orgueil de la richesse- vient non pas du Père
mais du monde ». 10 Ainsi, pour l'auteur de ces lignes,
l'idée est bien, comme lorsque Paul écrivait que « la chair
convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair » de montrer qu'il
existe un antagonisme entre ce qui vient de Dieu et ce qui vient du monde.
Là où précisément l'épître de Jean se
démarque des épîtres aux Galates et aux Romains de Paul
c'est que sont distingués trois types de convoitises : la convoitise de
la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la richesse tandis que Paul
distinguait au moins une quinzaine de produits de la chair,
représentatifs de la convoitise charnel mais se subordonnant à
elle. Ainsi, tout comme Paul, l'auteur de la première
épître à Jean fait de la convoitise qui nous pousse vers
les choses du monde contre ce principe divin que Paul nomme la Loi d'amour et
l'auteur de la première épître de Jean « ce qui vient
de Dieu », mais contrairement à lui, il distingue trois
états qui attachent l'homme au monde tandis que pour Paul c'est la seule
convoitise de la chair qui amène les mauvaises passions. Ainsi, donc, le
texte de la première épître évolue dans le
même esprit en présentant quelques variations par rapport aux
épîtres de Paul, mais variations d'autant plus importantes pour la
problématique de la concupiscence que pour saint Augustin, dans le livre
X des Confessions et dans La cité de Dieu et à
sa suite de nombreux auteurs du Moyen Age et de la Renaissance, distinguera
« les trois concupiscences ». Il est loisible d'observer que l'apport
de l'épître de Jean à la question de la concupiscence ne
s'arrête pas là. Bien que cela tienne d'une contingence annexe
à ses propres lignes, c'est dans cette épître que
siège l'origine de l'utilisation chrétienne du terme latin de
concupiscientia. L'épître fut écrite en grec, comme tous
les livres du Nouveau Testament, mais voyons ce que la traduction latine donne
pour la distinction des trois convoitises dans le texte suivant :
«Concupiscentia carnis et concupiscentia
occulorum est et superbia vitae quae non est ex Patre sed ex
mundo est ». C'est donc la traduction de l'épître de Jean en
latin, effectuée au début du IIème siècle qui
sortit véritablement le terme concupiscentia de son usage païen,
faisant de cette notion un terme central de la pensée chrétienne.
La concupiscentia désignait désormais ce que Paul distinguait
jadis dans ses écrits comme le dépassement chrétien de la
pensée païenne de la convoitise et la pensée juive de la
tentation. La concupiscentia c'était donc désormais le nom du
péché humain.
La compréhension de la concupiscence dans les premiers
temps chrétiens n'aurait pu se faire sans ce panorama de la
thématique, qui sans être encore placée sous la notion de
concupiscence lors des différentes périodes de rédaction
du Nouveau Testament, incita Paul à distinguer le péché
qui habite en nous, la chair qui convoite contre l'esprit et interdit le
royaume de Dieu à ceux qui se laissent aller à cette convoitise
ou l'auteur de la première épître à Jean à
distinguer trois types de convoitises. Ce panorama s'avère d'autant plus
utile que la reprise des thèmes bibliques par saint Augustin fut
menée à fond. Pour l'auteur des Confessions et de La
cité de Dieu, la Bible, et plus spécialement le Nouveau
Testament, sera la référence ultime, dont il se fera toute sa vie
de chrétien le défenseur et l'exégète. Point n'est
besoin de mener les investigations très loin pour détecter
l'influence des épîtres aux Galates et aux Romains, ainsi que de
la première épître de Jean, sur l'oeuvre de saint Augustin.
Comme si la soixantaine de citations et de références aux
épîtres aux Galates et aux Romains présents dans les
Confessions ne devaient pas suffire, il est bon de remarquer que dans
le chapitre XXI du livre septième des Confessions, saint
Augustin affirme que « l'écriture, surtout les épîtres
de saint Paul, lui apprennent l'humilité et la piété
». De même, la première épître de Jean, si elle
n'est citée qu'une fois dans Les Confessions exerça une
influence directe sur saint Augustin qui passe une grande partie du Livre X
à appliquer la distinction des « trois concupiscences »
à sa propre existence.
S'il est connu que la conversion d'Augustin ne fut pas directe
et se planifia sur de nombreuses années et si la lecture d'un passage de
l'épître aux Romains fut cet instant décisif et
déterminant, toutefois les premiers à influencer Augustin furent
ses proches. Si les épîtres de Paul aux Galates et aux Romains
furent les références du philosophe pour traiter la question de
la concupiscence, il importe de se pencher sur la façon dont le
thème parvînt aux oreilles de saint Augustin et
l'influencèrent dans sa vie, avant que ne soient rédigées
Les Confessions. Pour ce faire, et restituer l'atmosphère,
l'usage tournant autour de la concupiscence contemporain à Augustin, il
importe de restituer un temps la façon dont le terme évolua
à partir des écrits de Paul et de l'épître de Jean
dans la littérature. Etudier la concupiscence chez saint Augustin
implique donc de ne pas négliger cette question : comment le
thème de la concupiscence arriva à Augustin ?
La concupiscence, à l'époque d'Augustin
était une notion qui, héritant de sa thématique au sein du
Nouveau Testament, servait à illustrer le péché et
à conseiller ou prêcher auprès des populations
chrétiennes et ce dans un but d'observance des préceptes
chrétiens. La thématique de la concupiscence fut donc usée
à des fins pratiques, prolongeant cet effort paulinien de sauver l'homme
du péché et de le mener au salut. A cet égard, les
écrits de Tertullien, sur lesquels nous ne nous attarderons cependant
pas puisqu'ils n'eurent que peu voire aucune influence sur l'oeuvre d'Augustin
sont significatifs. Tertullien, qui écrivait à la fin du
IIème siècle, fut un observateur stricte des préceptes
chrétiens et le premier véritable auteur latin de confession
catholique ; son oeuvre, constituée principalement de traités,
avait d'abord pour but de renseigner et de guider moralement ses
corréligionnaires chrétiens, qui alors étaient
persécutés. Ainsi perpétuait-il la voie paulinienne de
soutien aux chrétiens vacillants, tous bouleversés qu'ils
étaient par la menace que pesaient les autres religions sur leur foi,
paganisme de l'Empire romain ou hérésies venues du proche Orient.
Dans ses écrits donc, principalement les traités Sur la
pénitence (De Paenitentia), Sur la toilette des femmes (De
cultu feminarum) et la Lette à sa femme (Ad uxorem), il
s'agit d'exposer pédagogiquement, à l'usage des nouveaux
chrétiens, les préceptes et les recommandations morales du
christianisme où le terme de concupiscence est souvent utilisé
pour exhorter les chrétiens à suivre la bonne voie. Ainsi, dans
la Lettre à sa femme, Tertullien explique t'il qu' « Il
vaut mieux qu'un homme se marie parce qu'il est corrompu par la concupiscence
». Si, à proprement parler, l'oeuvre de Tertullien n'eut pas une
influence directe sur celle d'Augustin, il importe de noter, comme le fait
Robert L. Wilken qu'en temps que premier écrivain chrétien
d'expression latine que Tertullien fut un acteur primordial de la mise en place
du vocabulaire et de la pensée chrétienne et restituer
l'actualité de la concupiscence à l'époque d'Augustin ne
pouvait se faire sans cette introduction.
A l'instar de Tertullien, dans la lignée de l'oeuvre
apostolique de Paul, Ambroise, évêque de Milan considérait
avec importance la nécessité de veiller à l'observance des
préceptes chrétiens par ses contemporains, ne reniant jamais le
rôle politique primordial des dignitaires de l'Eglise catholique. Pour
Ambroise, le chrétien doit intervenir dans la vie politique et morale de
ses contemporains comme en témoignent les nombreuses lettres que
l'évêque adressa à l'Empereur. Mais si l'écrivain de
la fin du IIème siècle n'eut pas une influence directe sur saint
Augustin, Ambroise marqua l'homme d'une telle force que songer à la
place qu'occupe dans son oeuvre la concupiscence est inenvisageable sans
préalablement observer la place qu'elle tient dans l'oeuvre d'Ambroise.
L'oeuvre d'Ambroise, ancrée dans le siècle se veut avant tout une
apologie du christianisme et une contradiction des doctrines
hérétiques qui, à plusieurs reprises, menacèrent
son Eglise. Si pour saint Paul les adversaires du christianisme étaient
les juifs pharisiens n'ayant pas reconnu dans le Christ Jésus
le messie, si pour Tertullien l'ennemi était l'Empire
païen et persécuteur, Ambroise lutta sa vie durant contre les
hérésies, l'arianisme en premier lieu puisque
l'impératrice Justine en 386 tenta sans succès, tant la
résistance populaire menée par Ambroise fut grande, de confier
l'épiscopat de Milan à un Arien, le manichéisme aussi
puisque de nombreuses personnes tentées par sa doctrine, tel Augustin,
conversèrent avec lui. De même, comme le montre une lettre qu'il
adressa à Symmaque11, il ne perdit jamais contact avec les
tenants des anciennes traditions romaines en se faisant le porte parole des ses
idées qui font correspondre la foi chrétienne, à la suite
des apologistes du IIème siècle et à la lecture des
Ennéades de Plotin, à la pensée grecque, montrant
la parenté du platonisme et des préceptes chrétiens. Ainsi
donc, pour Ambroise, comme pour ceux qui le précédèrent
dans la question de la concupiscence, celle-ci intervient principalement pour
défendre le christianisme contre les dangers qui pèsent sur la
foi et affirmer la base doctrinale de la religion. Tout comme Paul, comme
Tertullien, Ambroise n'est pas un ermite inquiet de théologie et de
connaissance de Dieu mais un chrétien plongé dans le
Siècle qui cherche à sauver les hommes en leur prescrivant des
conseils moraux, en affirmant la doctrine de la foi catholique.
Bien que pour Ambroise, la notion de concupiscence soit un
terme central dans ses oeuvres, celle-ci ne fait pas l'objet d'une
thèmatisation forte et l'oeuvre d'Ambroise n'apporte aucune
nouveauté au concept de concupiscence tel qu'il est entendu par les
chrétiens depuis la lecture latine du Nouveau Testament. Tout comme pour
les premiers écrivains chrétiens latins tels que Tertullien, la
concupiscence est le nom donné au « péché qui habite
en nous », qui pousse la chair à convoiter contre l'esprit,
poussant l'homme vers les choses de ce monde. Tout comme pour Tertullien la
notion prend place dans ses oeuvres à des fins pédagogiques ou
pour formuler les impératifs moraux afin « que la cupidité
soit mortifiée et que la concupiscence meure »12. Ainsi,
l'importance de l'influence d'Ambroise sur Augustin d'une manière
générale et la façon dont celui-ci conceptualisa la notion
de concupiscence, n'est pas à rechercher spécifiquement dans les
écrits d'Ambroise. Si véritablement l'évêque de
Milan influença Augustin ce fut pour des raisons personnels à
Augustin. La rencontre d'Ambroise pour Augustin, alors tiraillé par les
questions portant sur Dieu, le bien, le mal, se révéla
décisive. Travaillé par les errements de la chair, les passions
mauvaises alors qu'il arrivait à Milan, Augustin décrit la
rencontre d'Ambroise de la manière suivante, s'adressant à Dieu,
comme toujours dans Les Confessions, « Arrivé dans cette
ville, j'allai voir l'évêque Ambroise, connu comme une âme
d'élite et votre pieux serviteur. Sa vaillante éloquence servait
alors à votre peuple « la nourriture de votre froment »,
« la joie de votre huile », « la sobre ivresse de votre vin
». Vous me conduisiez à lui, à mon insu, afin qu'il me
conduisit à vous en pleine conscience »13, et plus loin
« Je tenais Ambroise pour un homme heureux selon le monde, lui que les
plus hautes autorités honoraient ; son célibat seulement me
paraissait pénible. Quant aux espoirs qu'il
portait en lui, à ses luttes contre la tentation de ses
propres grandeurs, aux consolations qu'il goûtait dans
l'adversité, aux joies savoureuses qu'il trouvait à ruminer votre
pain, avec cette bouche secrète qui était dans son coeur, je ne
savais l'imaginer, je n'en avais aucune expérience »14.
Ainsi, Augustin fut émerveillé par l'évêque,
attentif à ses paroles. Ambroise eut donc une influence sur Augustin par
l'entremise de ces prêches où la théorie de la
concupiscence devait avoir une bonne place. De même, comme le montre
l'extrait plus haut c'est bien par la façon dont Ambroise luttait contre
la tentation et vivait dans le célibat qui renvoie directement à
la question de la concupiscence. Ambroise en quelque sorte, s'il
n'exerça sans doute pas d'influence doctrinale sur la question de la
concupiscence pour saint Augustin, n'en demeura pas moins, un de ceux, avec la
mère de ce dernier, Monique, chrétienne de longue date et
arrivé au christianisme par le refus de la fornication et de l'ivresse
comme il est montré au chapitreVIII du Livre IX des
Confessions, l'une des personnes qui permirent à Augustin de
cheminer vers la conversion au christianisme et à s'enquérir du
thème de la concupiscence.
Ainsi donc, percevoir dans les premiers siècles de
l'ère chrétienne, le cheminement du thème de la
concupiscence, la manière dont il fut conceptualisé, permet de
voir à la lumière de quelles sources et sous quelle influence
Augustin écrivit son oeuvre. Pénétré par les
épîtres de saint Paul, voyant comme elles, le péché
qui habite en nous et en résonance le mal qui réside dans la
tentation de la chair et la satisfaction des appétits du monde,
éloignant de Dieu et guidé par Ambroise, héritier de toute
une littérature chrétienne qui depuis Tertullien fait de la
concupiscence un des thèmes centraux à l'appui de la voie
pédagogique, Augustin appartient à cette littérature
chrétienne des premiers siècles faisant la part belle à la
conversion intérieure, c'est-à-dire, à la façon
dont la Révélation chrétienne parvient à
pénétrer le coeur des hommes. Cette influence si elle vient de la
force dont les idées pénétrèrent Augustin et
s'offrir à sa pensée, à la fois parce qu'elles ont
été décisives à sa conversion au catholicisme et
par leur nécessité dans le soutien à la foi
chrétienne, vient aussi du fait qu'avec ces différents auteurs de
la concupiscence, surtout saint Paul, Augustin partage le fait d'avoir
longtemps hésité et marché sur des chemins non
chrétiens, ressentant alors peser sur lui l'inquiétude de son
salut, de la façon dont il pourrait se détacher de ses passions
désastreuses. Ainsi si la notion de concupiscence le marqua tant ce fut
aussi que cette notion, dont la préhistoire se trouve dans le paganisme,
eut une histoire qui se parsème de conflits où, à valeur
rhétorique, elle servit à contrer les objections du paganisme au
catholicisme. La concupiscence, en quelque sorte, telle que nous la connaissons
maintenant fut pour saint Augustin, lorsqu'il la ressentit, la source de tous
ses maux et son traitement par le Catholicisme l'origine de son passage du
Paganisme et du Manichéisme au Christianisme, la voie qui lui ouvrit la
voie du salut.
Pourtant, s'il ne s'agissait que de la notion qui le marqua et
répondait à ses craintes en mettant un mot sur ses souffrances,
il suffirait de seulement mettre en relation et pointer les citations aux
épîtres de Paul, à l'épître de Jean ou aux
influences de saint Ambroise, pour montrer toute l'importance du terme. En
quelque sorte, il ne s'agirait que de dresser une liste des lectures d'Augustin
ou d'associer chaque moment de sa vie, où le mal l'habitait, à un
passage du Nouveau Testament. Il n'en est rien. La pensée d'Augustin
dépasse largement la façon dont la concupiscence
éclôt de la bible et dont le thème devait être
abordé par Ambroise, miroir de toute une tradition de pensée
chrétienne. L'oeuvre d'Augustin, et le rôle que tient la
concupiscence dans celle-ci sont absolument originaux. Si comme saint Paul, il
considère la nécessité de sortir de la domination de la
convoitise de la chair, de parer les tentations induites par celle- ci afin de
se tourner vers Dieu, si comme lui, il considère la convoitise comme un
péché qui subsiste en l'homme et si comme Tertullien ou Ambroise
le terme a valeur rhétorique et est sujet à des estimations
morales, Augustin affirma dans ses oeuvres une nouveauté en se posant
comme la synthèses de toutes ces idées et le dépassement
qui permit à la concupiscence de sortir du cadre restreint des
traités et des sermons pour être interrogée et devenir le
centre d'une véritable réflexion philosophique. Avec saint
Augustin s'amorça un moment unique de l'Histoire car à l'inverse
de ces prédécesseurs, loin de se restreindre à
l'exégèse de la bible et d'être seulement
préoccupé de la morale de ses corréligionnaires, Augustin
fit véritablement oeuvre de théologien, il fut ce penseur unique
mêlant considérations personnelles et perspectives globales
à son traitement de la concupiscence. Il fondit les enseignements de
Paul, d'Ambroise et de tous ceux qui dans la Chrétienté leur
étaient redevables en un système unique où la
concupiscence fut traitée comme jamais elle ne le fut auparavant. C'est
le premier véritable philosophe chrétien qui permit d'affirmer
définitivement les bases de la religion catholique.
2. La concupiscence dans l `oeuvre de saint Augustin
Nous l'avons souligné : chez Augustin, la vie et
l'oeuvre s'influencent mutuellement. L'oeuvre de saint Augustin répond
aussi bien de la façon dont il traita la concupiscence que sa vie, dans
laquelle il trouva toujours la source de sa pensée.
À travers la trame des événements et
l'importance d'une oeuvre inégalée, nous saisissons bien l'homme
que fut Augustin. Il s'est d'abord raconté, analysé avec un luxe
de scrupules. Une très abondante correspondance (218 lettres
conservées) non seulement avec des évêques comme Paulin de
Nole, Aurelius de Carthage, mais avec des prêtres, des laïcs, des
ministres, des empereurs, nous
montre quelle fut, de son vivant, sa renommée. L'homme
qu'il fut nous apparaît d'abord comme un être doué d'une
étonnante mémoire : il sait la Bible par coeur, comme l'attestent
les récentes études sur l'emploi qu'il fait des citations -ainsi
que nous l'avons vu avec le nombre de citations et de références
aux épîtres de saint Paul-, à l'appui de sa
théologie. Il fut aussi un homme d'une sensibilité facile
à émouvoir, et pas seulement dans Les Confessions, mais
tout au long de sa vie, dans ses Sermons comme dans cette oeuvre grandiose
qu'est La Cité de Dieu, dans ses Lettres comme dans les
traités théologiques les plus ardus. Tout le porte aux
élans mystiques, depuis le cri des Confessions : « Car
notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en Toi, Seigneur »,
jusqu'à la certitude du repos éternel, toute sa vie est
animée d'un ardent désir de connaître la voie du salut et
Dieu. Il ne s'agit pas d'une mystique d'abandon mais de la mystique rationnelle
d'un homme qui ne cesse d'être un penseur, un philosophe, un
théologien profondément marqué par l'expérience
quotidienne de la vie spirituelle. Bref, un homme à la recherche du
bonheur et qui pense que Dieu est le Bien suprême dont nous pouvons jouir
: cette « jouissance de Dieu » est le but même de toute vie
humaine ; apprendre à connaître Dieu et à connaître
l'homme, tel était le programme que le jeune converti se traçait
à Cassiciacum, ville où il se trouvait après avoir
abandonné son poste de professeur de rhétorique. Il y est
resté fidèle, et cette patiente interrogation, ce dialogue
ininterrompu entre un homme et son Dieu est sans doute, dans la vie d'Augustin,
le plus révélateur de son être profond.
A la fois influencé par les premiers penseurs
chrétiens, la culture classique latine de sa jeunesse -toute
païenne- et par les évènements de sa vie -de sa jeunesse
tumultueuse au siège d'Hippone par les Vandales au cours duquel il
trouvera la mort en 430-, un des thèmes qui l'inquiéta le plus et
qui devint central dans son oeuvre fut la relation de l'homme et de la
liberté où la question de la concupiscence prend une place de
premier ordre.
Le thème de la liberté humaine, primordial, fut
renforcé chez Augustin par le pélagianisme. Les tenants de cette
doctrine professaient que l'homme seul est l'artisan de sa destinée
terrestre et spirituelle. Les pélagiens insistaient avec vigueur sur la
responsabilité du libre arbitre de l'homme, s'appropriant ainsi
l'héritage lointain du stoïcisme et la lutte contre l'astrologie et
le fatalisme astral. Mais, profondément religieux, ils cherchaient
à accomplir à la perfection les commandements de la loi divine.
Pélage assurait que les seules forces de l'homme y pouvaient parvenir et
prônait une vie morale active, généreuse, qui attesterait
dans les oeuvres la foi religieuse.
Toute l'expérience personnelle d'Augustin s'inscrivait
en faux contre cette théorie : l'homme seul est pécheur, il ne
peut rien. De plus, la créature n'existe que par Dieu, seul Être
au sens plénier du terme ; c'est de lui seul que l'homme doit attendre
la sagesse et le bonheur. L'analyse psychologique montre que l'homme est un
être profondément divisé : fait pour Dieu, il est
écartelé entre le
monde et le créateur du monde. Cette division à
l'intérieur de chaque homme, cette lutte entre la chair et l'esprit, qui
est au centre de la problématique de la concupiscence, Augustin, jeune,
durant neuf ans, avait cru le résoudre par le manichéisme. Mais
il avait compris que ce conflit existentiel de diverses volontés, qui
tiraillent l'homme en des sens opposés n'était pas
étranger à l'homme. Ce dernier n'est pas simplement un champ
clos, passif : « C'est moi qui voulais et c'est moi qui ne voulais pas,
oui, c'était bien moi », constate-t-il au livre VIII des
Confessions. Le moi est donc au centre du choix de l'homme. Mais il
savait aussi que, même lorsque la raison avait dit oui, et
adhéré au christianisme, les forces lui manquaient encore. Sa
conversion n'était pas due à ses seuls efforts, mais à la
grâce de Dieu qui le libéra des entraves que son coeur et sa
raison continuaient de susciter.
Ainsi, partant de l'expérience personnelle de sa propre
conversion, influencé par saint Paul, certainement par Ambroise, ce
guide de la foi vacillante du premier christianisme d'Augustin, celui-ci
développa une théologie de la grâce qui est essentiellement
fondée sur l'idée que la grâce est une délectation
céleste. Elle constitue l'appel à un tel bonheur qu'elle
entraîne l'adhésion de la volonté de l'homme. En d'autres
termes, l'amour de Dieu, que la grâce propose, peut seul entraîner
l'adhésion de la volonté.
Car il faut bien en revenir à ce point. Est-ce l'homme
ou Dieu qui veut et décide ? Augustin montre qu'au point de
départ de nos décisions, dites libres, il y a des forces
secrètes, indépendantes de notre volonté. C'est Dieu qui
agit sur nous et son action accompagne sans cesse l'action de l'homme. En
affirmant la nécessité de la grâce qui se manifeste par des
attraits, des motivations psychologiques, il ne supprime pas pour autant la
liberté. Il affirme simplement, et en partant de l'expérience
spirituelle la plus authentique, que le libre arbitre suffit pour faire le mal,
mais n'est pas capable, à lui seul, de parvenir au bien. C'est par le
libre arbitre que l'homme donne raison au « péché qui habite
en nous ». Le secours de Dieu est nécessaire, sous forme d'une
grâce prévenante, pour accompagner, soutenir, nourrir l'action de
l'homme vers le Bien. Car Dieu, seul Être, est aussi l'unique source de
l'amour et des pensées bonnes, c'est-à-dire tournées vers
la contemplation du Bien. Tout se passe donc comme si l'habitude du bien
était enracinée dans l'amour de Dieu. L'action divine et la
coopération de l'homme à cette action en lui-même,
c'est-à-dire à la grâce, ajoutent spontanément
à la nature de l'homme une nouvelle nature, une surnature, qui fait que
l'homme réagit en fils de Dieu là où, seul et sans le
secours de la grâce divine, il n'eût réagi qu'en homme, sous
la domination de la concupiscence. Cette dernière n'est pas autre chose
que la rébellion de l'âme contre sa destinée bienheureuse,
une volonté pécheresse héritée du
péché originel, et présente dès que l'homme
n'envisage les biens de ce monde que pour eux-mêmes. D'où le
refus, souvent austère, parfois exagéré, mais toujours
impératif, de la sexualité, de la libido dominandi («
volonté de puissance »).
Ainsi, ce thème de la liberté et le tracé
des évènements importants prouvent bien, s'il en était
besoin, l'originalité de l'oeuvre d'Augustin et spécialement de
son traitement de la concupiscence par rapport aux analyses pauliniennes ou
ambroisiennes. Pourtant, cette originalité repose aussi sur un trait qui
échappe aux penseurs antérieurs de la concupiscence. Alors que
ceux-ci traitaient d'elles toujours comme d'une entité indiscutable, la
notion évolua dans l'oeuvre de saint Augustin. Chez lui, il n'y a pas
q'une concupiscence mais plusieurs et cette multiplicité intervient
à différents niveaux. D'abord parce qu'Augustin fait varier le
terme du singulier au pluriel selon le texte et que, ce faisant, ensuite, le
terme même de concupiscence est sujet à diverses
interprétations qui suivent le fil de ses écrits ; la
concupiscence n'est pas traitée de la même manière que ce
soit comme ressenti du mal en lui et intuition dans les premiers livres des
Confessions, comme un système d'états inhérents
à l'homme dans le livre X des Confessions ou comme la pulsion
qui mène l'homme vers les trois libidos « Libido sentendi , libido
sciendi, libido dominandi». Il y a donc, à la lecture des textes
d'Augustin, l'obligation de résoudre ce paradoxe de l'unicité et
de la multiplicité de la concupiscence, puis sûrement d'entrevoir,
dans ce paradoxe, l'enrichissement que les différentes
conceptualisations de la concupiscence apporte à la théorie
générale d'Augustin. Pour ce faire, même si la
concupiscence est très souvent traitée dans tous les
écrits d'Augustin jusqu'à cette réponse aux
Pélagiens qu'est Du mariage et de la concupiscence, il n'y a
que dans Les Confessions et dans La Cité de Dieu que
se dessine toute l'originalité et l'apport décisif d'Augustin
à la question de la concupiscence, les autres ouvrages ne faisant que
perpétuer la tradition héritée de Paul
d'édification du peuple chrétien et d'explication des
préceptes du Catholicisme à la faveur d'un dialogue sans cesse
perpétué contre les adversaires de la foi, Païens ou
hérétiques.
a) L'intuition de la concupiscence
Avant même que lui soient connues les
épîtres de Paul, avant même q'il soit guidé par
Ambroise dans sa vie de chrétien, Augustin fut tiraillé par la
question du mal et par la façon dont les passions mauvaises s'imposent
à l'homme. Ces interrogations ce sont celles qui jetèrent la
lumière sur ses forfaits de jeunesse et qui le troublèrent durant
toute cette période où il fut un adepte du manichéisme.
C'est cette partie de sa vie qu'Augustin raconte dans les premiers livres des
Confessions dont la rédaction s'étale entre 397 et 401,
s'efforçant de confesser ses fautes passées, s'adressant
directement, dans un dialogue intime, à ce Dieu qu'il avait tant
cherché « en labeur et fièvre » ailleurs que là
où le Dieu d'amour l'attendait, comme il le lui déclare : «
Mais toi, tu étais/ Plus intérieur que l'intime de
moi-même/ Et plus haut que le plus haut de moi-même ».
Les Confessions est composé de treize livres.
Dans les livres I à IX, Augustin raconte les principaux
événements de son existence, depuis sa naissance à
Thagaste, le 13 novembre 354, jusqu'à la fameuse « extase d'Ostie
», à l'automne 387, suivie peu après de la mort de sa
mère, Monique. La scène capitale de la conversion, qui eut lieu
au mois d'août 386, dans un jardin à Milan, est
évoquée au livre VIII : à l'incitation des paroles d'une
chanson d'enfant, prises pour une injonction divine, Augustin lit au hasard un
passage de l'Épître aux Romains de saint Paul : « ... ce fut
comme une lumière de sécurité infuse en mon coeur,
dissipant toutes les ténèbres du doute. » Peu après,
à la Pâque de l'an 387, Augustin recevait le baptême
administré par saint Ambroise. Et c'est dans cette partie de l'ouvrage
que se trouve ce traitement de la concupiscence comme d'un état encore
inconnu mais qui s'imposait à Augustin. Avant d'être une notion
qu'il discutera ultérieurement, la concupiscence sera l'origine de ses
souffrances et de ses errements à la recherche de Dieu. C'est de cette
concupiscence-là qu'il s'agit dans les premiers livres, de la
concupiscence ressentie dès le jeune âge puisqu'à la
lumière de ce concept Augustin entreprend l'interprétation de
différents évènements marquants de sa vie, tous
désastreux où source, même s'il furent joyeux sur
l'instant, d'amères regrets pour celui qui, lors de la rédaction
de ses confessions est déjà un homme mûr,
évêque et philosophe. La première façon dont la
concupiscence arrive dans l'oeuvre d'Augustin consiste en une sorte
d'énumération, bien que différée sur plusieurs
pages, des états où selon lui il fût victime de
concupiscence dans le passé.
Comme nous l'avons vu, traditionnellement, pour les
Chrétiens, la concupiscence est considérée, et ce
dés les premiers siècles de notre ère, comme le
péché qui subsiste en l'homme, après son baptême,
résidu du péché originel. Dans Les Confessions,
l'énumération des évènements marqués par la
tendance quasi innée qui penche l'homme à satisfaire les
désirs qui l'attachent au monde se fait de manière chronologique.
Usant de sa mémoire, de son passé, Augustin illustre à la
lumière des fautes qu'il commit la notion de concupiscence. Aucun
âge n'apparaît alors être épargné par cette
concupiscence puisque l'énumération commence par l'analyse du
comportement des enfants nouveaux nés. Pour Augustin, le
péché se manifeste dès les premières années
d'un homme lorsque encore bébé celui-ci convoite le sein maternel
car « nul n'est pur de péché en votre présence, pas
même le petit enfant dont la vie n'est que d'un jour sur la terre ».
Et ne se rappelant pas de cette période de sa vie que fut celle
où encore nourrisson il tétait le sein il affirme « En quoi
ai- je donc péché alors ? Etait-ce un péché de
convoiter le sein en pleurant ? Si je convoitais maintenant avec une pareille
ardeur, non pas le sein nourricier mais l'aliment convenable à mon
âge, on me raillerait et on me reprendrait à bon droit. Ce que je
faisais était répréhensible [...] Oui, c'était une
avidité mauvaise ». (Livre 1, chapitre VIII). Dés les
premiers récits des Confessions, apparaît alors pour
saint Augustin le caractère inné de la concupiscence allant en
progressant, au fil des âges, changeant d'objet puisque par la suite du
texte, commentant les fautes de son
adolescence, qui le poussèrent à forniquer et
à commettre -on se rappelle du célèbre passage-, le larcin
de pommes qui n'étaient pas à lui, il témoigne « Des
vapeurs s'exhalaient de la boueuse concupiscence de ma chair, du bouillonnement
de ma puberté ; elles ennuageaient et offusquaient mon coeur ; tellement
qu'il ne distinguait plus la douce clarté de l'affection des
ténèbres sensuelles [...] ma débile jeunesse était
plongée dans un abîme de vices (...] Vous vous taisiez alors,
jetant de plus en plus, de stériles semences, génératrices
de douleur, avec une bassesse superbe et une lassitude inquiète »
(livre 2, ch.2). L'adolescence, avec l'apprentissage de la raison va de pair
pour saint Augustin avec la prise en compte du caractère mauvais de ce
qu'il ressentait alors et que le texte place sous le nom de concupiscence. Dans
ces lignes, se voit donc l'importance de l'angoisse physique qui pousse l'homme
à ressentir, au-delà des souffrances du corps la voie du
péché qui se fixe sur tous les objets même l'amour,
puisque, raconte t'il « Je souillais donc la source de l'amitié des
ordures de la concupiscence ; j'en ternissais la pureté des vapeurs
infernales de la débauche. Repoussant et infâme, je brûlais
dans mon extrême vanité de faire l'élégant et le
mondain. Je me ruais à l'amour où je souhaitais être pris
» (L3, Ch1). Même lorsqu'avec ses amis chrétiens et
déjà bien avancé dans l'âge adulte, il souhaita
embrasser la foi chrétienne, celui-ci ne pouvait concevoir de ne pas se
marier car « Ce qui surtout me tenait prisonnier et me tourmentait
violemment, c'était l'habitude d'assouvir une insatiable concupiscence
» (L6, Ch12). Ainsi, un second trait de la concupiscence, au-delà
du caractère inné, est que pour saint Augustin, et c'est surtout
de la concupiscence de l'homme qui attache aux femmes et à la
satisfaction des appétits sexuels, la voie du salut, et de la
connaissance de Dieu doit passer par l'abandon total de la concupiscence,
c'est-à-dire l'abstinence totale, solution très tôt
envisagé, puisque Augustin, se souvenant un moment de son adolescence,
raconte « J'avais dit : « donnez-moi la chasteté et la
continence, mais ne me les donnez pas à l'instant » je craignais
d'être exaucé trop vite, d'être trop vite guéri de la
maladie de la concupiscence, que j'aimais mieux assouvir que supprimer.
»15. Le salut, la sortie de l'emprise du péché
apparaît dans la chasteté et le rejet
généralisé de la concupiscence.
Cette première analyse nous montre, à travers le
commentaire des fautes de saint Augustin, une illustration de la conception
chrétienne de la concupiscence. L'énumération
chronologique des fautes qui poussèrent Augustin à agir selon le
péché illustre le caractère inné de la
concupiscence et du péché en l'homme hérité par
Paul. L'originalité d'Augustin se fait voir puisque c'est à la
lumière de sa vie que la concupiscence sert ici d'exemple en dehors du
cadre austère des sermons, comme les premiers penseurs de la
chrétienté s'accoutumèrent à le faire. Dans ses
lignes, illustrations parfaites de la concupiscence telle qu'entendu
traditionnellement par les chrétiens, se dessine aussi deux faits,
importants, il est difficile de sortir de la concupiscence et seul le rejet
total, par l'ouverture à Dieu qui est amour le rend possible. S'il avait
déjà été noté précédemment que
la chair convoitait contre l'esprit, Augustin fut le
premier à l'exprimer en en montrant le caractère
sensuel puisque c'est autant dans sa chair que dans son âme que la
concupiscence se manifesta.
Ainsi, le récit des premiers livres des
Confessions, puisqu'il éclaire les fautes passées de
saint Augustin présuppose deux temps antérieurs à la
rédaction, celui où ressentant en son âme les affres de la
concupiscence sans pouvoir nommer ceux-ci et le temps où Augustin
parvint à l'écoute de la doctrine chrétienne du salut et
de la concupiscence. Par ces premiers livres s'achèvent donc un double
mouvement, celui de la recherche doctrinal qui le mena à la notion de
concupiscence et la fin des souffrances d'Augustin, plein de grâce. A
l'instar de Paul, Augustin place dans la convoitise charnelle l'obstacle au
bonheur, tout comme Ambroise et les précédents auteurs latins du
christianisme, il utilise la concupiscence pour interpréter la vie
réelle, la vie séculière, constamment soumise au
péché et, par contre, il l'utilise pour parler de sa vie,
l'attacher à son vécu. La concupiscence, pour la première
fois est mise au niveau de la psychologie, du cas d'un homme particulier,
représentant de tous les autres. Cette concupiscence-là, cette
concupiscence du ressenti, de la chair tyrannique, c'est celle que retiendra
Freud plus tard, dans sa psychanalyse sous le terme de libido lorsqu'il
définira celle-ci comme les pulsions innées de l'être
humain qui pousse l'homme à désirer et à être
frustré lorsque ces désirs ne sont pas satisfaits.
Toutefois, nous le savons, Les Confessions ne sont
pas à proprement parler le simple récit des fautes qu'il s'agit
de remettre au Seigneur afin d'accéder au salut. Les confessions
dépassent le cadre personnel et ont été écrites
aussi pour témoigner de la bonté divine et d'un chemin personnel
vers Dieu doublé d'une réflexion philosophique sur le salut.
C'est ce qui a poussé Augustin à ne pas seulement relater ses
fautes mais à les comprendre sous la lumière de la connaissance
de la concupiscence et c'est ce qui le pousse, dans le livre X à ouvrir
sa réflexion sur les différentes concupiscences, conceptualisant
par là l'idée présente dans la première
épître de Jean qu'il existe plusieurs concupiscences, trois
exactement.
b) L'outil conceptuel
Les Confessions donc est un témoignage et une
oeuvre apologétique. Mais pas seulement. En vérité plus
que tout autre caractère, celui qui marque le plus la
postérité de l'oeuvre est qu'il s'agit, à n'en point
douter, du premier ouvrage de philosophie systématique
chrétienne. Le livre X à cet égard en est symptomatique.
Loin de se complaire à son examen personnel et à louer Dieu,
Augustin cherche à expliquer, marqué qu'il était sans
doute par la rhétorique d'Ambroise, qui introduisit le plus
sûrement la réflexion grecque aux sentiments chrétiens,
à travers un certain platonisme explicatif, à rationaliser ce qui
s'offrait à son esprit comme une évidence. L'évidence que
lorsqu'il péchât il était sous
l'emprise de la concupiscence, que le rejet de celle-ci
implique de se tourner vers Dieu et de rejeter les biens terrestres aboutissant
aux mauvaises passions : la chair, l'orgueil... l'amène, au sein du
livre X des Confessions à conceptualiser la concupiscence,
à véritablement l'expliquer, ne se contentant plus de la
décrire. Ce faisant, utilise t'il la distinction entre la concupiscence
des yeux, la concupiscence de la chair et l'orgueil de la richesse,
héritée de la première épître de Jean pour
mettre à jour le concept-clé de concupiscence. Il ne s'agit plus
pour Augustin de parler du passé, mais de voir dans le présent,
dans l'éternité ce qu'implique la concupiscence.
C'est la force de la culture grecque et latine qui
l'éloigna de la bible, lorsqu'il fût manichéen, voyant,
dans le catholicisme « une religion de bonnes femmes », très
peu enclin à admettre, à l'époque, la possibilité
de lecture des écrits bibliques regorgeant de nombreuses
métaphores et de se simples histoires paraboliques, plein qu'il
était de cette éducation qui fit de lui, dans ses
premières années de vie d'adulte un professeur remarquable de
rhétorique. Cependant, au fur et à mesure qu'il se convainquit de
la beauté et de la grandeur du christianisme, dans sa simplicité
même, il découvrit que ses erreurs passées venaient de la
primauté chez lui de l'orgueil, une de ses concupiscences, qui, avec la
concupiscence de la chair, qui l'empêchait de concevoir le
célibat, inhérent, selon lui, à la conversion au
christianisme. Loin de la vérité, obsédé aussi par
le bien et le mal, Augustin, tout au long des Confessions, nous
l'avons vu, s'interroge sur ses errements et le pousse au livre X à
établir ce qu'est le véritable bien, la vérité,
comment l'atteindre. C'est donc par son éducation latine qu'il fût
jeune écarté du christianisme et, au sein de ce dixième
livre, c'est en rationalisent la question de la concupiscence, du bien, de la
vérité qu'Augustin en quelque sorte effectue cette transition de
la philosophie grecque au savoir chrétien.
Pour illustrer nos propos, attardons nous un instant sur ce texte
:
« C'est pourquoi j'ai considéré mes
faiblesses de pécheur dans les trois concupiscences, et j'ai
invoqué votre droite pour ma guérison. Car le coeur
blessé, j 'ai vu votre splendeur et, forcé de reculer, j 'ai dit
: « Qui peut atteindre jusque là ? J'ai été
rejeté loin de l'aspect de vos yeux ». Vous êtes la
vérité qui préside à toutes choses. Et moi, dans
mon avarice, je ne voulais pas vous perdre, mais je voulais posséder
à la fois, vous et le mensonge. C'est ainsi que personne ne peut mentir
au point de ne pas savoir lui-même ce qui est vrai. Voilà pourquoi
je vous ai perdu, car vous n'admettez pas qu'on vous possède avec le
mensonge. » (Livre X, ch.XLI)
C'est donc, la recherche de la vérité, du salut,
l'abandon des erreurs passées qui le poussent à
réfléchir sur la concupiscence en philosophe.
Dans ce livre X, en philosophe, Augustin établit avec
rigueur un système dans lequel, l'idée « On ne trouve le
bonheur qu'en Dieu »16 s'associe à celle
que « Le bonheur est inséparable de la
vérité, guide toute la réflexion »17.
Ainsi, fait-il dans la connaissance de Dieu et la fusion avec lui le bien
suprême. Cette réflexion, éminemment importante, sur le
bien suprême aura une grande postérité, puisque Descartes,
Leibniz ou Spinoza s'en feront écho dans leurs oeuvres, poussant ce
dernier, dans son Traité sur la réforme de l'entendement
à parler du souverain bien comme l'état qui consiste
à « arriver à jouir de cette nature supérieure »
qui est « la connaissance de l'union qu'a l'âme pensante avec la
nature entière »18, appelant à abandonner ces
faux biens que sont le plaisir, l'honneur et la richesse. Lointain
précurseur donc, Augustin, par son traitement de la concupiscence, n'eut
jamais d'autres ambitions que d'accéder à cette connaissance de
la vérité, passant par la connaissance de Dieu et l'abandon des
biens qui attachent l'homme au monde.
Ce faisant, il établit une hiérarchie des
passions éloignant de Dieu à partir des trois concupiscences
héritées de la première épître de Jean. A la
concupiscence de la chair, `concupiscentia carnis', Augustin associe la
volupté (XXX) qui attache l'homme aux femmes par l'attirance sexuelle,
l'intempérance, qui consiste en l'ivrognerie ou en la gourmandise
(XXXI), les plaisirs de l'odorat (XXXII), les plaisirs de l'ouïe (XXIII).
Comme Paul, qui dans son épître aux Galates
énumérait les passions attachées à la convoitise de
la chair, Augustin fait un panorama de celles-ci mais, contrairement à
l'apôtre il rationalise cette énumération, ne se servant
d'elles non pas comme exemples mais comme des réalités à
traiter dans le cadre de la démonstration du caractère mauvais de
la concupiscence de la chair. A la concupiscence des yeux, cette
`concupiscentia occulorum' du texte biblique, il associe la curiosité
(XXXV), voyant toute expérience qui est l'oeuvre des sens comme cette
concupiscence des yeux. L'oeil, nous le savons depuis les tragédies
grecques, à travers ce devin qui vit la chute d'OEdipe bien qu'aveugle,
est le symbole de l'attachement de l'homme aux perceptions des sens qui le
pousse, métaphoriquement parlant, à être aveuglé ou
extralucide. C'est de cet héritage que vient, pour Augustin,
l'association de la concupiscence des yeux à toute expérience
sensuelle trompeuse qui pousse parfois, loin de Dieu, à être
berné par de fausses vérités et à adorer de faux
dieux, tout en adorant les spectacles et à tenter Dieu par la demande
d'oracles. Enfin, pour parachever, son analyse des passions mauvaises à
l'aune du texte de l'épître de Jean, Augustin étudie cette
`superbia vitae', l'orgueil dont il est dit que « l'amour de la gloire est
habile à se déguiser » (XXXVIII). Pour Augustin, plus que
toute autre, c'est la concupiscence de l'orgueil qu'il est impératif de
rejeter, pour vivre au sein des disciples du Christ en toute humilité
non feinte -car il y a de l'orgueil à faire croire que l'on vit
humblement sans que ce soit véritablement le cas- ; c'est aussi cette
concupiscence qui pousse l'homme sacrilège à se croire
l'égal de Dieu.
De cette analyse ressort que pour Augustin, l'homme
constamment soumis à la tentation, comme il le souligne par l'analyse du
rêve qui soumet l'homme, inconsciemment, aux affres de la concupiscence,
ne laissant jamais l'humain en
parfait repos : « ces fictions ont un tel pouvoir sur mon
âme, sur ma chair, que toutes fausses qu'elles sont, elles
suggèrent à mon sommeil ce que les réalités ne
peuvent me suggérer quand je suis éveillé ». (XXX).
Un double mouvement parcourt cette fin du livre X des Confession : l'homme doit
se débarrasser des passions mauvaises -et Augustin les
énumère- et faire passer le sien chemin sur la voie qui
mène à Dieu, la voie de la vérité. Seul compte
alors l'amour qui mène à Dieu, opposé à la
concupiscence. Ce constat, Pascal, lui-même au sein des
Provinciales, le fera sien en opposant l'amour que Dieu répand
dans l'âme tandis que la concupiscence la sollicite19.
Par cette analyse de la concupiscence, c'est aussi l'occasion
d'affranchir le christianisme du néoplatonisme auquel il était
souvent associé, chez Ambroise notamment. Se dessine l'autonomie de la
recherche de la vérité par la voie chrétienne, la seule
possible pour Augustin, allant à l'encontre du néoplatonisme,
c'est-à-dire ce platonisme revisité qui expose qu'il faut
reconnaître comme source d'une procession universelle un Principe
absolument ineffable, nommé symboliquement « l'Un » ou «
le Bien ». Il faut admettre à l'origine de toute pensée une
sorte de coïncidence mystique, tout aussi inexprimable, avec ce centre
universel. L'effort philosophique consiste à rejoindre par le circuit
dialectique cette racine éternelle de l'âme, sans aucune confusion
d'essence ni abolition de sujet spirituel. On voit que la philosophie est ici
avant tout la conscience méthodique de la religion. Le
néo-platonisme affirme que la voie de l'homme vers ce bien implique un
médiateur qui partage des qualités avec l'homme ainsi qu'avec
celui-ci. Alors que le néo-platonisme appelle de ses voeux un homme
débarrassé de sa mortalité, Augustin montre que
pécheur l'homme ne peut pas être immortel et fait de l'abandon de
la concupiscence, à la façon de Jésus Christ, le seul
médiateur, la voie vers la vérité, vers Dieu. Ainsi, si la
pensée augustinienne accueillit un temps le néo-platonisme,
héritant des analyses d'Ambroise qui font de celui-ci un
complément du christianisme, identifiant le Bien, l'Un à Dieu,
elle s'en détourna pour l'abandonner car ne reconnaissant pas la
révélation qui, pour Augustin est indispensable à tous les
développements de la pensée chrétienne.
Ainsi, dans ce livre X des Confessions, Augustin en même
temps qu'il représente un essai de philosophie chrétienne en
utilisant les méthodes traditionnelles de la philosophie
héritées de la culture grecque par le traitement de la
concupiscence, se débarrasse des préceptes nouveaux du platonisme
pour affirmer l'indépendance du christianisme et introduire, ce faisant,
une philosophie du salut.
De manière générale, que la concupiscence
soit pur ressenti et la notion explicative des fautes passées pour
Augustin, son désir de fonder le christianisme rationnellement, qui se
manifeste au livre X des Confessions, le pousse à
considérer la concupiscence non plus comme cette notion si
présente
dans les sermons et les lettres des premiers chrétiens
et en faire la pierre angulaire de toute une théorie du Salut.
Comme le note Joseph Trabucco, dans sa préface aux
Confessions, celles- ci, « on le sait, content une passionnante
aventure spirituelle : la quête de Dieu. Une âme à travers
les biens créés, d'illusion en illusion, de peine en peine,
jusqu'à ce que, l'ayant enfin trouvé, elle s'y repose. D'autres
convertis illustres, Pascal, Newman, Maine de Biran, après Augustin,
nous décriront, à leur tour, leur itinéraire vers Dieu.
Mais c'est Augustin qui le premier, leur a montré la voie.
».20
Plus qu'une simple évocation des
événements d'une vie, Les Confessions est le
récit de l'aventure intellectuelle et spirituelle, tourmentée et
passionnée, d'un esprit éperdument lancé à la
recherche de la vérité. L'accueil de la grâce divine par le
libre arbitre est au coeur de la destinée, dont ce livre, dans un style
à la fois sublime et frémissant, donne le témoignage
exceptionnel. Ce livre en comparaison duquel La Cité de Dieu,
rédigé en 426, tranchera par son système tout en reprenant
les thèmes de ce premier essai de philosophie chrétienne,
reprenant notamment le thème central de la concupiscence.
.
c) Libido sentiendi, libido sciendi, libido
dominandi
Parmi les ouvrages de saint Augustin les plus importants, seul
La cité de Dieu fait l'objet d'une présentation de ses
motifs et de son plan dans les Rétractations,
rédigées en 427 : « Rome fut détruite sous le coup de
l'invasion des Goths que conduisait Alaric ; ce fut un grand désastre.
Les adorateurs d'une multitude de faux dieux - les païens -
s'efforçaient de faire retomber ce désastre sur la religion
chrétienne et se mirent à blâmer le vrai Dieu avec plus
d'âpreté [...] que d'habitude. C'est pourquoi [...], je
décidai d'écrire contre leurs blasphèmes ou leurs erreurs
les livres de la Cité de Dieu. »
Augustin se plaît à rappeler au lecteur son plan
rigoureux : vingt-deux livres, les dix premiers consacrés à la
réfutation des Païens idolâtres et de leurs
défenseurs, les douze autres à l'origine (XI-XIV), au
développement (XVXVIII) et aux fins (XIX-XXII) des deux cités. Il
se garde de mentionner les nombreuses digressions qui allongent
considérablement son ouvrage. C'est un des rares livres où se
vérifie le progrès de sa pensée. Il en commença la
rédaction en 412 et, non sans de longues interruptions, il l'acheva au
terme de treize longues années, soit en 426.
Si ce n'est pas un ouvrage de circonstance, La Cité
de Dieu ne répond pas moins à une demande faite par un des
amis de l'auteur, Flavius Marcellinus, haut dignitaire de la chancellerie
impériale, encore païen, mais désireux de s'instruire du
christianisme. Les événements de la prise de Rome par Alaric en
410 sont
plutôt l'occasion que la cause et, d'emblée,
comme le souligne Lucien Jerphagnon, il convient de ne pas identifier Rome
à la cité terrestre et l'Église à la cité de
Dieu. C'est dès 400 qu'Augustin porte en lui le thème de ce
traité : « Deux cités, celle des impies et celle des saints
s'avancent depuis l'origine du genre humain, jusqu'à la fin du monde
» (La Première Catéchèse, 19, 31). Et un peu
plus loin, nous lisons : « Jérusalem, la très illustre
Cité de Dieu, dont les citoyens sont des hommes sanctifiés... Le
Roi de cette Cité est le Seigneur Jésus- Christ » (20, 32).
Et c'est au livre XIV, chapitre 23 de La Cité de Dieu que
figure la très dense affirmation : « Deux amours ont bâti
deux cités : celle de la terre pour l'amour de soi jusqu'au
mépris de Dieu et celle du ciel pour l'amour de Dieu jusqu'au
mépris de soi. »
Sur la nature précise de l'ouvrage, les commentateurs
s'accordent aujourd'hui à le considérer « non comme un
traité de théorie politique, ni comme l'expression d'une
philosophie de l'histoire, qui s'efforcerait de cerner un dessein divin dans le
cours des événements » (Henry Chadwick). Augustin s'y
révèle exégète, philosophe et théologien et
s'inspire tour à tour de la Bible, de Cicéron, de Varron,
d'Eusèbe, en remontant à Platon, Porphyre et Plotin. Il offre une
vision théologique de l'histoire de l'humanité, de l'histoire du
péché et du salut, du bonheur et du malheur.
Les destinataires de La Cité de Dieu sont les
intellectuels, contemporains d'Augustin, non convertis au christianisme,
même si l'auteur donne parfois trop l'impression de s'acharner sur un
« paganisme de bibliothèque ». Tel un rhéteur, brillant
et prolixe, Augustin passe de la polémique à une
démonstration dogmatique : après sa « démolition du
paganisme », il entreprend de montrer que seul le christianisme propose la
vérité qui satisfait le coeur et l'intelligence, étant le
chemin qui libère du mal et de la misère.
La Cité de Dieu, dans le prolongement des
Confessions, continue ce travail de saint Augustin d'explication des
préceptes du christianisme. Comme ces confessions qui le poussent
à rechercher la vérité en Dieu et en porter
témoignage au monde, La Cité de Dieu, ouvrage de pure
philosophie où le doute n'a plus de place comme dans l'oeuvre
précédente, n'en garde pas moins ce trait fondamental des oeuvres
augustiniennes qu'elle répond à des attentes actuelles en
contredisant les adversaires du moment, les Païens ici et non les
Manichéens. Pourtant, si elle prend sa source dans un conflit
contemporain à Augustin, opposant Chrétiens et Païens,
l'oeuvre diverge grandement des Confessions en ne se basant plus sur
la vie exacte de l'auteur. La Cité de Dieu comme nous l'avons
vu porte à des considérations théologiques et politiques
des problèmes qui auparavant étaient traités dans la
perspective d'une réflexion philosophique morale.
Dans ce cadre, même si elle s'inspire des recherches
antérieures, représentées par Les Confessions,
l'explication de la concupiscence, son interprétation est
effectuée d'un point de vue tout à fait original. Il ne s'agit
plus
pour Augustin d'étudier la concupiscence dans l'optique
qui le poussait à expliquer, précédemment chaque
concupiscence une à une, comme outil conceptuel ; il s'agit encore moins
d'allier à cette analyse des considérations biographiques. La
concupiscence, dans La Cité de Dieu, recouvre un domaine tout
à fait original puisque dorénavant, ce qui importe c'est de
montrer les conséquences à l'échelle politique de ce
« péché qui habite en nous ». Ce faisant il s'arme de
nouveaux concepts absolument originaux. Ces concepts, émergeant de la
pensée augustinienne pour actualiser la thématique de la
concupiscence ne sont autres que la Libido sciendi, la Libido sentiendi et la
Libido dominandi. Cette nouvelle conceptualisation est difficilement
retranscrite par le français. La libido, dans l'acception qu'en fait
Augustin, est semble-t'il cette tendance inhérente à l'homme qui
le pousse à satisfaire sa concupiscence. En quelque sorte, la libido est
la manifestation en l'homme de la présence de la concupiscence. C'est
cette libido qui pousse Freud, au XXème siècle, à
considérer la libido de la psychanalyse comme la pulsion de l'homme qui
l'amène à interagir avec les autres hommes et le monde.
Cependant, tenter de définir la libido ne suffit pas car dans le texte
ce terme n'est jamais seul, non accompagné des adjectifs qui le suivent.
Par libido sentiendi, il serait difficile de ne voir que la seule concupiscence
de la chair, définie auparavant dans Les Confessions ; elle est
plus sûrement la tendance à satisfaire les désirs des sens
qui se manifeste aussi bien dans la luxure que dans la gourmandise, la paresse
ou encore la curiosité qui pousse à aller, par exemple, au
théâtre. Plus généralement, la libido sentiendi est
la satisfaction des appétits du corps poussée par la
concupiscence de la chair certes mais aussi la concupiscence des yeux. La
libido sciendi elle semble désigner ce qu'Augustin définissait
avant comme la curiosité ou la vanité de l'homme lorsque
celui-ci, reposant sur ses doctes connaissances, prétendait
appréhender, par sa seule raison, la vérité. Ici, par
libido sciendi, Augustin vise les Païens qui, imbus de leur philosophies,
se détournaient de Dieu et se perdaient dans les spéculations.
Enfin, la libido dominandi n'est rien d'autre la volonté de puissance de
domination sur l'autre homme qui pousse à l'orgueil.
Les libidos, en quelque sorte, à bien y regarder n'ont
que peu de choses en commun avec les distinctions faites au sein de la
première épître de Jean et le livre X des
Confessions ; les trois concupiscences se retrouvent toutes à
divers degrés dans les trois libidos. S'il est évident que la
tripartition de la concupiscence en trois libidos s'inspire de la tripartition
première en trois concupiscences, il semble qu'avec La Cité
de Dieu, Augustin se réinterroge et pousse à une nouvelle
conceptualisation de la concupiscence plus appropriée au domaines
politique et théologique. La concupiscence se revoit donc attribuer une
unité défaite par son ancienne division qui n'est pas de pure
commodité. La concupiscence est absolument le résidu du
péché dans l'être humain, mais conceptuellement est
différenciée : qu'elle soit étudiée dans le cadre
d'une philosophie morale ou une philosophie politique.
La réflexion politique qui est au centre de La
cité de Dieu avec la réflexion théologique nous
amène à nous questionner sur la nécessité de
l'emploi de la thématique de la concupiscence au sein de cet ouvrage.
Par delà un travail de philosophe qui fait de la concupiscence
l'explication des malheurs qui s'abattent sur Rome, il s'agit de critiquer
l'ancienne culture païenne, montrant comme le fit Paul et Tertullien avant
lui que la favorisation de la concupiscence est un trait distinctif du
paganisme. A travers la libido sentiendi est-il dissimulé une critique
des pratiques romaines de l'orgie, des jeux de même que la libido sciendi
répond à cette idée qu'on arrive à tout entendre
par la raison, sans l'appui de forces extérieures, il s'agit de
critiquer le scepticisme et les philosophies néo-platoniciennes ayant la
faveur des Romains. De plus, la conceptualisation de la libido dominandi,
répond aux souffrances que s'infligent entre eux les romains vainqueurs
comme le montre l'analyse des guerres romaines, grecques ou puniques au premier
livre de La Cité de Dieu.
La réflexion politique et théologique de la
concupiscence est diffuse sur l'ensemble de la colossale oeuvre que constitue
La Cité de Dieu, cependant faisant preuve d'un plus grand
réalisme qu'auparavant, allant sûrement de pair avec une plus
grande maturité, Augustin avec finesse voyant dans la concupiscence un
état inhérent à la condition humaine demeure moins stricte
qu'auparavant. Pour lui, désormais, il ne s'agit plus de la rejeter
totalement comme auparavant mais de montrer que le salut des faibles peut s'en
accommoder sans pour autant la favoriser, en la jugulant au maximum, montrant
qu'il y a des moments dans la vie où elle est inactive bien que
présente, reprenant sa réflexion, initiée au livre X des
Confessions, sur la manifestation de la concupiscence dans le sommeil,
s'interrogeant « Que si cette rebelle concupiscence, qui habite en nos
membres de mort, se meut comme par sa loi propre contre la loi de l'esprit,
n'est-elle pas sans faute dans le refus de volonté, puisqu'elle est sans
faute dans le sommeil ? » (XXV, Livre 1). Ainsi, la voie du salut n'est
pas le rejet de la concupiscence mais de ne pas lui accorder sa volonté.
Ainsi, pour Augustin la femme violée n'a pas favorisée la
concupiscence car, ayant à subir les violences d'un homme, elle subit la
concupiscence d'un autre qui n'est pas de sa volonté.
Cette réflexion sur la concupiscence trouve un
développement favorable au sein du Livre XIV de La Cité de
Dieu car pour Augustin, de même qu'il ne se plaint pas de vivre dans
un corps comme le font les platoniciens, celui qui vit selon Dieu ne vit pas
insensiblement sur cette terre comme le voudraient les stoïciens. Ainsi,
pour Augustin, nos excès et nos vices n'exigent pas que nous nous
élevions contre la nature et la chair, ce qui serait faire injure au
Créateur. Ce qui importe, nous le répétons est la
qualité de la volonté de l'homme. Les citoyens de la Cité
de Dieu n'ont pas pour idéal l'insensibilité stoïcienne :
ils souffrent, ils gémissent, ils désirent. Tout ceci
amène à Augustin à une analyse psychologique de la libido,
en particulier sexuelle, en laquelle il voit une révolte
intérieure à l'homme, causée par la
révolte contre Dieu. Il finit par voir dans la honte sexuelle et la
désobéissance du désir à la volonté comme
les conséquences du premier péché, celui d'Adam
tenté par Eve. Analyses hautement originales et propres qui seront
destinées à avoir une grande influence en Occident.
.
Conclusion
Puisque nous avons montré, à travers les
analyses de la concupiscence, la façon dont Augustin se fit le
catalyseur de la pensée chrétienne de la concupiscence et cet
auteur original qui influença de nombreuses générations de
penseurs qu'il serait fastidieux d'énumérer et de
présenter, tant la tâche est énorme. Posons-nous cette
question, cette ultime question : Augustin puisqu'il se fit l'auteur temporel
d'une notion, la concupiscence, n'est-il pas lui rendre un hommage en
s'interrogeant sur l'actualité de la concupiscence ?
Achevons nos travaux et penchons-nous sur ce dernier constat :
Rome, la cité terrestre par excellence, tournait tous
ses efforts vers l'acquisition d'un bonheur. Mais, se demande Augustin, dans la
Cité de Dieu « l'Empire n'était-il pas plus grand qu'heureux
?... puisqu'il s'est révélé incapable de donner
l'inaltérable paix dans la perfection ». Pour atteindre un tel
bonheur, il faut donc être citoyen de la cité de Dieu et
participer à son éternelle béatitude. Dès lors, les
limites de cet appétit de bonheur que satisfait seule la cité de
Dieu sont surnaturelles. La foi chrétienne, répandue dans toutes
les cités terrestres, respectueuse de leurs lois et de leurs
institutions, rassemble les citoyens de toutes ces nations et les conduit tous
« vers ce sabbat qui n'aura point de soir... vers ce royaume qui n'aura
pas de fin ». C'est par cette affirmation de la vocation catholique de la
cité de Dieu que s'achève la méditation de
l'évêque, devant les gigantesques bouleversements apportés
par les invasions à l'ordre d'une paix trop humaine, à «
cette immense majesté de la paix romaine » maintenant
révolue.
Ainsi soit-il...
NOTES
1Conférence « Catholiques des villes et
des champs » par Arnaud Join-Lambert
2Les Confessions, Livre VII, Chap I. Nous utilisons la
traduction de Joseph Trabucco aux éditions GF Flammarion pour Les
Confessions.
3 Idem, Livre VI, Ch.XI
4 Id., Livre VI, Ch. XV
5 Id., Livre VI, Ch.III
6 Id., Livre VI, Ch.XII
7 Epître aux Romains, XV, 18-21
8 Isaïe, L II, 15
9 Emile Bréhier, Histoire de la philosophie,
« Hellénisme et christianisme », PUF, pÀ47
10 Première épître de Jean, II,
16
11 Ambroise, lettre XVIII, 23
12 Ambroise, Traité des devoirs, Livre III
Passage « les propriétaires terriens et la spéculation sur
le blé. »
13 Les Confessions, Livre V, Ch. XVIII
14 Idem, Livre VI chapitre III
15 Id., Livre VIII, Ch.VII
16 Id, Livre X, Ch.XXII
17 Id., Livre X, Ch.XXIII
18 Paragraphe 5 du Traité la réforme de
l'entendement, traduction Aupuhn, GF Flammarion
19 Les provinciales Quatrième lettre, p. 314,
Editions Pochothèque
20 P.6 préface GF Flammarion des
Confessions.
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