Un conflit : La liberté
dans les relations affectives
La famille est le noyau de la société, elle est
le lieu de la perversion des valeurs sociales. Les relations affectives sont
dissimulées : les gens s'aiment et n'arrivent pas à exister
pleinement, à s'affirmer simplement ou à se dire authentiquement
dans leur vie relationnelle. L'écrivaine en fait un
élément fondamental. Elle a écrit deux nouvelles
«Sous le jasmin la nuit » et « En ce dernier matin
» pour montrer l'importance de ce sujet dans nos vies.
Dans ces deux récits, nous sommes face à une
fiction où les relations affectives sont moins apparentes. Maïssa
Bey présente les souffrances, les angoisses et les malheurs qui peuvent
toucher n'importe quelle famille ordinaire vivant dans une
société musulmane et sous les lois qui la régissent.
Dans « Sous le jasmin de la nuit »,
l'écrivaine décrit la vie d'une famille: un couple, leur vie est
dépourvue d'amour ou encore ils ont du mal à exprimer ce
sentiment. Maïssa Bey montre avec un talent remarquable et une
écriture singulière comment un tel fait peut se produire,
entrainant le lecteur dans un engrenage de faits.
Or le récit est marqué par une opposition
fondamentale de deux personnages ; la femme «Maya » est un personnage
indompté, replié sur lui-même. Elle est prisonnière
de ses rêves dans lesquels elle s'épanouit:
« Elle se laisse glisser doucement dans une
semi-conscience sur des rivages heureux et dérive sans repère
dans un univers à peine bleuté, brumeux, traversé de temps
à autre par des éclats de lumière. Elle court au bord d'un
chemin de poussière, un sentier poudreux bordé de hautes
montagnes sombres, elle court pieds nus, dans le soleil, tout entière
tendue par le désir d'arriver de l'autre côté,
là-bas au bord du fleuve dont elle entend la rumeur obsédante.
Légère, elle court recouverte d'un voile de poussière
rouge, d'un halo de lumière qui l'enveloppe et la protège. Ses
pieds ne laissent aucune trace sur le chemin et elle avance, guidé par
la certitude qu'un jour il faudra gravir les montagnes, déjouer les
obstacles si elle veut arriver ». Pp 10-11
Le mari, quant à lui, détient le monopole de la
force et de la puissance :
« Pénétrés de leur force, de
leur vérité. Puissance d'homme. Jamais remise en cause. Leurres.
Il marche. On le reconnait. On le salue. On s'écarte. Il est partout
chez lui. Personne ne peut se mettre en travers ». P.15
Mais malgré tout ce pouvoir dont il dispose, il
n'arrive pas à la posséder, à conquérir son coeur
et son être.
« Oui se répète-t-il agacé,
irrité, tourmenté, la réduire, qu'elle ne soit qu'à
moi, philtres et sortilèges, aller jusqu'au bout briser la coque,
extraire d'elle ce qui la rend si lointaine, inaccessible, comme si »
P.14
Le récit fonctionne comme une masse
hétérogène mettant opposition la femme et son mari
égaré par sa sensiblerie. Nous sommes donc en face d'une
situation duelle : « Elle remue légèrement les
épaules, comme pour se débarrasser d'un fardeau, se
détourne, pose la joue sur la main, lui dérobe son visage et
continue de rêver... » P.9
Et face à cette situation, le mari se manifeste :
« Dans un mouvement de rage, il se redresse, serre les poings tandis
que monte en lui le désir de l'appeler, de la secouer brutalement pour
lui faire reprendre conscience, lui faire savoir qu'il est là»
p.10
La femme « Maya » puise de ces rêves
pour s'enfuir, dans un premier temps, d'une chose qu'elle ignore: «
Elle n'est pas malheureuse oh non ce mot ne lui convient pas. Non. Mais
elle ne sait pas non plus mettre des mots sur ce qui lui manque tarissement
enlisement ». P.14
Mais elle réalise qu'en fait, elle fuit ce monde, un
monde gouverné par les hommes et régit selon leur loi : «
Là, tout contre elle, fragile, vulnérable, un rien pourrait
l'atteindre. Elle frissonne. Elle imagine sa voix plus tard. Sa voix d'homme.
Ses mains d'hommes. Mains posées sur un corps de femme. Pour des
caresses». pp. 15/16
L'écrivaine intègre dans ce récit un
monologue pour marquer la tourmente de l'époux face à cette
situation qui le dérange. Le mari rentre le soir avec l'espoir de
retrouver un peu de confort et de tendresse chez sa femme. Mais Maya,
dépourvue de toute sensibilité, reste impassible,
indifférente, sans vie. Elle le regarde simplement :
«Penché sur elle, il la regarde dormir.
Lèvres entrouvertes, souffle léger, paupières closes
refermées sur des visions, des rêves qui l'excluent, il ne peut
pas en douter. [...]Penché sur elle, il scrute son visage.
Attentivement. Ce frémissement au coin des lèvres, n'est-ce pas
l'esquisse d'un sourire, cette façon de cligner des yeux, brusquement,
ce lent soupir venu du plus profond d'elle et qui parcourt son corps en une
ondulation à peine perceptible, n'est-ce pas... Elle remue
légèrement les épaules, comme pour se débarrasser
d'un fardeau, se détourne, pose la joue sur sa main, lui dérobe
son visage et continue de rêver. Puis elle relève le bras et de la
main agrippe le drap en se mordant brusquement les lèvres». P.
18
Les personnages remettent en question l'harmonie de la vie
familiale et les liens prétendument puissants de la famille. Toute fois,
il convient de constater que Maïssa Bey évoque une situation d'exil
intérieur : rêves confisqués d'êtres hors normes.
«Maya » est une femme qui vit dans la solitude entre rêve et
quotidien, une solitude parfois lourde et difficile à supporter, car
elle n'a personne à qui se confier, seulement à sa propre
personne ; celle-ci devient sa confidente et son asile dans le quel elle peut
se réfugier et se dire, là où aucun étranger, aucun
homme ne vient troubler sa tranquillité, rompre son inspiration, ternir
les espérances qu'elle nourrit, aucune loi sociale ne vient la
persécuter ou encore s'ingérer dans son intimité pour la
gérer, contrôler sa liberté intérieure et la
contraindre à l'observer, là enfin où elle est
maîtresse et peut se livrer sans contrainte à ses rêveries
et ses réflexions. Sa solitude, voire sa vie intérieure, un monde
comme une forteresse impénétrable et imprenable, devient le lieu
où chacune, libre de ses agissements et souveraine de son
identité féminine, peut devenir femme dans tout son
éclat.
Contrairement à ce personnage « Maya »,
Maïssa Bey nous présente dans « En ce dernier matin
» une femme mourante. Seule face à la mort, elle se
remémore tous les moments malheureux de sa vie. Une vie pleine
d'insatisfaction, de contrainte, de souffrance et d'une révolte continue
de l'épouse trompée.
Ce couple, cette femme et son mari, se heurte à de
nombreux obstacles : absence de toute intimité, tendresse et amour, car
dans cette société si l'on se marie c'est bien pour engendrer des
enfants en vue de l'agrandissement de la famille.
« Elle a vingt ans. Elle ne s'en souvient pas. Ne
résonnent dans sa mémoire que les cris de l'enfant, son premier
fils, très vite arrivé. Trop vite ? Mais.... quelle importance?
Que pouvait-elle attendre d'autre».P.25
« C'est dans ce même lit que jeune
accouchée,.....elle a reçu les hommages de ceux et celles qui
venaient lui rendre visite chaque fois qu'elle donnait naissance à un
petit homme. Sept jours de gloire. Sept fils et trois filles. Tous vivants
» P. 29
Sous le regard des ses hommes, ses filles, ses soeurs, cette
mère quitte ce monde dans lequel les hommes faisaient comme si les
femmes n'existaient pas, occultant la présence féminine tout en
les reléguant afin de construire un monde selon leur propre mesure
masculine.
Installé devant ce corps inerte, Rachid scrute comme
pour la première fois le visage de sa mère, et dans l'amertume il
se demande si elle était heureuse dans sa vie. Une question dont il
connait déjà la réponse : « A-t-elle
été heureuse ? Il baisse la tête, se couvre le visage de
ses mains. Il connait la réponse »p.25
Cette femme est considérée comme mort vu qu'elle
n'a pas vécu pleinement l'amour, et n'a pas connu la tendresse. De plus,
elle ne sait pas ce qui se dissimule derrière le regard de cet homme qui
n'a jamais su lui dire l'amour qu'il peut éprouver pour elle :
« Oui, c'est comme si elle était morte depuis
longtemps. Depuis... depuis ... mais quelle importance ? Morte, elle
l'était déjà, depuis... depuis... puisqu'elle n'existait
pas dans les yeux de cet homme absent, toujours absent, même quand il
était près d'elle». P.29
L'écrivaine propose un schéma
complètement métamorphosé de la famille ordinaire. L'amour
et la fidélité se transforment en haine et trahison. Et
malgré tous les événements qui ont bouleversés la
vie de cette femme trompée, elle est restée toujours la
même, ses sentiments pour son mari n'ont pas changé.
« Lorsque l'opacité du silence s'installait
enfin avec la nuit, commençait l'attente de l'homme qui ne venait pas,
qui ne viendrait pas. L'homme qu'elle savait dans les bras d'une autre. Images
dures, précises qui s'imposaient à elle» P.27
Mais derrière cette apparence se cache un désir
profond. Celui de combler ce manque d'affection au-delà du foyer
conjugal. Cloitrée entre quatre murs, elle rêve d'un autre homme
avec qui elle peut retrouver l'amour et la tendresse : « Seul
surgit le regard d'un autre. Cet homme. Un ouvrier qui venait chaque jour faire
des travaux de plomberie ou de maçonnerie dans la maison en
construction, juste en face de la leur ».P30
Ce sont ces sentiments dissimulés et ces désirs
cachés au plus profond des femmes que Maïssa bey a tenté de
dévoiler avec un style simple et une écriture créative,
elle le dit lors d'un entretien:
« Au dernier matin de sa vie cette femme se souvient
que quelque chose a frémi en elle et qu'elle a pu peut-être passer
à côté. Il m'arrive en croisant de vieilles femmes de me
demander si elles ont eu des désirs ou si elles ont seulement
vécu ? Elles sont dans une telle relation au monde et à
elles-mêmes qu'on les suppose heureuses à l'abord, car elles ont
réussi leur vie sociale, elles ont eu des enfants, elles sont
mères respectées... mais l'écriture c'est aussi de savoir
gratter et lorsqu'on va au delà des apparences, au delà de cette
réalité donnée on découvre une autre
réalité »
Dans cet espace artificiellement
limité et qui rime si bien avec la séquestration traditionnelle
des femmes algériennes, la narratrice exerce non seulement
une méticuleuse introspection vécue comme un retour dans le
temps, mais elle s'imprègne inévitablement de l'histoire des
autres femmes pareillement enfermées.
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