2.
La résistance des individus face à la violence
Nous avons vu dans les parties précédentes
comment la violence physique, morale ou psychique traverse profondément
tous les récits. L'écrivaine ne s'arrête pas uniquement
à la description de sociétés perdues et
déchirées par la violence, mais convoque également
les familles et tout être pour faire face à cette violence,
malgré les difficultés quotidiennes et la conjoncture
extérieure terriblement pessimiste.
L'élément spatio-temporel et le contexte
socio-historique prennent une autre direction. Ce qui permet de mettre en jeu
une sorte de métamorphose thématique et esthétique. La
famille et la société gardent leurs repères et ses
espaces conventionnels. Nous sommes en présence d'un discours
présentant une tranche de la société qui résiste
face à la violence, avec ses moyens physiques et spirituels, à
son ébranlement et à sa désagrégation.
Cette femme a une voix douce, très douce elle m'a
parlé. Elle disait la même chose que les autres :
« Tu es là, avec nous. Tu n'as rien à avoir peur. C'est
fini. Tu peux ouvrir les yeux, personne ne te fera plus mal ».[...]
Au bout d'un moment, elle s'est levée et m'a dit encore :
« N'aie pas peur. Je ne veux pas te faire du mal. Je reviendrais te
voir ». P.104
Dans ce récit « Nuit et
silence », l'auteure, qui ne peut rester sourd aux appels de son
pays, décrit l'horreur et l'inqualifiable violence qui a frappé
l'Algérie. Elle use souvent d'un ton réaliste comme si la langue
ne pouvait se jouer de l'horreur en parlant de manière opaque,
contrairement aux autres récits. A travers les signes explicites et
implicites de cette écriture qui se revendique transparente, l'auteure
n'hésite pas à se dévoiler et à s'impliquer
fortement dans ce récit. Chaque fois que la patrie est menacée,
Maïssa Bey intervient en faisant acte de témoin et
d'écrivaine qui n'hésite pas à se dévoiler et
à produire un récit transparent.
Tous les romanciers algériens qui ont abordé ce
thème ont mis en exergue cette violence marquée par une
opposition de deux camps et de deux champs lexcico-sémantiques. Il y a
une sorte d'incommunicabilité. Les auteurs s'impliquent dans le
récit et usent d'un style de facture réaliste. Assia Djebar,
Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Malika Mokkedem, Yasmina Khadra, Dib refusent
de prendre une distance avec les antagonistes de ce pays et usent d'une langue
simple, souvent dépouillée d'images complexes et difficiles pour
peindre la société terrorisée par les attentats et les
génocides collectifs.
Dans « Nuit et silence »,
Maïssa Bey décrit une jeune fille, bien que vivant dans une
société terrorisée, a pu résister. Elle peint
l'image de la femme courageuse pareille à celles qui ont vécu la
guerre de libération.
L'espace est circonscrit par la description des
événements dans le récit « Sur une
virgule ». Le lecteur découvre aisément le lieu
dont il est question. Le « je » de la première
personne est le lieu de la subjectivité du narrateur et l'espace de
divulgation de la parole et de la position de l'écrivaine. Espace et
événements sont intimement liés. C'est
l'événement qui détermine l'espace.
Nous pouvons remarquer aussi qu'aucun détail sur la vie
privée du couple cité dans « Sous le jasmin la
nuit » n'est avancé, et très peu d'informations
sont données sur les deux aspects physique et moral. L'auteure ne donne
que des informations au compte-gouttes sur ses personnages appelés
à devenir les lieux privilégiés d'un élargissement
du discours romanesque. C'est l'événement lui-même qui
prend de l'importance aux dépens des personnages se retrouvant comme des
illustrateurs attitrés du discours littéraire. Les jeux de
l'énonciation révèlent le fonctionnement de la
diégèse et inscrivent le discours dans des conditions historiques
et sociologiques précises. Le lieu et les conditions
d'énonciation précisés engendrent une manière de
raconter et délimitent également le protocole de lecture.
Le choix, sans doute volontaire, de l'auteure de clarifier
certains lieux dans les différents récits permet de mettre en
exergue un effet voulu, celui de la solidité de la femme
algérienne que les événements n'ont pas réussi
à affecter. Effectivement, la femme et épouse recèle
toujours en elle cet amour et cette affection qui lui sont propres, et que
l'atrocité de la vie n'a pas pu atteindre ni éteindre. Il s'agit
d'un événement qu'un lecteur non attentif ou absorbé par
l'intrigue principale de l'action pourra négliger, alors qu'il est d'une
importance majeure.
Le narrateur retrace le destin d'une famille, vivant en
cohésion et entretenant d'excellents rapports avec son entourage. La
petite communauté dans laquelle elle vivait était paisible,
calme. Toutefois ce calme est perturbé lors de l'arrestation du
père par l'armée française. La narratrice évoque
quelques détails qui permettent de distinguer sa petite famille par
rapport à la grande famille, ses moeurs et ses traditions :
« Les robes longues, amples et unies des ses tantes.
Sur leur tête, des foulards de soie bariolée. Les signes
mystérieux tatoués sur leur visage, sur le dos de leurs mains. Le
burnous blanc et la barbe de son grand père » P.136
« Chez elle, on parle aussi en français.
Souvent. Sa mère qui s'appelle Fleur, Zahra, n'est pas tout à
fait comme ses tantes. Elle porte des robes courtes et fleuries, serrées
à la taille qu'elle a si fine. Elle ne se couvre pas la tête et
n'a pas de tatouages sur le visage... » P.137
La famille reste unie jusqu'à ce que le père
choisisse d'affronter le destin. C'est ainsi que l'auteure en pleines violences
tumultueuses et conflits accentue la charge émotionnelle du lecteur et
développe d'autres modes de violences. Les individus tentent
d'échapper à la violence, mais elle les poursuit pour dominer le
monde dans un combat éternel : « ... parce que nous
sommes arabes » P.143
L'auteur qui épargne au lecteur des émotions
fortes et violentes préfère rompre ce fil en utilisant
différents procédés : les contrastes entre deux
aspects d'une condition ; les espaces oppositionnels et oxymoriques. C'est
le cas des deux récits « En tout bien tout
honneur » et « Nuit et silence »,
que nous venons d'évoquer mettant en oeuvre un procédé qui
sert à amortir le choc : en plein milieu de la violence humaine et
de l'horreur, existe toujours un peu d'humanité et de
sensibilité : « Cette femme a une voix douce,
très douce. Elle m'a parlé. Elle disait la même chose que
les autres : « tu es là, avec nous. Tu n'as pas à
avoir peur. C'est fini. Tu peux ouvrir tes yeux, personne ne te fera plus
mal » P.104
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