INTRODUCTION
Les elections de 1902 sont des elections de lutte,
comme celles de 1877. Elles mettent aux prises deux coalitions issues du
reclassement des partis consecutif a l'affaire Dreyfus. 1l ne s'agit pas
d'ephemeres coalitions electorales formees a l'occasion d'un scrutin et
appelees a se briser une fois le verdict des urnes rendu. Elles ont en effet
pris forme trois auparavant, en juin 1899, et pendant trois ans, elles ont,
avec continuite, l'une soutenu, l'autre combattu une politique bien definie.
D'autre part, les conditions dans lesquelles elles se sont constituees,
l'aprete avec laquelle elles se sont affrontees, d'abord au Parlement, ensuite
dans le pays au cours de la campagne electorale, rendent bien improbable un
nouveau reclassement au lendemain du scrutin. Cette identite des alliances
parlementaires et electorales constitue un gage incontestable de stabilite
gouvernementale.
Le choix offert aux electeurs se trouve
considerablement simplifie et il rev,t certainement a leurs yeux une importance
plus grande qu'habituellement. Dans ces conditions, les resultats du scrutin ne
peuvent pas prêter a equivoque. Non seulement la volonte des electeurs se
trouve etre ainsi nettement exprimee, mais encore l'exemplarite de ce scrutin
permets d'etablir clairement les positions geographiques des differentes
nuances de l'opinion.
*****
Premiere partie :
LA SITUATION
A LA VEILLE DES ELECTIONS
CHAPITRE I
AGRICULTURE, INDUSTRIE, SYNDICALISME
'. AGRICULTURE'
La population rurale et la population agricole de la
France sont en diminution constante depuis un demi-siècle environ, mais
en 1902 elles rasse mblent encore respective ment 59% et 45% de la population
totale du pays. L'agriculture occupe donc encore a cette époque une
place prépondérante dans l'écono mie frangaise. Depuis les
années 1875-1880, elle connait une situation difficile. Les prix de
vente ont beaucoup baissé, et cette baisse a entrainé une baisse
du profit des exploitants plus que proportionnelle a celle des prix, car l'i
mp8t foncier et les frais d'exploitation n'ont euxmê mes subi aucune
diminution. Sous l'i mpulsion de Méline le remêde adopté
fut le recours au protectionnis me. Cette solution de facilité a
plusieurs inconvénients, dont le principal est de retarder la
modernisation de l'agriculture frangaise. A partir de 1895, les prix agricoles
ont re monté, mais de nouveau depuis 1898 certains d'entre eux, et en
particulier celui du blé, subissent une baisse2. La
viticulture traverse égale ment une période três difficile.
Il y a tout d'abord eu la crise du phylloxéra ; le prix du vin a alors
considérable ment monté. Mais ensuite la concurrence des vins
étrangers et algériens a provoqué une baisse
catastrophique qui continue encore en 1902.
2. INDUSTRIE
a A la fin du XIX$me siécle,
l'industrie française conserve un gros retard sur l'industrie
britannique et son rythme de croissance est trés inf~rieur a celui de
l'industrie allemande. En France l'implantation des structures et techniques
les plus modernes est entravée par le poids des industries anciennes,
par l'insuffisance des investissements nationaux d'une bourgeoisie se tournant
plus
1 D'après des notes
prises au cours de M. LABROUSSE, Le paysan français des
physiocrates à nos jours, en 1962-1963.
2 Le prix du quintal de
blé passe de 23 francs en 1898 à 18 francs en 1901.
volontiers vers la speculation, vers l'exportation des
capitaux et les emprunts d'Etat »3. Dans sa
quasi-totalité le patronat frangais est protectionniste ; il craint la
concurrence étrangêre, surtout celle de l'industrie allemande.
Assurés d'avoir des débouchés sur le marché
frangais, et espérant voir se développer de plus en plus leurs
débouchés coloniaux, les industriels frangais font en
général peu d'efforts pour moderniser leurs entreprises. La
plupart se soucient égale ment fort peu d'améliorer les
conditions de travail et de mieux ré munérer leur
personnel.
3. SYNDICALISME
En 1902 la législation sociale est encore
três mince, malgré l'ceuvre non négligeable acco mplie par
Millerand depuis 1899. Le syndicalis me frangais est en pleine période
d'organisation. La Confédération générale du
travail, constituée en 1895, n'a pas encore réalisé
l'unité du syndicalis me ouvrier4. D'ailleurs le no mbre de
syndiqués est relative ment restreint : il se situe alors aux environs
de 600.000. Il est intéressant de noter que le syndicalis me frangais,
assez forte ment influencé par l'anarchis me, se développe
indépendamment du mouve ment socialiste, bien qu'en fait tous deux
visent le même but : l'é mancipation du
prolétariat.
3 Claude WILLARD,
Les guesdistes, pp. 389-390.
4 Cette unité n'est
réalisée qu'en 1902 à Montpellier.
Esti mant sa sécurité mieux
assurée en Europe, par suite de la conclusion de l'alliance
franco-russe, la France se consacre active ment pendant les dernieres
années du XIX"me siecle a son oeuvre d'expansion coloniale.
Elle annexe Madagascar, poursuit l'unification de ses possessions africaines,
ne reste pas inactive en Extreme-Orient, et s'intéresse de fort pres au
Maroc, dont le contrôle lui apparait de plus en plus nécessaire
pour asseoir sa domination dans le Maghreb. Cette politique d'expansion
coloniale n'est plus contestée en France avec autant de vigueur qu'elle
l'était au temps de Jules Ferry et de la guerre du Tonkin. L'extreme
gauche socialiste, et dans une mesure beaucoup moindre radicale-socialiste, y
est toujours opposée pour des raisons hu manitaires. Par contre,
l'alliance franco-russe enleve leurs arguments a a ceux qui proclamaient que la
France, isolee en Europe, ne pouvait, sans peril mortel, distraire de ses
frontieres une partie de ses forces »1. Le gouverne ment est
encouragé et poussé dans son action par les milieux d'affaires
agissant par l'intermédiaire du co mité de l'Afrique frangaise et
en liaison avec le parti colonial que dirige active ment au Parle ment le
député d'Oran Eugene Etienne.
Ministre des Affaires étrangeres depuis juin
1898, Delcassé continue certes a s'occuper des problemes coloniaux, et
en particulier de la question marocaine, mais il cherche surtout a renforcer la
position européenne de la France. Il s'attache tout d'abord a consolider
l'alliance avec la Russie : ce but est atteint par la signature d'un protocole
militaire en 1900. Delcassé s'efforce ensuite d'améliorer les
relations franco-italiennes: un accord commercial en 1898, un accord colonial
en 1900 sont conclu a cet effet, et un accord politique est en
préparation2. Enfin Delcassé commence certaine ment a
songer en 1902 a l'éventualité d'un rapprochement avec
l'Angleterre ; des dé marches diplo matiques dans ce sens ont certaine
ment déjà été entreprises a cette
époque.
1 Jacques CHASTENET,
La République triomphante (1893-1906), p.
138.
2 Il sera signé en
juillet 1902.
LIALSACE-LORRADVE 3
Les élections qui ont eu lieu en 1898 en
Alsace-Lorraine, pour désigner les quinze députés
alsaciens-lorrains devant aller siéger au Reichstag, ont
été marquées par une três nette victoire des autono
mistes sur les protestataires. Les Alsaciens-Lorrains, dans leur
majorité, se mblent donc avoir accepté l'annexion et ne
réclament plus que d'être traités co mme les autres
habitants de l'E mpire. Co mme ils sont pour la plupart catholiques ce n'est
certaine ment pas la politique anticléricale pratiquée par
Waldeck-Rousseau qui contribue a leur faire regretter le temps oil ils
étaient Francais.
Satisfait de ce change ment d'attitude des
Alsaciens-Lorrains, le gouverne ment adopte lui-même a leur égard
une attitude plus conciliante. En 1902, précisé ment, il suppri
me le « paragraphe de dictature ». En France, bien que la question
d'AlsaceLorraine empêche tout rapprochement avec l'Alle magne, on se mble
se désintéresser de plus en plus du sort des provinces perdues et
on envisage de moins en moins l'éventualité d'une guerre de
revanche.
3 Pierre
RENOUVIN, Le sentiment national et le nationalisme ans l'Europe
occidentale, C.D.U., 1962, pp. 14 à 27.
Pendant plus de deux années, Méline
avait gouverné appuyé sur une majorité co mposée
des progressistes et des conservateurs. Ce rapprochement entre
républicains de gouverne ment et conservateurs, ralliés ou non,
était dir a leur co mmun désir de défendre des
intérêts qu'ils jugeaient menacés, a la fois par les
attentats anarchistes, les progrês du syndicalis me et du socialis me et
les projets d'impot sur le revenu. Dans le do maine social, le gouverne ment
n'avait entrepris aucune réforme sérieuse. Sur le plan religieux,
répudiant l'anticléricalis me, il avait mené une politique
« d'apaise ment », mais il n'avait toutefois pas modifié la
législation scolaire dans le sens espéré par les
catholiques.
Le 22 juin 1899, un an aprês le départ de
Méline, Waldeck-Rousseau constituait son ministêre de
défense républicaine en s'appuyant sur une majorité
diamétrale ment opposée qui englobait une minorité de
progressistes, les radicaux et radicaux-socialistes et meme la majorité
des socialistes. Ce co mplet change ment n'était pas dir aux
résultats des élections législatives de mai 1898, qui
avaient seule ment été marqués par de três
légers gains des conservateurs et l'élection d'un petit nombre de
députés nationalistes et antisé mites: c'était la
conséquence de l'affaire Dreyfus.
Lorsque au cours de l'année 1897, les
irrégularités du procês de 1894 furent connues, ce furent
les nationalistes et les conservateurs qui soutinrent le plus énergique
ment les chefs militaires dans leur refus de remise en cause du juge ment ayant
condamné Dreyfus. Lorsqu'en aoirt 1898 la découverte du faux
Henry permit au gouverne ment Brisson de faire examiner la de mande de
révision, ce furent encore les nationalistes et les conservateurs qui
entretinrent a Paris une violente agitation en y organisant notamment e
três no mbreuses manifestations de rue. Puis en 1899, lorsque cette
révision apparut co mme de plus en plus probable malgré le vote
de la loi de dessaisisse ment et quand a la présidence de la
République le révisionniste Loubet remplaga
l'anti-révisionniste Félix Faure, les monarchistes et les
nationalistes tentêrent
d'abattre la République parle mentaire. Du co
mplot royaliste, on ne sait pas grand chose, sinon qu'au moment des
obsèques de Félix Faure, le duc d'Orléans se tenait
prêt a rentrer en France. Du côté nationaliste
Déroulède tenta d'entrainer sur l'Elysée un
général a la tête de ses troupes le soir des
obsèques du président de la République, mais il
échoua assez piteuse ment. Enfin, le lende main de l'arrêt de la
Cour de cassation cassant le juge ment de 1894, le président Loubet fut
victi me a Auteuil d'une agression nationaliste.
Un certain no mbre de républicains
progressistes qui avaient soutenu la politique « d'apaise ment »
menée par Méline co mmencèrent dès 1898 a
s'inquiéter du renouveau d'agressivité manifesté par la
droite a l'occasion des élections de 1898. Puis au fur et a mesure que
s'amplifia l'agitation nationaliste et monarchiste, ces mê mes ho mmes
virent leur inquiétude grandir. Enfin en 1899, ils en vinrent a craindre
pour les institutions républicaines elles- mê mes. C'est pourquoi
en juin 1899 ils se joignirent aux radicaux et aux socialistes pour former a la
Chambre une nouvelle majorité décidée a soutenir un
ministère résolu a défendre la République en
faisant cesser l'agitation de la droite. a La constitution d'une majorite de a
defense republicaine » etait chose faite. C'etaient la droite et les
nationalistes qui l'avaient rendue viable par leur exces, pour avoir disloque
le parti de l'Ordre etabli en essayant de la transformer en parti de combat
contre la Republique »1. Le 22 juin 1899 cette majorité
accorda sa confiance a Waldeck-Rousseau.
Waldeck-Rousseau confia les postes ministériels
les plus i mportants a des modérés, n'accordant que deux
portefeuilles secondaires aux radicaux. 1l plaga en outre le
général de Galliffet a la tête du ministère de la
Guerre : ce poste ministériel était capital, en mê me temps
que peu envié, car son titulaire allait avoir a re mettre de l'ordre
dans l'Armée profondé ment ébranlée par l'affaire
Dreyfus. Cependant la principale innovation de Waldeck-Rousseau consista a
appeler au ministère du Commerce un socialiste, Millerand : cette
nomination surprit alors beaucoup l'opinion.
Les premières mesures prises par le nouveau
gouverne ment visèrent a clore l'affaire Dreyfus et a
réintroduire la discipline dans l'Armée. Jugé une seconde
fois en septe mbre 1899, Dreyfus fut une nouvelle fois condamné, mais
cette fois-ci le Conseil de
1 François GOGUEL,
La politique des partis sous la IIIème
République.
Guerre lui accorda les circonstances
atténuantes. Pour en finir une fois pour toutes, Waldeck-Rousseau le fit
gracier par le président de la République. D'autre part le
président du Conseil fit traduire devant le Sénat
érigé en Haute Cour les chefs des ligues nationalistes, dont
Déroulède, et quelques royalistes. Enfin le ministre de la Guerre
prit quelques mesures, co mme la réforme des commissions de classe ment
et invita l'Armée / se consacrer exclusive ment a sa tOche de
défense nationale.
A la fin de l'année 1899, le gouverne ment et
la majorité parle mentaire qui le soutient ont atteint les objectifs
qu'ils s'étaient fixés en juin : rétablir l'ordre et
assurer la sauvegarde des institutions républicaines. Un nouveau change
ment de majorité n'était-il pas alors possible ? Ceux des
progressistes qui avaient permis par leur alliance avec les radicaux et les
socialistes la formation de la majorité de « défense
républicaine » ne pouvaient-ils pas renouer avec la droite ? Cela
fut rendu impossible par a la violence extraordinaire des passions
déclenchées par l'affaire Dreyfus »2. L'affaire
Dreyfus a en effet contribué a creuser plus profondé ment le
fossé existant entrees deux grandes tendances de la vie politique
frangaise : celle des tenants de la Révolution et celle de ses
adversaires. Ce qui était grave, c'est qu'il ne s'agissait pas unique
ment d'une opposition de caractère politique, mais d'une opposition
entre deux conceptions radicale ment différentes de la
société. Pour les héritiers de la Révolution, la
société devait être fondée sur les principes de
justice, d'égalité et de liberté et avait pour but
essentiel l'épanouisse ment de l'individu. Pour les
contre-révolutionnaires, la société devait être
hiérarchisée et l'individu devait être sacrifié a
l'intérêt général.
Tout nouveau reclasse ment des partis était
donc impossible. D'ailleurs les vainqueurs songeaient a exploiter leur
victoire. Ils étaient décidés a faire payer chère
ment a leurs adversaires les craintes qu'ils avaient éprouvées.
Les trois groupe ments politiques qui formaient la majorité de
Waldeck-Rousseau devaient trouver un programme d'action qui, sans les diviser
eux- mê mes, serait dirigé contre leurs adversaires. L'accord ne
pouvait pas se faire sur un programme de réformes écono miques et
sociales, car les progressistes qui s'étaient fort bien acco
mmodés durant deux ans de la politique d'i mmobilis me de Méline
n'étaient pas décidés a aller très loin dans ce do
maine. C'est
2 François GOGUEL,
op.cit.
ainsi que les projets d'impot sur le revenu et de
retraite ouvriêre n'aboutirent pas au cours de la
législature3. Cependant Millerand parvint a faire voter par
les Chambres la diminution de la durée de la journée de travail :
fixée a 11 heures, elle devait être amenée a 10 heures 'A
dans un délai de deux ans et a 10 heures dans un délai de quatre
ans; il prit aussi un certain no mbre d'autres mesures propres a
améliorer le sort des salariés et a faire jouer un role plus
important aux syndicats ouvriers : régle mentation des conditions de
travail dans les adjudications au co mpte de l'Etat, des départe ments
et des communes, réorganisation du Conseil supérieur du travail,
etc. Mais quand il voulut régle menter le droit de grêve, il se
heurta a la double opposition du patronat et des syndicats.
L'accord entre les trois groupes de la coalition
gouverne mentale ne pouvait pas se faire non plus sur un programme d'action
anti militariste. L'anti militaris me avait presque disparu en France
aprês 1870. Déjà le boulangis me avait
réveillé chez certains un sentiment de méfiance a
l'égard de l'Armée, mais c'est l'affaire Dreyfus qui fait faire a
l'anti militaris me de três sensibles progrês. Il faut rappeler a
cet égard que depuis 1889, les universitaires étaient assujettis
au service militaire et qu'ils n'avaient certaine ment pas tous
apprécié la vie de caserne: or c'est juste ment dans leurs rangs
que se recrutêrent les premiers révisionnistes. Au fur et a mesure
du déroule ment de l'affaire, l'attitude des principaux chefs de
l'Armée, leur collusion avec les partis de droite, suscitêrent
dans la presse de gauche, et surtout dans la presse socialiste, de três
violentes attaques contre la hiérarchie militaire. Les officiers
supérieurs étaient représentés co mme formant une
caste recrutée dans les milieux de l'aristocratie et de la haute
bourgeoisie cléricale et constituant un danger pour la
République. Quoiqu'il en soit aucun gouverne ment frangais ne pouvait
adopter une position antimilitariste, car l'i mmense majorité du Parle
ment et probable ment celle du pays n'auraient jamais accepté de voir
désorganisée la défense nationale. Les deux ministres de
la Guerre successifs du cabinet Waldeck-Rousseau, les généraux de
Gallifet et André, se contentêrent de prendre quelques mesures
destinées a assurer la préé minence du pouvoir civil : le
premier suppri ma les commissions de classe ment dont il s'attribua les
fonctions et déplaga un certain nombre de chefs militaires viole mment
hostiles au gouverne ment, le second s'attacha surtout a
3 tin impôt progressif
sur les successions fut cependant voté.
/democratiser l'Armee » , c'est-ci-dire a favoriser
l'avancement des officiers dont les convictions republicaines semblaient sures
»'.
En définitive ce fut a dans l'action
anticlericale, et bientot anti-catholique que, par un mouvement naturel, la
majorite de Waldeck-Rousseau chercha le moyen de se perpetuer
· ce
programme seul ne heurtait profondement aucune de ses fractions
»5. Pourtant l'Eglise en tant que telle n'avait pas joué
un role prépondérant dans le déroule ment de l'Affaire.
Les élé ments dirigeants s'étaient abstenus de prendre
publique ment parti: le pape Léon XIII ne voulait pas intervenir dans
une affaire intérieure frangaise et l'épiscopat, a la seule
exception de l'archev8que de Toulouse, avait toujours gardé une attitude
prudente. Par contre, il est vrai que certains élé ments du
clergé séculier (des prêtres abonnés a La Libre
Parole de Drumont) et régulier (les Asso mptionnistes de La Croix)
avaient manifesté leurs opinions anti-dreyfusardes d'une fagon souvent
violente et en tout cas fort peu chrétienne. Mais ce qui est plus
important, co mme l'a montré M. Adrien Dansette6, c'est que
la quasi-totalité des catholiques et des amis de l'Eglise aient
été anti-dreyfusards, alors que la plupart des enne mis de
l'Eglise étaient dreyfusards. Une fois de plus l'Eglise s'était
laissée entrainer dans la coalition anti-républicaine. Les
adversaires pensèrent ou feignirent de penser que c'était elle
qui l'avait dirigée et ils résolurent de la punir en
conséquence.
Ce furent les congrégations religieuses qui
firent les premiers frais de ce nouvel accès d'anticléricalis me.
Pendant et aussitot après l'affaire Dreyfus les Asso mptionnistes et les
Jésuites avaient été les religieux les plus
attaqués : aux premiers on reprochait l'ardeur de la campagne
anti-révisionniste menée dans La Croix ; quant aux seconds, ils
étaient accusés de donner une instruction
anti-républicaine aux futurs officiers qui passaient dans leurs
écoles et de conserver une grande influence sur leurs anciens
élèves parvenus aux plus hauts grades de l'Armée, en
particulier sur ceux qui étaient devenus me mbres des commissions de
classe ment. Les Asso mptionnistes furent les premiers frappés : le 25
janvier 1900, après un procès, la congrégation fut
dissoute. Puis le ministre de l'Instruction publique déposa un projet de
loi créant pour les futurs candidats aux
4 Il prépara aussi
l'abaissement de la durée du service militaire à deux
ans.
5 François GOGUEL,
op. cit.
6 Histoire religieuse de la
France contemporaine, pp.558-559.
grandes écoles l'obligation d'effectuer leurs
trois dernières années d'études dans un établisse
ment d'Etat. Ce projet de loi sur le stage scolaire était évide
mment dirigé contre certaines congrégations enseignantes au
premier rang desquelles les Jésuites, mais il fut repoussé par la
Cha mbre. Enfin toutes les congrégations furent atteintes par le vote de
la loi sur les associations (loi du 1er juillet 1901).
Jusqu'alors il y avait en France deux
catégories de congrégations : les congrégations
autorisées qui avaient une existence officielle, et les
congrégations non autorisées qui n'étaient que
tolérées. Mais le Concordat ne les mentionnait ni les unes ni les
autres, si bien que le gouverne ment n'avait pas le moyen de contrôler
efficace ment leur développe ment et leurs activités. Dans un
grand discours prononcé a Toulouse le 28 octobre 1900, Waldeck-Rousseau
exposa les raisons qui le poussaient a présenter un projet de loi sur le
statut des congrégations. Selon lui, il s'agissait d'abord
d'empêcher certaines congrégations d'avoir une activité
politique co mme celle qu'avaient eue les Asso mptionnistes. Il s'agissait
ensuite de les empêcher d'accu muler davantage de biens de mainmorte ;
Waldeck-Rousseau affirma que la valeur des biens i mmeubles détenus par
les congrégations s'élevait a un milliard : le « milliard
des congregations » devait constituer une excellente formule pour la
propagande anticléricale. Mais il s'agissait surtout d'arrêter le
développe ment de l'enseigne ment congréganiste qui, par son
esprit contre-révolutionnaire, co mpro mettait grave ment l'unité
morale du pays. Waldeck-Rousseau parla a ce propos des « deux jeunesses
» qui grandissent sans se connaitre : cette formule connut égale
ment un grand succês auprês des propagandistes
anticléricaux.
Le projet de loi préparé par le gouverne
ment accordait une liberté quasi complête a toutes les
associations sauf a celles co mposées en partie d'étrangers ou
dirigées par des étrangers, c'est-à-dire les
congrégations religieuses. Aux termes du projet de loi, celles-ci
étaient sou mises a une autorisation du Conseil d'Etat. Mais « la
commission nommee par la Chambre fut composee en majorite de deputes qui
tenaient moins a etablir un statut veritablement applicable aux congregations
qu'd les contraindre a se disperser »7.
7 François GOGUEL,
op. cit.
En conséquence, elle modifia assez
profondé ment le projet du gouverne ment. Tout d'abord les
congrégations furent désignées par leur nom. Ensuite, et
ce fut là la modification la plus i mportante, l'autorisation
n'était plus accordée par un décret mais par une loi.
Enfin les me mbres des congrégations non autorisées n'auraient
plus le droit d'enseigner. Accepté par le gouverne ment, le projet de la
commission fut voté par la Chambre après de très vifs
débats par 305 voix contre 225, puis par le Sénat, et devint la
loi du 1er juillet 1901. Aux termes de la loi les
congrégations autorisées pourront 9tre dissoutes par
décret pris en Conseil des ministres. D'autre part une autorisation par
décret sera nécessaire pour tout nouvel établisse ment
d'une congrégation autorisée.
Dans ces conditions, la question religieuse ne pouvait
pas manquer de se trouver au centre du débat électoral, d'autant
plus qu'à la veille des élections la menace pesant sur l'enseigne
ment libre se mblait devenir encore plus réelle. En effet, a la fin de
la législature, le 14 février 1902, la Chambre vota le principe
de l'abrogation de la loi Falloux par 266 voix contre 2428. Ce vote
n'était pas du a l'initiative du gouverne ment, mais celui-ci avait
approuvé la proposition qui é manait des radicaux.
8 Certains progressistes
dissidents s'abstinrent ou votèrent avec l'opposition.
CHAPITRE IV
LES PARTIS POLITIOUES
1. LE NATIONALISME
L'affaire Dreyfus «fixe difinitivement le parti
« nationaliste » a droite ou a l'extrême droite de l'horizon
politique »1. Elle lui permet aussi d'exprimer avec le maximum
d'intensité ses trois « idées » essentielles: le
militaris me, l'antiparle mentaris me et l'antisé mitis me. Elle
provoque enfin un rapprochement non seule ment tactique mais aussi
idéologique entre les nationalistes et la droite « classique »
: « Les thimes majeurs du nationalisme de combat, et principalement
l'antiparlementarisme, ont largement pinitri les masses profondes des vieux
partis conservateurs. Mais c'est en mime temps la defense de la plupart des
valeurs essentielles du conservatisme que le jeune parti « national »
a, de façon plus ou moins consciente, fini par prendre en charge
»'. Mais, si prononcé soit-il, il ne s'agit encore là que
d'un simple rapprochement entre deux idéologies politiques aux origines
fort différentes. C'est Charles Maurras qui, par l'élaboration de
la doctrine de l'Action française, en acco mplit la
synthèse.
Jusqu'à la découverte du faux Henry,
c'est-à-dire jusqu'à ce que les partis de gauche prennent
position en faveur de la révision du procès de Dreyfus, les
nationalistes ne peuvent pas être classés nette ment à
droite ; ils conservent encore de no mbreux liens avec les groupes politiques
de gauche. En juin 1898, ils ont d'ailleurs voté avec la gauche contre
le ministère Méline et ils ont ensuite soutenu le
ministère Brisson dans lequel un de leurs chefs, Godefroy Cavaignac,
détenait le portefeuille de la Guerre. Mais à partir d'octobre
1898, ils mêlent à la Chambre leurs voix à celles de la
droite dans tous les scrutins politiques i mportants. On ne doit pas dire
cependant que l'affaire Dreyfus a provoqué le passage du nationalis me
de la gauche à la droite; elle a si mple ment
accéléré et conduit jusqu'à son terme une
évolution dont le point de départ se situait une
dizaine
1 Raoul
GIRARDET, Le nationalisme français 1871-1914,
p.173.
2 Ibid.,
p.174.
d'années plus tot, au temps du boulangis me. La
prise de position révisionniste de l'ense mble de la gauche, ainsi que
le progrès de l'anti militaris me, de l'internationalis me et du pacifis
me dans les rangs de l'extrê me gauche ont joué un role
déterminant a cet égard.
a Le nationalisme, qui fait de la grandeur nationale
sa preoccupation première, porte naturellement a l'armee qui en est
l'instrument un inter,t de tous les instants: la droite nationale est
militariste »3. Ce militaris me prend des proportions
extraordinaires : l'armée fait de la part des nationalistes l'objet d'un
véritable culte, la moindre parole, la moindre mesure qui se mble porter
atteinte a sa discipline ou a son honneur constitue a leurs yeux un
sacrilège. Ils finissent par être plus militaristes que
patriotes.
L'antiparle mentaris me s'était
déjà exprimé avec force au moment du boulangis me et de
l'affaire de Panama mais il fut exacerbé par l'affaire Dreyfus. 1l
s'explique certaine ment en partie par l'attitude adoptée alors par la
majorité parle mentaire mais ses raisons profondes sont tout autres. En
effet, leur gout de l'autorité et leur admiration pour l'armée,
leur mépris de la parole et leur attrait pour l'action inclinent tout
naturelle ment les nationalistes a mépriser le régi me parle
mentaire.
L'antisé mitis me a une origine
différente de celle du nationalis me. Leur rapprochement date de
l'affaire de Panama mais c'est l'affaire Dreyfus qui fait de l'antisé
mitis me un des principaux thè mes nationalistes. Les Juifs sont
présentés co mme des étrangers inassi milables qui vivent
aux dépens des « bons » Francais et sont toujours prêts
a trahir leur pays d'adoption : leur présence en France fait donc courir
au pays un danger mortel. La vigueur de cet antisé mitis me s'explique
par le caractère essentielle ment défensif que revêt a
cette époque le nationalis me frangais. Nulle ment expansionniste,
contraire ment au nationalis me alle mand d'alors, il est inquiet et il cherche
surtout / dresser des barrages, a repousser des attaques.
Leur opposition au gouverne ment de «
défense républicaine » et leur rancceur / l'encontre des me
mbres de la majorité d'une part, leur rapprochement avec la droite
conservatrice d'autre part poussent les nationalistes a adopter des positions
identiques /
3 René REMOND,
La droite en France, p.160.
celles de leurs alliés sur les questions
sociales et religieuses. Leurs antécédents politiques ne se
mblaient pourtant pas les prédisposer a prendre de telles attitudes: en
effet beaucoup d'entre eux avaient été encore tout réce
mment d'ardents socialistes ou de farouches anticléricaux. Et pourtant
en 1901, on voit voter contre le projet de lois sur les associations des ho
mmes co mme Paulin-Méry+, élu avec l'étiquette
socialiste en 1898, ou encore Cavaignac et Dumas', anciens radicaux
qui, en juin 1899, votaient contre le ministere « réactionnaire et
clérical » dirigé par Méline.
La principale faiblesse du nationalis me réside
dans sa pauvreté doctrinale. En période de crise, ses bruyantes
manifestations de rue et les violentes polé miques de presse masquent
l'absence de programme et de véritables idées: l'action re mplace
avantageuse ment la pensée. Mais en période de cla me, le
nationalis me est conda mné a ne plus jouer qu'un role médiocre.
D'autre part, il existe une contradiction entre la place qu'occupe maintenant
le nationalis me a l'extrême droite de l'échiquier politique et le
fait que ses tenants se réclament toujours des grands principes
dé mocratiques proclamés par la Révolution. C'est Maurras
qui co mble cette lacune et met un terme a cette contradiction en dotant le
nationalis me d'une doctrine solide ment construite et franche ment
contre-révolutionnaire. Cependant les idées de Maurras ne sont
pas neuves en elles-mêmes ; ce qui est neuf, c'est la synthêse
qu'il a réalisée de deux courants de pensée a l'origine
diamétrale ment opposés.
Mais en 1902, l'Action frangaise n'en est encore
qu'à ses débuts et son influence est encore restreinte dans les
milieux nationalistes et conservateurs. A la veille des élections la
principale organisation nationaliste est la Ligue de la patrie frangaise.
Fondée en janvier 1899 par des intellectuels anti-révisionnistes
pour répondre A la fondation de la Ligue des droits de l'ho mme
révisionniste, elle est présidée par l'acadé micien
Jules Lemaitre. Faible ment organisée, elle a un programme
modéré sans grande originalité?. Au printe mps
de 1902, l'ordre, rétabli par Waldeck-Rousseau, rêgne depuis plus
de deux ans et demi. La situation se mble donc a priori moins favorable aux
nationalistes qu'elle ne l'était en 1900 quand ils re mport"rent les
élections municipales a Paris.
4 Député du
13ème arrondissement de Paris, non réélu en
1903.
5 Député de
l'Ariège, non réélu en 1902.
6 Raoul GIRARDET,
op.cit., pp.169 à 172.
2. LES CONSERVATEURS
La fin brutale de la politique « d'apaise ment
» menée par Méline de 1896 a 1898 apparait co mme
étant la principale conséquence de l'affaire Dreyfus. Les
ralliés pensent que la responsabilité de cet échec inco
mbe pour une part a certains catholiques et pour une autre part,
décisive celle-là, aux radicaux. Jacques Piou reproche aux
catholiques regroupés dans la fédération
présidée par Etienne Lamy d'avoir, par leur intransigeance, co
mpro mis le résultat des élections de 1898'. Mais il
accuse surtout les radicaux, écrivant a leur sujet8: L'esprit
nouveau etait leur cauchemar, l'accord des catholiques et des republicains
moderes le grand danger de l'avenir. Pour dissiper ce cauchemar, pour conjurer
ce danger, ils inventerent l'affaire Dreyfus. Ce fut une trouvaille ». En
fait il est générale ment admis par les historiens que ce fut
l'attitude des catholiques au cours de l'affaire Dreyfus qui provoqua un
violent retour offensif de l'anticléricalis me : a La droite catholique
provoqua la naissance de la Republique anticlericale de Combes en essayant de
detruire la Republique conservatrice de Meline »9. Cependant,
pour M. Adrien Dansette1°, a la raison profonde de
l'échec de l'apaisement [est] d'ordre psychologique ». Selon lui,
«il n'était pas possible d'escompter, en quelques annees, la
disparition des prejuges enracines depuis un siecle et fortifies par des luttes
dont le souvenir demeurait vivant»11. Il pense que mê me
s'il n'y avait pas eu d'affaire Dreyfus une crise aurait éclaté
qui aurait été simple ment peut-être un peu moins
grave.
Waldeck-Rousseau ayant fait de l'anticléricalis
me l'article essentiel de son programme de gouverne ment, aussitot la
défense religieuse devient la principale et presque l'unique
préoccupation des conservateurs. Au cours du débat sur le projet
de loi sur les associations, ils lutt"rent avec acharne ment pour tenter de
sauver les congrégations mais tous leurs efforts, toute
l'éloquence d'Albert de Mun ne purent rien contre la volonté bien
arrêtée de la majorité. Le vote de la loi fait co mprendre
a la droite catholique qu'elle est décidé ment incapable d'e
mpêcher le vote d'une législation hostile a l'Eglise. De plus
certains discours prononcés au cours du débat parle mentaire lui
font
7 Jacques PIOU,
Le Ralliement, son histoire, pp.72 à
77.
8 Ibid.,
p.80.
9 François GOGUEL,
op.cit.
10 Histoire religieuse de la
France contemporaine, p.561.
11 Ibid.
craindre une notable aggravation de la
législation en cas de victoire du Bloc des gauches aux prochaines
élections. 1l lui se mble que ses craintes regoivent un début de
confirmation lorsque le 14 février 1902 la Chambre vote le principe de
l'abrogation de la loi Falloux.
L'antiparle mentaris me avait
pénétré dans les rangs catholiques a l'occasion de
l'affaire Dreyfus. Ce renouveau d'anticléricalis me en favorise certaine
ment les progrès dans les milieux conservateurs. En effet,
exaspérés de voir la majorité leur échapper depuis
plus de vingt ans et se voyant i mpuissants a empêcher le vote d'une
législation qu'ils détestent, un certain no mbre de catholiques
mettent leurs espoirs dans la disparition du régi me parle mentaire. La
politique anticléricale du gouverne ment aida aussi grande ment la
pénétration de l'antisé mitis me dans ces mêmes
milieux de droite. Les Juifs y sont considérés co mme les
perpétuels enne mis de l'Eglise, co mme les instigateurs de toutes les
mesures dirigées contre elle. Des accusations identiques sont
lancées contre la franc-magonnerie et parfois contre les
protestants.
Cependant dans l'ense mble les conservateurs ne sont
pas décidés a s'avouer vaincus sans avoir tenté auparavant
un dernier effort pour changer la majorité en leur faveur. Ce sont
maintenant les ralliés « vrais » ou « faux » qui
constituent l'élé ment peutêtre le plus no mbreux et sfire
ment le plus actif de la droite catholique. Leur no mbre s'est notable ment
accru car la plupart des conservateurs se sont rendus co mpte que leur
adhésion a la République, ou du moins la cessation de leurs
attaques contre le régi me républicain, faciliterait une action
commune des catholiques et des républicains modérés
hostiles au Bloc. 1l est d'autre part possible que leurs échecs
répétés et de plus en plus cuisants lors des
élections générales leur aient fait co mprendre que la
cause monarchiste constituait désormais une bien mauvaise plate-forme
électorale dans un pays oil la République était devenue
synony me d'ordre et de stabilité, et oil la classe moyenne, pourtant
foncière ment conservatrice, avait en majorité donné son
adhésion au régi me républicain. En vue des
élections générales de 1902, les ralliés
décident de créer un mouve ment rasse mblant les catholiques en
vue d'une action de défense religieuse. A la fin de 1901, l'Action
libérale populaire est donc fondée ; des co mités
régionaux sont mis
en place, dont la premiere tâche est de recueillir
des fonds et d'organiser la propagande électorale.
Le mouve ment dé mocrate-chrétien
frangais a beaucoup souffert du renouveau d'anticléricalis me. Il se
mble mê me condamné apres la promulgation en janvier 1901 de
l'encyclique Graves de communi. Pourtant l'action de Marc Sangnier commence
alors a se situer sur le plan politique et elle acquiert une certaine ampleur.
Mais pas plus que l'Action frangaise, le Sillon ne joue un role important a
l'occasion des élections.
3. LES REPUBLICAINS MODERES
D'avril 1896 a juin 1898 l'immense majorité des
républicains modérés soutient le ministere Méline.
Cependant certains d'entre eux, a vrai dire peu no mbreux, prennent alors place
dans l'opposition. Hostiles a la politique d'apaise ment, ils sont en effet
restés partisans de la concentration, c'est-à-dire de l'alliance
des modérés et des radicaux. Ils sont rasse mblés a la
Chambre dans le petit groupe de l'Union progressiste, appelé encore
groupe Isambert, du nom de son président; parmi eux,
Delcassé.
Méline doit se retirer en juin 1898 car une
quarantaine de progressistes, inquiets du renouveau de co mbativité
manifesté par la droite lors des élections de mai, l'abandonnent
lors du scrutin sur la majorité « exclusive ment
républicaine ». Divisés face au cabinet Brisson, les
modérés soutiennent tous ensuite le cabinet Charles Dupuy a ses
débuts. Mais en février 1899, Poincaré, Barthou, Leygues
ainsi que quelques autres abandonnent Dupuy qui, pour faire voter la loi de
dessaisisse ment, sollicite tacite ment l'appui de la droite et des
nationalistes. Enfin en juin 1899, craignant un coup de force nationaliste ou
royaliste contre la République, une soixantaine de progressistes
lâche Dupuy et se joignent a la gauche pour former la majorité qui
vote la confiance a Waldeck-Rousseau.
Il est excessif de prétendre, co mme le fait M.
Beau de Lo ménie12, que les progressistes dissidents ont
adhéré au Bloc des gauches afin d'exploiter le a
derivatif
12 Emmanuel BEAU DE LOMENIE,
Les responsabilités des dynasties bourgeoises
, t. III, p.332.
anticlerical », a pour detourner les doctrinaires
democrates, radicaux et socialistes de leurs preoccupations de revendications
sociales ». En juin 1899, Waldeck-Rousseau et ses amis se sont
séparés du gros des progressistes parce qu'ils jugeaient les
institutions républicaines menacées. Ils restent ensuite
fidèles a leur alliance avec la gauche surtout parce qu'ils ne veulent
pas se a couper » du grand a parti republicain »13
étant a persuades que l'avenir est a la Republique democratique
»14. Cependant il faut bien admettre que si Waldeck-Rousseau a
fait de la lutte anticléricale l'article essentiel de son programme de
gouverne ment, c'était bien parce que les républicains de gauche
étaient plus que réticents a l'égard des projets d'impot
progressif sur le revenu est de réformes sociales profondes.
L'alliance des progressistes dissidents avec les
radicaux et surtout avec les socialistes, la présence de Millerand au
ministère du Commerce et le vote de la loi sur les associations d'une
part, le rapprochement de plus en plus marqué de la majorité des
progressistes et de la droite conservatrice et même nationaliste d'autre
part, rendent impossible a brève échéance toute
réconciliation entre les deux fractions du parti modéré.
Les républicains de gauche décident donc, a l'approche des
élections, de s'organiser d'une manière autono me. C'est ainsi
qu'en mai 1901 est fondée l'Alliance républicaine dé
mocratique. Ce n'est pas un véritable parti politique : elle ne cherche
pas a recruter des militants, mais elle vise a rasse mbler toutes les
personnalités modérées, politiques ou non, favorables au
gouverne ment de défense républicaine. Elle a constitue
plutôt un brillant et nombreux etat-major qu'une armee
»15. Son influence provient pour une part i mportante des liens
qui unissent ses principaux me mbres a certains milieux d'affaire et a la
grande presse.
Le passage a droite de la plupart des
républicains modérés, entrainés par Méline
et ribot, revêt une importance capitale, car il est définitif. A
la vérité l'affaire Dreyfus n'a fait là que
précipiter une évolution déjà bien entamée
entre 1893 et 1898. Pour les progressistes, le seul danger véritable se
situe désormais a gauche. Dans l'opposition ou ils prennent place, ils
gardent encore pour la plupart leurs distances avec les nationalistes, mais en
revanche ils resserrent considérable ment les liens qui
déjà les unissent aux
13 Jacques CHASTENET,
La république triomphante 1893-1906,
p.218.
14 Ibid.
15 Ibid.
conservateurs. Rasse mblés a la Chambre dans le
groupe des républicains progressistes, ils n'ont pas encore fondé
dans le pays une organisation identique a l'Alliance républicaine
dé mocratique des modérés du Bloc : la
Fédération républicaine ne sera en effet
créée qu'en 1903. On doit signaler que quelques
républicains modérés, qui en 1899 avaient soutenu l'action
de Waldeck-Rousseau, car ils jugeaient alors la République
menacée, ont par la suite rejoint les rangs de l'opposition. Toutefois
ces ho mmes, au rang desquels figure Poincaré, ne sous-estiment pas a
l'instar de la majorité des progressistes, le danger
nationaliste.
Divisés, les modérés n'abordent
pas les élections dans des conditions favorables. La situation n'est pas
encore trop grave pour les républicains de gauche, maitres de l'appareil
gouverne mental, mais l'est en revanche beaucoup plus pour les progressistes
qui, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, affrontent le verdict
des urnes en étant dans l'opposition et en ayant par surcroit de fortes
chances d'y rester. 1l est évident qu'ils risquent d'être
abandonnés par certains de leurs électeurs, gouverne mentaux de
te mpérament, et de plus intéressés par les avantages que
peut procurer le fait d'avoir un député siégeant dans la
majorité.
4. LES RADICAUX
Contraire ment a ce qu'affirma plus tard la
droite16, les radicaux n'ont eu aucune responsabilité dans le
déclenche ment de l'affaire Dreyfus. L'i mmense majorité d'entre
eux n'a mê me été gagnée que très tardive
ment a la cause révisionniste. En fait l'affaire les e mbarrasse, et
pendant très longte mps ils sont partisans de lui conserver un
caractère stricte ment judiciaire. La plupart d'entre eux ne deviennent
révisionnistes et ne prennent conscience du danger qui menace la
République qu'au début de 1899 : le 10 février 1899, cent
vingt radicaux et radicaux-socialistes votent en effet contre la loi de
dessaisisse ment. Dès lors ils s'opposent presque tous a Dupuy, qu'ils
contribuent a renverser le 12 juin.
Mais, il faut bien le dire, les radicaux n'ont pas un co
mporte ment très brillant lorsqu'il s'agit de dénouer la crise.
Daniel Halévy n'est pas tendre a leur égard a ce
sujet
16 Jacques PIOU,
op.cit., pp.79-80.
(co mme d'ailleurs a beaucoup d'autres) ; il
écrit17 : « Parti sans doctrine, parti sans courage,
ecole de lachete. Quand il fallut enfin resoudre la crise, Paris etait a demi
souleve et versant dans la guerre civile, c'est en vain qu'on cherchait les
radicaux : ils s'etaient terres, on ne les voyait plus et le President Loubet
dut equiper ou laisser equiper sous ses yeux un ministere de fortune ».
Jacques Kayser, pourtant porté a plus de mansuétude du fait de
ses attaches avec le Parti radical, écrit pour sa part14 :
« Au cours de la crise les radicaux n'ont pas joue le role qu'on attendait
d'eux. Leurs chefs, pressentis a des titres et a des moments divers, pendant
les dix journees de negociation, se sont toujours recuses : Brisson invoquant
son etat de sante, et surtout Bourgeois --ce Sarrien plus eloquent mais encore
moins muscle, comme le decrit a l'epoque un depute radical --pretextant la
tache qu'il accomplissait a la Conference de la paix a La Haye ou il avait ete
delegue par Dupuy ».
Peu favorables de prime abord a Waldeck-Rousseau, les
radicaux finissent presque tous par lui accorder leur soutien, car ils se
rendent co mpte que c'est la seule solution qui leur reste pour écarter
le péril de droite que jusque-la, ils avaient eu par trop tendance /
sous-esti mer. Três vite les mesures de « défense
républicaine » prises par le Président du Conseil satisfont
les radicaux qui dês lors ne lui ménagent plus leur appui
jusqu'à la fin de la législature : « Inaptes a combattre,
ils furent admirables pour grappiller sur la victoire, ne quittant pas d'une
semelle le vainqueur, l'impressionnant par leur nombre »19
.
Décidés a exploiter a fond contre
l'Eglise l'attitude adoptée par la majeure partie des catholiques lors
de l'affaire Dreyfus, ils souscrivent avec e mpresse ment a la politique
anticléricale de Waldeck-Rousseau et contribuent même a lui donner
un caractère beaucoup plus accentué. Majoritaires au sein de la
commission chargée d'étudier le projet de loi gouverne mental sur
les associations, ils sont en effet responsables de sa considérable
aggravation. Ce sont eux aussi qui prennent l'initiative du vote sur le
principe de l'abrogation de la loi Falloux.
La « défense républicaine » et
l'anticléricalis me ont l'i mmense avantage de masquer les divergences
qui existent sur d'importantes questions, et en premier lieu sur la question
sociale, entre la fraction libérale et la fraction socialisante du
radicalis me. La formation du Parti républicain radical et
radical-socialiste s'en trouve donc d'autant
17 Daniel HALEVY,
La République des comités,
p.47.
18 Jacques
KAYSER, Les grandes batailles du radicalisme,
p.285.
19 Daniel HALEVY,
op.cit., pp.49-50,
facilitée. C'est chronologique ment le premier
grand parti frangais: il est fondé a Paris en juin 1901. Ses deux
principales caractéristiques sont le rôle
prépondérant alloué aux parle mentaires dans sa direction
et son extrê me décentralisation « puisque
l'élément fondamental en est le comite local a base electorale
»20. Les congressistes qui fondent le Parti radical en 1901 ne
sont pas telle ment soucieux d'élaborer une doctrine et un programme
mais bien plutôt de préparer les prochaines
élections.
Celles-ci se présentent dans les meilleures
conditions possibles pour les radicaux. Rasse mblés dans une seule
organisation, ils disposent, avec l'anticléricalis me, d'une excellente
plate-forme électorale. De plus, co mme ils font partie de la
majorité, ils peuvent co mpter sur l'appui de l'appareil de l'Etat au
cours de la campagne électorale. Mais en mê me temps, co mme ils
n'occupent aucun poste important au sein du ministere, ils peuvent pratiquer
avec une assez grande liberté la surenchere électorale. En 1902,
beaucoup lus e mpressés qu'en 1899, ils se placent volontiers au premier
rang des défenseurs de la République et s'apprêtent a
recueillir le fruit de leur fidele soutien / Waldeck-Rousseau.
5. LES SOCIALISTES
« L'affaire Dreyfus pose plus fortement et avec
des donnees nouvelles le probleme de l'union socialiste. Le mouvement ouvrier,
au fur et a mesure de son renforcement et au gre des circonstances, ne doit-il
pas assumer de nouvelles t)ches, recourir a de nouvelles methodes ? Ne doit-il
pas prendre en charge la defense de la Republique ? L'union socialiste, en
raison des menaces qui pesent sur le regime, s'inscrit ainsi a l'extreme fin du
siecle, dans le cadre d'une alliance eventuelle avec toutes les forces
republicaines et democratiques »21.
Le déroule ment de l'Affaire se mble d'abord
vouloir favoriser le mouve ment d'unité socialiste. En octobre 1898 un
co mité de vigilance est créé, ou chaque parti et chaque
journal socialistes ont deux délégués, puis en nove mbre
de la mê me année est mis sur pied un co mité d'entente,
véritable « co mité de rapprochement socialiste » entre
la F.T.S. de Brousse, le P.O.F. de Guesde, le P.O.S.R. d'Alle mane, le P.S.R.
de Vaillant et
20 Claude
NICOLET,Le radicalisme, p.42.
21 Claude WILLARD,
op.cit., p.440.
les socialistes indépendants. En juin 1899,
malgré les réticences guesdistes, l'unité socialiste se
mble en bonne voie, mais a en quelques fours, les conditions oil se constitue
le ministere Waldeck-Rousseau vont faire perdre a la cause de l'unite
socialiste tout le terrain gagne depuis 1896 »22.
En effet la question de savoir si un socialiste, en
l'occurrence Millerand, peut participer a un gouverne ment « bourgeois
» divise très nette ment les socialistes français en deux
camps. Il faut dire que le problè me est posé dans de très
mauvaises conditions du fait de la cohabitation dans le mê me
ministère de Millerand et du « fusilleur de la Commune », le
générale de Galliffet. Une partie des socialistes, conduite par
Jaurès et Viviani, approuve la participation de Millerand et soutient
Waldeck-Rousseau. Jaurès déclare a ce sujet23:
«Que la Republique bourgeoise, a l'heure oa elle se debat contre la
conspiration militaire qui l'enveloppe, proclame elle-même qu'elle a
besoin de l'energie socialiste, c'est un grand ait ». Les autres
socialistes, groupés derrière Guesde et Vaillant, proclament par
contre : a Le Part socialiste, parti de classe, ne saurait devenir sous peine
de suicide un parti ministeriel. Il n'a pas a partager le pouvoir avec la
bourgeoisie dans les mains de laquelle l'Etat ne peut etre qu'un instrument de
conservation et d'oppression sociale »24.
Cependant, au congrès de Japy en déce
mbre 1899, l'unité du mouve ment socialiste se mble se réaliser :
un co mité général est créé, un
congrès est prévu chaque année. Mais ce n'est qu'une
unité de façade réalisée in extremis. Tout au long
du congrès, le « cas Millerand » a fait s'affronter avec
violence Guesde et Jaurès et le premier n'a obtenu qu'une victoire de
principe. Dès l'année suivante, au congrès de Paris oil la
question de la participation ministérielle est encore au centre du
débat, les guesdistes font sécession. En fait les guesdistes ne
voulaient pas de l'unité avec les indépendants qui, pour eux,
n'étaient pas de véritables socialistes : Guesde ne
considérait pas et ne considérera peut-être jamais
Jaurès co mme un socialiste authentique. En 1901, a Lyon, / une fois de
plus le debat se cristallise autour de Millerand »25. Cette
fois ce sont les blanquistes, Vaillant en tête, qui s'en vont. Ils
rejoignent les guesdistes et avec eux ils fondent le Parti
22 Georges LEFRANC,
Le mouvement socialiste sous la Troisième
République, p.105.
23 Dans La
Petite République du 24 juin 1899 (cité par Georges
LEFRANC, op.cit., p.106).
24 Manifeste du P.O.F., du
P.S.R. et de l'Alliance communiste, cités par Georges
LEFRANC, op.cit.
25 Georges LEFRANC,
op.cit., p.111.
socialiste de France (nove mbre 1901). a Pour eux
l'unité est faite. Ceux qui demeurent en dehors ne sont pas de vrais
socialistes »26. De leu coté, Jaurés et ses amis
fondent le Parti socialiste frangais et s'apprêtent à prendre
place aux cotés des radicaux et des républicains de gauche dans
la coalition de gauche lors de prochaines élections.
En 1902, certes l'unité socialiste n'a pas
encore été réalisée, mais la situation au sein du
mouve ment socialiste frangais se trouve clarifiée. Les no mbreuses
formations qui existaient encore il y a peu de temps se sont en effet
regroupées en deux organisations qui correspondent en gros aux deux
tendances fondamentales du socialis me frangais: la tendance
révolutionnaire et la tendance réformiste. Au point de vue
électoral, la situation du P.S.F. parait meilleure que celle du P.S.d.F.
auquel son intransigeance a déjà fait perdre no mbre de militants
et risque de faire perdre aussi beaucoup d'électeurs.
26 Georges LEFRANC,
op.cit., p.112.
Deuxième pantie :
LA CAMPAGVE ELECTORALE
ET
LES RESULTATS DU SCRUT~V
CHAPITRE I
LA CAMPAGNE ELECTORALE
Lancée par l'opposition nationaliste et
catholique, la campagne électorale commence pratique ment plusieurs mois
avant son ouverture officielle. Elle n'est marquée par aucun incident
grave, mais elle est menée avec vigueur et passion aussi bien par
l'opposition que par la majorité.
Le role joué par la presse est
extrêmement important, capital même en l'absence de tout autre
moyen efficace d'information. Il faut dire d'ailleurs qu'à cette
époque, malgré le développe ment récent de la
presse dite « d'information », la presse d'opinion avait une
importance, et en ce qui concerne Paris, une diversité que l'on a peine
à imaginer aujourd'hui. Pour ou contre la politique gouverne mentale,
pour ou contre l'Eglise, ces journaux mênent alors d'ardentes campagnes
en faisant large ment usage d'un ton polé mique dont la violence
surprend parois, et que l'affaire Dreyfus avait forte ment contribué
à répandre dans les milieux de la presse. Il y avait quelques
grands polé mistes, mais il y en avait aussi beaucoup d'autres, qui
hélas!, étaient loin d'avoir le talent d'Henri Rochefort. Et
certains articles antisé mites de La Libre Parole, certains articles
antireligieux de La Lanterne n'ont pas contribué, loin s'en faut
à élever le débat électoral.
Pour les deux forces en présence l'enjeu de la
lutte revêt une importance exceptionnelle. Pour essayer de convaincre le
maximum d'électeurs de voter pour la « bonne cause » chaque
camp entreprend un gros effort de propagande : affiches, réunions,
tournées ont rare ment été si no mbreuses. D'autres
moyens, inavouables ceuxlà, ont certaine ment été aussi e
mployés, mais dans ce do maine les faits sont três difficile ment
controlables. Quoiqu'il en soit des so mmes énormes sont
dépensées de part et d'autre, et il est intéressant de
savoir d'ob. elles proviennent. Une certaine partie des dépenses faites
au cours de la campagne électorale est couverte par les souscriptions
lancées par différents groupe ments tels le Co mité
national anti-juif ou l'Action libérale.
Mais les so mmes les plus i mportantes proviennent sans
doute de certains milieux commergants, industriels et bancaires ainsi que des
« caisses » de l'Etat et de l'Eglise.
En ce qui concerne le soutien des milieux d'affaires,
l'opposition et la majorité sont toutes deux assez bien
partagées. Pour la droite, on peut citer les banquiers Achille
Adam1 et Aynard2, le grand patronat du Nord, bien
représenté par un ho mme co mme Eugène Motte3,
député- maire de Roubaix et patron d'une très importante
filature, et aussi la très puissante corporation des maitres de forges
dont certains me mbres, tels Claudinon4 et surtout Eugène
Schneider' du Creusot mènent de pair activité
industrielle et carrière politique. En ce qui concerne la
majorité on peut citer les no ms de Christophe6 et Rouvier
dont les attaches avec les milieux bancaires sont connues et celui de Menier,
le chocolatier, député de Seine-et-Marne et ami personnel de
Waldeck-Rousseau. Mais on doit surtout a cet égard mentionner l'i
mportant role joué par le co mité républicain du commerce,
de l'industrie et de l'agriculture, appelé encore co mité
Mascuraud, du nom de son fondateur7. « Ce comite ne s'occupait
en principe que da la defense d'interets materiels etjouait le role
d'intermediaire entre les milieux d'affaires d'une part, et les milieux
gouvernementaux d'autre part, mais comme il disposait de vastes ramifications,
comme il etait egalement en liaison etroite avec la franc-maçonnerie,
son influence politique et en particulier electorale depassait cette
façade economique et etait considerable, surtout avant 1914
»8. a Compose alors essentiellement de republicains radicaux
appartenant au monde de la politique ou des affaires iljoua un role important
lors des elections legislatives de 1902 et 1906. Et dans la distribution des
fonds recueillis en vue de la propagande electorale republicaine, le Parti
radical fut certainement un des principaux beneficiaires avec l'0lliance
democratique »9.
Lorsque la Chambre issue des élections de 1902 se
réunit, la majorité de mande que des enquetes soient
effectuées sur les conditions dans lesquelles certains
députés de
1 Député
rallié du Pas-de-Calais.
2 Député
républicain progressiste du Rhône.
3 Il s'agit du vainqueur de
Jules Guesde en 1989 et 1902.
4 Député
républicain progressiste de Saône-et-Loire.
5 Député
rallié de Saône-et-Loire.
6 Député
républicain de gauche de l'Orne, battu en 1902.
7 Sénateur de la
Seine.
8 Daniel BARDONNET,
Evolution de la structure du Parti radical,
pp.251-252.
9 Ibid.,
p.254.
l'opposition avaient été élus.
Aucune de ces enquêtes ne prouva formelle ment que l'Eglise avait
financé la campagne électorale de certains candidats. Mais s'il
est manifeste ment exagéré de dire qu'à l'occasion des
élections a les moines ligueurs ont sacrifié leurfameux
trésor de guerre »10, il y a de sérieuses raisons
de penser que certains élé ments de l'Eglise ont apporté
leur concours financier a l'opposition. Les preuves manquent aussi en ce qui
concerne l'Etat. On peut si mple ment signaler qu'un
député11 se serait vanté au cours d'une
réunion publique d'avoir regu du gouverne ment, pour couvrir les frais
de sa campagne électorale, la so mme de trois mille francs.
L'i mportance que le gouverne ment et le Parle ment
ont accordée a l'élaboration, / la discussion et au vote de la
loi sur les associations, et surtout l'i mportance que la majorité et
l'opposition accordent a son application placent la question religieuse au
centre du débat électoral. C'est elle qui sert a tracer la li
mite entre « républicains » et « réactionnaires
», c'est-à-dire entre la gauche et la droite. L'Eglise se trouvant
ainsi directe ment concernée, il est intéressant de voir quelle
attitude elle a adopté au cours de la période
précédant les élections.
Pour la plupart des groupe ments et des journaux de
gauche il ne fait aucun doute que c'est l'Eglise qui a organisé et
payé la campagne électorale de l'opposition : a 1l est
aisé de prouvé que tous les coups re2us par nous ont
été donnés par l'Eglise »12 affirme a ce
sujet La Lanterne. Avant toute autre chose on doit préciser qu'il
était impossible que l'Eglise se désintéresse de ces
élections. En effet, de l'issue du scrutin dépendait non seule
ment le sort réservé aux congrégations religieuses qui
avaient déposé une de mande d'autorisation, mais encore l'avenir
de tout l'enseigne ment catholique et même celui du régi me
concordataire. Le problême est donc de savoir si elle a joué un
role actif important pendant la campagne électorale. Suivant son
habitude le pape Léon XIII avait reco mmandé a l'épiscopat
de garder une attitude prudente et de veiller a ce que l'ense mble du
clergé f6t de même dans toute la mesure du possible. Si l'on en
croit Charles Seignobos, les consignes pontificales ne furent pas
respectées car a la plupart des év,ques
10 La Lanterne,
numéro du 3 mai 1902.
11 DAUZON,
député radical du Lot-et-Garonne.
12 Cf. note
11.
entrerent dans la lutte »13. Mais si
l'on prend connaissance des rapports sur l'activité du clergé
pendant la campagne électorale, adressés par les préfets
au ministère de l'Intérieur14 après le premier
tour de scrutin, on aboutit a une conclusion sensible ment différente.
Certes un certain no mbre de prélats sont accusés d'être
intervenus en faveur de candidats de l'opposition, mais la plupart du temps les
preuves avancées pour étayer ces accusations sont peu
convaincantes. Malgré cela quelques préfets, tels Edgar Co mbes,
fils d'E mile Co mbes et préfet de l'Allier, n'hésitent pas a
réclamer que de sévères sanctions soient prises a
l'encontre de hauts dignitaires ecclésiastiques. Générale
ment les préfets se déclarent convaincus que les
évêques ont appuyé et mê me suscité
l'intervention de me mbres du clergé diocésain dans la bataille
électorale, mais ils avouent, en le regrettant, ne posséder
aucune preuve formelle de ce qu'ils avancent. En fait, la majorité de
l'épiscopat suivit les conseils du Vatican et resta soigneuse ment en
dehors des luttes électorales. On vit mê me l'évêque
de Nancy condamner les excès anti- ministériels de la presse
catholique, et l'évêque de Tarentaise reco mmander a son
clergé une très stricte attitude neutralité. Par contre,
certains prélats crurent qu'il était de leur devoir d'intervenir
dans le débat, et leur maladresse fut aussitot large ment
exploitée par les adversaires de l'Eglise : c'est ainsi que
Mgr Richard, archevêque de Paris, crut bon de publier un mande
ment électoral, dans lequel il déclarait notamment : / !l s'agit
de savoir si la société continuera a ,tre régie par les
enseignements de l'Evangile, ou si elle suivra les progrés des sectes
antichrétiennes qui proclament l'indépendance absolue de la
raison humaine... »15.
Beaucoup de simples prêtres et religieux eurent
un co mporte ment moins prudent que celui de la majorité des
évêques. Les rapports des préfets nous montrent certains
curés transformant leurs chaires en tribunes, d'autres faisant
distribuer ou distribuant euxmê mes dans leurs églises des
brochures antigouverne mentales, d'autres encore faisant du porte-a-porte pour
convaincre leurs paroissiens de voter pour le candidat de l'opposition. On sait
égale ment que des prêtres et des religieux se montrèrent
et prirent la parole au cours de réunions organisées par l'Action
libérale populaire ou la Patrie frangaise. D'autre part, d'assez no
mbreux ecclésiastiques participèrent aux souscriptions
lancées pour payer les frais de propagande électorale de
l'opposition; quelques-uns acco mpagnèrent d'ailleurs
13 Dans
L'évolution de la Troisième République
1875-1914, p.224.
14 Archives nationales,
Archives de l'ancienne direction des cultes, F 19
5.622.
15 Cité par Adrien
DANSETTE, Histoire religieuse de la France
contemporaine, p.573.
leurs envois de co mmentaires assez peu
évangéliques: ainsi ce prêtre orléanais, qui, en
adressant la so mme de 1,50 franc au Comité national antijuif,
écrivait : aA bas les Juifsl Et pour l'ecrasement de la bande juive et
du depute Vazeilles en particulier »16. Il est difficile
d'évaluer la proportion des me mbres du clergé, simples
prêtres et religieux, qui prirent part ainsi d'une maniCre si i
mprudente, au combat électoral. Ils furent a coup stir proportionnelle
ment plus no mbreux que les me mbres de l'épiscopat qui ne suivirent pas
les sages conseils pontificaux, mais il n'est pas du tout stir qu'ils aient
été la majorité.
En définitive, il n'est pas douteux que de no
mbreux élé ments du clergé participêrent, parfois
três active ment, a la campagne électorale. Mais ils se
recrut"rent surtout parmi les ecclésiastiques de rang inférieur,
et non pas, a quelques exceptions prês, dans les rangs de
l'épiscopat. Dans leur immense majorité les évêques
prirent en effet soin de ne pas intervenir dans le débat, du moins pas
ouverte ment. L'Eglise souhaitait certaine ment, et rien n'était plus
naturel, le succês de l'opposition. Nombre de ses me mbres firent tout
leur possible pour le faciliter mais malgré l'i mportance de l'enjeu,
elle ne s'engagea pas avec toutes ses forces dans la bataille
électorale; la majorité de la hiérarchie avait co mpris, a
l'école de Léon XIII, les vertus de la prudence.
*****
1. LA CAMPAGNE ELECTORALE DE LA DROITE
La droite est unani me a dénoncer la politique
ministérielle. Les nationalistes et les conservateurs la condamnent en
bloc, sans appel et souvent avec une violence inouïe: le ministere est a
une horde malfaisante »17, le a produit hybride du
conservatisme maçonnique et du collectivisme revolutionnaire
>>18; «depuis trois ans que le ministere Waldeck-Rousseau
gouverne avec le concours des radicaux et des socialistes revolutionnaires, il
n'est pas une liberte qui n'ait etc violee, pas un inter,t materiel qui n'ait
etc compromis ou menace »19. Dans ces conditions, a
la
16 La Libre Parole,
numéro du 26 avril 1902.
17 Profession de foi du
député de la 3ème circonscription du
17ème arrondissement de Paris.
18 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription du
7ème arrondissement de Paris.
19 Profession de foi du
député de la 4ème circonscription de
l'arrondissement de Lille (Nord).
victoire du ministere serait la defaite de la France!
»20. Et il faut donc « expulser, sans plus tarder, le
ministere Waldeck-Rousseau et toute sa bande pour les remplacer par un
ministere et une majorite d'ordre, de justice et de liberte!
»21. Les républicains progressistes prononcent une
condamnation de la politique ministérielle tout aussi nette dans le fond
mais plus mesurée dans la forme, et ils l'opposent en un saisissant
contraste a la « politique libérale », telle qu'elle fut
pratiquée du temps de Méline: « L'heure presente est
solennelle: la France va choisir entre deux politiques. La premiere, conforme a
la tradition republicaine, a ete celle de Thiers et de Gambetta: c'est la
politique du progres obtenu par l'amelioration constante de notre regime
social, par la liberte, la tolerance et le concours de toutes les bonnes
volontes. La seconde, conforme a la tradition jacobine, veut reformer la
societe par la contrainte, n'admet la liberte que pour ses partisans, et
pretend chercher le relevement de la condition des uns aux depens de celle des
autres, quitte a compromettre gravement la prosperite nationale
»22.
Chacune des trois tendances de la coalition de droite
s'attache principale ment, tout en faisant le procés de l'ense mble, a
critiquer un des aspects de la politique gouverne mentale: les conservateurs
s'en prennent surtout a son aspect religieux, les nationalistes attaquent
essentielle ment son aspect militaire et les républicains progressistes
adressent de préférence leurs critiques a son aspect
financier.
*****
Qu'ils soient conservateurs ou qu'ils s'intitulent
nationalistes, les catholiques dénoncent bien entendu avec la plus
extreme énergie la politique anticléricale de Waldeck-Rousseau.
Ils accusent le gouverne ment et sa majorité parle mentaire de prendre
de graves mesures de discrimination a l'encontre de ceux qui pratiquent la
religion catholique. C'est ce qu'exprime Jacques Piou en écrivant:
« Otre catholique, c'est être clerical et par consequent suspect.
Qui porte cette tare est un paria. Pour avoir acces auxfonctions publiques ou
être traite avec justice, il faut être inscrit a la Loge ou
reconnaitre Voltaire et Comte comme des
20 Profession de foi du
député de la 1ie circonscription de l'arrondissement
de Nancy (Meurthe-et-Moselle).
21 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement des Sables-d'Olonne (Vendée).
22 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Cherbourg (Manche).
prophètes. Un officier est mis en disgrace s'il a
ete eleve dans une ecole libre ou s'il y met ses enfants
>>23.
Les catholiques sont convaincus que la loi sur les
associations a constitue le premier acte de la campagne entreprise pour la
dechristianisation de la France »24 par a la secte
maçonnique qui espère, mais en vain, aneantir la Foi, soutien et
consolation des hommes » 25.C'est donc pour eux une loi de
persécution religieuse, qui a été faite pour disperser
leurs congrégations, confisquer leurs biens et interdire a leurs me
mbres d'enseigner: a La loi du 1er juillet 1901, sur les
associations, sert de pretexte pour supprimer tout ce qui nous restait de
liberte d'enseignement, proscrit des Francais, confisque leurs biens, prive le
pays des services qu'ils rendaient, avec un devouement sublime, aux pauvres,
aux infirmes, aux enfants qui trouvaient auprès d'eux l'instruction
chretienne, base de toute morale »26. Ils considèrent
qu'elle « viole le droit le plus precieux, la liberte individuelle, en
expulsant les religieux et les religieuses »22 et qu'elle /
represente la première application legale de la doctrine collectiviste,
par l'expropriation et la vente des biens des congregations
»28, a portant ainsi la plus grave atteinte au droit de
propriete, car après les religieux ce sera le tour de tous les
proprietaires »29.
C'est la clause de la loi de 1901 retirant le droit
d'enseigner aux me mbres des congrégations non autorisées qui
provoque le plus de colêre chez les catholiques. C'est pour eux une
intolérable atteinte a la liberté d'enseigne ment. Ils sont en
effet persuadés que si la majorité reste la même dans la
nouvelle Chambre, toutes les de mandes d'autorisation déposées
par les congrégations seront repoussées; ils en déduisent
donc que presque toutes les écoles tenues par des religieux ou des
religieuses seront obligées de fermer leurs portes. D'autre part le vote
sur le principe de l'abrogation de la loi Falloux signifie dans leur esprit que
la majorité n'est pas décidée a en rester là, et
qu'à brêve échéance le monopole d'Etat risque
d'être rétabli: a La liberte d'enseignement, garantie
indispensable des droits des pères de famille, a ete gravement atteinte;
plus gravement encore
23 L'Action
libérale, numéro du 19 mars 1902.
24 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement d'Hazebrouck (Nord).
25 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Bayeux (Calvados).
26 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Cholet (Maine-et-Loire).
27 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Lombez (Gers).
28 Cf. note
24.
29 Cf. note
27.
menacee pour l'avenir »30. La loi de
1901 est le a prelude probable d'une autre loi qui enleverait au pere le droit
de choisir l' educateur de ses enfants »31. Parce qu'ils
songent avant tout a défendre l'enseigne ment libre tel qu'il existe
alors, et probable ment aussi parce qu'ils veulent éviter d'indisposer
leurs alliés progressistes, la plupart des catholiques ne re mettent pas
en cause les lois laïques des années 80. Quelques-uns s'y risquent
cependant: l'un d'entre eux réclame le a droit pour les communes de
choisir leurs instituteurs et institutrices primaires ou, tout au moins, de
subventionner toutes les ecoles laIques ou libres sans distinction,
proportionnellement au nombre des enfants »32.
Les nationalistes, venus de la gauche, sont en
général assez discrets au sujet du problême religieux.
Quand ils en parlent, ils se disent résolus a défendre la
laïcité de l'Etat, mais ils prennent des précautions pour
ménager les sentiments religieux de leurs alliés et de leurs
électeurs catholiques : ainsi Cavaignac se déclare a
résolu a ne jamais franchir la limite ou la defense de l'Etat laIque
prendrait le caractere d'une entreprise contre l'inviolabilite de la conscience
individuelle »33.
Les républicains progressistes sont partisans
de défendre a contre tout empietement les prerogatives de la societe
civile »34 mais ils sont tout aussi résolus a
défendre la liberté de conscience. De même, ils ne veulent
pas que soit porté atteinte a la législation scolaire
laïque, mais ils repoussent a toute atteinte a la liberte d'enseigner, qui
n'est qu'une forme de la liberte de conscience »35. Enfin, ils
sont hostiles a la loi de 1901 car, tout en instituant la liberté
d'association, elle va a jusqu'a marchander ou meme a refuser a certaines
categories de Francais le benefice de cette liberte si longtemps attendue !
>>36.
*****
30 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Tournon (Ardèche).
31 Cf. note
25.
32 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Baugé
(Maine-et-Loire).
33 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Saint-Calais (Sarthe).
34 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Beaune (Côte-d'Or).
35 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Saint-Omer (Pas-de-Calais).
36 Discours prononcé
par Poincaré à Rouen, reproduit par Le
Temps du 10 mars 1902.
Les mesures prises a la suite de l'affaire Dreyfus par
les deux ministres de la Guerre successifs du cabinet Waldeck-Rousseau, et en
particulier par le général André, sont viole mment
attaquées par les nationalistes et la plupart des conservateurs : le
gouverne ment est accusé d'avoir « désorganisé »
l'armée. D'autre part, co mme le ministère
bénéficie du soutien d'une partie des socialistes, il est
égale ment accusé d'avoir toléré et mê me
provoqué la campagne anti militariste de l'extrê me gauche. a
L'armee a ete abandonnee au genie malfaisant d'un ministre de la Guerre odieux
qui a accepte la triste mission de la demolir au lieu de la defendre et qui
livre nos officiers aux pires outrages et aux pires delations »
27.
Or les nationalistes assi milent l'armée a la
nation, a la patrie : L'armee c'est nous tous, ce sont nos fils, c'est le
meilleur de notre sang ! »28. a La patrie, c'est l'armee
gardienne des frontieres, des foyers, des droits et de l'honneur, sauvegarde
supreme de l'independance, grande ecole du devoir egale pour tous, image
vivante et puissante de la nation »29. S'en prendre a elle
c'est donc pour eux s'en prendre a la France : a Crier : ~ has l'armee ! A has
le drapeau ! C'est comme si l'on criait : a has la France !
»4°. Aux yeux de l'extrê me droite il est donc clair
que la ministère Waldeck-Rousseau est a la solde de l'étranger :
tout le prouve, et en particulier son premier geste qui a été de
faire gracier Dreyfus, a deux fois condamne pour avoir trahi sa patrie
»41.
La « désorganisation » de
l'armée, entreprise par le gouverne ment avec l'aide de tous les «
internationalistes », « antimilitaristes » et « sans-patrie
», constitue presque l'unique préoccupation des nationalistes de
tradition jacobine : «1l s'agit l~ d'une tentative plus funeste encore que
tant d'autres actes par lesquels le ministere actuel a suscite partout les
inquietudes et les mecontentements »42. Pour de no mbreux
catholiques influencés par les idées nationalistes, la
défense de l'Eglise et la défense de l'armée sont deux
causes égale ment sacrées : l'un d'eux déclare «ne
plus supporter que les sans-Dieu jettent la croix a la voirie et le drapeau
dans la fange »43.
37 Cf. note
27.
38 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Verviers (Aisne).
39 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription du
16ème arrondissement de Paris.
40 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription du
10ème arrondissement de Paris.
41 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Condom (Gers).
42 Cf. note
33.
43 Cf. note
21.
Si quelques républicains progressistes portent
contre le gouverne ment des accusations presque aussi graves que les
nationalistes, la plupart des modérés anti ministériels
adoptent une position différente. Certes, ils dénoncent l'anti
militaris me : a J.e veux que l'armee nationale, qui est notre force, notre
fierte et notre honneur, soit respectee de tous et que les insultes au drapeau
soient impitoyablement chltiees »44, déclare l'un d'eux.
Cependant ils n'accusent pas le gouverne ment d'avoir voulu
"désorganiser" l'armée : a Le ministere actuel, pas plus qu'aucun
de ses predecesseurs, n'a eu le parti pris d'affaiblir la defense nationale
», déclare en effet Ribot4).
La Droite reproche a la majorité de faire a de
la diminution de la duree du service militaire une simple reclame electorale
»46. En effet, s'ils acceptent le principe de la
réforme, la plupart des me mbres de l'opposition exigent qu'elle soit
acco mplie prude mment et seule ment après que l'on ait pris certaines
mesures. Poincaré s'explique ainsi a ce sujet : a J.'espere que, le
moment venu, tous les patriotes (car il ne saurait ici y avoir question de
parti) se reuniront dans la même volonte de marcher, ici encore avec
prudence et par echelons, d'etablir comme preface a la reduction du temps de
service, une forte organisation des cadres, de mettre d'abord a l'epreuve le
nombre des engagements possibles, de ne rien faire, en un mot, qui puisse
risquer de diminuer nos effectifs ou d'affaiblir notre armee
»47. Il y a certains conservateurs qui, hostiles au service de
deux ans, proposent de limiter sa durée a un an mais de créer en
contrepartie une solide armée de métier.
*****
Le rétablisse ment de l'équilibre
budgétaire constitue aux yeux des républicains progressistes le a
devoir essentiel de la prochaine Chambre »44, a la reforme qui
prime toutes les autres »49. Pour arriver a ce résultat,
il faut selon eux tout d'abord di minuer les dépenses, en particulier
par a la limitation la plus stricte de l'initiative parlementaire en matiere
de
44 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Bayonne.
45 Discours prononcé
par Ribot à Marseille le 3 mars 1902, extraits reproduits dans
L'année politique, 1902.
46 Le Journal des Débats
, n° du 22 avril 1902.
47 Cf. note
36.
48 Cf. note
35.
49 Cf. note
36.
budget" 5&, ensuite "retablir la
confiance, la paix sociale,[..1 en finir avec les menaces qui effrayent les
capitaux, lesfont emigrer »51.
Les progressistes déclarent qu'en aucun cas la
situation financiere du pays ne saurait etre améliorée par
l'instauration de l'imp8t global et progressif sur le revenu. Ce ne serait
qu'un impot nouveau a qui retomberait presque exclusivement sur la terre et
acheverait la ruine de l'agriculture »52; il a entrainerait
fatalement un arbitraire intolerable et l'ingerence du fisc dans les affaires
privees »53 et il ferait fuir les capitaux. Aucune
réforme fiscale n'est envisageable pour les progressistes avant que le
budget ne présente a nouveau des excédents. On devra alors
employer ceux-ci a en partie a faire reculer la dette publique, en partie a
faciliter par des degrevements la reforme des contributions trop lourdes et
trop inegales »54.
En matiere financiere, les conservateurs adoptent une
position identique a celle des républicains progressistes mais co mme
toujours leur ton est plus catégorique que celui de leurs alliés
modérés. Selon l'un d'eux : a La situation financiere, resultat
d'une administration gaspilleuse et d'une politique coupable, devient de plus
en plus menaçante ; en 1901 le deficit constate depasse 150 millions
»55.
Pour améliorer cette situation, ils repoussent
a les nouveaux emprunts et les nouveaux impôts »56. a Je
veux une repartition plus juste des impots directs, notamment la suppression de
l'impot des portes et fenetres, la modification de la contribution mobiliere
personnelle, tout en rejetant l'impot global et progressif sur le revenu,
instrument de spoliation et d'inquisition qui, frappant a la fois la terre, la
famille et le travail, serait la ruine du pays »57.
5& Profession de foi du député de
l'arrondissement de Vitry-le-François (Marne).
5$ Profession de foi du député de la
1ère circonscription de l'arrondissement de Roanne
(Loire).
52 Discours prononcé
par Méline le 31 mars 1902 à Remiremont, reproduit par
Le Journal des Débats du 1er avril
1902.
53 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Coutances (Manche).
54 Cf. note
36.
55 Cf. note
26.
56 Cf. note
30.
57 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Saint-Quentin (Aisne).
Pour les nationalistes, la question financiere se mble
tout a fait secondaire ; ils se bornent a accuser le gouverne ment d'avoir a
creusé un deficit de plus de 150 millions et compromis le credit et la
bonne renommee de la France »58.
*****
De mê me, les problemes écono miques et
sociaux ne paraissent revêtir aux yeux des nationalistes qu'une
importance li mitée. Les mesures qu'ils préconisent dans ces do
maines sont ou bien inexistantes, ou bien dé magogiques, ou bien
identiques a celles proposées par les conservateurs et les
progressistes.
Ces problemes ont en revanche une importance beaucoup
plus grande pour les républicains progressistes et la majorité
des conservateurs qui adoptent a leur sujet, co mme a celui du probleme
financier, des positions analogues.
Repoussant notamment avec horreur toute idée de
nationalisation, ils s'opposent a ce que l'Etat intervienne dans la gestion des
entreprises co mmerciales, industrielles et agricoles, mais ils lui de mandent
par contre de prendre en faveur de celles-ci un certain no mbre de
mesures.
Ils sont en premier lieu unani mes a réclamer
que soient maintenues et mê me renforcées les barrieres douanieres
: a Je suis toujours pour le maintien des droits de douane en faveur de
l'agriculture, du commerce et de l'industrie, et pour le relevement de ces
droits, s'il en est besoin, afin de mieux proteger nos cereales et nos produits
français contre la concurrence etrangere » 59 déclare un
progressiste a ce sujet.
Ils de mandent aussi que des dégrevements
soient effectués, surtout en faveur de l'agriculture. La droite
modérée et conservatrice accorde en effet la plus grande
attention aux problemes agricoles, parce qu'elle considere l'agriculture co mme
étant non seule ment le secteur essentiel mais encore le secteur le plus
éprouvé et le plus négligé de l'écono mie
frangaise. a Je veux rappeler que la France est une nation agricole, que du
prompt relevement de
58 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription du
17ème arrondissement de Paris.
59 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Bar-sur-Aube (Aube).
son agriculture depend la prosperite du commerce et de
l'industrie et par consequent la richesse du pays »60 proclame
un candidat républicain libéral d'Eure-et-Loir. Un autre assure :
« La France compte 5.553.000 agriculteurs. Leurs interets et leurs besoins
ont toujours ete negliges par les Chambres. Rien ou a peu pres rien n'a ete
tente pour ameliorer leur sort »61. Un troisiéme propose
: « L'agriculture souffre : elle a aussi besoin d'être degrevee
d'une partie des impôts qui l'ecrasent : le degrevement du principal de
l'impot foncier serait une action de justice, un soulagement partiel auquel
elle a droit »6'. Toute une série d'autres mesures est
égale ment envisagée en faveur de l'agriculture : réforme
du cadastre, organisation du crédit agricole, créations de
Chambres d'agriculture, assurances diverses, etc.
Pour l'ense mble de la Droite, « il est evident
que la solution des questions sociales ne peut resider que dans une union plus
intime du capital et du travail, et non dans la lutte des classes
»63. Modérés et conservateurs sont unani mes a
dire que les gréves sont inutiles : elles sont ruineuses pour
l'industrie et plongent les ouvriers dans la misére. Aussi de
mandent-ils que la liberté du travail soit absolue. S'adressant aux
ouvriers, un républicain progressiste déclare : « Sans
contrainte, sans contrale, vous devez rester les maitres de vos droits et de
l'emploi de votre de temps et de vos forces »64. Dans ces
milieux de droite, on constate l'existence d'une réelle méfiance
a l'encontre des syndicats professionnels, qui sont i mplicite ment
accusés d'entrave a la liberté du travail. En tout cas on
proclame bien haut qu' « il ne saurait y avoir aucune distinction de
traitement entre les ouvriers suivant qu'ils sont syndiques ou qu'ils ne le
sont pas »65.
Les ho mmes de droite font figurer en bonne place dans
leurs programmes « l'amelioration du sort des classes laborieuses ».
Mais il faut bien avouer qu'ils ne proposent pour ainsi dire aucune mesure
concrete permettant d'atteindre cet objectif. Certains d'entre eux ne cachent
d'ailleurs mê me pas leur hostilité a telle ou telle revendication
ouvriére essentielle : ainsi ce progressiste qui se déclare
« contre toute reglementation genante, exageree, telle que la journee de
huit heures, qui deviendrait bientat la journee de six heures, puis
de
60 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Chartres (Eure-et-Loir).
61 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Murat (Cantal).
62 Cf. note
26.
63 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Saint-Omer (Pas-de-Calais).
64 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Dieppe (Seine-Inférieure).
65 Cf. note
36.
quatre, de deux et enfin l'ideal reve par les
paresseux : etre paye a ne rien faire »66. Quant au
problè me des retraites ouvrières, on de mande, a droite, qu'il
soit résolu par la mutualité : on pense en effet que dans ce do
maine« l'effort personnel doit etre a la base : la subvention de l'Etat
doit venir ensuite »67.
Les progressistes et les conservateurs ne trouvent pas
de mots assez durs pour dénoncer le collectivis me qu'ils accusent de
vouloir détruire l'ordre social existant et abolir la
propriété privée. 1l « tend a favoriser la discorde
entre les citoyens et a detruire tous les stimulants de l'activite humaine
»64. S'il pouvait mettre ses théories en application, ce
serait « l.égalité dans la misère ».
En prêchant la lutte des classes, il retarde la solution des
problè mes sociaux, car « il empêche le patron et l'ouvrier
de se tendre fraternellement la main et paralyse l'entente necessaire entre le
capital et le travail »69. 1l veut substituer la
propriété collective a la propriété individuelle
alors que celle-ci apparait « comme le stimulant le plus efficace de
l'activite humaine, comme la recompense la plus legitime du travail et la
garantie necessaire de la liberte »70. Par ailleurs les
catholiques accusent les collectivistes de vouloir la suppression de la famille
et de la religion, et les nationalistes les dénoncent comme étant
les pires enne mis des idées patriotiques et des institutions
militaires.
Aussi, pour la Droite, l'alliance avec les
collectivistes est-elle une chose inconcevable : « Je repudie toute
compromission avec les collectivistes, avec les ennemis de l'ordre social et de
la propriete »déclare Ribot71. Les républicains
progressistes ne peuvent pas admettre que Waldeck-Rousseau, un
modéré co mme eux, ait accepté de gouverner avec le
soutien des socialistes et, qui plus est, avec le concours de l'un d'entre eux.
Toute leur campagne se trouve donc axée sur l'idée qu'il faut ro
mpre cette alliance néfaste, cause de tous les maux dont le pays souffre
: « !l faut aussi, et surtout, rompre pour toujours avec le redoutable
precedent que >. Waldeck-Rousseau a cree en introduisant le collectivisme au
pouvoir. C'est la plus lourde faute qu'il ait commise. De celle-la derivent
toutes les autres. »72.
66 Cf. note
59.
67 Cf. note
51.
68 Ibid.
69 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Senlis (Oise).
70 Cf. note
53.
71 Cf. note
35.
72 Cf.
Le Journal des Débats du 1er avril
1902.
Pour re mplacer la majorité de gauche englobant
les socialistes, les républicains progressistes ont le choix entre deux
solutions : ou bien la « concentration », c'est-à-dire une
majorité excluant a droite les conservateurs et les nationalistes et a
gauche les socialistes et la plupart des radicaux-socialistes, ou bien la
reconstitution de l'ancienne majorité de Méline,
c'est-à-dire une majorité excluant toute la gauche socialiste et
radicale, mais s'étendant en contrepartie três loin vers la
droite. C'est la deuxiême solution que choisissent les progressistes qui
se sentent désormais plus proches des conservateurs que des radicaux. Un
article du Journal des Debats7<, répondant au Temps qui
mêne une active campagne en faveur de la "concentration" ne laisse planer
aucun doute a ce sujet. On y lit notamment : a La concentration republicaine,
qui n'a jamais ete que le plus empirique des expedients, ne saurait etre autre
chose demain. On peut s'y resigner, lorsqu'il n'est pas possible d'y echapper;
mais nous la donner comme ideal pour les generations nouvelles, et comme un
rajeunissement desirable pour les anciennes, depasse la mesure d'ironie que
comporte une situation aussi serieuse que la notre ».
*****
Alors que les progressistes se contentent de demander
un change ment de majorité, les nationalistes s'en prennent au
régi me parle mentaire lui-même, un régi me parle mentaire
qui, selon l'un d'entre eux, «n'a plus a faire ses preuves d'impuissance
et d'ignominie »74. Ils esti ment que le Parle ment dispose de
pouvoirs trop étendus et qu'il est incapable de les utiliser de
manière efficace : a Le Parlement a trop de puissance, tout en donnant
la preuve manifeste de trop d'impuissance »75. a La
preponderance abusive et l'action dereglee du pouvoir parlementaire ont
compromis a la fois la bonne gestion des affaires publiques et la marche
assuree, reguliere, continue des progres democratiques »76. La
résurrection d'un pouvoir exécutif indépendant et fort est
la solution qu'ils préconisent pour re médier aux abus du
régi me parle mentaire. En conséquence, ils de mandent que le
chef de l'Etat soit élu par un collège électoral
élargi ; no mbreux même sont ceux qui, partisans du régime
plébiscitaire, réclament son élection au suffrage
universel direct. Ayant alors la confiance
73 Cf.
Le Journal des Debats du 15 avril 1902.
74 Profession de foi du
député de la 3ème circonscription de
l'arrondissement de Nantes (Loire-Inférieure).
75 Cf. note
39.
76 Cf. note
33.
du peuple, il devrait être investi des pouvoirs
les plus étendus pour gouverner. Quant aux partis politiques,
tout-puissants en régime parle mentaire, ils n'auraient plus qu'à
s'incliner devant cette manifestation de la volonté populaire. Un
candidat nationaliste du Calvados s'expri me a ce sujet en ces termes : ill
faut donner un chef responsable a la Republique, un representant au pays, un
defenseur au peuple ! Et pour que ce chef soit vraiment l'homme de la nation,
le plus simple c'est que la nation le choisisse elle-même et lui delegue
expressement toute l'autorite dont il aura besoin pour defendre les interets du
pays. Le jour oa le peuple aura parle, les partis n'auront plus qu'a se taire
»77. Quant aux risques que co mporte un tel systè me
pour le régi me républicain lui-mê me, ceux qui le
préconisent se mblent s'en soucier fort peu et de toute fagon, pour eux,
« le pouvoir parlementaire sans contrepoids est encore plus intolerable
que l'absolutisme monarchique »78.
Si le régi me parle mentaire est dure ment
attaqué au cours de la campagne électorale par les nationalistes
et aussi par un certain no mbre de conservateurs, on constate par contre que la
droite monarchiste évite le plus possible de re mettre en cause la
République. Bien sfir l'appel lancé par le bureau politique du
duc d'Orléans proclame que a la Republique ne peut etre le regime
definitif de ce pays »79 mais, dans leurs professions de foi,
les députés monarchistes éludent la question. Certains,
tel Denys Cochin, affirment mê me que l'existence de la République
est a moins que jamais en question ».
*****
2. LA CAMPAGNE ELECTORALE DE LA GAUCHE
Si l'on met a part le cas tout a fait particulier des
socialistes « révolutionnaires », la gauche forme une
coalition a première vue aussi unie que celle de droite.
Républicains de gauche, radicaux et radicaux socialistes « parle
mentaires » ont soutenu sans défaillance pendant trois ans le
ministère Waldeck-Rousseau et sa politique de défense et d'action
républicaines. Ils pensent qu'à l'occasion de ces
élections la République doit faire face, co mme au moment du 16
mai, a un assaut généralisé des forces de la «
Réaction ». 1l
77 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Caen (Calvados).
78 Ibid.
79 Cité par
Le Journal des Débats du 25 avril
1902.
s'agit, pour eux, d'assurer une fois de plus la
sauvegarde des institutions et des lois républicaines : ce n'est donc
pas le moment de se désunir.
Mais après le scrutin, il faudra former un
gouverne ment, le charger d'appliquer un programme de réformes. De quels
élé ments sera co mposé le nouveau ministère ?
S'appuiera-t-il sur une majorité parle mentaire absolument identique a
celle qui a soutenu Waldeck-Rousseau ? Et surtout quelles mesures prendra-t-il
dans les do maines religieux, militaire, financier écono mique et social
? Autant de questions, autant de problè mes au sujet desquels des
divergences i mportantes existent et apparaissent nette ment pendant la
campagne électorale entre les trois tendances du Bloc des Gauches. Il
est donc préférable, dans ces conditions, de les étudier
toutes trois séparé ment.
*****
2 .1 Les républicains de gauche
Ils s'e mploient a justifier, aux yeux de leurs
électeurs modérés, l'attitude qu'ils ont adoptée en
1899, et leur alliance électorale avec les partis de gauche, qu'ils
avaient si vive ment co mbattu lors des élections de mai 1898 : «
Au lendemain des elections de 1898, un parti audacieux forme de toutes les
oppositions avait trouble la paix publique, atteint gravement notre prestige,
paralyse tout travail parlementaire et compromis l'avenir. On marchait a une de
ces crises qui blessent et affaiblissent pour longtemps les gouvernements et
les peuples »80. En 1902 « l'heure est grave. Tant de fois
repoussees de la conquête du pouvoir, les reactions tentent un nouvel
effort ; grace a l'equivoque du nationalisme, elles veulent s'introduire dans
cette Republique qu'elles n'ont pu emporter d'assaut »81. Ils
approuvent pratique ment sans réserve la politique menée par
Waldeck-Rousseau et ils préconisent de la continuer après les
élections.
Ils se proclament « anticléricaux, mais non
antireligieux » : « Je n'ai jamais ete, je ne suis pas et je ne serai
jamais l'ennemi de la ReligionT]UJe suis l'ennemi du clericalisme, ce qui
n'est
80 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Villeneuve-sur-Lot
(Lot-et-Garonne).
81 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement du Havre (Seine-Inférieure).
pas du tout la meme chose. Le clericalisme n'est que
l'hypocrisie de la Religion, et comme tout ce qui est hypocrite etfaux, il est
meprisable et halssable » déclare l'un
d'eux82.
La loi de 1901, qu'ils ont tous voté ou
approuvé s'ils n'étaient pas députés, doit selon
eux être appliquée ferme ment mais d'une fagon i mpartiale :
« J'entends encore que la nouvelle loi sur les associations soit appliquee
aux congregations religieuses avec la mesure, mais aussi avec la fermete et
l'esprit de suite necessaires » dit Joseph Caillaux a ses
électeurs8<. Un député de la Gironde
s'engage pour sa part a ne pas se montrer sectaire : « Appele a me
prononcer sur les demandes des congregations, je le ferai sans parti pris,
decide a accorder l'autorisation a toutes les associations religieuses dont les
membres sauront rester etrangers a nos luttes politiques »84.
S'ils ont été divisés au sujet du
projet de loi sur le stage scolaire et lors du vote sur l'abrogation de la loi
Falloux, ils se déclarent tous néanmoins partisans de la
liberté de l'enseigne ment et par conséquent hostiles au monopole
d'Etat. On les trouve unique ment résolus a « exiger des
etablissements libres des garanties plus severes de surveillance et des
conditions plus serieuses de capacite »85.
Ils sont pratique ment unani mes a vouloir le maintien
du régi me concordataire qui, a leurs yeux, garantit a la fois les
droits de l'Etat et le plein exercice de la liberté de conscience : J'ai
toujours vote le budget des cultes et je suis oppose a la separation des
Eglises et de l'Etat, justement parce que je veux que chacun ait la faculte de
suivre sa religion a son gre »86 déclare un
député de la Dordogne. 1l y a malgré tout quelques
exceptions. Ainsi Jules Siegfried pense que l'eventualite de la separation des
Eglises et de l'Etat peut etre envisagee » mais seule ment quand le
gouverne ment « croira pouvoir la proposer en toute securite et sans creer
d'agitation »87.
82 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Lannion (Côtes-du-Nord).
83 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Mamers (Sarthe).
84 Profession de foi du
député de la 5ème circonscription de
l'arrondissement de Bordeaux (Gironde).
85 Discours prononcé
par Louis Barthou le 6 avril 1902 à Oloron
(Basses-Pyrénées), reproduit par Le Temps
du 7 avril 1902.
86 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Bergerac (Dordogne).
87 Cf. note
81.
Ils se proclament confiants a dans le loyalisme de
l'armee nationale, chargee, sous la suprematie du pouvoir civil, de defendre le
sol, le drapeau et la Constitution »88. Et ils désirent
qu'elle soit respectée et tenue en dehors de la politique. Ils sont
favorables a a la reduction du service militaire a deux ans, mais avec les
mesures qui en sont la condition necessaire, c'est-a-dire la suppression
absolue de toutes les dispenses, l'incorporation des services auxiliaires, les
rengagements avec primes dans les cadres inferieurs »89
.
Co mme ils ont occupé pendant trois ans les
principaux postes du gouverne ment, et que l'un des leurs, Joseph Caillaux,
était ministre des Finances, ils ont tendance a minimiser le
déficit budgétaire ; certains mê me nient : a Tous les
adversaires de la Republique cherchent a effrayer les electeurs en leur parlant
de deficit budgetaire, ce n'est la qu'une manceuvre »90. Quant
a Caillaux, il ne craint pas d'affirmer : a Les trois budgets que, ministre des
Finances, j'ai eu l'honneur d'executer, presentent, dans leur ensemble, un
excedent considerable, quoiqu'en puissent dire mes adversaires
»91.
Néanmoins ils reconnaissent qu'il existe
certaines difficultés financières et ils préconisent avant
tout pour les surmonter une politique d'écono mie : a 1lfaut apporter
dans nos finances une economie serieuse et, pour cela, reglementer l'initiative
parlementaire en ce qui concerne les augmentations de depenses
»92. Théorique ment favorables a l'i mp8t sur le revenu,
ils é mettent toutefois a son sujet d'importantes réserves. Ainsi
Jules Siegfried déclare : a Partisan d'un imp9t sur les revenus, mesure
d'egalitefiscale, je repousse comme inutile, vexatoire et dangereux l'imp9t
global et progressif, qui aurait pour consequence de chasser les capitaux
»98. Adoptant déjà une position proche de la droite en
matière fiscale, les républicains de gauche ont une attitude
pratique ment identique a celle des progressistes et des conservateurs a
l'égard des questions économiques et sociales. Ils sont
protectionnistes et hostiles a toute mesure de nationalisation ; ils
s'érigent en défenseurs de la liberté du
88 Extrait de l'appel de
l'Alliance républicaine démocratique reproduit dans la profession
de foi du député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement d'Angoulême (Charente).
89 Cf. note
85.
90 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Valenciennes (Nord).
91 Cf. note
83.
92 Cf. note
84.
93 Cf. note
81.
travail, pronent la solidarite des classes et sont
partisans de resoudre le probleme des retraites ouvrieres par la
mutualite.
Pour l'heure les republicains de gauche considerent
que le principal danger est d'ordre politique et se situe a droite. Mais ils ne
sous-esti ment pas le danger que represente le collectivis me pour l'ordre
social et la propriete privee : «Je suis l'adversaire de ce parti et de
tous ceux qui songent a un retour vers le passe. Mais, d'autre part, je
considere la propriete individuelle comme un droit sacre » declare un
depute des Pyrenees-Orientales94.
Depuis trois ans, ils n'ont accepte que contraints et
forces l'alliance et le concours socialistes. Beaucoup d'entre eux ne cachent
d'ailleurs pas qu'ils ont a pour defendre nos institutions, impose silence a
leurs preferences personnelles »95. Ils sont bien decides a se
passer de l'appui de l'extrê me gauche dans les delais les plus courts.
Leur objectif parait clair : ils souhaiteraient detacher les progressistes de
la droite et les amener a former avec euxmê mes et les radicaux une
majorite de « concentration ».
Dans son discours prononce a Oloron le 6 avril
190296, Louis Barthou prend nette ment position a ce sujet :
«Je ne saurais admettre que la participation d'un socialiste au pouvoir, a
laquelle M. Waldeck-Rousseau nous avait demande de nous resigner comme a un
accident, devienne la loi durable et la methode permanente de la politique
republicaine » dit-il tout d'abord. Puis, apres avoir condamne avec une
egale fermete le socialisme de Guesde et celui de Jaures, il affirme : a Les
interets menaces par le socialisme risqueraient de tomber par lassitude et par
mefiance, et attires par la nouveaute de ses promesses, dans le piege
fallacieux du nationalisme. Il n'y a qu'un moyen d'eviter ce double peril.
Entre le nationalisme et le collectivisme, j'estime en effet qu'il y a place
pour une politique large et feconde d'union republicaine. Cette politique
s'appelle d'un nom connu et je n'ai pas besoin de lui en trouver un autre :
c'est la concentration ».
Les journaux moderes du Bloc, durant les quinze jours
precedant les elections, font avec obstination campagne en faveur de la «
concentration republicaine ». Presque
94 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Prades
(Pyrénées-Orientales).
95 Cf. note
84.
96 Cf. note
85.
chaque jour, Le Temps publie un article en ce sens et
préconise la formation d'une majorité parle mentaire allant a de
Ribot a Leon Bourgeois ». Il engage a ce sujet une polé mique avec
LeGaulois et Le Journal des Debats.
*****
2 .2 Les radicaux
Ils se présentent co mme les champions de
« la République dé mocratique, parle mentaire et laïque
» menacée par « la réaction nationaliste,
plébiscitaire et cléricale ».
Ils ont appuyé l'action politique de
Waldeck-Rousseau, mais ils ne désirent pas seule ment la continuer, ils
veulent l'orienter davantage a gauche.
Ils ne sont nulle ment disposés a se montrer
indulgents a l'égard des associations religieuses ayant
déposé une de mande d'autorisation ; l'un d'eux réclame
l'application energique et vigoureuse de la loi concernant les congregations
»97. Un autre affirme qu'il faut a assurer l'application
integrale de la loi sur les congregations dont la richesse scandaleuse et
toujours croissante constitue un danger pour la fortune publique et la securite
nationale »98.
Dans le do maine de l'enseigne ment, ils sont unani
mes a demander l'abrogation de la loi Falloux. Les plus modérés
affirment qu'il n'est pas question de re mettre en cause le principe de la
liberté de l'enseigne ment. C'est le cas, entre autres, de Léon
Bourgeois qui déclare : J'ai pris egalement part au vote pour
l'abrogation de la loi Falloux. On a pretendu que c'etait voter pour la
suppression de la liberte d'enseignement et le retablissement du monopole
universitaire. 1l n'en est rien »99. Mais no mbreux sont ceux
qui ne craignent pas de dire que le but ainsi recherché est le
rétablisse ment du monopole d'Etat : «Je dois encore dire qu'il ne
me parait pas possible de laisser subsister les derniers vestiges de la loi
Falloux. L'Etat a le droit de prendre en main la direction de l'enseignement
primaire et secondaire et d'assurer seul ce service,
97 Profession de foi du
député de la 11ème circonscription de
l'arrondissement de Mâcon (Saône-et-Loire).
98 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Nantua (Ain).
99 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Châlons-sur-Marne
(Marne).
sous la condition d'exercer ce droit dans la plus stricte
neutralite confessionnelle »100 dit un député de
l'Aisne.
A part quelques-uns qui de mandent une trés
stricte application du régi me concordataire, presque tous
réclament la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Nombre de
programmes élaborés par des co mités radicaux-socialistes
exigent la suppression
i mmédiate du budget des cultes, aussitot
suivie par la dénonciation du Concordat et la séparation des
Eglises et de l'Etat'0'; cependant la plupart reconnaissent qu'un
délai, si court soit-il, est nécessaire. Ainsi celui-ci qui
écrit a ses électeurs : « ll y a necessite absolue de faire
tout d'abord une application plus ferme du Concordat, tous les jours dechire
par le clerge luimême, et de preparer le seul regime qui doive satisfaire
tous les partis, la separation qui, apres une loi sur la police des cultes,
maintiendra la liberte des Eglises dans la souverainete absolue de l'Etat
laique »$0'. En tout cas, il est certain que, dans leur
ensemble, les radicaux, et surtout les radicaux-socialistes, considérent
moins la séparation co mme un moyen d'apaiser le conflit entre l'Eglise
et l'Etat que co mme un coup mortel qui serait porté a
l'Eglise.
Depuis l'affaire Dreyfus le militaris me n'est plus
guére de mise parmi les radicaux. Cependant, ils té moignent
toujours d'un trés vif attache ment a l'armée. Ils
désirent qu'elle soit honorée et qu'elle ne soit pas
mêlée aux luttes politiques, mais ils veulent qu'elle soit
respectueuse des institutions républicaines. Dujardin-Bau metz, pourtant
antidreyfusard convaincu, déclare : « Je veux une armee forte,
disciplinee, respectueuse de la Constitution republicaine et de la loi, aussi
resolue a reprimer les attentats criminels des cesariens que dedaigneuse des
attaques et des injures de quelques egares »b03.
Ce sont d'ardents partisans du service de deux ans qui
doit « etablir l'egalite devant l'imp9t du sang »b04.
Certains radicaux-socialistes, proches du socialis me, envisagent mê me
le service d'un an.
100 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Château-Thierry
(Aisne).
101 Par exemple la profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Toulouse (Haute-Garonne).
102 Profession de foi du député de
l'arrondissement de Louhans (Saône-et-Loire).
103 Profession de foi du député de
l'arrondissement de Limoux (Aude).
104 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Narbonne (Aude).
S'il est une réforme qui se mble tenir a cceur
aux radicaux, c'est bien celle du systême fiscal. Toutes les professions
de foi, tous les programmes des co mités réclament la
création d'un imp6t sur le revenu. C'est aprês la
séparation des Eglises et de l'Etat et le service de deux ans le
principal cheval de bataille du radicalis me.
a La Republique doit aux citoyens français
l'egalite et la justice. Elle les realisera tout d'abord devant l'imp9t
»105. a Le systeme actuel d'impots reste leger aux riches, trop
lourd aux pauvres, il pese surtout d'un poids enorme sur l'agriculture et le
domaine rural. L'impot progressif sur le revenu net reparera cette injustice en
proportionnant plus equitablement les charges. 1l constituera essentiellement
le grand degrevement des campagnes et de la propriete rurale, ecrasee a l'heure
actuelle par la criante iniquite de l'imp9t foncier, dont il permettra de
realiser la suppression » dit Albert Sarraut106.
Si les radicaux-socialistes exigent l'instauration
d'un « imp9t progressif et global sur le revenu avec degrevement a la base
»107, certains radicaux, tout en acceptant le principe de cette
i mportante réforme fiscale, é mettent des réserves a son
sujet. Ainsi ce candidat déclare : a Tout en etant partisan de l'imp9t
sur le revenu, je declare que cet imp9t ne peut etre etabli qu'apres de
serieuses etudes, qu'il ne doit en aucun cas revdtir un caractere vexatoire,
qu'il faut, avant de le mettre en pratique, ameliorer notre situation au point
de vue financier »104. ~'est-il pas permis, dans ces
conditions, de douter de leur volonté de voir aboutir cette
réforme ?
Dans le do maine écono mique et social, les
radicaux modérés, de la tendance Léon Bourgeois,
n'adoptent pas une position sensible ment différente de celle des
républicains de gauche. Au contraire, les radicaux-socialistes formulent
des propositions beaucoup lus hardies.
Radicaux et radicaux-socialistes to mbent cependant
d'accord sur plusieurs points. Tout d'abord, ce sont tous des protectionnistes
convaincus. On re marque d'ailleurs que lorsqu'ils de mandent le maintien, et
même au besoin le renforce ment des barrières
105 Cf. note 99.
106
·-
cf.' note 104.
107 Programme du
Congrès radical-socialiste de l'arrondissement d'Auxerre (Yonne)
reproduit dans la profession de foi du député de la
2ème circonscription de l'arrondissement
d'Auxerre.
108 Profession de foi du député de la
1ère circonscription de l'arrondissement de Bourges
(Cher).
douanières, ils évoquent avant tout les
intérêts de l'agriculture et de la viticulture. Ensuite, on
constate chez tous le constant souci de défendre les « petits
», les « humbles », les « déshérités
». Enfin tous affirment leur attache ment au principe de la
propriété privée et condamnent les doctrines
collectivistes. Mais on doit toutefois dire que les condamnations les plus
nettes sont prononcées par les simples radicaux ; ainsi Dujardin-Bau
metz déclare : « Je resterai toujours un defenseur resolu de la
propriete et de la liberte individuelles. Je repousse de la maniere la plus
nette les doctrines collectivistes »109.
Les radicaux-socialistes ne jugent pas leur attache
ment au principe de la propriété individuelle incompatible avec
les mesures de nationalisations qu'ils réclament, bien au contraire.
Ainsi Albert Sarraut affirme :« Défenseur de la propriete
individuelle, c'est pour la mieux affermir aux mains de ceux qui la possedent
que je suis partisan de mesures legislatives empêchant la constitution de
grands monopoles particuliers ayant le caractere de f~odalites nouvelles : je
pense donc qu'il faudra faire rentrer dans le domaine de l'Etat certains grands
monopoles et services publics, tels que les mines, chemins de fer, canaux, au
fur et a mesure que l'exigeront les interets de la production agricole, comme
ceux de la production industrielle et de la defense nationale
»110.
Alors que les radicaux pronent la solidarité
des classes, l'entente entre le capital et le travail, et un large appel a la
mutualité pour résoudre en particulier le problè mes des
retraites ouvrières, les radicaux-socialistes proposent toute une
série de mesures en faveur des travailleurs : lois sur l'hygiène
et la sécurité dans les lieux de travail, limitation des
horaires, repos hebdo madaire, systè me co mplet de retraite et
d'assurance, création d'un ministère du Travail, promotion des
syndicats ouvriers, participation aux bénéfices,
etc.111.
A aucun moment, au cours de la campagne
électorale, les radicaux n'envisagent un rapprochement avec les
républicains progressistes qu'ils considèrent désormais
comme des « réactionnaires » et qu'ils condamnent toujours
très sévère ment. A leur sujet,
109 Cf. note 103.
110 Cf. note 104.
111 Par exemple les
professions de foi des députés de la 2ème
circonscription du 13ème arrondissement de Paris et de la
2ème circonscription du 19ème
arrondissement.
Le Progrès de Lyon écrit : « Ces
republicains egares sont au moins des naSfs si toutefois ils ne sont pas des
traitres. Ils ne voient pas ou ne veulent pas voir le danger que font courir a
la democratie les congregations religieuses derrière lesquelles marchent
les partisans des regimes dechus. »112.
Toute idée de « concentration » est
dés lors rejetée. La Depêche de Toulouse est
catégorique sur ce point : « Aujourd'hui, il n'existe plus dans la
Republique que deux partis bien tranches, bien distincts : les republicains
et...les autres. M. Meline est du cote des autres. C'est son affaire et cela le
regarde. Mais cela seul nous dispense de reparler de la concentration
»11'.
*****
2 .3 Les socialistes
Ils sont divisés. Ceux qui suivent
Jaurés pensent qu'il était en 1899 et qu'il est encore en 1902 de
leur devoir de participer a l'ceuvre de « défense
républicaine ». Ceux qui suivent Jules Guesde affirment que les
socialistes n'ont pas a se mêler aux luttes entre les différents
partis « bourgeois ».
Pour les premiers, la réaction menace la
République ; les socialistes, co mme les autres républicains,
doivent la défendre. Ce faisant, ils ne perdent nulle ment leur
originalité, mais ils hâtent, au contraire, l'avéne ment de
la dé mocratie socialiste. Jaurés, en effet, déclare :
« Vaincus au 24 mai, au 16 mai et sous le boulangisme, la reaction
monarchique, clericale et cesarienne a tente il y a quatre ans un nouvel assaut
contre la Republique; et cette fois encore, l'experience a demontre que, pour
refouler la contre-Revolution l'union de tous les republicains etait necessaire
». Puis il ajoute : « L'union necessaire entre les republicains
n'implique pour aucun d'eux aucune abdication. Quand les republicains moderes,
radicaux, socialistes votent tous ensemble contre la reaction, les moderes et
les radicaux n'adhèrent point pour cela au socialisme ; et les
socialistes n'abandonnent pas la moindre parcelle de leurs idees et de leurs
revendications, mais ils affirment tous ensemble que la liberte republicaine
est le patrimoine commun, et qu'elle est la condition absolue de l'evolution
regulière de la democratie »114.
112 Numéro du 6 avril 1902.
113 Numéro du 18 avril 1902.
114 Profession de foi du député de la
2ème circonscription de l'arrondissement d'Albi
(Tarn).
De son côté, Gérault-Richard
écrit dans « la Petite republique » : « ll y a parfois
necessite pour le proletariat d'appuyer, entre les diverses fractions de la
bourgeoisie, celle qui, menaçant le moins ses facultes de propagande,
d'organisation, est la plus susceptible au contraire de lui conceder de
nouvelles garanties et d'ameliorer ses conditions d'existence et de travail
»115 (115).
Pour les seconds, en prêtant leur appui a une
des fractions de la bourgeoisie, les socialistes ne font que prolonger la vie
du régime capitaliste. Le Parti socialiste de France déclare que
: « Parti de revolution, et par consequent d'opposition a l'Etat
bourgeois, s'il est de son devoir d'arracher toutes les reformes susceptibles
d'ameliorer les conditions de lutte de la classe ouvriere, il ne saurait en
aucune circonstance, par la participation au pouvoir central, par le vote du
budget, par des alliances avec des partis bourgeois, fournir aucun des moyens
pouvant prolonger la domination de la chose ennemie »116. Aux
yeux des socialistes intransigeants, seule co mpte la question sociale : «
Les questions qui, a l'heure presente, occupent les partis politiques [...] ne
sont que des trompe-l'ceil pour masquer aux yeux des travailleurs la question
sociale, la seule question qui doive les interesser et les passionner
»117.
Le but visé par les socialistes, a quelque
tendance qu'ils appartiennent, est la transformation de la
société capitaliste en une société collectiviste.
Pour l'atteindre, au P.S.d.F., on envisage surtout d'avoir recours a des moyens
violents, a la révolution. L'avis du P.S.F. est plus nuancé :
«1l serait dangereux s'ecarter l'hypothese d'evenements revolutionnaires
qui peuvent être suscites ou par la resistance ou même par
l'agression criminelle des privilegies. 1l serait funeste, sur la foi du seul
mot de Revolution, de negliger les grandes forces d'action legale dont dispose
dans la democratie le proletariat conscient et organise »118.
Pour sa part, Millerand répudie même toute idée de violence
: « Je suis l'adversaire resolu de tous les moyens violents [...]. Je suis
le partisan convaincu de la methode reformiste »119.
Néanmoins, en attendant, tous les socialistes proposent a peu prês
le même programme, três co mplet, de réformes écono
miques et sociales.
115 La Petite République ,
n° du 16 mai 1902.
116 Déclaration du P.S.d.F., reproduite au
début du Barodet.
117 Le Petit Sou, n° du 28
avril 1902.
118 Déclaration du P.S.F., reproduite au
début du Barodet.
119 Profession de foi du député de la
1ère circonscription du 12ème
arrondissement de Paris.
On ne peut pas dresser ici une liste exhaustive des
mesures ainsi proposées. Contentons-nous d'indiquer les principaux
points. En matière fiscale, les socialistes réclament la
création d'un i mp8t global, progressif et personnel sur le revenu et
celle d'un
i mp8t progressif sur les successions. Dans le do
maine écono mique, ils envisagent de no mbreuses nationalisations, en
particulier celles des che mins de fer, des mines, des assurances, des grandes
industries et de la Banque de France. Au point de vue social, ils
préconisent toutes les mesures possibles afin d'améliorer les
conditions de travail des salariés, ils de mandent l'établisse
ment d'un systè me co mplet d'assurances et de retraites, et ils
réclament la liberté co mplète pour les syndicats ainsi
que le droit pour les fonctionnaires de se syndiquer.
Les problè mes religieux et scolaires
revêtent une importance plus grande pour les socialistes «
ministériels » que pour les autres. Toutes les mesures
proposées ont un caractère radical : les congrégations
doivent toutes être suppri mées et leurs biens confisqués :
la séparation de l'Eglise et de l'Etat doit être i mmédiate
et suivie de la reprise de tous les biens du clergé et de tous les
édifices du culte ; la loi Falloux doit être abrogée et le
monopole universitaire rétabli : a 1l faut que l'Etat laique et
républicain reprenne sur tout l'enseignement le droit de controle et de
direction dont il a été dépouillé
»120. La gratuité de l'enseigne ment a tous les
échelons est aussi réclamée.
Les socialistes n'ont aucune admiration pour
l'armée, pour « toute la ferblanterie nationale
»121. Les guesdistes la considèrent co mme un instrument du
« grand capital » ; on peut lire dans l'appel du Conseil national du
P.O.F. : a Et cette armée, qu'on vous présente comme
destinée a défendre le sol national, n'est mise au service que de
la grande propriété industrielle, financiére, commerciale
et fonciére : tantot pour aller dans les guerres coloniales ouvrir, au
prix du sang de vos fils et de vos fréres, de nouveaux
débouchés a des marchandises que vous êtes trop pauvres
pour consommer ; tantat pour fusiller les travailleurs réclamant un peu
de mieuxetre »122.
120 Cf. note
114.
121 La Petite
République, n° du 5 avril 1902.
122 Appel du P.O.F. reproduit
dans la profession de foi du député de la 2ème
circonscription de l'arrondissement de Montluçon (Allier).
Les articles anti militaristes se succèdent
toute la durée de la campagne électorale dans les colonnes de La
Petite Republique. L'état d'esprit réactionnaire des officiers et
les atrocités des co mpagnies disciplinaires d'Afrique du Nord y sont le
plus souvent dénoncés.
Ils sont évide mment partisans de la
réduction du service militaire a deux ans car ils ne veulent pas laisser
«echapper l'occasion qui se presente de liberer la jeunesse
française d'une annee de bagne et d'abrutissement K12<.
Mais ils ne veulent pas en rester là : a La reduction du service a deux
ans ou mime a un an n'est a nos yeux qu'une etape. Ces reductions successives
combinees avec un ensemble de mesures democratisant l'armee doivent nous
conduire au systeme des milices oil tous les soldats sont en mime temps
citoyens et oil l'apprentissage de la guerre defensive se confond avec la vie
civile »124.
Les socialistes qui ont accordé leur soutien a
Waldeck-Rousseau sont encore prêts, au lende main des élections,
non pas a participer a un gouverne ment, mais a appuyer son action s'il
s'engage résolu ment dans la voie des réformes. Jaurès
affirme que l'union de tous les républicains « se continuera, sans
abdication et sans confusion d'aucune sorte, dans la legislature prochaine pour
achever la deroute de l'ennemi et pour realiser les reformes urgentes sur
lesquelles l'accord immediat de tous les democrates est possible des maintenant
»12s
.
3. LES PROBLEMES DE POLITIOUE EXTERIEURE
Ils n'ont joué pratique ment aucun role au
cours de la campagne électorale. Le seul député qui leur a
donné une place de choix dans sa profession de foi est, naturelle ment,
le ministre des Affaires étrangères Théophile
Delcassé.
Les grandes lignes de la politique
étrangère du gouverne ment ne sont discutées que par
quelques nationalistes, et d'une manière plus sérieuse par la
quasi-totalité des socialistes.
123 La Petite
République, n° du 6 avril 1902.
124 Cf. note
114.
125 Ibid.
Les socialistes « révolutionnaires »
s'insurgent contre la a servilité tsarienne du gouvernement
»126. Sans cesse leur presse dénonce les atrocités
perpétrées par le a pendeur de toutes les Russies » ou le a
knouteur diadémé de Petersbourg »127. Les
socialistes ministériels ne condamnent pas explicite ment l'alliance
franco-russe, mais ils préconisent la a renonciation a toute alliance
qui n'aurait pas pour objet exclusifle maintien de la paix
»124.
Les candidats de tous les partis, sauf certains
radicaux-socialistes et la totalité des socialistes, se
félicitent de la position coloniale de la France. L'e mpire colonial
frangais leur parait être un excellent débouché pour
l'industrie et l'agriculture.
Les socialistes antigouverne mentaux
s'élêvent contre les actes de a piraterie coloniale »129
(129). Le P.S.F. veut la a renonciation aux expéditions militaires
coloniales » et le a développement d'institutions protectrices des
indigénes »130.
La question d'Alsace-Lorraine n'est pratique ment pas
évoquée au cours de la campagne électorale. Seuls quelques
nationalistes des départe ments de l'Est y font allusion ; par contre le
maire radical de Belfort, Charles Schneider, n'en dit pas un mot dans sa
profession de foi.
126 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription du
20ème arrondissement de Paris.
127 Le Petit Sou,
n° du 25 avril 1902.
128 Cf. note 118.
129 Cf. note
126.
130 Cf. note
118.
CHAPITRE II
LES RESULTATS DU SCRUTIN
Le mode de scrutin en vigueur lors des
élections de 1902 était le scrutin d'arrondisse ment uninominal a
deux tours. Les candidatures multiples étaient interdites. Mais les
nouvelles candidatures étaient acceptées au second tour de
scrutin, et un candidat battu ou mis en ballottage dans une circonscription au
premier tour pouvait fort bien aller tenter sa chance au second tour dans une
autre circonscription.
Le no mbre des électeurs inscrits variait dans
de très fortes proportions d'une circonscription a l'autre. C'est ainsi
que la circonscription de Castellane, dans les BassesAlpes, ne contait que
5.181 électeurs inscrits, alors qu'il n'y en avait pas moins de 31.931
dans celle de Cahors, dans le Lot. Dans les Basses-Alpes, cinq
députés représentaient 37.645 électeurs inscrits
tandis que les 74.735 électeurs inscrits de l'Ariège
n'étaient représentés que par trois
députés.
Il y avait en tout 591 sièges a pourvoir : 575
pour les 87 départe ments métropolitains, 6 pour les trois
départe ments d'Algérie et 10 pour les colonies. Par rapport aux
élections de 1898, la métropole avait gagné 10
sièges. 590 sièges seule ment ont été pourvus, car
celui de la deuxiè me circonscription de la Martinique est, par suite de
la catastrophe survenue le 5 mai 1902, resté vacant pendant toute la
durée de la huitiè me législature.
*****
Selon Le Journal des Débats1, il y a
eu au premier tour de scrutin 2.515 candidats dans l'ense mble des 591
circonscriptions, dont 353 dans le seul départe ment de la Seine. Cela
fait donc une moyenne de sept candidats par circonscription dans la Seine et
de
1 Le Journal des
Débats, n° du 27 avril 1902.
quatre candidats par circonscription dans le reste du
pays. Pour les élections de 1898, Le Journal des Débats cite le
chiffre de 2.037 candidats. En 1902, on constate donc, par rapport aux
élections précédentes, un sensible accroisse ment du no
mbre des candidatures qui ne peut pas s'expliquer unique ment par
l'augmentation des sieges a pourvoir. Il est essentielle ment di] a l'attitude
du Parti socialiste de France qui a décidé de présenter un
candidat dans chaque circonscription métropolitaine.
On co mpte environ 2.450 candidats dans les 87
départe ments métropolitains. Un peu moins de 2.000 peuvent
être classés politique ment. Il y a environ 1.300 candidatures de
gauche, réparties en trois catégories. On déno mbre 711
candidats socialistes dont 5432 pour le seul P.S.d.F. : bien que ce
parti se déclare antigouverne mental, il n'y a pas lieu de classer dans
deux catégories différentes ses candidats et les autres candidats
socialistes. Les candidats radicaux et radicaux-socialistes sont environ 400.
On co mpte enfin quelques 190 républicains de gauche.
A droite, on peut identifier environ 690 candidatures.
Il n'est pas possible là d'établir une classification valable en
trois tendances. D'une part, no mbre de candidats sont désignés
co mme libéraux, républicains libéraux,
républicains indépendants, ce qui ne permet pas de les ranger
dans une catégorie politique bien définie. D'autre part, dans 437
des 549 circonscriptions métropolitaines oil la droite est
représentée, il n'y a qu'un seul candidat, ou du moins un seul
candidat sérieux de l'opposition. Aussi dans quatre circonscriptions sur
cinq, les électeurs ne peuvent, en votant pour l'unique candidat de
droite que manifester leur hostilité a la politique du Bloc. Il serait
donc arbitraire de classer les candidatures et a plus forte raison les
suffrages de droite en plusieurs catégories distinctes.
*****
2 Chiffre donné par
La Petite République, n° du 30 avril
1902.
1. LE PREMIER TOUR DE SCRUTIN (27 avril 1902)
La participation électorale est forte. En
métropole, on co mpte 8.717.493 votants, soit 79,15 % des
électeurs inscrits (11.013.325). Dans quelques départe ments, il
y a plus de 85 % de votants et dans certaines circonscriptions on en enregistre
près de 90 %. C'est la participation électorale la plus forte
qu'a connu la France depuis 1877. En 1898, un peu moins de 76 % des
électeurs inscrits avaient voté.
416 députés sont élus dès le
premier tour, dont 405 en métropole. Politique ment, ils se
répartissent ainsi :
|
Métr op ole
|
Outre-mer
|
Socialistes
|
22
|
1
|
Radicaux et radicaux-socialistes
|
129
|
4
|
Républicains de gauche
|
47
|
5
|
Républicains progressistes
|
98
|
1
|
Conservateurs
|
72
|
0
|
Nationalistes
|
37
|
0
|
Sur les 405 sièges métropolitains
pourvus, la droite en a donc enlevé 207 contre seule ment 198 pour la
gauche. Ainsi, a première vue, a l'issue du premier tour de scrutin, la
situation de l'opposition se mble très favorable. Mais il reste encore
170 sièges a pourvoir, et l'i mmense majorité des ballottages
parait, selon toute probabilité, devoir tourner en faveur de la
majorité. Dans le Nord, l'Est et surtout l'Ouest, la droite a
enlevé au premier tour de no mbreux sièges qui lui étaient
acquis d'avance. Sur les 58 députés élus pratique ment
sans aucune opposition, 45 se situent a droite. En fait, co mme dans quatre
circonscriptions sur cinq la droite avait réalisé l'unité
de candidature, elle a dès le
premier tour fait le plein de sieges ou presque. Au
contraire, dans d'assez no mbreux cas, les voix de gauche se sont
réparties sur plusieurs candidats, dont aucun n'a eu la majorité
absolue.
D'une maniere générale, la lutte a
été extremement serrée. On se rend particulierement bien
co mpte de ce phénomene lorsqu'on prend connaissance de la
répartition des suffrages qui s'établit ainsi3
:
Inscrits
|
11.013.325
|
%/inscrits
|
V otants
|
8.717.493
|
79,15
|
Abstentions
|
2.295.832
|
20,85
|
Suffrages classes
|
8.498.908
|
77,17
|
|
%/inscrits
|
%/suffrages classes4
|
Droite
|
4.172.102
|
37,88
|
49,08
|
Gauche
|
4.326.806
|
39,29
|
50,91
|
|
%/inscrits
|
%/suffrages classes
|
Républicains de gauche
|
1.091.856
|
9,91
|
12,85
|
Radicaux
|
2.313.713
|
21,01
|
27,22
|
S ocialistes
|
921.237
|
8,36
|
10,84
|
L'écart qui sépare la gauche de la droite
est donc vrai ment peu important : 154.704 voix et 1,83% des suffrages
classés.
A l'intérieur de la gauche, ce sont les
radicaux qui obtiennent, et de loin, le plus grand no mbre de suffrages :
53,47%. Les républicains de gauche en recueillent pour leur part 25,23%
et les socialistes 21,3%.
3 Pour effectuer les
différents calculs dont les résultats figurent ci-dessous, j'ai
utilisé les chiffres fournis par le Tableau des élections
(8ème législature) publié par la Chambre des
Députés. La classification des candidats en quatre tendances a
été effectuée principalement à l'aide de journaux
et revues (Le Temps, Le Journal des
Débats, La Petite
République, La
Dépêche de Toulouse, Le
Socialiste, L'Action libérale,
Le Gaulois, etc.) et aussi à l'aide de
L'année politique 1902.
4 Il s'agit du total de tous
les suffrages qui se sont portés sur des candidats politiquement
identifiables. Ce total est très voisin de celui des suffrages
exprimés.
En 1898, les radicaux avaient recueilli environ
2.150.000 voix, soit 2',5% des suffrages expri més5. Ils ont
donc gagné un peu moins de 165.000 voix, mais en pourcentage, ils ont
enregistré une três légère baisse (0,3%). Les
socialistes ont, quant / eux, gagné un peu plus de 160.000 voix par
rapport a 1898 ; et leurs suffrages, qui représentaient 9,8% des
suffrages exprimés en 18986, en représentent 10,8% en
1902 : soit un gain de 1%.
Selon M. Willard', le P.O.F. a obtenu au
premier tour 186.891 suffrages et les autres candidats du P.S.d.F. 135.000
suffrages. Les socialistes anti ministériels ont donc totalisé
environ 322.000 voix contre 600.000 environ pour les socialistes
ministériels.
En ce qui concerne les républicains de gauche
et la droite, il est impossible d'établir des co mparaisons valables
entre les résultats de 1898 et ceux de 1902. Cela vient essentielle ment
du fait que, même d'une fagon approxi mative, on ne peut évaluer
la part des suffrages de droite qui revient aux républicains
progressistes.
*****
2. LA PREPARATION DU SECOND TOUR
Co mme il est de regle les lende mains
d'élections, tous les partis se félicitent des résultats
qu'ils ont obtenus. Chacun tente de passer sous silence ses propres revers et
monte au contraire en épingle les échecs de ses adversaires. A ce
jeu, la gauche est d'ailleurs gagnante car elle peut se prévaloir des
victoires re mportées sur trois des principaux chefs de l'opposition :
Jacques Piou, Paul de Cassagnac et Edouard Dru mont. Moins bien
partagée, la droite mêne surtout grand bruit autour des mises en
ballottage d'Henri Brisson8 et Millerand.
5 Jacques
KAYSER, Les grandes batailles du radicalisme, p.
267.
6 Ibid.
7 Les guesdistes, p.
477.
8 Député de
Paris (10ème arrondissement) depuis 1871, Henri Brisson est
mis en ballottage le 27 avril 1902 dans des conditions telles que la
défaite semble inévitable au second tour. Il quitte alors Paris
et va se faire élire le 11 mai dans la 4ème
circonscription de Marseille (Bouches-du-Rhône).
A l'extrême droite, le lende main du scrutin, on
se déclare très satisfait des résultats obtenus. La Libre
Parole9 n'hésite pas a proclamer sur toute la largeur de la
première page: a l'echec des ministeriels ». Le
Gaulois1° et La Croix11parlent de a première
victoire ». L'accent est surtout mis sur les succès nationalistes
enregistrés a Paris : a Paris a donne un magnifique exemple »
peut-on lire dans Le Gaulois12.
Du côté des républicains
progressistes, les premiers co mmentaires sont beaucoup lus mesurés. Le
Journal des Debats1< affirme certes que a les republicains
moderes n'ont pas a se plaindre de la journee d'hier », mais il
déclare aussi qu'aucun parti a n'est completement victorieux
».
Les journaux modérés favorables au
gouverne ment, comme Le Temps et Le Petit Parisien , écrivent que le
fait marquant est la défaite des deux extremes : le nationalis me et le
socialis me. Selon eux, il n'y a aucun doute : la majorité des
électeurs a voulu expri mer son désir de voir se réaliser
la "concentration républicaine". C'est ainsi que l'on peut lire dans Le
Temps1+: a Le suffrage universel s'est donc charge d'operer
lui-même cette concentration que nous ne cessions de preconiser comme la
seule issue possible de la crise ».
Chez les radicaux et les socialistes
ministériels, on se réjouit bruyamment. a Les resultats du
premier tour passent nos esperances », déclare La Depêche de
Toulouse1) qui ajoute : «La journee de dimanche marquera
l'effondrement des esperances confues par le parti retrograde, l'echec des
intrigues ourdies par la faction clericale et la fin des trahisons melinistes
». Pourtant certains ne cachent pas que les succès nationalistes a
Paris constituent une o mbre au tableau. a Ce n'est qu'avec une grande
tristesse qu'on peut parler du vote de Paris » écrit Lockroy dans
La Depêche de Toulouse1?. Quant au Progres de
Lyon15, il oppose le vote de
9 Numéro du 28 avril
1902.
10 Numéro du 28 avril
1902.
11 Numéro du 29 avril
1902.
12 Cf. note
10.
1< Numéro du 29 avril 1902.
14 Numéro du 29 avril
1902.
15 Numéro du 29 avril
1902.
16 Numéro du 3 mai
1902 ; Lockroy a lui-même été réélu dans le
11ème arrondissement de Paris dès le 27
avril.
17 Numéro du 29 avril
1902.
Paris a celui de la province : « Si Paris s'enlise
de plus en plus dans le nationalisme, le reste de la France est toujours fidele
a la Republique et a l'esprit democratique ».
Les socialistes anti ministériels sont
satisfaits eux aussi. Dans Le Petit Sou14, Louis Dubreuilh
écrit : « Nous n'avons plus a craindre, pour l'instant, un retour
offensif des forces cesariennes ».
Cependant la droite finit par admettre au bout de
quelques jours que ce qu'elle a d'abord présenté co mme une
victoire n'en est pas tout a fait une. Dans La Libre Parole1%,
Edouard Dru mont, que son retentissant échec d'Alger a sans doute rendu
pessi miste, écrit : «Sans être accuse d'être un
decourage ou un pessimiste, il semble, il est permis de penser que le pays n'a
pas repondu aussi completement qu'on l'aurait souhaite a l'effort qui a ete
accompli, ~ l'appel qui lui a ete adresse par tant d'hommes de devouement et de
cc'ur... ».
Les deux blocs ayant obtenu chacun le même no
mbre de sieges au premier tour, il fallait attendre le résultat des 174
ballottages pour connaitre la physiono mie définitive de la nouvelle
Chambre. Bien stir, l'i mmense majorité de ces ballottages se mblait
devoir tourner a l'avantage de la gauche, mais encore fallait-il que ses
candidats et ses électeurs fassent preuve de discipline. C'est pourquoi
entre les deux tours de scrutin de no mbreux appels sont lancés par les
divers partis, mouve ments et journaux de gauche.
Dans l'autre camp aussi, la discipline des candidats
et des électeurs est une nécessité mais dans la plupart
des cas elle ne saurait suffire a assurer le succês. Aussi les
organisations et journaux de droite tentent-ils un dernier effort pour
renverser la situation en leur faveur : d'une part, ils cherchent a diviser le
Bloc des gauches en exhortant les électeurs modérés et
radicaux a « ne pas faire le jeu du collectivisme », d'autre part,
ils font appel aux abstentionnistes du premier tour, car ils sont
persuadés que « tous les mauvais votent »20. Selon
Jules Lemaitre, « la France sera sauvee si la moitie seulement des
abstentionnistesfont cette fois leur devoir »21.
18 Numéro du 30 avril
1902.
19 Numéro du 7 mai
1902.
20 La Croix,
numéro des 11 et 12 mai 1902.
21 L'Echo de Paris,
numéro du 4 mai 1902.
3. LE SECOND TOUR DE SCRUTIN ( 11 mai 1902)
Les candidats des deux coalitions se sont
générale ment montré disciplinés. A gauche on ne
relève qu'une vingtaine de cas d'indiscipline dont huit seule ment ont
eu une influence sur le résultat du scrutin. C'est ainsi que deux
radicaux-socialistes indisciplinés ont battu un radical et un socialiste
et que deux républicains de gauche indisciplinés ont battu un
radical-socialiste et un socialiste. Deux cas d'indiscipline grave se sont
produits : d'une part a Bordeaux, oil le maintien d'un radical contre un
républicain de gauche aurait pu avoir des conséquences facheuses
; d'autre part, a Castelnaudary dans l'Aude, oil le refus d'un radical de se
désister pour un radical-socialiste a permis l'élection d'un
conservateur. Enfin, il faut noter qu'à Marseille un radical s'est
désisté en faveur d'un progressiste, lui permettant ainsi de
battre le socialiste arrivé en tête au premier tour'.
En définitive, les victi mes de l'indiscipline ont été les
socialistes qui ont ainsi perdu trois sièges, et les
bénéficiaires en ont été les républicains de
gauche qui ont gagné deux sièges. Quant aux radicaux, les plus
indisciplinés de tous, ils n'ont eux- mê mes gagné qu'un
siège, mais ils ont fait perdre deux sièges au Bloc et ont
mê me failli lui en faire perdre un troisiè me.
Dans le camp adverse, les cas d'indiscipline ont
été moins no mbreux, mais il faut se rappeler que dans 80% des
circonscriptions la droite avait présenté une candidature unique
dès le premier tour. Quatre cas d'indiscipline ont finale ment
influencé les résultats du scrutin. Le premier est le moins
important : un nationaliste indiscipliné a battu un républicain
progressiste. Mais les trois autres ont eu des conséquences beaucoup
plus graves : a Bordeaux, le maintien d'un nationaliste contre un autre
nationaliste a facilité le succès d'un républicain de
gauche alors que l'issue du scrutin se mblait très indécise. A La
Réole (Gironde), le maintien d'un nationaliste contre un
républicain progressiste a permis la victoire d'un républicain de
gauche. 1l faut signaler en outre qu'à Paris, dans le 1er
arrondissement, le désiste ment d'un progressiste en faveur d'un radical
aurait pu faire perdre un siège (nationaliste) a la droite, si les
électeurs modérés avaient en majorité suivi les
conseils de leur candidat. L'indiscipline des candidats de droite a donc fait
perdre / l'opposition deux sièges qui lui se mblaient acquis et un
troisiè me qu'il lui était possible
22 Il s'agit du socialiste
Flaissières, maire de Marseille (Bouches-du-Rhône).
d'acquérir. Les bénéficiaires de
ces actes d'indiscipline ont été les républicains de
gauche qui ont gagné deux siêges et en ont sauvé un
troisiê me qui paraissait três menacé a l'issue du premier
tour.
Dans un certain no mbre de circonscriptions les
candidats de droite sont allés jusqu'à se désister en
faveur du candidat de gauche le plus modéré. Ces désiste
ments ont permis l'élection de six républicains de gauche
menacés ou distancés au premier tour par trois socialistes, deux
radicaux-socialistes et un radical. Mais ils ont égale ment rendu
possible le succês d'un radical dissident menacé par un radical,
celui d'un radical distancé par un radical-socialiste et même
celui d'un radical-socialiste distancé par un
socialiste2<.
1l est évide mment beaucoup plus difficile de
savoir sil les électeurs se sont montrés disciplinés ou
non. Un examen plus détaillé du résultat des deux tours
permet néanmoins de se faire une opinion a ce sujet.
A gauche, les principales victi mes de l'indiscipline
des électeurs sont assuré ment les socialistes. On re marque en
effet que, dans les circonscriptions oil au second tour le candidat est un
socialiste, três souvent le no mbre des voix qu'il obtient est assez
nette ment inférieur au total des suffrages qui au premier tour
s'étaient portés sur les différents candidats de
gauche.
1l se mble donc que les électeurs qui, au
premier tour, avaient voté pour des candidats républicains de
gauche, radicaux et même radicaux-socialistes, aient
préféré au second tour, soit s'abstenir, soit reporter
leurs suffrages sur les candidats de droite, plutot que de voter pour des
candidats qu'ils jugeaient trop avancés. C'est ainsi que Viviani, Alle
mane, Ghesquiêre et Zévaês ont été battus au
scrutin de ballottage alors qu'ils se mblaient devoir l'e mporter d'aprês
les résultats du premier tour.
Le cas de Zévaês, battu par un
progressiste dans la 2ême circonscription de Grenoble a cause
de la défection des voix radicales-socialistes est un des plus
caractéristiques a cet égard :
23 2ème circonscription d'Auxerre (Yonne) : Merlou
(radical-socialiste), arrivé en deuxième position derrière
le socialiste Camélinat, est élu le 11 mai grâce au
désistement d'un progressiste.
ler tour
|
2e' tour
|
Votants
|
23.631
|
Votants
|
23.979
|
Zévaes (P.S.d.3.)
|
9.808
|
Pichat
|
12.894
|
Pichat (progressiste)
|
9.015
|
Zévaes
|
10.938
|
Vanier (radical-socialiste)
|
4.685
|
|
Mais les socialistes n'ont pas été les
seuls victi mes de l'indiscipline de certains électeurs de gauche. On
peut en effet citer le cas d'un radical-socialiste et celui d'un radical qui,
respective ment dans le Gers et dans le Morbihan, ont été battus
par deux nationalistes ayant recueilli une part importante des suffrages qui
s'étaient portés au tour précédent sur des
républicains de gauche.
On doit cependant bien dire que, si un certain no mbre
d'électeurs refusent de voter au second tour pour un candidat plus
avancé que celui qu'ils ont choisi au premier tour, d'une manière
générale l'électorat de gauche fait preuve d'une assez
grande discipline. Et cela permet le succês de quelques candidats, dont
la victoire se mblait três problé matique a l'issue du tour
précédent : le cas le plus spectaculaire s'est produit a
Montauban, oil un radical, distancé de plus de 5.000 voix au premier
tour par un conservateur, est parvenu, grace a la rigoureuse discipline des
électeurs de gauche, a l'e mporter d'une voix au second
tour.
A droite les électeurs se sont montré
générale ment disciplinés. L'attitude la plus
intéressante a observer est, ici, celle des électeurs qui ont au
premier tour voté pour un candidat progressiste distancé par un
nationaliste ou un conservateur. On re marque alors que la plupart d'entre eux
ont agi au second tour conformé ment a l'intérêt de
l'opposition et qu'en tout cas les quelques défections qui se sont
produites dans leur rangs, n'ont fait perdre aucun siege a la droite. La droite
se mble pourtant avoir perdu quelques sieges (a Toul, Chatillon-sur-Seine et
Tarbes) a cause de l'indiscipline de certains de ses électeurs, mais il
est impossible de déterminer les causes de celle-ci.
Par contre, on constate que l'appel, lancé par
différents journaux et personnalités de droite, aux
abstentionnistes du premier tour n'est pas resté partout sans
réponse.
En effet, dans certaines circonscriptions oil le
candidat de droite se mblait avoir encore une chance de l'e mporter, de
nouveaux électeurs se sont manifestés en sa faveur. Bien sar, des
candidats de gauche ont parfois aussi repu les voix d'abstentionnistes du
premier tour, mais cela s'est produit a la fois plus rare ment et d'une fagon
moins évidente. Dans certains cas les nouveaux électeurs ont
permis au candidat de droite de l'e mporter2+; en d'autres
occasions, ils lui ont permis de terminer très près de son
concurrent de gauche.
Il apparait donc finale ment que la plupart des
candidats et des électeurs ont été conscients de l'i
mportance de l'enjeu de la bataille électorale, et qu'en
conséquence ils ont su faire preuve de discipline.
*****
Le succès de la gauche n'est contesté
par personne a l'issue du second tour de scrutin. Mais des divergences se font
jour lorsqu'il s'agit d'évaluer l'i mportance de ce succès. Selon
certains la majorité de la gauche n'est que d'une cinquantaine de
sièges ; pour d'autres, elle est voisine de 180 sièges. Les
évaluations concernant l'effectif des principaux groupes sont tout aussi
fluctuantes.
La plupart des historiens25 acceptent co mme
étant la plus proche de la réalité l'esti mation suivante
:
Total gauche
|
366
|
Total droite
|
220
|
D'autres26 fournissent des estimations
légère ment différentes.
24 Par exemple Marchand
(nationaliste) à Jonzac en Charente-Inférieure.
25 Charles SEIGNOBOS, Georges
BOURGIN, François GOGUEL, René REMOND.
26 Par exemple Jacques
CHASTENET.
Les difficultés que l'on éprouve a
classer dans une catégorie politique précise de três no
mbreux députés tiennent essentielle ment au fait qu'ils jouissent
dans leur majorité d'une indépendance presque totale.
A quelques exceptions prês, les partis et mouve
ments politiques ont une structure três lâche, si bien que leurs me
mbres possêdent une liberté d'action a peu prês
entiêre. D'ailleurs beaucoup d'ho mmes politiques ne sont me mbres
d'aucune organisation. 1l existe bien des groupes parle mentaires, mais, sauf
les deux groupes socialistes, ils ne sont pas fermés : il n'est donc pas
rare de voir des députés inscrits a deux et parfois même /
trois groupes différents.
Voulant tenter d'établir une classification des
députés aussi exacte que possible, je me suis servi de certains
journaux (principale ment Le Temps), de L'année politique 1902, et de
L'annuaire du Parlement25, mais je me suis surtout fié, d'une
part aux professions de foi des candidats élus recueillies dans le
Barodet , d'autre part aux votes é mis par les députés
lors des principaux scrutins politiques28 des septiê me et
huitiê me législatures (1898-1906).
Les résultats suivants ont été
obtenus :
27 Années 1903, 1904
et 1905.
28 Scrutin du 14 juin 1898
(confiance à Méline et majorité exclusivement
républicaine) ;
Scrutin du 25 mars 1901 sur la proposition de disjonction
de l'article 14 de la loi sur les associations ; Scrutin du 29 juin 1901 sur
l'ensemble de la loi sur les associations ;
Scrutin du 14 février 1902 sur l'abrogation de la
loi Falloux ;
Scrutin du 10 juin 1902 sur la confiance à Combes
;
Scrutin du 4 juillet 1902 sur l'approbation de la
politique de Combes relativement à l'application de la loi sur les
associations ;
Scrutin du 18 mars 1903 sur les demandes d'autorisation
des congrégations masculines ;
Scrutin du 3 juillet 1905 sur la séparation des
Eglises et de l'Etat ;
Total gauche
|
340
|
Total droite
|
250
|
|
Métrop ole
|
Outre-mer
|
Socialistes (nuance P.S.d.3.)
|
12
|
-
|
Socialistes29(nuance P.S.3.)
|
36
|
1
|
Radicaux-socialistes
|
84
|
2
|
Radicaux
|
113
|
3
|
Républicains de gauche
|
81
|
8
|
TOTAL GAUCHE
|
326
|
14
|
Républicains progressistes
|
113
|
1
|
Conservateurs3°
|
78
|
-
|
Nationalistes
|
58
|
-
|
TOTAL DROITE
|
249
|
1
|
Il est bien entendu souvent malaisé de
différencier un radical-socialiste d'un radical ou un conservateur d'un
nationaliste mais cela ne revêt qu'une importance secondaire. 1l est
beaucoup plus important de pouvoir distinguer un républicain de gauche
d'un républicain progressiste, car il est nécessaire de
connaitre, a quelques unités prês, l'effectif de la
majorité et celui de la minorité. Or il existe quelques
républicains modérés (par exe mple Jonnart) dont la
profession de foi et l'attitude au Parle ment ont un caractère pour le
moins ambigu. Heureuse ment ces députés sont três peu no
mbreux : ils sont classés co mme républicains progressistes dans
le tableau précédent.
Les élections de mai 1898 avaient donné les
résultats suivants :
29 Il ne s'agit pas seulement
des socialistes membres du P.S.F., mais de tous les députés qui
ont adhéré au groupe des socialistes parlementaires.
30 Le groupe des
conservateurs comprend une majorité de ralliés (environ une
soixantaine) et une minorité de royalistes et bonapartistes (à
peine une vingtaine).
|
Métropole
|
Outre-mer
|
Socialistes
|
45
|
1
|
Radicaux-socialistes
|
76
|
1
|
Radicaux
|
112
|
3
|
Républicains
anti-mélinistes31
|
20
|
-
|
Républicains mélinistes
|
204
|
7
|
Ralliés
|
43
|
-
|
Conservateurs
|
49
|
-
|
Nationalistes
|
16
|
4
|
TOTAL GENERAL
|
565
|
16
|
En ne tenant co mpte que des résultats
métropolitains on peut faire plusieurs constatations.
Les socialistes ont gagné trois sieges par
rapport a 1898. 1l y avait en avril 1902 treize sortants de la nuance P.S.d.F.
et trente et un de la nuance P.S.F. : les « révolutionnaires »
ont donc perdu un siege, alors que les « parle mentaires » en ont
gagné cinq.
Les radicaux-socialistes ont gagné huit sieges
par rapport a 1898 et les radicaux un siege. Mais le gain réel des
radicaux et radicaux-socialistes se situe aux environs d'une vingtaine de
sieges, car une dizaine de députés élus sous
l'étiquette radicale ou radicalesocialiste en 1898 ont rapide ment
évolué vers le nationalis me.
Par rapport a 1898, les nationalistes ont
réalisé un très fort gain de quarante-deux sieges. En fait
leur gain réel se situe autour d'une quinzaine de sieges. En effet,
outre la dizaine de radicaux précéde mment cités, une
quinzaine de conservateurs et quelques progressistes sont devenus nationalistes
au cours de la législature antérieure. Cela permet par ailleurs
d'affirmer que les conservateurs ont maintenu leurs positions de 1898, alors
que les chiffres font état pour eux d'une perte de quatorze
sieges.
31 Classification
établie essentiellement à l'aide du Temps
et de L'année politique 1898. La
répartition entre « anti-mélinistes » et «
mélinistes » est effectuée d'après le vote du 14 juin
1898 sur la confiance au cabinet Méline.
Les modérés sont les grands perdants des
élections : ils ont trente sieges de moins qu'en 1898. les
républicains de gauche n'ont subi que de très
légères pertes (facile ment co mpensées par des gains
outre- mer) ; ce sont les républicains progressistes qui ont subi les
plus lourdes pertes : environ vingt sieges.
Le Bloc des gauches sort vainqueur des
élections. 1l dispose a la Chambre d'une majorité accrue :
quatre-vingt-dix sieges contre un peu moins de soixante-dix auparavant. Les
radicaux apparaissent co mme les grands gagnants a l'issue de la consultation
électorale ; ils sont prêts a re mplacer les anciens progressistes
dissidents a la tête du gouverne ment. Mais, mê me unis aux
socialistes, ils ne disposent pas de la majorité a la nouvelle Chambre ;
le concours des républicains de gauche leur est encore absolument
nécessaire.
*****
Tnoisieme pantie :
LA GEOGRAPHIE DES ELECTIONS
CHAPITRE I
LA DROITE
1. LES POSITIONS DE LA DROITE (c canes n°1 &
2)
La droite dispose surtout de très fortes
positions dans la moitié nord de la France. Elle y possède en
premier lieu un énorme bastion formé des quatorze départe
ments de l'Ouest. Dans cette région elle enlève quatre-vingt-six
des cent un sièges a pourvoir, soit plus du tiers du no mbre total des
sièges qu'elle détient dans la nouvelle Chambre, et elle
recueille près de 25% du total des suffrages qu'elle obtient dans l'ense
mble du pays. Quatre départe ments n'envoient siéger au
Palais-Bourbon que des députés de droitel. Dans deux
départe ments, plus de 80% des électeurs votent pour des
candidats de droite2.
Ce bastion de l'Ouest a des prolonge ments dans trois
directions. Par l'intermédiaire de la Somme, il rejoint la région
du Nord oil la droite occupe de fortes positions dans la partie septentrionale
du département du Nord et dans l'ense mble du Pas-de-Calais, a
l'exception du bassin minier.
En bordure de la Normandie, dans la moitié
occidentale du Bassin parisien, la droite occupe de bonnes positions mais elle
est très loin de do miner aussi nette ment que dans l'Ouest. Dans l'Oise
en particulier, la droite obtient des résultats flatteurs qui
reflètent cependant mal sa force réelle dans ce départe
ment<. Par contre, en Seine-et-Oise, sa position apparait
beaucoup plus solide. Dans la Seine, il existe un véritable bastion de
la droite formé des quartiers du centre et de l'Ouest de la capitale
ainsi que de quelques communes de la banlieue ouest, li mitrophes de
Paris.
1 La Manche, le Calvados,
l'Orne et la Mayenne.
2 La Manche et la
Mayenne.
3 Elle y obtient cinq
sièges sur six mais seulement un peu plus de 50% des
suffrages.
Vers le Sud enfin, le bastion de l'Ouest se prolonge dans
les départe ments des Deux-Sevres et de la Charente.
A l'extré mité est de la France, les
trois départe ments lorrains constituent une forteresse de la droite peu
étendue, certes, mais tres solide. La Meuse et les Vosges
n'élisent que des députés de droite ; dans les Vosges,
plus de 80% des voix vont a des candidats de droite, cette proportion est de
pres de 80% dans la Meuse et de 70% dans la Meurthe-et-Moselle.
Dans la moitié méridionale du pays, la
situation est tout autre. La droite n'occupe une position do minante que dans
quelques régions peu étendues. 1l s'agit, d'une part, des deux
départe ments des Landes et des Basses-Pyrénées, et
d'autre part du sud du Massif Central. Dans cette seconde région, ce
sont les départe ments de la Haute-Loire et de la Lozere qui sont les
plus favorables a la droite ; dans l'Ardeche et dans l'Aveyron, sa situation,
bonne encore, est toutefois moins forte.
Enfin, isolé a l'extreme sud-est de la France, le
départe ment des Alpes-Mariti mes accorde a la droite trois sieges sur
cinq et plus de 60% des voix.
CARTE n°1
LES ELUS DE DROITE
CARTE n°2
LES SUFFRAGES DE
DROITE
Elus de droite en totalité Elus tous de droite,
sauf un Elus de droite en majorité Elus de droite pour moitié
Elus de droite en minorité
Un seul élu de droite Aucun élu de
droite
|
> 80% des votants
de 70% à 80% des votants de 60% à 70%
des votants de 50% à 60% des votants de 40% à 50% des votants de
30% à 40% des votants de 20 à 30% des votants < 20% des
votants
|
2. LES DIFFERENTES DROITES
C'est a Paris que les nationalistes occupent leur
position de très loin la plus forte : ils y enlèvent seize des
quarante sièges a pourvoir. En outre, deux des dix sièges de la
banlieue parisienne leur reviennent ainsi que cinq des dix sièges de
Seine-et-Oise. Ils obtiennent encore de bons résultats en Lorraine, oil
ils enlèvent sept sièges sur dix-sept.
Quarante et un des soixante-dix-huit élus
conservateurs viennent des quatorze départe ments de
l'Ouest4. Le départe ment le plus « réactionnaire
» est le Maine-et-Loire qui envois siéger au Palais-Bourbon six
conservateurs sur sept députés. Par ailleurs, les conservateurs
occupent une position assez bonne dans la partie méridionale du Massif
Central, et ils obtiennent des résultats honorables dans le Nord et le
Pas-de-Calais.
Les républicains progressistes ont une forte
position en Normandie oil ils enlèvent près de la moitié
de sièges (dix-sept sur trente-cinq). Ils sont égale ment assez
bien placés dans l'ouest du Bassin Parisien et dans la région du
Nord, en particulier dans l'Oise, la Seine-et-Oise, la Somme et le
Pas-de-Calais. Dans l'Est, ils obtiennent surtout de très bons
résultats dans les Vosges, et dans une moindre mesure dans la Marne.
Enfin, dans les Basses-Pyrénées et dans les Alpes-Mariti mes, ils
enlèvent la majorité des sièges.
*****
4 Sans compter quelques
nationalistes catholiques.
3. L'EVOLUTION (cf~ carte n°3)
Elle intéresse plusieurs points :
a) En Bretagne, en Vendée et dans le Maine, on
enregistre d'assez nets progrês des conservateurs. Le Morbihan et la
Vendée fournissent deux bons exe mples a cet égard. Cela confirme
le juge ment d'André Siegfried : a en se retranchant sur la ligne de
defense catholique, l'opposition a en realite renforce ses positions de
resistance »5.
b) En Normandie, les quelques modérés
qui s'étaient prononcés en faveur de Waldeck-Rousseau sont battus
a une exception prês. Quant aux modérés
antiministériels, ils conservent tous, sauf au Havre6 leurs
positions face a des adversaires de gauche et ils gagnent même quelques
sieges a leur détri ment. Mais dans le départe ment du calvados
ils subissent quelques échecs du fait de l'extrême droite
plébiscitaire, car en Basse-Normandie la poussée nationaliste a
provoqué un brusque réveil du bonapartis me latent.
c) Dans le départe ment de la Seine les
élections législatives de 1902 confirment, aprês les
élections municipales de 1900, le passage sans transition du radicalis
me ou du socialis me au nationalisme des arrondissements centraux et du
17"me arrondissement de Paris. Ces quartiers, joints a d'autres
(7"me, 8"me, 16"me et Neuilly) depuis longte
mps acquis a la « réaction », vont désormais former au
cceur meme de la région parisienne un nouveau et solide bastion de la
droite.
d) La Lorraine bascule décidé ment a
droite. Seul un radical doit a ses prises de position antidreyfusardes
intransigeantes de conserver son siege a Toul. Partout ailleurs, les
modérés ministériels sont « balayés ».
Quant aux républicains progressistes, malgré leurs votes contre
Waldeck-Rousseau, ils sont battus ou dangereuse ment menacés par des
nationalistes7. L'affaire Dreyfus a donc ici
5 André SIEGFRIED,
Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième
République, p.502.
6 Jules SIEGFRIED bat un
républicain progressiste.
7 C'est en particulier le cas
de Méline à Remiremont (Vosges).
accéléré une évolution
déjà entamée. On doit par ailleurs dire que le nationalis
me lorrain a un caractère moins outrancier, moins dé magogique
que le nationalis me parisien. 1l est plus e mpreint de patriotis me, car plus
sensible au souvenir des provinces perdues et au voisinage menagant de l'Alle
magne.
e) Dans le Sud-ouest, une double évolution se
poursuit. D'une part dans les
huit départe ments de la haute et de la moyenne
Garonne, la droite conservatrice perd la majeure partie de ses
positions8. D'autre part, les Landes et les
BassesPyrénées évoluent vers la droite. Dans les
Basses-Pyrénées, seule la personnalité de Louis Barthou
permet a la gauche, très modérée, de conserver certaines
positions.
A la suite des élections de 1902 se constitue
ainsi une nouvelle géographie politique de la droite, très
différente de celle des débuts de la Illème
République, et qui va subsister sans grands change ments jusqu'à
la Première Guerre mondiale. Les principaux change ments intervenus
depuis 1871 sont d'une part le passage du centre de l'ouest de Paris ainsi que
de la Lorraine a droite et, d'autre part, la perte par la droite de la plus
grande partie des très fortes positions qu'elle occupait en Aquitaine et
Languedoc.
*****
8 Piou, Cassagnac,
Prax-Paris, Delpech-Cantaloup, le marquis de Solages sont battus.
CARTE O39
9 Reproduction d'une carte figurant dans l'ouvrage de
monsieur René REMOND, La Droite en France,
p.327
4. LES CONCORDANCES (c carte n°4)
La droite occupe de très bonnes positions aussi
bien dans des régions rurales (Ouest) que dans des agglo
mérations urbaines (Lille, Paris), dans des régions de plaine
(partie occidentale du Bassin Parisien), que dans des régions de
montagne (sud du Massif Central), dans des régions de
propriété capitaliste (Maine, Anjou), que dans des régions
de propriété paysanne (Lorraine). Il apparait claire ment dans
ces conditions que les places fortes de la droite ne correspondent a aucun type
déterminé de région écono mique ou
naturelle.
La seule concordance satisfaisante que l'on puisse
constater est celle qui existe entre une carte de la pratique religieuse et une
carte des suffrages de droite. Dans l'Ouest, le do maine de la droite
déborde assez large ment le do maine de la pratique religieuse, surtout
en ce qui concerne la Normandie. Dans le Nord et le Pas-de-Calais, les deux do
maines coincident presque exacte ment ; c'est en effet la partie septentrionale
du départe ment du Nord' oil la pratique religieuse est
régulière, qui élit des députés de droite.
Dans l'Est, il ya coincidence en ce qui concerne la Meurthe-et-Moselle et les
Vosges, mais non pour la Meuse et la Haute-Saone. Le Pays basque et la partie
méridionale du Massif Central sont des pays pratiquants, mais on re
marque que, d'une manière générale au sud de la Loire le
do maine et la pratique religieuse est plus étendu que celui de la
droite.
*****
10 Arrondissements de
Dunkerque, Hazebrouck et Lille.
CARTE n°4
LA PRATIQUE RELIGIEUSE DANS LA
FRANCE RURALE11
11 Reproduction d'une carte
figurant dans l'ouvrage de monsieur René REMOND, La Droite
en France, p.330
5. LE PERSONNEL POLITIOUE DE DROITE
Chez les conservateurs et les nationalistes
catholiques, ce sont les propriétaires terriens et les officiers
supérieurs qui do minent trés large ment ; on y re marque
egalement de trés no mbreux deputes (plus d'une quarantaine) portant des
titres nobiliaires. 1l s'agit donc encore surtout de la categorie des anciens
notables.
Chez les républicains progressistes, on
rencontre beaucoup d'industriels et de me mbres de professions
libérales. Chez les nationalistes jacobins, on a surtout affaire a des
avocats et a des publicistes. Ce sont tous ces ho mmes qui tendent a renouveler
le personnel politique de droite et a lui donner un nouveau dynamis
me.
*****
CHAPITRE II
LA GAUCHE
1. LES REPUBLICAINS DE GAUCHE (c carte n'5)
Le cas de la Corse étant
particulierl, les républicains de gauche obtiennent leurs
meilleurs résultats dans les départe ments de la Gironde et de la
Dordogne, oil ils enlevent quatorze des dix-neuf sieges a pourvoir et oil ils
totalisent plus de 40 % des suffrages. Dans la mê me région, ils
occupent aussi de bonnes positions dans la Charente, la
Charente-Inférieure et le Lot-et-Garonne.
Dans le Sud-ouest ils obtiennent encore de tres bons
résultats dans l'Ariege et les Basses-Pyrénées : dans ce
dernier départe ment la personnalité de Louis Barthou n'est pas
étrangere au succes, d'ailleurs relatif, des républicains de
gauche.
Ils occupent égale ment une bonne position dans le
sud des Alpes, en particulier dans les Hautes-Alpes.
Dans l'Ouest, les républicains de gauche sont
pratique ment les seuls candidats valables du Bloc des gauches. Par ce simple
fait, ils obtiennent un no mbre de suffrages assez élevé, surtout
dans la Sarthe et en Vendée. Mais on constate que,
générale ment, les modérés qui se sont
prononcés en faveur de la politique de Waldeck-Rousseau ont beaucoup de
mal a conserver leurs sieges. Dans l'Est, leur situation présente les
mê mes caractéristiques.
Ils occupent enfin une solide position dans la
moitié méridionale du départe ment du Nord oil ils
enlevent huit sieges. Dans l'ense mble du départe ment ils totalisent
pres de 25 % des suffrages.
Les républicains de gauche ne conquierent aucune
nouvelle position i mportante. Ils se maintiennent et ils acco mplissent
mê me des progres dans les départe ments
modérés
1 En Corse, la
personnalité d'Emmanuel Arène joue un rôle
déterminant.
dont les élus se sont en majorité
rallies a la « défense républicaine » : il s'agit
là le plus souvent de regions oil les conservateurs ont perdu pratique
ment toute influence. Mais ils ont beaucoup de mal a resister au retour
offensif de la droite dans les regions oil elle est encore trés
puissante.
*****
CARTE n°5
LES SUFFRAGES REPUBLICAINS DE GAUCHE
> 35% des votants
de 30% a 35% des votants de 25% a 30% des votants de
20% a 25% des votants de 15% à 20% des votants
de 10% a 15% des votants de 5 a 10% des
votants
< 5% des votants
pas de candidat
2. LES RADICAUX (c cane n°6)
Dans pratique ment toutes les régions oil la
gauche do mine, les radicaux occupent de fortes positions. Les seules
exceptions sont fournies par une dizaine de départe ments dans lesquels
les socialistes et les républicains de gauche sont
prépondérants2.
Les principales zones de force du radicalis me sont :
dans le Bassin parisien, les départe ments de la Seine-et-Marne et de
l'Yonne ; vers la frontière Est, les départe ments de la
Haute-Saone, du Doubs, du Jura et de l'Ain, auxquels il faut joindre la
Saone-etLoire et la Haute-Savoie ; dans le couloir rhodanien, la Drome et le
Vaucluse, le Languedoc et enfin le cceur et l'ouest du Massif Central
(Puy-de-Dome, Creuse, Corrèze, etc.).
Le radicalis me subit une double évolution.
D'une part, il quitte les agglo mérations urbaines au profit des
régions rurales. C'est l'exe mple de Paris qui illustre le mieux cela :
dans les quartiers ouvriers périphériques ainsi que de la majeure
partie de la banlieue, les radicaux sont de plus en plus évincés
par les socialistes, et dans le Centre, ils sont « balayés »
par le nationalis me.
D'autre part, le radicalis me progresse surtout dans
la partie méridionale de la France. Il améliore en particulier
très sensible ment ses positions dans l'est du Bassin
aquitain3, d'oil il achève de déloger les
conservateurs. Par ailleurs on doit signaler que dans le Languedoc, oil il est
encore très puissant, il commence a subir une très
sérieuse concurrence de la part du socialis me.
En devenant le loin l'élé ment le plus
important de la coalition « républicaine », en
élargissant sans cesse leur assise territoriale et en
pénétrant de plus en plus les masses rurales, les radicaux
prennent peu a peu la place qu'occupaient naguère les opportunistes et
les républicains de gouverne ment. Ils deviennent en quelque sorte
l'élé ment stabilisateur de la vie politique
frangaise.
2 Il s'agit en particulier de
la région du Nord, de la région parisienne, de la partie
occidentale du Bassin aquitain, du département de la Loire et des Alpes
du sud.
3 Il ne faut pas sous-estimer
dans cette région le rôle joué par la presse radicale et en
particulier par La Dépêche de Toulouse
des frères Sarraut.
Le personnel politique radical se recrute principale
ment dans les professions libérales :on y en trouve en particulier des
trés no mbreux médecins ainsi que des avocats. Ce sont les
nouveaux notables, les « nouvelles couches » annoncées par
Gambetta qui achévent de prendre la reléve.
*****
CARTE n°6
LES SUFFRAGES RADICAUX
> 60% des votants de 20% à 30% des
votants
de 50% a 60% des votants
de 40% a 50% des
votants
de 30% a 40% des votants
de 10% à 20% des votants < 10% des
votants
pas de candidat
3. LES SOCIALISTES (c cane n°7)
Ils disposent de positions solides dans plusieurs
régions.
Dans la région du Nord, ils sont surtout i
mplantés dans les centres industriels. Dans le départe ment du
Nord4, ils obtiennent leurs meilleurs résultats dans l'agglo
mération Lille-Roubaix-Tourcoing et dans la région de
Valenciennes-Anzin ; dans le Pas-de-Calais ils disposent de positions pratique
ment inexpugnables dans le bassin minier. Dans les Ardennes, ils sont
égale ment bien placés.
Dans le départe ment de la seine, ils sont tres
solide ment i mplantés dans les banlieues ouvrieres, en particulier a
Ivry, Villejuif, Saint-Denis, Aubervilliers, etc. A Paris mê me ils
occupent de fortes positions dans les quartiers ouvriers de la
périphérie, dont ils chassent les radicaux. Par contre, ils sont
eux-mê mes chassés des arrondissements du centre par la vague
nationaliste5.
Sur la bordure nord du Massif central ainsi que dans
la Haute-Vienne et la Saoneet-Loire, les socialistes obtiennent des
résultats appréciables dans les villes (Limoges, Montlugon, etc.)
mais aussi dans les campagnes, en particulier dans les pays de métayage
du Bourbonnais.
Dans le Rhone, ils consolident leurs positions dans la
région lyonnaise, et dans la Loire ils s'i mplantent en force en
enlevant trois des huit sieges a pourvoir6.
Les socialistes obtiennent leurs plus forts
pourcentages de voix dans les trois départe ments du Gard, oii ils
enlevent la moitié des sieges, des Bouches-du-Rhône, oii ils
recueillent pres de 40 % des voix et surtout dans le Var oii ils enlevent trois
sieges sur quatre et oii ils totalisent plus de 50 % des suffrages.
4 Le rôle du P.D.F. est
ici primordial.
5 Viviani est ainsi battu
dans le 5ème arrondissement par un nationaliste.
6 C'est dans ce
département que Briand est élu.
Ils co mmencent d'autre part à obtenir d'assez
bons résultats dans le Languedoc oil ils concurrencent
déjà active ment les radicaux.
Le socialis me progresse dans l'ense mble assez lente
ment. Il renforce surtout ses positions dans les milieux industriels urbains. A
part deux exceptions (Bourbonnais et Languedoc), il pénètre
très peu les milieux ruraux oil la peur des « partageux » est
encore souvent bien vivante.
*****
CARTE n°7
LES SUFFRAGES
SOCIALISTES
> 30% des votants de 5% à 10% des
votants
de 20% à 30% des votants de 1 à 5% des
votants
de 15% à 20% des votants < 1% des
votants
de 10% à 15% des votants
La co mparaison de la carte des élus de gauche
de 1898 et de celle des élus de gauche de 1902 (c cartes n°8 &
9) fait apparaitre trés claire ment que c'est le rallie ment de certains
départe ments modérés a la politique du Bloc qui a permis
la victoire de la gauche. Tout co mme en 1899 une partie des progressistes
avait permis la constitution d'une majorité de gauche, en 1902 une
partie des électeurs modérés, entérinant le choix
de leurs représentants, rendent possible la victoire du Bloc des
gauches.
Plus encore que pour la droite, les positions do
minantes de la gauche ne correspondent a aucun type de région naturelle
ou écono mique déterminé. On serait tenté de dire
que cela n'est pas vrai pour les socialistes qui trouvent presque exclusive
ment leur clientéle électorale dans les agglo mérations
urbaines et dans les foyers industriels. Mais on doit bien constater que le
socialis me n'est pas complétement absent des campagnes.
*****
CARTES n°8 & 9
LES ELUS DE GAUCHE
en 1898 en 1902
Elus de gauche en totalité Elus tous de gauche
sauf un Elus de gauche en majorité
Elus de gauche pour moitié
Elus de gauche en minorité Un seul élu de
gauche Aucun élu de gauche
Il est fort probable que pour la gauche co mme pour la
droite, il faille surtout faire appel a la tradition. A cet égard
l'examen de la carte des suffrages dé mocrates-socialistes aux
élections du 13 mai 1849 peut être assez révélateur.
On s'apergoit en effet que, d'une maniere générale, ce sont les
mê mes régions qui accordaient en 1849 le plus gros pourcentage de
suffrages aux listes dé mocrates-socialistes et qui accordent en 1902 le
plus de voix et le plus de sieges a la gauche (c carte n°10).
CARTE n°10
Elections du 13 mai 1849 -- Moyenne des suffrages
democrates socialistes5
7 Reproduction d'une carte
figurant dans l'ouvrage de M. Georges DUPEUX, Le Front Populaire
et les élections de 1936, p.169.
CONCLUSION
La question religieuse a joue un role determinant lors
des elections de 1902. Ce n'etait pourtant pas elle qui avait entraine un
reclassement des partis et la reconstitution d'une coalition majoritaire de
gauche en 1899. Mais c'est elle qui a permis a cette coalition de subsister
apres l'affaire Dreyfus.
D'une part, la politique anticlericale de
Waldeck-Rousseau a maintenu la cohesion de la majorite et lui a fourni un theme
electoral facilement exploitable et d'un excellent rapport. Mais d'autre part
elle a reveille l'ardeur de l'element catholique de la nation et a ainsi rendu
a la droite un dynamisme, une combativite qu'elle n'avait plus retrouves depuis
l'epoque des luttes constitutionnelles du debut de la III$me
Republique.
Essentiellement placee sur le terrain religieux, la
lutte electorale a ete acharnee ; elle n'a laisse place a aucune concession. A
l'issue de la bataille, le fosse separant les deux grandes tendances de la vie
politique française s'est trouve considerablement elargi et creuse. Deja
hypothetique auparavant, un rapprochement semblait alors
impossible.
Il paraissait d'autant plus irrealisable que les
resultats du scrutin ne laissaient presager aucun relachement dans l'action
anticlericale. On avait enregistre en effet une victoire, non pas ecrasante,
mais nette, de la gauche, mais un examen plus precis revele que les
republicains de gauche etaient toujours aussi indispensables pour assurer la
majorite du Bloc. Or l'anticlericalisme etait pratiquement le seul point sur
lequel ils etaient d'accord avec les radicaux et les socialistes. A vrai dire,
les elections avaient prouve qu'il n'existait pas dans le pays une majorite
decidee a promouvoir d'importantes reformes financieres, economiques et
sociales.
On peut evidemment regretter que l'on ait accorde
alors tant d'attention au probleme religieux au detriment des deux questions
qui nous paraissent, a nous, primordiales et qui devaient bientot faire leur
apparition au premier plan : la question sociale et la question internationale.
Mais etait-ce vraiment possible de discerner alors l'importance qu'elles
allaient revêtir par la suite ? Ne peut-on pas penser au contraire que la
question religieuse qui a empoisonnait » veritablement la vie politique
francaise depuis tant d'annees avait besoin d'être reglee une bonne fois
pour toutes ?
******
BIBLIOGRAPHIE
1. DOCUMENTS
1.1 Chambre des Deputes
· Recueil des programmes, professions de foi et
engagements electoraux - elections legislatives des 27 avril et 11 mai 1902 (ff
Barodet ») ;
· Tableau des elections a la Chambre des Deputes
pendant la VIII"me legislature du 27 avril 1902 au 17 decembre
1905.
1.2 Archives nationales1
· Archives de l'ancienne direction des Cultes
(dossier F 19-5.622) 1.3 Presse
· Quotidiens : L'Aurore, La Croix; L'Echo de
Paris, La Depeche de Toulouse, L'Echo du Nord, Le Gaulois, Le Journal des
Debats, L'Intransigeant, La Lanterne, La Libre Parole, Le Petit Parisien, Le
Petit Sou, La Petite Republique, Le Progres de Lyon, Le Radical, Le
Temps.
· Periodiques : L'Action liberale, L'Alliance
republicaine democratique, Le Socialiste.
2. TRAVAUX
· Daniel BARDONNET, Evolution de la structure du
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Troisieme Republique, Paris 1956
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(1873-1913,Paris 1947 ; tome III :Sous la IIIe
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1954
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Republique, Paris 1967
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(1870-1914), Paris 1939
· Pierre BOUSSEL, L'affaire Dreyfus et la presse,
Paris 1960
· Jean-Paul CHARNAY, Les scrutins politiques en
France de 1815 a 1962, Paris 1964
1 Il ne m'a pas
été possible de consulter les procès-verbaux du
recensement général des votes - élections
générales de 1902, car ils venaient d'être versés
aux Archives nationales
· Jacques CHASTENET, Histoire de la
Troisième Republique , tome III: la Republique triomphante (1893-1906),
Paris 1955
· Jean-Jacques CHEVALLIER, Histoire des
institutions politiques de la France moderne (1789-1945), Paris
1952
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Paris 1899 ; L'annee politique 1902, Paris 1903
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geographie electorale, Paris 1949
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presse de province sous la Troisième Republique , Paris 1958
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Histoire du catholicisme en France -- Tome III: la periode contemporaine, Paris
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Republique, Paris 1965
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1959
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1928
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1963
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nationalisme dans l'Europe occidentale, Paris 1962
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Geographie electorale de l'Ardèche sous la Troisième Republique
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· Eugen WEBER, -- L'Action française,
traduction frangaise de Michel CHRESTIEN, Paris 1964
· Claude WILLARD, Les guesdistes, Paris
1965
*****
Carten°1 : Les élus de droite
74
Carte n°2 : Les suffrages de droite
74
Carte n°3 : Elections du 8février 1871
78
Carte n°4 : La pratique religieuse dans la
France rurale 80
Carte n°5 : Les suffrages républicains
de gauche 84
Carte n°6 : Les suffrages
radicaux............................................................................................
87
Carte n°7 : Les suffrages socialistes
90
Carte n°8 : Les élus de gauche en
1898...................................................................................92
Carte n°9 : Les élus de gauche en 1902
92
Carte n°10 : Elections du 13 mai 1849 --
Moyenne des suffrages démocrates socialistes 93
INTRODUCTION 1
Premiere partie : LA SITUATION A LA VEILLE DES
ELECTIONS
Chapitre I : AGRICULTURE, INDUSTRIE, SYNDICALISME
3
Chapitre II : POLITIQUE EXTERIEURE 5
L'Alsace-Lorraine (6)
Chapitre III : POLITIQUE INTERIEURE 7
Chapitre IV : LES PARTIS POLITIQUES
14
Les nationalistes (14) -- Les conservateurs (17) -- Les
republicains moderes (19) -- Les radicaux (21) -- Les socialistes
(23)
De$3ieme partie : LA CAMPAGNE ELECTORALE ET LES
RESULTATS DU SCRUTIN
Chapitre I : LA CAMPAGNE ELECTORALE
27
La campagne electorale de la droite (31) -- La campagne
electorale de la gauche (42) -- Les problemes de politique exterieure
(54)
Chapitre II : LES RESULTATS DU SCRUTIN
56
Troisieme partie : LA GEOGRAPIIIE DES
ELECTIONS
Chapitre I : LA DROITE 72
Les positions de la droite (72) -- Les di~~~rentes
droites (75) -- L'evolution (76) -- Les concordances (79) -- Le personnel
politique de droite (81)
Chapitre II : LA GAUCHE 82
Les republicains de gauche (82) -- Les radicaux (85) --
Les socialistes (88)
CONCLUSION 94
Bibliographie 96
Table des cartes 99
Table des matieres 100