Un homme séparé d'un seul homme est exclu de
toute la communauté
Marc Aurèle, Pensées XI, 8
« Difficile de vieillir homosexuel
»
Le quotidien allemand « Junge Welt » a
publié le 18 février 2011 sous la plume de Markus Bernhardt, un
article consacré à l'ouverture, début 2012, du «
premier projet européen destiné aux gays et lesbiennes
âgés »annexe
5.
Situé dans le quartier de Charlottenburg à
Berlin, le bâtiment comprendra 24 chambres simples ou doubles de 33
à 100 m2 pouvant accueillir des couples, une bibliothèque un
café, et 5 appartements destinés à de jeunes homosexuels
afin de favoriser les liens intergénérationnels. L'objectif peut
paraître ambitieux : casser le phénomène d'exclusion qui
frappe surtout les retraités dans un milieu où, selon une
étude menée par les chercheurs Martin Dannecker et Reimut Reiche,
le cap de la vieillesse serait franchi à 35 ans.
Ce ne sont donc pas les seules difficultés
légales ou la discrimination sociale qui ont convaincu 180 personnes
à s'être inscrites sur liste d'attente. La marginalisation au sein
même de leur communauté semble constituer une autre motivation.
Déjà en 2006, 8 lits sur 28 avaient
été réservés dans la maison de retraite berlinoise
(Asta-Nielsen) assurant des soins liés à la dépendance
grâce à un personnel qualifié « d'homo » ou
« gay-friendly ».
Il est vrai que l'Allemagne a connu une longue période
de persécution pour les gays et lesbiennes, fondée sur le
paragraphe 175 du code pénal datant de 1871 et renforcée par le
régime nazi jusqu'à la déportation. Dans cette forme, le
paragraphe est resté en vigueur jusqu'en 1969 en RFA, supprimé en
RDA en 1988 et définitivement abrogé en 1994 sous l'Allemagne
réunifiée. C'est dire que le traumatisme est encore
présent dans cette génération. Pour mémoire en
France, l'homosexualité a été
dépénalisée en 1982 sur proposition de Robert Badinter. De
fait, une partie de la communauté redoute de devoir céder
à la pression sociale pour renoncer à une identité
homosexuelle chèrement acquise.
Alors que la pyramide des âges montre un vieillissement
important des allemands et que 10 % se déclareraient ouvertement gays ou
lesbiennes, ceux-ci craignent en entrant en institution, d'être
rejetés par les autres résidents ou les pensionnaires en cas
d'affichage de leurs préférences sexuelles.
Et l'auteur de l'article de conclure : «
Espérons en tout cas que dans cette pension berlinoise, le maximum
de gays et lesbiennes parviendront à échapper aux discriminations
sociales, sexuelles ou liées à la maladie et vivront sous le
même toit, toutes générations confondues. Cette forme de
vie en collectivité réduit au moins le risque de passer une
soirée dans la solitude, le dénuement et l'exclusion.
»
Paru originellement dans un quotidien, situé à
l'extrême gauche qui fut l'un des plus importants de l'exRDA mais qui
actuellement ne tire plus qu'à 50 000 exemplaires, l'article a
été traduit et diffusé dans Courrier International le 15
mai 2011 à 250 000 exemplaires en France (mais aussi en Belgique et au
Portugal), pour finalement être reproduit dans le quotidien gratuit
Direct Matin tiré à 1 millions d'exemplaires dans les grandes
métropoles de France*.
C'est dire que le sujet recouvre tout à la fois un
tabou sur lequel existe peu de littérature mais qui est « porteur
» pour la presse grand public, sans doute en jouant tout à la fois
sur les craintes vis-à-vis du communautarisme et sur le voyeurisme d'un
public pour les questions touchant à la sexualité. De fait, ce
sujet ne manque pas de déchainer les passions puisque le 4 janvier 2011,
le site du quotidien 20 minutes avait dû fermer le blog consacré
à un article intitulé : « Les gays français
à la recherche d'une première maison de retraite amie
», suite à un « trop grand nombre de commentaires
homophobes »
* Source :
www.wikipédia.org
Le sociologue D. Martucelli23
écrit, à propos de toutes les revendications de reconnaissance
qui concernent selon lui des personnes blessées depuis longtemps et qui
sortent de leur « sagesse résignée » dans
laquelle « on s'était habitués à les voir
» : « Bien des revendications de reconnaissance sont ainsi
tortueuses subjectivement, maladroite socialement, excessive politiquement. A
terme souvent incompréhensibles et agaçantes. Ce qui en retour,
augmente et l'incompréhension et l'agacement mutuel. Combien de fois
alors, la surprise se transforme-t-elle en gêne, avant de donner lieu
à une hostilité plus ou moins larvée... C'est que cet
appel à la reconnaissance est d'autant plus amer que l'individu a subi
pendant des années, non pas un rejet manifeste et ouvert, mais la
malveillance hypocrite du non-regard, ce seuil si parfaitement exact
d'indifférence, où, tout en déniant l'autre très
pratiquement, on peut toujours, en cas de récrimination, en rejeter
toute intentionnalité, voire toute réalité...
»
Il n'en reste pas moins que cette ouverture
présentée comme une innovation en Europe ne l'est pas vraiment
puisque de tels établissements existent déjà
officiellement aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse et en Espagne.
Mais ce qui surprend dans ce cas, c'est que la pression
revendicative ne viendrait pas tant « de la communauté »
elle-même que d'une « réaction au rejet de la
communauté elle-même», moins tenue par les modèles
familiaux, plus encline à se tourner vers des valeurs de
consumérisme, de jeunisme, de mode et qui repousserait à
l'extrême marginalité tout ce qui contrarierait cette vision d'un
monde aussi idyllique qu'éphémère.
D'après André Saindon, promoteur du concept de
« Maisons urbaines » à Montréal qui s'adresse aux
seniors homosexuels, « Lorsqu'on est gay, on ne décide pas de
s'en aller dans une résidence sur un coup de tête. C'est souvent
parce que le conjoint ou le colocataire est décédé ou
parti... Il y a de l'insécurité à rester seul... les
homosexuels séniors peuvent ne pas avoir envie d'être
confrontés à leur solitude »
Il est vrai que, fréquemment sans enfant, moins
souvent en couple et parfois en rupture avec leur famille, la notion de
communauté qui rassemble des personnes aux parcours de vies aussi
disparates socialement, repose en grande partie sur l'isolement et le rejet.
Comme le déclare un autre promoteur, américain (RainbowVision),
sur son site pour vanter des villages dédiés aux gays
séniors les plus fortunés: « We are a place where your
neighbors are your family and everyone belongs » (« Nous
sommes un lieu où vos voisins sont votre famille et où chacun en
fait partie ») Ce qui rappelle une attente déjà
exprimée par l'un des experts au sujet des personnes âgées
n'ayant pas de famille.
Dans une communauté où l'on serait
qualifié d'âgé dès 35 ans, les solutions à
mettre en place pour maintenir les liens sociaux, ne relèvent pas
spécifiquement des dispositifs liés au grand âge ou
à la perte d'autonomie.
Pour autant, il n'est pas certain que les changements induits
par le développement du PACS sur la stabilité des couples ne
réduisent pas cette composante à long terme.
« La génération qui arrive à la
retraite est la première qui a pu vivre, durant sa vie active, son
homosexualité de façon ouverte et elle n'entend pas changer
d'attitude en arrêtant de travailler », déclare Philippe
Coupé, Président de l'association l'Autre Cercle qui regroupe des
cadres gays. Difficile d'évoquer certains de ses souvenirs devant les
autres résidents. D'autant que la population actuelle des EHPAD
correspond essentiellement aux générations antérieures aux
années 40.
De plus, ayant connu les débuts de
l'épidémie de SIDA, cette génération a pu
être témoin du retour des familles au moment ou à
l'approche du décès d'un ami et de l'exclusion de son entourage,
des spoliations et de la réécriture de l'histoire d'une vie. De
ce fait, les aspects liés au respect de la fin de vie et à la
continuité d'une identité génèrent sans aucun doute
des appréhensions.
Pour autant, est-ce à dire que les gays souhaiteraient
majoritairement entrer dans ce type d'institutions ? On pourrait le penser au
premier abord en voyant les résultats d'un sondage mené par le
site
GayClic.com le 25 janvier 2008 : sur
3592 votants, 52,6 % répondent vouloir « une maison de retraite gay
pour leurs vieux jours », contre 35,4 % qui y sont opposés et 12 %
qui ne se prononcent pas.
Il convient de tempérer les résultats d'un tel
sondage : les usagers de ce site sont jeunes et ont sans doute des
représentations de la vieillesse assez floues et lointaines. Ils ont par
ailleurs intériorisé, comme allant de soi, un mode de vie
excluant les plus âgés. Il en irait tout autrement si l'on en
croit l'Association des Gays Retraités qui affirmait en septembre 2010
sur le site
yagg.com que la majorité de ses
adhérents étaient opposée à rentrer dans un tel
établissement, même si ceux-ci craignent « la violence
des vieux entre eux » qualifiée de sujet tabou.
Le besoin d'une mixité homme-femmes était mis en
avant par l'association, alors que l'expérience canadienne montre
qu'hommes et femmes souhaitent rester
séparés24. Mais l'association
reconnaissait n'avoir aucun adhérent en maison de retraite.
Cassidy24 note ainsi que beaucoup d'homosexuels
trouvant l'entrée en EHPAD trop inadmissible préféreraient
vivre seul à domicile. Il cite un auteur dont les propos sonnent comme
un constat cynique : « Les homosexuels sont mieux
préparés à leur vieillissement... vous ne vous êtes
jamais attendu à ce qu'une personne prenne soin de vous, vous vous
êtes éloigné de votre père, de votre mère, et
vous n'avez pas d'enfants à vous occuper, alors vous avez
intérêt à prendre soin de vous-même. »
Dès lors on peut s'interroger sur la capacité
d'un individu isolé à exprimer une différence
stigmatisante, ou tout au moins une identité
dépréciée, lorsque celui-ci est déjà
tiraillé entre une identité sociale virtuelle (ce qu'il est
supposé être) et une identité sociale réelle, dans
la mesure où il est « largement illégitime d'avouer
ouvertement le rejet du stigmate ».23
En réalité, cette demande ne relève pas
d'un nombre si important de personnes du fait de la stigmatisation qu'elle
sous-entend et du caractère extrêmement réducteur du point
de vue de l'identité à celle d'une orientation sexuelle peu
compatible avec la représentation asexuée de la personne
âgée qui prédomine dans l'inconscient collectif. De fait,
s'identifier à sa sexualité est un phénomène
récent qui n'est apparu progressivement qu'après la
révolution française et s'officialise en 1869 avec l'apparition
du terme même d'homosexualité. Le terme «
hétérosexuel » ne fut créer que quelques
années plus tard par commodité de langage car rares sont les
sujets qui ont besoin de se construire une identité
hétérosexuelle.
Ces résultats ne représentent pas plus la
position des associations dites LGBT (Lesbiennes, gays, bi et transsexuelles),
notamment l'Autre cercle, même si elles n'y sont pas opposées.
Celles-ci ont démarché les deux principales associations de
directeurs d'EHPAD (AD-PA et FNADEPA), en vain, pour connaître leur
position mais aussi en revendiquant la formation et la sensibilisation des
personnels pour aboutir à la création d'établissements
auto-déclarés « gay-friendly » comme on le
voit déjà pour certains hôtels notamment.
Dans le cadre d'un programme national « Pour que
vieillir soit gai », porté par la Fondation Emergence*, une
charte de bientraitance en faveur des personnes aînées
homosexuelles et transsexuelles financée par le Québec vient
d'être publiée en août 2011. La charte, à laquelle
l'adhésion est volontaire, doit permettre aux intervenants d'être
sensibilisés aux réalités de cette clientèle
spécifique. Elle comprend des « valeurs et principes
susceptibles de favoriser l'inclusion des personnes homosexuelles dans les
milieux de vie des aînés » annexe
6.
Cette solution permet de prévenir l'homophobie
d'anticipation décrite par Brotman25 qui
correspondrait non pas à des faits extérieurs mais à une
lecture orientée des comportements des intervenants du fait de la
confrontation antérieure à de réelles manifestations
d'homophobie. Ce point peut se retrouver aussi bien pour les personnes
d'origine juive, qu'issue de l'immigration, et pose tout l'intérêt
d'une approche fondée sur la notion d'accueil, bien avant l'accueil
physique.
De plus, il y aurait sans doute un avantage à
éviter de formaliser par écrit dans le projet de vie des notions
aussi sensibles que l'orientation sexuelle ou d'avoir à poser la
question si la personne ne souhaite pas faire part de données aussi
personnelles.
Cet affichage élargi à d'autres domaines,
permettrait de rassurer certains types de populations, sans les stigmatiser,
tout en valorisant les démarches de formation, de sensibilisation et les
compétences du personnel. Ainsi, l'hôpital Avicenne a
été désigné en 2003 hôpital-pilote pour
représenter la France dans un programme européen
d'amélioration de la prise en charge des migrants ("Migrant Friendly
Hospital")
5.
* http://www.fondationemergence.org/
Une remarque s'impose toutefois pour interpréter les
propos des différents protagonistes, le terme « maison de retraite
» est devenu totalement ambigu dans son utilisation et
génère une confusion: certains l'utilisant pour désigner
un EHPAD et d'autre pour ce qui s'apparenterait plus à un foyer logement
ou à des résidences services. Ce qui rajoute à la
confusion, c'est que l'EHPAD ne se définit pas par son public et sa
dépendance (GMP), mais par la signature d'une convention tripartite.
Il semble bien, à l'instar de ce qui se passe aux
Etats-Unis où existent des foyers logements, des résidences et
même des villages entiers (Palms of Manassotta en Floride), que ce
marché apparaisse comme une niche juteuse pour les promoteurs
privés lucratifs qui mettent en avant la sécurité, les
installations sportives et le luxe. De fait, avec un coût d'acquisition
d'un appartement entre 100 000 et 300 000 dollars auxquels s'ajoutent 5 500
dollars par mois pour l'aide à la vie quotidienne qui ne
bénéficient d'aucune prise en charge par les systèmes
d'assurances (Médicare, Medicaid...), le tri par l'argent devient
manifeste.
Enfin, le souhait qui pourrait être exprimé par
certains en faveur d'établissements pour personnes âgées
homosexuelles, présentent les spécificités de relever d'un
sentiment de double exclusion : par la société mais aussi par
leur propre groupe qui ne se comporte pas comme une communauté de
culture ou d'affinités. Les craintes de stigmatisation sous-jacentes, le
caractère extrêmement réducteur d'une identité
limitée à sa seule orientation sexuelle, sont certainement des
freins à de tels projets dont aucun n'a abouti en France, et sont
principalement motivés par un enjeu commercial. Mais la crainte de la
solitude et de l'isolement social, du rejet par les autres résidents et
par le personnel, restent très prégnants pour
générer un sentiment ambivalent chez la plupart des personnes.
Les mentalités doivent évoluer pour prendre en
compte, par la communauté gay elle-même, la nécessaire
solidarité envers les personnes âgées comme se fut le cas
pour les malades dans les « années Sida » avant la
généralisation des antirétroviraux (1981- 2000). Dans une
étude sur l'accès aux soins, menée en 2003 au Canada,
Brotman26 montre que l'accompagnement par un autre
gay (même bénévole) s'avère une médiation
efficace dans les relations soignant-soigné.
L'enjeu est important puisque, d'après une estimation
de l'Inter-LGBT (regroupement de 60 associations), avec un taux estimé
entre 5 et 10 % de la population, il y aurait 1,5 millions d'homosexuels
retraités d'ici 2021.