Compte-rendu d'entretiens avec deux acteurs de
terrain
« Je suis nécessairement homme et ... je ne suis
français que par hasardi
Montesquieu, Pensées, no 350
Il semblait intéressant de confronter les points de vue de
deux acteurs de terrain, oeuvrant sur le même territoire (la
Seine-Saint-Denis), dans des EHPAD accueillants des personnes migrantes.
En effet, bien que les deux projets aient été
portés initialement par des associations ayant une expérience
dans les foyers pour migrants (AFTAM d'une part, et Sonacotra devenue Adoma
d'autre part), dans le premier cas il s'agit d'un établissement non
spécifique, alors que dans le second cas, le projet
d'établissement s'adressait aux travailleurs migrants résidants
en foyer.
La France est le plus ancien pays d'immigration d'Europe et
connaît les populations les plus importantes d'origine maghrébine
(Algérie principalement) ou de la communauté
musulmane21. Ce qui explique que la plupart des
ouvrages consacrés aux migrants vieillissants finissent par
réduire les problématiques à une seule catégorie,
celle des Algériens musulmans, dans laquelle, il n'est pas sûr que
se reconnaisse un asiatique notamment.
En 2003, le Conseil de l'Europe formulait les
recommandations* suivantes en faveur du droit des migrants : faire
évoluer les structures pour personnes âgées pour qu'elles
soient « culturellement adaptées » aux besoins des
migrants âgés, notamment par des formations des professionnels ;
favoriser le recrutement de personnels qualifiés d'origine
immigrée ; encourager les migrants âgés à entretenir
des liens avec leur pays d'origine.
En Seine-Saint-Denis, la problématique des travailleurs
migrants vieillissants revêt un caractère particulièrement
important puisqu'un habitant sur 5 est issu de l'immigration.
Mme Samira Dubreuil Directrice de l'EHPAD
Résidence du Parc à Aulnay-sous-Bois (93)
La résidence du Parc, à Aulnay-Sous-Bois, est un
EHPAD de 75 lits, géré par l'AFTAM et ouvert en 1995. La
résidence accueille des personnes relativement âgées (85
ans en moyenne) et fortement dépendantes (GMP 788) L'association
gère sur la même ville, un foyer pour personnes en
difficulté de 360 places, un foyer d'hébergement pour personnes
handicapées de 38 places ainsi qu'un foyer d'accueil
médicalisé pour personnes handicapées vieillissantes de 39
places. De ce fait l'établissement n'est que très rarement
sollicité pour accueillir des personnes handicapées
vieillissantes. La seule personne qui devait être admise a refusé
du fait de l'âge élevé des autres résidents.
Selon Mme Dubreuil, l'accueil de personnes appartenant
à des communautés culturelles étrangères reste
relativement marginal. En tout est pour tout, la résidence n'a accueilli
qu'un africain, une asiatique, un maghrébin, un tamoul et plusieurs
polonais. Contrairement à ce que l'on observe dans les foyers pour
migrants, quasiment tous ont une famille présente. Seule une personne
tamoule est venue d'un foyer de l'AFTAM. Mais dans la quasi-totalité,
c'est la nécessité et non la volonté de la personne qui a
motivé l'accueil. C'est aussi le choix des familles. Dès lors, on
peut s'attendre à ce que ce type d'accueil augmente du fait de
l'acquisition de nouveaux standards de représentation par la seconde
génération, celle des enfants.
Il n'en demeure pas moins qu'il faut un minimum de bonne
volonté pour que cela se passe bien. L'établissement n'a pas mis
en place de projet spécifique, ni de formation sur les codes culturels
ou religieux..., mais fait appel aux compétences et à la
diversité culturelle du personnel, qui elle, est bien à l'image
de celle de la population du département. Faute de
bénévoles, ce sont des professionnels de la
* Recommandation 1619 (2003)
structure qui vont servir tantôt d'interprète,
tantôt de médiateur avec le reste de l'équipe, les
résidents et leurs familles. La présence d'un membre du personnel
de la même origine culturelle rassurerait et atténuerait la
culpabilité de la famille.
Là comme ailleurs, les fêtes religieuses sont une
occasion d'animations et d'échanges : les familles participant à
la confection de gâteaux par exemple. Des soirées à
thème avec des échanges et la projection d'un film favorisent la
reconnaissance mutuelle.
Dans l'ensemble, aucune difficulté majeure ni aucune
demande particulière ne sont notée, même si parfois, les
familles qui apportent des plats cuisinés à leur parent, peuvent
avoir tendance à dépasser les quantités acceptables
compte-tenu des règles d'hygiène.
L'établissement ne dispose pas d'accès internet ni
aux chaînes de télévisions étrangères.
Des arrangements sont trouvés au cas par cas : un aide
soignant de nuit peut s'occuper de la toilette d'hommes maghrébins ou
africains.
Toutefois, les personnes d'origine étrangère,
sont souvent confrontées à des réactions de racisme de la
part des autres usagers, notamment s'ils ont des difficultés à
s'exprimer en français, ce qui survient d'autant plus facilement qu'avec
le vieillissement peut apparaître une régression des langages
acquis.
Parfois, cela peut venir du personnel lui-même, ou d'une
projection de ses propres standards : ainsi, le personnel musulman peut avoir
des réticences à donner du vin à un résident de la
même confession qui le réclame, ou une femme maghrébine
à faire la toilette d'un homme de même origine. Le rôle du
directeur est de replacer les limites. Mais pour Mme Dubreuil, il n'y a rien
là de différent de ce qui se passe tout autour dans la
cité, du quotidien qui a été le leur, et qui continue
d'être leur réalité de tous les jours.
Ici aussi, les personnes ont tendance à
s'agréger en fonction des affinités et des opportunités
comme les joueurs de cartes, par exemple. Mais les grands perdants sont
toujours les personnes présentant des troubles cognitifs qui sont
systématiquement mises à l'écart par les autres
résidents.
Finalement, même s'il y a des éléments
facilitateurs, c'est la tolérance et l'ouverture d'esprit qui doivent
guider l'action.
De la diversité naît une richesse des relations
aussi bien pour les résidents que pour le personnel.
« Il n'y a pas pire épreuve à subir que
celle du déracinement identitaire, et celui-ci en est un parce qu'il
a été souvent exigé des immigrés comme gage de
leur bonne volonté et parfaite intégration à leur pays
d'accueil » Omar Samaoli21
Monsieur Max Lefrère Directeur de
l'EHPAD Hector Berlioz à Bobigny (93)
L'EHPAD Hector Berlioz fait partie des deux projets innovants
d'Ile-de-France, ciblant prioritairement un public de migrants vieillissants,
portés par les principaux gestionnaires de foyers.
Alors que l'EHPAD de Colombes (association AFTAM) qui doit
ouvrir prochainement, vise à introduire des lits
médicalisés au sein d'un foyer, l'EHPAD Hector Berlioz ouvert en
juin 2011 par l'association SOS Habitat et soins, (qui a repris le projet
initial d'Adoma, ex-Sonacotra) comprend un bâtiment neuf clairement
distinct mais à proximité immédiate du foyer.
Bien qu'ayant reçu un avis favorable du Comité
Régional d'Organisation Sociale et Médico-Sociale (CROSMS) pour
ne recevoir que des anciens travailleurs migrants, la gestion du projet a
été reprise depuis par l'association SOS habitat et soins qui n'a
pas souhaité conserver cette orientation jugée restreinte et
stigmatisante.
L'EHPAD comprend donc 85 places à destination de «
personnes âgées dépendantes démunies, avec une
priorité pour les travailleurs migrants » dont 5
d'hébergement temporaire, 10 d'accueil de jour, et 24 lits pour patients
Alzheimer
Dans le cadre d'une montée en charge progressive jusqu'en
décembre 2011, 40 places sont actuellement ouvertes dont seulement 3
sont occupées par d'anciens résidents de foyers pour travailleurs
migrants.
Le bilan s'avère d'autant plus décevant qu'en
dehors d'une personne présentant des troubles cognitifs beaucoup trop
évolués pour recueillir son avis, les deux autres personnes ne
peuvent se résoudre à accepter la réduction de leurs
ressources qui ne leur permettent plus de virements à leur famille
restée dans leur pays d'origine : « On casse ce pourquoi ils
ont migré ». Eux dont le travail était aussi une «
légitimation » de leur présence en France, sont
devenus doublement étrangers, prenant des habitudes en France et voyant
se relâcher les liens familiaux avec les personnes restées au
pays.
Pour la plupart, le contexte social, économique et
politique dans leur pays d'origine, leur laisse peu d'espoir pour un retour qui
consacrerait, de toute façon, l'échec du projet de
réussite sociale ayant motivé leur départ. De plus, seules
les retraites « contributives » sont « exportables », pas
les ressources d'aide sociale non contributives or, ces travailleurs ont
souvent des retraites contributives faibles, inférieures au minimum.
Selon Monsieur Lefrère, l'écart entre les
représentations de la vieillesse, les ressources laissées par le
prix de journée et les soins du corps par un personnel majoritairement
féminin expliquent la quasi absence de demandes d'admissions.
En pratique, dans les foyers pour travailleurs migrants, ils
deviennent les « fauteurs de troubles ». En cause, des troubles du
comportement qui génèrent des conflits avec les autres
résidents, les accidents et décompensations qui entrainent un
passage aux urgences, d'autant que si la personne est marginalisée, le
gestionnaire ne le voit que rarement. Sans compter les conflits entre
générations, les personnes âgées étant
demandeuses de calme. Dans tous les cas, la personne préfère
continuer dans ce qui est une véritable situation de maltraitance
institutionnelle que de renoncer à son statut de « travailleur
» même sans emploi.
Par ailleurs, les gestionnaires de foyers sont actuellement
évalués uniquement sur le taux de présences et celui
d'impayés, ce qui les encourage à mener une « politique
de l'autruche » plus qu'à consacrer une partie de leur temps
au développement des partenariats. Un travail reste à faire pour
rassurer les Services de Soins Infirmiers à Domicile (SSIAD) et les
services d'aide à domicile qui continuent à avoir une
vision très craintive des interventions en milieu
exclusivement masculin, même si officiellement ils prétendent tous
intervenir*.
Au total ce sont des personnes « ingérables
» car ne demandant rien mais au centre de perturbations dans la vie du
foyer, parfois même souffre-douleur de la part des plus jeunes.
Malgré cela, il est possible pour l'EHPAD de travailler
la sortie des services hospitaliers grâce, notamment, à
l'accueil temporaire. Car le besoin est réel. Le nombre de personnes
pouvant relever d'EHPAD en foyer est sans doute encore assez limité
en France pour expliquer en partie une sous
représentation dans les EHPAD, mais pas dans le contexte
qui est celui de la Seine-Saint-Denis, oüAdoma a
identifié environ 100 personnes sur ses foyers qui pourraient
légitimement en relever.
L'EHPAD Hector Berlioz revendique donc son caractère
innovant et à ce titre, a souhaité, avec l'accord des financeurs,
différer la finalisation de l'écriture de son projet
d'établissement pour tenir compte de l'expérience.
Quand aux adaptations de l'EHPAD aux
spécificités culturelles des futurs résidents, elles
consistent principalement en un recrutement du personnel habitant à
proximité et reflétant la diversité culturelle, une salle
de cultes quasiment jamais utilisée, du thé à la menthe et
des pâtisseries orientales qui agrémentent les goûters, une
cuisine de type méditerranéen.
Mais, selon Monsieur Lefrère, les gestionnaires de
l'établissement risquent de se trouver dans une situation
délicate en cas de demande de plats halals, ce qui n'est pas encore le
cas. En effet, le passage à
une cuisine entièrement halal entrainerait un
surcoût de 1 € par repas, et jusqu'à 3 € dans le cas
oüseulement une partie des repas serait concernée. C'est
du moins l'estimation du prestataire extérieur
actuel. De plus, dans le cas d'une alimentation exclusivement
halal, il y aurait éventuellement lieu de revoir la composition du
personnel dédié à la cuisine en fonction des
compétences spécifiques qui pourraient s'avérer
nécessaires.
Pour l'instant, une salle informatique et des chaines
câblées étrangères sont encore au stade de projet,
et un animateur a été embauché, avec pour consignes de
mettre en place des animations « atypiques », et de faire rentrer
l'art dans l'établissement. Il est vrai qu'ici la population est
relativement plus jeune (70 ans en moyenne) et plus autonome (GMP 700). Il
s'agit là d'un frein supplémentaire à une admission en
EHPAD quand des résidents de foyer, tout juste à la retraite, se
retrouvent confrontés à une population essentiellement
féminine et catholique dont la moyenne d'âge est de 80 ans.
Les fêtes religieuses sont, ici aussi, une occasion
d'animations. Quant aux pratiques religieuses, elles ne posent aucun
problème « dès lors qu'elles ne nuisent pas au bien
collectif ». Toute la difficulté pouvant éventuellement
être de convaincre le personnel d'accompagner la personne
dépendante dans sa pratique.
Contrairement à Mme Dubreuil, Monsieur Lefrère
pose une limite d'intervention pour le personnel : un résident ne peut
pas choisir le sexe du soignant ; un membre du personnel de la même
ethnie n'a pas vocation à être le référent
systématiquement attribué à la personne âgée.
C'est aussi une façon de protéger l'intervenant d'un «
phagocytage par la famille », et de lui permettre de raisonner
plus dans l'intérêt de la personne que « dans
l'effervescence de la situation et sous la pression des familles
».
Mais en élargissant son public aux personnes
démunies, c'est une autre communauté qui a fait son entrée
et s'avère plus nombreuse puisqu'elle regroupe déjà 10
résidents : les personnes en errance depuis de nombreuses années,
parfois 30 ou 40 ans.
Pour la plupart, ces personnes se sont déjà
rencontrées au hasard d'un accueil d'urgence et se connaissent souvent.
Le mode relationnel est de l'ordre de la proximité (tutoiement,
familiarité) et nécessite d'assouplir l'application du
règlement (addictions notamment) et des standards d'hygiène. De
plus, « On ne materne pas quelqu'un qui vient d'une halte santé
si on ne veut pas le voir péter les plombs ! »
* Comment aussi « masculiniser » les services d'aides
et de soins ? (note de Mme Laroque)
Si pour l'accueil des migrants, le personnel peut
bénéficier de l'expérience de l'association ou d'Adoma,
aucune formation n'est prévue pour les personnes en errance depuis de
nombreuses années. Le personnel est informé et sensibilisé
au moment de l'embauche, et de nombreux rappels sont nécessaires pour
que le personnel n'impose pas de façon trop autoritaire les normes de sa
culture professionnelle. Car il s'agirait bien là d'une
communauté de culture avec ses propres codes sociaux et son langage.
Quant à l'évolution dans le temps, et au
communautarisme, c'est plutôt le personnel qui confronte
l'établissement à cette problématique, notamment par le
port du voile par certaines candidates à l'embauche. Il est pourtant
demandé au personnel d'éviter tout signe religieux
ostentatoire.
Monsieur Lefrère considère par ailleurs que la
demande pour les anciens travailleurs migrants devrait augmenter sur 15
à 20 ans, avec la génération des enfants ayant acquis des
représentations plus proches des standards occidentaux, pour redescendre
ensuite, du fait du tarissement des grands flux migratoires.
Envers de la communication auprès des travailleurs
sociaux : 3 mois après son ouverture, l'établissement est
identifié, voire involontairement stigmatisé, comme celui «
des pauvres », qui répond préférentiellement à
la misère sociale. La rançon est qu'il devient extrêmement
délicat de préserver, même ici, une certaine mixité
sociale.
Pour Monsieur Lefrère, « accueillir la
diversité communautaire ou non, oblige à retraduire et conjuguer
le mot tolérance, et si l'on y parvient, il y a lieu d'en être
satisfait ».
Pour se faire, le Directeur encourage les Aides
Médico-Psychologiques et les Aides Soignants à utiliser le
principal outil de pilotage au quotidien, à savoir le « GBS :
le Gros Bon Sens ». Car ce sont ces professionnels qui sont en
première ligne et doivent gérer tout ses aspects qui donnent
quotidiennement lieu à des frictions.
En conclusion de ces deux entretiens, l'impression qui
prévaut reste encore celle d'un « bricolage », d'une approche
plus pragmatique et empirique que d'une réflexion partagée sur la
façon d'approcher les questions éthiques.
L'absence d'expression de besoins, de la part des usagers,
peut facilement servir à s'exonérer d'une remise en cause de son
propre mode de fonctionnement. La responsabilité n'en revient pas tant
aux responsables d'établissements, qui gèrent le quotidien de
résidents très singuliers, mais au manque d'espaces d'expression
et de formation pour ces professionnels.
Pour Bartkowiak3, l'altérité n'est prise
en compte que si elle pose un problème : et l'immigré est
justement celui qui n'est reconnu comme tel que s'il en pose un.
Chacun, de son côté, est pourtant intimement
convaincu de la nécessité de préserver l'expression des
singularités qui fait la richesse de la vie en EHPAD, et qu'il convient
que cette communauté de vie, trouve elle-même sa place dans la
diversité de la cité.
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