Synthèse, conclusions et perspectives
« L'individu s'oppose à la
société, mais il s'en nourrit. Et l'important est bien moins
de savoir à quoi il s'oppose que ce dont il se nourrit
» André Malraux, Le temps du mépris
Le respect du sentiment d'appartenance communautaire
contribue à une impression de continuité identitaire lors de la
rupture brutale que constitue l'entrée en établissement. Cette
continuité peut jouer un rôle important dans la survie d'un
individu âgé ayant perdu de ses facultés d'adaptation.
Le respect de cette identité communautaire revêt un
caractère d'autant plus essentiel que l'avancée en âge peut
s'accompagner dans certains cas et à des degrés
différents 34:
· De la régression lexicale et syntaxique des
langages acquis (langues, dialectes régionaux), mais aussi des
difficultés d'adapter son mode de pensée et ses
représentations
· De la perte de la capacité d'acquérir ou de
s'adapter à de nouveaux standards gustatifs ou olfactifs (cuisine)
· Du besoin accentué de repères dans le
temps (horaires des repas, respect des tolérances culturelles aux
retards lors des rendez-vous, structuration de la journée par des
rituels notamment religieux...) et dans l'espace (moins bonne
représentation spatiale et tendance à réduire son
environnement à l'institution)
· De la difficulté pour de nouveaux apprentissages
(nouveaux codes culturels, relations de pouvoir...)
· D'une tendance au repli passéiste en fonction des
personnalités
· De la confrontation à la fin de vie et au respect
des rites de passage
Le sujet s'avère complexe puisqu'il est aux confluents de
la psychologie, de la sociologie, de l'ethnologie, de la philosophie, du
médical dont l'ethno-gériatrie, du social et du politique...
L'une des manières de traiter ce thème aurait
pu être de proclamer systématiquement et de façon
incantatoire les valeurs républicaines face à chaque demande
communautaire, la reléguant à la sphère strictement
privée, tout au moins pour ce qui est du domaine des institutions
médico-sociales publiques. Même si cette position s'avère
intenable et contreproductive. Il n'en demeure pas moins que cette question
semble particulièrement tabou en France au regard des publications
hexagonales, comparées à celles des pays anglophones. Alors
même que les grandes réflexions éthiques sur des sujets
aussi bloquants, que la religion ou la sexualité, font
particulièrement défaut dans une culture professionnelle qui tend
chaque jour un peu plus vers l'application de « normes iso » et de
référentiels.
A l'opposée, l'approche frontale, utilisant la notion de
communautarisme, s'avère peu propice au dialogue et certainement moins
constructive par les réactions extrêmes qu'elle suscite.
La démarche choisie a donc privilégié
l'écoute des revendications communautaires, les réticences
spécifiques, pour comprendre leurs motivations et qu'elles seraient les
difficultés des EHPAD pour y répondre.
L'essentiel n'étant pas ici d'affirmer une
vérité mais de trouver une approche constructive et
appropriée au sujet qui puisse constituer une base de réflexion,
même si elle repose sur des concepts et une modélisation de
l'évolution des mentalités du citoyen, certainement trop
simplistes et arbitraires.
Les établissements recevant un public âgé
et dépendant spécifique à l'exclusion de tout autre
population, officiellement financés avec des fonds publics pour les
soins, la dépendance ou l'hébergement, ne le sont pas pour des
communautés (d'affinités, culturelles...) mais pour :
· des personnes présentant une pathologie
spécifique (de type Alzheimer...)
· des personnes handicapées (essentiellement
mentales ou psychiques même s'il existe quelques établissements
pour personnes déficientes visuelles, polyhandicapées ou
porteuses d'une myopathie).
Il semblait donc intéressant, dans un premier temps,
de savoir si ces exceptions au caractère universaliste de l'EHPAD,
constituaient un paradigme sur lequel pouvait s'appuyer des revendications
à caractère communautaire.
De fait, tout citoyen, y compris handicapé peut
prétendre à être accueilli dans le dispositif de droit
commun que constitue un EHPAD en fonction du seul critère d'âge.
Les personnes handicapées cumulent pourtant des freins à
l'admission de 3 types :
· Des contraintes matérielles ; une prise en charge
nécessitant des compétences techniques spécifiques, des
moyens humains et financiers adaptés.
· Une représentation sociale encore
péjorative générant une ségrégation de la
part des publics accueillis et de leur famille, ainsi que des craintes des
professionnels.
· Le souhait possible de garder un lien avec une
communauté de vie à laquelle la personne a été
contrainte toute sa vie du fait de l'absence d'alternative à
l'institutionnalisation.
Dans le cas des personnes handicapées mentales,
psychiques ou polyhandicapées, ces besoins sont difficilement
conciliables avec les moyens qui sont ceux des EHPAD pour pouvoir
prétendre les accueillir dans de bonnes conditions. Le principe mis en
oeuvre par ce type d'établissement spécialisé, est donc
essentiellement celui de la compensation d'un désavantage
social. Il s'agit de constituer un terrain
d'innovations exportables pour favoriser
l'intégration, faire évoluer la connaissance et
les méthodes d'accompagnement.
Les surcoûts éventuels qu'entraine la prise en
charge des personnes handicapées mentales vieillissantes, ne sont pas
liés à un choix de vie mais bien à ce désavantage
social objectif et objectivable. Ce n'est pas le cas pour les
communautés d'affinités ou de culture, avec une nuance tout de
même, pour le respect de certaines règles alimentaires
(Cachère par exemple) qui s'avère très délicat pour
des situations ponctuelles dans les conditions habituelles de fonctionnement
d'un EHPAD.
La dichotomie entre les deux cultures professionnelles que
sont celle du handicap et celle de la gériatrie, rend judicieux la
création d'unités de vie au sein des EHPAD. Toutefois, les
caractères stigmatisant, ségrégatif et le risque accru de
repli communautaire qu'entraine la création d'unités de vie pour
d'autres publics que les personnes handicapées, n'incite pas à
privilégier ce mode de réponse.
Des critères de financements publics
proposés, ne reposant pas sur des notions trop subjectives de besoins ou
de communautarisme, pourraient se résumer ainsi :
1. Le projet est conforme aux valeurs républicaines de
liberté, d'égalité et de fraternités et respectent
les droits fondamentaux de la personne
2. Le projet d'établissement vise à maintenir la
richesse et la diversité des liens sociaux, ainsi que
l'intégration dans la cité
3. S'il déroge au principe d'égalité
d'accès à tout citoyen en fonction du seul critère
d`âge, c'est pour :
a. Répondre à un droit de compensation, un souci
de discrimination positive du fait d'un désavantage social
avéré sur des éléments objectivables et
objectifs
b. Une contrainte technique à laquelle il est
difficile de répondre dans le cadre du fonctionnement habituel d'un
EHPAD, ou du fait d'un surcoût important non négociable
En ce qui concerne la demande des usagers, elle pourrait
être déclinée de deux façons :
· Retrouver sa maison et une famille :
même si les réflexions en ce sens demeurent intéressantes,
il n'en reste pas moins qu'une institution ne sera jamais un véritable
« chez-soi » de par le nécessaire « vivre ensemble »
et le respect des règles de sécurités de plus en plus
draconiennes. De plus, la distanciation imposée aux professionnels,
n'autorise pas un lien de type familial même s'il se doit d'être
chaleureux et empathique.
· Se sentir attendu, connu et reconnu dans tous
les aspects de son identité, conserver ses repères qui
lui permettent une lecture du monde qui l'entoure, avec ses mots et son mode de
pensée, et autant que possible une richesse de ses liens sociaux. A
minima cela sous-entend : 1) que ses choix soient respectés et pouvoir
continuer à les mettre en application tout en conservant ses liens avec
sa (ou ses) communauté(s), 2) conserver la richesse de ses relations
sociales (y compris en dehors de sa communauté)
Pour autant, il serait illusoire de croire qu'un EHPAD puisse
répondre à l'infinité des approches communautaires et
à leurs déclinaisons (la communauté comme groupe
homogène est elle-même une utopie), d'autant que l'appartenance
déclarée ne présage en rien du mode de vie du sujet (il
n'en respecte que ce qu'il en connait, ce qu'il a choisi d'en respecter...)
C'est pourquoi, l'approche communautaire ne dispense en rien
d'un projet de vie totalement individualisé et d'une approche
empathique.
Une attention particulière devrait-être
portée sur l'accueil qui ne débute pas au moment de la
première visite mais peut-être anticipé par un affichage et
une valorisation des ressources de la structure. Le véritable enjeu se
trouve bien en amont, lorsque l'on est confronté à des publics
réticents. L'entrée en EHPAD ne constitue pas un objectif, mais
lorsqu'elle est inévitable, mieux vaudrait qu'elle soit vécue
à la lumière de représentations plus positives, et non
comme le renoncement à toute identité.
Les chartes, les labels (même
auto-délivrés) peuvent s'avérer utiles pour manifester
l'ouverture d'esprit des professionnels par rapport à un public qui
éprouve des réticences, témoigner des compétences
(sensibilisation, formations), de la possible présence d'autres
personnes partageant les mêmes centres d'intérêts ou
d'affinité, des liens possibles avec les communautés (animateurs
extérieurs, possibilité de tiers médiateur, regroupements
pour des sorties...), du mode de fonctionnement (cuisine adaptée aux
prescriptions religieuses ou simplement aux choix de vie de la personne comme
le végétarisme, fonctionnement ou non en unités de
vie...), des moyens matériels (accès Internet, chaines
câblées...)
Il s'agit là d'une démarche qui permet à
un public habitué au manifestations de rejets, de dépasser les
craintes, qui les poussent par anticipation à faire une lecture
orientée, interprétative et partiale des comportements des
professionnels.
De plus, cette option permet aussi de respecter le choix du
sujet qui ne souhaiterait pas voir aborder cet aspect de son intimité,
ce que ne permet pas la check-list intrusive. L'espace peut même devenir
un lieu thérapeutique, par exemple dans le cas de personnes ayant
souffert de la Shoa.
Pour l'EHPAD, la démarche préalable passe par
la définition précise des valeurs qui sous-tendent l'action,
voire des publics que l'on accueille même si toute personne doit pouvoir
avoir accès à l'institution en fonction du seul critère
d'âge.
Les missions du Directeur, pour prendre soin de cette
écologie sociale, sont multiples mais il se doit avant tout d'être
le garant :
· du multiculturalisme et favoriser la multi
appartenance pour éviter la ghettoïsation ou le sentiment
d'isolement de sujets se retrouvant minoritaires au sein d'une culture
dominante, de diluer les tensions et favoriser des appartenances relativement
distanciées
· du rappel rigoureux des limites du « vivre
ensemble », du respect dû à l'Autre
· du respect des valeurs républicaines de
liberté, d'égalité et de fraternité. La
reconnaissance de la différence ne signifie pas adhésion aux
valeurs d'autrui ni acceptation de moeurs inégalitaires, notamment
d'infériorisation des femmes.
· du partage des réflexions avec les usagers, les
familles et les professionnels,
· de la réversibilité des choix de vie de la
personne qui témoigne d'un aspect de sa liberté,
· de la richesse et de la diversité des liens
sociaux autant que faire se peut,
· de l'expression de la diversité dans le respect du
bien commun plutôt que de la réduction au petit
dénominateur commun.
· de l'accompagnement de la personne dans l'expression
de ses souhaits. Une non-demande, dans un contexte de sentiment de perte de
contrôle de son existence ou d'interdits culturels, n'implique pas
l'absence de désirs personnels mais peut témoigner d'une
autocensure plus ou moins consciente et préjudiciable.
· et surtout, de bon sens et de détermination
pour mettre en oeuvre ce projet commun
La dominance d'un groupe n'est pas chose illicite, mais la
notion de mixité (diversification par une ouverture
à toutes les catégories de la population) ne doit pas être
confondue avec celle de mixage qui consisterait à
forcer le recrutement de certaines catégories de personnes, y compris de
personnes n'appartenant pas à la communauté majoritaire dans le
seul but d'obtenir des financements publics.
Encourager la multi-appartenance à des groupes
d'affinités, peut s'avérer plus aisé dans un
établissement de taille moyenne (20 à 50 personnes)
La diversité est l'occasion d'une diversité
d'animations et d'entretenir la curiosité, de rompre la monotonie, sans
pour cela s'attacher à réformer des modes de pensées
enracinés depuis des décennies chez un sujet fragilisé.
La personne âgée a un avenir, aussi limité
puisse-t-il être, et la population des EHPAD aussi : il n'est pas certain
que l'évolution des publics accueillis ne se fasse pas vers une demande
en apparence contradictoire, déchirée entre individualisme et
besoin d'appartenance communautaire, témoin de la crise du lien
social.
Dans tous les cas, la parole du résident prime autant
que faire se peut pour qu'il soit acteur de sa vie jusqu'au bout. Et la somme
des singularités n'implique ni la division, ni la remise en cause des
valeurs universelles, mais peuvent être un facteur d'unité dans la
diversité pour peu que chacun se sente reconnu dans ce à quoi il
s'identifie et puisse offrir sa propre continuité aux autres comme une
rupture de la monotonie.
L'humanité consiste dans le fait qu'aucun homme
n'est sacrifié à un objectif
Albert Schweitzer
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