Timothée Papin
CRIMES SEXUELS SUR ENFANTS EN INDRE-ET-
LOIRE À LA FIN DU XIXÈME
SIÈCLE
Mémoire de Master 2 d'Histoire contemporaine
présenté sous la direction de M. Philippe Chassaigne,
Professeur d'Histoire contemporaine
Session de septembre 2011
Illustration de couverture : Photographie de
l'accusé et de sa victime, prise lors de la reconstitution du crime. Le
cliché est daté de 1893, et est tiré de l'affaire
Bassereau, dans le carton 719 de la sous-série 2U des Archives
départementales d'Indre-et-Loire.
Je tiens à remercier M. Philippe Chassaigne, qui a
dirigé mon mémoire et a su me remettre dans le droit chemin quand
je m'en éloignais.
Merci également au personnel des Archives
départementales d'Indre-et-Loire pour leur accueil et leur
rapidité devant mes nombreuses sollicitations.
Enfin, un dernier remerciement pour Mlle Lara Klymus, laquelle
n'a cessé de m'apporter son soutien. Je lui dois également la
relecture de l'ouvrage, qu'elle a je pense menée a la perfection.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 2
PREMIÈRE PARTIE : LE CADRE JURIDIQUE 10
Chapitre I : Protéger l'enfant, cet être a part
10
Le code pénal de 1791 : une répression incertaine
10
Le code pénal de 1810 : naissance de l'attentat a la
pudeur 12
Le code pénal de 1832 : l'automatisation du
non-consentement 18
Le code pénal de 1863 : le processus continue 22
Chapitre II : Le rôle de l'expertise judiciaire 25
L'expertise légale au service de la justice 25
Les missions de l'expertise 30
Les limites de l'expertise et la réticence des hommes de
loi 44
Chapitre III : l'évolution de la situation
française au XIXème siècle 58
Une forte hausse de la criminalité sexuelle 58
La correctionnalisation, un mal pour un bien 65
Situations générale et locale à la fin du
siècle 75
DEUXIÈME PARTIE : LE CRIME 81
Chapitre I : La dénonciation 81
Difficultés d'une dénonciation spontanée
82
L'inceste, un cas a part 92
Chapitre II : Protection de la victime ou de sa propre
tranquillité ? 99
La peur d'une « double peine » : stratégies de
défense de l'honneur de la victime 99
Surtout, ne pas prendre parti 104
Peut-on parler de crédulité des adultes ? 112
Protection et empathie pour les enfants 115
L'infrajudiciaire 120
Chapitre III : La physionomie du crime 126
Un crime urbain ou rural ? 126
Saisons, jours, heures : au mauvais endroit, au mauvais moment
133
TROISIÈME PARTIE : LES PROTAGONISTES ET L'ATTENTAT 139
Chapitre I : L'agresseur 139
L'impulsif 141
Le passionné 151
Aperçu des personnalités à la marge 158
Éléments extérieurs, profils sociaux 166
Chapitre II : la victime 173
Un personnage aux contours flous 173
Corruption de l'innocence 176
Attirer et maîtriser l'enfant 183
Chapitre III : L'attentat et ses conséquences 191
De la masturbation au viol, panorama des diverses pratiques
sexuelles 191
La chair a l'épreuve de l'attentat 203
Du vague a l'âme a la dépravation : « Qui a
été torturé reste torturé » 211
QUATRIÈME PARTIE : JUSTICE ET JUGEMENT 221
Chapitre I : Mécanismes et manipulations de la parole de
l'enfant 221
Manoeuvres lors de l'interrogatoire 222
Une victime réellement innocente ? 234
Chapitre II : Stratégies autour de la défense
242
Sans coeur et sans reproche 242
De l'importance de l'attitude, antérieure comme
postérieure au procès 251
CONCLUSION GÉNÉRALE 257
ANNEXES 266
I : Principaux tableaux et graphiques statistiques 266
II : Illustrations 282
III : Bibliographie 299
INTRODUCTION
« Il faut *...+ considérer l'enfant dans l'enfance.
~1 Jean-Jacques Rousseau.
A l'heure oü violence et insécurité se sont
imposées comme le leitmotiv de notre société, la
banalisation de celles-ci s'est imposée. Parfois l'on entend des cris du
coeur qui dénoncent et remettent sur le devant de la scène -
médiatique, parfois politique - des combats presque oubliés.
Celui contre les violences sexuelles fait régulièrement la une
ces dernières années, composé principalement de la lutte
contre le viol et la pédophilie.
L'opinion publique ne mesure l'ampleur de celle-ci que depuis
les années 1990, bien que l'affaire d'Outreau apparaisse comme le
véritable déclencheur de cette nouvelle attention. Tel est le
paradoxe pour un crime qui est pourtant bien plus commun que le
meurtre2, et dont Outreau n'est que la face
émergée3.
La psychose du réseau pédophile a
déclenché une multiplication des procès de ce type,
parfois de grande ampleur4. On observe le même
phénomène en ce qui concerne les lois5, manifestation
de la bonne volonté des pouvoirs public et judiciaire. La passion qui
anime les débats semble parfois entraver la réflexion : il n'est
pas rare de lire, en ce qui concerne le viol, que celui-ci ne devient
pénalement un crime qu'en 19806. Presque deux siècles
plus tôt, le code pénal de 1791 le considérait
déjà comme tel. En outre, on réduit trop
1 Citation tirée d'Émile, ou de
l'éducation. Le texte exact, dans le livre II est le suivant :
« L'Humanité a sa place dans l'ordre des choses ; l'enfance a la
sienne dans l'ordre de la vie humaine ; il faut considérer l'homme dans
l'homme, et l'enfant dans l'enfance. »
2 En Indre-et-Loire en 2009, les services de police et
de gendarmerie ont recensé sept homicides, contre trente-deux viols -
dont dix-sept sur mineurs. Il faut ajouter à cela trente-trois
agressions sexuelles dont vingt-deux sur mineurs - harcèlements compris.
Données disponibles sur internet sur le site de la Documentation
française :
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000449/0000.pdf
3 Michel MANCIAUX, Marceline GABEL, Dominique GIRODET,
Caroline MIGNOT, Michelle ROUYER, Enhances en danger, Paris, Fleurus,
2002, p. 165 : Dans un rapport de 1997, le Haut comité de la
santé publique conclut que 4% des enfants de onze à dix-huit ans
ont subi des violences sexuelles.
4 Le procès du réseau pédophile
d'Angers, ouvert en 2005, comportait pas moins de soixante-six
prévenus.
5 Ordonnance de septembre 2000 concernant les
agressions sexuelles, lois de mai 2002 et mars 2007 contre les images à
caractère pédophile, loi de février 2010 sur les viol,
agression sexuelle et inceste.
6Giulia FOÏS, « Le viol en France :
enquête sur un insupportable silence », Marianne, 2011,
mars, p. 68-71, p. 70.
souvent les violences sexuelles sur des enfants à la
seule pédophilie, faisant peu de cas de la misère sexuelle qui
est pourtant un élément fondamental de ces attentats.
Face à cette impression trompeuse que les violences
sexuelles a l'encontre des enfants ne sont durement punies que depuis quelques
années, il convient de revenir aux origines de la répression.
On date généralement la définition
médicale du terme (( pédophilie » de 19067, quand
celle du (( pédophile » est datée de 1886, dans un ouvrage
du célèbre psychiatre autrichien Richard von Krafft-Ebing. Alain
Rey nous en donne la définition suivante : (( qui ressent une attirance
sexuelle pour les enfants »8. Mais la meilleure
définition pour qualifier ce type d'acte serait en fait celle du
pédéraste, mot hérité du grec et qui signifie
littéralement (( qui aime les enfants »9.
Les sommités de la médecine légale de
l'époque voyaient dans l'auteur d'attentats sexuels sur des enfants une
sorte de prédateur sexuel
dégénéré10. A contre-courant dans sa
nouvelle intitulée La Petite Roque, Guy de Maupassant
soulignait, à propos du viol de la petite victime : (( Tout le monde est
capable de ça. Tout le monde en particulier et personne en
général »11. Il n'est d'ailleurs pas fortuit de
constater que cette affirmation est le fait du médecin qui a
examiné le cadavre de la jeune enfant. Ici, mais c'est d'ailleurs le
même constat hors de la fiction, nous sommes bien loin du criminel hors
normes, déséquilibré et pervers fantasmé par la
majorité de la population française.
Les juristes du XIXème siècle l'ont
compris, la violence sexuelle sur enfants n'est pas un crime marginal, en
témoigne l'augmentation vertigineuse des cas
révélés a la justice sur la
7 Néanmoins le terme était
déjà apparu en 1847, dans un ouvrage de Julius ROSENBAUM,
Histoire de la syphilis dans l'Antiquité, Bruxelles, N-J
Gregoir, 1847, p. 94.
8 Alain REV (dir.), Dictionnaire historique de la
langue française, Paris, Le Robert, 2010, p. 1576. Il y est par
ailleurs précisé que (( le mot a pris vers 1990 des valeurs
très négatives ».
9 REV (2010), p. 1576. Mais ce terme, qui se diffuse
à partir du XIXème siècle, prend plutôt
la valeur, pourtant erronée, d'homosexuel. Le mot pédophilie, lui
aussi provient du grec, et signifie, d'une manière
éthérée,
(( l'amour pour les enfants ».
10 Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis
(8ème édition), traduit de l'allemand par
Émile LAURENT et Sigismond CSAPO, Paris, Georges Carré, 1895
(version en ligne a l'adresse suivante :
http://www.gutenberg.org/files/24766/24766-h/24766-h.htm)
: (( [Cesare Lombroso] prétend avoir trouvé des stigmates de
dégénérescence chez beaucoup d'hommes de cette
catégorie. » Puis, quelques lignes plus loin il donne son propre
point de vue : (( En effet, souvent le viol est un acte impulsif d'hommes
tarés, d'imbéciles *...+. »
11 Guy de MAUPASSANT, La Petite Roque
(réédition), Paris, Éditions du Boucher, 2002, p. 9.
première partie de cette période. La justice a
donc suivi cette évolution, réprimant de plus en plus durement
ces attentats, a travers une série d'ajustements du code pénal et
de jurisprudences, de 1791 à 1898. A cette volonté judiciaire et
politique correspond le sentiment de plus en plus répandu que la
défense de l'enfant est une nécessité sociale. De cette
détermination nouvelle naît sous la plume d'Ellen Key,
célèbre féministe suédoise, l'impression que le
XXème siècle sera « le siècle de l'enfant
»12.
Malgré cela, les sciences humaines traitent peu du
sujet, et de la sexualité en général. Il faut attendre
l'entre-deux-guerres pour voir le mouvement se mettre en marche à partir
de l'ethnologie. Dans les pays anglo-saxons, le mouvement naît sous
l'impulsion de Margaret Mead13 et Bronisaw Malinowski14.
Mais on peut noter que ce sont là des études qui portent sur des
tribus de lointaines colonies britanniques, et non sur l'Occident. Les
premières études sur la sexualité aux États-Unis
ont été le fait d'un célèbre chercheur en biologie,
Alfred Kinsey, au sortir de la Seconde guerre mondiale15. Dans nos
contrées, le médecin Pierre Simon publie au début des
années 1970 la première étude sur le comportement sexuel
des français, sur la base d'une enquête publique16. Mai
1968 était peut-être passé par là.
Ce mouvement a sans doute poussé des
historiens17 a s'intéresser de plus près a cette
composante pourtant essentielle de la vie humaine18. Ils ont pu
s'appuyer sur la démographie historique, discipline qui dans les
années cinquante pose la première pierre de l'histoire de la
procréation, grâce à des données statistiques
précises19. Cette évolution des sensibilités,
Georges Duby la voit comme l'idée que « l'ébranlement, la
dislocation du
12 Ellen KEY, Le siècle de l'enfant,
Paris, Flammarion, 1910 (1899 pour l'oeuvre originale), 337 p.
13 Margaret MEAD, Moeurs et sexualité en
Océanie, Paris, Plon, 1969, 533 p. L'ouvrage dont est tiré
cette traduction partielle, Coming of age in Samoa : a psychologicalstudy
of primitive youth for western civilisation, a été
édité en 1928.
14Bronisaw MALINOWSKI, La vie sexuelle des
sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Paris, Payot &
Rivages, 2000 (première édition : 1930), 405 p.
15Alfred KINSEY, Le comportement sexuel de
l'homme, Paris, Pavois, 1948, 1020 p. ainsi que Le comportement sexuel
de la femme, Paris, Amiot Dumont, 1954, 764 p.
16 Pierre SIMON, Rapport Simon sur le comportement
sexuel des français, Paris, Éditions R. Julliard, 1972, 922
p.
17 Anne-Marie SOHN, Du premier baiser a
l'alcôve : La sexualité des Français au quotidien
(1850-1950), Paris, Aubier, 1996-a, p. 300 : « Les violences
sexuelles ont été peu étudiées en France par les
spécialistes d'Histoire contemporaine ». Il faut donc apparemment
nuancer.
18 Ibid., p. 7.
19 Paul SERVAIS, Histoire de la famille et de la
sexualité occidentales, Louvain-la-Neuve, Academia, 1993, p. 12.
système gouvernant les comportements amoureux vint
récemment rappeler que ceux-ci ne sont pas immuables, qu'ils changent
avec le temps et qu'il peut être utile d'observer ce qu'ils
étaient dans le passé, ne serait-ce que pour mieux comprendre ce
qu'ils deviennent de nos jours »20. Dans les années
soixante et soixante-dix, le développement de disciplines telles que la
psychologie et l'anthropologie culturelle poussent les historiens a
complexifier leurs problématiques : les motivations, les sentiments
rejoignent les comportements au nombre des thèmes
abordés21.
L'histoire des mentalités, car c'est bien de cela dont
il s'agit, a été révolutionnée dans les
années soixante par Michel Foucault, principalement. Pour le domaine
bien précis de la sexualité, son ouvrage de
référence paraît au milieu des années
soixante-dix22, partagé en trois volumes au total, dont les
deux suivants sont publiés en 198423. Le premier volume reste
centré, comme la plupart des ouvrages de Foucault, sur le discours
associé au sexe, et non à la sexualité
elle-même24. Le deuxième tome entre par contre dans
notre cadre d'analyse : il y est question, outre de sexualité à
proprement parler, des valeurs morales qui y sont associées. Au
même moment, Jean-Louis Flandrin se lance lui aussi dans le récit
de la sexualité à travers les âges. Ses premiers ouvrages
sur la question25, traitent finalement plus des rapports au mariage,
et ne traitent la sexualité que dans son rapport au mariage, justement.
Sa publication suivante26 affine un peu plus le sujet, bien qu'une
fois de plus, il s'agisse principalement d'une étude de l'influence de
la morale et des valeurs sur la sexualité. A la fin de la
décennie, Jean-Paul Aron et Roger Kempf investissent le
XIXème siècle dans une étude sur la morale
bourgeoise, qui ne gouverne que le discours et pas les pratiques27.
Pour la première fois, on parle d'interdit, de ce que l'on pourrait
appeler des attitudes peu orthodoxes - masturbation, adultère. La
même
20 Georges DUBY, Amour et sexualité en
Occident, Paris, Seuil, 1991, p. 9.
21 SERVAIS (1993), p. 12.
22 Michel FOUCAULT, Histoire de la
sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris,
Gallimard, 1976, 224 p.
23 Michel FOUCAULT, Histoire de la
sexualité, vol. 2 : L'usage des plaisirs, Paris,
Gallimard, 1984, 296 p. ainsi que Histoire de la sexualité,
vol. 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, 288 p.
24 SOHN (1996-a), p. 7, cet ouvrage n'étudiait
la sexualité que sous le prisme de l'observation des docteurs et des
ecclésiastiques. Le « vécu ~ des personnes concernées
n'était pas étudié.
25 Jean-Louis FLANDRIN, Les amours paysannes :
Amour et sexualité dans les campagnes de l'ancienne France
(XVIème-XIXème siècle), Paris,
Gallimard, 1975, 258 p. ainsi que Familles : Parenté, maison,
sexualité dans l'ancienne société, Paris, Hachette,
1976, 287 p.
26 Jean-Louis FLANDRIN, Le sexe et l'Occident :
Evolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981, 375
p.
27 Jean-Paul ARON, Roger KEMPF, Le pénis et
la démoralisation de l'Occident, Paris, Grasset, 1978, 306 p.
année, Alain Corbin défriche lui aussi le
thème de la sexualité cachée, a travers l'histoire de la
prostitution28. Peu a peu, on se rapproche d'une partie de la
sexualité qui ne relève plus seulement de la morale, mais de la
santé publique, voire de la justice29.
Avec l'histoire de la sexualité, la discipline a fait
le premier pas vers l'étude des crimes qui y sont associés. Il
faut attendre la seconde moitié des années 1990 pour voir des
ouvrages historiques majeurs traitant des abus sexuels sur mineurs : les essais
d'Anne-Marie Sohn30 et de Georges Vigarello31 font
presque office de précurseurs sur ce sujet, malgré leur
publication récente. Sans être trop téméraire, on
peut penser qu'il s'agit là d'un oubli quelque peu volontaire, dû
sans doute à la persistance de tabous touchant le sexe, et
principalement le côté violent et scabreux de celui-ci. Dans son
étude sur l'historiographie de l'Histoire des
sexualités32, Sylvie Chaperon émet plusieurs
hypothèses quant à ces difficultés à produire une
Histoire de la sexualité. Elle souligne l'absence de soutien des
institutions universitaires aux premières études sur le sujet,
ainsi que les difficultés qu'ont les auteurs à se faire publier.
La perspective de ne pas trouver de poste universitaire entre aussi en ligne de
compte pour ceux qui transgressent les tabous.
Et comment ne pas évoquer la « conspiration du
silence » dont Benoîte Groult se fait l'écho33 ?
La journaliste et militante féministe s'insurge contre les hommes de
pouvoir, et plus généralement contre le mâle dominant :
« Pas un seul homme, pas un philosophe, pas un homme d'Église, pas
un juriste, pas un de ceux qui ont écrit d'innombrables ouvrages sur
toutes les formes d'activité humaine ne s'est soucié d'aborder le
sujet, bien que le viol et la peur du viol fassent partie de l'univers
psychique de la femme34 ». Et de poursuivre son raisonnement en
évoquant la psychologie : « Le viol reste le seul crime
28 Alain CORBIN, Les filles de noce :
Misère sexuelle et prostitution (XIXème et
XXème siècle), Paris, Aubier Montaigne, 1978, 571
p.
29 Pour SOHN (1996-a), p. 7, l'ouvrage de Corbin
permet d'aller vers une histoire « éloignée des
préoccupations morales, natalistes et eugénistes ».
30 SOHN (1996-a), 310 p.
31 Georges VIGARELLO, Histoire du viol
(XVIème-XXème siècle), Paris,
Seuil, 1998, 357 p.
32Sylvie CHAPERON, « Histoire contemporaine des
sexualités : ébauche d'un bilan historiographique »,
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 84 | 2001,
mis en ligne le 01 juillet 2004. URL :
http://
chrhc.revues.org/index1880.html
33 Benoîte GROULT, préface de
l'édition française de Susan BROWNMILLER, Le viol,
Paris, Stock, 1976, 568 p. Cité dans Jean-Claude CHESNAIS, Histoire
de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, Robert
Laffont, 1981, p. 145.
34Ibid., p. 144.
dont l'auteur se sente innocent et la victime
honteuse35 ». Le pire est que les faits lui donnent raison
jusqu'à une période récente. En 1977 le ministre de la
Justice, Alain Peyrefitte, rend le rapport « Réponses à la
violence ~ du Comité d'études sur la violence, qu'il
préside. Sur les 193 pages du document, pas une n'est consacrée
au viol36.
La justice a d'ailleurs un rôle important dans
l'étude des abus sexuels, de par ses nombreuses archives
entreposées pour la plupart dans les Archives départementales.
Ainsi l'ouvrage d'Anne-Marie Sohn (1996) a été constitué
principalement à partir de ce type de source. La sous-série 2U
des Archives départementales d'Indre-et-Loire que nous avons
explorée regroupe les jugements de procès en Cours d'Assises,
pour les tribunaux de Tours, Loches et Chinon. L'analyse porte sur les deux
dernières décennies du siècle - de 1880 à 1899 -,
qui comptent 136 dossiers de ce type.
Les dossiers judiciaires abordés sont ceux des
attentats à la pudeur et des viols sur les personnes mineures
âgées de moins de quinze ans, qui ont été
traités en cour d'assises. Des trois infractions réprimées
par la loi, deux le sont pénalement, la troisième, l'outrage
public à la pudeur, est jugée en correctionnelle. Les dossiers
d'assises sont organisés en plusieurs parties : on trouve les
renseignements a l'origine de la procédure, puis les pièces
relatives a l'instruction, et enfin les pièces liées au
procès.
Précisons les choses : la première liasse
comprend donc les divers mandats introductifs, peu intéressants pour
nous car ils sont purement administratifs, puis apparaissent dans certains cas
des missives écrites ou télégraphiées entre divers
acteurs - juges d'instruction ou de paix, procureurs, gendarmes, maires - qui
peuvent nous donner des indications sur l'état d'esprit de chacun au
moment d'aborder la nouvelle affaire. Viennent ensuite les
procès-verbaux d'enquête et d'arrestation. Si ce dernier ne nous
informe de rien de notable, le premier, outre le fait qu'il interroge les
différents protagonistes entourant le crime et donne ainsi les premiers
éléments de son déroulement, donne a voir les
renseignements sur l'accusé, et parfois sur la victime et sa famille.
Les documents suivants sont les plus intéressants, ils concernent
l'instruction : interrogatoires et confrontations dressent bien plus de
portraits qu'ils ne décrivent la
35Ibid., p. 145. 36Ibid., p. 145.
scène du crime. Au milieu de ces documents se tiennent
les comptes-rendus d'examens médicaux ou pharmacologiques37,
ainsi que l'acte de naissance de la victime, bien utile pour la qualification
juridique du crime. Les pièces suivantes concernent l'accusé, a
travers le tableau des renseignements38 et l'extrait de casier
judiciaire. L'état des pièces a conviction, des frais de
procédure et l'inventaire des pièces a conviction ne nous
intéressent guère, et précèdent le
réquisitoire, et l'acte d'accusation. Celui-ci est rédigé
par le procureur, ce qui nous renseigne sur l'opinion de ceux qui font la
justice. L'interrogatoire de l'accusé et la liste des témoins
dispensent quelques informations intéressantes - présence d'un
avocat, nombre, âge et profession des témoins appelés
à la barre. La déclaration du jury détaille chaque chef
d'inculpation ainsi que le verdict associé, y compris concernant
l'attribution de circonstances atténuantes ou aggravantes. Enfin, le
procès-verbal des débats annonce la peine prononcée.
Le traitement de ces textes se révèle
relativement aisé, bien que parfois assez long. Les documents,
plutôt bien conservés39, sont presque tous complets, et
quand il manque un document important, on peut, en recoupant les informations
ou en cherchant dans d'autres feuillets, retrouver peu ou prou ce que l'on
cherchait. C'est l'un des avantages de l'administration judiciaire : toutes les
étapes sont consignées jusque dans le moindre détail,
aussi, la même information peut être portée à
plusieurs endroits différents, revenant plus tard dans la
procédure. Au chapitre des problèmes, il convient de signaler que
même si notre rôle n'est pas ici de mener une contre-enquête
sur des affaires qui ne font plus de mal à leurs protagonistes depuis
longtemps, il faut comprendre le déroulement des faits pour
apprécier certaines informations qui entreront ensuite dans les
données statistiques40. Il convient ici d'effectuer une
petite parenthèse, en ajoutant
37 Chacun est accompagné d'une ordonnance du
tribunal, qui détermine précisément les objectifs du futur
examen.
38 Celui-ci comporte les informations suivantes :
profession, domicile, âge, poursuites antérieures, état de
famille et niveau d'instruction.
39 Jean-Claude FARCY, « Les archives judiciaires
et pénitentiaires au XIXème siècle », in
Benoît GARNOT (dir.), Histoire et criminalité de
l'Antiquité au XXème siècle : Nouvelles
approches : Actes du colloque de DijonChenove, 3-5 octobre 1991, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 1992, p. 101-102 : on y apprend qu'une
circulaire du Garde des sceaux du 9 octobre 1926 précise que pour des
raisons matérielles certains types de documents d'archives seront
détruits, et ne seront conservés que ceux présentant un
intérêt historique. Le vingt-cinq juin de l'année suivante,
la Direction des archives de France établit une liste des documents a
préserver, dans laquelle on trouve les dossiers de jugement pour
attentat à la pudeur ou viol.
40 Par exemple, on pourrait citer la présence
de victimes supposées dans les interrogatoires de l'instruction. Parfois
elles ne sont pas entendues en qualité de témoin, ni même
portent sur leur nom un chef
que nous utiliserons les renseignements statistiques contenus
dans le Compte général de l'administration de la justice en
France41, afin de comparer les données locales et
nationales. Une autre source aurait eu certainement une grande utilité :
les comptesrendus des présidents d'assises42. Malheureusement
pour la période de 1877 à 1895, ceux de la Cour d'appel
d'Orléans, dont dépendent les trois tribunaux d'assises
d'Indre-etLoire, ont été perdus. Les différents textes de
loi et codes pénaux nous sont également utiles en tant que
sources imprimées. Revenons à nos problèmes : la graphie
bien sûr, peut poser problème, notamment dans les comptes-rendus
d'interrogatoire oü le greffier est tenu de rédiger au fur et
à mesure les paroles des interrogés. Enfin, la plus grosse
difficulté tient dans l'originalité de chaque affaire. Si
certaines sont facilement démêlables, d'autres ne sont qu'amas de
déclarations contradictoires qui amènent facilement au contresens
historique. Notre démarche doit donc se parer de patience et de
rigueur.
L'étude est donc composée d'un mélange de
statistiques et de faits concrets, propres à chaque affaire. Les
données quantitatives sont sans cesse mêlées et
corroborées par les extraits des sources, afin de ne pas tomber dans le
piège statistique bien connu des historiens. Par ce jeu de renvois, nous
tenterons - en toute modestie, tant la tâche paraît impossible - de
nous approcher, par le biais de ces différentes sources judiciaires, de
la valeur accordée aux enfants par l'institution judiciaire, et par la
société dans son ensemble. Déterminer l'importance de son
innocence, de sa vulnérabilité, de sa parole, tels seront les
enjeux de notre exploration.
Avant de développer les aspects humains de ces crimes,
nous allons poser les bases du fonctionnement de la justice du
XIXème siècle, de ses multiples évolutions.
Puis nous passerons de l'institutionnel au factuel : explorer les multiples
facettes du crime et ses différents protagonistes. Enfin, la machine
judiciaire, à travers les multiples influences qui pèsent sur
elle, constituera la dernière ramification de l'exposé.
d'accusation envers le prévenu. Il s'avère alors
nécessaire de bien comprendre les comptes-rendus d'interrogatoires pour
apprécier les raisons qui commandent a l'élimination pure et
simple de ces
personnes dans le processus judiciaire.
41 Le Compte général est un
compte-rendu annuel présenté par le Garde des Sceaux. Il
détaille l'évolution
de l'activité des tribunaux, accompagnée de
commentaires. Le premier volume concerne l'année 1825, et court sur tout
le XIXème siècle. Certaines années ne sont
malheureusement plus disponibles, les autres étant consultables sur le
site internet Gallica.
42 Consultables aux Archives nationales, série
BB20.
PREMIÈRE PARTIE : LE CADRE JURIDIQUE
Chapitre I : Protéger l'enfant, cet être a
part
« Il faut éclairer l'histoire par les lois et les
lois par l'histoire. )) Montesquieu.
Le sentiment d'une place a part pour l'enfant dans la
société a été le fruit d'une longue construction au
fil des siècles. Pour l'historien Philippe Ariès43, on
peut situer son apparition à la fin du XVIIème
siècle44, sous l'impulsion de la pensée des
Lumières. De la conscience de cette différence, découle
naturellement la question du rapport de force existant entre cet individu et
ses aînés. Réduire cependant la protection de l'enfance a
des notions purement physiques serait trop réducteur : il s'agit
également de les prémunir de tout ce qui a trait à la
sexualité, dans le collimateur du courant de puritanisme du
XIXème siècle, imposé par la «
société bourgeoise )).De par sa faiblesse tout autant physique
que mentale, l'enfant doit donc être protégé, et cela passe
nécessairement par la loi. La justice est « une institution dont la
fonction est de produire des normes sociales ))45.
Le code pénal de 1791 : une répression
incertaine
Le code pénal du 25 septembre 1791 est le premier du genre
en France, et dans ce catalogue de répressions apparaît celle
envers les crimes sexuels, ou plutôt le crime
43 Celui-ci, avec son livre L'enfant et la vie
familiale sous l'Ancien Régime, devient en 1960 le
précurseur de l'histoire de l'enfance.
44 MANCIAUX, GABEL, GIRODET, MIGNOT, ROUYER (2002), p.
37.
45Laurence GUIGNARD, « Aliénation mentale
et justice pénale : pour une histoire des représentations
judiciaires )), L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 |
2009, [En ligne], mis en ligne le 14 octobre 2009. URL :
http://acrh.revues.org/index1750.html,
§ 2.
sexuel, car le texte se révèle un peu pauvre sur le
sujet. Après de nombreux articles concernant les homicides et blessures,
deux points évoquent le viol46 :
Article 29 : Le viol sera puni de six
années de fers.
Article 30 : La peine portée en
l'article précédent sera de douze années de fers,
lorsqu'il aura été commis dans la personne d'une fille
âgée de moins de quatorze ans accomplis, ou lorsque le coupable
aura été aidé dans son crime, par la violence et les
efforts d'un ou de plusieurs complices.
Force est de constater que ce premier code pénal ne
fait pas dans la nuance : un seul comportement est criminalisé.
Toutefois il admet plusieurs éléments, a travers l'article 30,
qui sont déterminants par l'introduction de notions d'âge et de
violence qui sont au XIXème siècle deux
éléments centraux de l'arsenal législatif mis en place
pour lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants. Les juristes
commencent déjà à faire une distinction entre le crime sur
adulte et celui sur enfant, et à évoquer sans le nommer un
âge de consentement. Toutefois il convient de tempérer
l'importance que revêt ce distinguo car, nous aurons l'occasion de le
constater plus tard, le viol n'est pas le crime le plus répandu sur les
enfants.
Autre concept d'importance : la violence. La mentionner comme
une possibilité dans l'acte, et non intrinsèquement compris dans
celui-ci, peut paraître injustifié au regard de l'origine du mot.
Le terme de viol est en effet issu du vocable latin violare qui
exprime l'idée de « traiter avec violence »47.
Cette nuance n'a pourtant pas été introduite par hasard. Les
rédacteurs du code ont mis sur un pied d'égalité
l'âge de consentement et l'usage de la violence, et nous n'irons pas
jusqu'à supposer qu'ils ont sous-entendu que celui-ci était
inhérent au viol d'une jeune fille de moins de quatorze ans. Cela
souligne que les juristes ont pris en compte l'infériorité
physique des jeunes filles48, qui en fait des victimes «
faciles » qui n'ont pas a prouver l'emploi de la violence a leur
encontre.
Au chapitre des carences, outre l'absence d'attaques sexuelles
autres que le viol, on constate que les potentielles victimes masculines
sont oubliées. Malgré cela, le texte de
46 Dans la deuxième partie, titre II, section
I. Version complète et originale du texte disponible sur internet
à l'adresse suivante :
http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_%20penal_25_09_1791.htm
47 REY (2010), p. 2465.
48 La référence a la complicité
va dans ce sens, comme une aggravation de l'infériorité physique
de la victime.
1791 sert de socle juridique au futur code pénal de
Napoléon Ier, qui affine les notions déjà
employées tout en développant le catalogue des faits
incriminés.
Le code pénal de 1810 : naissance de l'attentat a
la pudeur
Dans l'histoire de la justice française, le code du 12
février 1810 marque un tournant considérable de par l'ampleur du
travail accompli pour faire coller le texte a une réalité des
faits en constante évolution. Cet amorcement s'était fait sentir
quatre ans plus tôt, lors de la réforme de la procédure
civile : celle-ci avait pour principaux objectifs l'élimination des abus
de l'ancienne mouture, la réduction des délais et des frais. Mais
surtout on donnait aux juges plus de possibilités pour intervenir de
leur propre initiative, bien qu'ils ne s'en soient pas beaucoup
servis49. Le quatrième article du même texte oblige les
juges à statuer en dépit « du silence, de l'obscurité
ou de l'insuffisance de la loi »50, ce que les deux juristes
François Gény et Raymond Saleilles ont simplifié en «
par le code, au-delà du code »51. Les attentats aux
moeurs, titre de la section qui leur est a présent dédiée,
n'échappent pas à ce mouvement de perfectionnement de la justice
rendue.
Le nouveau code crée donc des crimes et délits
qui n'existaient pas, désignant comme violence sexuelle des gestes
demeurés jusque-là ignorés52. Le conseiller
d'État Louis-Joseph Faure, qui le 7 février 1810 fait son rapport
au corps législatif, dresse le même constat : « La loi de
1791 n'a parlé que du viol. Elle s'est tue sur d'autres crimes qui
n'offensent pas moins les moeurs ; il convenait de remplir cette lacune
»53. Au rang des infractions jugées en cour d'assises,
l'attentat a la pudeur rejoint le viol, alors qu'est
49 Alain WIJFFELS, « La pratique et les
réformes du code de procédure civile (1806) : le syndrome de la
"lettre morte" », in Benoît GARNOT
(dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen-Age à
l'époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de
Dijon, 2000, p. 217 : l'auteur parle d' « inertie » des juges.
50 Claire BOUGÉ, « "Par le code,
au-delà du code" : du code pénal de 1810
à son interprétation par les magistrats de la cour de cassation
au XIXème siècle », in GARNOT (2000), p. 225.
51 Ibid., p. 226.
52 VIGARELLO (1998), p. 136.
53Code pénal, suivi de l'exposé des
motifs présenté par les orateurs du Gouvernement, des rapports
faits au corps législatif, d'une table méthodique... et d'une
table alphabétique et raisonnée des matières du code. Tome
second contenant les motifs et rapports, Paris, Firmin Didot, 1810, p.
187.
L'intégralité de l'ouvrage est consultable en ligne
a l'adresse suivante :
http://cujas-num.univparis1.fr/ark:/45829/pdf0603221600
introduit l'outrage public à la pudeur,
sanctionné au tribunal correctionnel54. En 1748, Montesquieu
distingue déjà dans De l'esprit des lois, deux types
d'infraction contre les moeurs, distinction reprise par le code
pénal55 :
« Les peines qui sont de la juridiction correctionnelle
suffisent pour réprimer ces sortes de délits [contre les moeurs],
en effet ils sont moins fondés sur la méchanceté
que sur l'oubli ou le mépris de soimême. Il n'est ici question que
des crimes qui intéressent uniquement les moeurs, non de ceux qui
choquent aussi la süreté publique, tels que l'enlèvement et
le viol. »
Nous passons ici sur la distinction opérée selon
les principes d'un manichéisme dont on pourrait discuter les fondements.
Nous retenons la seconde partie du développement qui élève
le viol au rang de danger pour la sûreté des personnes, au
contraire du délit contre la pudeur. Nous sommes ici devant
l'archétype du code pénal révolutionnaire si peu
nuancé. La citation du conseiller d'État nous apparaît donc
comme employée, curieusement, à contre-emploi. Mais peu importe
au final puisque le code pénal impérial a créé au
milieu de ces deux entités distinctes une troisième, l'attentat a
la pudeur avec violence. Intéressons-nous tout d'abord au premier
échelon, celui du délit.
Article 330 : Toute personne qui aura commis un
outrage public à la pudeur, sera punie d'un emprisonnement de trois mois
à un an, et d'une amende de seize francs à deux cents francs.
C'est le moins grave des délits sexuels
sanctionnés, et bien plus que dans la répression des viol et
attentat a la pudeur, s'exprime l'idée de protection des valeurs
morales. L'ajout de l'adjectif relatif a une publicité des faits le
suggère, et laisse a penser que c'est ce que le texte sanctionne en
premier lieu. Affirmation corroborée par le jurisconsulte Faustin
Hélie, qui note que son caractère est « de causer un
scandale ». A la différence d'un crime sexuel, il n'attente a la
pudeur de personne en particulier, et n'est pas accompagné de
violence56. Selon un arrêt de la cour de cassation en 1813,
les outrages incriminés « n'ont pu blesser la personne ~ sur
laquelle a été commis l'acte, mais
54 Dans la troisième partie, titre II, chapitre
premier, section IV. Texte original disponible en intégralité
à l'adresse suivante :
http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_penal_1810/code_penal_1810
_3.htm
55Code pénal, suivi de l'exposé des
motifs... (1810), p. 186. La citation est légèrement
modifiée mais son sens n'est pas altéré. Pour l'anecdote,
Montesquieu a écrit : « *...+ toutes les peines qui sont de la
juridiction correctionnelle, suffisent pour réprimer la
témérité des deux sexes ». Inutile de préciser
que les hommes devaient pourtant être bien plus concernés que les
femmes par cette témérité qu'on déplore.
56 Faustin HÉLIE, Pratique criminelle des
cours et tribunaux, résumé de la jurisprudence sur les codes
d'instruction criminelle et pénal, deuxième partie : le code
pénal, Paris, Marchal, Billard et Cie, 1877, p. 350. Ici, l'auteur
cite un arrêt de la cour de cassation de 1838. Il reprend ensuite les
termes de Montesquieu pour qualifier le délit : « Il est moins un
acte de méchanceté, qu'une dégradation, un oubli de
soi-même ».
seulement créé un scandale public57.
Peu importe la victime, ce n'est pas elle qu'on défend. Sont exclues du
champ d'application de l'article les injures, seuls sont jugés les
gestes et les faits58. Contrairement à la loi de
179159, qui punissait l'outrage fait a la pudeur des femmes, cet
énoncé étend le délit à la pudeur de l'autre
sexe.
Pour les actes plus graves, cette notion n'a pas d'incidence
explicite60, les circonstances accablantes étant la violence
et l'âge de la victime, comme vingt ans plus tôt.
Article 331 : Quiconque aura commis le crime
de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur,
consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou
de l'autre sexe, sera puni de la réclusion.
Premier constat : le nouveau code impérial ne distingue
plus, comme l'avait fait son aîné, le viol avec ou sans violence.
Le viol semble définitivement défini comme empreint
nécessairement de violence, toutefois cela engendre un problème
majeur : à la victime de prouver qu'elle s'est défendue. La
violence étant un élément constitutif du crime, si elle
n'est pas constatée le viol devient soit une tentative, soit un attentat
à la pudeur61. Pour Hélie, « le défaut de
consentement ne remplace pas la violence, s'il n'est accompagné d'une
véritable résistance »62.
D'autre part, l'article implique que l'attentat a la pudeur
avec violence est considéré, du point de vue du type de
condamnation, comme égal au viol. Une définition plus
générale apparaît dans le discours d'un des
rédacteurs du présent code, Monseignat63 :
« Le plus grand des attentats qui puissent outrager les
moeurs est celui qui emploie la force et l'audace contre la faiblesse et la
pudeur, qui anéantit la liberté dans son plus doux exercice, qui
imprime à la vertu la tache du déshonneur et rend la personne
complice, bien que le coeur reste innocent. »
57 Joseph BRIAND, Ernest CHAUDÉ, J. BOUIS,
Manuel complet de médecine légale ou résumé des
meilleurs ouvrages publiés jusqu'à ce jour sur cette
matière et des jugements et arrêts les plus récents,
9ème édition, Paris, J.-B. Baillère et
Fils, 1874, p. 63. Disponible en intégralité sur le site internet
Gallica.
58 Ibid. : jugement de la cour de cassation en janvier
1803.
59 Malgré les recherches effectuées sur
internet a ce propos, nous n'avons pu retrouver cette fameuse loi des 19-22
juillet 1791, et donc de sa teneur a propos de ce qu'en dit Hélie.
60 Nous verrons plus tard que cette publicité
du crime semble tout de même avoir un impact sur la perception du crime
par les juges.
61 HÉLIE (1877), p. 357.
62 Ibid.
63 Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Une histoire des
sensibilités : médias, crimes et justice, Vol.!!! : enfants
violés, une histoire des sensibilités
(X!Xème-XXème siècle),
inédit, p. 20. Le discours est extrait de la Gazette Nationale
- qui deviendra l'année suivante le Moniteur Universel -
du 27 février 1810.
Cet extrait s'avère précieux pour comprendre les
enjeux de la nouvelle loi. Premièrement, il est flagrant - mais la
dénomination de cet attentat ne l'atteste-t-elle pas déjà
? - que c'est avant tout la pudeur, les moeurs, la morale qu'il convient de
protéger64. La victime n'est vue qu'à travers le
prisme sociétal du déshonneur. On pourrait se réjouir de
voir enterrée une définition purement physiologique du viol ou de
l'attentat a la pudeur. Pourtant, ce rapport omniprésent à la
morale nous indique surtout le peu d'importance accordé a l'individu et
ses souffrances, physique comme mentale. Cependant cette allocution n'a pas que
des aspects négatifs, preuve en est l'utilisation des termes «
liberté » et « innocent », qui induisent l'idée
que la victime n'est pas - encore - suspectée moralement. Le poids de la
valeur morale imprimée a chaque crime n'est pas du tout fortuit si l'on
en croit le sociologue Émile Durkheim, lequel écrit en 1893 :
« Les moeurs sont la base du droit »65.
Mais revenons au contenu de l'article. Il faut noter
l'apparition de deux thèmes de premier intérêt, la
tentative d'une part, et de l'autre l'étendue de la répression
pénale aux victimes de sexe masculin. La gravité de l'acte
tenté est assimilée a celle de l'acte réalisé,
ainsi la culpabilité n'est pas allégée en cas
d'échec de celui-ci66. Là encore, on retrouve la
prééminence de la vertu qui compte bien plus pour la justice que
la réalité du crime. Mais ici cela se présente plus comme
une attention portée directement à la victime, pour qui le
traumatisme est bien présent quelle que soit l'issue de l'attentat.
C'est là le premier pas vers une reconnaissance de la blessure mentale
faite à la victime, processus qui se développe tout au long du
siècle. Ce n'est plus une victime au nom de la société
toute entière, mais pour elle-même.
L'autre aspect novateur touche a la reconnaissance des
individus masculins comme victimes potentielles d'actes auparavant
réservées juridiquement aux seules femmes. Cette perspective
était déjà présente, nous l'avons vu, dans
l'article précédent. Mais il ne faut surtout pas se
méprendre : malgré l'affirmation selon laquelle les deux sexes
sont concernés par la qualification de viol, cela n'est pas du tout
transcrit dans les procès.
64 Dans le Compte général, on
trouve un tableau détaillant les motifs d'abandon de poursuites de la
part du ministère public. Il n'est pas fortuit de constater qu'une de
ces raisons est « que les faits étaient sans gravité et
n'intéressaient pas essentiellement l'ordre public ».
65 Émile DURKHEIM, De la division du
travail social, 1893, p. 29-30. Cité dans AMBROISE-RENDU
(inédit), p. 17.
66 VIGARELLO (1998), p. 141.
Jamais un attentat sur une personne du sexe fort n'est
jugé comme un viol. Marie-Odile Fargier l'exprime ainsi, en 1976 :
« Juridiquement parlant, il n'y a viol que si un homme introduit son
pénis dans le vagin de la victime. Sodomiser une femme ou un jeune
garçon, déflorer une petite fille autrement qu'avec un phallus,
ce n'est pas violer : c'est attenter a la pudeur )) 67.
Le principal problème de cet article, qui finalement
était déjà présent dans la version de 1791,
réside dans la caractérisation de la violence, question centrale
dans ces jugements68. D'après Anne-Claude Ambroise-Rendu, de
nombreux jurés, tout en reconnaissant l'existence de l'attentat,
acquittaient le prévenu car ils ne retenaient pas la notion de
violence69. Celle-ci doit être le signe d'une
résistance de l'enfant, et non d'une violence au moment de la
pénétration, par exemple70. Ainsi, elle ne peut jamais
être présumée, quelle que soient les aspects
présents dans les témoignages. Et l'auteur de citer un cas
d'attentat a la pudeur déclaré sans violence lors du jugement
alors que le réquisitoire affirmait l'inverse : « Il chercha
à introduire son membre viril dans le corps de la jeune victime qui
ressentit de la douleur au même instant, et pendant plusieurs jours, elle
éprouva des souffrances provenant des violences auxquelles elle avait
été en butte ))71.
Article 332 : Si le crime a été
commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans
accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à
temps.
Cet énoncé est a mettre en relation avec
l'article 30 du code de 1791, il en est le prolongement et a la fois
l'amélioration. L'âge en-dessous duquel le crime est plus
sévèrement puni progresse d'un an, mais surtout cette distinction
entraîne un changement de catégorie de la peine prononcée.
La loi de 1791 ne faisait que doubler la durée de la peine
infligée, celle-ci classe ce type d'attentat au rang des punitions les
plus sévères prévues par ce nouveau texte. Toutefois il
convient de nuancer, la peine de fers prévue par l'article 6 du
précédent code stipulant que ces condamnés seraient «
employés a des travaux forcés au profit de l'État )). Il
ne faut donc retenir que la
67 Marie-Odile FARGIER, Le viol, Paris,
Grasset, 1976, p. 10.
68 Anne-Claude AMBROISE-RENDU, « Attentats
à la pudeur sur enfants : le crime sans violence est-il un crime ? (1810
- années 1930) )), Revue d'histoire moderne et contemporaine,
2009, n°4, p. 165-188, p. 167.
69 Ibid.
70 Ibid., p. 174.
71 Ibid., p. 172.
gradation entre les articles 331 et 332, et non la
finalité de la peine, similaire à la fin du
XVIIIème siècle.
Article 333 : La peine sera celle des travaux
forcés à perpétuité, si les coupables sont de la
classe de ceux qui ont autorité sur la personne envers laquelle ils ont
commis l'attentat, s'ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à
gages, ou s'ils sont fonctionnaires publics, ou ministres d'un culte, ou si le
coupable, quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par
une ou plusieurs personnes.
En revanche, cet article apporte une nouveauté, car
dans l'ancien code pénal la peine des fers ne pouvait en aucun cas
être perpétuelle - voir l'article 8. Là n'est pas la seule
innovation puisque la question de l'autorité de l'agresseur, sorte de
symétrie de la faiblesse tant employée pour qualifier la victime,
est évoquée. Outre les professions (( à risque )) à
cause de cette influence en découlant, le texte faire
référence aux personnes ayant plus généralement
autorité sur la victime, c'est-à-dire depuis quelques
années et la promulgation du code civil, la personne du
père72. Néanmoins il peut paraître curieux, au
regard du statut de l'inceste, que celui-ci ne soit pas mis en exergue par
rapport aux crimes commis par les autres personnes mentionnées ci-dessus
: c'est « l'interdit absolu ))73. Boitard parle en 1836 dans
ses Leçons de droit criminel du problème lié
à l'inceste : (( *sa+ répression ne peut être obtenue qu'en
soulevant des scandales plus redoutables peut-être que l'impunité
)). Ce qui confirme la réticence des juges à
pénétrer l'intimité de la famille, quand bien même
elle révèlerait des actes criminels74. Sauvegarder les
bonnes moeurs, tout du moins sauver les apparences apparaît comme
l'éternel motif de la justice en ce qui concerne les crimes sexuels.
Dans les cas d'inceste, le code civil prévoit une
protection supplémentaire à la jeune victime, si la peine
infligée est de nature afflictive ou infamante - ce qui est
nécessairement le cas ici, ces peines étant la réclusion
et les travaux forcés75. Le condamné est déchu
de ses droits de tutelle sur ses enfants76. Cette disposition est
également présente dans l'article 335 du code pénal qui
punit l'excitation a la débauche des mineurs. Tout cela illustre la
volonté, certes timide pour l'instant, de protéger la jeune
victime au sein même de l'environnement auquel son âge la confine :
la famille.
72 Article 372 du code civil de 1804. Le code est
consultable dans son intégralité sur le site internet de
l'Assemblée nationale :
http://www.assemblee-nationale.fr/evenements/code-civil-1804-1.asp
73 SOHN (1996-a), p. 63.
74 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 181.
75 Article 7 du code pénal.
76 Article 443 du code civil.
Le code pénal de 1832 : l'automatisation du
non-consentement
Incontestablement, la révision du code pénal
sous la monarchie de Juillet se dégage comme l'avancée la plus
notable en faveur de la répression des violences sexuelles sur les
enfants. Depuis quatre décennies elle était entravée par
des dispositions pénales inadaptées, notamment à cause de
la question du consentement - qui comprend celle de la violence. La loi
obligeait alors la victime à prouver, par des traces sur son corps ou
par la production de témoignages, que la violence avait
été utilisée contre elle - et par la même occasion
qu'elle n'était pas consentante. Si cette façon de
procéder pouvait convenir lors de l'agression d'une personne adulte et
donc consciente de l'acte que l'on commettait contre elle, ceci était
difficilement applicable à une jeune victime. De plus cela allait a
l'encontre du principe selon lequel les enfants sont innocents et non
initiés au sujet de ce qui a trait à la sexualité.
L'autre obstacle résidait dans
l'inégalité de force physique entre la jeune victime et son
agresseur, lequel pouvait facilement en venir à bout sans
forcément imprégner sur l'enfant les stigmates d'une bagarre.
Pire même, l'assaillant n'avait le plus souvent nul besoin d'en arriver a
violenter sa proie. De par son innocence a priori, l'enfant se
précipitait sans crainte dans la gueule du loup, voire se laissait faire
sans opposer de résistance.
Voici les raisons pour lesquelles le nouveau code pénal
du 28 avril 1832 a modifié les articles 331, 332 et 333. Il en a
élargi les compétences et en a également renforcé
la sévérité. Seul le texte sur les outrages publics
à la pudeur est resté identique à celui de l'ancien
code.
Article 331 : Tout attentat à la
pudeur, tenté ou consommé sans violence sur la personne d'un
enfant de l'un ou de l'autre sexe, âgé de moins de onze ans, sera
puni de la réclusion.
L'article qui concernait auparavant les viol et attentat avec
violence est remplacé par un texte instituant un nouveau crime. Les
actes physiques restent les mêmes, mais il est important de noter que ce
crime est bien une entière innovation. Comme nous l'avons
souligné, dans les codes révolutionnaire et impérial,
l'âge de la victime n'était qu'une circonstance accablante du
crime, et ne faisait qu'aggraver les peines encourues. Ici, l'âge de la
victime devient constitutif du crime, elle lui est indispensable. Vigarello
nous indique
qu'un parlementaire visiblement en avance sur son temps, a
sans succès proposé d'étendre cette définition aux
enfants âgés de moins de quinze ans77.
Hélie remarque justement que l'absence de violence
paraît s'opposer sémantiquement au terme d'attentat78.
C'est pour cela que la caractéristique de l'âge de la victime est
nécessaire, car elle entraîne naturellement la
considération que tout attentat à la pudeur commis sur un enfant
de moins de onze ans est un acte violent. C'est en substance l'avis de
Monseignat, qui parle d' « une victime si faible et si
inexpérimentée que cet acte de séduction peut être
assimilé à une violence »79. Nous reviendrons
plus tard sur la notion de séduction. L'inconvénient d'une telle
loi, c'est qu'elle oblige la victime âgée de onze ans et plus
à faire elle-même la preuve que la violence a été
utilisée contre elle80, car si l'âge de la victime est
constitutif de l'attentat sans violence, cette dernière est
l'élément constitutif pour un crime commis sur une personne d'au
moins onze ans révolus. Ainsi, quelle que soit l'immoralité de
l'acte commis, il n'est passible d'aucune peine.
L'attentat sans violence comprend tout ce qui peut corrompre
la pureté de l'enfant, s'appliquant aux actes exercés sur la
victime bien sûr, mais également à ceux que celle-ci serait
amenée a pratiquer sur l'agresseur81.
Hélie note que l'article 2 sur la tentative ne peut
être appliqué a l'attentat sans violence82. C'est pour
cette raison qu'elle est incluse directement dans l'article 331 ; chaque
tentative d'attentat est donc considérée comme un attentat, c'est
ce pourquoi dans notre corpus nous n'avons jamais de dossier de tentative
d'attentat a la pudeur, comme c'est le cas avec le viol. Ce qui les
différencie c'est l'impossibilité d'un désistement
volontaire une fois l'exécution commencée, dans le cas d'un
attentat a la pudeur83. La notion de tentative devient donc
caduque.
77 VIGARELLO (1998), p. 155. Également dans
Adolphe CHAUVEAU, Code pénal progressif ; commentaire sur la loi
modificative du code pénal, Paris, L'Éditeur, 1832, p.
290.
78 HÉLIE (1877), p. 353.
79 Cité par AMBROISE-RENDU (inédit), p.
26.
80 Yvonne KNIBIEHLER, La sexualité et
l'histoire, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 191.
81 HÉLIE (1877), p. 353 : l'auteur
évoque deux arrêts de la cour de cassation de 1835 et 1860.
82Ibid., p. 354. 83Ibid., p. 358.
Beaucoup d'historiens interprètent l'apparition de
l'attentat sans violence comme la première reconnaissance de la violence
morale associée aux crimes sexuels84. Vigarello estime que ce
raisonnement s'est construit entre les années 1820 et 1860, car de
nombreux attentats ou viols donnaient lieu a des acquittements, faute d'avoir
pu prouver l'emploi de violence physique, et donc d'avoir pu démontrer
le crime85. Ambroise-Rendu estime elle que c'est a partir des
années 1850, a travers la séduction de la victime86,
thème qui dépasse le cadre judiciaire. Toujours est-il que cette
notion est apparue dès 1832 dans le discours prononcé par le
parlementaire, aujourd'hui tombé dans l'oubli, qui souhaitait amender
l'article 33187.
« On a voulu punir l'effet de la séduction si
facile sur un individu qui n'est pas à même d'apprécier
toute l'immoralité de l'action à laquelle on lui propose de se
soumettre. Eh bien ! cette séduction n'estelle pas à peu
près aussi à craindre sur un enfant en dessous de quinze ans que
sur celui en-dessous de onze ans ? »
Il semble que le mouvement soit effectivement apparu quelques
années avant que le nouveau code pénal ne soit promulgué,
et que cette prise de conscience soit à mettre au crédit du monde
judiciaire. Quelques courants ont en vain tenté de faire rentrer
l'attentat sans violence dans les termes de la loi, arguant la présence
d'une violence morale, mais la cour de cassation a tranché en 1830 en
leur défaveur88. Deux ans plus tard, elles sont
exaucées.
Article 332 : Quiconque aura commis le crime de
viol sera puni des travaux forcés à temps.
Si le crime a été commis sur la personne d'un
enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira le
maximum de la peine des travaux forcés à temps.
Quiconque aura commis un attentat à la pudeur,
consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou
de l'autre sexe, sera puni de réclusion.
Si le crime a été commis sur la personne d'un
enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la
peine des travaux forcés à temps.
La nouvelle loi différencie les crimes de viol et
d'attentat avec violence, alors que l'ancien code les punissait de la
même manière. Par cette séparation elle reconnaît
leurs caractères et conséquences distincts, malgré
l'emploi commun de la violence.
84 VIGARELLO (1998), p. 155.
85 Ibid., p. 153.
86 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 174-175.
87 CHAUVEAU (1832), p. 291.
88 Ibid., p. 291-292.
Les deuxième et quatrième paragraphes indiquent
que l'âge de la victime constitue une circonstance aggravante dans le cas
où elle aurait moins de quinze ans. Cela implique que la question de
l'âge « doit faire l'objet d'une question séparée
qu'il appartient au jury de résoudre »89, ce qui
crée un problème que nous aborderons par la suite.
Dans le cas oü l'attentat avec violence aurait
été commis sur un enfant de moins de onze ans, la question s'est
posée de savoir quel article devait être appliqué.
Devait-on suivre les dispositions de l'article 331, parce que l'enfant n'a pas
onze ans, ou celles du texte suivant, parce l'attentat a été
commis avec violence ? La cour de cassation a tranché en 1856, suivant
cette dernière opinion90.
Une autre circonstance aggravante fait son apparition dans
l'article suivant, et constitue un véritable progrès dans la
lutte contre l'inceste.
Article 333 : Si les coupables sont les
ascendants de la personne sur laquelle a été commis l'attentat,
s'ils sont de la classe de ceux qui ont autorité sur elle, s'ils sont
ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou serviteurs à gages
des personnes ci-dessus désignées, s'ils sont fonctionnaires ou
ministres d'un culte, ou si le coupable , quel qu'il soit, a été
aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes, la peine sera celle
des travaux forces à temps, dans le cas prévu par l'article 331,
et des travaux forcés à perpétuité, dans les cas
prévus par l'article précédent.
Cette nouvelle version a le mérite de clarifier son
champ d'action, a défaut de l'élargir. Les ascendants sont
clairement identifiés dans la catégorie des personnes ayant
autorité sur la victime. Sont également inclus les tuteurs et
curateurs. Un parlementaire a vainement proposé un amendement visant a
étendre la notion d'autorité a celle que confère le statut
de maître envers son domestique91. « L'autorité
que vous aviez sur la fille *...+ comme sur les autres domestiques, constitue
une circonstance aggravante du fait qui vous est reproché ~, annonce un
juge d'instruction a un prévenu92.
En somme, la révision du code pénal a
amélioré les articles existants, tout en consacrant enfin, a
travers le nouvel article 331, l'importance mais surtout l'existence de la
violence morale dans le crime. Ce texte est le premier à
véritablement réprimer la violence
89 HÉLIE (1877), p. 359.
90 BRIAND, CHAUDÉ, BOUIS (1874), p. 73.
91 CHAUVEAU (1832), p. 294-295.
92 Archives départementales d'Indre-et-Loire,
sous-série 2U, carton n°602, affaire Trouvé. L'accusé
ayant été acquitté, impossible de savoir si cette
circonstance aurait effectivement été retenue lors du verdict.
sexuelle sur enfant dans le sens oü il crée pour le
défendre un type particulier d'attentat, oü l'âge de la
victime est le principal constituant du crime.
Le code pénal de 1863 : le processus
continue
La première pierre ayant été
posée, restait a consolider l'édifice voire a le
développer. La révision du code pénal le 18 avril 1863
vise donc à renforcer les mesures prises en faveur de l'enfance. Cela se
traduit dès le premier article par une aggravation de peine : les
outrages publics a la pudeur auparavant punis d'un maximum d'un an de prison le
sont à présent de deux. A contrario, l'article 331
bénéficie lui d'une refonte de son champ d'action.
Article 331 : Tout attentat à la pudeur,
consommé ou tenté sans violence sur la personne d'un enfant de
l'un ou de l'autre sexe, âgé de moins de treize ans, sera puni de
la réclusion.
Sera puni de la même peine l'attentat à la pudeur
commis par tout ascendant sur la personne d'un mineur, même
âgé de plus de treize ans, mais non émancipé par le
mariage.
Le volet le plus important, a savoir l'âge en-dessous
duquel le consentement de la victime est automatiquement réfuté,
est réévalué. Le rapporteur de la commission
révèle qu'au départ, la proposition contenue dans le
projet de modification du code mentionnait l'âge de douze ans. La
commission a ensuite rehaussé d'elle-même cette
limite93. Toujours estil que la victime semble rester au second plan
de ces mesures, le rapporteur insistant sur la nécessité de
« protéger les familles contre ce désordre moral
))94. Celui-ci poursuit en évoquant des cas probables de
dépravation précoce, énonçant là une
problématique qui prend de l'ampleur, initiée par la
médecine légale. Selon lui, l'âge a arrêter doit
dépendre du climat, citant la Toscane, la Sardaigne et les Deux-Siciles,
où celui-ci est fixé à douze ans, contre quatorze plus au
nord - Suisse, Prusse, Autriche. La France se situant entre ces deux zones, la
limite d'âge doit être établie au milieu également.
Pour certains, treize ans correspond plutôt au moment où presque
tous les enfants ont effectué leur première communion : « le
sentiment du mal est plus vif ))95.
93 Antoine-Georges BLANCHE, Etudes pratiques sur
le code pénal, cinquième étude, Paris, Cosse, Marchal
et Cie, 1870, p. 82.
94 Ibid.
95 Albert PELLERIN, Commentaire de la loi des
18 avril - 13 mai 1863 portant modification de soixante-cinq articles du code
pénal, Paris, Auguste Durand, 1863, p. 172. Disponible en
intégralité sur internet sur le site de Google Books.
L'article est doté d'un second paragraphe
inédit, prolongeant les avancées perçues en 1832 dans la
lutte contre l'inceste criminel. Le rapporteur de la commission explique
qu'au-delà de treize ans, l'individu est assez développé
pour donner un libre consentement, mais que dans le cas d'une sollicitation de
la part d'un ascendant, cette liberté n'est plus certaine96.
C'est pourquoi la loi étend son champ d'action aux mineurs de moins de
vingt-et-un ans, non-émancipés par le mariage. Toutefois, il faut
garder à l'esprit que ce n'est que l'attentat que la loi punit, et non
l'inceste, qui n'est ici qu'une circonstance aggravante97.
Par rapport a l'article de 1832, la définition de
l'ascendant n'est pas modifiée, laissant subsister le doute. C'est la
jurisprudence qui se charge de l'expliciter, en l'élargissant
audelà de l'inceste : sont à présent concernés, aux
côtés des ascendants naturels, les ascendants juridiques que sont
ceux par adoption ou naturalisation, les tuteurs et curateurs, et même le
second mari de la mère98. En 1866, la cour de cassation
indique que la loi s'applique également aux grands-parents de la
victime99.
C'est là la seule correction apportée par la
révision de 1863, les articles suivants n'étant pas
concernés par cette refonte. Cette modification partielle apparaît
plus comme un approfondissement des nouveautés apportées en 1832,
que comme une véritable innovation. Il faut toutefois nuancer, le
changement opéré dans l'article 331 renforçant dans de
larges proportions quantitatives la protection accordée aux enfants.
-o-o-o-
En substance, les quatre versions du code pénal qui se
succèdent entre la Révolution et le Second Empire apportent
chacune leur contribution a la défense d'un individu que l'on reconnait
fragile physiquement et mentalement. Ces apports sont inégaux, mais
chaque fois dénotent une évolution de l'intérêt
porté a l'enfant et à sa protection. Les textes de 1810 et 1832
sont les plus décisifs car ce sont de nouvelles définitions
qu'ils apportent : attentat à la pudeur avec violence pour le premier,
attentat sans violence pour le second. Celui-ci est le premier a prendre en
compte l'élément moral de la violence du crime, et
96 BLANCHE (1970), p. 83.
97 PELLERIN (1863), p. 172.
98 VIGARELLO (1998), p. 157.
99 HÉLIE (1877), p. 355.
fait de l'enfant un être a part dans le code
pénal. Une trentaine d'années plus tard, celuici repoussait de
deux ans la sortie de l'enfance. Il faudra attendre bien plus longtemps pour
que le processus soit achevé : en 1945, la limite d'âge des
victimes d'attentat sans violence est relevée à quinze
ans100.
100 SOHN (1996-a), p. 61.
Chapitre II : Le rôle de l'expertise
judiciaire
Les crimes sexuels ont une particularité qui les rend
si difficiles à juger : les traces ne sont pas légion, sont
effacées ou bien absentes. Bien souvent le personnel judiciaire et le
jury doivent statuer en dépit de preuves formelles. Petit à
petit, la conviction que la justice doit s'appuyer sur des séquelles
constatables et non plus uniquement sur des témoignages verbaux commence
à prendre du poids. Les tribunaux, et ce dès le début du
siècle, recourent de plus en plus à des experts de tous horizons
professionnels101.
L'expertise légale au service de la
justice
Dès le début du XVIIIème
siècle est évoquée la nécessité d'une
expertise médico-légale pour les femmes
violées102. Le développement de la discipline est a
l'évidence a mettre en parallèle avec les innovations
scientifiques qui se succèdent au XIXème
siècle. En effet, dans la première moitié du siècle
les praticiens se fient le plus souvent à leur odorat, à la
couleur et au goût des liquides, ainsi que leur quantité et leur
forme, alors que dans la seconde partie apparaissent le microscope et le
précipité chimique103. Ceci explique les
progrès tardifs dans ce domaine, car l'expertise légale y
nécessite un état avancé des savoirs
médicaux104. De nombreux traités sont
rédigés, de nouvelles revues paraissent. Les experts en
médecine légale parmi lesquels s'illustre le
célèbre Ambroise Tardieu, n'oublient pas l'objectif de leurs
travaux : servir la justice et la société, par une meilleure
description des crimes pour mieux les surveiller et les endiguer105.
Son apparition remonte a l'Antiquité, mais on ne la considère
comme une science distincte qu'à partir de la fin du
XVIème siècle, oü l'État en formalise la
pratique106. Jamais dans les différentes versions du code
pénal le mot de médecine légale n'est prononcé, et
elle n'est pas
101 Frédéric CHAUVAUD, Les experts du crime :
la médecine légale en France au XIXème
siècle, Paris, Aubier, 2000, p. 17.
102 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 336.
103 VIGARELLO (1998), p. 166.
104 Gabriel TOURDES, Edmond METZQUER, Traité de
médecine légale théorique et pratique, Paris, Asselin
et Houzeau, 1896, p. 26. L'ouvrage est consultable en intégralité
sur le site Gallica.
105 Georges VIGARELLO, « La violence sexuelle et l'oeil du
savant », préface à Ambroise TARDIEU, Les attentats aux
moeurs (1857), Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 7-8. Une
version amputée de quelques pages est disponibles sur le service Google
Books.
106 Michel PORRET, « La médecine légale entre
doctrines et pratiques », Revue d'Histoire des Sciences Humaines,
2010, juin, n°22, p. 3-15, p. 3.
obligatoire. C'est le code d'instruction criminelle de 1808
qui en pose le principe, dévolu aux médecins107.
Toutefois la direction prise par cette discipline en expansion va plutôt
aux crimes de sang, a travers l'autopsie notamment, ou aux empoisonnements, par
le biais de la toxicologie108.
Dès 1812, le ministère de la Justice insiste
auprès des procureurs généraux pour qu'ils
sélectionnent a l'avance des hommes expérimentés pour les
futures expertises109. Disposition assez emblématique des
relations tumultueuses qu'entretiennent l'institution judiciaire et la
société de la médecine légale, puisqu'elle n'est
traduite en décret qu'en 1893, ce dernier obligeant les cours d'appel a
dresser des listes d'experts110.
La législation est pourtant loin d'être immobile
et évolue dans les années 1830, puisque seuls les docteurs en
médecine ont la possibilité d'expertiser pour le compte de la
justice. Cette initiative est loin d'être anodine puisque le manque de
discernement n'est pas rare chez les médecins ordinaires. En 1883, celui
qui examine la jeune Armantine annonce dans son rapport qu'elle est
déflorée, mais quelques jours plus tard l'expertise
ordonnée par le tribunal infirme ce point111. Le praticien de
la localité est donc convoqué pour une nouvelle observation,
laquelle ne révèle pas de déchirure de l'hymen. Raison
invoquée : les organes ne sont désormais plus gonflés.
Toutefois jusque dans les années 1850 on trouve encore des sages-femmes
pour visiter les petites filles dans les affaires de moeurs112. Au
vu de l'affaire Mauclerc, qui se déroule pourtant en 1898, on ne peut
que donner raison au législateur : la jeune victime est visitée
en premier lieu par l'une d'elles, qui annonce que l'enfant est
déflorée113. L'examen ultérieur ordonné
par le parquet ne révèle qu'une légère vulvite
ainsi que des petites lèvres rouges et tuméfiées. Rien
n'est donc véritablement fixé dans les règles, et il faut
attendre la fin du siècle pour voir
107 Article 43 : « Le procureur impérial se fera
accompagner, au besoin, d'une ou de deux personnes, présumées,
par leur art ou profession, capables d'apprécier la nature et les
circonstances du crime ou
délit ».
108 En effet, l'article 44 du même code, qui évoque
tout particulièrement les « officiers de santé », ne
stipule leur convocation que dans les cas d'une mort suspecte, ou dont la cause
est inconnue et suspecte.
109 CHAUVAUD (2000), p. 21.
110 Ibid., p. 44.
111 ADI&L, 2U, 625, affaire Beauvais.
112 CHAUVAUD (2000), p. 22.
113 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
l'aboutissement de la réforme de la profession
médicale. Celle-ci stipule en 1892 que l'exercice de la médecine
est dévolu aux seuls docteurs114.
Le milieu du siècle correspond également au
développement de la littérature médicolégale.
Précédemment l'expertise légale se faisait dans un flou
assez dramatique pour une discipline qui tend à la perfection
scientifique. Faute de véritable manuel pratique, les hommes de l'art se
trouvaient parfois fort dépourvus au moment de rendre un verdict que
l'exigence scientifique voudrait incontestable. Sous le Second Empire les
publications se multiplient sous l'impulsion de Tardieu, dont l'approche
nouvelle fait école jusqu'au milieu des années
1880115. Néanmoins pendant longtemps, ce dernier ainsi que
ses confrères ne se sont intéressés aux crimes sexuels sur
enfants que dans les cas où elle relevait de
l'homosexualité116. Ce qui constitue tout de même un
progrès notable puisque jusque-là c'était un tabou
difficile a surpasser pour les légistes. Une nouvelle fois Tardieu fait
office de précurseur à travers la septième édition
de son Étude médico-légale sur les attentats à
la pudeur, datée de 1857117. A partir des années
1880 le rythme augmente encore, et les parutions se
diversifient118.
Pourtant, si abondance de biens ne nuit pas, encore faut-il
savoir les vulgariser de façon à être compris des profanes
que sont le juge d'instruction et le procureur, ainsi que le jury populaire. Au
début du siècle, François-Emmanuel Fodéré se
fait écho de l'inintelligibilité des rapports médicaux,
qui déroutent les magistrats plus qu'ils ne les
instruisent119. Cela dessert l'influence qu'ils peuvent avoir lors
du procès, autorité d'autant plus prééminente que
la défense ne peut lutter à armes égales avec le
médecin sur le terrain purement scientifique120.
Néanmoins, si les jurés peuvent être un peu sourds aux
remarques des médecins, l'accusation y est dans l'ensemble sensible.
Ainsi un procureur de Tours réagit
114 Ibid., p. 43.
115 Denis DARYA VASSIGH, « Les experts judiciaires face a la
parole de l'enfant maltraité : le cas des
médecins légistes de la fin du
XIXème siècle », Revue d'histoire de
l'enfance « irrégulière ~ [En ligne], Numéro 2 |
1999, mis en ligne le 30 juillet 2010. URL:
http://rhei.revues.org/index34.html,
p. 97-111, p. 100.
116 SOHN (1996-a), p. 57-58.
117Ibid., p. 13.
118 CHAUVAUD (2000), p. 40.
119Ibid., p. 79. 120Ibid., p. 231.
positivement à la constatation de l'homme de l'art,
puisqu'il poursuit en disant « *qu'elle+ indiquait, sans permettre de
doute, *...+ un acte criminel »121.
L'irrésistible ascension de la médecine
légale entraîne un relatif déclin de l'importance des
preuves orales que sont les aveux et les témoignages,
prédominants au début du siècle dans les procès. On
conteste leur réalité de preuve, leur opposant les preuves
scientifiques supposées irréfragables122. Hélie
dresse par ailleurs un répertoire distribuant les preuves entre cinq
catégories : la première d'entre elles est le déplacement
sur les lieux du crime, la suivante l'interrogatoire du prévenu et de la
victime, puis viennent l'audition des témoins, l'examen des
pièces a conviction et enfin l'expertise123. L'histoire ne
nous dit pas si la place occupée par chacun des groupes avait dans
l'esprit de leur auteur une signification particulière quant à
leur intérêt.
C'est dans cette perspective que se développe
paradoxalement un domaine de la science médico-légale qui repose
en grande partie sur l'examen de données immatérielles :
l'étude du psychisme et des comportements. Au début du
siècle les jurés prêtent peu d'attention à la folie,
sans cesse réfutée. Il faut attendre la fin des années
1820 pour constater un changement124. Cet attachement à la
personnalité de l'agresseur sexuel s'est fortement
développé à compter de la monarchie de Juillet,
l'expertise médico-légale tentant de faire le lien entre
déviances sexuelles et aliénation mentale125.
L'accroissement du nombre d'examens psychiques, on le doit a
l'intérêt croissant qu'y porte le jury depuis l'apparition des
circonstances atténuantes en 1832126. Le développement
de cette spécialité a suivi le même cheminement que la
médecine légale un peu plus tôt, elle le doit a l'essor de
la psychiatrie qui fait évoluer les conceptions de la folie, dont une
nuance est l'aliénation mentale qui n'est pas toujours perceptible pour
le juge, lequel requiert alors une expertise127. La parcimonie avec
laquelle les tribunaux ont recours à celle-ci tient selon Lanteri-Laura
aux objectifs même de l'institution judiciaire. Le comportement pervers
n'est condamné que par ses conséquences, et la médecine
n'est consultée le plus
121ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.
122 CHAUVAUD (2000), p. 172-172.
123Ibid., p. 175. 124Ibid., p. 121.
125 Georges LANTERI-LAURA, Lecture des perversions : histoire
de leur appropriation médicale, Paris,
Masson, 1979, p. 29.
126 CHAUVAUD (2000), p. 60.
127GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 6.
souvent que dans le but de constater les dégâts sur
la victime, et non pour en trouver les causes dans la tête de
l'accusé128.
La psychologie apporte donc la nuance qui manquait dans le code
pénal et que les révisions de 1832 et 1863 n'ont pas su corriger,
laissant le texte en l'état.
Article 64 : Il n'y a ni crime ni délit,
lorsque le prévenu était en état de démence au
temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force
à laquelle il n'a pu résister.
Le texte induit que l'irresponsabilité pénale ne
peut être pondérée d'aucune manière, l'accusé
étant soit fautif à 100%, soit fou à 100%. Aucune
définition n'est proposée pour ladite démence, aucun
critère juridique n'est présenté afin de permettre au juge
de l'identifier129. Il s'en remet donc a l'expertise médicale
qui doit apporter une gradation de l'aliénation mentale, prélude
a l'attribution de circonstances atténuantes130. Elle se
décompose en trois figures : l'imbécilité, la
démence et la fureur131. Le célèbre docteur
lyonnais Alexandre Lacassagne distingue les deux première d'une
remarquable formule : « Le dément est un pauvre d'intelligence qui
a été riche, l'idiot a toujours été pauvre
»132. Chauvaud introduit dans le contexte judiciaire la
personne de l'aliéné : « Le fou, pratiquement
assimilé aux animaux dans le code pénal, aux mineurs dans le code
civil, n'est ni capable ni coupable »133. Ce « mouvement
de subjectivisation »134 correspond à une
individualisation des peines en fonction de « l'élément
moral )), qui s'ajoute a la traditionnelle « matérialité des
faits » pour constituer la « culpabilité »135.
En effet, peu importe finalement au magistrat le degré
d'aliénation ou d'imbécillité du prévenu, ce qui
l'intéresse est de savoir s'il est fou et rentre dans le cadre de
l'article 64, ou s'il est d'une intelligence bornée suffisante pour lui
accorder des circonstances atténuantes136. Ainsi, « la
définition de l'aliénation mentale importe moins que la
description du malade »137. En fin de compte, après des
années d'une lente et chaotique progression, la question de
128 LANTERI-LAURA (1979), p. 17.
129 Gilles TRIMAILLE, « Criminalité et folie,
XVème - XIXème siècles », in
Benoît GARNOT (dir.), Ordre moral et délinquance de
l'Antiquité au XXème siècle, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 1994, p. 303-310, p. 308.
130GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques,
05 | 2009, [En ligne], § 20.
131 CHAUVAUD (2000), p. 114.
132 Alexandre LACASSAGNE, Précis de médecine
légale, Paris, Masson et Cie, 1906, p. 234. Consultable en
intégralité sur le site de Gallica.
133 CHAUVAUD (2000), p. 114.
134GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 16. 135GUIGNARD,
L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne],
§ 7.
136 CHAUVAUD (2000), p. 139-140.
137 Ibid., p. 143.
l'aliénation intermédiaire et de la
responsabilité limitée qui en découle s'impose dans les
habitudes judiciaires sous la IIIème
République138. Elle est aidée par l'émergence
au même moment d'une véritable « science du sexe »
menée notamment par Krafft-Ebing dont l'ouvrage de
référence Psychopathia Sexualis est publié en
France en 1886139.
Les missions de l'expertise
Nous l'avons vu, les magistrats ont de plus en plus recours a
l'expertise, et dans le concert des professions convoquées, les
médecins sont loin d'être majoritaires. Dans les affaires de
moeurs ils le sont en revanche, officiant aux côtés des
pharmacologues voire des architectes. De la même façon que dans
les affaires d'un autre type, leur convocation n'est pas obligatoire et
relève du bon vouloir du juge d'instruction, lequel mande l'expert au
moyen d'une ordonnance du parquet. Outre la prestation de serment qu'elle
requiert de la part de l'homme de l'art, elle annonce les objectifs de la
future expertise a travers une série de questions. On note ici qu'elle
n'est nullement obligatoire, et peut être refusé par la
victime140, ou par les parents de celle-ci141. Ce n'est
pas là l'unique manière de procéder a un examen. Nous
l'avons dit, il peut être pratiqué par le docteur de la commune
sur demande des parents, à la requête du
prévenu142, ou sur instruction des forces de l'ordre. Il peut
y avoir pour une même personne plusieurs examens de praticiens
différents, pour confronter les avis en cas de doute sur les
résultats d'une première observation, ou pour mesurer
l'évolution des conséquences physiques de l'attentat. Dans un
cas, nous avons même une autopsie de la victime143. Notre
corpus comporte 136 prévenus, dont 28% ont été
observés par un médecin légiste. Cette visite est d'ordre
physiologique dans 73% des cas et psychique dans 24%144.
138 Ibid., p. 151.
139 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 365.
140 ADI&L, 2U, 698, affaire Moret. Les parents de la victime
annoncent au légiste commis par le tribunal que celle-ci refuse de se
prêter à tout examen.
141 SOHN (1996-a), p. 141.
142 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. C'est l'accusé
lui-même qui a demandé au commissaire de faire visiter la jeune
fille, ajoutant : « Cet enfant a en effet tous les vices. »
143 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
144 Les 3% restants sont a mettre a l'actif d'un cas oü
l'accusé subit les deux types d'examen.
Pour le médecin, deux voire trois champs
d'investigation existent dans le cas d'un examen physiologique : la victime,
l'accusé et dans certains cas particuliers, un
témoin145. En ce qui concerne les jeunes victimes, il lui est
demandé d'examiner en premier lieu les parties sexuelles. Outre la
conformation générale à première vue, l'expert doit
manipuler lesdits organes afin d'approcher au plus près les
séquelles plus profondes. C'est là que débute
véritablement son rôle de médecine légiste, car les
constatations extérieures et préalables ont parfois
déjà été faites soit par les proches de la victime
directement, soit par le médecin de la commune. Pour l'aider dans son
travail, Tardieu a élaboré en 1857 un tableau des symptômes
physiques de violence sexuelle, à partir de 400
observations146. Il a également définit une sorte de
protocole de l'examen composée de vingt-quatre questions auxquelles
l'expert doit répondre147. Sa vision est novatrice, il milite
pour que le médecin repère les marques positives de l'attentat et
non plus, comme c'est souvent le cas en pratique, les signes
négatifs148.
Commençons par l'attentat sur un garçon, dont
l'examen est supposé plus simple car plus ciblé et limité.
En revanche, il est assez rare, puisqu'il ne concerne qu'à peine le
quart des cinquante victimes de sexe masculin de notre corpus. La raison est
logique, car s'il n'est pas toujours facile de déceler des traces
d'attentats sur une jeune fille, le constat est d'autant plus vrai pour un
garçon, même si la situation à la fin du siècle fait
apparaître une augmentation des examens149. Cela ne tient pas
tant au sexe mais plutôt au type d'atteinte réalisé : par
exemple, la masturbation ne laisse que rarement des marques identifiables par
l'expert légiste. Concrètement, le travail de ce dernier se
concentre sur deux régions, les organes génitaux ainsi que
l'anus.
Pour la première, il se contente d'observer la verge,
puis le frein, le prépuce et la forme du gland, en cas
d'attouchements ou de masturbation. L'orifice urétral peut être
examiné
145 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc, ainsi que 762, affaire
Heurtevent. Cette dernière possibilité, exceptionnelle, nous
l'avons rencontrée a deux reprises dans notre corpus : chaque fois, le
médecin - et le pharmacologue dans l'affaire Heurtevent - doit examiner
le témoin pour savoir s'il possède les caractéristiques
d'une maladie vénérienne. Les seuls cas rencontrés sont
donc issus d'affaires dans lesquelles la victime a contracté a la suite
de l'attentat une maladie « honteuse ~. Dans l'affaire Leclerc, le
médecin examine l'amant de l'inculpée pour savoir s'il a
contracté l'urétrite contagieuse dont souffre sa partenaire. Dans
le procès Heurtevent, le juge ordonne l'examen du père de la
victime, pour être sûr que ce n'est pas lui qui a attenté a
sa fille.
146 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 340.
147 Ibid., p. 343.
148 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 340. Un exemple de signe
négatif : « On ne remarque aucune déchirure ».
149 Ibid., p. 357.
en cas de soupçon sur une possible maladie
vénérienne ou syphilitique. Quant à la zone anale, elle
est parfois inspectée même lorsque l'agresseur ne s'y est pas
attaqué. Le légiste examine le pourtour tout d'abord, puis les
plis, la muqueuse et enfin la tonicité du sphincter anal. Il y recherche
toutes sortes de vestiges de l'attentat : ecchymoses, excoriations, fissures
etc. Les mêmes examens peuvent être pratiqués sur une fille,
parfois même sans aucune suspicion de tentative de sodomie.
Dans le cas d'une victime féminine, dont les deux tiers
des 233 cas ont été examinés, le docteur écarte les
grandes lèvres, dont l'état général peut
déjà donner des indications sur la violence du fait
présumé, et observe les diverses parties qui composent la vulve :
petites lèvres, clitoris, méat urinaire, vestibule du vagin,
fourchette. L'examen préliminaire a trait à la puberté, le
médecin observe le pubis et les grandes lèvres afin d'y relever
la présence ou non de poils et à défaut de duvet.
Pour la vulve, même constat que pour les grandes
lèvres, le praticien peut en apprécier l'aspect global
grâce aux couleurs, la forme, la fermeté et la réaction au
toucher. Le mode opérationnel reste le même pour les petites
lèvres. Le clitoris a une signification particulière pour les
médecins, puisque leurs constatations peuvent être à charge
pour l'accusé comme pour la victime. Pourtant l'observation reste la
même, ayant pour but de déceler une couleur mais surtout une
taille anormale, sous-entendu non-conforme pour l'âge de la victime, du
clitoris150. Nous reviendrons sur la controverse qui y est
associée dans un chapitre ultérieur, cependant nous pouvons
déjà dire que l'interprétation semble suivre des chemins
peu scientifiques. En effet, une même constatation peut aboutir à
deux jugements diamétralement différents, annonçant que
l'enfant a bien été victime d'attouchements obscènes, ou
bien diagnostiquant une tendance à la masturbation. C'est d'ailleurs
là une question fréquemment posée par les juges dans les
ordonnances d'examen médical : les parties du sujet
révèlent-elles des traces d'onanisme ?
Le méat urinaire n'est pas particulièrement une
victime directe des violences sexuelles, mais il s'avère être la
gêne la plus répandue chez les fillettes consécutivement
à un attentat. Il est souvent le siège d'inflammations dues
à des écoulements résultant d'un contact
inapproprié avec un objet extérieur - pénis, doigt,
morceau de bois, etc. Pour le
150 ADI&L, 2U, 719, affaire Fillon : « Le
développement du clitoris et la flétrissure des petites
lèvres semblent dénoter des habitudes d'onanisme. »
médecin légiste, le vestibule du vagin n'a qu'un
intérêt limité car le plus important est audelà,
cependant dans les cas de violence extrême elle peut être
déchirée, tout comme la fourchette située a
l'extrémité arrière de la vulve, près du
périnée.
Bien entendu, le vagin est la zone de convergence de toutes
les interrogations en matière de violence sexuelle. Si tous les
attentats n'ont pas pour but une pénétration complète
comme partielle, la disproportion des corps en présence engendre bien
souvent des conséquences inattendues, tout du moins pour l'agresseur. La
disparité de taille entre les organes sexuels de l'enfant et le doigt,
la main ou le pénis de l'adulte peut facilement engendrer des
séquelles au niveau du vagin, quand bien même celui-ci
n'était pas l'objectif premier. Pour son examen, l'expertise
nécessite l'introduction d'un doigt, souvent l'index, laquelle produit
plusieurs indices : la manière dont se fait l'intromission, si elle se
fait aisément ou péniblement avec l'auriculaire ou l'index, si
elle provoque une douleur chez le sujet, sont autant de renseignements utiles
au diagnostic. Celui-ci doit permettre d'être au fait de la
possibilité d'introduire un doigt ou un membre viril dans le canal
vaginal. Quelquefois la nuance va plus loin : « Le vagin est peu
développé et ne pourrait admettre qu'un membre pénien
petit »151.
Assurément il reste encore le plus important, a savoir
l'hymen, dont une connaissance approfondie depuis le deuxième tiers du
XIXème siècle perfectionne les examens152.
La mince membrane est revêtue d'une importance capitale dans les
attentats visant les enfants, pour la simple raison qu'à la
différence d'un viol sur adulte, il y a présomption de
virginité. Quelquefois il est impossible de pratiquer un quelconque
examen sur celle-ci car l'entrée du vagin est très
gonflée153. Le médecin s'attache en premier lieu a
décrire ladite membrane quand elle est présente, à en
donner la forme, dans la grande majorité des cas annulaire, parfois plus
étrange154. Au contact du doigt, il en définit la
souplesse, paramètre important puisque dans certains cas, l'introduction
de l'objet extérieur ne rompt pas la membrane du fait de sa dilatation :
c'est ce qui est communément appelé au XXème
siècle l' « hymen complaisant »155. Même
lorsque les relations sont répétées un
151 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
152 VIGARELLO (1998), p. 167.
153 ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.
154 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault. L'examen d'une jeune
victime révèle un hymen si mince qu'il en est transparent.
155 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 355-356.
grand nombre de fois, plus de cent en l'espace de sept ans
pour le cas de la jeune Juliette : « L'hymen n'est pas
déchiré, mais très élargi, aminci, et permettrait
facilement l'introduction du membre viril. Cette jeune fille a dû avoir
des rapports sexuels répétés, mais probablement assez
ménagés pour que la rupture complète de l'hymen n'ait pu
se produire »156. Dans d'autres cas l'expertise offre de
précieux enseignements car beaucoup de jeunes filles ont l'impression
d'avoir été complètement violées alors que la
réalité est plus nuancée : « En avant et au-dessus de
l'hymen existe une petite excavation en forme d'entonnoir, une sorte
d'infundibulum dans lequel l'extrémité du membre viril aurait pu
s'engager, en refoulant la membrane hymen sans la rompre »157.
L'enfant a été en quelque sorte trompée par ses propres
sensations158.
La question de la défloration occupe une place
prépondérante dans l'esprit des magistrats comme du jury, et les
questions posées à ce propos sont multiples. L'expert doit donc
expliquer si la perte de l'hymen est récente ou remonte à une
période plus ancienne, et si possible, la dater. L'examen permet de
temps a autre de mesurer l'étendue des progrès de la
médecine : la jeune Céline, âgée de treize ans, a
été violée le 16 février 1882. L'enfant se tait,
mais quand l'affaire remonte aux oreilles de sa mère, la décision
est prise, elle l'emmène chez le docteur, le 20 mars : celui-ci constate
alors effectivement que la demoiselle est déflorée, et fait
remonter le crime à « au moins trois ou quatre semaines
»159. Son rôle est ensuite de déterminer le moyen
employé pour la défloration : simple attouchement avec le doigt,
intromission complète de la verge ou encore d'un objet de même
taille ? La forme et la dimension de la déchirure constituent les
indices
156 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
157 ADI&L, 2U, 606, affaire Douel.
158 Ouvrons ici une parenthèse sur le sujet des pratiques
à employer et des symptômes à rechercher sur la victime.
Force est de constater que les examens médicaux contemporains ont peu
changé de ce point de vue, seul le vocabulaire semble avoir
évolué, et encore. Appuyons nous sur l'ouvrage suivant,
déjà cité : MANCIAUX, GABEL, GIRODET, MIGNOT, ROUYER
(2002), p. 252-253. Lors d'un examen médico-légal, on recherche
sur la fille des lésions traumatiques de la vulve - oedème,
ecchymose, ulcération, plaie, lésion d'irritation ou
cicatricielle. Dans un deuxième temps on cherche les symptômes
pouvant évoquer une maladie sexuellement transmissible :
écoulement purulent, vésicule, ulcération. Puis on
vérifie l'intégrité de l'hymen avant de se mettre en
quête de possibles lésions au niveau du col et de la paroi
vaginale. Pour un examen pratiqué sur un garçon, on examine en
premier lieu le prépuce, le frein de la verge, le gland, l'orifice
urétral, la verge puis le scrotum, a la recherche de plaies,
d'ecchymoses, de traces de liens ou de lésions évoquant une
maladie sexuellement transmissible - vésicule, écoulement
purulent, crête-de-coq. Dans les deux cas, on observe l'anus pour y
détecter de possibles ulcérations ou fissurations. Il faut
également apprécier la tonicité du sphincter anal pour
déceler une hypotonie.
159 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
recherchés, en témoigne cette note : « La
défloration n'est pas due a un pénis car il aurait fait plus que
cette déchirure »160.
Cette dernière interrogation fait le lien avec l'examen
du prévenu, puisque celui-ci peut avoir pour but de déterminer si
la conformation du pénis ou d'un doigt161 de l'accusé
lui aurait permis de pénétrer sa jeune victime. « Ces
enfants déclarent que j'en ai gros comme le bras et je n'en ai pas du
tout bien au contraire », jure un homme qui précise qu'il n'en a
pas plus gros que le petit doigt162. Le juge d'instruction lui fait
alors remarquer que le médecin l'a déclaré de taille
conforme. L'inspection du sexe de l'accusé doit également
permettre de relever des anomalies sur ou autour des organes génitaux,
telle qu'une hernie a l'aine163, et d'observer la forme du gland. En
cette fin de XIXème siècle, la médecine
légale pense détecter les signes de la «
pédérastie active )) a l'aide de cette analyse. Si le gland est
de forme conique, c'est-à-dire « comme celui d'un chien », les
habitudes de sodomie active sont confirmées, de même si on y
trouve des lésions caractéristiques. Dans une certaine mesure il
en va ainsi de Marcellin Authier, accusé de sodomie sur plusieurs jeunes
garçons, dont la forme conique du sexe « rappelle celle que l'on
rencontre habituellement chez les individus adonnés depuis longtemps a
la pédérastie active * · ·+ »164.
Mais dans une certaine mesure seulement, puisqu'elle « n'est pas assez
prononcée pour permettre une conclusion formelle ». Pire encore, de
l'aveu même des experts ces conclusions restent sujettes à caution
: « Ces signes font le plus souvent défaut même quand ces
habitudes sont invétérées »165. Il arrive
aussi que l'ordonnance du tribunal demande dans le même temps de
rechercher d'éventuels signes de pédérastie passive.
L'autre partie des observations pratiquées sur le sexe
de l'accusé est sensiblement la même que sur les victimes :
l'urètre est scruté dans les cas oü l'examen
préalable de l'enfant aurait décelé une possible maladie
vénérienne. La syphilis et la blennorragie, aussi appelée
« chaude-pisse », constituent les principaux maux de ce qui devient
à partir
160 ADI&L, 2U, 683, affaire Grimault.
161 ADI&L, 2U, 625, affaire Beauvais, ainsi que 614, affaire
Petit. Ce type d'examen reste toutefois rare.
162 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.
163 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau. Selon le
médecin, la hernie très volumineuse gêne l'accomplissement
des rapports sexuels, mais ne les empêche pas.
164 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
165 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
de la décennie 1870 la grande peur de la fin du
siècle, associée à un discours médical comme
politique alarmiste166.
L'état du corps de l'inculpé nécessite
quelquefois un examen supplémentaire, mais cette fois-ci dans le but
d'établir une preuve formelle de sa culpabilité. C'est le cas
quand la victime a imprégné sur la peau de son assaillant les
stigmates de sa défense acharnée et
désespérée. Le cas le plus représentatif a lieu le
4 décembre 1881 dans le parc du château
d'Azay-sur-Cher167. Marie, quatorze ans, garde ses vaches au bord
des douves quand un employé de la maison l'y entraîne de force et
la viole. L'enfant a le temps d'égratigner son agresseur au niveau de la
joue droite. Le docteur chargé d'examiner ce dernier remarque
effectivement a l'endroit indiqué quatre petites croûtes «
qui représente[nt] assez exactement la forme d'un coup d'ongle ».
Le fait prend toute son valeur au vu de l'article 332 du code pénal qui
punit le viol, lorsque l'on sait que pour être caractérisé
la victime doit s'être défendue.
Celle-ci a également droit dans les cas de viol ou
d'attentat avec violence a un approfondissement de la visite médicale
avec pour objectif de découvrir les vestiges d'une lutte. Toujours dans
la même affaire, Marie déclare au magistrat instructeur avoir
été blessée autour de la bouche. Trois jours après
son agression elle est examinée par le même docteur qui
révèle qu'elle porte bien trois petites excoriations sur le nez.
Le praticien cherche bien souvent, si contrairement à Marie la victime
ne donne pas de précisions sur les séquelles corporelles qu'elle
a gardées, les traces caractéristiques de la violence. Il cherche
par exemple au niveau des cuisses, sur les muscles adducteurs et l'aine,
témoins d'un écartement forcé, au niveau des bras qu'on
aurait serrés trop fort ou encore autour du visage. Il arrive que le
docteur donne aussi son impression générale sur la morphologie de
la victime afin de la comparer a celle de l'accusé, comme dans l'affaire
de la jeune Marie, décrite comme « peu robuste, et hors
d'état de soutenir une lutte contre un homme vigoureux ».
Puisque chaque attentat a ses spécificités, il en
est qui ne relèvent pas nécessairement du crime sexuel, mais
qui l'accompagnent parfois. Le médecin est quelquefois amené
a diagnostiquer telle infection ou telle maladie, dommage collatéral
de l'agression. Tel est
166 SOHN (1996-a), p. 109.
167 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
le cas de la jeune Anasthasie, régulièrement
victime depuis trois ans des agissements coupables de son grand-père qui
la bat avec une violence inouïe lorsqu'elle se refuse a lui168.
Il la frappe si fort que lorsqu'enfin les voisins se décident a
réagir, ils trouvent la pauvre enfant sur son lit, tout juste
rouée de coups, crachant du sang. Le médecin
dépêché sur place reconnaît là les signes
d'une tuberculose pulmonaire, doublée d'une affection cardiaque qui la
rend alitée.
Enfin, à une place à part, les examens ayant
pour objectif de renseigner le tribunal l'évolution du traitement de la
victime, voire même dans deux cas sur ses chances de survie. Pour l'un de
ceux-ci, les conséquences du viol de d'une fillette de sept sont telles
qu'elle ne peut quitter son lit, obligeant le médecin légiste
à faire une seconde visite huit jours après la première,
avec pour conclusion « la vie de la jeune [victime] est en ce moment hors
de danger »169. Le second exemple est a mettre au crédit
d'un buveur notoire dont l'état ne laisse pas forcément le
médecin très optimiste le jour de son arrestation, d'autant plus
que les gendarmes l'ont trouvé « ivre mort »170.
L'ivrogne se réveille le lendemain mais le médecin qui l'a
examiné confie au juge qu'il a lui aussi pensé qu'il allait
mourir.
Pendant ce temps, l'intérêt pour la
personnalité du criminel supposé gagne les tribunaux, bien qu'en
Indre-et-Loire les chiffres montrent que la pratique évolue encore
à la fin du siècle, avec quatre cas pour la décennie 1880
et six pour la suivante. Mais elle prend bien plus d'importance quand on la
compare avec l'évolution inverse qui touche les examens physiologiques,
au nombre de vingt-et-un pour la première période contre
seulement six pour la seconde. Mais il ne faut surtout pas oublier que le
nombre de procès de crime sexuel sur enfant est en diminution
progressive en cette fin de siècle, en Indre-et-Loire comme ailleurs :
sur le département, nous avons recensé quatre-vingts cas dans les
années 1880, quand la décennie suivante n'en compte que
cinquante-cinq. La remarque atténue d'autant la portée des
résultats statistiques menés sur les examens physiologiques
qu'elle renforce ceux obtenus avec les observations du psychisme.
168 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
169 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson.
170 ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux. Le praticien
déclare au juge d'instruction : « Aussitôt qu'il sera sain,
s'il revient à la vie, je le ferai transférer devant vous
».
La mission de l'expertise psychique est d'évaluer le
degré de responsabilité de l'accusé, afin d'influer sur le
verdict soit par le biais de l'article 64 du code pénal, soit par
l'octroi de circonstances atténuantes. En cas de doute sur les
facultés mentales du prévenu, le juge d'instruction a la
possibilité de mandater un expert, comme dans l'affaire Magloire, lequel
est tombé d'une charrette l'année précédente, ce
qui selon la population locale l'aurait quelque peu
secoué171. Même raisonnement pour le cas d'un jeune
cultivateur de dixhuit ans ayant reçu cinq ans plus tôt un coup de
sabot à la tête, ce qui à en croire la rumeur n'aurait pas
arrangé sa situation intellectuelle172. C'est une cause
semblable qui est a l'origine de l'examen d'un jeune domestique
réputé pour sa faible intelligence et son histoire
pathétique : privé très tôt de sa mère, il
n'a que peu fréquenté l'école et a eu une enfance
très abandonnée173.
Parfois les raisons de l'examen sont a chercher dans les
interrogatoires, comme dans celui d'un jardinier de cinquante-neuf ans qui
avoue avoir attenté à la pudeur de trois petites filles. Alors
que le juge d'instruction, sans doute pris d'un doute, questionne
l'accusé sur sa vie, celui-ci lui déclare entre autres que sa
mère a été a l'hospice de fous, tout comme deux de ses
soeurs qui sont « à peu près folles »174. Le
docteur consigne dans son compte rendu que l'examen médical de
l'état mental du prévenu a été jugé
nécessaire « non par son attitude, ses réponses ou ses
actes, mais seulement en raison de certains antécédents de
famille ».
On trouve également l'âge avancé comme
motif d'examen, de la part d'un juge visiblement très au fait de
l'approche psychiatrique de l'expertise175. Krafft-Ebing plaide en
effet en faveur d'un examen mental pour les vieillards accusés de crimes
sexuels176. Le médecin qui a examiné l'homme aux
soixante-quatorze printemps note dans son compterendu :
« Le magistrat instructeur était
préoccupé de savoir en raison de l'âge de [l'accusé]
si ce vieilard n'avait pas agi sous l'influence d'une de ces perversions
morbides des instincts et des sentiments affectifs, lesquelles sont
liées à un affaiblissement sénile de toutes les
facultés. »
171 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire. L'accusé est
finalement déclaré entièrement responsable de ses
actes.
172 ADI&L, 2U, 691, affaire Gombert.
173 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.
174 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. L'examen médical
ultérieur révèle que trois autres de ses soeurs - au
total, l'accusé en a sept, ainsi que deux frères - « on
toujours été d'un caractère bizarre, fantasque ».
175 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
176 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 366.
A ce sujet il serait réducteur de penser que
l'atténuation des facultés mentales, ou plutôt la
présomption qu'en font les juges, ne concerne que les sujets d'un
âge très avancé. Sur notre période les dix cas
recensés comportent tout de même trois mineurs de dix-sept,
dix-huit et dix-neuf ans177.
Enfin, la dernière raison est d'ordre médical.
Jean Bigot, trente-neuf ans, est sujet à des crises d'épilepsie
depuis une dizaine d'années et ces derniers mois leur fréquence a
augmenté. Quand une de ses filles l'accuse de l'avoir violée
pendant six ans, et une autre de lui avoir fait des attouchements en
état d'ivresse, le juge d'instruction établit le parallèle
avec la maladie et ordonne une expertise178.
Une fois le médecin convoqué, le supposé
malade se voit interrogé sur des sujets divers et variés. Le
praticien commence à la manière dont le juge termine parfois son
interrogatoire de l'accusé, à savoir en demandant au patient de
lui narrer les étapes de son existence, car il est primordial de laisser
parler le sujet, sous les aspects d'une conversation banale, pour le mettre en
confiance179. S'ensuivent des exercices scolaires basiques comme
déchiffrer les lettres de l'alphabet ou épeler les syllabes les
plus simples, puis on grimpe dans la difficulté avec de la lecture d'un
texte et de l'heure, ainsi que du calcul, tout cela pour déterminer si
le sujet a une « infirmité mentale » -
imbécilité ou idiotie180. Là encore l'expert
peut nuancer son propos, parlant, sans perdre de vue l'objectif de ses
observations, d' « intelligence restreinte mais suffisante
»181. La manière d'écrire, de former les lettres
ou les phrases avec plus ou moins d'étrangeté peut
également faire partie de l'observation182.
Dans un seul cas le médecin s'est
intéressé a la morphologie de son patient, cherchant une
asymétrie faciale ainsi que des apparence et attitude
suspectes183. Un autre s'est penché sur
l'éventualité de lésions des centres nerveux. La suite se
concentre déjà beaucoup plus sur le psychisme du prévenu,
le médecin cherche à savoir si les idées de
177 Nous avons également deux accusés entre trente
et cinquante ans, deux entre cinquante et soixante, et enfin trois dans la
catégorie des plus de soixante ans.
178 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
179 LACASSAGNE (1906), p. 235. Il s'agit ici du
résumé d'un article d'un de ses confrères paru en 1879.
180 ADI&L, 2U, 674, affaire Hardion.
181 ADI&L, 2U, 691, affaire Gombert.
182 LACASSAGNE (1906), p. 235.
183 ADI&L, 2U, 692, affaire Léothier. L'homme de l'art
a décelé « un air sombre et sournois ».
celui-ci s'enchaînent avec logique et raison, s'il n'est
pas sujet a des hallucinations, des délires ou des illusions, si ses
sentiments affectifs sont normalement développés et s'il n'est
pas atteint de névrose convulsive. L'analyse suivante porte sur les
instincts, y compris sexuels, et sur leur développement afin
d'apprécier s'ils n'ont pas une prédominance excessive. Le point
suivant, l'élément moral, revient dans la majorité des
examens : l'accusé discerne-t-il le bien du mal ?A-t-il conscience de la
gravité des faits qui lui sont reprochés ? C'est manifestement la
question centrale, en témoigne la conclusion d'un rapport portant sur un
homme accusé d'avoir tenté de sodomiser une enfant de deux
ans184 :
« [L'accusé] est d'une infériorité
intellectuelle manifeste [...] mais son niveau intellectuel n'est pas tellement
abaissé qu'il ne puisse avoir une notion morale du bien et du mal. Il ne
saurait être considéré comme un imbécile
entièrement dépourvu de la conscience de ses actes [...].
»
En somme, la question est de savoir si le patient a franchi la
limite morale qui sépare l'humain de l'animal. Cela se traduit
également par un retour a l'observation physique qui recherche une
altération des mouvements et de la sensibilité
générale, de la même façon que des traces
d'alcoolisme ou d'épilepsie185. On retrouve ces
préoccupations à travers des questions sur la vie
antérieure du sujet : a-t-il connu des névroses au cours de son
existence ?186 La sénilité semble occuper une place un
peu à part puisqu'elle nécessite de chercher les signes d'une
« déchéance morale )) à travers les actes, le langage
et l'état physique de l'inculpé187. Le garde des
Sceaux en personne accorde une valeur de première importance a la
sénilité, a l'origine selon lui de nombreux attentats. Il
caractérise le crime sur enfant de « dépravation morbide et
souvent sénile qui lui est propre ))188.
Enfin, dernier type d'expertise médicale visiblement
rare puisque rencontré une seule et unique fois, l'analyse des
empreintes dans le but d'affirmer l'identité de leur
propriétaire. Elle peut être double : empreinte digitales ou
traces de pas. Les travaux sur les marques de main sont très
récents et de suite exploités par la criminologie qui utilise
nombre de
184 ADI&L, 2U, 692, affaire Léothier.
185 L'examen n'est pourtant pas celui de l'affaire Bigot
cité un peu plus haut, prouvant ainsi que la recherche des
symptômes de l'épilepsie a pu être faite sans indice
préalable a ce sujet.
186 LACASSAGNE (1906), p. 236.
187 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
188Compte général de
l'administration de la justice criminelle en France, année 1895,
Paris, Imprimerie nationale, 1897, p. X.
procédés chimiques pour les
révéler189. Mais dans le cas qui nous
intéresse, une fois de plus tiré de l'affaire Chollet, il s'agit
de traces de pas laissées dans les douves du château, et
remarquées par les magistrats lors de leur examen des lieux du crime. Le
médecin est alors dépêché sur les lieux et scrute
les quatre trous remplis d'eau, car fort heureusement en ce jour de
décembre les douves sont très humides et rendent les traces
facilement analysables. Lacassagne prescrit d'en faire un moulage, mais dans
notre cas l'homme ne l'art s'en passe très bien pour livrer ses
conclusions sans appel190. Les deux premiers trous proviennent de
deux sabots enfoncés dans le sol par leur partie antérieure, qui
correspondent exactement a ceux que portait l'accusé. Un peu plus loin,
une troisième empreinte est elle aussi attribuée a l'un des deux
sabots du prévenu. Enfin a côté des traces
précédemment citées on distingue une quatrième qui
semble être celle du pied dénudé de la victime.
Il arrive que la présence d'un médecin
légiste ne soit pas suffisante pour démêler une affaire,
dans ce cas le parquet peut recourir à une expertise pharmacologique. Si
la visite médicale requiert un docteur le plus souvent en poste a la
faculté de médecine, l'examen des tissus est dévolu au
simple pharmacien. Il est présent dans le dossier judiciaire de 13% des
affaires jugées sur notre période, mais est en régression
avec quinze cas avant 1890 et quatre après. Une nouvelle fois,
n'oublions pas de pondérer ces propos en rappelant la baisse
générale du nombre de procès entre les deux
décennies.
La matière première d'un examen de ce type est
le tissu, allant de la chemise de la victime au pantalon de l'accusé en
passant par le linge de lit. Il peut avoir trois objectifs, à
déterminer au préalable, à savoir dans la majorité
des cas découvrir des traces de sperme, d'écoulement
blennorragique ou syphilitique, ou plus rarement, de sang voire de boue. En ce
qui concerne la première visée elle doit permettre de prouver
qu'il y a eu éjaculation, même si au final cela ne prouve rien
quant a la réalité de l'attentat. Pour la seconde on se rapproche
déjà plus de la preuve formelle, puisqu'elle doit établir
le lien entre la maladie contractée par la jeune victime et une
éventuelle infection du prévenu. Le but de la troisième
est d'étayer la thèse de la défloration constatée
par l'examen
189 Le savant britannique Sir Francis Galton publie en 1892
l'ouvrage de référence, bien que des recherches plus anciennes
aient débuté au XVIIème siècle.
190 LACASSAGNE (1906), p. 207.
antérieur du médecin légiste, et celui de
la dernière est de mettre en adéquation le lieu du crime et les
vêtements des protagonistes.
Cette observation n'est souvent qu'un approfondissement d'une
quasi-certitude des magistrats et son objectif est d'apporter une preuve
irréfutable. C'est au vu du nombre d'expertises totalement
négatives - quatre, soit 22% du total - que l'on mesure leur importance
dans la lutte contre les erreurs judiciaires. Le parquet y a très
souvent recours dans les affaires de viol sur enfant, en témoigne cette
statistique : sur les sept affaires de viol ou tentative jugées
pénalement comme telles, cinq comportent une analyse de ce type. Ce
n'est pas là le seul élément intéressant a ce
propos : dans notre corpus les juges semblent y recourir dans le cas d'affaires
complexes oü ils ont également dû ordonner un examen de
l'accusé191. Attention toutefois à ne pas tirer de
conclusions hâtives, car n'oublions pas que la demande d'expertise
naît de la volonté du juge d'instruction. Nous avons donc
peut-être seulement des juges qui y recourent de façon assez
systématique.
Le tissu a examiner est le plus fréquemment saisi par
les forces de l'ordre dès que l'enquête s'amorce et
conservé comme pièce a conviction. Son observation à
proprement parler, dont le compte-rendu est toujours extrêmement
détaillé à la différence des examens
médicaux, se compose de deux étapes, et utilise comme
matériau de base une série de bandelettes de tissu sur lesquelles
on a apposé le produit incriminé. La première a pour
discipline la physique et utilise principalement le microscope, la seconde est
d'ordre chimique et tire profit des précipités.
L'inventaire des cas classiques nécessitant une
expertise pharmacologique est le suivant : pour les taches de spermes, l'examen
se fait à partir de tissus provenant dans la majorité des cas de
la chemise de la victime ou des draps de son lit192. Il a pour but
de détecter la présence de spermatozoïdes. Quand l'objectif
est de trouver des traces d'une maladie vénérienne, l'examen est
de nature bactériologique et quand la suspicion porte sur la
blennorragie - rappelons que nous n'avons dans notre étude aucun cas de
syphilis - il
191 En attestent les chiffres suivants : sur les dix-huit
affaires concernées par un examen pharmacologique, treize ont
également nécessité une observation du prévenu,
soit près des trois quarts. Ce qui est considérable quand on
rappelle que seulement 13% des affaires jugées ont réclamé
un examen de l'accusé.
192 Sur les dix-neuf analyses de sperme recensées,
l'examen de la chemise de la victime est présent onze fois, celui de la
literie quatre. Ensuite, quatre éléments ont été
évalués une fois : le pantalon de la victime, celui de
l'accusé, les mouchoirs du prévenu ainsi que sa chemise. Pour les
trois autres types d'examens, les matériaux d'origine sont sensiblement
les mêmes.
doit révéler des gonocoques de Neisser,
caractéristiques de la maladie193. L'examen du sang doit
détecter la présence de globules rouges et déterminer
l'origine du liquide. En effet il ne faudrait pas confondre le sang issu des
menstrues avec celui provenant d'une écorchure, une déchirure ou
une plaie ouverte194. Enfin dans le cas de traces de boue, le
pharmacien se contente de relever leur emplacement sur le tissu afin de
déterminer si cela correspond avec la description du
crime195.
Après avoir défini les deux expertises
naturellement associées au crime, reste une dernière qui appuie
les propos de la victime plus qu'elle n'apporte de preuves réelles :
l'expertise de l'architecte. Celle-ci, très usitée dans les
procès au civil, se compose dans l'immense majorité des cas d'un
plan des lieux du crime. Ceux-ci ne sont pas toujours à mettre au
crédit des architectes puisque le plus souvent, cette mission est
confiée aux forces de l'ordre, peut-être par soucis
d'économies. En toute logique le résultat n'est pas vraiment
comparable, mais cela reste souvent sans importance puisque la démarche
des magistrats semble parfois inutile tant l'affaire est simple. Toujours
est-il que l'expert en la matière dresse un ou plusieurs plans de
tailles pas toujours identiques, horizontaux le plus souvent ou bien verticaux,
parfois superbes.
D'ordinaire le but avéré est de confondre les
mensonges des uns et des autres ou d'étayer les propos d'une des
parties. C'est dans cet esprit qu'a été ordonnée
l'élaboration d'un plan du jardin du dénommé Jabveneau,
accusé d'y avoir violé une petite fille196. Celle-ci a
fait des lieux une description si détaillée que cela en a
frappé l'esprit du juge, qui se saisit de la possibilité d'une
expertise pour en avoir le coeur net. Une autre fois, l'examen médical a
permis de contourner le mensonge de la victime qui prétendait que ses
saignements provenaient d'une chute sur un morceau de bois197.
Après la visite médicale le soir même, l'homme de l'art
constate les traces d'un viol et interroge de nouveau la petite fille qui lui
révèle les circonstances de l'attentat dont elle a
été l'objet. Dans un cas particulier, l'architecte
départemental, excusez du peu, est
193 ADI&L, 2U, 762, affaire Heurtevent. Le procès a
lieu en 1899, soit vingt ans après la découverte de la
bactérie.
194 ADI&L, 2U, 707, affaire Moreau, ainsi que 616, affaire
Chollet.
195 ADI&L, 2U, 707, affaire Moreau. La jeune victime
déclare que son agresseur l'a mise a terre dans un champ, d'oü
l'examen des traces de boue sur la partie postérieure de sa chemise.
196 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.
197 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.
mandaté pour effectuer un travail non moins
spécial, devant vérifier la version d'Étienne Chollet,
encore lui, qui prétend que ses blessures à la joue ne sont pas
le fait de la défense de la victime mais d'une chute. Il est
monté sur le râtelier de la cave lorsque la structure de bois
vermoulu s'est effondrée, et qu'il s'est griffé le visage sur le
mur en tombant. La conclusion que l'expert tire de son étonnante
esquisse ne souffre d'aucune contestation : l'accusé n'aurait pu avoir
des marques a l'endroit oü elles sont en chutant de cette façon.
Par ailleurs une dernière expertise médicale a été
commandée, et là encore le légiste est formel : la
blessure a été faite de haut en bas et non de bas en haut comme
s'il était tombé.
Les limites de l'expertise et la réticence des
hommes de loi
Bien entendu tout n'est pas si simple dans le monde de
l'expertise légale. Nombre d'éléments imputables au crime
en lui-même ou aux institutions freine cette volonté d'apporter la
preuve irréfutable faisant basculer le procès d'un
côté ou de l'autre. Malgré les progrès scientifiques
et médicaux, certaines lacunes restent un obstacle a l'affirmation et la
suprématie de l'expertise sur les autres preuves. On peut les organiser
en cinq catégories : en premier lieu, la difficulté
d'établir des symptômes physiques appréciables, dans un
deuxième temps les complexités d'ordre temporel, ensuite les
limites de la pharmacologie ainsi que les conceptions parfois discutables de la
médecine légale. En guise de conclusion, les réticences du
monde de la justice.
Les affaires de viols et attentats à la pudeur sur
enfants sont des cibles faciles pour les esprits critiques qui ne manquent pas
de mettre en exergue son point faible, le témoignage, car il repose sur
la parole de jeunes personnes dont on remet en cause la
sincérité. De ce point de vue la médecine légale
apparait comme le sésame dont doit se saisir la justice pour
éclairer d'une lumière empirique les zones d'ombre de
l'instruction. Seulement les crimes sexuels sont pour de nombreuses raisons
délicats à expertiser, leurs conséquences étant
insuffisamment identifiables. « Personne est capable de s'en être
aperçu ~, déclare un accusé qui n'a enfoncé que
très légèrement ses doigts dans le vagin de sa
victime198. Les viols sont eux facilement reconnaissables
physiquement puisque la
198 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
totalité des sept cas - tentatives comprises - a
donné un examen positif199. Pourtant, un médecin
exprime toutes les peines de la science à authentifier un tel
acte200 :
« La conservation de la membrane hymen n'est pas une
preuve qu'il n'y ait pas eu violence, car elle n'est presque jamais
détruite dans une tentative de viol, l'entrée de la vulve et du
vagin étant trop étroite pour que même
l'extrémité du gland puisse atteindre le point d'insertion de la
membrane hyménale. »
Pour les attentats cette difficulté se ressent dans les
chiffres car sur un total de 165 examens plus de 53% s'avèrent
négatifs201. Aucune découverte scientifique majeure ne
semble affecter les résultats obtenus attendu que la proportion
d'observations négatives ne varie pas tout au long des vingt
années qui délimitent notre étude. Ce ratio peut
être expliqué par un autre, à savoir celui entre les
attentats avec et sans violence. Les premiers ne représentent qu'une
faible partie du total, c'est-à-dire à peine plus de 7% du total,
la proportion passant a 9,5% sur l'ensemble des crimes202. Dans le
cas d'un attentat sans violence et consistant en de simples attouchements,
Tardieu se résigne à avouer que « le médecin n'a a
consigner que des signes négatifs »203. Ce
découragement se retrouve chez ses contemporains Briand et Chaudé
qui affirment qu'il est tellement difficile d'expliquer véritablement
les causes d'une trace de violence sexuelle, qu'il leur faut se borner a les
décrire204. Ils trouvent écho de leur théorie
dans les tribunaux, puisque dans tous les cas oü l'on n'a pas
procédé a un examen médical de l'enfant on ne suspecte que
de simples attouchements. Un petit bémol tout de même : beaucoup
d'affaires oü apparaissent des tentatives de viol ou de sodomie ne sont
pas concernées par un examen, bien qu'on puisse soupçonner des
dégâts. Tardieu énonce tout de même quelques
éléments positifs, avançant que l'âge des victimes,
la délicatesse de leurs organes ainsi que la brutalité des
199Il convient tout de même d'ajouter une
nuance d'importance : nous ne parlons ici que des viols ayant été
jugés comme tels, car la majorité d'entre eux, bien que
prouvés par l'examen médical, arrivent au tribunal sous
l'appellation d'attentat.
200 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
201 Dans son étude de 1857, Tardieu arrive à des
chiffres légèrement en dessous : sur les 261 exemples soumis a
son examen, 118 se sont révélés négatifs, soit 45%.
On pourrait pour l'expliquer avancer une hypothèse : son
expérience étant antérieure à la loi de 1863 qui
modifie le code pénal, la proportion d'attentats avec violence de son
échantillon doit nécessairement être plus importante. Et
par conséquent, le nombre de crimes comportant des traces physiques
visibles a l'examen.
202 Comme dans le code pénal, nous avons
considéré le viol comme un attentat nécessairement commis
avec violence.
203 TARDIEU (1995), p. 52.
204 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 339.
attouchements font que souvent les marques de l'attentat sont
nettement visibles205. A condition donc que l'attouchement ait
été un minimum violent, on en revient au même
problème. Après la mort de Tardieu en 1879, ses successeurs sont
de plus en plus sceptiques sur la possibilité de prouver un attentat
à la pudeur206. Le constat n'a pas évolué
quelques années plus tard, en 1896 un médecin note encore :
« [La victime] ne porte pas de trace d'attentat a la pudeur, ce qui
n'exclut pas la possibilité d'un attentat »207.
Nous avons déjà mentionné le faible
nombre d'examens accordés aux victimes de sexe masculin. Il s'agit bien
là d'une marque de clairvoyance de la part de juges qui connaissent bien
les difficultés que rencontre l'expertise médicale puisqu'en
effet les deux tiers des examens pratiqués se révèlent
positifs. Les magistrats l'utilisent donc a bon escient, principalement dans
les affaires impliquant la sodomie, plus à même de laisser des
séquelles208. L'absence de marques est aussi inhérent
au type de crime perpétré sur les garçons : la
masturbation concentre la majorité des cas, et ne laisse que peu de
traces d'autant plus qu'elle est le plus souvent perpétrée non
sur la victime mais sur l'accusé luimême, par
l'intermédiaire de l'enfant. Bien sûr cette remarque vaut
également pour les petites filles.
Celles-ci n'offrent pas non plus des examens de tout repos
pour les praticiens. En premier lieu, les impondérables de la condition
féminine : grossesse et menstruation. Bien que dans la seconde
moitié du XIXème siècle ces dernières
n'apparaissent en moyenne qu'à quinze ans209, certaines
jeunes filles sont plus précoces et entravent à leur corps
défendant le bon déroulement de l'analyse, ce qui peut même
amener a cacher a l'expert des indices essentiels, et à
nécessiter une examen ultérieur210. Le problème
est un peu
205 TARDIEU (1995), p. 52-53.
206 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 349.
207 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
208 Les deux tiers des examens pratiqués l'ont
été dans une affaire oü l'enfant a été
sodomisé. Mais constater les traces de celle-ci n'est pas
forcément aisé puisque sur les quatre résultats de visite
négatifs, trois l'ont été dans le cas d'une
pénétration anale.
209 Jean-Claude FARCY, La jeunesse rurale dans la France du
XIXème siècle, Paris, Éditions Christian,
2004, p. 67. Cet âge a tendance à diminuer au fil des
siècles.
210 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, ainsi que 748, affaire
Lendemain. Une des jeunes victimes examinées par le légiste n'est
toujours pas réglée bien qu'elle soit âgée de
dix-sept ans. La seconde, à tout juste onze ans, présente
déjà les premiers signes de la puberté.
différent en ce qui concerne les grossesses, puisqu'en
fait de compliquer l'examen, elles l'annulent purement et
simplement211.
La question ô combien sérieuse des infections
sexuelles contagieuses n'échappe pas a la difficulté comme le
démontre l'analyse de Marie-Louise Leclerc, poursuivie pour des
attouchements sur son petit voisin de six ans212. Le médecin
diagnostique une urétrite contagieuse qui semble être à
l'origine de la blennorragie de l'enfant, seulement l'examen antérieur
du compagnon de l'accusée n'a révélé aucune maladie
de ce type. L'homme de l'art se trouve bien embarrassé et tente de
l'expliquer par un phénomène admis par la profession bien
qu'exceptionnel, qui est de contracter une blennorragie avec une femme pourtant
saine. Malgré cette dérobade qui lui est offerte, il ne croit pas
en cette hypothèse et persiste a en échafauder d'autres. Soit le
mal que porte cette femme n'existait pas a l'époque de l'attentat et la
victime a contracté lors de celui-ci une infection non présente
chez l'accusée, soit elle était déjà malade mais
n'a pas contaminé son amant. Finalement, le médecin ne va pas
plus loin que ses suppositions, laissant le soin au jury d'en déduire ce
qu'il veut. Mais gare à ne pas porter un regard trop
sévère sur ces flottements : Tardieu met en garde contre la
tentation de passer outre la rigueur scientifique afin de satisfaire pleinement
le juge, « il ne faut pas transformer le rôle de l'expert en celui
de témoin »213.
Au chapitre des conclusions hésitantes, signalons celle
de ce médecin qui éclaire dans son rapport les difficultés
que comportent les écoulements. Lors de son examen d'une jeune fille de
neuf ans, il remarque entre autres un écoulement jaunâtre, mais
fait preuve d'humilité en avouant ne pouvoir dire s'il s'agit d'une
vulvite née spontanément, ou due a des
attouchements214. Effectivement chez les petites filles de cette
époque les cas de vulvite « naturelle » ne sont pas rares et
imputés par les praticiens à un tempérament
211 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches, ainsi que 674,
affaire Hardion. Dans la première, la jeune fille a quatorze ans et a
été abusée par son père, qui ne serait pas, selon
ses dires, le père de son enfant. Dans le second cas, la victime a
dix-neuf ans et l'enfant a naître est celui de son géniteur.
212 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc.
213 TARDIEU (1995), p. 47. Cité dans AMBROISE-RENDU
(inédit), p. 343.
214 ADI&L, 2U, 698, affaire Moret. Fort logique face a
cette incertitude, le juge d'instruction décide d'une nouvelle
observation, sur l'accusé cette fois, afin de déterminer s'il est
atteint d'une quelconque infection vénérienne. Le résultat
s'avère négatif, mais prouve que parfois l'examen amène
plus de questionnements qu'il n'apporte de réponses.
lymphatique ou à une hygiène trop
légère215. Ces signes peuvent amener les juges au fait
des conséquences d'un attentat a tirer des conclusions hâtives,
aussi dans ce cas l'examen de l'expert est indispensable, même si parfois
il n'apporte pas la précision souhaitée.
Ces entraves a la quête de la vérité sont
d'une importance bien moindre que celles relatives à la question du
viol216. En effet celle-ci agite la communauté scientifique
depuis les premières décennies du siècle, et trouve
à partir des années 1880 un second souffle. Cette théorie
affirme qu'en dessous d'un certain âge, le viol est impossible -
au-dessous de six ans, et exceptionnel en dessous de dix217. La
raison tient dans la disproportion des organes sexuels de l'adulte et de
l'enfant, qui rend impossible l'introduction complète du membre
pénien218. Ainsi puisque l'affirme la médecine
légale, le viol sur une petite fille n'existe pas, sauf dans des cas
extrêmement rares.
Cependant notre corpus nous offre plusieurs exemples de
petites filles déflorées malgré leur jeune âge. On
doit tout de même préciser qu'une bonne partie présente des
traces de défloration incomplète, ce qui accrédite ici la
thèse du cercle des médecins légistes. La violence
employée semble être a l'origine de ces accomplissements, et les
deux plus jeunes victimes de tels actes - elles ont toutes deux sept ans - ont
eu droit à un procès pour viol, et non pour attentat. Il faut
dire que les faits ont été chaque fois dénoncés
avec une telle rapidité que les examens pratiqués ont
donné des résultats incontestables. Ces deux exemples rentrent
dans le cadre du discours des célèbres juristes Chauveau et
Hélie, qui notent dans les années 1880 que « la
défloration d'un enfant au-dessous de onze ans, sans violence, n'est
qu'un attentat a la pudeur »219. C'est la raison pour laquelle
dans nos
215 On la trouve plusieurs fois dans notre corpus, sous
différentes appellations telles que la leucorrhée ou
l'écoulement catarrhal.
216 En 1847 la cour de cassation donne du viol la
définition suivante, très générale : « Le fait
d'abuser d'une personne contre sa volonté soit que le défaut de
consentement résulte de la violence physique ou morale exercée a
son égard, soit qu'il réside dans tout autre moyen de contrainte
ou de surprise, pour atteindre en dehors de la volonté de la victime le
but que se propose l'auteur de l'action ». (Michèle BORDEAUX,
Bernard HAZO, Soizic LORVELLEC, Qualifié viol, Paris,
Éditions médecine et hygiène, 1990, p. 16.).
217 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 349.
218 Ce n'est pas là la seule bizarrerie que l'on doive a
la médecine légale : jusqu'au début du
XVIIème siècle celle-ci réfute l'idée
qu'une femme puisse tomber enceinte après un viol, car « il faut un
minimum de consentement à la conjection physique : il n'y a donc plus de
viol, car consentement ». (André LAINGUI, Arlette LEBIGRE,
Histoire du droit pénal : I, le droit pénal, Paris,
Cujas, 1979, p. 160.).
219 Cité dans AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne
et contemporaine, 2009, n°4, p. 174.
dossiers d'archives toutes les déflorations
effectuées sans l'appui de la violence physique ont été
qualifiées d'attentat a la pudeur.
Le temps est un aussi précieux allié pour le
criminel qu'un adversaire redoutable pour l'expertise. Et dans les affaires de
moeurs, il joue un rôle prépondérant : nombre d'entre
elles, nous aurons l'occasion d'y revenir, ne sont révélés
que plusieurs années après leur accomplissement,
particulièrement dans les cas d'inceste. Les preuves matérielles
se sont bien souvent effacées avec le temps : l'expertise
médico-légale ne peut plus prétendre à son
rôle probatoire220. C'est ce que remarque le médecin
qui s'est employé en vain a visiter Ernestine, victime a plusieurs
reprises depuis pourtant moins d'un an de l'amant de sa mère : (( Je ne
saurais être plus affirmatif a ce sujet, l'examen ayant été
pratiqué trop longtemps après le fait incriminé
»221. Même cas de figure pour Adélaïde sur
qui les derniers crimes remontent a trois ans, et qui fait dire au docteur qu'
(( en pareil cas toutes les traces disparaissent généralement
d'une manière complète au bout d'un certain temps
»222. C'est ce qui est effectivement arrivé a la jeune
Hortense, laquelle, lors de l'examen commandé par le juge, ne
présente rien qui puisse prouver un quelconque attentat à la
pudeur223. Celui pratiqué quatre jours plus tôt, soit
une semaine après l'agression, avait pourtant relevé une petite
déchirure que le médecin faisait remonter à cinq ou six
jours. Quand le juge l'interroge sur cette contradiction, il affirme qu'il est
possible que l'entaille ait cicatrisé.
Attention toutefois à ne pas généraliser
car les attentats, incestueux notamment, s'ils sont longs a dénoncer,
n'en durent pas moins longtemps. Aussi quand ils le sont certains outrages
peuvent être prouvés par l'expertise, comme l'évoque
Tardieu pour qui le caractère répété d'actes
pourtant anciens donne des signes particulièrement
distinctifs224. Deux médecins ont donc eu paradoxalement
cette chance : celui de la jeune Marie Allain, abusée par son
père dès l'âge de six ans et dont les relations
forcées ont
220Fabienne GIULIANI, (( L'écriture du crime :
l'inceste dans les archives judiciaires françaises (1791-1898) »,
L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne],
mis en ligne le 02 octobre 2009. URL :
http://acrh.revues.org/index1582.html,
§ 8.
221 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny. De la a y voir un
quelconque lien avec l'acquittement de l'accusé, il n'y a qu'un
pas...
222 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
223 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.
224 Ambroise TARDIEU, Les attentats aux moeurs
(1857), texte présenté par Georges VIGARELLO,
Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 52.
continué jusqu'à ses quinze ans, qui n'a
révélé les faits que deux ans après l'arrêt
de celles-ci ; ainsi que l'exemple de Marie Bigot, elle aussi victime à
partir de ses cinq ans des agissements de son géniteur qui ont
duré six longues années, et qui ensuite en a mis trois pour les
dénoncer225. Par conséquent, réduire le
rôle de l'expertise a la recherche d'une trace matérielle ne
serait pas convenable si l'on omettait d'y attacher la datation du crime. En
somme, peut importerait qu'il y ait la preuve s'il était impossible de
la situer dans le temps.
Dans un cas particulier la datation du crime entraîne un
imbroglio dont l'instigateur aurait pu être Alfred Jarry, tant le juge
lui-même semble prendre le parti de l'absurde. Et personne ne sera
étonné d'entendre une nouvelle fois parler de l'affaire Chollet,
décidément très délicate à bien des
égards. Restituons donc rapidement les faits : Marie a été
violée le dimanche 4 décembre 1881 et accuse le
dénommé Chollet. Le lendemain à quatorze heures est
pratiqué sur ordonnance un premier examen, par le docteur Gaultier, qui
confirme la version donnée par la jeune fille. Deux jours plus tard,
soit le 7 décembre, une nouvelle observation par le docteur Saintou
appuie les résultats de la première, soulignant que la
défloration ne remonte pas à plus de deux ou trois jours.
L'enquête se poursuit tant bien que mal jusqu'au 11 février
lorsque Marie révèle au juge d'instruction que le jour suivant le
crime elle a été, à huit heures du matin donc
préalablement à la visite ordonnée par le parquet,
examinée par un certain Huret, médecin n'ayant remarqué
que « bien peu de choses », dixit la victime. Saisi d'une louable
incertitude, le magistrat convoque les trois praticiens pour discuter de leurs
conclusions contradictoires. Un quatrième examen les met d'accord :
Marie a bel et bien perdu sa virginité. Mais le docteur Huret campe sur
ses positions quant au premier examen, entraînant le juge dans un
raisonnement par l'absurde.
« Si l'enfant n'était pas déflorée
à huit heures mais bien à quatorze heures, il faudrait en arriver
à cette impossibilité ou plutôt à cette
monstruosité morale que [la victime] après avoir simulé un
viol, le dimanche s'est présentée à l'examen d'un
médecin voyant que l'imputation dirigée contre Chollet ne pouvait
pas être matériellement constatée aurait fait appel
à un tiers qui l'aurait déflorée ou se serait
déflorée elle-même pour assurer la punition d'un homme
auquel elle ne porte aucun sentiment de haine. »
225 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, ainsi que 731, affaire
Bigot. Il convient de préciser qu'en raison de l'âge des deux
victimes au moment de l'enquête, respectivement dix-sept et quatorze ans,
le magistrat aurait pu s'abstenir d'un examen car des relations sexuelles
consenties et ultérieures avec d'autres hommes deviennent à cet
âge une possibilité.
L'analyse saugrenue du magistrat a le mérite de
provoquer une remise en cause du trio d'experts, qui estiment que la
défloration n'a pu être provoquée que par un tiers. Le
docteur Saintou évoque la possibilité « qu'au moment de la
première visite les lèvres de la membrane hymen
déchirée étaient collées l'une a l'autre par le
liquide visqueux qu'elle ne secrétait encore qu'en très petite
quantité et qu'alors a défaut d'écartement suffisant de la
vulve la membrane hymen eût paru intacte ». Elle recueille les
faveurs du docteur Huret qui précise que « par délicatesse,
et par crainte de produire quelques désordres [il n'a+ pas
écarté les grandes lèvres avec toute l'énergie
*qu'il+ aurai*t+ pu y mettre ». Le docteur Saintou termine en disant que
« des médecins légistes des plus distingués se sont
quelques fois fait illusion sous ce rapport ». Interrogé sur les
divergences nées de l'établissement de l'heure du crime, Gaultier
déclare que lorsqu'il a examiné la jeune fille le 5
décembre à quatorze heures, le viol remontait à
vingt-quatre heures, et il est impossible qu'il ait pu remonter a deux ou trois
heures car le vagin de la victime aurait été encore sanguinolent.
Finalement un témoin met fin au suspense en racontant qu'après la
visite du docteur Huret la jeune Marie était avec les autres domestiques
et il est impensable qu'elle ait pu être violée a ce
moment-là. De l'importance des témoignages oraux, donc.
L'affaire n'en reste pas là car le juge profite de la
réunion pour explorer d'autres zones d'ombre. L'examen microscopique et
chimique pratiqué sur la chemise de l'enfant n'a pas pu
révéler de traces de sperme, bien qu'il ait attesté leur
présence sur celle de l'agresseur. A la question du magistrat, Huret
répond qu'il est possible que la semence n'ait pas touché le
linge de l'enfant si elle s'est relevé aussitôt le fait accompli,
le liquide ayant pu tomber directement à terre ou couler le long des
cuisses. Sur ce point, les trois médecins sont de nouveau d'accord.
Toutes les branches de l'expertise livrent donc des
conclusions sujettes a caution. La pharmacologie n'échappe pas au
même phénomène et montre ses limites en s'en remettant
parfois à des indices peu empiriques. Deux exemples relèvent de
cette constatation, le premier concerne les écoulements,
décidément difficiles à analyser. Le pharmacien constate
les taches sur la chemise de la victime, mais reste prudent en annonçant
que celles-ci ne permettent pas de déterminer si l'écoulement est
de nature vénérienne ou leucorrhéique. Il a tout de
même son avis sur la question car il conclut que
l'abondance de l'écoulement fait penser a une origine
vénérienne226. Une autre fois l'analyse du pantalon de
la victime penche en faveur de la présence de taches de sperme mais ne
peut toutefois l'affirmer car aucun spermatozoïde n'a pu être
retrouvé dedans227. A cela s'ajoute l'état de
saleté du linge de la jeunesse qui n'arrange pas les affaires de
l'expert, qui se perd parmi la multitude de taches de diverses origines. Les
filles portent leurs chemises plusieurs semaines voire plus, et ce de jour
comme de nuit228. L'excès inverse a des conséquences
similaires et rend inutile toute tentative d'examen : bon nombre de parents,
à la vue du linge souillé de leur enfant, ont le mauvais
réflexe de le laver.
A regarder de plus près certaines modalités de
l'expertise médicale, on est même en droit de se demander si ce ne
sont pas simplement certaines connaissances ou plutôt croyances - non, le
mot n'est pas trop fort - scientifiques qui amènent les hommes de l'art
a des conclusions un peu trop hâtives. Vigarello souligne qu'à
partir de la seconde moitié du XIXème siècle
les médecins créent de toutes pièces des symptômes
qu'ils croient être la conséquence d'un attentat a la
pudeur229. Ainsi au XIXème siècle les
médecins disaient reconnaître l'impuissance aux
caractéristiques suivantes : cheveux blonds ou blancs, figure imberbe,
teint pâle, chair molle et sans poil, voix claire, aigüe et
perçante, yeux tristes et mornes, formes arrondies, épaules
étroites. Les testicules peu volumineux, comme flétris, pendants
et sans fermeté, cordons spermatiques grêles, gland ridé et
peu sensible sont autant d'indices supplémentaires, de même que la
lâcheté230. Souvenonsnous également que certains
prétendent déterminer l'homosexualité d'un sujet masculin
à partir de la forme de son gland. Un certain Boizard rentre tout
à fait dans ce schéma d'après l'examen qu'on a fait de ce
lui, seulement les attouchements dont il est accusé ont
été commis sur une petite fille231. Sans aucun rapport
mais pour l'anecdote, ce
226 ADI&L, 2U, 641, affaire Durand. L'examen ultérieur
de l'accusé montre qu'il est atteint d'une blennorragie.
227 ADI&L, 2U, 637, affaire Musnier.
228 Jean-Clément MARTIN, « Violences sexuelles,
étude des archives, pratiques de l'histoire », in Annales.
Histoire, sciences sociales, 51ème année,
n°3, 1996, p. 643-661, p. 646. L'article est disponible en
intégralité sur Persée.
229 VIGARELLO (1998), p. 170.
230 Laure ADLER, Secrets d'alcôve : histoire du couple
(1830 - 1930), Bruxelles, Éditions Complexe, 1990, p. 43.
231 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard. L'un n'empêche
sûrement pas l'autre, mais les probabilités sont sans doute
faibles.
médecin qui dit a la mère d'une enfant idiote
qu'en devenant une jeune fille elle changerait peut-être et même
pourrait guérir232.
Bien sûr les magistrats ne sont dupes des diverses
lacunes de l'examen médical. A fortiori si celui-ci est commis
en premier lieu par le médecin local. Il n'est pas rare de le voir
désavouer le premier expert, ce qui amène deux cas de figure :
soit l'observation amène un résultat semblable233,
soit le juge a été bien inspiré par sa méfiance
vis-à-vis du docteur de village. Dans le procès Alsace, le
premier examen de la victime évoque des grandes lèvres
légèrement rouges234. Alors qu'il instruit une affaire
d'attentat avec violence dans laquelle il y a suspicion de viol, le magistrat
semble dubitatif face à ces conclusions peu sévères. Il en
ordonne donc un second trois jours plus tard, qui révèle cette
fois-ci, outre l'inflammation déjà constatée, des
érosions a la partie supérieure des grandes lèvres,
synonyme de frottement.
Mais parfois la bataille d'égo entre juges et experts
semble se faire au détriment de la justice. La faute à un manque
de considération de chacune des parties, toutes deux se targuant de
pouvoir obtenir la vérité sans les compétences de l'autre.
Très tôt, les médecins légistes sont blessés
dans leur orgueil par le manque de reconnaissance de leur aptitude
particulière. François-Emmanuel Fodéré, le plus
célèbre d'entre eux a l'amorce du siècle, est un ardent
militant de cette cause car selon lui « la médecine a toujours
éclairé la jurisprudence »235. En substance,
prééminence du scientifique sur le juriste, quand on constate
l'inverse aux procès, ou l'expert n'est entendu qu'en qualité de
témoin236. Cette soumission finale répond a celle
contenue dans l'ordonnance de l'expertise, qui détaille tous les points
que l'examen doit aborder. La justice tient donc a encadrer strictement le
travail de la médecine légale, et n'en fait qu'une preuve parmi
d'autres237. A ce manque de reconnaissance et de
légitimité s'ajoute l'aspect ingrat de la fonction qui est
d'autant plus insupportable aux légistes que leur responsabilité
morale
232 ADI&L, 2U, 748, affaire David.
233 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard. Le premier examen
décèle bien des traces d'attentats, mais surtout la
présence de gouttes de muco-pus. Cela a dû amener le juge
d'instruction a se demander si leur origine ne pouvait pas être
imputée à une blennorragie, et donc à ordonner une seconde
observation de la victime comme de l'accusé, cinq jours plus tard.
Finalement ceux-ci donnent des résultats identiques aux deux
premiers.
234 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.
235 CHAUVAUD (2000), p. 19-20.
236 Ibid., p. 24.
237GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 30.
est engagée238. Les vacations sont mal
rémunérées et beaucoup de médecins refusent la
réquisition judiciaire239. En conséquence de quoi ce
sont les jeunes médecins qui se font inscrire sur les listes des experts
de tribunaux, car les plus expérimentés préfèrent
la tranquillité de leurs affaires lucratives240.
La méfiance, voire même la défiance, s'est
installée très tôt dans le siècle, a cause de luttes
d'influences mais pas seulement. Le monde judiciaire est a ce moment
préoccupé par les erreurs judiciaires qu'on impute volontiers aux
médecins et aux limites de l'expertise241. Vers la fin du
Second Empire le nombre de bévues de ce genre augmente fortement car le
rythme soutenu des découvertes dans les domaines de la physique et de la
chimie a engendré une foi aveugle en leur valeur242. On
pardonne d'autant moins leurs fautes aux hommes de l'art qu'ils vantent sans
cesse la fiabilité a toute épreuve de leur science. Pour le baron
Taylor, c'est toute la relation entre justice et expertise qu'il faut revoir,
et il ne cache pas son animosité envers cette dernière qu'il
accuse de dénaturer le procès : « Comment sera-t-il possible
de réprimer ce que la société s'accorde a
considérer comme un crime odieux, si on admet les experts
médicaux à discuter les degrés d'intromission pour la
constitution du crime ? »243. L'émergence de l'expertise
psychiatrique qui s'attache a la personnalité du criminel tend a rendre
l'examen plus difficile encore et s'attire les réprimandes de certains
magistrats et jurisconsultes, qui de plus la trouvent trop
envahissante244. Ces derniers s'en méfient également
car elle fait trop fréquemment usage a l'article 64 du code pénal
qui absout l'accusé s'il est déclaré fou245.
Les médecins légistes font alors leur mea culpa, ils
doivent connaître et reconnaître leurs lacunes et ne pas s'enfermer
dans un système afin de se préserver d'éventuelles
erreurs246.
Malgré tout les tensions montent encore sous la
IIIème République où chacun se rend
coup pour coup. Le garde des Sceaux propose en 1879 un projet de loi pour
limiter l'influence
238 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 339.
239 CHAUVAUD (2000), p. 31.
240 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 336-337.
241 CHAUVAUD (2000), p. 63.
242 Ibid., p. 231.
243 VIGARELLO (1998), p. 170.
244 CHAUVAUD (2000), p. 11-112.
245 LANTERI-LAURA (1979), p. 17. 246CHAUVAUD (2000),
p. 181.
des experts, car dit-il « il est toujours a craindre
qu'entraînés dans une certaine voie, dirigés par une
idée fixe ou dominés par un système scientifique exclusif,
ils ne négligent quelques-uns des éléments qui doivent les
conduire à la vérité ». L'entreprise est toutefois
abandonnée247. Trois ans plus tard l'offensive se poursuit
avec une ébauche de loi visant à organiser une expertise
contradictoire pour chaque procès afin de lutter contre les erreurs
judiciaires, mais elle en reste à ce stade248.
Gabriel Tarde, précurseur de la criminologie moderne,
propose en 1885 de modifier radicalement le visage de la justice
française en remplaçant purement et simplement les jurés
par les experts, représentants de la science impartiale et
infaillible249. Paul Brouardel, figure éminente de la
médecine légale de l'époque et alors commissaire du
gouvernement, est plus mesuré et demande la création d'un
diplôme spécial qui a défaut de les combler, apaiserait les
praticiens en leur offrant la reconnaissance qu'ils réclament depuis
longtemps. Mais la proposition ne trouve pas de soutiens suffisants dans sa
propre famille et est abandonnée250.
Brouardel s'illustre de nouveau en 1892 grâce a
l'adoption le 30 novembre de la loi sur l'exercice de la médecine,
projet qu'il a porté pendant vingt ans, et qui instaure l'obligation
d'être titulaire d'un diplôme de docteur pour exercer. En
contrepartie de cette reconnaissance, le texte précise que la justice
peut requérir d'urgence n'importe quel médecin251.
L'année suivante, afin de rendre plus attractive l'expertise
légale du point de vue financier, les vacations sont revalorisées
pour la première fois depuis le Premier Empire252.
Ces avancées destinées à motiver les
médecins ne changent strictement rien au moment du procès, ils
restent entendus comme simples témoins. Et leur rôle n'y est pas
des plus faciles. L'expert doit avoir une bonne éloquence, «
être crédible sans pérorer et convaincre avec chaleur
»253. L'un d'eux s'en plaint encore en 1892 : « A quoi bon
avoir des experts si leur voix n'a pas plus d'autorité que celle du
voisin qui ne connaît pas la
247Ibid., p. 62. 248 Ibid.
249Ibid., p. 54. 250Ibid., p.
45. 251Ibid., p. 44.
252 Ibid., p. 31.
253 Ibid., p. 89.
question ? »254. Le président de la cour
d'assises de la Seine conçoit que la tâche soit délicate et
la résume de la façon suivante255 :
« Le rôle du médecin légiste qui
expose devant des jurés le résultat de ses constatations est
très complexe ; il faut qu'il fasse des leçons, sans en donner,
car les jurés doivent apprendre par lui ce qu'ils ignorent, mais ils se
cabreraient s'ils apercevaient une velléité de leur dicter une
opinion ; il faut cependant de l'autorité dans la parole, car si le
médecin doute, qui croira ? Il faut, tout en restant l'homme de l'art,
inspirer la pitié pour les souffrances d'autrui et savoir
émouvoir : un médecin romanesque et trop sensible
déplaît, mais un praticien sans entrailles, dont la parole fait
sentir le bistouri, révolte... »
Un véritable rôle de composition. C'est parfois
ce a quoi se résume l'expertise légale, même si la
majorité des exemples montrent un examen sans faille. C'est de
certitudes dont les juges ont besoin face à la volatilité des
témoignages. Ils ont donc à leur disposition un éventail
élargi d'expertises afin d'éclairer le jury sur les circonstances
comme les conséquences de l'attentat. Dans la moitié des cas ils
s'appuient dessus, et quand ils ne le font pas c'est que l'instruction leur a
laissé penser que ce n'était pas indispensable. En effet la
répression des attentats à la pudeur pâtit grandement de la
complexité a prouver le crime, si bien que nombre de médecins de
renom estiment qu'il est impossible ou presque d'y apporter une preuve
irréfutable. Malgré la fragilité des orages sexuels due a
l'âge de la victime, le praticien ne trouve pas toujours de trace
imprimée par l'agresseur, et s'il en découvre une, rien ne
garantit que le jury prenne en compte son avis.
Comme pour toute chose, il faut se garder de toute
généralisation. Les dissensions qui se font jour au niveau
national n'affectent pas véritablement la justice a l'échelle
locale. Celle-ci voit les forces en présence s'équilibrer
globalement, et parfois même les magistrats ne sont pas en accord sur la
procédure à adopter. « *L'accusé+ ayant avoué
le fait dont il est accusé et la mère de l'enfant victime de
l'attentat ayant déclaré qu'il n'y avait pas de traces de
violences, j'ai cru qu'il était inutile d'envoyer un docteur sur les
254 Albert DECHAMP, « L'affaire Achet au point de vue
médico-légal », Archives d'anthropologie criminelle et
de criminologie et de psychologie normale et pathologique, tome VII, Lyon,
Storck, 1892, p. 23. Cité dans CHAUVAUD (2000), p. 23.
255 Bérard des GLAJEUX, Souvenirs d'un
président d'assises. Les passions criminelles, leurs causes et leurs
remèdes, Paris, Plon, 1893. Cité dans CHAUVAUD (2000), p.
89.
lieux », répond un juge de paix au procureur qui
semble lui reprocher son manque de discernement256.
Ainsi, même s'il faut reconnaître que parfois le
juge d'instruction semble se méfier du médecin convoqué en
ordonnant un nouvel examen, sorte de contre-expertise qui ne dit pas son nom,
l'expertise est appuyée par le procureur dans l'acte d'accusation. Il la
mentionne dans les cas où elle a sans conteste apporté la preuve
recherchée ce qui satisfait sur ce point l'accusation.
-o-o-o-
Finalement l'expertise dans les affaires de moeurs ne
dépasse pas l'importance que lui accorde l'institution judiciaire. Elle
est outil certes appréciable, mais dont la fiabilité est trop
souvent remise en cause pour pouvoir prétendre à un autre
rôle. Comment faire d'une discipline le noeud central du procès
quand elle se trompe occasionnellement et s'avoue stérile dans certains
cas ? En somme, ce n'est pas l'expertise qu'il faut remettre en cause, mais
bien son aptitude à statuer dans les procès pour crime sexuel.
Elle se révèle inadaptée a ce type particulier d'affaire,
et quand elle tente de le faire, c'est au détriment de la
vérité scientifique qui doit pourtant lui rester
inaliénable.
256 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit. Le juge de paix semble ne
considérer les attentats que sous l'angle de la violence, comme si le
code pénal de 1810 n'avait pas été depuis modifié.
Nous aurons l'occasion de voir dans un développement ultérieur
que des aveux de l'accusé ne sont pas nécessairement synonymes de
condamnation. Le procureur semble avoir la volonté de rassembler le plus
de preuves possibles, qui seront à même par leur accumulation de
convaincre le jury. Pour information, un examen médical sur la fillette
a été finalement effectué, et s'est
révélé négatif.
Chapitre III : l'évolution de la situation
française au XIXème siècle
Les processus liés au code pénal et a
l'expertise judiciaire ne sont pas sortis ex nihio de l'esprit de
leurs promoteurs. Bien sûr, il y a une part philosophique et sociologique
dans ces évolutions. Toutefois puisqu'il n'y a jamais de fumée
sans feu, la rapidité avec laquelle se développe la
répression pénale des crimes sexuels sur enfants entre 1810 et
1863 montre que les juristes et les parlementaires ont travaillé dans
une situation d'urgence. Alors, le contexte criminel dans lequel s'inscrivent
les réformes pénales est-il celui d'un phénomène
nouveau, ou seulement celui d'une manifestation qu'on commence a prendre en
compte justement depuis les prises de position philosophiques ? Notre objectif
n'est pas d'en juger mais de constater dans les chiffres l'accroissement des
jugements pour crimes sexuels sur enfants depuis le début du
siècle.
Une forte hausse de la criminalité
sexuelle
La progression des crimes, ou plutôt devrait-on dire de
leur dénonciation, ne peut être étudiée
véritablement qu'à partir de l'année 1825, qui voit
naître le premier volume du Compte général
adressé à la personne du roi Charles X257. Il a pour
objectif de matérialiser chaque année dans les chiffres la
situation judiciaire du royaume, au moyen d'une série de tableaux
statistiques illustrant avec force détails l'état de la justice
dans les cours d'assises, correctionnelles et de simple police258.
Selon son rédacteur, il a également pour but d'amener des
perfectionnements de la législation259. Dans l'édition
de 1826 il assure que « lorsque ces tableaux auront été
dressés pendant plusieurs années, il sera utile de rechercher,
pour les combattre, les causes qui excitent si puissamment au crime
* · ·+ »260. En 1829 il écrit que le
Compte général offre une plus large publicité
à la justice répressive et excite l'émulation entre les
magistrats261. Il n'avait peut-être pas pensé que
près de
257 Dans les faits, le premier volume annuel du Compte
général ne paraît qu'en 1827, mais il prend alors en
compte les chiffres de l'année 1825. Par la suite, ce décalage
est d'une a trois années selon le contexte.
258 Dans l'édition de 1880, p. VII, le rédacteur en
vante une nouvelle fois les mérites et en décrit l'utilité
:
« *...+ Il n'est pas une plainte, une dénonciation ou
un procès-verbal dont les suites n'y soient mentionnées *~+
»
259Compte général, année
1825 (1827), p. X.
260Compte général, année
1826 (1827), p. VII.
261Compte général, année
1829 (1830), p. III.
deux siècles plus tard, ces tableaux seraient
très utiles pour interpréter les évolutions pénales
et judiciaires.
L'introduction de chaque nouvelle version est
rédigée par le garde des Sceaux qui dresse un rapide bilan de la
situation de l'an passé, ainsi que de l'évolution sur les
dernières années. Pour cette première édition, il
est intéressant de relever que le rédacteur note que « la
prospérité de l'agriculture, du commerce et de l'industrie,
affaiblirons les causes les plus ordinaires des crimes, en répandant
partout l'aisance et la lumière * · · ·+
»262. Quant a savoir si cela aurait une quelconque incidence
sur les affaires de moeurs qui excluent a priori les crimes crapuleux,
cela reste une autre histoire.
Afin d'expliciter notre méthode de travail, dressons un
rapide tableau de cette année 1825 pour laquelle le Compte
général dénombre un total de 1547 crimes contre les
personnes jugés aux assises. Ils sont décrits par le garde des
Sceaux comme « *...+ les plus graves par leurs conséquences et les
plus funestes a l'ordre social »263. Parmi ceux-ci on recense
pas moins de 171 viols et attentats à la pudeur, auxquels il faut
ajouter 95 qui ont été commis sur des mineurs de moins de quinze
ans, ces derniers représentant un peu plus de 6% du total des crimes
contre les personnes. Le taux d'acquittement est de quasiment la moitié
pour la première catégorie, et d'un peu plus du quart pour la
seconde, ce qui dénote déjà d'une différence entre
les crimes sur adulte et sur enfant. Néanmoins une précision de
taille s'impose : étant donné que les viols et les attentats
à la pudeur sont confondus dans une même catégorie, il se
pourrait par exemple que la proportion d'acquittements pour viol soit bien plus
grande que celle pour attentat, et influe ainsi sur le pourcentage global.
Plus intéressante est la comparaison entre les
jugements rendus et les peines prévues par le code pénal de 1810.
Pour cette première édition de 1825 nous ne prenons en compte que
les viols sur mineurs de moins de quinze ans pour la raison déjà
évoquée plus haut. Devant nos yeux, dix condamnations aux travaux
forcés à perpétuité, et cinquante-deux à
temps. Beaucoup plus surprenant, la présence de six prévenus
condamnés à de la réclusion, et de trois qui ont seulement
écopé d'une peine d'emprisonnement, soit des sanctions
non-prévues par le code pénal, et qui ne peuvent être
expliquées que par la
262Compte général, année
1825 (1827), p. VI. 263Compte général,
année 1840 (1842), p. II.
correctionnalisation, les circonstances atténuantes ne
faisant leur apparition que sept ans plus tard. Voilà pour les
données au niveau national.
A l'échelle locale on ne dénombre qu'un seul cas
de viol ou attentat a la pudeur, et son auteur en a d'ailleurs
été disculpé. Quant aux viols sur mineurs de moins de
quinze ans, on n'en compte aucun sur cette période. Difficile donc
d'établir ne serait-ce qu'un semblant de conclusion. Voyons quelles sont
les évolutions pour le demi-siècle à
venir264.
En 1825, les crimes sexuels sur adultes étaient presque
deux fois plus nombreux que ceux sur enfant, mais la situation ne tarde pas a
s'inverser, dès l'année suivante, mais d'une façon
générale les deux catégories restent assez proches
jusqu'au début des années 1830. Alors que globalement le nombre
de crimes sur adulte augmente régulièrement jusqu'au Second
Empire, sous lequel il commence a décroître, le crime sur enfant
de moins de quinze ans se développe exponentiellement. Il quadruple en
vingt ans entre 1825 et 1845 puis de nouveau entre 1845 et 1865, et
connaît son pic l'année suivante avec pas moins de 883 cas
recensés265. Les révisions pénales de 1832 et
1863 y sont pour beaucoup, élargissant les faits incriminés, mais
surtout favorisant la multiplication des dénonciations. Les victimes et
leurs proches, sachant qu'elles n'ont plus a faire preuve de la violence,
voient leur tâche facilitée266.
Pourtant, il ne serait pas tout à fait juste de
considérer la révision pénale de 1832 comme la
première reconnaissance de la spécificité du crime sexuel
sur enfant. Le garde des Sceaux se fait le défenseur de cette
théorie lors du vote de cette loi, face à un député
qui dénonce l'inertie de la justice267 :
« Le code pénal punissait l'attentat à la
pudeur commis avec violence ; mais lorsqu'il s'agissait d'un attentat commis
envers un enfant, il n'est pas vrai de dire qu'il y eüt impunité,
alors même qu'il n'y avait pas de violence réelle, parce que
l'enfant n'était jamais considéré comme ayant donné
son
264 Notre étude s'est faite a partir du Compte
général, de 1825 à 1870 avec des intervalles de cinq
années. Précisons que nous avons dû prendre en compte
l'année 1851, la précédente faisant défaut, et que
nous n'avons pas été jusqu'à 1875 car dans ce dernier
volume les tableaux ne recensaient plus les mêmes données.
265On note tout de même une légère
diminution de ce type d'infraction dans la première partie des
années 1850, puis à la fin de cette même décennie,
une autre baisse plus importante cette fois mais qui ne dure que deux
années : 1859 et 1860. La suite est moins glorieuse mais peut être
expliquée en partie par l'annexion en 1860 des duché de Savoie et
comté de Nice, et à la création de trois nouveaux
départements qui s'ensuivit.
266 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 179.
267 CHAUVEAU (1832), p. 291.
consentement, et les jurés se montraient très
sévères contre le coupable d'un tel attentat, alors même
qu'ils supposaient qu'il y avait consentement de la part de l'enfant. »
En quelque sorte, le jury se livre déjà à
une sorte de requalification pénale des faits, procédé que
nous aborderons plus en détail dans la prochaine partie. Dans les
dernières années du règne de Napoléon III, il
diminue fortement avant de remonter dans des proportions quasi-identiques a
l'amorce de la décennie suivante, se stabilisant ensuite avec environ
750 à 850 cas annuels, malgré la perte de trois
départements en 1870 qui disparaissent par conséquent des
données.
Cependant, il faut attendre le rapport de 1836 pour voir pour
la première fois le garde des Sceaux mentionner directement les crimes
qui nous intéressent particulièrement. Celui-ci se
félicite de la baisse globale du nombre de crimes sur des personnes,
mais cite expressément les viols et attentats à la pudeur, signe
que leur situation est préoccupante pour la chancellerie268.
Et effectivement, ils sont passés de 357 cas à 315, mais ce qui
est significatif c'est que la part des crimes sur adulte a
légèrement augmenté, et donc c'est celle sur enfant qui a
fortement diminué. Mais l'accalmie est de courte durée puisque
l'année suivante ils repartent a la hausse, mouvement signalé une
nouvelle fois dès l'introduction. Cette fois le rédacteur se fait
plus précis et parle des crimes sur les enfants en
particulier269. Nous avons donc une gradation qui s'exprime ici dans
l'esprit du ministre, l'augmentation des crimes sexuels étant
passés sous silence pendant onze ans, avant d'être
évoqués et même l'année suivante distingués
en deux classes. Par la suite le rédacteur y fait
régulièrement allusion dans le préambule270. Le
champ lexical qui est associé a l'analyse de son évolution ne
cache pas la déception annuelle du rédacteur devant des chiffres
de plus en plus mauvais271. Alors qu'il fait a l'empereur son
compterendu pour 1851 et qu'il constate une nouvelle fois l'augmentation de ce
nombre, il se
268Compte général,
année 1836 (1838), p. IV. 269Compte
général, année 1837 (1839), p. VI.
270 On y trouve des références pour les
années 1838, 1839, 1840, 1841. A compter de l'année 1843,
l'organisation de l'introduction du Compte général est
révisé, aussi cela entraîne presque sûrement une
analyse annuelle des viols et attentats à la pudeur.
271 On retrouve notamment pour qualifier cette évolution
les adjectifs suivants : « malheureuse » (1844 et 1874), «
affligeante » (1849), « déplorable » (1851, 1852 et
1860), « douloureuse » (1864 et 1873),
« grave » (1866).
risque à remettre en cause le code pénal,
outrepassant son rôle habituel de commentateur272 :
« A voir ce débordement d'immoralité, on se
demande si nos lois pénales en cette matière sont bien assez
sévères et si elles protègent suffisamment la
société, si gravement atteinte par ces crimes odieux, qui trop
souvent se commettent dans l'intérieur même du foyer domestique.
»
Outre la référence implicite a l'inceste qui
fait sa première apparition dans le récit annuel du ministre, on
remarque combien son discours a changé depuis l'époque oü il
vantait les mérites du code de 1832 qui assouplissait la justice et la
rendait plus clémente - bien sûr, en presque vingt ans, les
rédacteurs se sont succédés et celui qui parle sous
l'empire n'est pas celui qui faisait de même sous la monarchie de
Juillet. Au moindre coup d'arrêt a cette progression, comme c'est le cas
pour 1853 et 1860, il ne peut s'empêcher d'applaudir cette diminution.
Mais le plus souvent il se montre fataliste, comme en 1858 où il note
que « l'augmentation extraordinaire de cette espèce de crimes *...+
ne saurait être attribuée qu'à un progrès bien
affligeant dans la dépravation des moeurs »273.
L'introduction de l'année suivante ne dit pas le contraire, constatant
que pour la première fois les viols et attentats à la pudeur
constituent plus de la moitié de la somme globale des crimes contre les
personnes. Le ministre illustre une nouvelle fois l'urgence de la situation :
« Cette effrayante progression appelle toute la sollicitude de la
magistrature et du jury »274. Il invite les jurés a plus
de responsabilité eut égard a l'étique de la justice et a
ses objectifs. On peut également y voir une critique à peine
voilée du mouvement de correctionnalisation qui donne l'image d'une
justice peu sévère.
La loi qui modifie le code pénal en 1863 a eu un impact
dès la même année sur le nombre de crimes sexuels sur les
enfants en étendant la diversité des gestes incriminés,
comme en témoigne la plume du garde des Sceaux : « Cette
augmentation ne doit peut-être pas inquiéter, si l'on
réfléchit que les dispositions de la loi du 13 mai, en
étendant jusqu'à la treizième année la protection
spéciale accordée a l'enfance, ont dû déterminer le
renvoi devant les assisses d'un plus grand nombre d'attentats a la pudeur sans
violence »275.
272Compte général, année
1851 (1853), p. IX.
273Compte général, année
1858 (1860), p. VII.
274Compte général, année
1859 (1860), p. VII.
275Compte général, année
1863 (1865), p. VI. Le renforcement de la criminalisation de l'attentat a la
pudeur même sans violence par un ascendant a aussi eu un rôle dans
cette évolution. Néanmoins le rédacteur du rapport de 1865
ne se fait pas d'illusions, cette infraction étant peu répandue,
elle n'a pas un impact significatif sur les chiffres. Celui de 1880 affirme que
même le relèvement de onze à treize ans en dessous
Mais il faut bien noter qu'il n'a pas l'air très
sûr de son affirmation, et les faits lui donnent raison les années
suivantes. Il ne faudrait pas conclure trop rapidement à une
augmentation de la violence car les dénonciations se sont
également faites plus nombreuses276. L'intérêt
de la justice pour ces faits n'est jamais démenti, et en 1876 le
Compte général dresse un portrait de l'évolution
des crimes et délits sur enfant pour le demi-siècle passé.
Clôturons ce chapitre consacré a l'évolution nationale de
ceux-ci en citant le rapport pour l'année 1880 qui annonce que le nombre
de viols et attentats sur enfants a été multiplié par six
depuis l'apparition de ces statistiques en 1825. Ce chiffre est tellement
considérable, pour reprendre les termes du ministre, que dans le but de
mieux les comprendre il fait une analyse plus détaillée de «
ces nombreux crimes qui démoralisent l'enfance et corrompent la famille
»277.
Le rédacteur commence par rechercher des
particularités au niveau régional, et au vu des statistiques
présentées, elles ont une forte incidence sur les
résultats globaux. On apprend que la région la plus
touchée par cette criminalité est le nord du pays, et que la
moins touchée est le centre278. Il est temps d'évoquer
en quelques lignes l'évolution de ce type de crime a l'échelle
locale, et ce depuis 1825279.
Tout d'abord, il faut savoir que l'Indre-et-Loire est un
département qui compte légèrement plus d'accusés
que la moyenne nationale280. Du point de vue de l'évolution
chiffrée, il apparaît que la tendance est sensiblement la
même qu'au niveau du pays dans sa totalité281. La
première décennie compte environ un cas annuel, mais à
partir de la seconde moitié des années 1830 la tendance est
à la hausse avec plus de deux cas et
duquel le crime sans violence est puni n'a pas eu une
influence majeure sur cette évolution. Il va même plus loin en
soutenant que la baisse des décennies 1865-1870 et 1871-1875 n'est a
imputer qu'aux évènements politiques et militaires de 1870 et
1871 qui ont entraîné un nombre moindre de poursuites
pénales.
276 VIGARELLO (1998), p. 173.
277Compte général, année
1880 (1882), p. IX. Pour la période 1826-1830, on en dénombrait
chaque année en moyenne 136, contre 791 sur la dernière, à
savoir 1876-1880.
278 Dans les départements du nord de la France on
dénombre quatorze accusations pour 100 000 habitants, contre huit dans
les départements centraux. Toutefois puisqu'aucune indication
supplémentaire n'est donnée pour ce tableau, il nous est
impossible de savoir véritablement si le département qui nous
concerne est compris dans la région « centre ~. S'il
s'avérait qu'il a été compris dans la zone «
Nord-Ouest », il serait alors dans la région médiane.
279 Notre étude s'arrête malheureusement en 1873,
car l'année suivante les tableaux du Compte
général ont changé et ne permettent plus de
recueillir ces chiffres par département.
280 La moyenne du pays s'élève à douze
accusés pour 100 000 habitants, le département est à
treize.
281 Nous n'avons pas fait, comme pour l'échelle nationale,
de brève comparaison avec les crimes sexuels commis sur des adultes, car
les chiffres sont si bas qu'ils sont peu significatifs.
demi par an jusqu'au début de la décennie
suivante oü ce taux retombe a 1,75. Le phénomène ne prend
véritablement de l'ampleur qu'au milieu des années 1840 :
près de quatre affaires annuelles puis un peu plus les cinq
années suivantes. Les débuts du Second empire ne sont pas
très encourageants mais de moindre portée comparé à
la suite : cinq cas en moyenne de 1856 à 1860, puis plus de six et demi
sur la première moitié des années 1860, avec notamment un
pic à quatorze cas en 1862, à la veille de la réforme du
code pénal. La décennie suivante se stabilise autour de cinq
procès par an282. Outre la tendance générale
que nous venons de décrire, il faut considérer que les
années se suivent mais ne se ressemblent pas forcément. Ainsi nos
deux points culminants, à savoir 1858 et 1862 avec respectivement onze
et quatorze affaires jugées, sont suivis de deux années creuses
avec seulement un et deux cas.
N'oublions pas les attentats sans violence, qui bien que
définis pénalement dès 1832, n'apparaissent dans le
Compte général qu'en 1855, malgré leur proportion
de plus en plus élevée283. A la fin des années
1850 ils représentent à peine la moitié du total des
crimes sexuels commis sur des enfants, et sont pour la première fois
mentionnés dans l'introduction du Compte général
en 1858, le garde des Sceaux s'inquiétant de leur
progression284. Deux décennies plus tard ils en regroupent
les deux tiers. Dans la seconde moitié des années 1850, on en
dénombre chaque année en moyenne 312, puis environ 372 les cinq
années suivantes, puis ce chiffre monte encore à 463, redescend
avec l'avènement de la république a 417 puis suit la courbe
inverse a la fin des années 1870, à une moyenne de 506 cas
annuels. Son pic est atteint en 1875 avec 520 cas recensés. En vingt ans
le nombre de ces crimes a progressé de plus de 60%, alors que dans le
même temps la part des crimes avec violence a baissée, suivant la
courbe des agressions sur adultes. Voici le panorama de la criminalité
sexuelle sur les enfants : elle devient au fil du temps moins violente, selon
les chiffres de la chancellerie. Pourtant, un mouvement qui a pris toujours
plus d'ampleur au fil du siècle peut facilement expliquer cette
évolution : la correctionnalisation.
282 Ces chiffres s'arrêtent en 1873, les tableaux
statistiques des années suivantes ne recensant plus ce
phénomène.
283 Nous ne prenons ici en compte que les attentats sans
circonstances aggravantes comme la qualité d'ascendant. Ces chiffres ne
sont pas détaillés par département.
284Compte général, année
1858 (1860), p. VII.
La correctionnalisation, un mal pour un bien
A l'origine de celle-ci se trouve l'indignation. Indignation
des foules peut-être, indignation des magistrats sûrement, face
à la multiplication au début du XIXème
siècle de ce qu'on surnomme les « acquittements scandaleux ».
Et les mots ne sont pas trop forts pour dénigrer le jury populaire
responsable de tous ces maux. Celui-ci a été introduit à
la Révolution pour garantir l'indépendance de la justice
vis-à-vis du pouvoir, mais ses trop conséquentes
prérogatives se sont retournées contre l'esprit
d'intégrité qu'elle devait défendre. Le serment
prononcé en début d'audience par les jurés leur commande
pourtant de ne trancher qu'en leur âme et conscience. Il stipule de
« n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la
crainte ou l'affection »285. C'est donc très tôt
que les États de droit prennent conscience du danger que
représente un jury qui a tendance à prendre des libertés
avec la loi286.
Ce dernier n'existe que pour la plus haute juridiction, la
cour d'assises, chargée d'examiner les crimes. Il est composé de
douze juges, dont trois professionnels - le président et deux
assesseurs. Pour les questions les plus importantes telles que la
culpabilité ou le refus de circonstances atténuantes, il faut un
minimum de sept voix287. Les jurés populaires sont donc en
position de force, mais il ne faudrait pas non plus, selon Louis Gruel, les
voir omnipotents. Malgré leur infériorité
numérique, les juges ont de nombreux atouts pour se faire entendre mais
surtout convaincre : prestige de la fonction, expérience et formation
leur assurent un pouvoir qui peut contrebalancer le nombre288.
Mais il faut reconnaître que la composition de ce groupe
n'est pas anodine, bien qu'issue d'un tirage au sort. En 1933 un historien a
écrit une thèse sur le jury « populaire », qui ne l'est
pas tant que cela. L'auteur note que « certains écrits officiels
marquent avec netteté le désir de faire d'une classe unique et
assez étroitement limitée la source essentielle des jurés.
Les citadins seraient préférés aux campagnards, les riches
aux pauvres, les
285 Louis GRUEL, Pardons et châtiments. Les
jurés français face aux violences criminelles, Paris,
Nathan, 1991, p. 8.
286 Ibid., p. 5.
287Compte général, année
1880 (1882), p. XXXVII. Cette règle a pourtant beaucoup
évolué au cours du siècle. La majorité requise a
été de sept voix (1821-1831) puis huit (1831-1835), ensuite de
nouveau sept (1835-1848) puis neuf (1848) avant de revenir à huit
(1848-1853) et depuis 1853, sept voix.
288GRUEL (1991), p. 7-8.
intellectuels aux manuels »289. Dans une
affaire de 1887 et désignée par le hasard parmi celles composant
notre corpus, nous avons dressé la liste les trente-six jurés et
des quatre remplaçants tirés au sort. Nous n'avons pas moins de
vingt-quatre propriétaires, quatre négociantes, deux maires, deux
fabricants de chaussures, deux courtiers en vins, un serrurier, un liquidateur,
un médecin, un photographe, un rentier ainsi qu'un directeur de
succursale. Il est aisé de remarquer l'absence de tout ouvrier ou petit
paysan, et même d'employé. Cependant ne crée pas
forcément d'inégalités de jugement, comme l'écrit
Louis Gruel : « Ils [les jurés] sont peu enclins à accorder
un traitement de faveur à ceux qui jouissent d'une
préséance statutaire ou d'un privilège de fortune
»290. Il le faut donc pas considérer le jury comme
fondamentalement subjectif, tel un groupe défendant les
intérêts d'une seule frange de la population.
Mais revenons aux faits et aux raisons qui poussent ce jury a
acquitter bien plus qu'il ne condamne. Le problème prend sa source dans
le code pénal édicté en 1810 et qui est pour l'immense
majorité des jurés bien trop sévère. Effectivement
les crimes sexuels et particulièrement ceux commis sur les enfants sont
réprimés très lourdement, avec des peines allant de cinq
ans de travaux forcés à la perpétuité. La
tentative, qui dans le code pénal est assimilée au crime
lui-même, est si contestée que les juges d'instruction
hésitent a la qualifier ainsi, de peur d'entraîner a coup
sûr un acquittement291. Non seulement les crimes sexuels ne
sont pas vus par la population comme étant d'une extrême
gravité, mais bien souvent l'accusé attire, par le poids du
châtiment auquel il s'expose, une certaine compassion. Précisons
toutefois que les relaxes sont bien plus nombreuses dans les affaires de moeurs
sur adultes que sur enfants. Si la magistrature possède de nombreux
griefs envers les jurés, ce n'est donc pas a cause de leur
capacité a condamner des innocents - quoique parfois elle s'exprime de
façon marginale. C'est bien d'être réguliers dans
l'inapplication de la loi en acquittant des coupables292. Sans doute
raisonnent-ils également à la manière de Voltaire qui
couche sur le papier, dans son célèbre conte Zadig ou la
Destinée, la pensée suivante : « *...+ Il vaut mieux
hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ». La
jurisprudence tente d'y mettre
289 Cité dans GRUEL (1991), p. 27.
290 Ibid., p. 6.
291 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 138.
292 GRUEL (1991), p. 17.
un frein, un arrêt de 1812 stipulant qu'un acquittement
prononcé en assises ne dispense pas de poursuites en
correctionnelle293. Le rédacteur du premier Compte
général ne s'y trompe pas lorsqu'il déplore le fait
qu' « en général, la répression est moins forte pour
les crimes contre les personnes que pour les crimes contre les
propriétés »294. Sous la monarchie de Juillet,
les présidents d'assises reprochent encore aux jurés de ne
réprimer avec sévérité que les violations de
propriétés295. Toutefois il serait injuste de
n'attribuer ce rythme soutenu des acquittements qu'à cet apitoiement du
jury. Le rédacteur du Compte général de 1826
précise que plus les cours éprouvent de retard dans les
jugements, plus le taux d'acquittement est fort296. A l'origine de
ces longueurs, la complexité de l'affaire, le nombre de témoins,
l'éparpillement de ceux-ci, etc. Le ministre y ajoute un dernier motif,
justifiant ces acquittements par la détention trop longue d'innocents
injustement soupçonnés. La détention préventive
semble donc être un motif de relaxe297.
Dans la pratique, l'acquittement scandaleux reste
difficilement contrôlable. Les légistes et magistrats vont donc
créer plus ou moins officiellement des artifices judiciaires afin de
trouver un remède à cette pratique qui nuit à la
qualité première de la répression, à savoir
instruire les foules sur les limites à respecter. En cela ils
obéissent aux recommandations effectuées une poignée de
décennies plus tôt par le célèbre juriste et
philosophe italien Beccaria. « Les peines doivent être
modérées. Ce n'est pas la rigueur de la peine qui fait reculer le
criminel, mais la certitude d'un châtiment auquel il n'échappera
pas », préconise-t-il. Ces astuces, qu'on regroupe habituellement
sous le terme de correctionnalisation, sont au nombre de trois, mais elles ont
un but commun : contourner le code pénal afin d'atténuer les
condamnations. Sur ces trois ramifications, deux restent a l'échelle des
assises, une autre descend au niveau du tribunal correctionnel. Dans l'ordre
chronologique, ce sont la déqualification, la correctionnalisation des
peines en
293 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 136.
294Compte général, année
1825 (1827), p. VIII. Dans l'édition de 1880, le rédacteur fait
la même constatation : « Le jury a été de tout temps
plus enclin à rejeter les accusations de crimes contre les personnes que
celles de crimes contre les propriétés, évidemment parce
que dans les premières les accusés ont obéi à des
mobiles personnels et spontanés, tandis que dans les secondes les
accusés sont le plus souvent (six fois sur dix) des récidivistes
endurcis faisant courir à la société les plus graves
dangers. »
295 GRUEL (1991), p. 26.
296Compte général, année
1826 (1827), p. VI. Dès 1828 il évoque une amélioration de
la célérité des jugements.
297 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 197.
assises par l'attribution de circonstances atténuantes,
et le déclassement de faits criminels en délits jugés en
tribunal correctionnel298. Laissons au garde des Sceaux le soin de
définir la déqualification et le déclassement : « Les
accusations sont modifiées, devant les cours d'assises, de deux
manières : ou les jurés écartent les circonstances
aggravantes, sans lesquelles le fait conserve encore assez de gravité
pour être réputé crime ; ou leur déclaration lui
enlève ce caractère même »299. Pour la
deuxième branche, l'attribution de circonstances atténuantes a
l'accusé peut permettre au jury de prononcer une peine d'emprisonnement,
en lieu et place des travaux forcés ou de la réclusion
prévus pour les jugements en assises. Bien que cela paraisse illogique,
nous allons examiner, pour des raisons chronologiques donc, la première
puis la troisième branche avant de revenir à la
deuxième.
Pour les faits qui restent jugés en cour criminelle, de
nombreux viols ou tentatives sont déqualifiés, ce qui signifie
que pour éloigner le bruit que ferait un nouvel acquittement, les juges
vont changer leur dénomination en attentat à la pudeur,
même dans les cas où la pénétration a
été prouvée300. Le mouvement était
déjà apparu avant la réforme de 1832 pour certaines
infractions, mais pour les crimes sexuels il a fallu attendre cette refonte du
code pénal car auparavant les viol et attentat à la pudeur
étaient confondus dans un même article. Avec cette révision
ils le sont toujours, mais on les a distingués dans deux paragraphes et
les peines encourues ont été différenciées :
travaux forcés pour le viol, réclusion pour l'attentat a la
pudeur. Selon Gruel, la déqualification concernait un quart des
accusés avant la réforme pénale301, son
adoption permet à ce chiffre de se stabiliser302. En 1836 le
garde des Sceaux n'hésite pas a critiquer l'ancien système
pénal, et donc la déqualification, pour mieux promouvoir la
réforme du code qui vient d'être faite303 :
<< Dans les années qui ont
précédé 1832, pour échapper à
l'inflexibilité de l'ancien Code pénal, on avait recours
à la fausse et dangereuse doctrine de l'omnipotence du jury, et trop
souvent il arrivait que, par
298 Dans les textes, la troisième méthode est
nommée également correctionnalisation. C'est pour plus de
clarté que nous lui en avons donné un différent.
299Compté général,
année 1837 (1839), p. VI.
300 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 147.
301 GRUEL (1991), p. 25.
302Compte général, année
1837 (1839), p. VI. Le rédacteur mentionne un chiffre avoisinant les
26%. Sur le total des accusations requalifiées, plus de deux cas sur
trois perdent leur qualité de crime et deviennent de simples
délits.
303Compte général, année
1834 (1836), p. VI.
l'exclusion arbitraire d'une circonstance aggravante, le crime
se trouvait transformé en délit, sans respect pour la
vérité, dans la seule vue de modifier la
sévérité de la peine. »
Afin de relier théorie et pratique, et d'illustrer ces
propos qui peuvent rester un peu obscurs, prenons un exemple tiré de
notre corpus, puisque les méthodes employées dans la
première moitié du siècle restent les mêmes dans les
décennies qui suivent. Marie, quinze ans, accuse un jeune homme d'une
vingtaine d'années de l'avoir violentée puis violée dans
un champ304. Bien que l'accusé soit jugé pour attentat
a la pudeur avec violence, le réquisitoire définitif mentionne
une accusation de viol. Celui-ci engage déjà à la prudence
puisqu'il mentionne les articles 2 et 332 du code pénal, ce qui signifie
qu'il n'exclut pas une requalification future en tentative de viol. Finalement
c'est sous la dénomination d'attentat qu'il est jugé, signe que
l'enquête a relevé des circonstances propres a minimiser le crime.
C'est en théorie l'inverse qui aurait cependant dû découler
de l'instruction attendu qu'outre des faits de violence manifestes -
l'accusé a traîné sa victime par les pieds et lui a
frappé sur les mains quand elle tentait de s'accrocher aux arbres sur
son passage - l'indélicat garçon était aidé dans
son entreprise par un non moins inélégant compagnon, qui est
d'ailleurs inculpé de complicité de viol. Si l'on s'en tient aux
charges du procès, l'accusé risque en théorie - s'il ne
lui est pas accordé de circonstances atténuantes - un minimum de
cinq années de réclusion, et s'il est prouvé qu'il a
été assisté dans son crime par son compère, les
travaux forcés a perpétuité.
Sachant que la jeune fille a dépassé les treize
ans qui lui confère une plus grande protection, c'est a elle de prouver
qu'elle n'était pas consentante par le biais de traces de violence
physique. Le juge aurait donc dû au cours de l'instruction demander
l'avis d'un expert médical, qui plus est puisque la victime a
évoqué cette résistance dans son interrogatoire. Toujours
est-il qu'il ne l'a pas fait, sans doute a-t-il été
effrayé par la possibilité d'enfermer un jeune homme pour le
reste de sa vie. Quelle que soient ses raisons, la conséquence est
tragique pour la victime : son agresseur est acquitté. Cet exemple met
en lumière la difficulté d'avoir un avis tranché sur les
magistrats. Le jury populaire n'est peut-être pas l'unique responsable
des acquittements scandaleux.
En 1835 et 1836, deux nouvelles lois vont dans le sens de
l'atténuation des peines par la déqualification - bien qu'ici
la méthode est un tant soit peu différente -, elles permettent
304 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.
au président de décomposer la question unique
portant sur la culpabilité en plusieurs éléments :
âge de la victime, ascendance etc. Le jury peut alors répondre par
la négative à une sous-question305. Celles-ci, quand
elles amènent à se prononcer sur une circonstance aggravante
prévue par l'article 333 du code pénal, sont rarement retenues.
Cette pratique existe toujours à la fin du siècle et en trouve
des traces dans notre corpus, parfois sous une forme a peine croyable. Dans le
procès Desouches, les jurés n'ont pas peur du ridicule, eux qui
doivent répondre de la culpabilité de ce père
accusé d'attentats à la pudeur sans violence sur sa
fille306. Devinant peut-être une propension à
l'acquittement chez les jurés, le président a tenté de
s'en prémunir en séparant en deux chefs d'accusation des faits
pourtant similaires, distinction faite sur la base d'une date sortie de la
déposition de la victime. Mais comme le veut la (( tradition », il
a dissocié les circonstances aggravantes - ici, la qualité
d'ascendant du prévenu - de la question principale portant sur les
faits. Et, contre toute logique, pour le premier fait la circonstance
aggravante (( fille légitime de » a été
refusée, alors que pour le second chef d'accusation, cette même
qualité a été acceptée !
Il existe en parallèle à cette première
forme d'aménagement pénal une seconde que nous appelons
déclassement, appellation héritée du déplacement de
faits criminels en délits. Ainsi, le procès n'a pas lieu en
assises, oü la confiance dans le jury populaire n'est pas a son plus haut
niveau, mais au tribunal correctionnel, qui a l'immense avantage de
n'être composé que de jurés professionnels n'ayant pas la
faculté d'acquitter a tort et a travers. Dans le cas d'agression
sexuelle, c'est souvent l'attentat a la pudeur qui se retrouve
requalifié en outrage public à la pudeur afin de changer de
juridiction. Mais on y trouve également des viols et tentatives, quand
ils n'ont pu être suffisamment démontrés. Puisqu'un
acquittement en assises permet cependant d'organiser un procès
ultérieur en correctionnelle, les magistrats peuvent, par le biais des
questions subsidiaires, effectuer un raccourci qui permet d'éviter un
second jugement. Dans l'affaire Pineau, le chef d'accusation d'attentat avec
violence a été rejeté par le jury sans doute à
cause de l'examen médical qui n'a relevé aucun signe de violence
- la victime étant âgée de treize ans, cette circonstance
est rendue obligatoire pour condamner l'acte307. Afin de ne pas
305 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 151.
306 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
307 ADI&L, 2U, 708, affaire Pineau.
accoucher d'un nouvel acquittement, une nouvelle question a
été posée. La qualification d'outrage a la pudeur a
été retenue, ce qui a permis une condamnation, certes faible,
à quinze mois de prison et seize francs d'amende.
De même, les magistrats affichent une forte tendance au
déclassement lorsque la relation entre l'accusé et sa victime
paraît ambigüe, signe sur lequel le jury se serait empressé
de sauter pour justifier un acquittement308. Pour éviter
cette mesure, il faut que la victime prouve qu'elle a crié,
appelé a l'aide ou s'est défendue309. Une nouvelle
fois, la victime semble bel et bien être la réelle source
d'attention du jury, si bien qu'on a la sensation qu'elle-même se trouve
sur le banc des accusés. Seulement les peines encourues descendent elles
aussi d'un étage : l'accusé ne risque plus que de trois mois a un
an d'emprisonnement, chiffre qui monte a deux ans lors de la réforme de
1863. Sous la monarchie de Juillet, la correctionnalisation est
aménagée de façon légale310. Mais elle
ne fait qu'officialiser une pratique déjà très
répandue au milieu des années 1820, principalement en ce qui
concerne les crimes sexuels sur adultes.
La pratique rentrant dans les moeurs judiciaires, les chiffres
ne tardent pas a évoluer eux aussi. Et si l'augmentation est forte pour
les crimes sexuels, elle est vertigineuse pour les délits du même
genre. Dans la seconde moitié des années 1820 on en
dénombre 294 en moyenne par an, sachant que 1825 n'en compte encore que
231. L'augmentation commence à se faire plus importante à la fin
de la décennie suivante mais reste linéaire jusqu'au milieu du
siècle. C'est ensuite que sa situation se complique sérieusement,
puisqu'on dépasse les 1400 cas annuels au début du Second empire.
Cinq ans plus tard on est déjà à près de 2000
affaires par an, chiffre qui est allègrement surmonté dans les
années 1860 où la tendance se stabilise à environ 2500
procès311. Le pic se situe en 1862 avec pas moins de 2713
délits recensés. Ils ont été multipliés par
dix en un demi-siècle. Et ce constat est pris très au
sérieux par l'institution judiciaire, qui bien qu'en distinguant la
finalité, attribue aux délits et aux crimes sexuels une origine
commune : « *...+ Le lien est bien plus étroit ou la pente plus
glissante des moindres dépravations aux aberrations les
308 GRUEL (1991), p. 64.
309 Ibid.
310 Ibid., p. 24. Dans le Compte général
de 1880, p. IX, le garde des Sceaux dit qu'elle ne remonte guère
audelà de 1848.
311 Une fois de plus le Compte général
changeant ses tableaux, notre décompte n'a pu aller au-delà de
l'année 1869.
plus monstrueuses de l'instinct sexuel
* · · ·+ »312. Parler d'inflation des
crimes sexuels sur enfants est un doux euphémisme quand on sait qu'en
1870, la moitié des affaires de moeurs jugées en correctionnelle
sont en fait des attentats ou des viols313. Si bien que de temps
à autre, cette fuite en avant entraîne sinon une réticence
tout au moins une prudence de la part du garde des Sceaux, même s'il en
reconnaît les avantages : « Sans désapprouver ce mode de
procéder, inspiré par une sage prévoyance, *...+ je ne
cesse de recommander aux magistrats d'en user avec une grande réserve
»314. En 1889, il ne semble pourtant pas assumer l'importance
de telles pratiques, lui qui se fend d'un curieux « *...+ ce
système de correctionnalisation n'est évidemment appliqué
qu'aux affaires de peu d'importance »315. Certes, celui-ci a
touché principalement les crimes contre la propriété, qui
ont été entre 1825 et 1899 réduits de plus de
moitié, quand ceux commis sur des personnes n'ont baissé que d'un
quart environ.
La dernière phase du mouvement de correctionnalisation
est née en 1824 avec l'apparition des circonstances atténuantes,
qui permettent de prononcer une peine inférieure à celle
prescrite par le code pénal316. C'est le début du
phénomène d'individualisation des peines. Le juge s'efforce de
séparer la personne de l'accusé de son crime et le juré
fait l'inverse, il le replace dans son histoire et son contexte317.
Le nouveau code pénal a donc une conséquence paradoxale : alors
qu'il tente d'isoler la victime et d'en faire un être différent de
par son âge, dans les faits c'est bien plus l'accusé qui retient
l'attention du jury, via la question des circonstances
atténuantes. Le procédé suit la même
évolution que la déqualification, ce n'est qu'en 1832 et de la
révision du code pénal qu'il s'étend a toute affaire
criminelle. Cette même année, afin d'en faciliter l'utilisation,
on accorde aux jurés la possibilité de décider
eux-mêmes des circonstances atténuantes à appliquer. Ils
n'ont même pas l'obligation de se justifier318. Peu à
peu, ce système se substitue à la correctionnalisation pour
imposer une réduction de peine319. Et on le comprend
aisément puisque cette démarche permet aux jurés de
prononcer une
312Compte général, année
1895 (1897), p. XIII. 313 VIGARELLO (1998), p. 188.
314Compte général, année
1859 (1860), p. VII. 315Compte général,
année 1889 (1893), p. VI.
316 GRUEL (1991), p. 23.
317 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 182.
318 LAINGUI, LEBIGRE (1979), p. 135.
319 Ibid., p. 25.
peine non en matière criminelle mais en matière
correctionnelle. Une sorte de raccourci, donc.
Le garde des sceaux énumère plusieurs motifs
susceptibles d'entraîner l'attribution de circonstances
atténuantes : « la provocation ou les torts de la victime, le peu
de gravité des blessures, l'état d'ivresse du coupable, etc.
p320. Et il ne tarde pas a s'attirer les louanges du garde des
Sceaux, qui note dès 1832 que la révision du code pénal a
été bien accueillie par la magistrature dans l'optique de la
lutte contre les acquittements scandaleux, et qui n'hésite pas a en
faire de même deux ans plus tard321 :
« [...] Les jurés usent avec un sage discernement
du nouveau droit qui leur est attribué de déclarer
spontanément l'existence de circonstances atténuantes. Sürs
de trouver dans une loi plus douce [...] le moyen de proportionner la peine
à la gravité du délit, ils n'hésitent plus à
exprimer leur conviction toute entière. Ainsi, la justice n'aura plus
à gémir sur des acquittements contraires à
l'évidence des charges, et auxquels l'énormité du
châtiment servait de prétexte ou d'excuse. »
« Pour remédier à ce mal [les acquittements
arbitraires], le législateur s'est adressé à la conscience
du jury. Il a pensé que l'on obtiendrait des jurés l'expression
sincère et complète de leur conviction sur les circonstances
aggravantes du crime, s'il leur était permis de manifester aussi
l'impression produite par des circonstances atténuantes et
d'opérer ainsi l'atténuation forcée de la peine. »
Dans son rapport de 1834, le rédacteur du Compte
général se félicite que « *...+ la
répression [ait+ gagné en certitudes ce qu'elle a perdu en
sévérité * · ·+ p322. En 1880,
il en dit encore du bien : « Ne vaut-il pas mieux, dans
l'intérêt de la société, assurer une
répression, si légère qu'elle soit, que d'aller au devant
d'un acquittement possible *...+ ? p323.
C'est donc au début des années 1830 qu'est
traduite dans les chiffres l'introduction des circonstances atténuantes.
Alors qu'en 1825 seule une condamnation en assises sur vingtcinq donnait lieu a
une peine d'emprisonnement, ce chiffre passe cinq ans plus tard a plus d'un sur
quatre. Il évolue progressivement jusqu'à atteindre 62% en 1870.
En ce qui concerne les attentats commis sans violence, l'atténuation des
peines est encore plus forte puisque dès leur apparition dans le code
pénal elles concentrent plus de la moitié des peines
prononcées, et culminent en 1865 a près de 78%. L'importance
croissante de
320Compte général, année
1880 (1882), p. IX.
321Compte général, année
1831 (1832), p. IV. Ainsi que Compte général,
année 1834 (1836), p. VI. Dans l'édition de 1880, p. IX, le
ministre répète que « la correctionnalisation
extra-légale est faite, en tout temps, avec beaucoup de discernement et
de tact. p
322Compte général, année
1834 (1836), p. VI. 323Compte général,
année 1880 (1882), p. IX.
du mouvement est telle qu'en guise de bilan, le garde des
Sceaux estime que les procès en correctionnelle sont bien plus
représentatifs que ceux d'assises de la criminalité
générale du pays, car « il n'existe plus entre ces deux
ordres d'infractions qu'une démarcation purement fictive
»324.
Nous sommes forcés de reconnaître que cette
réforme a effectivement influencé le jury puisque dans le
même temps les acquittements ont connu une forte baisse. Au début
de la monarchie de Juillet, et donc avant la loi de 1832, leur nombre
était très élevé puisqu'en 1830 ils sont plus de
40% dans les verdicts. Leur proportion baisse régulièrement et a
la fin du Second empire ils ne concernent plus qu'un jugement sur cinq environ.
Toutefois on remarque qu'ils restent plus nombreux dans les cas d'attentats
commis sans violence. De nombreux faits restent exclus de ces statistiques,
faute d'avoir su convaincre le ministère public d'engager des
poursuites, car le code d'instruction criminelle de 1808 ne prévoit pas
qu'en matière de crimes celui-ci soit tenu de le faire
obligatoirement325. Les classements sans suite sont d'ailleurs bien
plus nombreux dans les affaires de crime contre les personnes que dans celles
contre la propriété. En 1879, 595 faits sont restés sans
procès, mais surtout parmi ceux-ci 72 l'ont été faute
d'avoir pu identifier l'agresseur.
Finalement, difficile d'avoir un autre point de vue que celui
énoncé par le garde des Sceaux au lendemain de la réforme
de 1832. Face a une multitude d'acquittements qui mettent en péril
l'objectif de la justice, l'atténuation des dispositions du code
pénal semble inévitable, pour deux raisons principalement. La
première concerne un des héritages les plus réputés
d'une justice issue de la Révolution, a savoir le jury populaire. Il
représente l'opposition a la loi d'Ancien régime et a la mainmise
du pouvoir sur la justice. Le remettre en cause c'est donc revenir en
arrière. Second point, la nécessité de réprimer des
faits en constance augmentation, et qui ne peuvent rester impunis sous peine de
voir l'ordre moral « bourgeois » remis en question. Et pour cela, le
poids de la peine passe après la condamnation, même si l'effet
dissuasif s'en trouve quelque peu atténué.
324Compté général,
année 1900 (1902), p. XLI.
325 Jean-Louis HALPÉRIN, « La défense de la
victime en France aux XIXème et XXème
siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Les victimes, des
oubliées de l'Histoire ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2000, p. 59-66, p. 61.
Mais quelle en est la conséquence sur le nombre de ces
crimes ? Elle est ambivalente, serait-on tentés de dire. D'une part, la
correctionnalisation - au sens large - a effectivement permis de
réprimer un plus grand nombre de faits en diminuant sensiblement les
acquittements. Mais elle n'a pu enrayer la progression des agressions sexuelles
sur les enfants, en constante augmentation, sous quelque forme que ce soit. On
ne peut pas vraiment accabler le jury, dont les décisions sont en
adéquation avec les moeurs de leur époque. Celles-ci, justement,
évoluent au fil du siècle et a l'aube de ses deux
dernières décennies, elles sont réglées par un
arsenal législatif à son apogée, et qui compte bien y
mettre de l'ordre.
Situations générale et locale à la
fin du siècle
Nous rentrons a présent dans l'étude de la
période attachée a notre corpus, qui porte l'héritage des
multiples orientations pénales et judiciaires qui ont jalonné le
siècle. Comme pour la partie précédente nous allons
évoquer la situation de la France, mais elle laissera logiquement sa
prédominance au département qui nous intéresse plus
particulièrement, l'Indre-et-Loire.
En 1895, le Compte général dresse un
classement des départements les plus touchés par le
phénomène des crimes sexuels pour enfants326. Outre
qu'on pourrait une nouvelle fois souligner la gravité que revêt ce
problème pour la chancellerie voire les hommes d'État, cette
hiérarchie se révèle riche en enseignements, notamment du
point de vue de la répartition entre secteurs ruraux et urbains. La
France métropolitaine compte alors quatre-vingt-six départements,
et on n'est pas étonnés, au vu de sa place déjà
élevée en ce qui concerne les crimes en général, de
retrouver les Tourangeaux dans la partie haute du classement, plus
précisément en dix-septième place. Le document fait
état d'une moyenne annuelle nationale de 7,61 crimes pour 100 000
habitants, l'Indre-et-Loire dépassant de deux points et demi ce niveau.
Plus intéressant est de comparer ce département avec ses voisins,
et là on se rend compte que d'aucune manière on ne peut parler
d'un « comportement régional ~, d'une approche particulière
de la population comme de la magistrature face aux crimes sexuels. En effet les
départements limitrophes n'offrent pas
d'homogénéité face au crime, loin de là. L'Indre
est d'ailleurs celui oü on
326 Calculé à partir des données des cinq
dernières années (1891-1895).
dénombre le moins d'infractions de ce genre, avec
seulement un peu plus de deux par an. Quant à la Vienne, elle est
également bien au-dessous de la moyenne, avec trois crimes et demi a
l'année. La Sarthe est a six et demi, puis le Rubicon est franchi avec
le Maine-etLoire, déjà à 8,28. Seul département
à devancer l'Indre-et-Loire dans ce triste classement, le Loir-et-Cher,
qui occupe la troisième marche du podium avec pas moins de 14,26 viols
et attentats à la pudeur sur enfants par an327.
On peut tirer plusieurs enseignements d'une telle
classification, que nous développerons plus en détail dans la
partie suivante. D'une part, que l'urbanisme n'apparaît pas comme un
facteur décisif de la violence sexuelle. Deux départements
pourtant diamétralement opposés dans le classement ci-dessus -
Indre et Loir-et-Cher - ont pourtant des préfectures d'importance
comparable : Châteauroux compte en 1891 environ 24 000 habitants, quand
à Blois on en dénombre un millier de moins. En conséquence
de quoi nous pouvons tirer une seconde conclusion : la différence se
fait peut-être à plusieurs niveaux postérieurs au crime. On
pense a la dénonciation, a l'honneur, aux traditions familiales, et on
ne peut pas exclure non plus des habitudes judiciaires distinctes, le garde des
Sceaux lui-même les souligne régulièrement.
Le pays connaît à la fin du siècle une
baisse notable mais non linéaire des crimes sexuels sur enfants, qu'ils
soient violents ou non328. En toute logique la situation est la
même au niveau local, et l'augmentation constatée a
l'échelle nationale au début des années 1890 se traduit
dans le département par une légère hausse
également, vite effacée par l'évolution inverse de la
seconde moitié de la décennie329. Ce qui semble
différencier au premier abord les deux entités, c'est la
proportion de crimes violents qui est d'un tiers au niveau local contre a peine
un quart pour l'Indre-et-Loire.
Il est intéressant de noter qu'il faut attendre les deux
dernières décennies du siècle pour voir
apparaître, tout au moins dans les chiffres, les limites du
système de correctionnalisation. Après plusieurs
décennies de baisse, les acquittements se font de
327 Bien sûr, il s'agit ici d'un classement établi
sur une base proportionnelle. Le même classement en données
réelles est tout à fait différent, car le Loir-et-Cher
n'est pas dans les dix premiers.
328 La baisse est toutefois plus importante en ce qui concerne
les viol et attentat avec violence : on en compte 247 en 1880 et 143 en 1899,
contre, les mêmes années, 429 et 293 pour les attentats sans
violence. Il faut également signaler une diminution du nombre de crimes
sexuels non poursuivis.
329 Bien sûr, l'échantillon étant
quantitativement bien moins étendu qu'à l'échelle de la
France entière, il faut surtout tenir compte de la tendance
générale.
nouveau plus nombreux. Pour les théoriciens que sont
Chauveau et Hélie, la loi de 1863 sur les attentats a la pudeur sans
violence n'y est pas étrangère. « Plus on approche de
l'âge nubile et plus il y a lieu de craindre que la volonté ne
vienne contredire la présomption de contrainte morale qui est
l'élément du délit »330. En France ce
mouvement concerne principalement les viols et attentats avec violence, a
l'échelle du département le constat est inverse, mais il faut le
nuancer car les acquittements ne concernent que peu de cas, tout juste 15%.
Pour ce qui est des attentats non violents, ils restent stables en
Indre-et-Loire, aux alentours d'un acquittement pour quatre
prévenus331.
Au vu de la hausse de ces derniers, on pourrait croire
à un ralentissement du mouvement d'atténuation des peines par
l'attribution de circonstances atténuantes, pourtant il n'en est rien.
Si la hausse est très légère dans le cas d'attentats sans
violence - elle concerne déjà plus de quatre condamnations sur
cinq en 1880 -, elle est plus nette dans le cas de crimes violents, passant
d'une peine sur trois a plus d'une sur deux. En Indre-et-Loire, pas plus de
clémence du jury qu'ailleurs, le taux de peine correctionnelle reste
statique, aux alentours de 80% pour les attentats sans violence332.
Alors que le siècle se termine, le garde des Sceaux donne une conclusion
peut-être teintée d'amertume sur la correctionnalisation. Alors
qu'il évoque la baisse du nombre de travaux en cour d'assises, il
écrit que ce progrès est « plus apparent peut-être que
réel »333.
Quant aux déclassements de crimes sexuels en
délits traduits au tribunal correctionnel, ils augmentent encore
à la fin du siècle. Les outrages publics à la pudeur sont
plus de 2200 au début des années 1880, leur accroissement les
porte à plus de 2500 à la fin des années
1890334.
-o-o-o-
En résumé, la situation du pays comme de
l'Indre-et-Loire est ambivalente pour la période 1880-1899. D'une part,
la baisse du nombre de crimes sexuels tend a valider la
330 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 29.
331 Toutefois une seule période quinquennale a
échappé à cette norme : pour 1885-1889, ce taux est
tombé à un pour dix, il est vrai sur un échantillon
moindre de procès.
332 De par la faiblesse représentative de
l'échantillon, il est impossible de dégager une évolution
correcte. 333Compté général,
année 1896 (1899), p. V.
334 La période 1891-1895 reste la plus féconde en
délits de ce genre, avec plus de 2600 cas annuels.
politique menée depuis soixante-dix ans par les
légistes et magistrats. Mais on peut s'interroger sur le nombre
réel de ces crimes puisque dans le même temps celui des
délits sexuels est en augmentation. La problématique n'est
d'ailleurs pas nouvelle. D'autre part, et comme le soulignent souvent les
gardes des Sceaux successifs, il faut replacer ces évolutions dans leur
contexte. Il faut prendre en compte la croissance de la population,
l'industrialisation en tant que facteur de forte densité urbaine, mais
également les progrès des moyens dont disposent les institutions
judiciaires et les forces de l'ordre. Les innovations médicales et
techniques - télégraphe, chemin de fer - ont permis une meilleure
précision des faits et une plus grande célérité
pour résoudre les affaires.
Conclusion
Dresser le tableau de la répression judiciaire des
crimes sexuels sur enfants au XIXème siècle s'avère
complexe en raison des mouvements contraires qui l'agitent. Naturellement,
toutes les parties - juristes, médecins, magistrats - s'entendent sur le
fond, c'est-à-dire la nécessité de défendre un
être faible aussi bien physiquement que psychologiquement.
Néanmoins, seule la première semble offrir une protection, ou
tout au moins une série de sanctions, qui vont toujours dans le sens
d'une plus grande reconnaissance de la gravité d'un tel crime
perpétré sur une victime aussi dépourvue. Somme toute, il
est cohérent que le code pénal serve de fil conducteur à
cette répression, car il en constitue le socle indispensable. En premier
lieu, il démarque l'enfant de l'adulte, et n'a de cesse d'élargir
le champ d'action des magistrats tout en délimitant avec toujours plus
de précision les contours de cet être, que ce soit son âge
ou sa place au sein de la famille.
Nous sommes typiquement devant un cas de construction sociale
par le biais d'une influence supra sociétale. Ce n'est pas un
mouvement de fond, porté par une large frange de la population, mais le
fait d'un petit groupe de philosophes, politiques, juristes, animés de
pensées progressistes. Cela donne l'impression d'une intégration
forcée de la société, de ses pratiques et de ses moeurs,
dans un moule toujours plus détaillé visant a organiser les
relations entre les adultes et les enfants. Car qui dit redéfinition de
cette dernière composante dit nouvelles connexions avec celles qui
l'entourent. C'est là la seconde fonction du code pénal, qui
intervient également par le biais de la répression de faits.
Et
les textes agissent à deux niveaux : au premier, ils
répriment des faits commis sur un enfant qui ne l'auraient pas
été s'ils avaient été perpétrés sur
un adulte - ce sont les attentats à la pudeur sans violence. Second
point, ils placent le crime sur enfant en haut de l'échelle de la
gravité, en punissant plus sévèrement un acte pourtant
identique - ce sont les circonstances aggravantes.
Mais on doit considérer qu'en dernier lieu, ces
affaires restent jugées à partir de textes, mais bien
par des êtres humains aux idées bien moins
arrêtées que celles énoncées dans le code
pénal. Afin de mieux contrôler leurs jugements, la magistrature se
doit d'en resserrer les possibilités par la découverte de preuves
scientifiques, qui doivent être estimées indépendamment des
préjugés éventuels sur la victime et l'accusé.
Ainsi, le juge d'instruction pense pouvoir manipuler le jury et en dicter les
décisions en lui apportant sur un plateau une preuve irréfutable.
Malheureusement l'expertise médicale se heurte a une multitude de
difficultés et de limites qui entachent sa crédibilité
auprès des magistrats mais surtout des jurés populaires. La
valeur a priori considérable et décisive de l'examen
contraste avec la place qui lui est faite lors du procès, et on ne
s'étonne pas qu'elle soit si peu suivie.
D'autant plus qu'on offre au jury de larges
possibilités pour exprimer son avis, lui qui semble bien souvent
décider indépendamment des démonstrations probantes qui
lui sont faites. On touche ici les limites de la justice d'État de
droit, qui engendre non pas des erreurs a répétition,
inhérentes a l'institution, mais bien des décisions qui bien que
prises consciemment s'avèrent être contraires a tout esprit
d'éthique. La réponse ressemble à une fuite en avant de la
part d'une administration judiciaire prête aux plus grandes concessions
pourvu que soit stoppée la vague d'acquittements scandaleux qui secoue
le pays. Une formule empruntée au garde des Sceaux de 1880 illustre bien
cette appréhension, lui qui dit que la justice doit être accomplie
« avec une fermeté prudente »335. Fondamentalement,
le contrat est rempli, les relaxes sont en baisse, donc le taux de
répression augmente et fait office de message d'avertissement a une
population dont les moeurs tardent a se mettre en adéquation avec la
vision bourgeoise
335Compte général, année
1860 (1862), p. III.
de l'ordre moral. En 1901, le garde des Sceaux ne
considère-t-il pas encore les viols et attentats à la pudeur
comme des « crimes contre la morale »336 ?
Car c'est bien d'harmonie des moeurs qu'il s'agit avant tout.
Sans cesse on le constate, la victime n'est que le prisme par lequel la
société entière est outragée. Rarement dans les
textes du code pénal et dans ceux du Compte
général on trouve une trace de compassion a l'égard
de l'enfant agressé. Bien sûr, il n'est pas exclu de toute
considération, mais elles sont froides et distantes, comme lorsqu'on a
affaire a un être dont on ne connaît pas grand-chose.
Peut-être est-ce dû en partie a l'absence de femmes dans un
contingent de médecins qui examinent la plupart du temps des victimes de
sexe féminin. Et si considération il y a, force est de constater
qu'elle a trait aux seuls corollaires physiques des attentats, par le biais des
examens médicaux, et non aux conséquences sur le psychisme. On
s'intéresse pourtant, de manière mesurée, aux
désordres de ce dernier, mais seulement en tant que cause de l'agression
- par l'intermédiaire de l'examen mental de l'accusé -, et non
comme son résultat. Il faut attendre le début du
XXème siècle pour voir l'expertise s'intéresser
a la violence morale337.
A présent nous allons effectuer un retour en
arrière dans la chronologie des faits, puisqu'après en avoir
évoqué leur aboutissement a travers l'instruction et le
procès, il nous faut remonter à leur dénonciation.
336 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 183.
337 CHAUVAUD (2000), p. 109.
DEUXIÈME PARTIE : LE CRIME
Chapitre I : La dénonciation
« Il est certaines transgressions (en matière de
moeurs par exemple) dont le mal est uniquement ou principalement produit par la
révélation. »338 Jérémy Bentham.
Les mauvaises langues pourraient dire qu'avec ce nouveau
chapitre, nous ne sommes toujours pas arrivés au coeur du crime, et
pourtant la dénonciation est une étape ô combien importante
du processus criminel. Car pourquoi qualifie-t-on des faits de crime, de
délit ? Parce qu'ils ont été portés a la
connaissance de personnes diverses, qui peuvent faire partie du cercle proche
de la victime, des amis, des voisins, ou en être totalement
étrangères, tels les gendarmes, les maires ou les juges de paix.
Un crime n'existe en tant que tel, c'est-à-dire comme objet
répréhensible, que s'il est arrivé aux oreilles d'un
individu qui lancera le processus judiciaire. Il y a bien des faits qui jamais
ne sont révélés, sans aucun doute bien plus nombreux que
ceux qui sortent du silence, mais comment les atteindre ? Jamais ils ne sont
répertoriés dans les archives judiciaires, tout juste
apparaissent-ils dans les témoignages d'affaires connexes. Ils se
dessinent au fil de la plume du greffier, relégués à un
rôle anecdotique quand eux-mêmes auraient pu prétendre au
premier rôle. Anne-Marie Sohn, dans son étude sur les attentats
à la pudeur sur mineurs, a recensé 20% de refus de
plainte339.
Fort heureusement, certains faits remontent a la surface et
jettent l'opprobre sur des hommes qui mettent en danger l'équilibre
social par leur dépravation morale. La dénonciation emprunte
parfois de tortueux chemins, se heurte à de nombreux obstacles,
338 Jérémy BENTHAM, Traité des preuves
judiciaires, extraits par Étienne DUMPONT, tome second, Paris,
Bossange frères, 1823, p. 115.
339 SOHN (1996-a), p. 59. La taille de l'échantillon
étudié est importante, avec 702 cas répertoriés
d'attentats a la pudeur.
ou bien se fait de façon plus directe. Ce sont ces
dernières que logiquement, nous allons évoquer en premier
lieu.
Difficultés d'une dénonciation
spontanée
Avant toute chose et afin de d'offrir un panorama de la
situation, quelques chiffres340. Premièrement, on constate
que les dénonciations spontanées, c'est-à-dire le jour
même de l'attentat, sont très rares, avec à peine un cas
sur vingt. Ils sont environ un sur dix à être
déclarés entre un et six jours, et la proportion reste
sensiblement la même pour les dénonciations entre une semaine et
un mois. Comme on pouvait s'y attendre, les deux dernières
catégories regroupent les cas les plus répandus : plus d'un tiers
des faits dénoncés l'est entre un mois et un an, et près
de 40%, donc la majorité, le sont plus d'un an après
l'agression.
En moyenne, la dénonciation se fait près de
dix-huit jours après l'attentat. L'évènement
dénoncé le plus longtemps après l'acte est resté
sous silence pendant onze ans, ce qui est en théorie impossible
puisqu'il y a prescription au bout de dix ans - de nombreux faits n'ont pu
être jugés a cause de cela341. Plus curieux encore,
cette accusation a été retenue par le jury, lui d'habitude si
pointilleux342.
Dans les affaires de moeurs, la dénonciation
immédiate par la victime n'est pas la solution la plus
fréquemment et spontanément employée, et Vigarello la
considère même comme rarissime343. De la même
manière, les flagrants délits ne sont pas des plus nombreux. Ils
sont parfois entravés par la victime elle-même, preuve en est une
fillette de dix ans qui révèle n'avoir crié qu'à
demi-mots car elle a eu peur que sa grand-mère ne
l'entende344. Et quand par chance, les agresseurs sont pris sur le
fait, encore faut-il parvenir à en
340
Pour créer cette classification nous avons
procédé de la manière suivante : nous avons établi
avec le plus de précisions possible la date du premier attentat sur la
victime, et l'avons comparée a celle ou l'affaire a été
révélée à une autorité - gendarme,
garde-champêtre, maire etc.
341 Article 637 du code d'instruction criminelle de
1808. Une version datée de 1929 est disponible sur internet :
http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_instruction_criminelle_1929.ht
m
342 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Il faut
bien dire que dans certaines affaires, l'enfant a beaucoup de mal a dater les
premiers faits. C'est donc au juge d'instruction de statuer a partir des
éléments dont il dispose. Dans ce cas précis, sans doute
aura-t-il eu une estimation différente de la nôtre, qui faisait
passer le crime en-dessous du seuil de prescription.
343 VIGARELLO (1998), p. 200.
344 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.
exploiter l'avantage. Rares sont ces témoins visuels ou
auditifs à aller directement raconter les faits aux autorités,
par pudeur vis-à-vis d'affaires délicates qui de surcroît
ne les concernent pas directement. Il faut prendre en considération que
les témoins ne veulent pas forcément perdre leur temps voire leur
réputation à la gendarmerie et au palais de justice. Pour eux
comme pour les enfants agressés, les obstacles à surmonter sont
assez nombreux pour la dissuader d'ébruiter l'affaire. En premier lieu,
évoquons les difficultés qui encombrent le chemin et l'esprit de
la petite victime.
En premier lieu, l'état de choc émotionnel qui
caractérise l'enfant après l'agression - bien que contrairement
aux idées reçues cette proportion ne soit pas des plus
élevées. Un homme indique toutefois que sa fille était
tellement sous le choc qu'il a dû lui donner une goutte de rhum pour
qu'elle raconte345. Autre raison, l'incapacité de nombreux
enfants à saisir toute la gravité des gestes dont ils viennent
d'être victimes. Cette attitude se retrouve également chez les
mères qui découvrent leurs filles dans des situations
inappropriées. Alors qu'elle ne voit pas sa fille revenir, la
mère d'Émilienne a l'idée de regarder par la porte
entrouverte de son voisin, et elle voit l'enfant les jupes relevées
jusqu'à la taille346. Elle pousse un cri, entre et se saisit
de la petite. Elle raconte la suite lors de l'instruction : « J'ai
été tellement impressionnée, que je suis rentrée
chez moi sans insulter cet homme comme il le méritait ». Une
situation en tout point identique fait dire au procureur : « Muette de
saisissement, elle n'eut la force d'adresser aucun reproche a *l'accusé+
»347.
Paradoxalement, c'est quand la victime prend du recul par
rapport à ce qui vient de lui arriver que les chances d'une
dénonciation immédiate s'amenuisent. Lorsqu'elle décide
spontanément de prévenir une quelconque autorité, cela
peut être la marque d'une plus grande maturité sexuelle, et donc
d'un âge déjà avancé dans l'enfance. Les deux cas
que nous avons rencontrés concernent effectivement deux jeunes filles de
douze et dix-sept ans.
L'âge de la victime est d'une importance
particulière car plus il est jeune et plus il éprouve des
difficultés a s'exprimer. C'est l'image classique de deux mondes qui
cohabitent mais
345 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.
346 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
347 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.
qui ne se comprennent pas. Ou qui ne cherchent pas à se
comprendre, comme cet homme qui avoue avoir entendu sa fille pleurer et appeler
sa mère, mais sans y attacher d'importance étant donné son
très jeune âge348. Interpréter les attitudes de
l'enfant représente une grosse difficulté, même pour des
parents, surtout quand celui-ci est encore très jeune, car elles sont
alors sensiblement les mêmes pour des faits pourtant distincts. Devant
les pleurs de sa fille de quatre ans, une mère pense au premier abord
qu'on l'a fait boire349. Louise a cinq ans lorsque son père
commence a l'attoucher, et sa tentative pour révéler ces
agissements à sa mère est un échec, comme le dit plus tard
son géniteur, elle parle « si peu franchement que sa mère ne
l'a pas comprise »350. D'autre cas montrent que les parents
n'ont pas toujours une haute estime de la valeur des paroles de leur
progéniture, si bien que la victime préfère se taire,
pensant que ses parents ne l'auraient pas crue351.
Et effectivement, cela arrive. Céline, treize ans,
raconte a sa mère qu'elle a été violée par leur
maître soixantenaire, mais celle lui rétorque que « ce n'est
pas vrai car il est trop chétif »352. Les renseignements
donnés à la gendarmerie sur la victime sont pourtant bons, et ne
mentionnent pas de mensonges. Ceux-ci sont souvent au coeur de refus de croire
l'enfant abusé, qui se retrouve victime de ses antécédents
sur ce point. Son attitude peut lui jouer de mauvais tours, preuve en est ce
petit garçon abusé par son instituteur, mais dont les
allégations n'attirent que l'indifférence de son père car
il est souvent puni par son maître353. Une réputation
identique peut aboutir à une conséquence inverse : Marie, douze
ans, a été violée au retour d'une fête patronale, ce
qui fait qu'elle est rentrée en retard354. Elle jure
être restée avec des camarades, mais la sachant de moeurs
légères, sa belle-mère vérifie ses vêtements
et il découvre des taches de sperme.
Toutes les victimes n'ayant pas mauvaise réputation,
certaines méfiances sont a imputer à un scepticisme
vis-à-vis de la parole de l'enfant en général. Et quand un
père reste
348 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. La petite fille n'a que
deux ans.
349 ADI&L, 2U, 653, affaire Gorgeard.
350 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Ici le terme «
franchement » est à prendre au sens de ne pas parler
correctement.
351 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
352 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
353 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.
354 ADI&L, 2U, 606, affaire Douel.
obstinément sourd aux dires de ses filles, cela peut
durer longtemps. Pendant deux ans et demi, les petites Marie et Alexandrine se
plaignent, et leur mère avec, d'être poursuivies par un homme, un
dénommé Ouvrard355. A plusieurs reprises, le chef de
famille a « grondé » femme et enfants parce qu'il ne croyait
pas a leur histoire. Toutefois il a été, au cas où, en
parler au patron du malotru, mais sans pour autant le dénoncer aux
services compétents. Il faut attendre que son aînée se
fasse violer pour qu'il réagisse et dénonce l'homme a la
gendarmerie. Dans le cas de la petite Henriette, les parents ne peuvent
soupçonner un homme qu'ils connaissent depuis vingt ans356.
« J'en ai parlé a mon père et a ma mère *...+, je ne
sais même pas s'ils y ont fait attention », commente,
dépitée mais avec une grande lucidité pour son âge,
une petite fille de neuf ans357. Ce refus de croire à de
pareilles allégations ne s'applique pas seulement aux paroles de
victimes : quand une femme de ménage prévient le père
d'une fillette de sept ans de l'agression qu'elle a subie, il n'y croit pas, et
il faut attendre la découverte de taches sur les draps du lit pour qu'il
entreprenne d'interroger l'enfant358.
Une autre fois, c'est la mère qui ne prête pas
attention aux paroles de sa fille, certes âgée de seulement trois
ans359. Un langage inadapté a la description d'un tel acte
est a l'origine de la situation, l'enfant ayant dit « le garçon m'a
fait bobo a mon cul » ; l'absence de précision pouvant faire
envisager a l'interlocutrice une multitude d'hypothèses en
adéquation avec la vie d'une petite fille. Une autre ne comprend pas de
qui il est question lorsque sa fille lui annonce que « Clément
» lui a touché le cul360. Abusée par l'âge
de son enfant, elle en interprète la déclaration de travers et
pense qu'il s'agit là des fils du dénommé Clément.
Nous l'avons constaté, les enfants manquent de vocabulaire pour parler
du sexe et de leur corps en général, et cela n'a pas
forcément trait a leur âge. La stratégie de
l'évitement des adultes, dont nous aurons l'occasion de reparler, qui ne
parlent pas de sexe devant ou avec les enfants, en est la
cause361.
355 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.
356 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
357 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.
358 ADI&L, 2U, 762, affaire Heurtevent.
359 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire.
360 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
361 SOHN (1996-a), p. 137-138.
Ces derniers font donc avec les moyens du bord, employant
très fréquemment - on serait même tentés de dire
à tort et à travers - le terme polysémique « cul
» pour désigner à la fois les organes sexuels, masculins
comme féminins, les fesses et l'anus362. Par exemple, cette
petite file de huit ans qui dit a sa nourrisse qu'un homme lui « a fait du
mal au cul »363. L'enfant fait ici référence a
ses parties sexuelles, mais peut-être la femme aura compris que l'enfant
a reçu une tape sur les fesses, puisqu'elle ne l'interroge pas plus.
Certains font une analogie avec des objets de leur quotidien, comme un morceau
de viande, ou de bois. Parfois, leur vocabulaire inapproprié
entraîne un euphémisme dans leur dénonciation. « Il
m'a cherché des sottises », raconte une fille âgée
pourtant de treize ans, qui a tout de même été sauvagement
violée364. L'éducation des enfants, qui passe par le
verbe, est sans doute la cause de ces litotes. Par ailleurs, on
s'aperçoit que les enfants, quand ils ne manquent pas de vocabulaire
à ce sujet, en ont un très fleuri et diversifié. Et on en
retrouve que rarement les mêmes termes, signe de ce que chaque village a
de particulier à cette époque.
Quand, déjà perspicaces, les enfants
préfèrent utiliser des gestes plutôt que des mots, il faut
un certain sens de la déduction de la part de l'adulte pour que la
vérité éclate. La jeune Angèle peut en ce sens
remercier sa petite soeur de quatre ans qui attire l'attention de sa
mère en relevant sa robe et en montrant sa bouche du
doigt365. La femme n'a sans doute pas compris qu'on a forcé
sa fille a faire une fellation, mais peu importe puisque l'alerte est
donnée. Le cas du jeune Félix, quatre ans, est
légèrement différent mais le bon sens de sa
grand-mère est tout aussi salutaire366. Alors que celle-ci
soigne une plaie de l'enfant, il ne tient pas en place, et elle le menace de le
faire taire en lui mettant un linge dans la bouche, ce a quoi l'enfant
répond « Oh ! non grand-mère, c'est sale comme Charles
». Elle interroge l'enfant qui lui révèle que le domestique
de la maison « lui prenait la tête et se livrait dans sa bouche
à des actes obscènes », selon les termes employés par
la grand-mère.
362 C'est d'ailleurs pour les premiers cités que cela
s'applique le plus, avec régulièrement la variante plus
précise du « cul de devant ».
363 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
364 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.
365 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
366 ADI&L, 2U, 609, affaire Gaurier.
Il est des enfants qui, soit parce que c'est un moyen comme un
autre de faire ressortir le malaise né d'un attentat, ou bien par pur
défi à la société des adultes, exhibent,
fièrement ou non, ce que leur agresseur leur a enseigné. Et quoi
de mieux que de le monter dans une école ? C'est le parti pris par
Léa, dix ans, qui tient des propos obscènes à ses
camarades de classe et écrit « de vilains mots ~ sur les murs de
l'établissement, selon les élèves qui ont
été raconter l'affaire a leurs parents367. Un juge de
paix qui interroge un écolier note : « Celui qui se trouvait avec
*le témoin+ riait et avait l'air de connaître l'affaire
»368. Dans une école congréganiste de Tours, les
jeunes amis des victimes s'amusent en voyant passer les frères, a dire
qu'ils vont « tirer à la carabine ». Un des frères en
informe la police, qui se rend sur place demander aux enfants ce qu'ils
entendent par là369. Quand l'insouciance met a jour des faits
aussi sérieux que graves. De plus, la vague d'anticléricalisme
qui caractérise la France des années 1880 entraîne de la
méfiance et une recrudescence des dénonciations à leur
égard370.Faisons une très brève digression pour
signaler que les frères en religion sont les seuls à se
protéger mutuellement en dissimulant des faits.
L'insouciance et le détachement ne sont pas l'apanage
des seuls camarades de classe, il arrive, bien que le cas soit rare, que la
victime elle-même ne saisisse pas la gravité de l'attentat, faute
d'éducation nécessaire sur le sujet. Comparer les
expériences avec les enfants de son âge est une solution pour
prendre conscience de ce qui est arrivé. Sans cela, l'enfant peut
comprendre de travers l'acte dont il est victime : une petite fille de huit ans
abusée par son instituteur pleure souvent, mais comme elle voit ses
camarades en faire autant, elle ne parle de l'affaire a personne, croyant que
c'est là une punition371. La religion, qui se pose en
gardienne des moeurs convenables, fait parfois office de déclic : une
fillette de dix ans, en général consentante face aux
attouchements de l'accusé, déclare n'avoir pris conscience de sa
mauvaise attitude que le jour de sa première communion372.
L'âge des victimes de tels attentats explique en partie leur
méconnaissance du sujet et de la gravité qui en
découle.
367 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.
368 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
369 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
370 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 281-282.
371 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
372 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.
Il est plus surprenant de constater un phénomène
semblable chez des individus bien plus expérimentés. Le
père de quatre très jeunes victimes en apporte la preuve, lui qui
a surpris son voisin en flagrant délit : « Lorsque j'ai
moi-même surpris [cet homme], je ne croyais pas que c'était si
grave ))373. Sa désinvolture s'affirme un peu plus dans la
suite de sa déposition : « Après avoir surpris *mon voisin+
tenant ma fille *...+, j'ai continué a planter les oignons de ce dernier
)).
Toutefois la plupart des enfants ne sont pas aussi
légers face à de tels actes. Un sentiment très
répandu parmi les jeunes victimes est celui de la honte, de l'impression
d'avoir fait quelque chose de mal. L'enfant abusé se sent a la fois
victime et coupable. La sexualité est tant
dépréciée et encadrée que quand on cite un bon
exemple éducatif, il est d'ordre sexuel dans trois cas sur
quatre374. Les termes employés par les parents, quand ils
évoquent le sexe avec leurs enfants, le dénigrent tellement
qu'ils façonnent la vision de leur progéniture a propos de
l'amour charnel375. Cela a sans doute été le cas avec
la jeune Georgette, dix ans, qui répond à sa mère «
je n'ose le dire c'est trop vilain ))376.
Quels que soit leurs motifs, certaines victimes n'osent rien
raconter, ou restent évasives, espérant sans doute que leurs
parents ou frères et soeurs devinent sans qu'ils aient a prononcer de
vilains mots. Un an avant que l'affaire ne soit révélée,
une petite victime a averti son grand frère des agissements de leur
père, « espérant, dixit le procureur, que celui-ci en
parlerait à leur mère ))377. La petite Berthe subit
les attouchements du curé dès qu'elle va a ses leçons
d'orgue, aussi elle dit simplement a sa mère qu'elle ne veut plus y
retourner car il lui fait « des choses *...+ pas bien ))378.
Elle est alors pressée de questions mais elle n'en dit pas plus. La
mère d'une malheureuse enfant doit même la mettre devant la figure
du Christ pour qu'elle avoue379. Il arrive également que
l'enfant pleure, mais ne veuille rien dire, même si on lui demande ce qui
motive ce chagrin. Nous avons même l'exemple d'une petite fille qui reste
muette pour ne pas faire de peine a son
373 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise.
374 Anne-Marie SOHN, Chrysalides : femmes dans la vie
privée (XIXème-XXème
siècles), Vol.1, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996-b, p.
371.
375 SOHN (1996-a), p. 20.
376 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg.
377 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach. Le confident
déclare n'avoir rien dit par peur d'être battu.
378 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
379 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
maître, par ailleurs père de
l'accusé380. Ce dernier témoignage montre combien les
enfants sont conscients du mal que peuvent causer leurs
révélations, et des liens qu'ils peuvent briser par la même
occasion.
D'autres enfants vont jusqu'à mentir a propos de leurs
blessures, voire nier l'évidence. Les vêtements
ensanglantés, ils prétendent être tombés. En retard,
ils prétendent avoir été punis a l'école. Le
mensonge peut même aller jusqu'à une sorte de déni, quand
une petite fille de onze ans, dont les parents sont pris d'un doute affreux et
qui la questionnent, dément avoir été
agressée381. On amène alors une de ses camarades qui a
déjà avoué, mais elle persiste et signe, même en
présence de l'accusé. Quand ses parents l'emmènent
déposer a la gendarmerie, le fonctionnaire note dans son rapport :
« Le père et la mère de la petite *...+ nous ont
déclaré que leur petite fille ne devait pas nous dire toute la
vérité car eux ne pouvaient rien lui faire avouer à ce
sujet ».
Si la raison du silence la plus souvent invoquée est
d'ordre moral - la honte -, la crainte de violences physiques est presque
autant répandue. En premier lieu, la peur de représailles de la
part de l'agresseur, qui n'hésite pas a tirer profit de l'ignorance ou
de la faiblesse des victimes pour leur imposer le mutisme. Celles-ci se
retrouvent dans un tel état de terreur qu'elles craignent que la rumeur
qu'elles ont involontairement déclenchée ne revienne aux oreilles
de leur bourreau. L'autorité de l'adulte n'est pas dévoyée
et lorsqu'un prêtre défend aux petits élèves de son
école de raconter ce que leur fait un de ses collègues, il est
écouté382. La crainte de représailles n'est
d'ailleurs pas l'exclusivité des victimes, les témoins pouvant
garder bouche close pour les mêmes raisons. « Toi tu es un gueulard,
tu n'as pas besoin de dire cela, je te taperai ma main par la figure »,
tonne le coupable contre le frère de sa victime383. Un homme
surprend son voisin alcoolique et violent en fâcheuse posture avec ses
deux petites filles, mais il ne dit rien de peur d'être
frappé384.
380 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
381 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
382 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
383 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.
384 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. Pour la défense du
père de famille, signalons qu'il se trouve dans un état
« maladif ».
(( Je ne veux pas, car maman me battrait »,
déclare une petite à son agresseur385. Dans la
majorité des cas, ce sont donc les enfants qui ont peur
d'énergiques corrections de la part de leurs propres parents, qui vont
jusqu'à utiliser le fouet. Cela ne choque d'ailleurs personne, puisque
l'opinion admet la valeur éducative des punitions corporelles, pourvu
qu'elles ne soient pas trop violentes et qu'elles soient justifiées.
Elles touchent toutefois les garçons pour la
majorité386. Elles ont tendance à se raréfier
à la fin du siècle, de même qu'avec
l'adolescence387. Une enfant de sept ans déclare que si elle
a pleuré en rentrant chez elle c'était non parce que
l'accusé lui avait fait mal, mais car elle avait peur d'être
grondée par ses parents388. Pour les éviter, on trouve
des enfants qui ne rapportent pas à la maison les fruits ou les sous
qu'on leur a donnés, dont les parents auraient demandé la
provenance. D'autres histoires semblent donner raison aux enfants, et
illustrent bien le manque de tact de quelques parents : il s'en trouve pour
infliger une correction à leur enfant, pourtant pris sur le fait en
compagnie d'un homme qui ne leur veut pas forcément que du bien. Une
fillette visiblement habituée aux coups dit même à sa
mère (( Si tu ne veux pas me battre, je vais te le dire
»389. Une femme lucide dit que (( [sa] fille qui craint
beaucoup s'était sauvée ~ avant même qu'on ne puisse lui
poser des questions390. On est beaucoup plus surpris par l'attitude
des maîtres et maîtresses d'école, dont une se contente de
gronder l'enfant et de lui défendre de retourner chez
l'accusé391. On n'est plus très loin de penser que
l'enfant est en partie coupable et l'a bien cherché. Alors de nombreuses
victimes se tournent vers un confident privilégié, une oreille
attentive mais qui reste néanmoins dans ce cercle intime que constitue
la famille. Les frères et soeurs jouent ce rôle, et on leur doit
de nombreuses dénonciations. Dans la majorité des cas ils
s'abstiennent pourtant de trahir ce qui s'apparente à un secret. Il
arrive qu'il le répète néanmoins à un domestique,
un voisin, un camarade, et de fil en aiguille cela aboutit à un
procès, quand le dernier confident se charge de révéler
l'affaire a la justice. L'école est bien souvent un lieu où ces
tristes faits remontent à la surface, mais sous un jour bien
385 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
386 Pascale QUINCY-LEFEBVRE, Familles, institutions et
déviances : une histoire de l'enfance difficile (1880-fin des
années trente), Paris, Economica, 1997, p. 54.
387 FARCY (2004), p. 28-29. Dans notre corpus, sur les huit
victimes qui témoignent de la peur d'être corrigés, une
seule n'a pas entre dix et douze ans.
388 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.
389 ADI&L, 2U, 610, affaire Brault.
390 ADI&L, 2U, 641, affaire Tessier.
391 ADI&L, 2U, 673, affaire Moreau.
moins sérieux. Les camarades de la victime se font une
joie de raconter à tout le monde des faits dont ils ne distinguent pas
la gravité. Jusqu'au jour oü cela tombe dans l'oreille d'un adulte,
parent ou maîtresse d'école.
La peur de dire quelque chose de mal peut avoir des
conséquences graves d'un point de vue sanitaire. Il n'est pas rare de
voir des enfants supporter les souffrances nées d'un attentat pendant de
longues semaines. Ainsi, deux jeunes garçons ont souffert pendant un
mois entier sans oser rien dire, l'un de douleurs lors de la miction, l'autre
de blessure a l'anus. Une jeune fille de quatorze ans est violée deux a
trois fois par semaine par son père alcoolique, et ne le dénonce
qu'au bout de sept mois - ce qui reste pourtant assez rapide pour une affaire
d'inceste - car selon ses propres termes elle ne peut plus y tenir et est
très fatiguée392.
Face à ces nombreux accrocs, la meilleure chance de
découvrir le problème est d'ordre visuel. Les difficultés
a marcher, a uriner ou a déféquer sont autant d'indices assez
courants dans ce genre d'affaires, qu'il faut bien interpréter,
même s'ils ne sont pas toujours visibles. Une attitude insolite peut
attirer l'attention, telle une enfant qui observe son sexe, ou une autre qui se
gratte l'entrejambe. On voit des parents qui, pris d'un doute, amènent
leur enfant chez le médecin pour clarifier les choses. Plus l'attentat
est violent et plus les séquelles attirent le regard et sont sans
équivoque. Il est donc normal que les viols ou tentatives soient les
crimes le plus rapidement dénoncés : une grande majorité
l'a été dans l'immédiat.
Les taches inhabituelles sur le linge ou les draps de l'enfant
sont également assez récurrents. Certaines sont très
équivoques, ce sont les taches de sperme. « C'est un homme qui
touche à votre enfant », déclare avec une acuité
aussi bien visuelle qu'intellectuelle une voisine a qui on présente le
linge d'une jeune victime393. Le sang l'est déjà
moins, et il arrive que d'autres nécessitent une dose de
perspicacité pour en révéler la criminelle origine.
Toutefois, dans la quasi-totalité des dossiers de viol ou tentative, des
taches de sang sont présentes sur les habits de la victime et ne portent
pas à confusion de par leur étendue. On trouve également
d'autres traces nettement moins
392 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
393 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
caractéristiques : mention spéciale à une
boulangère attentive qui remarque, après une absence de quelques
minutes, de la farine sur le dos de sa fille394.
Pour conclure ce point, évoquons deux situations de
dépendance, économique d'une part, affective de l'autre. La
première concerne les jeunes domestiques, très nombreux et dont
la situation pécuniaire n'est pas des plus simples. Dans la
majorité des cas ils représentent une partie des ressources de
leurs parents, ce qui représente une lourde charge morale. Il est donc
très difficile pour l'enfant de renoncer a son travail de domestique
sous peine de sévères remontrances de la part des parents, voire
de mise en péril de l'avenir de la famille - d'une certaine
façon, les enfants placés assurent celui de leurs petits
frères et soeurs. Un mois de chômage équivaut pour les
domestiques à une perte de six mois de gages. On comprend mieux pourquoi
seule une petite minorité dénonce les abus dont elle est victime,
qui est plus est si chaque domestique enceinte est systématiquement
renvoyée395. A cette chape de plomb s'ajoute la crainte de
violences physiques, le comportement des maîtres vis-à-vis des
enfants placés n'étant pas toujours correct. Arthur Gautard,
accusé de viol par sa servante de douze ans, a la fâcheuse
habitude d'abuser de ses jeunes employées, et en a même
envoyée une a l'hôpital pour deux mois396. On n'est
donc pas étonnés des menaces de mort qu'il a
proféré a l'encontre de celle par qui le scandale est
arrivé, mais plus par le témoignage de celle-ci, qui n'a rien dit
non par peur des coups, mais d'un renvoi. La situation de Rachel, bien que cas
particulier, peut s'inscrire dans ce registre : la jeune fille a des relations
sexuelles plus ou moins consenties avec l'ami - et mécène - de la
famille397. Elle se refuse à dénoncer l'affaire, par
crainte de voir sa mère et ses soeurs démunies sans l'aide de ce
riche rentier. Plus ambigüe encore est la relation qui unit la victime
d'un inceste avec son bourreau.
L'inceste, un cas a part
L'ancestrale tradition de la puissance paternelle est sans
conteste la principale entrave a la dénonciation de l'inceste. Elle est
même, comme un cas sur sept, a l'origine du crime398.
Soumettant femme et enfant a l'autorité du chef de famille, elle en
façonne les
394 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.
395 Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au
XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 321-322.
396 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.
397 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
398 SOHN (1996-a), p. 71.
relations intrafamiliales. La Révolution est la
première à tenter de la remettre en cause cette omnipotence. En
1794, Cambacérès y voit un symbole de la tyrannie399
:
« Les premiers tuteurs sont les père et
mère. Qu'on ne parle donc pas de puissance paternelle. Loin de nous ces
termes de plein pouvoir, d'autorité absolue, formule de tyran,
système ambitieux que la nature indignée repousse, qui n'a que
trop déshonoré la tutelle paternelle en changeant la protection
en domination, les devoirs en droits et l'amour en empire. »
Toutefois Napoléon Ier en décide
autrement et réaffirme avec le code civil les prérogatives
paternelles. Ainsi, durant une bonne partie du XIXème
siècle, l'État s'interdit de franchir les portes de
l'intimité de la famille, soumise a la puissance du père, cette
dernière étant le socle de l'ordre social.
En revanche, l'adoption de la loi de 1863 annonce un
renforcement de la lutte contre l'inceste criminel, qui l'assimile a un
viol400. A partir de la décennie suivante, l'inceste est
dénoncé comme un crime monstrueux401. Mais le tabou
reste entier, et dans un seul cas un témoin parle de « rapports
incestueux »402. Jamais le mot n'apparaît dans la bouche
des magistrats. Il est très difficile d'évaluer quantitativement
l'inceste, justement a cause de dénonciations bien plus rares que pour
les attentats « classiques ». Dans notre corpus, il concerne à
peine 7% des victimes, mais illustre parfaitement les multiples facettes de ce
crime, puisqu'on a retrouvé des pratiques incestueuses avec le
frère, l'oncle, le grandpère ainsi que le beau-père de la
victime. Lorsque l'on compare notre échantillon a celui d'Anne-Marie
Sohn, on constate que les pratiques incestueuses sont moins répandues en
Touraine qu'ailleurs403. Aucune affaire n'a été
dévoilée avant quelques mois, la majorité l'a
été au-delà de trois ans. Anne-Marie Sohn donne une
estimation plus précise : dans les
399 Antoine FENET, Recueil complet des travaux
préparatoires du code civil, tome premier, Paris, Videcoq, 1836, p.
102. Disponible sur Google Books en intégralité.
400 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 181.
401GIULIANI, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 15.
402ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
403 Nos chiffres montrent qu'un prévenu sur dix est
accusé de crime incestueux. Anne-Marie Sohn a relevé un chiffre
deux fois plus élevé, avec plus de 21% d'affaires. (SOHN
(1996-a), p. 64.). Toutefois, si on enlève les cas d'attentat par le
frère sur sa soeur, qui ne sont pas jugés en assises mais que
Anne-Marie Sohn a incorporés a ses statistiques, son chiffre passe a
17%. L'auteur a également pris en compte des faits qui apparaissent lors
de l'instruction, mais qui ne donnent pas forcément lieu a un
procès. Si nous faisons de même, nous arrivons à 12,5% des
affaires qui mentionnent des actes incestueux. Cela nous rapproche du chiffre
d'Anne-Marie Sohn bien que notre pourcentage reste nettement
inférieur.
deux tiers des cas, les relations excèdent un
an404. Trois jeunes filles ont même gardé le silence
pendant neuf, dix et onze longues années.
On peut expliquer cela par ce que les psychiatres appellent le
« syndrome d'adaptation »405. Si la victime n'a
reçu dans les premiers temps de l'inceste aucune aide ou n'a pas
perçu de moyen de se substituer a l'emprise de son agresseur, elle
apprend à s'accommoder de la situation, voire même a y participer
activement, et dans un cas elle incite même sa petite soeur a en faire
autant406. Nous n'irons pas jusqu'à dire, comme Anne-Marie
Sohn, que ce sont des circonstances exceptionnelles407. Dans
plusieurs cas la frontière entre la résignation et le
consentement ne peut être clairement définie, rendant les
conclusions difficiles. Ses plaintes sont de plus en plus rares, de même
que sa résistance. Un procureur donne tout son sens à cette
affirmation en proclamant dans l'acte d'accusation que la victime « a fini
par s'abandonner a lui »408. On découvre des victimes,
devenues consentantes, prêtes à mentir pour sauver leur amant :
lors de son interrogatoire, une jeune fille affirme n'avoir couché ni
avec l'accusé ni avec un autre homme409. Le juge
d'instruction ordonne aussitôt un examen, qui révèle une
défloration déjà ancienne. La victime change alors son
plan de défense et prétend que c'est un autre qui lui a fait
cela, mais quand on lui demande qui, elle reste dans un silence obstiné.
Ce n'est du reste pas la seule victime qui défend son agresseur,
même dans les affaires nonincestueuses.
Le mutisme de l'enfant provient principalement de
l'intimidation qui va parfois jusqu'aux menaces de mort. « Si mon
père était là je ne vous dirais pas cela parce que je
crois qu'il me tuerait ~, raconte un petit garçon de sept ans,
terrorisé depuis près d'un an par son père410.
La maltraitance, sorte d'abus de la puissance paternelle, ne trouve aucune
entrave dans le code civil, aussi les intéressés ne se privent
pas de frapper à tout va sur des enfants qu'on pourrait qualifier de
martyrs. Dans une affaire où le grand-père de la victime bat
celle-ci avec une violence inouïe malgré son grand âge -
soixante-dix-huit ans
404 SOHN (1996-a), p. 67.
405 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 295.
406 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.
407 SOHN (1996-a), p. 67.
408 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
409 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.
410 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
tout de même -, un témoin déclare que
quatre ans auparavant il a été chercher les gendarmes qui ont
ouvert une enquête qui n'a pas abouti car la petite fille a
déclaré ne pas être maltraitée411. Outre
la violence et les menaces, la dépendance financière est à
prendre en compte. Une jeune fille victime d'inceste menace son père de
le quitter s'il ne veut pas arrêter immédiatement ses actions
criminelles412. Ces timides menaces sont restées vaines, la
malheureuse confiant a un témoin qu'elle n'a pu les mettre a
exécution faute d'argent.
Des liens bien plus profonds, même indéfectibles,
unissent l'abuseur et sa victime. Ils se trouvent renforcés par l'aspect
transgressif et secret qui caractérise l'inceste413. Une
enfant de sept ans demande visiblement anxieuse a ceux qui l'interrogent s'ils
vont mettre son père en prison414. En général
ce dernier essaie de culpabiliser sa fille, de l'intégrer pleinement au
processus, pour éviter une dénonciation : « J'ai plus
confiance en toi qu'en ta cadette *...+, car j'ai peur qu'elle parle »,
déclare à sa fille un père incestueux415.De
plus, dénoncer c'est remettre en cause l'intégrité de la
famille, et se sentir coupable non seulement vis-à-vis du père,
mais aussi de la mère, qui a été en quelque sorte
remplacée par sa fille416. A l'évidence, plus que dans
les affaires nonincestueuses, la victime ressent une profonde honte, une
culpabilité qui les fait se sentir souillées et
débauchées. Les psychiatres l'ont, de manière très
imagée, appelée le « syndrome des biens avariés
»417. Un procureur note que se sentant honteuse de la vie que
son père lui faisait mener, une jeune victime a décidé de
monter à Paris chercher une place418. La dénonciation
est donc très coûteuse psychologiquement, et ce n'est pas la jeune
Juliette, depuis sept ans régulièrement battue et violée
par son géniteur, qui dira le contraire419. La victime a tout
avoué a sa mère a la suite d'une violente dispute avec son
411 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
412 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
413 Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Inceste, honte et
culpabilité : l'enfant, victime expiatoire ? », in
PierreFrançois CHANOIT, Jean DE VERBIZIER (dir.), Les sévices
sexuels sur les enfants, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999,
p. 55.
414 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
415 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
416 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 57.
417 Marie-Aimée CLICHE, « Un secret lentement
dévoilé : l'inceste au Québec (1858-1975) », in
Jean-Pierre BARDET, Jean-Noël LUC, Isabelle ROBIN-ROMERO, Catherine ROLLET
(dir.), Lorsque l'enfant grandit, entre dépendance et
autonomie, Paris, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003,
p. 413.
418 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
419 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
père, et en a été tellement émue
qu'elle s'est évanouie. Les enfants subissent une forte emprise
psychologique de la part de leur père, qui leur apparait comme un
personnage omnipotent. A leur mère qui leur demande pourquoi elles sont
restées si longtemps silencieuses - plus de neuf ans pour l'un d'elles
-, deux jeunes filles répondent en toute simplicité que leur
père leur avait interdit de le dire420. La victime d'inceste
peut également souffrir du manque d'attention de la part de son
entourage, comme Marie-Louise, pourtant victime régulière des
excès de boisson de son père421. Plusieurs fois elle a
prévenu sa mère, qui vit séparée de son mari, qui
lui a conseillé de le dénoncer à la prochaine incartade.
Pourtant, au juge d'instruction qui lui demande alors pourquoi elle n'a pas
révélé l'affaire plus tôt, elle répond
qu'elle n'avait personne a qui se confier.
Il est vrai que les mères ne sont pas les meilleures
interlocutrices dans ce genre d'affaires. Dans les affaires d'inceste, peu de
dénonciations sont de leur fait422. Elles
préfèrent régler le problème dans l'intimité
familiale, ou se contentent de fermer les yeux et de se lamenter sur leur sort
: « Je n'avais plus qu'un malheur a avoir, je l'ai »423.
L'homme de la maison est bien souvent le seul moyen de subsistance de sa
famille, et la mère pense avant tout à ses enfants à
élever. « Je regrette ce que j'ai dit, parce que mon mari
était notre gagne-pain », déclare une femme
éplorée424. La mère se retrouve partagée
entre les deux obligations qui sont les siennes vis-à-vis de ses enfants
: les protéger, et les nourrir. Aussi elle peut voir, comme dans le cas
cité précédemment, la justice comme une possibilité
d'intimider le père afin qu'il cesse ses actes criminels.
Toutefois le plus souvent la femme a simplement peur de son
mari violent, situation partagée par nombre d'entre elles. La
mère de Clémentine, bien que consciente des blessures
occasionnées par son mari, refuse de la conduire chez le médecin,
par crainte d'une dénonciation425. Il est vrai qu'elle ne
risque rien pénalement, puisque le code pénal ignore la «
complicité par abstention »426. Il faut qu'elle ait
participé volontairement au crime, en livrant par exemple ses enfants a
son compagnon, pour qu'elle puisse être
420 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
421 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
422 VIGARELLO (1998), p. 200.
423 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
424 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.
425 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
426 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 315.
punie, sous le chef d'accusation d'excitation de mineur a la
débauche. Victoire Léprivier, qui a tout fait pour encourager
voire même provoquer les relations coupables entre ses filles et son
compagnon, est la seule a avoir été condamnée sous ce chef
d'inculpation - à trois ans d'emprisonnement assortis de dix ans
d'interdiction d'exercer ses droits427. Le témoignage de
celle de la mère de Juliette est encore plus significatif de cette
situation, coûteuse moralement, vis-à-vis du chef de famille.
Victime comme sa fille des coups et menaces de mort de son mari, qui va
jusqu'à sortir du grenier une vieille baïonnette, elle avoue que si
elle n'avait pas craint pour la vie des membres de sa famille, elle n'aurait
pas dénoncé son mari428.
Certaines femmes se trouvent plus courageuses, sans toutefois
aller jusqu'à dénoncer leurs maris : elles placent leur fille,
soit comme domestique, soit comme apprentie, afin de les éloigner de la
menace paternelle. En quelque sorte, elles essaient par ce moyen de gagner sur
les deux tableaux, protégeant a la fois l'intégrité de
leur fille et de leur famille. Cette situation n'est d'ailleurs pas toujours la
bonne solution, certains pères n'hésitant pas à faire
revenir, de force si nécessaire, leur fille au bercail.
Enfin, dernière entrave a la dénonciation, une
situation rare qui, comble de l'horreur, rassemble père et mère
dans une même dépravation criminelle, cette dernière se
faisant la complice du premier. L'affaire Vaudeleau, bien que n'étant
pas pénalement du ressort de l'attentat par ascendant, puisque
l'accusé n'est pas marié mais seulement concubin de la
mère de ses victimes, en est un exemple parfait429. Les
principaux faits ont été commis sur l'aînée de la
fratrie, Clémence, a peine l'accusé mis en ménage avec sa
concubine, enceinte à cette époque. L'enfant, âgée
de douze ans alors, a vu sa mère favoriser les relations criminelles de
son amant en l'encourageant a voyager avec lui, et du reste la jeune fille n'a
pas l'air d'en être traumatisée. Sur demande de celui-ci, cette
femme a même remplacé sa fille en tant que domestique afin qu'elle
prenne sa place de concubine430. Une des petites soeurs
déclare a la gendarmerie que sa mère aurait dit a Vaudeleau
« J'y vais te la chercher tu pourras la baiser tant que tu voudras ».
Au moment
427 ADI&L, 2U, 640, affaires Vaudeleau et
Léprivier.
428 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
429 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.
430 Au juge qui lui demande pour quelle raison, elle
répond que c'est pour que sa fille prépare au mieux sa
confirmation, en se rapprochant de ses cours de catéchisme.
oü l'affaire est révélée, cette
situation perdure depuis deux mois. La complicité dans le crime est
telle que l'accusé se livrait a des « actes obscènes »
sur la mère et la fille en même temps, et dans le même
lit.
-o-o-o-
L'enfant abusé garde sa situation de faiblesse,
déjà a l'origine de son agression, au-delà de celle-ci, ce
qui détermine sa faible propension à la dénonciation
ouverte. Il serait réducteur de ne voir celle-ci que par le prisme d'un
cercle fermé, la plupart du temps la famille. Le monde «
extérieur » a un grand rôle à jouer dans ces affaires.
Les voisins, les camarades, ou de façon plus abstraite, la rumeur et la
puissance publique sont des éléments sur lesquels il faut
compter.
Chapitre II : Protection de la victime ou de sa propre
tranquillité ?
« *...+ Il y a des atteintes a l'honneur, qui sont plus
redoutées que les atteintes a la vie. »431
Le code pénal assure la répression d'un acte
mais celle-ci apparaît éloignée des préoccupations
quotidiennes de la population. Celles-ci vont plutôt aux protagonistes de
l'affaire, la victime comme l'accusé. A ceci près que par son
jeune âge, l'enfant abusé doit être protégé de
l'extérieur afin de prévenir les retombées néfastes
qu'ont régulièrement ce genre de procès.
La peur d'une « double peine » :
stratégies de défense de l'honneur de la victime
Le sentiment de culpabilité et de honte est
inhérent à ce genre de crime, mais il est d'une ampleur bien plus
conséquente lorsqu'il est placé dans le contexte de la
communauté, souvent villageoise. Ainsi, les trois termes qui reviennent
le plus souvent pour expliquer les réticences des parents à
porter plainte sont, par ordre de récurrence : la honte, le scandale, et
enfin l'honneur de la victime. Ambroise-Rendu donne une excellente
définition de ces craintes : « Dénoncer c'est donner une
consistance, verbale d'abord, judiciaire ensuite, a un évènement
souvent furtif et dont les enfants et parents peuvent espérer qu'il
sombrera dans la trappe de l'oubli. C'est exposer la victime au
déshonneur, à la honte, à la suspicion et parfois
même a l'opprobre »432. On craint donc que l'enfant soit
non seulement victime du crime, mais également de la situation qui en
découle. Qui plus est celle-ci est logiquement bien plus longue que la
première. Une des nombreuses particularités des crimes sexuels
consiste dans le fait qu'ils sont bien plus nuisibles a la réputation de
la victime qu'à celle de l'agresseur433. « *...+
Ça ne vous
431 Alfred BERTAULD, Cours de code pénal et
leçons de législation criminelle (2ème
édition), Paris, Cosse et Marchal, 1864, p. 349.
432 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.
433 Marie-Thérèse COENEN, Corps de femmes :
sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck et Larcier,
2002, p.74.
avantagerait pas beaucoup », déclare à la
victime un maire arrangeant qui conseille de régler l'affaire a
l'amiable434.
Cette notoriété malheureuse peut mettre en
péril l'avenir de la jeune fille, car elle sera immanquablement un frein
à la rencontre du futur mari. Si bien qu'il n'est pas rare de voir les
victimes s'en aller de leur propre chef, souvent en s'engageant comme
domestique dans une grande ville, afin d'éviter d'avoir a subir toute
leur vie les conséquences d'un fait dont elles ne sont pas a
blâmer. Les victimes n'en sont pas les seules conscientes, le père
d'une jeune fille déclarant n'avoir pas porté plainte par peur
que ces aveux entraînent sa fille à quitter la
commune435. Il a tout de même averti la gendarmerie tout en
demandant de ne pas faire de rapport.
La situation des parents est assez inconfortable, car ce que
la justice considère comme une mesure de protection de l'enfance, a
savoir réprimer les abus sexuels commis sur celle-ci, ils ne la
partagent pas forcément. Naturellement, ils ne conçoivent pas la
portée universelle et préventive qui est celle de la
répression pénale, eux replacent le crime dans son contexte
local. La nécessaire publicité d'un procès va a l'encontre
de la préservation de la réputation de la victime. C'est ce
qu'exprime le gendre d'un suspect, qui se déplace chez les parents d'une
des victimes et leur demande de ne rien dire car selon lui ils auraient autant
de tort que l'accusé436. Réflexion similaire chez une
mère qui avoue avoir été contrariée par le fait que
les gendarmes aient été interroger sa fille a l'école :
elle a eu peur qu'on croit que son enfant avait fait quelque chose de
répréhensible437. La peur de ces néfastes
retombées pousse les parents à exiger le silence de la part de
leurs enfants abusés, et il faut alors la perspicacité des
gendarmes pour repérer la manoeuvre. Sans qu'on lui pose la moindre
question, une fillette de quatre ans répond que l'accusé ne l'a
pas touchée438. Le brigadier note alors : « Ces paroles
ne pouvant nous laisser à douter qu'elle avait été victime
d'attouchements, nous lui avons dit que c'était, sans doute, son papa
qui lui avait dit de nous dire cela ~. L'habilité du gendarme encourage
les aveux de
434 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
435 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
436 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.
437 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.
438 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
la petite, signe qu'un vocabulaire et une démarche
adaptés aux spécificités de l'enfant est indispensable,
nous aurons l'occasion d'en reparler.
Elle met également en péril les liens de
sociabilité que sont le voisinage ou le village439. Celle-ci
est tellement primordiale qu'une mère regrette que l'affaire se soit
ébruitée, et confie au juge d'instruction : « Je donnerais
bien dix francs pour que cette affaire n'ait pas eu lieu »440.
Dans un seul dossier nous avons la trace d'une mère qui regrette de ne
pas avoir porté plainte plus tôt441. Un
élément toutefois peut faire office de catalyseur en
atténuant les effets négatifs d'un procès, ou plutôt
en les répartissant entre plusieurs victimes : ainsi, une mère ne
s'est décidée a porter plainte que lorsqu'elle a appris
l'existence de deux autres victimes442. Plus leur nombre est
conséquent, plus la population semble les prendre en
considération. Une victime isolée peut entraîner la
suspicion sur sa personne, quand il y en a plusieurs, les soupçons
changent de cible.
En second lieu, les parents ou les maîtres ne portent
pas plainte car l'enfant ne porte pas de traces physiques de l'attentat, ne
ressent aucune douleur, et ne saigne pas. Un maire étend même ses
prérogatives et demande au garde-champêtre d'aller voir si la
victime a des dommages physiques, si elle n'en a pas on laissera l'affaire
tranquille443. Un témoin déclare : « N'ayant
aucune preuve matérielle de ces faits, je n'en ai jamais parlé
* · · ·+ »444. Il est des parents pour
se contenter de soigner l'enfant, le plus souvent avec de la fécule de
pomme de terre445. Nombreux sont les parents à examiner en
premier la jeune victime, mais leur manque de connaissances peut les amener
à un mauvais diagnostic, ne constatant pas de traces de l'agression ils
passent a autre chose. Dans une moindre proportion, ils emmènent leur
enfant chez le médecin le plus proche. Cette confiance dans la science
peut paradoxalement les mener a abandonner l'idée de poursuites en
justice : une mère veut requérir l'avis du praticien,
malheureusement il n'est pas là, alors
439 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 80.
440 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
441 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.
442 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. Dans une autre affaire,
c'est la victime qui, apprenant qu'elle n'était pas la seule dans ce
cas, a enfin prévenu sa mère. (ADI&L, 2U, 643, affaire
Ouvrard)
443 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
444 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
445 Dans des dossiers différents on trouve mention de
beurre pour les petites filles, et de décoction de guimauve pour les
garçons.
l'affaire ne va pas plus loin pour l'instant446.
Une autre a la malchance de croiser le chemin d'un médecin qui refuse la
victime car sa mère n'a pas de quoi payer la consultation. Il est vrai
que beaucoup de parents veulent être assurés de
l'authenticité des faits, car ils ont peur d'un acquittement qui
entraîne une condamnation aux dépens447.
Les femmes sont victimes de la dépréciation de
leur autorité dans la famille. Selon le code civil, elles doivent
être soumises à leur mari, avec pour conséquence pour
certaines d'entre elles une atrophie de leur capacité à prendre
leurs responsabilités. Cette hésitation peut avoir de lourdes
conséquences dans des affaires où les séquelles physiques
sont une preuve d'importance. Nous avons donc l'exemple de deux femmes qui,
mises au courant des attouchements subis par leur fille, ont pris le parti de
différer leur plainte, attendant l'avis de leur mari parti aux moissons.
L'une d'elle va jusqu'à déclarer : « Sans cela je n'aurais
jamais osé agir moi-même »448. On note qu'elles
semblent attendre de la fermeté de la part de leur mari, plaçant
le destin de leur fille entre les bras d'un mari qui, elles l'espèrent,
saura se montrer viril et a la hauteur. L'une d'elles confie, quelque peu
dépassée par les évènements : « Je me demande
ce que va dire mon mari, absent, en apprenant ce qui vient de se passer
»449.
Les divergences d'attitudes entre les deux sexes, en ce qui
concerne la dénonciation, ne s'arrêtent pas là : dans la
seconde moitié du XIXème siècle, les femmes
sont légèrement plus nombreuses à dénoncer les
faits dont leur enfant a été victime450. En premier
lieu, il faut souligner qu'elles ont un taux d'activité presque deux
fois moindre que celui des hommes451. Cette présence à
la maison ou au milieu de la proche communauté permet de mieux
surveiller les enfants, que ce soient les siens ou ceux des autres. Il est vrai
aussi que la circulation de l'information, en particulier ce qui a trait aux
moeurs, a l'intime, est
446 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
447 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79. Le plaignant doit
payer les frais de justice liés a l'instruction, au procès,
etc.
448 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
449 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
450 COENEN (2002), p.76.
451 Claire FREDJ, La France au XIXème
siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 103. Les
chiffres sont de 67% contre 36%, pour l'année 1911.
plus rapide entre femmes, même s'il s'agit le plus
souvent de « on-dit »452. a La société
traditionnelle confie à la femme la parole sur les sujets personnels,
presque tabous, qui mettent le corps en jeu », affirme Martine
Segalen453. Elles sont en quelque sorte les a gardiennes de la
morale sexuelle » et sont par conséquent plus attentives à
ce qui se dit à ce sujet454. Si elles sont
surreprésentées dans les témoignages, c'est qu'elles se
montrent plus volubiles, complexes mais précises455.
Toutefois, elles privilégient le maire ou le curé, tandis que les
pères se tournent plus naturellement vers les autorités
compétentes, principalement les forces de l'ordre. Dans le
département, nous avons recensé deux fois plus de pères
que de mères allant à la gendarmerie ou la police, et la
situation est exactement inverse quand il s'agit de dénonciations
auprès du maire. Bien que cela n'explique pas ces divergences entre
sexes, il faut souligner que la gendarmerie n'est pas présente dans
l'ensemble des communes françaises. Lors du recensement de 1882, on en
dénombre plus de 36 000, pour environ 21 000 gendarmes, qui est
chargée de la police judiciaire456. Le chiffre est le
même entre les deux parties quand il s'agit d'aller directement au
tribunal. Quant aux pères, ils semblent accorder une plus grande
importance aux gardes-champêtres que ne le font leurs épouses. Ces
derniers, ainsi que les gardes forestiers, sont également chargés
de faire respecter l'ordre, mais dans la théorie ne s'occupent que des
délits et des contraventions de police. Elles ont néanmoins un
avantage que n'ont pas les forces de gendarmerie : depuis une loi de 1795,
chaque commune est dans l'obligation d'être dotée d'un
garde-champêtre457.
La famille de la victime est donc souvent démunie face
à une situation inattendue. Les moeurs, pas vraiment fixés a
cette époque, rendent floue l'action a entreprendre. Mis au courant des
outrages subis par leur fille, un couple décide de a laisser ça
tranquille », ajoutant que si d'aventure le triste sire
recommençait, a ils verraient ce qu'il faudrait faire
»458. La méconnaissance de la justice, de ses avantages
et de ses inconvénients, pousse les parents a s'adresser
préalablement à l'édile ou au curé, voire au
médecin, afin
452 Jean QUÉNIART, a Sexe et témoignage :
sociabilités et solidarités féminines et masculines dans
les témoignages en justice », in Benoît GARNOT (dir.),
Les témoins devant ía justice : une histoire des statuts et
des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p.
247-255, p. 254.
453 Martine SEGALEN, Mari et femme dans ía
société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, p. 151.
454 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 254.
455 Ibid., p. 249-250.
456 FREDJ (2009), p. 267.
457 Ibid., p. 268.
458 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
d'avoir un avis pertinent sur la question. Pour ce qui est des
prêtres, dans les deux cas où la situation s'est
présentée ils ont gardé le secret de la confession. Le
rôle des maires est bien plus trouble, ils ont souvent un rôle de
médiateur entre les deux parties, et encouragent l'indemnisation pour
résoudre les problèmes a l'amiable. Pour nuancer le tableau, il
faut convenir qu'une minorité se refuse a jouer les
intermédiaires et dénonce immédiatement l'affaire a la
justice ou aux forces de l'ordre. Il en existe qui se retrouvent aussi
dépassés que les plaignants et qui demandent l'avis d'un
magistrat. Un autre considère ce genre d'affaire comme relevant avant
tout de la volonté de la famille, et demande à celle-ci s'il peut
envoyer le suspect en justice459. On demande également aux
édiles de sermonner et menacer le suspect - n'oublions pas que le maire
peut déclarer une personne indésirable dans sa commune et l'en
chasser. Il arrive même que les auteurs de crimes et délits contre
les moeurs soient amenés a changer fréquemment de commune
à cause de leur comportement. Mais tous les édiles n'osent pas
sauter le pas, comme en témoigne un gendarme : « Tous les gens du
pays et notamment M. le maire seraient désireux que cet individu
disparaisse du pays * · ·+ »460.
Surtout, ne pas prendre parti
Toutefois, il n'est pas rare que les maires montrent un visage
moins impartial et décident de garder le silence face aux
révélations qu'on leur a faites. L'un d'eux répond en
toute simplicité au juge d'instruction qui lui demande les raisons de
son omission : « J'aurais peut-être dû vous en informer mais
comme personne ne s'est adressé a moi, sachant que l'affaire
était arrangée entre *l'accusé+ et *le grand-père
de la victime] et qu'il n'y avait pas eu de violences, j'en ai gardé le
silence »461. On remarque au passage qu'une nouvelle fois,
l'attentat sans violence n'est pas vu comme un fait d'une grande
gravité. « Ça serait fâcheux pour *l'accusé+ et
sa famille s'il attrapait cinq ou six ans de prison *...+ » indique un
maire à une victime qui vient lui demander conseil462. Si les
édiles se montrent réticents c'est que « dénoncer
*...+ c'est aussi prendre le risque
459 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit. Dans cette affaire, c'est
la mère de la jeune victime qui a été raconter les faits a
l'édile, tout en lui demandant de ne pas les ébruiter afin de
préserver les intérêts de sa fille.
Quelques semaines plus tard le maire convoque les parents pour
savoir s'ils ont changé d'avis. Le lendemain il se déplace
à Tours pour en avertir le préfet directement.
460 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.
461 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.
462 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
d'introduire un clivage mortel pour la cohésion de la
communauté »463. En revanche, plus difficile a expliquer
est l'inaction des forces de l'ordre. Elle est fort heureusement très
rare, et nous aurons même l'occasion de souligner qu'elles se trouvent
bien souvent très attentives à la victime et à sa
détresse. Mais il arrive que le récit d'un témoin,
pourtant oculaire, ne convainc pas les gendarmes d'engager des
poursuites464.
Les plaintes différées sont très
fréquentes, faute de témoins ou d'examen médical
sûr465. Parfois, elles sont classées sans suite, et
ressurgissent dans le dossier de procédure quand l'accusé est de
nouveau accusé quelques années plus tard. En Indre-et-Loire, la
plupart des dénonciations volontairement différées sont a
mettre au crédit d'une trop grande indulgence des parents, qui laissent
une seconde chance à l'agresseur. Anne-Marie Sohn explique qu'il est
admis par l'opinion que les pulsions prennent parfois le pas sur la
raison466. Cette conviction ressemble étroitement à
celle des juristes et des médecins légistes, qui mène
à une atténuation des peines voire à un acquittement. La
communauté, que ce soit la famille ou le village, fait donc en quelque
sorte son propre procès de l'affaire. On ne peut toutefois
s'empêcher de voir également dans ces attitudes une
pusillanimité qu'illustrerait bien l'expression « reculer pour
mieux sauter ». Un père qui se contente de menacer l'agresseur, un
autre qui ne veut pas porter plainte en espérant que l'attoucheur
arrête de lui-même, un autre qui renonce à porter plainte
devant les supplications de la femme de l'indélicat monsieur, et encore
un qui a pitié de la famille de l'accusé - mais qui exige tout de
même des excuses467. Il faut dire que la démarche n'est
pas toujours de tout repos, un honnête homme qui vient rendre au coupable
présumé l'argent qu'il a donné a sa fille, et qui lui fait
des remontrances, ne
463 Jean-Claude CARON, A l'école de la violence,
Paris, Aubier, 1999, p. 220. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit),
p. 81.
464 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard. Le garde-champêtre
est également resté sourd à ces accusations. Il faut dire
que ceux-ci semblent être les moins enclins à écouter et
à croire les dénonciations de ce type. Un ancien garde est
d'ailleurs accusé d'attouchements, il a une mentalité
déplorable du point de vue des moeurs et reçoit chaque jour des
prostituées chez lui. De plus il n'a pas toujours été
honnête dans l'exercice de ses fonctions et a été
condamné pour coups et blessures volontaires, notent les gendarmes.
(ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches). Dans une autre affaire, c'est
directement l'accusé qui est un ancien policier municipal - par ailleurs
renvoyé pour ivresse. (ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain).
465 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.
466 SOHN (1996-a), p. 257.
467 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin. Voici les termes de
l'aimable monsieur : « Je ne veux pas porter plainte à la
gendarmerie contre Marlin, cela me fait de la peine pour sa femme et ses six
enfants, faites-le venir à la mairie et faites-lui des remontrances
».
reçoit en échange que deux coups de poing dans
la figure468. Comble du saugrenu, le père d'une fillette qui
se refuse a porter plainte parce que le suspect a un enfant (( bien malade
p469 ! Les femmes ne sont pas plus fermes : une mère s'en
tient a adresser des reproches a l'accusé, une autre tente de
l'intimider en lui annonçant que la prochaine fois elle le
dénonce, et enfin une dernière qui préfère
surveiller sa fille de plus près. C'est ce rôle de
médiatrices qui leur convient le mieux, dont le but est de
détourner la violence470. Mieux encore, le cas d'un
maître qui, averti du malheur qui vient d'arriver a sa domestique, lui
conseille de n'en rien faire car « ce serait malheureux pour
*l'agresseur+, pour sa femme et pour ses enfants p471.
Il existe des solutions bien plus radicales pour éviter
tout scandale : ne rien dire. De cette extrême pleutrerie, les parents
sont exclus. Les personnes concernées sont plutôt à
chercher parmi les grands-parents ou les voisins, voire le quartier ou le
village tout entier. Face aux cris ou aux coups, on se tait. L'affaire
Bocquené est caractéristique de cette situation latente selon un
témoin : (( Tout le monde savait que les jeunes filles allaient chez
Bocquené et on se doutait de ce qu'il s'y passait, mais personne n'a
jamais osé porter plainte p472. Mieux encore, la
déclaration d'une femme qui montre l'attentisme qui règne dans ce
genre d'affaire : (( On s'étonne généralement a
Château-la-Vallière que le père Hurson ait pu faire aussi
longtemps sans être poursuivi, des actes du genre de ceux qui lui sont
reprochés p473. Pire encore, la rumeur publique qui accuse
Jean Fournier d'avoir tué sa propre fille « par la violence et la
fréquence de ses attentats p474. Visiblement, personne n'a
rien fait pour porter l'affaire devant la justice, puisqu'il a fallu attendre
la mort de l'enfant pour que l'accusation soit lancée475.
Il faut dire que tous les suspects ne sont pas charmants et une
certaine proportion est même crainte de la communauté toute
entière. Dénoncer comporte donc des risques, même
à long terme. (( Si j'avais su être arrêté
aujourd'hui, j'aurais fourré mon fusil dans
468 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.
469 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
470 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.
471 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Le maître tient
toutefois à démentir cette information.
472 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.
473 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
474 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
475 Et encore, les langues ne sont déliées que bien
trop tard, puisque l'instruction judiciaire n'a pas abouti a cause de
l'autopsie qui, pratiquée trop longtemps après la mort, n'a rien
pu prouver.
le ventre de celui qui m'a dénoncé, mais si
jamais je reviens au pays je lui ferai sauter la tête comme à un
cochon », menace sans se cacher un journalier incestueux476.
Mais d'autres raisons entrent en jeu. Une jeune domestique, bien que
témoin des caresses de l'accusé, confesse qu'elle n'a rien voulu
révéler car elle aimait mieux que cela soit dit par quelqu'un
d'autre qu'elle477. Une voisine dit qu'elle a commencé a
interroger l'enfant, mais qu'elle n'a pas voulu poursuivre plus loin car cela
la répugnait de le faire478. Pas mieux chez un employé
de l'accusé : « *...+ Je n'en ai jamais parlé parce que je
trouvais cette affaire trop délicate et sérieuse
»479. On a également peur de corrompre l'imagination des
enfants en évoquant la sexualité avec eux. Un jeune garçon
révèle a sa mère qu'un homme veut lui faire faire «
des choses », mais elle stoppe ici la discussion, craignant d'en apprendre
trop a son enfant480. Il y a donc un paradoxe qui dessert la cause
de la victime. Soit le témoin ne voit pas en l'attentat un fait d'une
gravité telle qu'elle doit nécessairement être
dénoncée, soit il est conscient du sérieux de l'affaire,
mais c'est justement cet aspect qui lui interdit de s'engager plus, par crainte
d'ennuis.
Beaucoup de témoins, principalement masculins, pensent
que l'homme est maître chez lui, et rechignent donc a se mêler de
ce qui s'est passé dans la maison du voisin481. On se borne
à ne plus adresser la parole au supposé coupable, comme le fait
le jeune employé d'un boulanger au comportement incestueux, qui pendant
un an et demi ne lui parle plus que pour des motifs
professionnels482. Les supputations vont bon train, on dit avoir
remarqué ou entendu ceci ou cela, en avoir parfois parlé aux
voisins, mais l'aspect scabreux de l'affaire semble toujours paralyser la
capacité à aller vers les autorités. Alors on se contente
de menacer l'individu, lui disant qu'un jour il sera emmené par la
police483. On donne également son avis, a défaut d'une
main secourante, a une voisine qui ne sait plus quoi faire, en indiquant
comment on agirait en pareil cas. « Si mon homme en faisait autant je le
dénoncerais », déclare la voisine d'une famille minée
par l'inceste484.
476 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
477 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
478 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
479 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
480 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
481 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.
482 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
483 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
484 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
Les témoins semblent parfois être victimes des
clivages et du contexte local, et se refusent à croire ce que le fils de
la voisine tant honnie a pu raconter. Certaines instructions se transforment en
véritables règlements de comptes. Nous ne sommes pas là
pour juger de la sincérité des propos de chacun, par ailleurs
impossibles à confirmer ou infirmer. Évoquons simplement
l'exemple d'une femme qui a déclaré qu'il était impossible
que le prêtre ait pu être capable de toucher des petits
garçons, et qui accuse les parents et le commissaire de s'être
entendus485. Les affaires de moeurs montrent bien souvent les
dissensions et les clans qui règnent dans le village ou le quartier.
Chaque partie déplore les manipulations de l'autre, et les
théories du complot ne sont pas rares, et les autorités y jouent
parfois un rôle. Un témoin soupçonne le frère de la
victime et le garde-champêtre d'avoir comploté contre
l'accusé, très riche au demeurant. L'argent semble être le
moteur de ces divisions et de ces jalousies qui datent parfois de dizaines
d'années.
Toutefois, dans la grande majorité des cas le voisinage
n'est pas dupe de la nature des rapprochements vus ou entendus. Mais il arrive
que l'entourage soit abusé par la banalité des coups et n'en
comprenne pas la signification. Il est vrai que les enfants malmenés
voire battus sont légion, et aux alentours on ne s'étonne
généralement pas d'entendre un enfant crier et pleurer,
même régulièrement. Une femme témoigne en ce sens
lorsqu'elle déclare qu'en entendant les cris de sa petite voisine, elle
a cru au premier abord que c'était sa mère qui la corrigeait,
mais les cris étant étouffés et persistants, elle a
soupçonné quelque chose et est allée voir486.
D'autres témoins éprouvent le regret de ne pas avoir su
dépasser leur répugnance a se mêler des affaires d'autrui.
« Je regrette de n'avoir pas connu la cause des cris de l'enfant car je me
serais hasardée a entrer », confesse la voisine du petit Emile,
fréquemment victime nocturne de son père487.
Dans un type d'affaire aussi délicat, les individus
extra-familiaux, moins concernés par celle-ci, ont une importance
remarquable. Cela n'atteint pas des proportions comparables à celles des
parents, bien sûr, mais atteste justement des limites exprimées
précédemment au sujet des dénonciations parentales. Les
voisins, les oncles sont bien représentés dans cette
catégorie, oü l'on trouve également des maires. Il faut dire
que
485 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
486 ADI&L, 2U, 700, affaire Troubat.
487 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
dans les affaires de moeurs, beaucoup de monde se retrouve
petit a petit au courant, quand celle-ci n'est pas dénoncée
immédiatement. Il n'est pas rare d'entendre parler dans un dossier
judiciaire, à un moment ou à un autre, de « la rumeur - ou
clameur - publique ». A la fin du XIXème siècle
celle-ci circule aussi facilement dans les quartiers urbains que les petits
« pâtés de maisons ~ qui composent l'habitat
rural488. Ainsi, chacun est connu de l'autre, ses moindres faits et
gestes donnant lieu à coup sûr à autant de commentaires.
Outre l'avantage d'une meilleure circulation de l'information, cela permet de
retrouver l'agresseur avec plus de facilité489. La rumeur a
ses propres cycles, elle peut s'éteindre et réapparaître
quelques mois ou années plus tard, quand un fait nouveau enclenche une
vague de souvenirs enfouis.
Celle-ci peut avoir deux fonctions, la première
étant de prévenir la famille de la victime, qui peut alors
interroger l'enfant et aller porter plainte. La seconde est plus directe mais
n'est pas nécessairement volontaire pour autant : l'information arrive
dans les oreilles d'une quelconque autorité, bien souvent les gendarmes
qui font une tournée dans le quartier ou le village et
s'enquièrent des derniers ragots. Une fois informés, ceux-ci
recherchent alors un peu partout s'il n'y pas eu d'autres agressions de la part
de l'accusé. La rumeur peut également décider un parent
hésitant à donner des traits plus officiels à
l'information en allant déposer plainte. L'information peut voyager
à travers une multitude de bouches et d'oreilles comme le montre
l'affaire Besnard490. Le père d'une des victimes raconte :
« La femme Girard *...+ ayant été témoin de ce fait
en a parlé a sa fille la femme Rabusseau, *...+ celle-ci l'a
raconté a la femme Bauzon, cette femme l'a rapporté à la
belle-mère de la femme Robin la mère d'une des petits filles, et
cette dernière est allée en faire part à M. le maire
». C'est le principe de ce que les témoins appellent la rumeur
publique, même si bien souvent on se souvient de la personne qui l'a
lancée. Comme on peut le voir elle est surtout une affaire de femmes.
488 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 251.
489 Il faut toutefois garder a l'esprit le nombre d'affaires
laissées sans suite faute d'avoir pu identifier l'agresseur, et qui
n'apparaissent donc pas dans notre corpus. Ainsi, il est rare que la famille de
la victime doive rechercher son identité. Si au départ l'homme
est inconnu, les chances que l'affaire aille au tribunal sont très
faibles. La poignée de cas que nous avons recensés montre que si
d'aventure le crime est l'oeuvre d'un parfait inconnu, c'est qu'il est
étranger au village.
490 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
Quand décidément l'affaire reste difficile a
divulguer, on recourt a la lettre anonyme. Elle peut être de la propre
main des parents des victimes, qui cherchent à se soustraire à la
vindicte probable de leurs maîtres. Une mère de famille a ainsi
attendu quatre ans avant de finalement opter pour la lettre anonyme, car le
suspect étant en très bon termes avec ses employeurs, ils
l'auraient sûrement renvoyée491. Dans les quatre cas
sur cinq, elle provient du voisinage, comme celle-ci, adressée au
procureur de la République, qui se termine par ces mots : « J'ai
cru faire mon devoir en faisant connaître ces bruits à la justice
mais en raison de ma situation je désire garder l'anonymat
»492.
Enfin, dernier type de dénonciation extra-familiale, la
découverte de nouveaux faits dans une procédure. Dans la
majorité des cas, il s'agit de nouvelles victimes d'un même
prévenu, qui mises au courant du procès décident d'y
apporter leur contribution. On trouve également des dénonciations
provenant d'un autre jugement pour attentats a la pudeur - avec un
accusé différent, donc. Il est encore plus fréquent qu'un
procès pour vol occasionne des révélations de violences
sexuelles.
Enfin, évoquons trois cas, certes complètement
singuliers par leur mode de révélation, mais qui restent
intéressant car ils illustrent parfaitement certaines facettes que nous
venons d'évoquer. Le premier concerne le mutisme caractéristique
de la victime, et porte le sceau du hasard, bien que l'affaire débute de
façon classique, par la rumeur. En septembre 1881, le bruit court que la
petite Henriette, neuf ans, a été abusée par un certain
Arnault493. L'enfant nie les faits devant ses parents, l'affaire est
enterrée pour le moment. Au printemps suivant, la fillette se trouve sur
la place du village lorsqu'elle laisse tomber par inadvertance un billet,
ramassé aussitôt par une passante. C'est la confession
d'Henriette, qui prépare sa première communion, et qui mentionne
tout ce dont l'enfant entend se repentir. Vous devinez déjà la
suite...
Le deuxième illustre la proéminence de l'honneur,
a travers le récit d'un inceste, et pourrait même prêter
à sourire si les faits n'étaient pas aussi graves et
pathétiques. Marie a seize ans quand son père,
réputé pour ses moeurs légères, commence a la
toucher494.
491 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.
492 ADI&L, 2U, 665, affaire Lebouc.
493 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
494 ADI&L, 2U, 674, affaire Hardion.
Trois années ont passé et leurs relations sont
devenues complètes, si bien que la malheureuse s'en trouve enceinte.
L'histoire pourrait s'arrêter là et perdurer dans le triste
anonymat qui caractérise tant d'incestes. Seulement la demoiselle s'est
entichée d'un damoiseau, et la réciproque veut que les noces
soient pour bientôt. Le fiancé est néanmoins
tourmenté par les ragots qu'on colporte a droite a gauche, mais il
s'efforce de ne pas y croire. Il a d'ailleurs lui-même des relations
sexuelles avec sa promise. Ce qu'il ignore, c'est qu'elle n'y consent que parce
qu'elle se sait enceinte de son père. Elle cherche à maquiller
les faits et à faire passer son fiancé pour le géniteur du
bébé à naître. On s'approche des deux heureux
évènements quand un jour, et par le plus grand des hasards nous
assure le jeune homme, il surprend Marie et son père dans une position
équivoque, en plein bois de Chenonceau. Avec un aplomb irréel, il
s'approche a cinquante centimètres du couple criminel et leur dit :
« Vous n'êtes pas mal là ? ». Le lendemain, le
fiancé déshonoré rompt ses projets de mariage.
Le dernier concerne un certain Pierre Catinat, dont il n'est
pourtant nullement question au déclenchement de l'affaire495.
En effet, tout débute par des insultes que le père de
l'outragée entend bien rapporter aux gendarmes. Il leur raconte
qu'ensuite il a adressé des reproches à ce malotru
dénommé Delarue, qui s'est défendu avec une bouteille et
lui a occasionné des blessures, lesquelles ont entraîné un
arrêt de travail. Le père vient donc pour réclamer des
dommages et intérêts. Petit à petit, la conversation prend
un autre tour, lorsque le père révèle qu'on a
traité sa fille de « grande putain » et de « grosse vache
~. Intrigués, les gendarmes invitent Delarue a s'expliquer, et ils ont
eu le nez creux. Il leur révèle que c'est parce que la rumeur
accuse la jeune fille d'avoir dit, en parlant d'un certain Garnier, qu'il lui
avait « fripé le cul ». Le brigadier écrit alors «
Supposant qu'il puisse y avoir attentat *...+ ». C'est lors de
l'enquête sur Garnier que la jeune fille révèle les
attouchements de la part d'un autre homme, le fameux Catinat.
Le nombre de ces dénonciations extra-familiales
illustre la délicatesse de ce genre d'affaire, et laisse imaginer
combien n'ont jamais été jusqu'au processus judiciaire. Si la
majorité se fait silencieuse par respect pour l'honneur de la victime,
il est difficile de ne pas y voir une certaine répugnance, dont certains
ne se cachent pas d'ailleurs, a se mêler de choses si scabreuses.
495 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
Peut-on parler de crédulité des adultes
?
Cette question peut être posée puisque si
l'enfant se caractérise par son insouciance naturelle, la
réaction de personnes plus expérimentées laisse l'homme du
XXIème siècle perplexe. Face à ces attitudes
a priori inappropriées, il faut rester prudent, et chercher
à les replacer dans leur contexte afin d'éviter des conclusions
hâtives.
Les cibles privilégiées sont les parents qui,
nous avons déjà eu l'occasion de le percevoir, se
déresponsabilisent parfois lors de tels évènements. Au vu
des conditions de vie de l'époque, on ne doit pas nécessairement
leur jeter la pierre. Les journées de travail sont longues et
éprouvantes pour chacun des parents, le temps disponible pour s'occuper
des enfants reste limité. Nombreux sont les cas où la plainte
parentale a été différée de quelques jours a cause
d'une surcharge temporaire de travail. De toutes manières, mis à
part dans les familles bourgeoises, la place de l'enfant n'est pas encore
conséquente au sein de la famille. Bien sûr il est un sujet de
préoccupation, d'inquiétude - on voit des mères
inquiètes rechercher des heures voire des nuits entières leurs
enfants disparus. Mais on ne lui accorde pas un temps d'écoute
nécessaire a une meilleure compréhension de ses problèmes.
Ce détachement a l'égard de sa parole, on le retrouve de la
même manière vis-à-vis de ses occupations quotidiennes. Les
dossiers judiciaires nous dressent le tableau d'enfants très libres de
leurs mouvements, aussi bien dans les rues que dans les champs. Dans les
enquêtes de gendarmerie on découvre bien souvent des enfants
livrés à eux-mêmes, encore dehors à des heures
avancées, et le voisinage a la critique facile contre ces parents qui ne
les surveillent pas.
Les blessures légères sont les aléas de
la vie, et les parents ont l'habitude de voir rentrer leurs enfants avec les
vêtements tachés de sang. Aussi on n'y prête pas une grande
attention. Même quand cela se produit a plusieurs reprises, on n'en
demande pas la provenance. On leur cherche une raison logique, et dans le cas
de jeunes filles elle paraît toute trouvée. Deux mères de
famille se laissent ainsi abuser par cette facilité, quand bien
même leurs filles n'ont que onze et douze ans. L'une d'elles
précise qu'elle a tout de même trouvé cela curieux. En
effet à la fin du siècle, l'âge des premières
règles tourne autour de quinze ans. De la même manière, les
conséquences physiques de l'attentat échappent parfois aux
parents, sans doute à cause de méconnaissances médicales.
On
découvre une mère qui croit que
l'écoulement de sang qu'elle constate sur sa fille provient de la
rougeole que sa fille vient d'avoir496. Il en va également
ainsi d'un père qui guérit la verge enflée de son fils,
mais qui n'y prête pas plus d'importance497. Même son de
cloche chez la mère d'une petit garçon de neuf ans, qui croit que
sa croissance naturelle est a l'origine de ses verge et anus
enflés498.
Cette inattention face aux détails révèle
la prise de distance des adultes a l'encontre des enfants. Les témoins,
pour une large part masculins, n'ont pas automatiquement la présence
d'esprit de relever des gestes quelque peu inhabituels. Étant
donné qu'ils n'ont aucun soupçon a priori, ils
n'envisagent pas une seconde signification a un fait dont ils ne
relèvent rien sinon sa banalité. Les archives nous
révèlent deux cas presque identiques de pères qui voient
l'agresseur reboutonner son pantalon devant leur enfant. L'air
embarrassé qu'ils affichent dans cette circonstance ne produit pas plus
de déclic dans l'esprit paternel. « *Il+ avait la braguette de son
pantalon déboutonnée, comme il m'arrive quelquefois d'oublier
moi-même de boutonner ma braguette, je n'ai rien soupçonné
de *l'accusé+ ~ déclare l'un d'eux499. On pourrait
être surpris par les conséquences différentes d'un fait
analogue : une jeune fille voit son père sortir de la chambre de sa
soeur en se reboutonnant, et interroge de suite celle-ci500. Cela
illustre la meilleure acuité qui est celle des premiers concernés
par ce type de violence. Les cas ne sont pas rares de membres de la fratrie
qui, se demandant où est passé un des leurs, se mettent en
quête et le surprennent dans une position malheureuse. Les menaces qui
pèsent sur la jeunesse façonnent la vision de ceux-ci a
l'encontre des adultes qui les entourent. Nombreux sont les enfants qui se
laissent abuser par leur insouciance, mais non moins considérable est la
proportion de ceux-ci qui usent de la méfiance comme d'une
nécessaire protection.
Les adultes ne sont pas aussi imprégnés par la
suspicion, et leur capacité à ne jamais envisager le mauvais
côté des choses tourne clairement a l'idéalisme chez
certains. Certes une fois de plus les liens qui unissent les habitants des
mêmes quartier ou village sont de
496 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
497 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
498 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.
499Un troisième individu est lui aussi
abusé par un fait dont il ne saisit pas la portée : le
père d'un petit écolier remarque que le pantalon de ce dernier
est décousu, mais quand il apprend que c'est l'instituteur qui a fait
cela, il ne pousse pas plus loin ses recherches. (ADI&L, 2U, 655, affaire
Massaloup).
500 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach.
nature à altérer les jugements. Non seulement
les soupçons s'avèrent impensables, mais lorsque les faits se
font jour c'est l'incrédulité. Les témoignages abondent en
ce sens, d'individus surpris par l'attitude de leur voisin pourtant charmant au
demeurant, ou qui s'étonnent qu'un autre ait pu tromper son monde sur
une si longue durée. Le père d'une petite victime fait
l'amère expérience de cette découverte quand il avoue aux
gendarmes la raison de ses tergiversations : il ne lui est pas venu a
l'idée que « ces atrocités existassent dans le monde
»501. Dans la même veine, mais pire encore, le cas de
cette femme, pourtant agressée un an avant sa fille par le même
individu, à qui le juge demande : « Vous connaissiez
l'immoralité de *l'accusé+. Comment se fait-il que *...+ vous
ayez envoyé votre fille chez ce dernier ? »502. Et la
mère de famille de répondre : « Je ne pensais pas qu'il
aurait le courage d'attaquer des enfants ». On voit poindre dans cette
déclaration l'idée de la distinction que beaucoup font entre les
crimes sexuels sur personnes majeures, et sur mineurs. Nous
développerons cette réflexion dans un chapitre
ultérieur.
Le manque de bon sens se fait parfois plus flagrant, le
désintéressement presque criminel. Ils reflètent la
difficulté d'une partie de la société, plutôt
masculine, a voir en l'enfant un individu différent, et qu'il faut
traiter comme tel. La petite Claudine, domestique, est victime d'attouchements
répétés mais garde le silence503. Sa
maîtresse remarque des taches de sperme sur ses chemises, et en avertit
son mari, qui lui répond simplement qu'elle doit avoir des relations
avec quelqu'un. Claudine n'a pourtant que dix ans. Plus incroyable encore, la
nonchalance d'un père, si tant est qu'une nonchalance puisse être
aussi révoltante. Celle-ci n'échappe pas au gendarme, qui sans
doute outré a souligné la phrase dans son rapport : « J'ai
été avisé *...+ que ma fille avait eu des relations avec
le nommé Monclerc, mais je ne m'en suis pas trop préoccupé
»504. Ladite enfant est âgée de seulement huit
ans. Les femmes ne sont pas exemptes de tout reproche bien que les cas soient
plus rares : une mère de famille ne réagit pas lorsque son mari
lui avoue avoir embrassé leur fille sur les parties
sexuelles505. Ce n'est que quelques temps après que ces
paroles sont revenues a son esprit, et qu'elle a questionné sa fille a
ce sujet, qui lui a
501 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
502 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.
503 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
504 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
505 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
révélé des faits bien plus graves.
Visiblement, elle n'a pas mesuré la gravité des faits
avoués par son mari, mais dans les affaires incestueuses on
connaît bien la capacité des mères à demeurer
aveugles. Pour expliquer tous ces faits qui heurtent la raison, il ne faut pas
oublier que tous les parents n'ont pas les moyens intellectuels d'assumer de
façon responsable leurs enfants. Un greffier fait une parenthèse
acerbe au sujet d'un homme victime visiblement limité : « Le
témoin semble à peu près idiot et nous ne pouvons obtenir
de lui aucune explication catégorique »506.
Au moment de conclure, plusieurs idées se
dégagent au vu de ces exemples. Si quelques individus semblent se draper
dans une naïveté confondante, il faut noter qu'ils sont rares. La
majorité semble plutôt ne pas prendre conscience du danger qui
guette les enfants au coin des rues comme des chemins. Les affaires de moeurs
n'ont pas encore une forte résonnance dans les journaux et il n'existe
pas d'état de psychose quant a la sécurité de l'enfant. On
n'a pas pour habitude de prêter attention aux faits et gestes de ceux-ci,
qui jouissent d'une grande liberté de mouvements, qui contraste avec les
longues journées de labeur des adultes - toutefois ne
généralisons pas, nombreux étant les enfants à
travailler ailleurs qu'à l'école.
Protection et empathie pour les enfants
Les cas de désintéressement face aux gestes ou
aux paroles des jeunes filles et garçons n'est, fort heureusement, que
minoritaire. Peut-on y voir une métamorphose des mentalités sous
l'impulsion des évolutions de la répression pénale ? Nous
n'en sommes pas là, mais on peut déjà dire que la cause de
l'enfant ne laisse pas insensible, quand bien même les manifestations
d'une grande empathie ne sont pas monnaie courante. La plupart des observateurs
de ces affaires se contentent d'être gênés, parfois un peu
froids. Quant aux médecins légistes, ils n'exposent que rarement
leur compassion pour la petite victime507. Dans une affaire
toutefois - il est vrai la plus abjecte de notre corpus - l'expert ne peut
s'empêcher d'afficher son opinion, parlant de faits « inqualifiables
»508.
506 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
507 CHAUVAUD (2000), p. 95. Toutefois, il faut rappeler que ce
n'est sûrement pas ce que le juge d'instruction leur demande.
508 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
Pour ce qui est de l'assistance aux enfants victimes ou
potentiellement victimes, les mesures sont en premier lieu
l'éloignement, nous l'avons déjà vu, ainsi que la
surveillance. La plupart du temps ces deux dispositions ont trait aux
suspicions d'inceste. Dans la maison, la promiscuité engendre une
surveillance collective permanente afin de prévenir les
écarts509. Un dossier présente le cas de parents
obligés d'envoyer leur fils en domesticité tant sa santé
périclite de façon préoccupante, conséquence des
attentats subis depuis des mois510. Un autre nous montre une
propriétaire qui refuse de renouveler le bail de son locataire car tout
le voisinage est au courant de ses activités licencieuses511.
On interdit également aux enfants de se rendre a l'église, chez
l'épicier ou le voisin soupçonné - quitte à
employer les coups. On les défend de côtoyer tel ou tel camarade
au comportement équivoque, ou bien on les presse de questions au sujet
des adultes qu'ils fréquentent.
Les mesures de protection peuvent être
postérieures au crime. Premièrement, cette volonté est
inscrite dans le code pénal : la déchéance de la puissance
paternelle est une arme a la disposition du jury, de même que
l'interdiction de séjour - qui défend à un condamné
de se rendre dans certains lieux à sa sortie de prison. La
première mesure est née tard dans le siècle, en 1889, ce
qui limite son influence dans notre corpus, puisque la loi n'est effective que
pour la seconde moitié de notre durée d'étude. Elle a tout
de même été prononcée dans cinq affaires, toutes
d'inceste512. Il faut bien remarquer que cette peine, puisqu'elle
est considérée comme telle, ne s'applique pas aux autres
condamnés, qui pourraient une fois sortis de leur cellule, reproduire de
pareils faits sur leur propre progéniture. De plus, cette protection ne
revêt pas un caractère obligatoire, puisque deux hommes
jugés pour faits incestueux ont échappé à un tel
réquisitoire. Sans doute est-ce dû a l'absence de viol de la
victime. L'un des deux a même échappé à
l'interdiction de séjour. Cette seconde mesure, à peine plus
ancienne puisque datée de 1885, apparaît de façon assez
inégale, et il est difficile de trouver quelles sont les motivations du
jury. Afin d'éviter des raisonnements hasardeux, nous nous
contenterons
509 SOHN (1996-b), p. 385-386.
510 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
511 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier. Évidemment, il ne
faut pas voir dans cette femme un modèle de défense de la cause
des enfants, en premier lieu elle a sans doute considéré que
cette affaire lui causerait du tort.
512 Dans l'affaire Vaudeleau et Léprivier (2U, 640), le
jury a assortit, pour la mère comme pour le beau-père, la peine
d'une interdiction de leurs droits pour une période de dix ans, sorte de
prélude a la loi de 1889.
de simples constatations : elle est ajoutée à
des condamnations assez sévères, peut être jointe à
la déchéance de la puissance paternelle, et concerne à
partir de 1890 un peu plus de 16% des condamnations513. Les suites
de l'affaire Chaboureau représente bien ces préoccupations du
personnel judiciaire : quand la femme du détenu demande une
libération conditionnelle, le procureur consulte le commissaire de
police pour savoir si la jeune victime demeure toujours avec sa mère
à Tours, et si en étant libéré le père
indigne se retrouverait à nouveau avec elle514. Entre-temps
la femme est morte, et la victime a été placée chez son
oncle, toujours à Tours, ce qui fait que la demande de libération
est refusée.
Deuxièmement, elles peuvent être a l'initiative
des institutions. Un préfet demande au procureur si le directeur d'une
école congréganiste dans laquelle un instituteur a pu abuser
pendant près d'un an de ses élèves n'a pas manqué a
ses devoirs, en ne surveillant pas assez son personnel515.
L'inspecteur du service des enfants assistés écrit au procureur
pour lui notifier son intention de retirer une petite victime du village
où elle est placée et de l'envoyer ailleurs, afin de
l'éloigner d'un milieu qui pourrait être
traumatisant516. Enfin, un procureur fait preuve de bon sens en
demandant a ce qu'un inculpé pour inceste ne retourne pas dans le
village où habite toujours sa famille.
La méfiance des témoins, bien que n'étant
pas une qualité des plus répandues, permet de déjouer
quelques manoeuvres audacieuses. Un passant qui tousse intentionnellement, un
autre qui trouve suspecte l'insistance d'un homme a vouloir qu'une petite fille
le suive dans sa propriété, une femme qui connaissant la
réputation du voisin décide d'aller chercher la fillette ; tous
ces exemples illustrent les tentatives, certes isolées, de
contrôle a l'intérieur de la communauté villageoise. Le
plus beau d'entre eux est a chercher a Tours, où pendant dix jours un
instituteur retraité de soixante-quatorze printemps se livre à
des actes obscènes sur des petites filles, boulevard Béranger, ce
qui « scandalise le quartier »517. Lassé de ce
triste spectacle, un chef de chantier charge deux de ses ouvriers de se cacher
pour surveiller l'indécent vieillard. Pris sur le fait, il est
emmené ilico au
513 On peut ajouter que dans certains verdicts, il est
stipulé que le condamné est dispensé de l'interdiction de
séjour.
514 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
515 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
516 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.
517 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
poste de police, oü l'un des deux braves messieurs
résume sa glorieuse action : « Indigné de ces faits, je me
suis approché de lui et l'ai traité de vieux cochon, le public
criant il faut le conduire au commissaire c'est ce que j'ai fait ».
En revanche, il est de coutume de dire que l'inaction face a
des faits d'une grande gravité est presque criminelle. Les raisons sont
semblables à celles qui animent les témoins craignant qu'une
dénonciation ne leur attire des ennuis. On n'ose pas s'impliquer, on se
contente d'observations sur une attitude suspecte tout en prédisant
qu'il va arriver un malheur. « Il a un drôle d'air, comme il a l'air
de tripoter ces enfants-là », dit une passante à son mari,
qui lui répond en haussant les épaules qu'elle est
folle518. On trouve des témoins qui relatent ce genre de
choses lors de l'instruction, pour s'indigner visiblement devant l'inaction,
mais l'inaction de qui ? On attend patiemment qu'une bonne âme se
dévoue pour faire le sale travail en allant au-devant du suspect, de la
famille de la victime ou encore de la gendarmerie. Les mêmes attitudes se
retrouvent a l'intérieur même de la famille, oü l'on craint
ce qu'on pourrait découvrir. « J'ai bien peur qu'il en fasse autant
a ma petite-fille », confie une vieille femme après avoir vu son
fils copuler avec une chèvre519.
Au-delà de l'indignation, la réaction, souvent
violente. Dans plus de 8% des 702 dossiers qu'elle a dépouillés,
Anne-Marie Sohn a trouvé la trace de manifestations de violence verbale
ou physique a l'encontre de l'agresseur520. Dans notre étude,
les faits de brutalité ou les menaces, qui vont de la simple gifle aux
coups de poing, sont présents dans plus d'une affaire sur vingt. Les
sept cas recensés sont tous l'oeuvre d'un membre de la famille de la
victime521. Un homme apprenant que sa belle-fille a
été abusée par le curé de la paroisse
déclare être entré dans une colère rouge et avoue
avoir pensé à aller frapper le prêtre522. «
La raison venant, et sachant qu'une justice sévère attendait le
curé ; et que j'avais une voie ouverte en m'adressant a vous *juge de
paix+ ou a la gendarmerie, j'attendais avec patience le résultat de la
plainte de la jeune *Modeste, une autre victime du même homme] auquel
même je devais me joindre dans le principe ».
518 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
519 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
520 SOHN (1996-a), p. 59-60.
521 Dans quatre affaires le père est en cause, une fois la
mère, une autre la belle-mère, une encore l'oncle.
522 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
Malgré ce dernier exemple, peu nombreux sont ceux qui
expriment leur désir de justice, qui symbolise la prise de distance de
la population vis-à-vis du rôle dévolu au tribunal. Nous
sommes devant une réplique, mais à une échelle
macroscopique, du phénomène qui caractérise les affaires
de moeurs. Ne pas s'immiscer dans les affaires d'autrui est valable
également pour l'institution judiciaire. Les prérogatives de
celle-ci sont vues comme une intrusion. La communauté attend avant tout
des réponses en adéquation avec son contexte local, et non en
rapport avec une quelconque politique de répression à
l'échelle du pays tout entier. On constate tout de même que
certaines personnes placent leur confiance dans les tribunaux, souhaitant que
le coupable soit puni523. Le père d'une victime exprime ses
regrets à ce sujet : « Aujourd'hui je ne peux plus supporter
l'atrocité qu'il vient de faire a ma petite fille et il serait
malheureux qu'un fait semblable reste impuni »524. « Je
viens vous déclarer une chose très grave et pour laquelle je
demande justice », annonce un autre aux gendarmes525. Il en est
même qui considèrent la dénonciation d'un crime comme un
véritable devoir, sans préciser si celui-ci est relatif à
la victime ou à la société.
Finalement, il apparaît que les individus les plus
enclins a suivre l'intérêt de la victime sont les forces de
l'ordre - ainsi que les magistrats, mais leurs opinions n'apparaissant qu'au
moment du procès, et seront étudiées plus tard. Nombreux
sont donc les gendarmes ou les policiers à encourager une
dénonciation, prenant parfois leurs responsabilités en faisant du
zèle devant des témoins réticents à porter
plainte526. D'autres déplorent l'apathie
générale pour un homme « dangereux » qui « aurait
dû être arrêté depuis longtemps »527.
On peut les observer compatir avec une petite victime, leur vocabulaire
étant souvent celui de l'empathie. Ils n'hésitent pas a
rédiger leur rapport avec force émotion, prenant de
manière explicite le parti de la victime présumée : «
En outre depuis qu'elle a été victime d'attentats *...+ elle n'a
plus aucune petite camarade pour s'amuser avec elle. Elle est toujours seule
avec sa grand-mère, étant rejetée de
523 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny. Ce procès
illustre les difficultés à cerner les intentions de beaucoup de
familles de victimes, en particulier a l'égard des possibilités
de règlement infrajudiciaire. En effet dans le présent dossier,
la femme déclare souhaiter que l'accusé soit puni, en revanche sa
victime de fille confie au juge que sa mère a eu l'intention de se faire
verser une somme d'argent par l'accusé afin d'étouffer
l'affaire.
524 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.
525 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
526 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
527 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.
toutes ses petites camarades d'autrefois, ce qui la fait
autant souffrir que le mal qu'elle endure »528. On peut
même noter l'apparition, ce qui reste rare a cette époque, d'une
prise en compte prépondérante de la douleur morale de la victime.
On peut lancer plusieurs hypothèses à ce propos. Sans doute
sont-ils plus au fait de la dépravation des moeurs d'une frange de la
société, peut-être ont-ils assimilé toute
l'importance de la mission qui leur est confiée. Enfin, ils apparaissent
détachés du contexte communautaire qui régit les actions
des différents acteurs d'une affaire.
L'infrajudiciaire
La notion de réparation est au coeur de toute affaire
judiciaire. Elle a plusieurs formes, pouvant être de type
répressif ou de type compensatoire. Le premier concerne les tribunaux,
le second est bien plus obscur, et son étendue reste difficile à
apprécier. L'infrajudiciaire consiste en un dédommagement
à la victime ou plus souvent à sa famille, mais postérieur
a l'attentat, lorsque la crainte d'une dénonciation se fait jour.
AmbroiseRendu note qu'à partir du milieu du XIXème
siècle les arrangements de ce type se font de plus en plus
rares529. Toujours est-il que si on peut mesurer quantitativement
leur évolution, il serait périlleux d'évaluer leur poids,
car l'objectif de ces règlements a l'amiable est justement
d'éviter que l'affaire n'arrive devant la justice. En conséquence
de quoi c'est sans doute la majeure partie de ces compromis qui échappe
aux magistrats comme aux historiens, puisque n'ayant pas débouché
sur une instruction. Le conditionnel est de rigueur, et ce n'est pas le
grand-père de la petite Louise qui va nous contredire, lui qui
déclare : « Vous voulez vous arranger mais c'est bien rare si les
gendarmes ne le savent pas »530.
En Indre-et-Loire à la fin du siècle, 16% des
dossiers comprennent une tentative de ce genre, pas toujours a l'initiative de
l'accusé, d'ailleurs. Ce procédé est dans les moeurs et ne
choque pas la majorité des gens, les témoins allant parfois
jusqu'à encourager celui-ci. Dans tous les cas il donne lieu à de
nombreux commentaires de la part du voisinage, prompt à donner son avis
sur la question. On échafaude même des hypothèses, à
la manière de plusieurs témoins de l'affaire Catinat qui
déclarent avoir vu la mère d'une des
528 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.
529 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 90.
530 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.
victimes aller le jour des dépositions au tribunal dans
la même auberge que la femme de l'accusé531.
Honneur à la victime et à sa famille,
commençons par examiner les solutions qui s'offrent à elles afin
de se dédommager des sévices reçus. Presque un quart des
arrangements sont à leur initiative. Selon les apparences l'annonce de
la triste nouvelle n'accable pas certains parents, une voisine déclarant
avoir vu la mère d'une victime s'écrier : « Il va falloir
qu'il crache de l'argent ! »532. Pour la famille peu
éplorée, deux possibilités existent : soit on s'adresse
directement a l'intéressé, soit on passe par un
intermédiaire, le maire dans la majorité des cas. A dire vrai ces
histoires sont souvent obscures et confuses et le rôle de la famille est
rendu difficile à cerner. Par exemple une femme qui a
l'honnêteté de d'admettre qu'elle a demandé 200 francs a
l'agresseur de sa fille, mais qui précise, comme pour se
dédouaner, que c'était non pour les accepter mais pour lui faire
avouer sa faute533. Un autre couple réclame pas moins de 1000
francs pour payer l'opération de leur fille, il est vrai
sérieusement abîmée puisque la malheureuse a
développé une crête-de-coq534. Ils
précisent tout de même dans leur déposition qu'ils ne
savaient pas si c'était exagéré, ne connaissant pas le
prix de l'intervention chirurgicale. Devant la justice chacun essaie
d'apparaître sous le meilleur jour possible, et d'assombrir le tableau de
la partie adverse, aussi on impute à l'autre l'origine de la
démarche. Un témoin accuse ainsi la famille de la victime
présumée d'avoir voulu profiter de la pauvreté d'esprit du
suspect, il est vrai placé sous tutelle535. Les plaignants
savent que s'il est démontré qu'ils ont tenté d'arranger
l'affaire au préalable, cela jouera peut-être contre eux. De
même, l'accusé est conscient que toute démarche en ce sens
sera interprétée comme une preuve de culpabilité. Il est
intéressant de relever que les jurés ne semblent pas prendre en
compte ce paramètre, puisqu'un tiers des dossiers oü
l'accusé a proposé de l'argent a abouti a un acquittement. En
revanche, 60% des procès dans lesquels l'arrangement était a
l'initiative de la famille de la victime a donné lieu à une
relaxe. Mais cette peur est bien présente, comme en témoigne un
prévenu qui dit regretter d'avoir brûlé les lettres que la
famille de la victime lui a envoyées pour réclamer une
réparation,
531 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. La mère nie tout
arrangement.
532 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.
533 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.
534 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
535 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.
car il estime que cela aurait pu lui servir à prouver
le chantage dont il se dit victime536. La seule victime qui est
elle-même allée démarcher son agresseur via
l'édile fait preuve d'un grand détachement vis-à-vis
de ce qui lui est arrivé. Au maire qui lui demande si elle souhaite
porter plainte, elle répond : « Pas plus que ça ; mais je
voudrais qu'il me donne quelque chose ))537. Effectivement on entend
parfois un peu tout et n'importe quoi et ces affaires prennent tellement
d'ampleur qu'elles finissent par occulter peu a peu le réel objectif de
l'instruction. Dans l'affaire Fillon, le père de la victime a même
séquestré le coupable présumé dans une cabane de
bois pendant deux heures, pour lui faire souscrire de force un titre d'une
valeur de 1000 francs, avant de baisser a 500 puis 200538. Devant
l'échec de l'entreprise, la mère de la jeune victime est
allée porter plainte.
La plupart du temps le prévenu prend les devants, ce
qui n'est pas toujours du goût des plaignants, car certains
accusés sont coriaces et entêtés. En pleine instruction, la
mère d'une petite victime se plaint au commissaire « de ce que la
famille *de l'accusé+ vient l'assiéger constamment et la
tourmenter, en lui offrant de l'argent pour arrêter l'affaire ou tout au
moins pour l'adoucir ))539. Dans la grande majorité des cas
il propose entre 50 et 200 francs de dédommagement, on en voit
même un qui va cultiver un lopin de terre.
On comprend aisément la tentation qui anime les
familles et les victimes outragées, car nombre d'entre elles
appartiennent a un milieu modeste voire pauvre. La situation économique
et sociale s'est pourtant améliorée sous la
IIIème République, notamment les salaires qui
progressent de 35 %540. Afin de mieux apprécier combien ces
sommes peuvent être fort attrayantes, il faut savoir qu'un journalier de
sexe masculin gagne environ deux francs et vingt-deux centimes par
journée de travail hivernale, contre trois francs et onze centimes
l'été541. Cela représente même presque la
totalité du salaire
536 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
537 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
538 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
539 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
540 FREDJ (2009), p. 108. La période observée va de
1873 à 1896. Entre 1881 et 1896 le produit intérieur
brut du pays progresse à une moyenne de 0,5% par an.
(Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André ENCREVÉ, La
France au XIXème siècle (1814-1914), Paris, Presses
universitaires de France, 1995, p. 378).
Cela signifie que ce sont principalement les salaires qui ont
profité de cet enrichissement au niveau
national. Toutefois, n'ayant pas connaissance de la
répartition de cette hausse entre les différentes professions,
nous nous abstiendrons de faire de plus amples commentaires.
541 Michel VANDERPOOTEN, Les campagnes françaises au
XIXème siècle, Nantes, Éditions du temps,
2005, p. 167. Les chiffres correspondent a l'année 1882, et pour des
salariés non-nourris. Pour une femme les sommes sont d'un franc et
quarante-deux centimes contre un franc et quatre-vingt-sept centimes. Un
annuel d'une servante de ferme, dans le cas de compensations
à hauteur de 200 francs542. Les bas salaires sont nombreux
dans les familles d'enfants agressés : Anne-Marie Sohn estime à
plus de 40% la proportion de filles de paysans, pour la plupart
journaliers543.
Ces arrangements sont acceptés dans une proportion
légèrement plus forte qu'ils ne sont refusés. Si l'on y
ajoute les accords a l'initiative de la victime ou de sa famille, on
s'aperçoit que l'infrajudiciaire est accepté par plus des deux
tiers des futurs plaignants. Bien entendu cette proportion est bien plus grande
si l'on y inclut les arrangements qui ont totalement passé le crime sous
silence. Si pour la plupart ces procédés ne sont point choquants
et relèvent de la vie privée, certaines personnes en sont
outrées, et n'hésitent pas à le faire savoir. Un
mystérieux individu se fend même d'une lettre au
procureur544 :
« Le bruit court que le maire de la commune, paysan brut
et presque illettré, qui en sa qualité de magistrat, aurait
dû, au nom de la moralité publique, dénoncer pareil crime,
aurait au contraire, arrangé tacitement l'affaire, en faisant verser une
certaine somme par l'auteur de cet acte inqualifiable, à la famille de
l'enfant. Ne serait-ce pas encourager le crime ? De pareils faits ne peuvent,
ce me semble rester impunis. »
Évidemment, tous les témoignages de cette sorte
sont à prendre avec des pincettes, au vu des luttes de clans et de
voisinage qui sont le quotidien des quartiers et des villages. Alors, faut-il
vraiment voir dans cette énigmatique personne un pourfendeur des
injustices ? Rien n'est moins sûr...
La plupart du temps l'accusé se contente de discuter
directement avec la victime et ses parents, mais on constate également
des tentatives de corruption de témoins, de policier, voire même
de médecin - toutefois ce dernier exemple est sujet à caution.
Lorsque la rumeur accuse Alexandre Jabveneau d'avoir violé la petite
Marie, six ans, le malhonnête homme décide d'aller lui-même
à la gendarmerie dénoncer ces bruits545. Toutefois, on
l'accuse d'avoir acheté les personnes ayant lancé la rumeur.
Malencontreusement l'action judiciaire se met quand même en marche, et
Jabveneau est emprisonné dans
enfant gagne quatre-vingt-quatorze centimes l'hiver contre un
franc et trente-et-un centimes à la belle saison.
542 VANDERPOOTEN (2005), p. 167. Elle gagne a l'année 235
francs de gages.
543 SOHN (1996-a), p. 251.
544 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.
545 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau. Dans un autre dossier,
l'accusé porte plainte pour diffamation. (ADI&L, 2U, 741, affaire
Lallier).
l'attente de son procès. Sa femme prend alors le
relais, cherchant par tous les moyens a corrompre les témoins comme la
victime. Et elle ne recule devant aucune immoralité, essayant de
convaincre l'enfant de rejeter la faute sur son cousin. Elle l'amène
chez une voisine, l'oblige a raconter la version falsifiée des faits
devant témoin, mais une fois partie, la petite fille se rétracte
immédiatement. Un accusé tente même de corrompre un agent
de police en déclarant pouvoir lui donner quelques petites choses «
pour [le] débarrasser de cette fripouillerie là
»546.
Accepter un dédommagement ne signifie pas pour autant
nier la gravité des faits qui l'y ont amené. Un père de
famille qui a accepté l'argent de l'agresseur et n'a rien dit dans
l'intérêt de ses filles annonce que puisque l'affaire s'est
ébruitée, il va rendre lui rendre la somme et le poursuivre en
justice547. Une femme accepte l'argent mais prévient
l'accusé que si l'affaire venait a être découverte, elle
serait obligée de dire la vérité548.
Les négociations infrajudiciaires sont
révélatrices du peu de cas que les familles font parfois de la
victime. Sous couvert de la volonté d'obtenir réparation pour son
honneur perdu, les parents cherchent avant tout à tirer profit de la
situation. Les blâmer serait pourtant trop facile : bien des familles
vivent dans la misère au point de recevoir l'aide de l'assistance
publique, et leur temps de réflexion n'est pas bien long quand s'offre
une opportunité d'améliorer leur situation pécuniaire.
Attention toutefois à ne pas voir dans tous ces infortunés
ménages - au deux sens du terme - de sordides profiteurs. Un juge de
paix écrit au procureur lors d'une instruction que si la situation
pécuniaire des parents de la victime n'est pas bonne, il les croit
incapables de pousser leur fille a faire une fausse déclaration pour
gagner de l'argent549. A la décharge de ceux qui ont moins de
scrupules, il ne faut pas oublier que les attentats sans dommage physique ne
sont pas tous pris en considération, même par les parents de la
victime, aussi il n'apparaît pas immoral d'accepter une somme d'argent
pour une action qu'on pense sans grande gravité. Un homme hésite
a porter plainte car il dit que sa fille n'a pas été
abusée mais juste
546 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. L'honnête homme a
décliné l'offre.
547 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
548 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.
549 ADI&L, 2U, 749, affaire Fondayau.
touchée550. Jamais on ne dénonce des
faits sans importance, ou du moins qu'on considère comme tels.
-o-o-o-
Il apparaît difficile de résumer les processus
qui entourent la dénonciation, et lui donnent une résonnance
judiciaire ou la font tomber dans l'oubli. Ils se nourrissent des
particularités de chacun des protagonistes de l'affaire, ainsi que du
contexte local. Toutefois on comprend qu'au coeur de ces hésitations se
trouve la gravité du fait, car on ne dénonce pas des faits sans
importance. « Lorsqu'il n'y a ni flagrant délit, ni dommage
physique irréversible, ni grossesse, la dénonciation est au
XIXème siècle *...+ une entreprise délicate et
qui fait hésiter », explique Ambroise-Rendu551. Comme
toute révélation n'est jamais sans conséquences, on y
réfléchit a deux fois d'avant de sauter le pas. Il faut ajouter
à cela la méfiance vis-à-vis de l'autorité
judiciaire, due a une volonté plus ou moins consciente de lutter contre
l'emprise de l'État sur des affaires qu'on juge
personnelles552. Peur et honte se mêlent pour expliquer les
absences courantes d'extériorisation. De nombreuses luttes d'influence
souterraines régissent les communautés villageoise ou de
quartier, et entravent la quête de la vérité de la
gendarmerie ou du tribunal.
La notion de gravité est combinée au peu
d'importance accordée a l'enfant, a son statut comme a sa parole. Il
ressort de ces dossiers judiciaires l'image de petites victimes a qui on ne
confère pas une protection digne de celle que les juristes et les
politiciens tentent de promouvoir.
550 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.
551 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 78.
552 Jean-Claude FARCY, « Témoin,
société et justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les
témoins devant la justice : une histoire des statuts et des
comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 423-428,
p. 428.
Chapitre III : La physionomie du crime
Avec ce nouveau chapitre rapprochons-nous de la scène
du crime et des éléments qui en constituent l'organisation
spatio-temporelle. L'agression est bien souvent le résultat d'une
multitude de facteurs, y compris sociaux, qui règnent dans
l'Indre-et-Loire républicaine. Bien que cette partie fasse la part belle
aux composantes de nature extérieure a l'humain, il faut sans cesse les
combiner avec les réalités contextuelles afin d'obtenir un
tableau qui ait un sens autre que quantitatif. En premier lieu, abordons les
problèmes géographiques.
Un crime urbain ou rural ?
Cette problématique est déjà très
présente dans les esprits instruits de la seconde moitié du
XIXème siècle. Qu'ils soient hommes politiques,
légistes ou encore hygiénistes, tous se désolent de la
dépravation des moeurs qu'on impute a la révolution industrielle
et a l'accroissement rapide de la population urbaine. L'apport de la
criminologie a partir des années 1880 va dans ce sens : deux tendances
s'affrontent, une qui estime que le crime est lié a l'influence du
milieu, l'autre qui parle de « criminels-nés »553.
La première est celle qui nous intéresse ici. L'afflux toujours
croissant de migrants dans ces zones entraîne l'émergence d'une
nouvelle pauvreté, qui apparaît indissociable de la
délinquance et de la criminalité554. Dès
l'année 1860, le garde des Sceaux en fait l'amère
constatation555 :
« Cet accroissement déplorable du nombre de crimes
contre les moeurs, que nous verrons plus loin se produire également dans
le nombre de délits de la même nature, est, sans nul doute, la
conséquence des développements de notre industrie et de
l'agglomération, qu'elle amène dans les ateliers, d'ouvriers des
deux sexes et de tout âge en contact permanent. »
Sa remarque reste en adéquation avec les
décennies suivantes : entre 1876 et 1880, les viols et attentats
à la pudeur commis sur des enfants se produisent à 44% dans les
villes, alors qu'elles n'abritent qu'à peine un tiers de la
population556. En Indre-et-Loire cette proportion est bien plus
nette en faveur du monde rural, puisque les attentats en ville ne
553 FREDJ (2009), p. 269.
554 Ibid., p. 169.
555Compte général, année
1860 (1862), p. IX. 556 CHESNAIS (1981), p. 160.
représentent que 38% des cas557. Mais il ne
faut pas oublier que les ruraux constituent en 1881 plus des trois-quarts de la
population du département. Aussi ils sont sousreprésentés
dans les crimes sexuels sur enfants, assez largement même.
Pour en revenir à la remarque du garde des Sceaux, elle
concerne les crimes sexuels en général, car dans notre corpus
nous n'avons trouvé aucune trace d'enfant abusé dans un atelier
ou une usine. Du reste dans aucun dossier on ne parle d'un petit garçon
ou d'une petite fille qui travaillerait dans ce type d'établissement. De
fait, l'Indre-et-Loire est encore a la fin du siècle un
département empreint d'une assez forte ruralité, et
échappe aux affres de l'industrialisation a grande
vitesse558. La terre est divisée en étroites et
nombreuses parcelles, sauf dans le Lochois, très pauvre, où
règne la grande propriété559. La moitié
de la superficie du département est dévolue a l'agriculture, sa
principale richesse560.
557 Soyons clairs, il est difficile de savoir quelles sont
à la fin du XIXème siècle les critères
retenus pour différencier les deux catégories d'habitat. Le garde
des Sceaux énonce en 1880 un chiffre de 2 000 habitants, mais dans les
fiches de renseignements de justice, la limite apparaît bien plus floue.
Par exemple la ville de Richelieu est considérée comme urbaine
avec ses 2 364 habitants, alors que Saint-Cyr-sur-Loire n'en fait pas partie
malgré ses 2 419 résidents. Il semble que les communes
désignées dans les dossiers comme étant urbaines sont un
peu plus peuplées que celles qui relèvent aujourd'hui de cette
même classe - une ville compte au minimum 2 000 habitants. On peut donc
porter une estimation autour de 2 500 résidents, toutefois si la commune
est située dans l'agglomération tourangelle, même
au-dessous de ce seuil elle est qualifiée d'urbaine.
558 Lors du recensement de 1882, l'Indre-et-Loire compte
cinquante-quatre habitants au kilomètre carré, quand sur
l'ensemble du territoire on en dénombre soixante-et-onze. Toutefois ses
communes sont un peu plus peuplées qu'au niveau national, avec 1 167
habitants en moyenne, contre 1 044.
559 VANDERPOOTEN (2005), p. 37.
560 René COURSAULT, Les traditions populaires en
Touraine : leur évolution au cours des siècles, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1976, p.48.
Pour aller dans le vif du sujet, voici la répartition
des crimes a l'échelle du département561. En toute
logique, l'agglomération tourangelle concentre une majeure partie des
attentats. L'arrondissement qui l'englobe est naturellement le plus
touché, avec 60% des cas recensés, contre près de 28% pour
celui de Chinon, et seulement 12% pour le Lochois. Ces chiffres ne suivent pas
tout à fait la logique de la concentration de population promue par le
garde des Sceaux quelques décennies plus tôt562. En
effet, si les proportions correspondent a peu près pour l'arrondissement
de Tours, qui concentre 57% des
561 Expliquons brièvement la méthodologie
employée : pour chaque dossier nous avons recensé la ou les
communes où se sont déroulés les évènements.
Bien sûr il existe des affaires dans lesquels il y a eu un seul attentat,
d'autres oü il y en a eu plusieurs. Nous les avons comptabilisés
à part égale, ce qui signifie que ce ne sont pas les actes qui
apparaissent dans ces chiffres, mais les affaires associées.
562 Tous les chiffres concernant les populations sont issus du
recensement de 1891.
habitants du département, en revanche il y a une
surreprésentation du Chinonais et une sous-représentation du
Lochois563.
Il est difficile d'identifier les raisons a l'origine des
évolutions temporelles toutes sauf linéaires entre milieux rural
et urbain. Pour la première période quinquennale de 1880 à
1884, les crimes a la campagne sont plus de deux fois plus nombreux qu'à
la ville. Cette constatation est identique pour la période 1890-1894,
mais sans être inversée bien entendu, elle n'est pas du tout la
même pour les deux autres : les crimes ruraux représentent
seulement 51% du total entre 1885 et 1889, et 57% pour la période allant
de 1895 à 1899.
Pour se rapprocher de l'échelle microscopique, voyons
quels sont les cantons les plus touchés. Les divers cantons de
l'agglomération tourangelle dominent ce sinistre classement, devant
celui de Chinon, et celui d'Amboise. Plus intéressante est la
hiérarchie a l'échelle des communes564. La plus grande
partie des actes criminels est accomplie dans les gros bourgs, près d'un
sur trois pour être plus précis. Les grandes villes n'apparaissent
qu'en quatrième position, avec plus de 18% des faits, les moins
concernés étant les petits villages, avec un peu plus de 8% des
agressions. Ces statistiques ne sont pas tellement significatives si on ne les
compare pas aux données démographiques. En effet leur
interprétation change radicalement, et l'ont voit que les petits
villages sont au contraire surreprésentés dans la
criminalité sexuelle, signe de la dominante rurale de celle-ci en
Touraine565.
En revanche, cette hiérarchie est bouleversée
lorsque l'on regarde le nombre de victimes par affaire. Sur l'ensemble du
département, la moyenne s'établit a près de deux
par jugement. Les zones urbaines sont bien au-dessus de celle-ci, et les
trois préfectures
563 L'arrondissement de Chinon comprend 24% des habitants du
département, contre près de 19% pour celui de Loches. Pour mieux
apprécier l'importance des différences, nous avons
utilisés des ratios, qui sont les suivants : 1,05 pour l'arrondissement
de Tours, 1,17 pour celui de Chinon, contre 0,63 pour celui de Loches.
564 Pour établir le classement suivant, nous avons
utilisé les classes suivantes : petit village (moins de 500 habitants),
village moyen (entre 500 et 1 000), gros bourg (entre 1 000 et 2 000), petite
ville (entre 2 000 et 5 000), et enfin grande ville (plus de 5 000).
565 Prenons pour exemple ces mêmes petits villages : 8,3%
des agressions, mais seulement 2,6% de la population totale des communes
touchées par des viols ou attentats a la pudeur. A l'inverse, les
grandes villes qui représentent 18,6% des crimes sexuels, regroupent
tout de même 38,5% du total des habitants.
frôlent même le chiffre de deux victimes et demi
par affaire566. Ces différences notables posent
inévitablement la question de la dénonciation, ou plus exactement
de la célérité de celle-ci.
En 1836, le chroniqueur de la Gazette des tribunaux
s'étonne qu'à la ville les auteurs d'attentats a la pudeur sur
mineurs soient si vite arrêtés, quand ceux de la campagne ont
plusieurs années devant eux avant que cela ne
s'ébruite567. En Touraine, la situation est inverse, puisque
les dénonciations aux autorités se font en moyenne autour de
dix-sept jours à peine en zone rurale, contre vingt jours en milieu
urbain568. De la même manière, plus de trois quarts des
dénonciations rapides, c'est-à-dire le jour de l'attentat ou le
lendemain, se font à la campagne. Afin de pondérer cette remarque
il faut préciser que les sept dossiers de viol ou tentative qui sont
jugés comme tels ont tous eu pour théâtre le milieu rural.
Et dans les affaires de ce type, la dénonciation est bien plus rapide,
dans presque tous les cas elle se fait immédiatement. En
conséquence de quoi, sous réserve d'une évolution dans le
temps puisque la période étudiée est plus d'un
demi-siècle postérieure a l'affirmation citée
précédemment, on peut avancer l'hypothèse que la Touraine
est l'exception qui confirme la règle. Toutefois il faut apporter un
bémol à cette constatation, car à Tours les
dénonciations sont bien plus rapides que dans les autres communes
urbaines du département : elles se font en moyenne entre douze et treize
jours.
Pour ce qui est des chiffres a l'échelle des communes,
évidemment Tours est la ville la plus touchée par le
phénomène. Mais son exemple contredit toutefois l'affirmation du
garde des Sceaux : elle regroupe 13% des agressions quant elle rassemble 18%
des habitants du département. Pour la défense de l'homme
d'État, il faut savoir que la ville ne s'est pas convertie comme tant
d'autres a l'industrialisation a grande échelle. De plus, les affaires
qui ont Tours pour théâtre se situent dans en majorité sur
les grandes artères comme le boulevard Béranger, les quais de
Loire ou encore la place du Palais, c'est-à-dire loin des bouges
ouvriers, s'il en est. On aurait pu croire que la violence se serait
déplacée vers les faubourgs de la cité, mais il n'en est
rien. Bien au contraire, des communes
566 Contre 1,62 pour les communes de moins de 500 habitants.
567 ARON, KEMPF (1978), p. 105.
568 Ces estimations ont été faites uniquement
lorsque la date de la première agression et celle de la
dénonciation à une quelconque autorité -
gendarmerie, maire etc. - ont pu être à peu près
identifiées.
comme Saint-Symphorien, La Riche ou Saint-Pierre-des-Corps
ont, au regard de la population qui est la leur, un faible taux de
criminalité sexuelle envers les enfants. Ceci est encore plus
véridique dans le sud-est du département, à Loches. La
ville, pourtant la troisième de Touraine en termes de population, compte
seulement un cas d'attentat a la pudeur.
A contrario, il est des villes ou la situation est
inversée. Les exemples les plus frappants sont Chinon et Luynes : alors
que la sous-préfecture compte dix fois moins d'habitants que Tours, elle
ne compte qu'un peu plus de trois fois moins de crimes. Quant à la
commune ligérienne, ses statistiques restent inexplicables : cinq
affaires, soit quatre fois moins que Tours, pour à peine 2 000
âmes, soit plus de trente fois moins que la préfecture. Il faut
savoir accepter que certaines choses n'aient pas nécessairement une
explication...
Enfin, dernier niveau d'appréciation : les lieux du
crime. Bien entendu, il faut garder à l'esprit qu'ils sont fortement
dictés par l'espace, rural ou urbain, dans lequel l'attentat est
perpétré569. Première constatation, en phase
avec le caractère naturellement empreint d'insouciance des enfants, la
propriété de l'agresseur représente un tiers des
scènes de crime. Elle est de loin l'endroit préféré
de ces derniers, puisque les suivants tournent a plus ou moins un crime sur dix
: école, rue, route ou encore chemin570, puis champ, enfin
propriété commune a l'agresseur et a la victime - dans les cas
d'inceste, donc. Moins courants, le lieu de travail de l'accusé qui
compte 8% des agressions, puis la propriété des parents de la
victime, à 6,5%. Enfin, près de 4% des crimes ont pour
théâtre bucolique un bois, près de 3% la
propriété d'une tierce personne, et plus de 2% une
église571.
Première constatation, la majorité des attentats
ont lieu dans un endroit clos, a l'abri des regards indiscrets. Pourtant, force
est de constater que cela n'empêche pas les flagrants délits, au
contraire, cela semble même attirer l'attention. Nous l'avons dit,
nombreux sont les voisins ou les membres de la famille qui viennent voir ou
entendre ce qui se
569 De la même manière que
précédemment, il est possible d'avoir plusieurs lieux de crime
pour une même victime, et nous n'avons pas pris en compte la
répétition de ceux-ci. Que la victime ait été
agressée dix fois chez elle et une fois dans la rue, les deux lieux sont
comptabilisés à part égale.
570 Dans la quasi-totalité des cas, l'agression se termine
dans un fossé.
571La représentativité de ce
classement souffre pourtant d'un aspect dû a la particularité de
l'école, qui concentre un plus grand nombre de victimes pour une
même affaire. En effet, on dénombre près de six enfants par
dossier. Le même problème se retrouve pour les églises,
avec trois victimes et demi par dossier.
passe. L'extérieur est finalement beaucoup moins
imprudent pour les agresseurs sexuels, puisqu'ils peuvent y rencontrer la
jeunesse dans un cadre a priori insoupçonnable. Il y a bien des
hommes qui rôdent dans les chemins comme les chiens dans la lande, mais
la plupart du temps les enfants représentent un bon auxiliaire de
travail, si bien qu'on n'hésite pas a leur demander une petite aide.
L'image d'un homme aux côtés d'un enfant seul dans un champ ou sur
un chemin est commune et n'incite pas a la suspicion comme lorsqu'ils sont dans
un lieu fermé. Il n'est donc pas étonnant que cela se traduise
par une plus grande répétition des crimes dans les campagnes. Le
laps de temps nécessaire à la dénonciation y est donc plus
rapide, mais durant celui-ci l'agresseur a eu le temps de commettre bien plus
d'outrages qu'à la ville.
En somme, la complexité du sujet qui apparaît au
vu des statistiques incite à la prudence quant aux conclusions à
en tirer, à la différence de ce que fait le garde des Sceaux en
1836. Vigarello expose un point de vue qui, sans renier celui du ministre,
accorde une plus grande valeur aux mécanismes postérieurs a
l'agression qu'à ceux qui pourraient en être a l'origine. Ainsi,
il explique la très forte augmentation de ces procédures dans les
grandes villes non par une dépravation de celle-ci, mais par une
évolution des mentalités. L'amélioration du statut de
l'enfant et de son image seraient a l'origine d'une plus grande propension
à dénoncer les crimes qui les touchent572.
Il ne faut pas non plus oublier de mentionner certaines
distinctions ayant trait aux mentalités et aux moeurs. Par exemple, la
prostitution est bien moins répandue en milieu rural573. Elle
n'y joue pas son rôle d' « égout séminal ~, comme
l'appelle élégamment un docteur de la fin du
XIXème siècle574. En Indre-et-Loire elle
semble, du moins à travers les dossiers de procédure, être
l'apanage presque exclusif de Tours. Cette observation est corroborée
par Alain Corbin qui note qu'elle se développe, a partir des
années 1860, grâce a la croissance démographique et a
l'enrichissement de la bourgeoisie575. Toutefois on découvre
des hommes prêts à faire plusieurs dizaines de kilomètres
depuis leur village pour aller fréquenter les prostituées
tourangelles, signe que la clientèle n'est pas
572 VIGARELLO (1998), p. 179.
573 FARCY (2004), p. 103.
574 Robert MUCHEMBLED, L'orgasme et l'Occident : une histoire
du plaisir du XVIème siècle à nos fours,
Paris, Seuil, 2005, p. 236.
575 CORBIN (1978), p. 285.
forcément exclusivement urbaine. Pierre Allain habite
Amboise, une cité de près de 4 500 habitants, et n'hésite
pas a parcourir les trente kilomètres qui le séparent de la
préfecture tourangelle pour assouvir ses envies576. Il peut
également y avoir un facteur d'attitude qui influe localement.
D'après René Coursault, les habitants du nord du
département, qui jouxtent le Maine, le Perche et le Vendômois,
sont d'humeur procédurière577. A l'échelle des
quelques affaires criminelles de ces cantons que nous avons traités,
cette remarque ne trouve pas forcément un écho, mais elle
illustre bien combien il faut se méfier de conclusions basées
uniquement sur les statistiques.
A défaut d'enseignements indiscutables, il faut bien
émettre des hypothèses. La première, nous l'avons
évoquée au début de cette partie, concerne
l'activité de la préfecture tourangelle, tournée
principalement vers l'imprimerie et l'artisanat, via le compagnonnage.
La cité n'est pas orientée comme beaucoup d'autre vers
l'industrie a grande échelle, ce qui la préserve de la
paupérisation galopante de sa population, symptôme de la
montée de la criminalité selon les contemporains de
l'époque. Plus difficile en revanche d'expliquer les
inégalités entre le Chinonais et le Lochois. Ici aussi les
suppositions se tournent vers l'économie : le sud-est de la Touraine est
pauvre, et empreint d'une forte tradition paysanne. On peut envisager la
possibilité d'une moindre propension à la dénonciation,
accompagnée d'un plus grand nombre de règlements
infrajudiciaires. Changeons à présent de dimension pour nous
attacher à la temporalité des attentats.
Saisons, jours, heures : au mauvais endroit, au mauvais
moment
Il est de coutume d'employer cette expression pour illustrer
la malchance, cependant les dossiers de crimes sexuels montrent bien combien de
nombreuses scènes de crime sont tout sauf le fruit du hasard. De toutes
manières, la vie quotidienne de la fin du XIXème siècle
laisse peu de place a l'incertitude, les existences de chacun sont
rôdées, et si on ne peut pas aller jusqu'à parler de
destin, on peut en souligner l'aspect cloisonné -
576 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
577 COURSAULT (1976), p. 55.
certes de moins en moins578. Toutefois cette
vérité si elle en est une, s'applique principalement, si ce n'est
exclusivement, au domaine rural.
Mais stoppons ces digressions et recentrons-nous sur le sujet.
Tout d'abord, reprenons une proportion exposée
précédemment, celle des attentats commis en milieu rural, et en
zone urbaine. On estime que près de trois crimes sur cinq sont commis
à la campagne, contre deux sur cinq dans une commune urbaine. Cette
répartition est importante car le rythme de vie n'est bien sûr pas
le même dans les deux catégories énoncées, les
saisons n'ont pas la même signification, de même que les jours et
les heures.
Sans surprise, la majorité des attentats ont lieu
pendant les saisons chaudes, à savoir le printemps et
l'été. La première concentre 36% des crimes de cette
espèce, contre 26% a la seconde. Les saisons froides sont en retrait,
avec 21% pour l'hiver et près de 14% pour l'automne. Le mois le plus
dangereux, si l'on ose dire, est celui de juin, avec près de 17% des
affaires annuelles. Le moins périlleux est celui de novembre, avec
à peine 4% des cas.
Quels sont les jours les plus propices à une attaque ?
Les différences au cours de la semaine sont très fortes, puisque
le dimanche apparaît comme le jour où le plus d'attentats sont
commis, avec plus d'un tiers du total579. Bien sûr, c'est un
jour chômé pour les enfants, tout comme le jeudi580.
Une petite fille le souligne : « Il m'invitait d'aller le trouver le jeudi
parce que les autres jours je vais en classe »581. Toutefois,
si on compare ces deux jours non travaillés, on remarque un curieux
déséquilibre : le jeudi représente seulement 13% des cas.
Comment expliquer ce décalage ? En fait, tout dépend d'un
paramètre, celui de l'activité de l'enfant au moment oü il
est agressé. La majorité de ceux-ci ne travaillent pas au moment
de leur agression. On peut alors se risquer à une hypothèse : les
enfants sont plus de sortie le dimanche, par exemple pour
578 Deux exemples : Le choix du conjoint se fait dans le domaine
d'appartenance sociale, et souvent parmi les gens du coin. De même, les
mariages consanguins représentent au XIXème
siècle, dans le Loir-et-Cher certes, plus de 3,5% des cas - 5 à
6% parfois selon les années. (FARCY (2004), p. 68-70).
579 Il n'apparaît pas significatif de mentionner les
pourcentages pour les autres jours de la semaine. En effet la majorité
des témoins n'en parlent pas, ou quand elle le fait elle y ajoute une
date qui ne correspond pas sans le calendrier, aussi nous ne les avons pas
comptabilisés. Ainsi, l'échantillon se trouve réduit, et
le vendredi n'a aucun cas associé.
580 Depuis une loi de 1880, ce n'est plus vrai pour les
travailleurs, enfants y compris. On peut parler de jour chômé
« facultatif », car nombreux sont ceux qui malgré tout
continuent de ne pas travailler le dimanche. Pour parler dans une optique
purement scolaire, et qui concerne donc ici tous les enfants, cela reste un
jour de repos.
581 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
aller à la messe. Mais la foule a parfois ses
inconvénients, comme pour l'agresseur de deux petites citadines, a l'une
desquelles il a dit : « Je tâcherai de te revoir dans la semaine,
car ce serait plus commode qu'aujourd'hui dimanche a cause du monde
»582.
De la même manière, il existe des variations au
cours de la journée, puisque c'est dans l'après-midi que l'on
commet le plus de crimes de cette espèce, par heure583.
Ensuite arrive le midi, la soirée et le matin, la nuit ne
représentant qu'une infime partie des cas, sauf dans les affaires
d'inceste584. Pour être plus précis, les deux
périodes les plus sensibles sont entre 10h et 11h, avec pas moins de 29%
des cas recensés, juste devant 17h-18h à hauteur de 26% du total.
Pour la seconde l'explication est simple : les enfants quittent l'école
a 16h, mais certains restent en étude, qui dure jusqu'à
18h585.D'autres ont beaucoup de chemin à parcourir pour
rentrer chez eux, comme cette enfant de sept ans qui doit marcher six
kilomètres pour rejoindre la ferme de ses parents, et qui se fait violer
aux alentours de 17h30586. Un autre paramètre entre en jeu,
celui des courses. Nous aurons l'occasion d'en reparler, les enfants ont pour
habitude d'aller faire de petites commissions pour leurs parents ou leurs
voisins, le plus souvent en rentrant de l'école. Soit ils se font
attaquer sur le chemin, soit chez le commerçant, soit chez celui qui
leur a confié la petite mission. Plus difficile est d'expliquer le
premier horaire, puisque les enfants ne sortent de l'école pour aller
manger qu'à 11h. Il semblerait, en recoupant les données, que la
cause soit a chercher dans l'absentéisme scolaire. En effet, pour tous
les cas où nous avons pu effectuer ces recoupements, les agressions ont
eu lieu des jours où les enfants étaient censés être
en classe.
Aux raisons que nous venons d'évoquer, il en existe
d'autres, rassemblées en deux catégories. La première suit
la logique naturelle : les enfants sortent moins l'hiver, et surtout les
journées sont plus courtes, rendant les possibilités moins
nombreuses. L'activité se fait plus rare dans les champs et les
prés, ce qui rend moins fréquents les contacts entre les hommes
au travail et les enfants. On pourrait également évoquer une
582 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
583 Pour effectuer notre classification, nous avons pris les
périodes suivantes : matin (6h-11h), midi (11h-14h), après-midi
(14h-19h), soirée (19h-22h), enfin la nuit (22h-6h). Afin
d'éviter que les plus longues amplitudes de certaines ne faussent les
résultats, nous avons divisé leur total par le nombre d'heures
qu'elles comprennent.
584 Deux des trois cas nocturnes que nous avons rencontrés
ont été le fait d'incestes.
585 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.
586 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson.
origine plus scientifique : l'influence des beaux jours sur la
libido - bien que cette thèse soit toujours en discussion aujourd'hui.
Plus difficile a évaluer, l'influence des variations vestimentaires. Les
petites filles font presque toujours la même description de leur tenue
vestimentaire : chemise, robe et incontournables jupons pour la belle saison,
et pour l'hiver, le pantalon, qui peut être ouvert ou fermé,
remplace la robe. Mais comme jamais aucun accusé n'évoque cette
raison, il est impossible de dire si l'habillement plus léger de la
belle saison a pu influencer visuellement les pulsions sexuelles masculines.
Deuxième raison, le calendrier scolaire, ou pour
être plus près de la réalité, de travail. Les
enfants vont en théorie a l'école du 1er octobre au 14
juillet587. En théorie car dans les faits ce programme n'est
pas vraiment respecté, surtout a la campagne. Les lois sur le travail
des enfants de 1841, 1851 et 1893 n'ont pas l'effet escompté, car
parents et employeurs y trouvent leur compte588. La majorité
des enfants vont irrégulièrement à l'école, souvent
les quelques mois d'hiver, et l'abandonnent autour de sept ou huit ans pour
devenir berger ou petit domestique à tout faire dans les fermes
voisines589. Dans les familles les plus pauvres, les jeunes filles
participent aux migrations saisonnières, partant pour six mois dans une
ferme590. Dans les foyers mieux lotis de la moyenne paysannerie, les
jeunes filles s'occupent l'été de cueillir des fleurs et des
fruits591.
Sans aller jusqu'à ces extrémités,
beaucoup d'enfants sont chargés de tâches diverses le matin, le
midi et après 16h, le jeudi après-midi ainsi que pendant les
vacances d'été592. On l'aura compris, en dehors des
heures d'école les enfants n'ont pas toujours le temps de flâner.
Leurs différentes activités les amènent à croiser
des adultes, la plupart du temps lorsqu'ils travaillent aux champs ou font des
commissions. Ces dernières occupations sont centrales dans les affaires
de moeurs concernant les enfants, et de là naissent certaines des
distinctions entre crimes urbain et rural.
-o-o-o-
587 VANDERPOOTEN (2005), p. 218.
588 CHARLE (1991), p. 289.
589 FARCY (2004), p. 13.
590Ibid., p. 24. 591Ibid., p.
21. 592Ibid., p. 25.
Nous avons pu percevoir les nombreuses subtilités
locales qui influent sur le jugement a l'échelle du département.
Cette complexité naît de l'importante disproportion
démographique entre l'agglomération tourangelle et le reste de la
Touraine. Le manque d'unité a cette échelle est toutefois
compensé par une certaine homogénéité au niveau des
mentalités, le département restant dans l'ensemble très
inscrit dans la culture rurale de la paysannerie et de l'artisanat. Cette
constatation se ressent dans les chiffres qui illustrent la répartition
de la criminalité sexuelle vis-à-vis des enfants. Contrairement
à l'ensemble du territoire français, c'est la Touraine rurale qui
est majoritairement touchée par le phénomène.
Conclusion
Si la plupart des historiens font état d'une
évolution des mentalités au sein de la population pour expliquer
l'explosion du nombre de crimes sexuels touchant des enfants, force est de
constater que l'étendue limitée de la période que nous
venons d'étudier ne permet pas d'en faire de même. A défaut
de pouvoir évaluer les évolutions potentielles en Indre-et-Loire,
nous pouvons dresser un portrait des comportements qui découlent de ces
agressions. On perçoit leur prépondérance à travers
la multitude de témoignages que nous offrent les dossiers de
procédure, où se mêlent courage, peur et couardise.
Ces attitudes invitent a s'interroger sur la place
dévolue a l'enfant dans la société tourangelle de la fin
du XIXème siècle. Par le prisme de ces affaires de
moeurs, nous découvrons des enfants pas toujours surveillés,
à la ville comme à la campagne, et qui partagent parfois les
activités des adultes. Les services qu'on leur demande rendent compte
d'une implication dans la vie quotidienne de la communauté. Sans aller
jusqu'à en faire des êtres comme les autres, celle-ci ne leur
accorde pas le statut qui, en leur reconnaissant une place à part dans
la société adulte, les protègerait comme tels. On voit
donc des enfants circulant au milieu de dangers dont on pourrait sinon les
prévenir, du moins les en éloigner.
Les dossiers de procédure nous offrent bien souvent
l'image d'un entourage dépassé par une situation que personne n'a
voulu envisager. Car assurément on ne peut pas dire que ces personnes
tombent chaque fois des nues. Nous n'avons pas encore étudié les
antécédents de chaque accusé comme nous le ferons par la
suite, mais déjà on peut
constater l'importance de la rumeur, a même
d'occasionner des mises en garde vis-à-vis de tel ou tel individu. Un
peu a la manière de ce qu'on appelle de nos jours la « loi du
silence », les membres de la communauté ne se caractérisent
pas par leur capacité à se tourner vers les forces de l'ordre ou
la justice. Mais ici les causes sont autres : on n'a pas peur, a part dans
quelques cas exceptionnels, de l'homme au coeur des soupçons. On craint
plutôt pour la cohésion du groupe, dans lequel règnent
honneur et réputation. Réputation de la victime d'abord, mais
également de soi-même, ce qui incite à régler les
problèmes en famille, soit par l'infrajudiciaire, soit par des
remontrances, quelquefois par l'intermédiaire du maire.
Il serait regrettable de n'y voir que l'apanage d'une
société rurale arriérée qui persiste a
considérer les viols et autres attentats a la pudeur comme n'appartenant
pas a la caste des crimes qui méritent de sévères
punitions. Mais il faut reconnaître que nombreux sont les cas oü la
jeune victime n'est pas considérée comme l'élément
central de l'affaire. Les incompréhensions entre deux mondes qui se
côtoient se font jour à la suite de ces crimes, et illustrent le
peu de compassion qu'on accorde aux malheureux enfants. Toutefois, même
si elles sont minoritaires, les réactions d'empathie existent au milieu
de tant d'indifférence, et leur provenance est parfois surprenante. Le
beau-père de Sidonie, victime des attouchements du curé du
village, lui reproche de ne rien avoir dit, et alors que la jeune fille de
douze ans se met à pleurer, il la rassure en disant être son
protecteur, son défenseur593. Il rajoute qu'elle est plus a
plaindre qu'à gronder, puis fond également en larmes, comme en
témoigne sa belle-fille : « Mon beau-père fort
impressionné sans doute, de ce que je lui avais dit, pleura beaucoup en
présence de ma mère, car, quoi qu'il soit mon beau-père
seulement, il m'aime je crois beaucoup et me regarde comme sa fille ».
L'amour pour l'enfant n'est sûrement pas le
privilège des seuls parents. Il est des hommes qui entendent bien
s'arroger ce droit, de gré ou de force, voyons a présent qui ils
sont.
593 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
TROISIÈME PARTIE : LES PROTAGONISTES ET
L'ATTENTAT
Chapitre I : L'agresseur
« *...+ Tu n'ignores point le rôle de l'homme qui
n'est au fond qu'un mâle comme tous les autres mâles de la nature.
»594
Les crimes, qu'ils soient de sang ou contre les moeurs, ont
toujours plus focalisé l'attention sur l'agresseur que sur sa
malheureuse victime. Il est vrai et nous venons de le constater, cette
dernière n'a que des désavantages a se mettre en avant dans ce
genre d'affaire. Qui plus est, celle-ci n'ayant la plupart du temps rien fait
qui ait pu encourager la violence dont elle a été victime, elle
n'a aucun intérêt du point de vue de la psychologie.
L'agresseur, lui, fascine. Les apparentes différences
avec le commun des mortels lui confèrent une sorte d'aura de la part du
public, qui en fait un être particulier. Nombreux sont pourtant les
dossiers à mettre en valeur la rapidité de la procédure,
tant le crime comme l'accusé s'illustrent par leur
banalité595. A dire vrai, beaucoup d'affaires sont
inintéressantes, pour les contemporains presque comme pour les
historiens, car aucun fait ni personnage ne ressort. Mais elles permettent de
dresser une sorte de portrait de l'agresseur, que viennent agrémenter
par leur diversité les dossiers plus complexes. Débutons notre
tableau par les origines du mal.
De nos jours, l'image de l'agresseur sexuel est comme bien
d'autres le fruit de stéréotypes : le prédateur sexuel
s'est imposé comme l'archétype de l'agresseur de femmes, tandis
que celui d'enfants s'apparente a un pédophile. La
réalité, qui plus est celle de l'époque, est bien
différente. Toutefois il est vrai que pour deux crimes
différents,
594 Raymonde MACHARD, Les Deux baisers, Paris,
Flammarion, 1930, p. 60. Cité dans ADLER (1990).
595 Bien que les exemples soient assez rares, il est des dossiers
qui contiennent très peu d'interrogatoires, le plus petit n'en
rassemblant que six.
il y a deux agresseurs différents. En 1884 dans son
enquête sur la criminalité, Bournet livre déjà une
analyse semblable : le violeur de femmes n'a pas le même profil que celui
d'enfants. Il décrit les agresseurs de fillettes comme « presque
toujours des célibataires, des paysans, des ignorants ». Quant aux
violeurs de personnes majeures, ce sont le plus souvent des
alcooliques596. Nombre de comportements sont donc transformés
en symptômes597.
L'anthropologie criminelle, sous l'égide du
légiste italien Cesare Lombroso, est née à la fin du
XIXème siècle sous l'influence de
l'évolutionnisme. Elle a pour objectif de décrire l'homme violent
par le biais de signes distinctifs et spécifiques. Ceux-ci sont
catégorisés entre les indices physiques - allant de la taille et
du poids aux lobes d'oreilles et autres plissures des mains - et les
caractéristiques sociales - passion pour le jeu, par
exemple598. Toutefois dès les années 1890 l'existence
de critères physiques identifiables est remise en cause car jugée
peu crédible. Au contraire, on s'attache désormais a la
description des attitudes, de l'intelligence et des
sentiments599.
Tous ces portraits restent très réducteurs, et
surtout n'évoquent que la majorité des prévenus. Or ils
ont tous plus ou moins des particularités qui font la complexité
de leur étude. Parfois, ils sont un mélange de plusieurs de ces
portraits, les frontières entre ceuxci ne sont donc pas clairement
définies. Alors, un peu à la manière de ce qui se met en
place dans la dernière décennie du siècle, nous allons
nous appuyer sur des critères plus comportementaux et « humains
» serait-on tentés de dire, plutôt que sur des
éléments d'ordre scientifique ou sociaux. Il nous faut pourtant
ajouter à ces descriptions une caution plus rationnelle, à
travers les statistiques. Mais les nuances entre les types d'agresseur sont si
difficiles a établir que ces classements chiffrés comportent
immanquablement un degré de subjectivité.
Généralement, deux visions de l'agresseur sexuel
s'opposent : une le voit comme un malheureux qui cède a une pulsion
passagère, l'autre, y compris ce qu'on commence a appeler un
pédophile, qui recherche tout particulièrement un enfant pour
assouvir sa
596 CHESNAIS (1981), p. 166.
597 VIGARELLO (1998), p. 210.
598 Ibid., p. 208.
599 VIGARELLO (1998), p. 210.
passion perverse600. Il est très difficile
de départager les uns et les autres et d'établir des proportions,
et si l'on devait se risquer à le faire, les deux catégories
seraient à peu près égales601. Avec
humilité, signalons qu'Anne-Marie Sohn semble donner un rapport
différent, même si elle se garde de donner des chiffres
précis : elle indique que souvent les hommes qui agressent sexuellement
un enfant l'ont choisi par défaut602. Nos portraits ne sont
pourtant pas enfermés dans un cadre strict. Chaque individu se compose
d'éléments souvent assez variés pour les faire figurer
dans les différentes catégories que nous allons
énumérer. Pour plus de clarté, nous avons donné
deux qualificatifs, de manière grossière certes, à ces
deux classes : les impulsifs d'une part, les passionnés de l'autre.
L'impulsif
En premier lieu, l'homme victime de ses passions. C'est celui
qui a, selon la population, le plus d'excuses, s'il en est. Nous l'avons dit,
il est admis à partir de la fin des années 1880 que les pulsions
peuvent affecter de manière irrépressible n'importe qui,
n'importe quand, même les personnes les plus respectables603.
Les hommes cédant à leurs pulsions sont donc des criminels d'un
jour, pourrait-on dire. Leurs actes ne s'inscrivent pas dans la durée,
aussi ils ont peu d'antécédents du point de vue des moeurs -
vis-à-vis des enfants, tout du moins. « Si l'acte est pervers, tous
ceux qui commettent des actes de ce type ne sont pas pervers », indique le
célèbre psychiatre Roland Coutanceau604. Les pulsions
sont en chacun, même si tout le monde n'est pas logé a la
même enseigne, puisque certains y sont plus fréquemment
sujets605.
600 De nos jours, cette distinction n'a pas changé, il
y a toujours deux types d'abuseurs : les impulsifs qui ne peuvent refreiner une
pulsion sexuelle ou un désir, et les pervers narcissiques. (Victor
SIMON, Abus sexuel sur mineur, Paris, Armand Colin, 2004, p.
81-82).
601 Précisons qu'outre la subjectivité des
critères employés pour définir les deux catégories,
nous avons classé les accusés selon l'élément qui
domine chez eux. Beaucoup sont au croisement des deux groupes, il a fallu, le
moins arbitrairement possible, les intégrer dans l'un ou l'autre.
602 SOHN (1996-a), p. 59.
603 VIGARELLO (1998), p. 212.
604 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.
605 Les psychiatres en donnent la définition suivante :
« Il s'agit d'une poussée, interne, c'est-à-dire interne
à l'appareil psychique, dont on ne connaît que la
manifestation. Elle agit sur le mode d'une force constante - devant laquelle
rien ne sert de fuir : on ne se dérobe pas devant quelque chose qui vous
attend « chez
vous » - dont le but consiste à se satisfaire. »
(Raphaël HERR, « Petite lecture des "Trois essais sur la
théorie sexuelle" », Le Portique [En ligne], 10 | 200, mis
en ligne le 06 juin 2005. URL :
http://leportique.revues.org/index160.html,
§ 13.)
Dans quelles circonstances rencontrent-ils leurs proies ?
Premièrement, ce terme n'est pas exagéré pour une partie
des accusés : le qualificatif de prédateur sexuel,
emprunté plutôt au registre du viol sur adulte, peut s'appliquer
ici et montre les limites d'une catégorisation trop simpliste. Certains
épient leur future victime, d'autres attendent patiemment qu'elle arrive
a leur hauteur sur le chemin, c'est la préméditation, parfois
relevée par les magistrats comme une circonstance aggravante - mais pas
au sens pénal du terme. En un sens, ces individus sont un peu à
la marge de la catégorie des impulsifs, puisqu'ils cherchent le crime et
ne subissent pas leurs instincts. Néanmoins ils semblent bien plus en
quête d'un moyen de satisfaire leurs désirs qu'à la
recherche d'une jeune fille exclusivement, ce qui les exclue de la seconde
catégorie. Cependant, la plupart du temps ces rencontres sont fortuites,
et les agresseurs peuvent être qualifiés d'opportunistes. Au
hasard des chemins au retour du travail, à la faveur de parents qui
confient la garde de leur enfant, ou d'un état
d'ébriété, toutes ces situations relèvent de la
coïncidence. L'homme ne recherche pas particulièrement un enfant,
ni même un partenaire sexuel adulte, c'est la vue de cet être
animé qui enclenche la pulsion.
Les approches verbales des impulsifs dénotent d'une
maladresse vis-à-vis des enfants. Beaucoup emploient des mots crus, la
formule « veux-tu que je te baise ? » étant la plus
répandue. Mais ce signe apparent de recherche de consentement masque mal
la pression induite par la question606. « On m'a dit que tu
étais en feu », dit un autre personnage indélicat a une
jeune fille d'une douzaine d'années607. Les agresseurs se
comportent là comme s'ils avaient une femme adulte en face d'eux. Peu
leur importe l'âge de leur interlocuteur, ce qu'ils veulent, ce sont des
plaisirs charnels immédiats. Un journalier d'une trentaine
d'années est ainsi accusé d'avoir tenté de violer une
vieille femme de quatre-vingt-quatre ans608. « Il faut que tu y
passes », annonce sans ambages un jeune cultivateur609. La
victime n'est qu'un exutoire et a cet égard ils ne lui portent aucune
considération préalable : ce qu'ils veulent, ils sont prêts
a l'obtenir a n'importe quel prix, ou presque. Seule une de ces brutes est
repoussée par l'âge de sa victime potentielle : ce domestique de
dix-neuf ans descend du lit une fillette, après l'avoir «
examinée »610.
606 MARTIN (1996), p. 652.
607 ADI&L, 2U, 691, affaire Guion.
608 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.
609 ADI&L, 2U, 674, affaire Maratrat.
610 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.
Motif : elle est trop petite - effectivement, elle n'a que
trois ans. La brusquerie employée par le reste du contingent a pour
conséquence d'éveiller l'enfant aux dangers qu'il encoure, et de
provoquer une réaction de sa part, telles que la fuite ou la
défense.
Ce sont ces raisons qui, entre autres, poussent l'agresseur a
se montrer impétueux : cette catégorie représente
près des deux tiers des crimes jugés comme
violents611. Ce premier chiffre illustre les différences
d'approches entre les criminels sexuels classiques et ceux qui ont pour cible
privilégiée voire exclusive des enfants. La violence des attaques
montre combien ces adultes oublient dans leur irrépressible pulsion la
condition particulière des enfants. Celle-ci, qui en fait des
êtres inférieurs du point de vue psychique, devrait suffire a
accomplir ces tristes desseins sans l'aide de la violence physique. Les
légistes avaient pris en compte cette caractéristique lors de la
rédaction du code pénal de 1832.
D'autres raisons entrent en ligne de compte : outre
l'état d'ivresse, d'autres caractères sont a chercher dans les
caractéristiques intellectuelles de l'accusé, ou dans son
histoire personnelle. Premièrement donc, petit focus sur l'alcoolisme.
Celui-ci préoccupe entre autres l'institution judiciaire, qui y voit un
facteur prépondérant dans l'augmentation du nombre de crimes
sexuels sur enfants. Il est vrai qu'il suit cette même courbe ascendante,
dommage collatéral de l'industrialisation qui voit s'imposer un nouveau
modèle alimentaire, principalement urbain, qui valorise les boissons
alcoolisées612. Les autorités juridiques ont tendance,
à la fin du siècle, à associer la violence au crime sur
adulte, et l'alcoolisme a l'attentat sur enfant613. Pourtant cette
hypothèse n'a pas toujours eu cours : en 1858, le garde des Sceaux
attribue la hausse du nombre de crimes contre les personnes a l'abondance de la
récolte en vin614. S'il en fait un facteur déclencheur
des meurtres et autres rixes, il réfute toute implication dans les
crimes sexuels sur enfants, qu'il attribue simplement a la progression
affligeante de la dépravation des moeurs. Quelques décennies plus
tard, le constat s'est inversé : « Si l'on confronte les deux
cartes
611 Plus d'un tiers des accusés de cette catégorie
ont commis un crime avec violence.
612 BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 348. En 1881 on
compte 367 825 débits de boisson, pour plus de 482 000 trente ans plus
tard. (p. 182).
613 VIGARELLO (1998), p. 197.
614Compte général, année
1858 (1860), p. VI-VII.
criminelles *...+ avec celle de l'alcoolisme, on remarque
aisément que celle-ci offre bien plus de concordance avec celle du viol
d'enfants qu'avec celle de l'homicide »615.
Mais une distinction de ce type est trop réductrice,
bien qu'elle concerne tout de même une bonne partie des criminels
sexuels. En Touraine, un quart des prévenus voit mentionnés les
problèmes d'alcool dans les renseignements fournis aux forces de l'ordre
- à des degrés divers toutefois, allant de l'enivrement
régulier a l'alcoolisme invétéré616. Les
impulsifs représentent 29% des accusés d'ivrognerie, ils sont
donc proportionnellement moins touchés que la seconde catégorie,
celle des passionnés. Mais le caractère spontané et
inhabituel de leur crime rend leur dépendance à la boisson bien
plus responsable de leurs excès617. Inversement, elle ne
saurait être a l'origine des attirances sexuelles des hommes appartenant
a la seconde classe d'agresseurs. Mais une réputation ne se
vérifie pas nécessairement au quotidien, et ils sont moins
nombreux à invoquer l'ivresse comme explication de leur acte, ce qui
permet en outre d'abaisser d'un degré leur responsabilité.
L'alcool a certainement emporté la raison de certains et les a
poussés a commettre l'attentat. Un brigadier de gendarmerie écrit
dans son rapport qu'à jeun l'accusé n'aurait jamais commis les
faits qui lui sont reprochés, mais qu'il en est tout différemment
parce que celui-ci était ivre618. Les renseignements
donnés sur un autre sont du même acabit : quand il a un peu bu,
« il perd la tête et peut faire des bêtises
»619. « Qu'on est bête quand on a bu un coup »,
reconnaît un autre lors de ses aveux620. Marie-Louise Leclerc
a tenté de façon incompréhensible au premier abord,
d'avoir des relations sexuelles avec un petit garçon de six
ans621. Interrogée par le juge d'instruction, elle
déclare ne se souvenir de rien, car les quelques jours oü elle a
été la voisine de l'enfant, elle les a passés à
boire. Le témoignage de celui-ci est en accord avec la réputation
de la jeune femme, puisqu'il indique que l'après-midi du crime, elle a
bu pas moins de deux bouteilles de vin.
615Compte général, année
1895 (1897), p. XII.
616 Un accusé, pour ainsi dire « ivre mort »
quotidiennement, boit pas moins d'un demi-litre d'eau-de-vie par jour. Il est
tellement atteint par son addiction que lorsque les gendarmes viennent
l'arrêter, il est dans un état tel qu'ils l'emmènent
directement a l'hôpital. Il met tout de même une journée
entière pour s'en remettre. (ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux).
617 Ceci se vérifie dans les visites médicales,
puisque parfois - la teneur de chaque examen étant différente -
le légiste vérifie une potentielle addiction a l'alcool.
618 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.
619 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
620 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
621 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc.
Deuxièmement, les carences psychiques. Bien sûr,
il faut employer des pincettes, car outre la délicatesse du sujet, cela
reste soumis aux critères employés par la population de
l'époque pour désigner cette infériorité
intellectuelle622. Celles-ci sont tout de même assez rares,
puisque seulement un accusé sur vingt est signalé comme tel, mais
57% appartiennent à la première catégorie de criminels. De
la même manière que précédemment, l'échelle
des affections mentales est assez large, allant du simple imbécile au
dangereux malade. Un médecin légiste caractérise de la
manière suivante les attentats à la pudeur commis par des «
malades atteins d'infirmité cérébrale » : ils sont
d'une violence bestiale623. « Ils ont un côté
absurde, niais, incohérent, et ils sont fiers de leurs crimes »,
poursuit-il. L'un d'eux est suivi depuis des années par un docteur, qui
le décrit comme faible d'esprit mais surtout très
nerveux624. Un autre est représenté comme un
indomptable, sorte de brute épaisse dénué de tout sens
moral625. L'inspecteur départemental du service des enfants
assistés - le jeune prévenu de dix-sept ans est orphelin et a
été élevé a l'hospice - dresse le portrait d'un
individu pathétique : « Nous avons essayé envers lui de tous
les moyens possibles : nous n'avons jamais pu en obtenir ni une parole, ni une
larme, ni même une réponse. Aucune corde ne semble pouvoir vibrer
en lui ». Au-delà du lyrisme du fonctionnaire, l'image d'un jeune
homme régit non par ses pulsions mais par son manque
d'humanité626. Pourtant il lui en reste, puisque lorsqu'il
tente de sodomiser l'enfant, les pleurs de celle-ci le stoppent dans son acte.
Ce n'est pas un hasard si sa victime est la moins âgée de toutes
celles répertoriées : elle n'a que deux ans. « Cet enfant
s'est mise sur le ventre par terre puis la voyant dans cette position j'ai
déboutonné mon pantalon ~, explique l'agresseur.
Éclaircissement qui illustre l'aspect immédiat et
irréfléchi de la chose.
Toujours au chapitre des désordres mentaux, les hommes
atteints de maladies affectant leurs sens et instincts. On trouve au fil des
dossiers certains exemples d'accusés décrits comme «
dérangés », atteints de delirium tremens, mais rien
ne prouve que ces
622 Il faut se méfier des conclusions trop hâtives,
car le jeune homme qui a finalement renoncé à attoucher la petite
fille de trois ans, dont nous avons précédemment cité
l'exemple, est désigné comme peu intelligent dans les
renseignements de gendarmerie.
623 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.
624 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
625 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier. Ces
caractéristiques semblent être héréditaires puisque
sa mère et ses frères et soeurs sont dépeins de la
même manière.
626 Dans l'examen médical pratiqué sur
l'accusé, le praticien se fait plus réservé : il affirme
que son niveau intellectuel n'est pas assez abaissé pour annihiler toute
notion de bien et de mal.
caractères soient a l'origine des crimes commis. De
manière identique, les vieillards peuvent voir disparaître leurs
mécanismes de contrôle avec le temps qui passe. Ils peuvent
même avoir tendance a en faire une excuse toute faite lors de
l'interrogatoire. Un vieil homme de soixante-quatorze ans déclare ainsi
qu'il a été amené a toucher les enfants par
l'affaiblissement de ses facultés, à cause de son
âge627. En revanche l'un d'eux, déclaré
épileptique - il fait dans les derniers temps plus d'une crise par mois
-, voit sa responsabilité atténuée par l'examen du
médecin628. Bien que l'on puisse établir de naturelles
réserves sur ce jugement, les dates semblent correspondre : le voisinage
fait remonter a une dizaine d'années l'apparition de sa maladie, et le
premier attentat sur sa fille a eu lieu seulement quelques mois après.
Les renseignements évoquent également le caractère de ces
hommes livrés à leurs pulsions. Certains sont légers, mais
d'autres montrent un visage renfermé, comme ce jeune carrier de dix-neuf
ans, le doublement bien nommé Pierre Sauvage, qui est décrit par
les habitants comme étant « timide et peu parleur
»629. Au détour d'une route celui-ci croise deux
adolescentes, fait demi-tour, en rattrape une et consomme sur la malheureuse un
attentat avec violence.
Troisième particularité mentale :
l'appétit sexuel démesuré. C'est a compter du dernier
quart du XIXème siècle qu'on évoque de plus en
plus « l'instinct génésique » pour expliquer les crimes
sexuels630. En 1897, Krafft-Ebing lui donne un nom, celui
d'hypersthésie, qui est une accentuation anormale du comportement
sexuel631. Chez certaines personnes ce penchant, ce
dérèglement, cette exagération sont constatés par
les médecins légistes. « Ses manières dénotent
chez lui un instinct génital exagéré », consigne le
docteur, qui ajoute que la verge du patient a un développement
exagéré632. Un jeune tourangeau se définit
lui-même comme « très passionné pour les femmes
»633. Leur situation matrimoniale ne les empêche pas
d'avoir une libido insatisfaite : « Je n'avais pas assez de
627 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu. Finalement, l'examen de
l'accusé ne rend compte d'aucun trait de ce genre.
628 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
629 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.
630 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 106.
631 LANTERI-LAURA (1979), p. 38.
632 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. Cette dernière
affirmation nous fait tout de même émettre des doutes sur le
diagnostic du praticien. Celui-ci n'aurait-il pas été d'abord
influencé par les caractéristiques physiques de l'accusé,
et non pas ses particularités psychiques ?
633 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
ma femme », reconnaît un
septuagénaire634. Un homme de quarante-deux ans, non content
des attouchements interdits qu'il pratique sur ses trois filles, est
également accusé d'avoir déjà tenté de
violer il y a une vingtaine d'années sa belle-mère, et
peutêtre aussi sa belle-soeur635. Il se rend
régulièrement à Tours voir des prostituées, cela ne
l'empêchant pas au sortir du bordel de violer sa fille. D'autres semblent
ne pas se satisfaire des possibilités offertes par le commerce des
corps. Quelques citadins vont même jusqu'à parcourir la campagne
pour trouver une petite fille isolée636. La masturbation
régulière peut-être une pratique compensatoire, mais
n'exclut pas le recours a l'agression pour satisfaire ce trait de
caractère obsessionnel.
Enfin, dernière affection, qu'il est difficile
toutefois de qualifier de mentale : celle des hommes chez qui la
différenciation entre filles et femmes semble être absente -
attention à ne pas voir là le portrait de pédophiles, car
il y a une nuance. Ces agresseurs n'aiment pas particulièrement les
fillettes, mais sont incapables de les distinguer, sexuellement parlant, de
leurs aînées. Nous avons déjà évoqué
la gaucherie des approches, et le crime et ses conséquences donnent
sensiblement la même impression d'erreur sur la personne. Certains hommes
se croient provoqués par l'attitude de jeunes filles - coquetteries,
cajoleries637. Un ouvrier tourangeau proclame que ce sont ses jeunes
victimes qui l'ont « excité par leurs manières libres
»638. Un jeune homme explique que lorsque l'enfant a voulu s'en
aller au moment oü il l'attouchait, il lui a dit : « Mais quand tu
auras un mari il te fera la même chose »639. Un autre qui
voit ses avances malhonnêtes repoussées par une fillette de huit
ans lui rétorque : « Tu es bien délicate tu ne te marieras
jamais »640. L'absence de connaissance des subtilités
psychiques de l'enfant s'accompagne également d'une difficulté a
en saisir la particularité physique. Un journalier de vingt-et-un ans,
jugé pour viol, voit sa petite victime saigner après ce qu'elle a
enduré, et lui dit : « Oh mon Dieu, ça a dû te faire
grand mal »641. La fillette de dix ans fait preuve de bien plus
de maturité que lui : « En disant cela, *il+ blanchissait, il avait
l'air
634 ADI&L, 2U, 637, affaire Roubouin.
635 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
636 SOHN (1996-a), p. 251.
637 KNIBIEHLER (2002), p. 204.
638 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.
639 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard.
640 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.
641 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.
bien sot ». Le jeune homme n'a certainement pas
mesuré les conséquences physiques de son acte, surtout sur une
enfant de cet âge.
Il est temps d'évoquer, après les motifs
comportementaux et psychiques, une troisième caractéristique de
l'accusé, celui qui a une lourde histoire derrière lui. Nous
l'avons dit, les juges s'intéressent de près au passé du
criminel et les médecins légistes suivent le même chemin.
Il arrive qu'on demande a l'accusé a la fin de l'interrogatoire final de
raconter sa vie, afin d'y voir ce qu'on espère être les
motivations qui ont amené au passage a l'acte. Une enfance malheureuse
et abandonnée offrira peut-être au juge le sentiment que le
prévenu était en quelque sorte prédestiné à
sombrer dans la criminalité. L'influence des jeunes années sur le
comportement de l'adulte n'est plus a démontrer. Questionné sur
les raisons de son acte, un jeune homme répond : « L'idée
*...+ m'est peut-être venue parce que j'avais vu plusieurs fois a Tours
des enfants de l'hôpital en faire autant entre eux
»642.
De la même manière, il est courant de nos jours
d'attribuer a l'enfant abusé les forfaits commis lors de la vie adulte.
« Des chercheurs affirment *...+ qu'une majorité de sujets *...+
ont été eux-mêmes abusés sexuellement »,
annonce un psychiatre643. Une seule affaire, concernant un
instituteur de vingt-trois ans accusé d'attouchements sur huit petites
filles, porte le sceau de cette enfance malheureuse644. L'individu,
enfant naturel et abandonné a la naissance par sa mère, a
été placé a l'adolescence chez un vicaire, pour parfaire
son éducation. Il raconte son calvaire fait de masturbations
réciproques et d'honteuses propositions, et ajoute : « C'est lui
qui m'a corrompu », ainsi que « Il a fait mon malheur en m'apprenant
ses vices ». Difficile de dire si, comme l'affirme l'accusé, cette
situation antérieure est bien a l'origine des attentats commis. Mais au
chapitre des hypothèses, elle peut, sans les excuser, tenter d'en donner
une explication.
Quatrième disposition, et non des moindres, les carences
sexuelles sont de plus souvent évoquées à partir des
années 1870 pour éclairer cette criminalité645.
Anne-Marie Sohn indique que la moitié des crimes sexuels sur enfants
sont le résultat de l'isolement et de
642 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier. L'accusé, dont
nous avons déjà évoqué la situation un peu plus
haut, est un orphelin de l'hospice.
643 SIMON (2004), p. 91.
644 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.
645 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 107.
la misère sexuelle646. Cependant Vigarello
note qu'ils reculent a compter des années 1880 : en milieu urbain la
proportion entre hommes et femmes redevient normale, et à la campagne
l'exode rural supprime peu a peu les groupes de journaliers socialement et
sexuellement marginalisés647. Détenu à la
colonie de Mettray, un jeune homme de dixneuf ans agresse sauvagement son
camarade pour un manque évident dans sa vie sexuelle648.
Alors qu'ils étaient tous deux aux champs, une femme est passée
sur le chemin voisin, et aurait exprimé sa frustration de la
manière suivante : « Je lui mettrais bien ça à
celle-là ». Les jeunes hommes subissent, déjà
à cette époque, la « tradition » qui veut qu'il faille
perdre au plus vite sa virginité. Alors le viol d'une fille peut
s'avérer être une solution, bien que peu répandue à
en croire Anne-Marie Sohn649.
Au chapitre des privations liées à la
sexualité, celles que représentent pour un homme la
séparation avec sa femme, ou les cycles d'empêchement -
règles et grossesses. Ces trois explications ont le plus souvent cours
dans les affaires d'inceste, dans quatre cas sur cinq plus exactement. La
plupart du temps, l'accusé est séparé de sa femme, ou en
instance de divorce. Et les magistrats prennent cette situation matrimoniale
très au sérieux : dans une affaire de viol incestueux, le
procureur demande aux gendarmes de procéder à une enquête
afin d'établir si l'accusé est bel et bien marié comme
l'indique sa fiche de renseignements, ou séparé ou veuf comme
semble le révéler la déposition de la
victime650. Anne-Marie Sohn, dans son imposante étude, a
relevé 101 dossiers évoquant la frustration sexuelle dans le
couple651. Une vingtaine d'hommes ont cherché une
compensation dans l'attentat a la pudeur. Un journalier trentenaire entame une
coupable relation avec sa belle-fille lorsque sa concubine se trouve enceinte
de sept mois652. « Je n'ai pas pu le faire a ta mère
parce qu'elle a ses affaires, je vais te le faire a toi », annonce sans
ambages un père incestueux653. En quelque sorte, ces hommes
sont eux aussi, à la manière de ceux que nous avons
évoqués plus haut, gouvernés par leur instinct sexuel,
mais sans doute dans une moindre proportion.
646 SOHN (1996-a), p. 253.
647 VIGARELLO (1998), p. 186.
648 ADI&L, 2U, 674, affaire Maratrat.
649 SOHN (1996-a), p. 250.
650 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
651 SOHN (1996-b), p. 789.
652 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.
653 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
La cinquième et dernière particularité de
l'agresseur impulsif regroupe dans les faits une grande partie de ceux-ci, elle
ne leur est d'ailleurs pas propre puisqu'on la retrouve, dans de bien moindre
proportions, dans la seconde catégorie de criminels sexuels. C'est la
pulsion par excellence, qui efface toute raison pour laisser court aux
instincts les plus primaires. Un psychiatre contemporain affirme que la plupart
du temps, l'agresseur déclare avoir eu du plaisir « a
l'excès »654. Mais parfois cela le dépasse et il
se sent alors dans un état anormal, comme s'il n'était plus
lui-même. La question fascine, et un juge d'instruction demande,
visiblement incrédule, au jeune prévenu les raison de son
débordement : « Quel est le mobile qui a pu vous faire agir : vous
étiez de sang-froid, au moment oü vous avez commis l'acte qui vous
est reproché ? »655. Cet abandon du discernement,
presque aucun agresseur ne peut l'expliquer. De nombreux témoignages
abondent en ce sens, à des degrés divers, allant de la simple
perte de raison au comportement bestial. « Je ne sais quelle idée
m'est venue » est le semblant d'explication que l'on retrouve le plus
fréquemment, mais c'est le plus simpliste656. Dans la
gradation vient ensuite l'effacement de soi-même : « C'est un
instant d'oubli : je n'avais pas bu, et j'avais toute ma raison
»657. « Je suis un malheureux. *...+ Je ne savais oü
j'avais la tête, j'étais fou »658. La folie
passagère est telle que les risques pris sont inconsidérés
: « J'étais tellement aveuglé par ma folle passion que je
n'avais pris la précaution de fermer la porte *...+ », raconte un
homme sans antécédents concernant les moeurs659.
Enfin, le dernier stade, la « déshumanisation ». Coupable de
viol, un jeune homme avoue : « Ne me connaissant plus, étant pire
qu'un animal, je me suis couché sur elle »660.
L'abuseur impulsif est donc un individu assez complexe et
surtout imprévisible, puisque lui-même n'est bien souvent pas au
courant des accès qui peuvent être les siens. Ses attaques sont
donc a priori hors du contrôle de qui que ce soit, mais ont
l'avantage de ne pas s'inscrire dans la durée. Bien entendu, les sujets
de cette catégorie sont plus jeunes que ceux de la seconde, car le
travail est la première source de rencontre a l'origine du
654 SIMON (2004), p. 84.
655 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard. 656ADI&L,
2U, 713, affaire Elmanouvsky. 657 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard.
658ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin.
659 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.
660 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.
crime, et la violence parfois employée requiert une force
physique qui a abandonné une partie des vieillards.
Le passionné
Nous l'avons dit, définir les individus de cette classe
s'avère difficile, premièrement a cause du vide scientifique de
la fin du XIXème siècle à ce sujet. La
définition des perversions sexuelles dont la pédophilie fait
partie est toute récente, et n'a pas encore atteint la justice, que ce
soit dans les paroles des magistrats ou dans les examens d'experts
médicaux. Anne-Marie Sohn donne tout de même une estimation,
évaluant à un peu plus d'un accusé sur huit le nombre des
véritables pédophiles661. On pourrait alors s'appuyer
sur la caractérisation de l'époque, mais tous les dossiers
judiciaires ne se prêtent pas à un pareil examen. L'objectif du
juge étant de dénouer un problème et non
d'expérimenter le psychisme des accusés, l'instruction est plus
orientée vers les faits - même si, nous l'avons constaté,
les magistrats s'intéressent de plus en plus aux éléments
déclencheurs du crime, notamment à travers une étude
centrée sur le profil social. Beaucoup de dossiers passent sous silence
la personnalité du prévenu, et empêchent toute analyse
approfondie sur ce point. Nous avons donc tenté de dégager
quelques aspects récurrents et significatifs qui caractérisent
les criminels passionnés, éléments qui apparaissent au
détour des divers témoignages.
Première d'entre elles, qui correspond au sens
littéral du mot pédophile, l'amitié, la sympathie que ces
hommes éprouvent vis-à-vis des enfants. Le développement
de la considération pour les enfants, et de l'affection qu'on leur
porte, est né dans les familles bourgeoises, mais s'insère peu a
peu dans toute la société a la fin du siècle. A partir des
années 1870 les caresses et les baisers ne sont plus
l'exclusivité de la mère662. Caresses, baisers et
affection deviennent presque synonymes dans les esprits, toutefois ces gestes
sont asexués663. En conséquence, la méfiance
est moins grande, les attitudes indécentes sont couvertes d'un voile de
normalité. Cette apparente banalité est sans doute un des
facteurs a l'origine de la naïveté dont les enfants font parfois
preuve face au danger. Un exemple parmi tant d'autres, celui d'un maçon
qui demande a une petite fille s'il peut
661 SOHN (1996-a), p. 59.
662 SOHN (1996-b), p. 435.
663 Ibid., p. 431.
l'embrasser, ce à quoi elle acquiesce, avant de se
faire finalement attoucher. De nombreux hommes prennent sur leurs genoux des
petits enfants, et la plupart du temps on ne trouve rien à y redire, les
enfants se laissant faire. Un vieil homme de soixante-sept ans avoue jouer
souvent avec les petites filles car il aime beaucoup les
enfants664.
Seconde raison, la (( passion )) qui habite certains
agresseurs. A la manière des criminels impulsifs, les passionnés
savent expliquer leur acte. L'attentat est plus mûrement
réfléchi, l'homme est conscient de ses actes - bien qu'il n'en
connaisse pas les conséquences la plupart du temps. L'addiction est
également bien plus présente. (( C'est ma passion )), avoue un
cinquantenaire au trouble passé qui ne peut se passer de
fillettes665. Les voisins déclarent même qu'il leur
aurait dit que « le jour où il ne pourrait plus [en avoir] il irait
se jeter a l'eau )). Il est donc des abuseurs pour clamer ouvertement leur
attirance pour les petites filles, et même pour révéler
à leurs victimes leurs précédents (( exploits )). Ils
racontent parfois avec cynisme et délectation morbide comment ils sont
arrivés à leurs fins. Un père incestueux raconte sans
honte aucune qu'après une première tentative avortée, sa
fille (( ne [lui] fit pas beaucoup de résistance et les autres fois,
elle céda à [ses] désirs sans aucune difficulté
))666. L'accusé semble même s'enorgueillir de ses
actes, fait déjà remarqué par une historienne des femmes,
qui parle de (( solidarité machiste )) autour du crime667. Un
autre homme est en tel décalage avec la morale qu'il n'hésite pas
à parler de ses (( exploits )) en public, et même devant un
garde-champêtre668. Ledit homme s'est vanté d'avoir
réussi a pénétrer une jeune fille d'une douzaine
d'années, et lorsque le garde lui a rétorqué que ce
n'était pas possible, il a répondu impudemment (( que si mais
qu'il avait eu bien du mal et que la petite était toute en sang )).
Les criminels cherchent à provoquer chez leur victime
le même mouvement de sympathie. Ils attirent les enfants avec un langage
qui est le leur, et ainsi captent leur confiance. Ils cherchent a imprimer sur
l'enfant les sentiments qu'il leur inspire, et ainsi créer les liens qui
unissent un couple (( classique )). C'est ce que les juristes du
XIXème siècle appellent la (( séduction )). Ce
besoin émotionnel, les psychiatres le rattachent
664 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.
665 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.
666 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
667 COENEN (2002), p. 74. Dans le cas cité, il s'agit
plutôt de la recherche d'une telle solidarité.
668 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard. Le garde lui a
demandé s'il n'avait pas honte, a cela il a répondu que la jeune
fille l'avait très bien reçu et avait pris du plaisir.
principalement aux pédophiles de plus de cinquante ans,
en état de solitude affective et sensuelle, car ils sont inquiets au
sujet de leur capacité sexuelle669. Les gestes d'affection
ont donc une importance primordiale, pour mettre l'enfant en confiance mais
aussi pour le préparer aux contacts à venir. Dans la
majorité des cas, l'abuseur n'emploie pas la manière forte, et se
contente, au départ tout au moins, de proposer. « C'est que je
voudrais t'embrasser », demande timidement un journalier à une
petite de dix ans670. Il arrive même, ce qui est toutefois
extrêmement rare, que le futur agresseur reporte son attentat, faute de
consentement de la part de l'enfant : « Cela sera pour une autre fois
», se dit un jeune journalier en voyant sa cible faire demi-tour en
repoussant ses avances671. A aucun moment il ne faut sortir de cette
relation de confiance, quitte à faire du chantage : un jeune homme
profite ainsi de la faiblesse d'une petite fille de cinq ans, et lui demande de
ne rien dire, sinon il ne l'aimera plus672. Un autre joue sur le
lien coupable qui lie le bourreau et sa victime, rendant en quelque sorte
l'enfant responsable de cette relation. « Il ne faut pas crier, sinon les
gendarmes m'emmèneraient », dit-il à une petite fille de six
ans673. On a pu constater que des emprises de ce genre
étaient souvent le lot de très jeunes victimes, bien plus
influençables que leurs aînées.
Comme dans tout couple, du moins a priori, la
sexualité doit contenter les deux parties, c'est sur ce point que la
classe des passionnés se distingue le plus de celle des impulsifs. Une
partie non négligeable des agresseurs a stoppé son action aux
premiers cris de douleur de l'enfant. Il faut préciser l'existence de
situations inverses : « Tais-toi donc c'est bientôt fini »,
lâche un charretier tourangeau674. Un autre, un brin cynique,
tente de consoler sa victime à sa manière : « Ne pleure pas,
ce n'est rien »675. Les hommes attirés par les petites
filles ne souhaitent que leur bien. Bien sûr, on peut critiquer ce point
de vue en arguant que cette attention n'est que le résultat de deux
choses : la première étant de rendre docile la victime, la
seconde de minimiser la portée du crime. Sans doute y a-t-il un peu de
cela, mais la plupart du temps ces déclarations semblent
sincères, et corroborées par la victime. Tout du moins celle-ci y
croit : « Pourquoi n'avez-vous pas
669 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.
670 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin.
671 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
672 ADI&L, 2U, 629, affaire Renault.
673 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.
674 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
675 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
crié ? ~, s'enquiert un magistrat676. Et la
fillette de lui répondre : (( Parce qu'il m'a dit que ça faisait
du bien ». Ici, le plaisir dont parlent tant ces criminels, est d'ordre
charnel, et même si les enfants sont sans doute conscients de cet
objectif, ils n'en saisissent peutêtre pas le procédé. Ce
type de discours s'adresse le plus souvent a des enfants assez
âgés, au seuil de l'adolescence. (( Si je pouvais la faire rentrer
cela te ferait du bien », propose un cultivateur proche de la soixantaine,
par ailleurs surnommé Adonis677 !
L'agresseur utilise séduction et persuasion pour que
l'enfant participe aux contacts et les apprécie678. Pour les
psychiatres, ce qui ressemble au charme met avant tout en jeu l'énergie
narcissique de l'abuseur, pour le rassurer sur son pouvoir de
séduction679. Il essaie donc d'employer des gestes
légers, asexués tout d'abord, qui sont ceux des personnes proches
de l'enfant, afin de le mettre en confiance. Le vocabulaire employé est
également empreint de candeur et dissimule le véritable sens de
la phrase. Un retraité tourangeau justifie la présence de sa main
sous les jupons d'une petite fille en disant qu'il cherche le petit
chat680. L'abuseur fait siens les termes que les parents utilisent
avec leur progéniture, ou dont les enfants font usage entre eux. Par
exemple, beaucoup emploient le verbe chatouiller pour masquer le sens
véritable de leur question et ne pas s'attirer la méfiance de
leur cible. D'autres annoncent a la future victime qu'ils vont bien s'amuser,
à la manière de camarades jouant entre eux. Bien sûr, ce
qui s'apparente a un simple jeu cache de plus graves desseins : (( Fais-moi
donc voir ton cul, je te ferai voir le mien »681. En un mot,
les abuseurs restent dans le cadre du jeu, propre a attirer la curiosité
de l'enfant.
C'est pourquoi beaucoup d'abuseurs n'ont pas l'impression
d'avoir fait de mal à leur jeune victime, et une même proportion
se défend en expliquant que cette dernière était
consentante. (( J'aime trop les enfants pour avoir cherché a leur faire
le moindre mal », annonce un vieillard682. Sans l'appui de la
contrainte physique, leur crime ne leur apparaît pas comme en
étant un. On retrouve d'ailleurs ce sentiment chez les criminels ayant
une personne adulte pour victime : (( Dans l'esprit des violeurs, le sentiment
de la faute
676 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
677 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.
678 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 287.
679 Serge LEBOVICI, (( La théorie de la séduction
», in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus
sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992
(4ème édition 2002), p. 15.
680 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
681 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
682 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
n'existe que si la femme a été violée et
en plus, battue »683. Pierre Mathieu appartient
incontestablement à cette catégorie, lui qui, confronté
à sa victime, se défend : « Je ne dis pas que je n'ai pas
touché a cet enfant, mais je suis bien certain de ne pas lui avoir fait
de mal »684. De cette sorte, certains accusés plaquent
encore sur le crime sexuel l'image du code pénal napoléonien :
sans violence, le crime n'en est pas un. Ils omettent de mentionner, sans doute
parce qu'ils n'en sont pas conscients la plupart du temps, la violence
psychique qui est le propre de l'attentat sur enfant.
Beaucoup prennent a la légère leurs
attouchements, ce qui a le don d'irriter certains magistrats. Les psychiatres
s'accordent a dire que la plupart des agresseurs font preuve
d'immaturité et ne reconnaissent pas leur
culpabilité685. « Je ne me figurais pas coupable
à ce point-là », déclare un abbé ayant
pourtant abusé cinq petites filles686. Certains voient ces
relations comme un jeu, c'est-à-dire qu'ils restent dans un concept
d'amitié et non d'amour. Il est vrai que beaucoup de ces relations
coupables débutent par un semblant de banal amusement. «
C'était histoire de rigoler avec les enfants », déclare un
jardinier tourangeau687. Un vieux cantonnier pense de la même
manière : « Je ne pensais pas faire mal *...+, c'était une
simple plaisanterie »688. Un procureur note,
désabusé : « Il a prétendu *...+ sans même
paraître avoir conscience de la gravité du fait raconté par
lui *...+ »689. Plus significative encore, la pensée
d'un maire qui précise dans une lettre au juge d'instruction que
l'accusé n'a pas paru comprendre l'ignominie de son geste690.
Il ajoute : « Ce malheureux mérite toute la
sévérité de la justice. Puisse-t-elle le corriger pour
l'avenir ? »
Il faut ici faire une petite parenthèse sur un trait
surprenant de l'abuseur, qui contraste avec la politique répressive mise
en place tout au long du siècle pour lutter contre les attentats
à la pudeur sur enfants. Pas moins de trois d'entre eux dans notre
corpus, ont manifesté un total désintérêt pour la
peine qu'ils encourent en cas de dénonciation. Tous sont de jeunes
hommes. Le premier a confié a un témoin qu'au moins en prison il
n'aurait plus besoin de travailler, le second dit qu'il est trop jeune pour y
aller, et le dernier
683 CHESNAIS (1981), p. 145.
684 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
685 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 288.
686 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
687 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
688 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
689 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
690 ADI&L, 2U, 627, affaire Feuillet.
déclare qu'on y est aussi bien
qu'ailleurs691. En revanche, un jeune agriculteur déclare
qu'il préfère mourir que de retourner a la colonie692.
Les prévenus plus âgés sont beaucoup moins réceptifs
aux bienfaits de l'enfermement : « Je vous en prie qu'on ne me fasse pas
de mal », implore un vieillard693. Impossible toutefois de voir
dans ces portraits une spécificité des criminels sexuels.
Ce qui s'apparente a un « dérèglement
génital » entraîne une confusion entre femmes et fillettes.
Nous avons déjà évoqué ceci dans le chapitre
précédent, mais ici elle est bien plus présente, et n'a
pas forcément les mêmes traits. Les attitudes des abuseurs
témoignent d'une curiosité a l'égard de ce corps
fantasmé. Alors, quoi de mieux que l'empirisme pour comprendre ces
mécanismes ? « Il me chatouillait avec son doigt et me demandait si
cela me faisait du bien », témoigne une jeune fille de douze
ans694. L'attoucheur demande donc a sa victime son avis, afin de se
sentir valorisé dans cette relation. Pour les psychiatres, cette
approche exploratoire est caractéristique des pédophiles de moins
de vingt ans695. Alors, tel un mari aimant, il demande un peu
d'attention de la part de sa partenaire : « Regarde-moi donc »,
demande un jeune meunier à sa petite victime qui se cache les yeux avec
sa main696.
Quelle sont les raisons, du moins celles apparentes, de cet
attrait pour des corps nonnubiles ? En premier lieu, il doit être visuel,
fantasmé, mais seul un accusé évoque cela, aussi il n'est
pas possible d'affirmer l'importance d'une telle
hypothèse697. L'homme en question déclare au juge
avoir « *...+ été excité par *...+ la vue des parties
sexuelles de ces petites filles ~, alors qu'elles urinaient698. Ils
sont en revanche bien plus diserts sur les avantages qu'offre un corps pas
encore réglé. Un garde-champêtre déclare qu'un
vieillard
691 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin, 602, affaire
Trouvé, 748, affaire Georges.
692 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire. Signalons que
l'accusé s'est d'ailleurs enfui, et a été jugé par
contumace.
693 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
694 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet. Ici, le chatouillement
est à prendre au sens de caresses sur les parties sexuelles.
695 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.
696 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.
697 Une étude menée par trois psychiatres en 1989 a
été fait sur un échantillon de vingt adultes ayant commis
des abus sexuels sur des enfants. Ceux-ci ont déclaré que
certaines caractéristiques - peau douce, cheveux longs, enfant mignon,
ouvert, amical et en confiance avec eux - ont influé leurs choix. Ils se
sont également tournés vers des enfants très jeunes, pour
qu'ils ne parlent pas, mais aussi vers ceux exclus ou dans le besoin. (Martine
LAMOUR, « Les abus sexuels a l'égard des jeunes enfants :
séduction, culpabilité, secret », in Marceline GABEL (dir.),
Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de
France, 1992 (4ème édition 2002), p. 72.).
698 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
de soixante-quatre printemps lui a confié ouvertement
« qu'il voulait se marier mais que lorsque les femmes ne marquaient plus
elles n'étaient plus amoureuses et que des jeunes filles le devenaient
avant d'avoir leurs règles »699. Cet homme est
d'ailleurs celui qui développe le plus la personnalité du
pédophile. Il voit ses relations comme celles d'un véritable
couple, uni par l'amour.
Mais il est important de relever que le vieil homme mentionne
les règles, car il n'est pas le seul à le faire. La raison
principale semble donc être d'ordre pratique. La grossesse est à
éviter absolument, sous peine de voir les perspectives d'une
dénonciation augmenter. « Je ne crois pas lui avoir introduit mon
membre dans les parties, dans tous les cas je me suis retiré presque
aussitôt, car comme elle est forte je craignais qu'il n'arrivât un
accident, en déposant du sperme même a l'entrée de ses
parties », déclare le même vieillard700. Mais une
minorité conçoit cette relation dans un but procréatif :
alors que la jeune fille, certes adolescente, porte sa nièce de huit
mois dans ses bras, Auguste Clément, qui pourrait être son
grand-père, lui dit qu'il lui ferait bien un poupon comme
celui-là701.
L'agresseur passionné est par nature bien moins violent
envers ses jeunes victimes, leur portant une attention d'amitié voire
d'amour. Les viols commis par cette catégorie de criminels sont donc
plus rares, car ils représentent l'aboutissement d'un processus qui peut
être interrompu par une dénonciation. Le passionné est plus
réfléchi, prend son temps pour installer une relation de
confiance, bref, l'approche est moins agressive, mais le chemin de la
dénonciation est bien plus long et sinueux. En effet il essaie d'inclure
pleinement l'enfant dans cette liaison coupable, afin d'avoir une emprise
psychologique sur celui-ci, et par là même sauvegarder ses
intérêt. En somme, la première catégorie exploite
principalement l'infériorité physique de l'enfant, quand la
seconde s'attache a tirer parti de sa faiblesse psychique.
Confiner l'ensemble des accusés dans ces deux classes
serait trop réducteur, car quand bien même elles en regroupent
une grande majorité, du moins par certains aspects, d'autres
dessinent des portraits moins récurrents, mais non sans
intérêt. La partie
699 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
700 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard. La jeune fille en
question a été abusée entre ses dix et douze ans.
701 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
suivante va donc s'intéresser a ces diverses
personnalités qui illustrent la définitive complexité de
l'abuseur sexuel.
Aperçu des personnalités à la
marge
Une telle appellation signifie que ces individus, bien
qu'ayant des traits communs avec la majorité des accusés,
possèdent une particularité qui s'oppose a une intégration
pure et simple dans l'une des deux premières catégories
énoncées. Nous avons dégagé quatre types de
personnalités qui sont, en premier lieu les pervers, les
exhibitionnistes, puis les homosexuels et enfin les pères incestueux.
Les perversions, ainsi que les transgressions, sont en nette
progression à la fin du XIXème
siècle702. Elles regroupent un large éventail de
pratiques gestuelles et mentales, n'ayant pas nécessairement pour
thème la sexualité. Krafft-Ebing est le premier, en 1886,
à associer aux différents crimes une correspondance
psychopathologique, et crée par la même occasion le concept de
perversion sexuelle703. Il leur donne le nom de parasthésie -
qui n'a pas pour objectif la reproduction de l'espèce. Celles-ci
deviennent alors l'avatar de la stérilité, du plaisir et de la
pathologie704. Toutefois, l'adjectif associé n'est
employé qu'à une seule reprise par les gendarmes qui font une
enquête de moralité. De même, à peine un
accusé sur vingt a la réputation d'être vicieux. Ainsi il
faut rester méfiant face à l'affirmation d'un mouvement de fond
traduit dans une hausse des perversions. La prudence nous commande n'y voir
a priori qu'une création de sciences nouvelles telle que la
psychiatrie.
Toujours est-il qu'avec ces outils apportés par la
psychiatrie, nous sommes en mesure de repérer les pervers et leurs
comportements. Débutons par le pervers sexuel, dont KrafftEbing a
exposé une des facettes en 1886 : « L'homme qui est gouverné
par sa sexualité peut trouver satisfaction partout »705.
Et lorsqu'il ne peut la trouver en compagnie des humains, il n'hésite
pas a recourir au monde animal. Un cantonnier de soixante-quatre ans,
accusé d'attouchements sur trois jeunes garçons, a
déjà de nombreux antécédents,
702 MUCHEMBLED (2005), p. 237.
703 VIGARELLO (1998), p. 212. Par exemple, de nombreux outrages
à la pudeur vont être traduits en actes d'exhibitionnisme, ou
encore les cruautés sexuelles désignées comme étant
les manifestations du sadisme.
704 LANTERI-LAURA (1979), p. 38-39.
705 MUCHEMBLED (2005), p. 234.
dont celui d'avoir eu des relations avec un
chien706. A ce propos, le juge d'instruction lâche : «
Vous êtes tellement dépravé que vous ne reculez pas devant
les actes de bestialité ». Un autre s'est attaqué
sauvagement a une brebis, et l'a même déflorée selon les
constatations de sa mère et de sa fille707. Nous ne sommes
donc pas étonnés qu'un an plus tard, il s'en soit pris a son
enfant de sept ans, sans doute celle-ci était trop jeune au moment de
l'agression de l'animal. Chaque acte ayant son origine, il semble qu'ici ce
soit la solitude sexuelle qui ait été le facteur
déclenchant, puisque le premier cité est veuf et le second est
séparé de sa femme.
Second pervers sexuel, celui qui mêle le sadisme
à sa dépravation708. Les renseignements des forces de
l'ordre nous apprennent qu'un accusé sur cinq a la réputation
d'être violent. Certains personnages sont d'une extrême
brutalité, dans l'attentat comme dans des affaires plus
éloignées. Il faut préciser deux choses :
premièrement, toutes ces brutes ne sont pas sadiques, et
deuxièmement, cette violence n'explique pas forcément le
comportement dans l'attentat qui nous intéresse. Il est des cas
où l'on décèle une corrélation entre l'attitude
générale et la perpétration du crime, car quelques
accusés en sont tellement imprégnés qu'ils ne
conçoivent les relations humaines que sous l'angle du rapport de force
violent. Le plus brutal du lot, Louis Robin, veuf de soixante-dix-huit ans,
personnage détestable sous tous les angles, a vécu sous le signe
du déchaînement709. Tout au long de son séjour
sur Terre, il a frappé hommes et animaux, tuant plus de quarante
chevaux, ânes ou mulets dont il était pourtant le
propriétaire, ce qui a d'ailleurs entraîné sa ruine. On l'a
même vu arrachant l'oeil d'un cheval vivant. Sa première femme
serait morte des suites de ses coups, la seconde a été
martyrisée, traînée par les cheveux, attachée des
journées entières a un arbre, sort qu'il a fait subir a ses
enfants et petits-enfants également, dont la victime a l'origine du
procès. Cette dernière, il l'a battue a de très nombreuses
reprises pour la violer, et quand il a été surpris dans sa
tentative, la malheureuse en crachait du sang. Le chef d'inculpation a
été formulé accompagné de la mention « avec
violence ».
706 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
707 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
708 Pour les psychiatres, dans l'agression sadique, « la
douleur et les cris de l'enfant provoquent l'excitation ». (AMBROISE-RENDU
(inédit), p. 287.). Difficile toutefois de constater si ces sujets
sont
réellement de nature sadique, car les faits ne sont pas
retracés avec assez de précision. Nous sommes donc plus ici dans
l'interprétation.
709 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
Toujours pervers, mais plus tout à fait sadique et
nettement moins violent, un jeune adolescent de quatorze ans qui commet sur une
enfant de trois ans des actes tout bonnement barbares, de type
exploratoire710. Le garçon a tout d'abord tenté de
violer la petite, n'y arrivant pas il a essayé d'introduire ses doigts,
et devant ce nouvel échec a fini par insérer dans le vagin de la
fillette un morceau de bois. Il finit son récit sur une note de cynisme
: « J'ai cessé de m'amuser de cette façon quand elle s'est
mise a crier ». Le gendarme qui recueille sa déposition note :
« *...+ Il déclare avec un aplomb révoltant comment les
faits se sont passés ». La victime est alors un simple jouet
livré aux perversions de son agresseur711. Cette constatation
se retrouve dans le portrait du manipulateur, qui ne se satisfait pas de
l'emprise qu'il possède déjà sur sa victime : alors qu'il
a réussi a imposer des relations complètes a sa domestique de
douze ans, puis a en faire sa maîtresse, un jeune homme en vient a
l'humiliation712. Un témoin déclare lors de la
confrontation : « Vous faisiez mettre la fille *...+ en position puis vous
la laissiez en plan ». Deux autres exemples donnent à voir de
semblables dérèglements : celui d'un père qui fait mettre
ses enfants en cercle avant de leur uriner dessus, ainsi que cet homme qui
profite de la situation miséreuse de ses jeunes victimes pour uriner
dans la tourte qu'il s'apprête a leur offrir713.
L'avilissement de l'autre ne passe donc pas nécessairement par l'acte
sexuel.
La dernière perversion sexuelle se rapporte aux
fantasmes plus exactement. Elle est à inclure dans le champ des
perversités dans le sens où elle ne relève pas des
pratiques sexuelles « traditionnelles »714. A dire vrai,
nous sommes ici devant un problème de jugement : comme nous le
constaterons dans un chapitre ultérieur, les comportements sexuels sont
très codifiés, les pratiques buccales étant par exemple
fort méprisées. Mais la récurrence de certaines -
cunnilingus, fellation et masturbation sont les plus courantes - les place
à part, au contraire de comportements isolés. Ce sont donc
ceux-ci que nous allons énumérer.
710 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton. Ici, les faits
relatés apparaissent dans l'instruction, mais ne concernent pas
l'accusé.
711 C'est ce que les psychiatres appellent la disqualification
d'autrui pour le plaisir exclusif du pervers narcissique. (Serge LEBOVICI, in
GABEL (2002), p. 15.).
712 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
713 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, 647, affaire Ligeard.
714 A partir de l'entre-deux-guerres, on donnera à ces
attirances et pratiques jugées comme déviantes le nom de «
paraphilie ».
On relève parmi ces conduites un véritable
intérêt pour le sperme, comme si certains agresseurs le
sacralisaient. Bien souvent ceux-ci usent d'analogies pour abuser de la
crédulité des enfants, comme ce vieux cultivateur, qui
après avoir « déchargé » sur la chemise de la
victime, lui dit que c'est du lait comme celui d'une vache, et qu'il faut
qu'elle le tête715. Du reste il n'est pas le seul a commander
a une jeune enfant d'avaler son sperme, et l'on trouve quelques hommes pour
éjaculer directement dans la bouche de leurs petites victimes. On
constate également, bien que de manière limitée, une
attirance pour la pornographie716. Trois dossiers
révèlent de telles tendances, allant des dessins licencieux aux
gravures représentant hommes et femmes emmêlés dans des
positions évocatrices, en passant par un livre apparemment
obscène prosaïquement intitulé l'Amour Conjugal, et
des dessins évocateurs aux légendes crues717.
Seconde personnalité, l'exhibitionniste. Il est
considéré a la fin du XIXème siècle
comme étant un individu pervers au même titre que ceux que nous
avons déjà évoqués. Ses manifestations sont
généralement jugées en tribunal correctionnel sous
l'appellation d'outrage public a la pudeur. Cependant de nombreux
accusés des assises ont de tels comportements, qui passent bien
sûr au second plan de par leur aspect mineur.
La plupart du temps l'exhibitionniste se contente de montrer
son sexe a l'enfant, souvent accompagné de propos obscènes, dont
le contenu n'est que rarement détaillé. Ils se placent assez
souvent à la sortie des écoles, ou sur le chemin de celles-ci. De
telles actions sont plus le fait d'hommes vieillissants que dans la force de
l'âge. En effet, par son acte il veut se rassurer sur son
intégrité sexuelle, son comportement l'excite car il comprend des
risques718. « Regarde-donc comme elle est grosse ! »,
proclame un berger719. D'autres préfèrent jouer la
carte de la détente, se promenant les parties dehors sans pudeur aucune,
ou se masturbant sans vergogne devant les élèves, en pleine
classe, le pantalon ouvert et la chemise sortie720. Il y a aussi les
personnages farfelus : l'un qui court derrière les jeunes filles le
membre viril a la main, l'autre qui se plante une tige de rose dans
l'urètre, et la fait sentir aux enfants tout en disant « Tenez,
regardez donc comme c'est
715 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.
716 A la fin du XIXème siècle, le mot
désigne une peinture obscène.
717 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet, 602, affaire
Trouvé, 681, affaire Leliard.
718 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 290.
719 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.
720 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
joli ! »721. Enfin, rares sont les cas
d'apodysophilie, qui voient le sujet se mettre entièrement nu.
Au XIXème siècle,
l'homosexualité est considérée comme une perversion, aussi
appelée « inversion ~, car elle n'a pas pour objectif la
procréation. Cette orientation est disséquée par de
très nombreux ouvrages de médecine légale puis de
psychiatrie dans la seconde moitié du siècle. La vision qui s'en
dégage est péjorative et empreinte de mépris, image qu'on
ne retrouve pas dans la population. Pour celle-ci, l'homosexualité n'est
pas vue comme une maladie ou une perversion, mais plutôt comme un
penchant, une variante722. Aussi, elle ne s'empresse pas de
déconsidérer, à travers les enquêtes de voisinage,
ceux qu'elle considère comme des « sodomites » ou des «
pédérastes ». Du reste, de telles réputations sont
très rares, les hommes se vantant de leurs penchants sont l'exception.
Un seul a publiquement avoué préférer les hommes aux
femmes. La femme d'un autre se plaint a ses voisines que son mari ne l'aime pas
et ne la touche jamais.
Malgré ces quelques indications, estimer son importance
parmi l'ensemble des accusés de crimes sexuels n'est pas une tâche
des plus aisées. En effet un attentat commis sur une personne du
même sexe ne signifie pas nécessairement que son auteur est
homosexuel. Nous avons déjà évoqué les situations
de misère sexuelle qui pousse à s'attaquer a ce qui s'offre et
non a ce qu'on souhaite. En Indre-et-Loire sur la période
étudiée, 14% des prévenus sont jugés pour un acte
sur un enfant du même sexe. Si l'on exclut de l'échantillon les
actes relevant de carences sexuelles et ceux perpétrés par des
instituteurs et des prêtres, les véritables homosexuels
représenteraient seulement un accusé sur quatre ayant
attaqué un individu du même sexe.
Krafft-Ebing estime que pour les invertis, « les
interdits et le sens du pénis développent chez eux une
irritabilité nerveuse qui les pousse parfois à une violence
excessive »723. Nos dossiers donnent une image totalement
inverse, puisqu'aucun des faits imputables a un homosexuel n'a
été qualifié de violent lors du procès. En
définitive, l'intégralité de ces derniers apparait
plutôt comme relevant de la catégorie des passionnés bien
plus que de celle des impulsifs.
721 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup, 601, affaire
Damné.
722 SOHN (1996-a), p. 57.
723 MUCHEMBLED (2005), p. 271.
A présent, dernier particularisme, qui toutefois
n'appartient pas au groupe des perversions établies à la fin du
siècle. Nous avons déjà longuement évoqué
l'inceste, mais la personnalité si particulière du père
vaut à elle seule un approfondissement. C'est l'individu le plus
éhonté, le plus cynique, le plus violent et pas le moins pervers.
Bref, il est d'une grande complexité psychique, un peu a la
manière du pédophile. Cet aspect se retrouve bien souvent dans
les dossiers de procédure, qui souvent sont assez longs, car
l'instructeur cherche a comprendre les raisons qui ont engendré ce qu'on
considère a la fin du siècle comme un crime atroce. Qui est cet
affreux personnage ? Pour Anne-Marie Sohn, dans plus des deux tiers des cas il
s'agit du père de la victime, pour 14% il s'agit du frère, 11% de
l'oncle, et le grand-père à hauteur de 6%724. La
moitié des incestueux sont des quadragénaires725.
Avant d'évoquer les raisons psychiques de ce crime, il
faut souligner que la promiscuité qui règne dans les maisons
exigües de l'époque est un facteur qui a son importance. Mais il ne
faut pas y voir la principale cause de ces dépravations, comme se
plaisent à le dire les hygiénistes et les folkloristes. Il est
vrai qu'à la campagne, les enfants couchent très souvent avec
leurs parents726. La Touraine rurale est riche en petites maisons
à pièce unique, et qui plus est, à lit unique. Lorsque la
mère est encore présente cela ne pose pas de problème,
mais lorsqu'elle vit séparée du père il arrive que sa
fille la remplace dans la couche paternelle, parfois pour de graveleuses
raisons. Et quand la victime ne dort pas dans le même lit que son
père, celui-ci n'hésite pas a la rejoindre dans le sien.
Nous avons déjà parlé de l'inceste comme
pratique de substitution, qu'Anne-Marie Sohn évalue à un cas sur
quatre727. En Indre-et-Loire, on peut évaluer cette
proportion à plus de 37%. Il n'est pourtant pas nécessaire que le
père de famille soit séparé pour qu'il décide de
faire de sa fille sa nouvelle femme. « J'ai eu l'idée de me servir
d'elle comme de ma femme », avoue sans honte un boulanger728.
Une femme qu'il convient de ne pas mettre enceinte, cependant. Le secret
caractérisant ce crime risque d'être mis a mal par
724 SOHN (1996-a), p. 64-65. Nos chiffres sont difficilement
comparables puisque tirés d'un corpus plus de cinq fois moins
étendu. Les voici tout de même : le père représente
l'agresseur dans plus de quatre cas sur cinq, le frère, l'oncle et le
grand-père suivent avec 6% chacun.
725 Ibid., p. 65. Cette proportion est à peu près
d'un tiers dans notre corpus.
726 FARCY (2004), p. 98.
727 SOHN (1996-a), p. 67.
728 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
une grossesse qui amènera à coup sûr des
questions. Alors il faut s'y prendre tôt : la fille de Pierre Allain n'a
que huit ans lorsqu'il tente d'avoir avec elle des relations complètes,
disant vouloir lui faire cela avant qu'elle ne soit « complètement
formée »729. Il précise sa pensée et la
présente sous un jour plus éducatif : « *...+ Quand tu seras
grande demoiselle, je ne pourrai plus te le faire car j'aurais peur de te faire
un enfant, maintenant tu le sauras et plus tard tu feras attention ».
Lorsque les premières règles arrivent, les ennuis peuvent faire
de même, ce qui pousse certains à stopper leurs relations : «
Je vais te le faire encore une fois et puis je ne te le ferai plus »,
annonce avec pragmatisme un maçon d'une quarantaine
d'années730.
Ce « père pas comme les autres » selon une
petite victime731, se veut le maître de sa fille, position
omnipotente qu'il peut renforcer par des menaces et des violences physiques,
créant autour de cette relation un véritable climat de terreur.
Il la considère comme son bien propre et n'entend pas se faire dicter
son attitude par qui que ce soit. Une jeune victime est
élégamment appelée « ma femelle » par son
grand-père, devant tout le monde732. De cette situation, il
ne tire aucune honte. Un homme qui trouve curieux que sa petite voisine soit au
lit en plein après-midi, demande à ce même
grand-père s'il comptait s'en servir, et ce dernier répond tout
naturellement par l'affirmative733. Il la veut rien que pour lui, et
pour cela il est prêt a l'isoler du monde extérieur. Certaines
filles sont donc interdites d'école, parfois même ne l'ont jamais
fréquentée, et les contacts avec la jeunesse alentours sont
prohibés. Les garçons sont naturellement visés car ils
constituent un adversaire redoutable pour les pères incestueux. Ils
représentent à eux seuls les dangers du monde extérieur
qui guettent la jeune fille en fleurs. Le géniteur de Marie,
violée a l'âge de huit ans, lui prétend qu'ainsi instruite,
elle sera plus a même de se défendre contre les jeunes
hommes734. Le père peut même en arriver à
interdire purement et simplement à son enfant de sortir de la maison,
pour qu'elle lui soit
729 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
730 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches. Toutefois,
l'accusé a continué malgré cette nouvelle donne.
731 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
732 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
733 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
734 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
dévouée. Cette situation peut même
frôler l'asservissement : enfermée, la petite-fille d'un
septuagénaire passe ses journées a coudre pour
lui735.
Cette exclusion du monde a pour objectif de faire de la
victime une femme soumise aux volontés de l'homme. Anne-Marie Sohn
avance que dans plus d'un cas sur deux l'inceste est la satisfaction d'une
sexualité empreinte de perversion, permettant d'assouvir des
curiosités refusées par l'épouse légitime, dont
certaines pratiques jugées « choquantes »736. Sur
ce point, impossible de faire le même constat pour la Touraine : d'une
part, aucun accusé ne s'en fait l'écho, d'autre part les
conduites sexuelles ne semblent pas être celles de pervers curieux et
débauchés - quatre cas de cunnilingus sur seize exemples, et
aucune fellation ni sodomie737.
En revanche, ce qui transparaît beaucoup plus, c'est le
désir de la part de l'ascendant d'être un mari et un père
comme les autres, de conjuguer ces deux statuts et ainsi renforcer les liens
qui l'unissent a sa progéniture. Pour cela il lui dit que tous les
pères font de même avec leurs filles738. Il lui dit
également qu'avec lui, ce n'est pas un péché,
allégation reprise par un curé de village qui a dit « que ce
n'était pas un péché de faire cela avec lui, que ce ne
serait un péché que si on le faisait avec des petits
garçons »739. L'addiction a ces plaisirs charnels n'est
pas seulement le résultat d'une libido qui demande à être
assouvie. On remarque la présence de certains aspects du couple
classique, qui sont d'ordre sentimental, comme la volonté de rendre ces
relations consentantes et profitable aux deux parties. L'éloignement est
difficile a vivre même dans une relation criminelle, si bien qu'un
père fond en larmes a chaque lettre de sa fille, placée comme
domestique740. La jalousie est également
caractéristique des incestes, et se manifeste lorsque la victime
commence à se tourner sérieusement vers des gens de
735 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
736 SOHN (1996-a), p. 67-68.
737 Anne-Marie Sohn note que dans les relations incestueuses, le
cunnilingus est beaucoup plus courant que la fellation. (SOHN (1996-a), p.
68.).
738 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
739 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné. Il n'est pas
étonnant de retrouver dans une telle affirmation un religieux, car leurs
objectifs et leurs modes opératoires se rapprochent assez de ceux d'un
père incestueux.
740 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
son âge. Un vieillard immoral lance même à
sa petite-fille, de dépit, qu'elle aime mieux les
jeunes741.
La perversion est au centre de bien des crimes sexuels mais ne
suffit pas à les expliquer. Ces comportements et fantasmes ne sont pas
innés, et il semble peu probable que tous les pervers se muent en
criminels pour les assouvir. Des facteurs extérieurs peuvent être
a l'origine de ces passages a l'acte, ce qui oblige a dresser un panorama
socioculturel de ces accusés.
Eléments extérieurs, profils
sociaux
Cette partie a moins un but explicatif que descriptif, c'est
pour cela qu'elle sera plus courte. Elle a pour but d'offrir une vision globale
de l'agresseur, tel qu'il ressort des statistiques habituelles. Nous pourrons
également déterminer, grâce au travail d'AnneMarie Sohn une
nouvelle fois, si le criminel est différent en Indre-et-Loire ou s'il
s'inscrit dans la moyenne nationale742.
Première variable, assez anodine certes, le sexe de
l'agresseur. Dans notre corpus comprenant 136 têtes, une seule est celle
d'une femme. La réalité a l'échelle nationale est un peu
plus nuancée : une étude effectuée sur la seconde
moitié des années 1860 estime qu'un accusé sur cent est
une femme743. Le Compte général en compte,
parmi les attentats à la pudeur, entre 2% et 6% selon les années,
mais le plus souvent il s'agit là de femmes qui obligent d'autres a se
prostituer, tempère Ambroise-Rendu744.
Second paramètre à prendre en
considération, l'âge de l'accusé745. Notre
regard est attiré par les extrêmes, qui regroupent jeunes
débauchés et « vieux cochons », selon les termes
741 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
742 Bien entendu, certains éléments sont
à prendre en considération avant de tirer des conclusions de ces
comparaisons. Premièrement, l'étude de l'historienne s'appuie sur
les archives de quelques départements seulement, bien que
répartis un peu partout dans l'Hexagone. Deuxièmement,
l'amplitude temporelle n'est pas la même puisqu'elle court sur une
période de cent ans, de 1850 a 1950, quand la nôtre n'est que
d'une vingtaine d'années.
743 BRIAND, CHAUDÉ, BOUIS (1874), p. 67.
744 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 312-313.
745 Nous avons pris en compte l'âge au début du
crime et non celui a la date de l'ouverture de l'instruction, car comme
certains attentats se prolongent sur plusieurs années jusqu'au
procès, cela aurait faussé les résultats. Par contre, rien
ne nous indique qu'Anne-Marie Sohn ait usé d'une technique identique,
aussi les comparaisons sont sujettes à caution.
en usage a l'époque746. En Touraine la
balance penche en faveur des premiers nommés. Les prévenus ayant
entre vingt et trente ans sont les plus représentés, tout juste
devant la catégorie des trentenaires : elles comportent chacune un peu
plus d'un accusé sur cinq. Les classes extrêmes, à savoir
les très jeunes hommes - moins de vingt ans - et les vieillards -
soixante-dix ans et plus -, sont peu représentés : les premiers
constituent un peu plus d'un dixième des effectifs, les seconds a peine
4%747. A l'échelle du pays, selon les chiffres obtenus dans
le Compte général de l'année 1890, les
proportions divergent quelque peu. Les catégories centrales - entre
trente et cinquante ans - sont sousreprésentées, alors que ceux
dont l'âge excède cinquante printemps connaissent un mouvement
inverse. Cependant, il faut pondérer ces inégalités au
regard des déséquilibres entre les classes d'âge qui
composent la population de Touraine. Dans les catégories qui nous
intéressent, la plus peuplée est celle des hommes entre vingt et
trente ans, puisqu'ils représentent 16% de la population totale
masculine du département. C'est la seule classe à peu près
en adéquation avec les chiffres de la criminalité. Pour le reste,
c'est très déséquilibré : par exemple, les hommes
entre soixante et soixante-dix ans, qui représentent près d'un
accusé sur dix, ne regroupent pas même un centième des
habitants, ce qui signifie qu'ils sont très nettement
surreprésentés dans les procès de crime sexuel envers des
enfants.
Les critères sociaux sont d'une plus grande importance,
car ils reflètent l'influence du contexte social et économique.
Premièrement, la nationalité de l'accusé : dans notre
corpus nous n'avons relevé aucune personne considérée
comme étrangère, mais le Compte général
évoque lui un chiffre entre 8% et 10%748. Mais il ne pouvait
guère en être autrement car la Touraine compte seulement 0,37%
d'étrangers en 1886. Deuxièmement, la profession de
l'accusé. D'un point de vue général, les ouvriers, les
journaliers et les employés représentent la majeure partie de
ceux-ci, plus de 71% pour être plus précis. En conséquence
de quoi la partie restante revient aux propriétaires. Comparons ces
chiffres avec une répartition entre les individus de sexe masculin du
département. Nous avons
746 En effet l'activité sexuelle masculine au-delà
de la cinquantaine est mal vue. (SOHN (1996), p. 89-90.).
747 Toutefois il faut savoir qu'en dessous de seize ans, les
accusés ne sont pas jugés en cour d'assises, et n'apparaissent
donc pas dans nos données, aussi la proportion globale qui leur est
associée est sans doute bien plus élevée. Les
catégories intermédiaires donnent les chiffres suivants :
à peine 17% pour les quarantenaires, plus de 18% pour les
cinquantenaires et 9% pour ceux qui ont atteint la soixantaine.
748 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 234. La période
évoquée à travers cette statistique va de 1883 à
1890.
déjà évoqué en amont la dominante
rurale de l'Indre-et-Loire - près des trois-quarts des accusés
sont domiciliés à la campagne -, cela se vérifie a
l'échelle des professions, puisqu'en 1886 plus de six hommes sur dix
sont propriétaires749. Ainsi, la situation est totalement
inversée, la frange la plus pauvre de la population est la plus
représentée devant les tribunaux. Nuance d'importance, cela ne
signifie pas nécessairement qu'ils commettent plus de crimes, car il ne
faut pas oublier l'influence exercée par les règlements
infrajudiciaires. Et si l'on part du principe que les propriétaires -
bien que le terme regroupe des professions de fortunes diverses - sont plus
aisés que les autres, ils sont dès lors plus aptes à
verser une somme pour se prémunir d'une dénonciation. « Si
la richesse se pare d'honorabilité, elle ne donne pas pour autant la
vertu »750. Leur influence, notamment en matière
d'emploi, sur une partie de la communauté - on pense aux nombreux
domestiques - en fait des personnages qu'il est dangereux d'attaquer.
Descendons d'un degré et observons la situation par
secteurs de métiers. Pour ce faire nous avons regroupé les
professions des accusés dans des catégories que nous avons
voulues les plus fidèles possibles a la réalité de
l'époque751. Viennent, par ordre d'importance, les
métiers de l'agriculture qui regroupent plus d'un quart des
prévenus - les cultivateurs composant une large majorité de
ceux-ci -, puis ce que nous avons appelé les métiers de la
pierre, avec près de 17% de l'ensemble752. L'artisanat, avec
plus de 13% du contingent, est bien représenté, tout comme le
commerce avec ses 11,5%. Arrivent ensuite, à 8% chacun, les domestiques
ainsi que le duo composé des instituteurs et des prêtres.
Anne-Marie Sohn donne, a l'échelle nationale, une évaluation
différente : pour cette dernière catégorie, elle avance un
chiffre deux fois moins important que le nôtre753. En revanche
elle accorde plus de conséquence aux domestiques en les estimant
à 11%754. Elle explique la prépondérance des
journaliers et valets de ferme - près d'un prévenu sur cinq - de
la même manière : leur isolement dans de toutes petites communes
entraîne
749 A l'échelle de la France, la différence entre
les deux classes est moins nette : 55% pour la première, contre 45% en
faveur de la seconde.
750 CHESNAIS (1981), p. 167.
751 Nous avons toutefois dû exclure les vingt
accusés qui n'avaient pour tout renseignement que le vague terme de
« journalier ~. Ils seraient a inclure dans les catégories de
l'agriculture, de la pierre et de l'industrie. Celles-ci sont donc
sous-représentées par rapport à leur importance
réelle.
752 Dans cette catégorie nous avons regroupés les
professions de l'extraction de pierre et de la construction.
753 SOHN (1996-a), p. 253.
754 Ibid., p. 255. Nous rencontrons avec cette
dénomination un nouvel écueil, puisque certains accusés
peuvent être renseignés, pour une activité semblable, dans
une classe différente - par exemple, les cultivateurs.
une solitude sexuelle à même de provoquer des
débordements du même ordre755. Les autres
catégories sont d'une envergure mineure dans ce classement, notamment
l'industrie avec seulement un peu plus de 4%. Difficile d'effectuer une
comparaison, qui serait pourtant très utile, avec les données
concernant l'ensemble des travailleurs mâles du
département756. Nous pouvons tout de même donner un
chiffre, celui de la part de travailleurs masculins du secteur agricole : en
1886 il en regroupe 57%, soit bien plus que la part associée aux
agresseurs sexuels. Ainsi, on peut nuancer les descriptions de l'époque
qui dessinent le portrait d'un paysan aux moeurs brutales sinon bestiales
puisque comparée à la sexualité animale757.
Comme dans le paragraphe précédent, on conclut que l'agresseur
d'enfants est plutôt modeste, mais il faut relativiser cette
constatation.
A présent abordons le chapitre de la situation
matrimoniale, qui a son importance dans les affaires de moeurs. Celles-ci se
répartissent de la manière suivante : en premier lieu les
accusés sont des hommes mariés à près de 54%,
ensuite viennent les célibataires qui représentent 36% du total,
puis les veufs a hauteur d'un prévenu sur dix environ - mentionnons
également la présence d'un seul et unique divorcé. Le
Compte général de 1890 reflète une image bien
différente : si les proportions sont comparables en ce qui concerne les
personnes veuves, la situation est hétérogène pour les
deux autres catégories. Les célibataires représentent
près de 44% des accusés, la part des hommes mariés
subissant logiquement un recul, avec 45% du total758. Il est
nécessaire d'effectuer une nouvelle confrontation de données avec
celles qui regroupent l'ensemble des habitants, et plus seulement les
accusés. A l'échelle du département, ces proportions
divergent, mais pas de manière très significative : quasiment 64%
des hommes sont
755 Ibid. A titre de comparaison, on estime que les journaliers
et domestiques agricoles représentent en 1892 environ 22% des
travailleurs. (CHARLE (1991), p. 165.).
756 Les catégories créées par l'I.N.S.E.E.
pour ses travaux de recherche statistique historique sont différentes de
celles-ci, moins nombreuses, et parfois ambigües car pas assez
détaillées.
757 FARCY (2004), p. 98.
758 A l'échelle de la France, mais sur un espace temporel
plus large, Anne-Marie Sohn évalue à plus de 62% le nombre de
personnes célibataires, veuves ou séparées accusées
dans ce genre d'affaires. On peut expliquer en partie cette différence
avec les chiffres issus de notre corpus et du Compte
général par le fait que nous n'avons pris en compte que les
situations régies par la législation, et donc omis de recenser
statistiquement les hommes séparés. (SOHN (1996-a), p. 253.).
mariés, quand près de trois individus sur dix
sont célibataires759. Presque 7% sont veufs, quant aux
divorcés, ils sont en nombre si faible qu'ils n'entrent pas dans les
statistiques760. Les déductions sont assez simples au premier
abord puisque la hiérarchie des proportions est à peu près
respectée. On peut souligner que les célibataires semblent plus
enclins à abuser des enfants, mais ce n'est pas très
significatif, au contraire des veufs, qui sont bien plus dangereux à cet
égard à cause de leur solitude affective. Sachant que le premier
mariage survient pour les hommes autour de vingt-huit ans à
peine761, ces données sont bien sûr dépendantes
au premier abord de celles concernant l'âge des
accusés762.
Enfin, dernier paramètre à classifier, le moins
objectif : l'éducation. Ces données, extraites comme les autres
des fiches de renseignements contenues dans chaque dossier, et
constituées à partir de critères scolaires - savoir lire
et écrire -, sont sujettes à caution763. Ce sont
là des éléments qui n'ont pas nécessairement
d'utilité pour expliquer la personnalité du prévenu,
puisque les lois scolaires ne sont apparues qu'à la fin du
siècle, et qu'en conséquence une majorité des
accusés n'a pas pu avoir accès a l'école. Cependant les
illettrés ne sont pas une majorité, mais représentent tout
de même plus de trois abuseurs sur dix, alors que les hommes a
l'éducation imparfaite représentent tout juste 44% du total. Deux
accusés sur dix savent lire et écrire avec facilité, quant
à l'éducation supérieure, seuls 4,5% des accusés
peuvent se targuer de la posséder - chiffre qu'on attribue a la
présence remarquée des instituteurs et des prêtres. Nous
avons comparé ces proportions avec celles que nous offre le Compte
général de l'année 1890.
759 Ces données, tirées du recensement de 1886,
prennent en compte uniquement les personnes de sexe masculin d'au moins seize
ans, car le mariage ne devient possible qu'à cet âge. Prendre en
compte la totalité des hommes aurait créé un
déséquilibre en faveur des célibataires.
760 L'explication est simple : le divorce est interdit jusqu'en
1884, et a cette date il ne redevient légal que dans des cas bien
précis - adultère, par exemple.
761 Louis HENRY, Jacques HOUDAILLE, « Célibat et
âge au mariage aux XVIIIème et XIXème
siècles en France : II, âge au premier mariage »,
Population, 34ème année, n° 2, 1979, pp.
403-442, p. 413. Une version électronique de la revue est disponible sur
le site de Persée.
762 Il faut garder a l'esprit que la catégorie des
accusés ayant entre vingt et trente ans est la plus
représentée, et a priori elle contient une
minorité d'hommes mariés. Cela signifie que
nécessairement, la proportion des mariés en sera affectée
et donc abaissée. De la même manière, on constate des
écarts, mais bien plus importants, lorsque l'on étudie le nombre
d'enfants de l'accusé : il ressort de notre corpus qu'un peu plus de la
moitié de ceux-ci n'ont pas d'enfant, alors que les statistiques a
l'échelle nationale sur l'ensemble de la population indiquent que cette
proportion n'est que 21% environ, en 1886.
763 Nous avons pu constater, sans toutefois en mesurer
l'impact, qu'une semblable qualité d'écriture de la part de
prévenus différents peut amener deux jugements inégaux
quant au niveau d'éducation a inscrire dans la fiche de
renseignements.
La différence est assez nette : a l'échelle du
pays et a données comparables, il apparaît que plus d'un quart des
prévenus ne savent ni lire ni écrire. La part de ceux qui savent
le faire est logiquement augmentée de six points par rapport à
celle que nous avons calculée pour l'Indre-et-Loire : près de 71%
de l'ensemble. Quant à la dernière classe, la différence
entre les deux échelles est minime.
L'identité sociale de l'abuseur d'enfants se place en
adéquation avec les descriptions de profils énoncés
précédemment. Ces données statistiques construisent une
sorte de portrait-robot de l'agresseur, ni trop jeune, ni trop vieux, tout du
moins si l'on ne compare pas ces chiffres avec le reste de la population
masculine. Dans le cas d'une description indépendante, on le voit comme
un homme plutôt jeune, célibataire, et appartenant au monde rural
et modeste. Si l'on effectue cette composition a partir de comparaisons avec
d'autres échelons, on remarque une surreprésentation des hommes
mûrs et des professions intellectuelles. Tout est donc une question de
point de vue, même si l'historien est tenté de choisir le
second.
-o-o-o-
Bien que complexe, l'abuseur sexuel se laisse examiner assez
facilement, car il n'est pas avare de phrases lourdes de
révélations sur les raisons de ses comportements. L'attitude des
juges d'instruction, qui cherchent a remonter aux origines de l'acte, est
également une source appréciable. Les accusés nous
apparaissent dans toute leur diversité, combinaison de pulsions et de
perversions, qui ne dessinent pas vraiment le portrait d'un seul abuseur, mais
de plusieurs, dont les caractéristiques s'entremêlent certes, mais
chez qui une facette ressort plus que les autres.
Aux jeunes accusés on associe plus facilement un
attentat dicté par une pulsion irrépressible ou une
marginalisation sexuelle, alors que les vieux cochons sont plus doux, plus
attentifs a la victime, ce qui n'atténue en rien la gravité de
leurs actes. Ils sont eux aussi victimes de relations, affectives comme
sexuelles, sous le signe de l'irrégularité, et cherchent a se
rassurer sur leurs capacités. C'est le cas de ce journalier proche de la
soixantaine qui a déclaré à sa jeune victime que «
malgré sa barbe blanche il était encore
bon »764. Toujours est-il que quels qu'ils
soient, ces criminels sexuels cherchent a jouer de leur statut, père,
voisin, ou tout simplement personne adulte765. Les attoucheurs,
quels qu'ils soient, cherchent dans l'innocence de la jeunesse une voie
dégagée vers un plaisir qui leur est soit interdit, soit
indispensable.
764 ADI&L, 2U, 719, affaire Dufourg.
765 Pour Anne-Marie Sohn, plus de deux accusés sur dix
sont des hommes de la famille, et 7% un voisin ou ami des parents.
(AMBROISE-RENDU (inédit), p. 245.).
Chapitre II : la victime
« On a tous tendance à voir dans la force un coupable
et dans la faiblesse une innocente victime. »766 Milan
Kundera.
La victime, parent pauvre des procès, n'est pas un
objet d'attention et son étude est plus délicate, et donc
brève, que celle de son agresseur. Du reste, elle est bien moins
à l'origine de l'attentat que ce dernier et intéresse bien moins
ceux qui cherchent une explication au crime. De plus, elle s'avère le
plus souvent être un acteur passif de ce dernier, qui plus est lorsque
c'est un enfant. Elle s'avère être avare en paroles, bien que
celles-ci aient parfois une portée et une importance qu'elle ne
soupçonne pas.
A l'inverse de ce qui a été fait dans le
chapitre précédent, nous allons commencer par un portrait de
celle-ci, basé sur les statistiques. Il a pour objectif de cerner ce
personnage moins connu afin de pouvoir par la suite en apprécier les
comportements.
Un personnage aux contours flous
L'institution judiciaire, qui multiplie au
XIXème siècle les données sur les
accusés, se fait plus discrète au sujet des victimes, et
très peu de statistiques lui sont consacrées. Il faut alors se
contenter des données issues du corpus de dossiers judiciaires, qui
offre un panorama limité a l'âge de celles-ci.
La répartition entre les sexes est la suivante : plus
de 82% des victimes sont des filles. Ce chiffre pourrait être
considéré au premier abord comme logique, au vu du sexe des
accusés et de la nature du crime. Anne-Marie Sohn ne constate pas autre
chose, avançant même que plus de 97% des attentats à la
pudeur ont été consommés sur des petites
filles767. Malgré tout, Ambroise-Rendu a relevé que
depuis les années 1880, nombre de textes législatifs et de
discours médiatiques nous montrent une égalité des sexes
entre les
766 Extrait de son roman L'Insoutenable
légèreté de l'être.
767 SOHN (1996-a), p. 42.
victimes d'abus sexuels768. Bien sûr, ces
annonces ne s'appliquent qu'à une période récente, mais
invitent à se questionner sur les plus anciennes. Il semble peu probable
que ce soient les envies et orientations des abuseurs qui aient pu changer en
un siècle. Nous devons donc formuler d'autres hypothèses : les
conséquences d'un attentat sur un garçon sont bien moins visibles
que celles sur une fille, et par leur nature, apparaissent aux yeux des
victimes comme sans grande gravité. Nous essaieront d'éclairer
ces propositions a partir des exemples qui ressortent des dossiers de
procédure.
Poursuivons notre travail de description par l'âge des
victimes : celui-ci a son importance car il fait varier les façons
d'aborder l'enfant, et modifie les pratiques sexuelles employées. En
Touraine, la majorité des filles sont abusées avant l'âge
de dix ans, pour les garçons l'estimation est comparable. En moyenne,
les premières citées sont agressées pour la
première fois autour de neuf ans et neuf mois, pour leurs homologues
masculins la moyenne s'établit a dix ans. Les chiffres sont semblables
pour les affaires incestueuses : neuf ans et sept mois769. La classe
d'âge la plus touchée est en revanche différente selon le
sexe : les filles les plus abusées ont dix ans, chez les garçons
la classe la moins épargnée est celle des douze
ans770. L'amplitude des âges relevés est moins
étendue pour les victimes masculines, ce qui est peut-être
dû a la faible représentativité de l'échantillon :
aucun garçon n'a été abusé avant quatre ans, aucun
après treize771. Pour leurs alter egos elle est plus
large puisque la plus jeune victime féminine a deux ans, et la plus
âgée dixsept. Si la quasi-majorité des enfants
abusés a entre huit et onze ans, c'est qu'ils commencent a
acquérir un semblant d'autonomie.
En effet, les enfants de la fin du XIXème
siècle sont mis à contribution, et ce dès le plus jeune
âge. Après l'école ou bien l'été, on leur
confie les volailles, puis ensuite les agneaux et les moutons, qu'ils doivent
mener aux pâturages. Avant la première communion les enfants des
deux sexes s'occupent des mêmes animaux. C'est par la suite que cela
768 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 247.
769 Chiffre corroboré par Anne-Marie Sohn pour qui plus de
la moitié des crimes incestueux sont perpétrés sur une
fille de huit à douze ans. (SOHN (1996-a), p.65.).
770 Comme les jeunes garçons sont souvent agressés
a l'école, ils sont donc plus nombreux que les filles a se faire
attoucher en groupe, ce qui peut déformer les résultats si, par
exemple, cinq individus d'une même classe d'âge sont victimes d'un
même instituteur. Cette altération est d'autant plus importante
qu'elle concerne un échantillon moindre que celui des files.
771 Pour cette limite haute, la raison est strictement
pénale : le viol sur un individu de sexe masculin n'est pas reconnu, et
se trouve inscrit dans les attentats à la pudeur. Ce qui impose que le
crime ait été violent pour qu'il soit passible de poursuites au
tribunal d'assises.
change : les filles se voient confiées les vaches et
les travaux de l'étable, ainsi que certaines tâches
ménagères. Les garçons doivent s'occuper des cochons puis
des boeufs772.
D'autres enfants sont placés en domesticité
après leur première communion, ou à la sortie de
l'école773. Dans les régions rurales, cette situation
touche un jeune sur quatre774. Cette mesure concerne en grande
majorité les filles, qui représentent plus de quatre domestiques
non-agricoles sur cinq775. Cette tradition est toutefois sur le
déclin dans les dernières décennies du
siècle776. Un attentat sur cinq est commis sur une fille
ayant une profession ancillaire - bergère, servante, fille de
ferme777. La promiscuité, à la manière des
affaires incestueuses, joue un rôle dans les débordements : un
folkloriste note à la fin du siècle que « les parents
couchent, en général, à la cuisine, tandis que les enfants
et les domestiques de l'un et l'autre sexe sont répartis dans les autres
chambres, souvent une seule »778. Les jeunes domestiques sont
souvent victimes du harcèlement sexuel de la part du maître, de
ses fils ou encore des autres domestiques779. Cela toucherait un
tiers de celles-ci780. Il n'est pas rare de croiser dans nos
archives des hommes qui changent très souvent de servantes pour cette
raison. Selon les estimations du Compte général de 1890,
un avortement sur dix est attribué à ces
dernières781. Les aspects néfastes d'une telle
occupation trouvent un écho dans l'affirmation suivante : seulement 6%
des attentats à la pudeur et 4% des viols touchent une fille de milieu
favorisé782.
Lorsque les enfants ne travaillent pas pour le compte de leurs
parents ou d'autrui, ils vont a l'école. Celle-ci est en fort
développement au XIXème siècle, et s'adresse
à une grande majorité des enfants. En effet en 1881 naissent
les écoles maternelles, qui sont toutefois
772 FARCY (2004), p. 23-24.
773 Ibid., p. 46. La situation pour ces enfants est meilleure
dans les petites exploitations où « ils font partie
de la famille ~, dans les grandes fermes c'est au contraire une
attitude despotique qui l'emporte.
774 Ibid., p. 59.
775 CHARLE (1991), p. 317. Les données
énoncées sont pour l'année 1866, et prennent en compte les
individus de tous âges.
776 Ibid., p. 144. Leur nombre baisse de 120 000 unités
entre 1882 et 1892.
777 SOHN (1996-a), p. 252.
778 SEGALEN (1980), p. 142.
779 FARCY (2004), p. 51.
780 SOHN (1996-a), p. 252.
781 Anne MARTIN-FUGIER, La place des bonnes : la
domesticité féminine à Paris en 1900, Paris,
Grasset,
1979, p. 339.
782 SOHN (1996-a), p. 253.
le fait du milieu urbain783. Un an plus tard, on
compte en Touraine 610 écoles primaires, laïques comme
congréganistes, pour 282 communes. Selon les données issues des
recensements, les trois quarts des filles âgées de six à
treize ans sont inscrites dans une école, mais impossible de
déterminer combien la fréquentent régulièrement.
Dans tous les cas celles qui sont attaquées a l'école ou sur le
chemin de l'établissement ne sont pas les plus nombreuses.
Les profils donnés sont assez peu bigarrés dans
les chiffres, ce qui est normal au regard de l'âge des victimes. A
présent que nous connaissons mieux les enfants de cette époque,
voyons quels sont les moyens employés par les agresseurs pour les
abuser, au deux sens du terme.
Corruption de l'innocence
Nous l'avons dit, l'enfant se caractérise par son
innocence a priori, et c'est d'ailleurs ce qui attire une partie des
agresseurs. Ils y voient la promesse d'une manipulation facile et par
conséquent de rapports profitables. Mais parfois le criminel a une
vision plus large que celle qui réduit cette liaison à une seule
relation sexuelle. Il se met en tête d'éduquer à sa
manière la jeune victime, et d'en faire une femme dans le corps d'une
fillette. De tels faits sont très tôt pris en compte dans
l'optique de défendre les bonnes moeurs de la société
française. Dès 1810 le code pénal prévoit une
répression en correctionnelle de la « corruption de la jeunesse
», celle-ci ayant un large cadre puisqu'elle concerne toute personne
âgée de moins de vingt-et-un ans.
Les faits extraits des dossiers judiciaires nous renvoient
l'image d'un homme qui cherche, consciemment ou non, à devenir en
quelque sorte le mari de la petite fille. La comparaison n'est pas valable pour
les attentats sur les garçons, mais seulement pour des raisons verbales
: un homme ne peut pas être le mari d'un autre homme. Mais cela
n'empêche pas de construire une relation comparable dans les actes et
dans leur évolution, ainsi que dans les sentiments qui animent
réciproquement les deux partenaires. Au XIXème
siècle la virginité féminine avant le mariage ayant
l'importance qu'on lui connaît, il revient donc au mari d'éduquer
sexuellement cette oie blanche qui lui a été confiée.
783 FREDJ (2009), p. 218. Elles sont au nombre de vingt-trois en
Indre-et-Loire en 1882.
On peut poursuivre cette comparaison en égrenant les
différentes étapes qui mènent à l'union finale.
Bien entendu des dissemblances entre les cheminements, puisque dans les franges
élevées de la société les futurs époux en
règle générale ne quittent pas le cadre d'une relation
platonique. Ils se « découvrent » donc seulement lors de la
nuit de noces, alors que dans les classes populaires les relations ont
déjà pu être plus élaborées sur le plan
sexuel. Cela ne va pas jusqu'à consommer le mariage avant qu'il ait eu
lieu, mais néanmoins on commence à en parler et même
à expérimenter. Les baisers et les caresses se trouvent
bientôt accompagnés des premiers effleurements sur les parties
sexuelles. Enfin la nuit de noces est traditionnellement celle du
dépucelage de la tendre épouse.
Cette gradation dans les actes a sa place également
dans les relations criminelles entre un adulte et un enfant - nous
l'évoquerons plus en détail dans quelques pages. Seulement, comme
dans les mariages dont nous venons brièvement de retracer quelques
traits, il faut préparer le terrain. En effet brusquer l'enfant
dès le départ serait une bien mauvaise idée, qui lui
ferait perdre toute confiance, et qui pourrait même amener à une
dénonciation sans tarder. L'abuseur doit donc avancer dans sa
démarche de pervertissement patiemment, et procéder par
étapes.
La première est verbale : la mise en confiance passe
par là, donc les premiers pas vers le pervertissement également.
Les juges d'instruction et les procureurs se font souvent l'écho de
telles manoeuvres : « A toutes trois il essayait de corrompre
l'imagination, et leur apprenait toutes sortes de termes obscènes
»784. Il ne faut jamais sous-estimer la curiosité d'un
enfant, qui plus est s'il n'a pas encore acquis les codes de la
société relatifs à la sexualité. « La
curiosité est un vilain défaut », a-t-on coutume de dire.
Cet adage bien souvent destiné aux enfants n'est que peu suivi, on peut
le constater dans les dossiers judiciaires. Nombreux sont ceux qui bravent les
interdits parentaux avec la candeur qui sied à leur âge.
Beaucoup savent de quoi il en retourne et ne sont pas dupes de
la nature des propos auxquels ont soumet leur attention. On parle de «
cochonneries » et cela ne plaît pas à tous les enfants,
toutefois la grande majorité n'y voir rien de grave, tout juste quelque
chose d'un tant soit peu révoltant. Pour passer outre cet a
priori qu'on inculqué les
784 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet. La citation est extraite
de l'acte d'accusation.
parents, l'agresseur peut employer une manoeuvre
détournée qui consiste à masquer la finalité des
mots en leur donnant les apparences d'un jeu, ou du moins d'une plaisanterie.
Le meilleur endroit pour apprendre étant l'école, la plupart des
situations de ce genre s'y déroulent. Un jeune instituteur libre est
assez proche de ses élèves et pendant la classe se permet de
faire avec deux doigts de la main gauche une sorte de trou dans lequel il fait
passer avec un mouvement de va-et-vient un doigt de la main droite, tout en
riant785. Les élèves font de même et de bon
coeur, car ils ne voient pas pour quelles raison peu avouables leur
maître leur raconte cela. Les garçons semblent d'ailleurs bien
plus prompts a rire de ce genre de choses, mais il faut reconnaître que
les filles n'ont pas la même éducation.
Mais revenons aux différents aspects que revêt la
corruption. Le premier d'entre eux est d'ordre verbal, et consiste, comme une
sorte d'étape préliminaire, a mettre des mots sur les
éléments qui constituent le corps humain, et plus
précisément sur les organes sexuels, bien entendu. Ce sont les
tentatives de débauche les plus courantes, les plus inoffensives aussi.
L'agresseur peut instruire sa victime sur le sexe masculin comme sur le
féminin, toutefois il préfère le premier dans la plupart
des cas. L'éventail du vocabulaire employé est très large,
sans doute influencé par les particularismes locaux, allant des
classiques « verge » et « bitte » aux expressions plus
recherchées, telles que « la carabine » ou « le gros
pouce ». Le lexique employé peut donc être classé en
deux catégories, qui à défaut d'avoir les mêmes
méthodes gardent les mêmes objectifs. Pour corrompre l'imagination
de la jeunesse avec de vilains mots, on peut aussi leur adjoindre des dessins
qui feront le lien entre le côté abstrait du vocable et le concret
du visuel786.
Deuxième aspect du pervertissement, celui d'ordre
visuel. Il se rapproche fortement de l'exhibitionnisme mais comporte une nuance
tout de même. Nous l'avons vu, l'homme qui se montre nu cherche avant
tout à se rassurer sur son intégrité physique. Ici il en
fait de même, mais ajoute a cela une référence a
l'évolution physiologique future de l'enfant. En d'autres termes il
cherche a lui montrer comment il sera conformé lorsqu'il aura atteint sa
pleine maturité sexuelle.
785 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
786 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard. Ce domestique a
montré à un groupe de petites filles deux esquisses
représentant des verges, accompagnées de descriptions
obscènes : « Pine à pucellage », « Mlle plotte
mais couilles » ainsi que « Pine à putin de bordel ».
Quand la victime est de sexe masculin, ce qui ressemble a un
cours d'éducation anatomique a pour objet la verge. Loin de
l'idée de l'agresseur de détailler les éléments qui
composent les organes reproducteurs de l'homme, il va plutôt en
décrire l'utilité. Bien sûr il y a dans ces manoeuvres une
autoglorification, une vantardise qui font dire a un soixantenaire lochois ((
Tiens quand tu seras grand tu en auras une comme ça
»787. Mais le caractère éducatif est là,
l'adulte cherchant a éveiller l'admiration sur sa personne, et l'envie
de devenir comme lui, tout au moins dans les « proportions ». Parfois
il arrive que l'agresseur mêle a la séduction le caractère
de la corruption, en flattant sa victime. Bien sûr il serait
étonnant que celle-ci prenne le compliment comme tel, toujours est-il
que les intentions sont là. (( Il doit être beau ma foi, à
ton âge ! », lance un vieil homme qui cherche a attirer un
garçon d'une douzaine d'années788.
On remarque en parcourant les dépositions et les
témoignages que si les accusés sont diserts au sujet de leur
membre viril, ils le sont nettement moins quand il s'agit d'évoquer
celui de la gent féminine. Difficile de le croire tant il semble les
attirer, eux qui désirent le toucher voire même lui (( faire du
bien ». En effet on peut mettre des mots dessus - la (( mignonne »
par exemple - mais quand il s'agit de rentrer dans le vif du sujet et de le
décrire, les bouches se ferment. Peut-être est-ce là un
dernier vestige du respect dû à l'intimité féminine.
Décrire c'est « vulgariser », à comprendre ici aux deux
sens du terme. Une seule affaire nous donne à voir le contraire : celle
de deux petites filles toutes deux âgées de onze ans, qui ont pour
leur malheur croisé le chemin d'un journalier qui s'est manifestement
mis en tête de les instruire sur leur anatomie789. L'une
d'elle a envoyé un billet à son amie sur lequel on pouvait lire :
(( Je te dis que j'ai une bite qui est petite. Un biteau qui est bien gros et
du poil qui commence à pousser ». Il semblerait que l'homme ait
informé la petite sur l'existence de son clitoris, et c'est d'ailleurs
l'unique évocation de ce type dans nos sources puisque seuls les
médecins légistes semblent s'y intéresser et en parler.
Le pervertissement des petites filles et des jeunes demoiselles
passe également par la fière évocation du membre viril.
De telles situations amènent parfois, quand elles sont
787 ADI&L, 2U, 637, affaire Musnier.
788 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
789 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. La petite avoue avoir
écrit ce petit papier, mais précise que c'est l'accusé qui
lui a appris tous ces mots.
exagérées, a se demander s'il n'y a pas une
touche d'érotomanie dans de telles pratiques. L'admiration des
agresseurs pour leur propre objet phallique ne se dément pas, et ils
tentent par là même de provoquer un semblable engouement chez leur
victime. Évidemment ceci a également un objectif fonctionnel qui
est d'attirer l'enfant a le toucher, voire à le masturber. Vient ensuite
l'évocation de la fonction du membre érectile vis-à-vis de
la gent féminine. L'autosatisfaction grimpe encore d'un cran lorsqu'un
journalier soixantenaire qui exhibe fièrement son sexe dit que «
c'*est+ bien joli que c'*est+ pour amuser les femmes » 790. Il
récidive quelques années plus tard, annonçant « que
les femmes aim[ent] bien ça quand elles [sont] grandes ».
Il faut à présent en dire plus sur cet âge
fameux où les fillettes deviendront des femmes et pourront elles aussi
s'amuser avec cette curieuse chose. Les agresseurs restent très
terre-à-terre sur ce sujet et font preuve de bien moins d'imagination
que lorsqu'il s'agit de nommer leur verge. Aucun ne mentionne les
règles, tous en revanchent évoquent les poils pubiens. L'aisance
avec laquelle ils parlent des leurs - « Mets-y donc ta main tu verras
comme il y a du poil »791 - prouve l'importance symbolique
qu'ils y apportent. Peut-être parce que la caractéristique est
commune aux deux sexes, elle incarne la nubilité pour la fille et le
« pouvoir sexuel » pour les garçons. « Tiens, voila le
plaisir du ménage, regarde donc ça ne te fera pas de mal et quand
tu seras grande tu auras du poil à ton cul [à prendre ici au sens
de poil pubien] tout comme moi », proclame sans vergogne un scieur de
long792. On peut relever au passage l'ambivalence du discours
corrupteur : alors qu'il reconnaît que les plaisirs de la chair sont
réservés aux grandes personnes, il n'a cure d'en
révéler l'instrument a une enfant. Il semble ne pouvoir
résister a l'envie d'être le premier a révéler a la
petite fille ce qui en fera une grande.
Bien évidemment le rôle dévolu à la
femme par la société toute entière est de perpétrer
l'espèce en offrant au monde de beaux enfants. C'est l'étape
suivante du discours corrupteur, mais arrêtons-nous un instant pour
remarquer que ces hommes, si prompts dans leur agression à vouloir
éviter toute grossesse de la jeune fille, parlent bien souvent de cet
objectif de procréation au moment de débaucher la victime.
Lorsque le but de la discussion est purement éducatif - quand ne se
cache pas derrière la promesse d'un
790 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.
791 ADI&L, 2U, 674, affaire Grosbois.
792 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
attentat imminent -, ils ne sont pas plus nombreux à
évoquer le plaisir charnel que la mission reproductrice. Peut-être
est-ce là une volonté de garder la confiance de la petite
interlocutrice en restant dans le cadre dans lequel la sexualité est
traditionnellement confinée - du moins dans les conversations avec les
enfants. Et si certains soulignent l'amusement lié a l'activité
sexuelle et prennent soin d'associer la femme dans les voluptés de la
chair, d'autres sont plus volontiers misogynes. Émile Trouvé n'a
que dixneuf ans mais a déjà une idée bien précise
du rôle dévolu selon lui à la gent
féminine793. Devant témoin il n'hésite pas a
exposer ses projets concernant la jeune domestique de douze ans qu'il se plait
a séduire au point de la rendre semble-t-il consentante à ce qui
était au début un acte criminel en bonne et due forme. Un
témoin déclare que le jeune homme a dit « qu'il allait la
dresser en s'amusant cette année et que plus tard elle ferait une
fameuse putin, qu'il était bon maître d'école ». Voila
donc le seul exemple avoué d'instrumentalisation de la jeune fille comme
« objet sexuel ». La plupart, bien que similaires sur le fond, s'en
distinguent sur la forme, comme ce cultivateur qui dit a sa victime consentante
que le Bon Dieu a fait les petites filles exprès pour qu'on leur fasse
cela794.
Plus nombreux sont ceux qui voient dans leur jeune victime une
future mère voire un futur père, et qui comptent bien lui
apprendre comment le devenir. L'exemple que nous avons trouvé concernant
un garçon ne va pas aussi loin dans la description de la fabrication des
enfants que ceux qui s'adressent aux filles. Un enfant de dix ans se voit dire
« Tu bandes, tu ferais bien des enfants » par son voisin qui pourrait
être son grandpère795. Mais puisque la plupart des
victimes sont de sexe féminin, ces dernières sont bien plus
nombreuses à subir de tels discours. Ici l'éducation
délaisse le membre viril pour s'intéresser de plus près au
sperme, dont l'importance n'est jamais démentie dans l'esprit des
hommes, et pas seulement celui des abuseurs d'enfants. Certains se font vagues
comme ce vigneron de soixante-trois ans qui montre son sexe en apprenant aux
petites filles que c'est par là que les enfants sortent796.
D'autres mêlent la théorie a la pratique et lancent au moment
fatidique : « Regarde bien ce qui va sortir de là-dedans, c'est
avec ça
793 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
794 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.
795 ADI&L, 2U, 674, affaire Landais.
796 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
qu'on fait les enfants ))797. Comme ce n'est
visiblement pas assez, on peut rentrer encore plus dans les détails
à la manière de ce domestique qui explique après
éjaculation à ses trois interlocutrices qu'il faut quatre verres
de cela pour concevoir un enfant798. Quand certains ajoutent
à cela des dessins représentant un homme et une femme faisant
l'amour799, il ne reste en somme plus que la pratique pour que ces
jeunes enfants perdent totalement leur innocence. C'est le stade auquel est
arrivée une fillette de six ans qui annonce - fièrement ? -
à sa mère : « Tu me disais que c'était le bon
Jésus qui envoyait les enfants mais c'est papa qui m'a fait
))800. C'est ce que regrette une mère de famille qui se
confie au curé du village, lui avouant que sa fille de dix ans «
était instruite dans tous les menus détails sur ce qui concerne
les choses du sexe ))801.
Cette méthode est régulièrement
employée par les auteurs de crimes incestueux, sans doute par ce que
leur position naturelle d'éducateur de leurs enfants les y pousse plus
sûrement que les autres. Leur sensation d'omnipotence et leur
volonté de faire de leur fille leur bien personnel et inaliénable
les incite à vouloir être leur premier amant, et avant toute
chose, le premier à leur révéler comment elles ont
été conçues. Un couvreur amboisien en est le parfait
exemple, voici son discours : « Prend une serviette, je vais te faire
comme je fais à ta mère, je vais te montrer comment se fait un
petit enfant, tu n'es pas assez bête de croire qu'ils viennent par le
chemin de fer au moins comme cela tu le sauras * · ·+
))802.
Dernier exemple de corruption, et pas des plus rares, celui
qui consiste à inciter les enfants à se faire des attouchements
entre eux. Cette situation relève indéniablement de la
perversité de celui qui en est a l'origine. Si l'un d'eux ne fait que
conseiller a un petit garçon de relever les jupons des filles, d'autres
n'hésitent pas a aller plus loin803. Nous avons
recensé plusieurs cas de cet acabit, dont celui d'un homme qui demande a
une petite victime de masturber son petit frère, ou un autre qui incite
à en faire de même sur
797 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
798 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.
799 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
800 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
801 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.
802 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
803 ADI&L, 2U, 672, affaire Picard.
des petites filles : « Quand tes petites soeurs seront
couchées, tu relèveras leur chemise et tu mettras un doigt dans
leur derrière »804.
La corruption de la jeunesse obéit à une
volonté double : premièrement, l'adulte souhaite avoir la
primauté sur l'éducation sexuelle de la jeune victime. Bien que
cela soit impossible à vérifier dans la plupart des cas, il
semble que cette manoeuvre ne cache pas nécessairement un viol a court
ou long terme. Le plaisir d'apprendre à son prochain, qui plus est des
choses interdites, prime. Deuxièmement, l'agresseur veut créer un
lien avec sa victime, afin que celle-ci s'enthousiasme en retour. C'est
l'expression se rapportant le plus a l'exhibitionnisme, qui a pour but de
susciter l'admiration afin de redonner confiance en lui à l'agresseur.
Bien que de telles manoeuvres ne constituent pas un crime du point de vue
pénal, en réduire la signification serait maladroit. Elles
restent très mal vues, aussi bien par les citoyens ordinaires que par
les magistrats. Ambroise-Rendu nous offre l'exemple d'un président de
cour d'assises qui semble accorder bien plus d'importance a la notion de
pervertissement de la jeune victime qu'à celle d'attentat physique, qui
ne souille que le corps805.
Attirer et maîtriser l'enfant
Nous avons analysé en amont comment les criminels
sexuels séduisaient leur jeune victime, ou bien la violentaient pour
mieux la duper. La recherche d'une petite fille ou d'un petit garçon que
l'on connaît et qui aura confiance, ou bien d'une idiote, sont des atouts
pour parvenir à ses fins806. Soit parce que ces ruses ne sont
pas suffisantes, ou tout simplement parce que l'abuseur n'a pas jugé bon
de s'en servir, il existe une autre moyen de forcer la confiance de la future
victime : les menaces ainsi que les promesses et les rétributions.
Il faut bien noter que les intimidations dont il est ici
question ne mènent pas toute à une violence exercée sur la
victime. Dans la majorité des cas la victime s'exécute et
évite le châtiment promis. Il est impossible de quantifier ces
brutales approches car tous les enfants n'en parlent sans doute pas. En
revanche lorsqu'ils le font, on peut évaluer les proportions que
prennent telles ou telles menaces.
804 ADI&L, 2U, 713, affaire Elmanouvsky, 647, affaire
Ligeard.
805 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 174.
806 Un viol sur cinq et 6% des attentats à la pudeur
touchent une idiote. (SOHN (1996-a), p. 252).
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les attoucheurs n'ont
pas peur des mots : dans quatre cas sur dix, ils terrorisent l'enfant en le
menaçant de mort. Les formules employées peuvent être
classiques comme plus originales, ce qui n'est pas forcément une
mauvaise idée car cela peut impressionner encore plus la victime, car on
n'emploie pas le terme, assez vague finalement, de « mort », mais un
autre qui renvoie plus à une réalité. On trouve,
pêle-mêle, des hommes qui brandissent un couteau, qui parlent de
pendaison, d'étouffement, ou encore de jeter les enfants dans un puits.
Il est important de souligner que ces formes de pression sont surtout le fait
des pères incestueux, qui savent que leur victime ne peut fuir leur
présence et donc cette épée de Damoclès. Viennent
ensuite d'autres formes d'intimidation qui regroupent plus d'un tiers du total,
et toujours dans le registre de la violence physique : on parle de battre la
petite victime, avec les mains, un fouet ou encore une règle
d'école. Plus en retrait, les chantages à la prison : dans 13%
des affaires l'accusé a sans scrupules menacé de prévenir
les gendarmes ou d'envoyer l'enfant derrière les barreaux. Enfin,
dernier groupe représentant un cas sur dix, celui des menaces
incertaines, dans un futur plus ou moins lointain : un jeune homme tente
d'épouvanter sa victime en lui annonçant que si elle ne consent
pas a se laisser toucher, son camarade lui fera la même chose que lui
essaie déjà de faire807. La plupart du temps,
l'agresseur se contente d'annonces comme « Tu me le paieras » ou
« Je te retrouverai ». Cette technique pour soumettre l'enfant a sa
volonté n'est pas la plus répandue, bien plus souvent le criminel
emploie une voie plus louche, celle des promesses et des
rétributions.
Celles-ci sont un peu simples à chiffrer car elles
laissent des preuves matérielles - sauf dans le cas d'une promesse sans
effet. Quatre victimes sur dix ont été approchées de la
sorte. On peut classer ces présents en trois catégories :
l'argent, les objets, et la nourriture et les boissons. Dons et promesses
confondues, le première groupe regroupe 43% du total, contre 21% pour le
deuxième et 36% pour le troisième808.
Le numéraire proposé est, à la
façon des règlements infrajudiciares, dépendant de
la volonté et de la bourse de l'agresseur. L'amplitude
constatée est importante, allant de la
807 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.
808 Si l'on sépare les dons effectués des promesses
non-tenues, les chiffres sont sensiblement les mêmes : tout au plus il y
a une plus grande propension a proposer de l'argent quand il s'agit de ne pas
le donner ensuite.
pièce d'un sou - équivalente à cinq
centimes de franc - aux pièces de plusieurs francs. Toutefois dans la
majorité des cas, surtout quand la victime est très jeune, on ne
parle que de centimes. Anne-Marie Sohn a été plus loin dans la
description, fixant le prix « d'achat )) d'un enfant entre dix et
vingt-cinq centimes809. On en trouve même qui se paient le
luxe d'un cynisme invraisemblable : « Je te donnerais bien dix sous, mais
je ne peux pas, je n'ai que des pièces de vingt sous sur moi »,
annonce un jeune journalier à sa victime810 ! Beaucoup de
celles-ci vivent dans des familles aux revenus modestes, ce que leurs bourreaux
savent bien, c'est pourquoi l'argent leur apparaît comme un bon moyen
pour corrompre l'enfant, ou d'éviter une possible dénonciation.
Ces derniers peuvent se laisser tenter par ce qui leur apparaît comme une
certaine forme d'autonomie vis-à-vis des parents.
Dans la deuxième catégorie se trouvent les
objets les plus divers, proposés en fonction du sexe de la victime, de
son âge ou de ses goûts. Comme les filles composent la
majorité de celles-ci, les habits, et notamment les robes, ainsi que les
bijoux, occupent une place de choix dans cet inventaire. On trouve
également des fleurs, des objets moins féminins comme des jouets
ou des images, obtenues en classe, et même des consommables à
résonance plus masculine, les cigarettes par exemple.
La nourriture et la boisson ont une importance semblable a
celle de l'argent dans la tête de l'enfant. La pauvreté dans
laquelle il vit parfois le prive des plaisirs sucrés offerts aux autres,
aussi les récompenses les plus courantes sont des fruits - souvent des
poires et du raisin -, des friandises ainsi que des gâteaux. La
proposition peut viser les aliments de base, que la victime est contente de
ramener chez ses parents car cela lui donne l'impression d'être utile au
fonctionnement de la famille et d'en défendre la
pérennité. Les pommes de terre et le pain sont donc les
comestibles les plus fréquemment offerts, sans doute également
parce c'est ce que les abuseurs ont sous la main811. Pour ce qui est
des boissons, les propositions de ce type sont rares, et ne concernent que les
garçons.
809 SOHN (1996-a), p. 75. Ces données ont
été calculées sur la période antérieure
à 1914.
810 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.
811 Le pain est une denrée de base, en 1880 chaque
Français en consomme 295 kilogrammes par an, donc près d'un par
jour. Par la suite ce chiffre décline, la consommation devient plus
variée. (BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ (1995), p. 348.).
La majeure partie des enfants abusés accepte la
contrepartie offerte, sans penser à mal la plupart du temps. Une jeune
fille de douze ans avoue sans honte : (( cela me plaisait beaucoup car il me
faisait toujours des cadeaux »812. Une autre se fait encore
plus explicite : (( Si je l'ai fait c'est l'appât des sous qu'il me
donnait qui m'a décidé », racontet-elle813. Sans
en comprendre les tenants et aboutissants, une poignée de victimes se
donne a l'agresseur avec l'innocence qui sied à son statut. (( Je me
suis laissée faire ne sachant pas que c'était mal »,
explique une fillette de neuf ans814. Une fois encore, la pudeur
d'une partie de la société au sujet de la sexualité, et du
corps en général, est a l'origine de telles situations. ((
J'ignorais complètement la chose a laquelle il m'avait initié
», se défend un jeune homme abusé dans sa
jeunesse815. Néanmoins chez certaines, idiotes, la raison
n'est pas d'ordre culturel : (( Elle a dû se laisser faire sans avoir
conscience de la gravité des actes auxquels se livrait *l'accusé+
»816.
D'autres sont en revanche plus vénales et pratiquent
une sorte de prostitution appliquée aux mineurs. De la sorte on
découvre des jeunes filles qui recherchent, faisant fi de la
pudibonderie de l'époque, à profiter de l'attirance de certains
hommes pour les corps pas encore formés. Un exemple illustre
parfaitement ce point, et a pour décor la ville de Tours, ce qui n'est
pas anecdotique puisque c'est visiblement le lieu de prostitution le plus connu
du département. La jeune Mathilde, a peine âgée de treize
ans, et fille d'une prostituée, (( accoste », selon le terme
employé par les témoins, des inconnus sur les quais, en compagnie
de ses amies du même âge817. Lorsqu'elle voit passer un
domestique d'une quarantaine d'années, elle dit a ses camarades qu' ((
il a l'air cochon », et lui demande de les suivre dans un coin
reculé.
Le consentement peut même, dans certains cas assez
rares, être le fait d'un réel plaisir éprouvé par
l'enfant. « C'est toujours volontairement que je me suis donnée
à lui », avoue une jeune fille de douze ans818. Une
autre du même âge protège même cette relation
interdite, informant une domestique qui lui fait des remarques que cela ne
la
812 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
813 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
814 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
815 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
816 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
817 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.
818 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
regarde pas819. Parfois ce sont elles, qui
déjà touchées par le même homme, finissent par se
laisser faire et demandent a ce qu'il s'amuse en leur compagnie. En
règle générale une telle relation s'établit avec
une adolescente, ou presque, mais ce n'est pas pour cela qu'elles sont
réglées et donc « femmes ~ sexuellement parlant. En effet
cet état n'est pas forcément nécessaire pour ressentir les
prémices des plaisirs de la chair : « Toute muqueuse
génitale excitée chez l'enfant engendre un plaisir qui est
d'ordre physiologique, par sécrétion d'une hormone, l'ocytocine
», explique un psychiatre820. Sigmund Freud écrit en
1905 dans La Sexualité infantile que celle-ci n'est pas la
réalisation directe d'une activité sexuelle, mais plus
généralement d'une recherche du plaisir821. Attention
toutefois à ne pas inverser les rôles : « Les enfants sont
toujours ceux qui souffrent de l'exploitation sexuelle, même quand ils
participent volontairement et avec enthousiasme aux rapports sexuels »,
défend une psychiatre822.
La situation opposée mais rarissime, a savoir l'absence
de plaisir, peut pourtant amener aux mêmes abus. Puisque la victime n'a
pas mal, au contraire de la majorité, elle ne conçoit pas que
l'acte auquel elle se soumet puisse être tout de même
répréhensible. Cette position n'est pas sans rappeler celle
occupée par une partie de l'opinion et des parents, face a l'absence de
conséquences physiques observables. Euphrasie, petite fille d'une
demi-douzaine d'années, en est le parfait exemple : « Cela ne me
faisait pas trop de mal, mais cela ne me faisait pas trop de bien non plus
», déclare-t-elle823. La découverte des sens et
la curiosité sont donc a l'origine de ces situations.
La victime n'est curieuse des attouchements dont elle est
l'objet justement parce qu'elle ne se sent pas victime d'un acte
répréhensible aussi bien moralement que pénalement. La
recherche du plaisir emprunte des chemins dont elle ne saisit pas
l'inadéquation a son âge. « *...+ Je voulais voir ce que
c'était », répond une petite fille au magistrat qui lui
demande pour quelle raison elle ne s'est pas débattue824.
Comme Fénelon deux siècles plus tôt dans son
Traité de l'éducation des filles, les abuseurs semblent
se dire que « la
819 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
820 SIMON (2004), p. 45.
821 Nadeije LANEYRIE-DAGEN (dir.), Les grands
évènements de l'histoire des enfants, Paris, Larousse,
1995.
822 Suzanne M. SGROI (1986), cité dans Yves-Hiram L.
HAESEVOETS, L'enfant victime d'inceste : de la séduction traumatique
à la violence sexuelle, 2ème édition,
Bruxelles, De Boeck université, 2003, p. 117.
823 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
824 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
curiosité des enfants est un penchant de la nature *...+ ;
ne manqu*ons+ pas d'en profiter ».
Il n'est pas étonnant que la victime ne comprenne pas
la gravité de ces actes, car n'ayant pas les connaissances suffisantes
sur ce sujet, elle n'y voit qu'une sorte de jeu éducatif. Certaines s'en
font d'ailleurs l'écho devant le magistrat instructeur sans aucune honte
: « Je ne résistais pas, car cela m'amusait », déclare
une jeune fille abusée par son père, puis devenue
consentante825. Les garçons semblent être assez
imprégnés par ce mode de pensée, sans doute parce que les
exemples que nous avons trouvés ne comportent que des actes de
masturbation réciproque. Cela les fait même rire, signe sans doute
que leur ressenti physique n'est pas celui que l'agresseur aurait attendu. Cet
esprit du jeu influence grandement la jeune victime, qui participe activement a
ce qu'elle ne sait pas être un crime. Âgée de huit ans, une
Tourangelle ne contredit pas l'accusé lorsqu'il raconte qu'une fois
qu'elle a relevé ses jupons sur sa demande elle a demandé a ce
qu'il lui fasse voir le sien826. Une fois que l'homme s'est
exécuté, elle aurait même ajouté : « Je
voudrais bien toucher aussi ». La curiosité des enfants n'est plus
a démontrer et les mène parfois sur des chemins dangereux.
L'acte leur semble si ludique que les petites victimes en
entraînent innocemment d'autres. Une petite, victime des agissements de
son père, lui amène ses camarades de classe, sans paraître
traumatisée par cette faveur qu'on lui demande827. Dans une
autre affaire une des fillettes ne refuse pas les propositions
malhonnêtes qu'on lui a formulées, précisant par contre :
« Je veux bien mais après ma petite camarade »828.
Pire encore, cette corruption a parfois des conséquences au sein
même de la famille, en témoigne une adolescente qui, abusée
par son père demande un jour a sa jeune soeur : « Pourquoi ne
veux-tu pas le faire avec papa ? Moi ça me fait du bien !
»829.
Si l'immense majorité des enfants victimes d'attentat
reste sans défense face aux atteintes dont ils sont l'objet, une
petite partie de ceux-ci, souvent âgés, se débat
tant bien que mal. Bien évidemment, le déséquilibre des
forces fait que jamais il ne peut
825 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
826 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
827 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.
828 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
829 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.
prendre le dessus sur son agresseur, cependant il peut, par sa
vaillance ainsi que son endurance, l'amener a abandonner ses odieux desseins.
On comprend bien toute l'importance de la révision pénale de
1832, car face a un adulte non seulement il faut que l'enfant ait la force de
se défendre et surtout d'en imprimer les marques sur le corps de son
agresseur, mais aussi il faut qu'il en ait eu seulement l'idée. Et
lorsqu'il s'agit de défendre son intégrité physique et
morale, les petites filles et les petits garçons ne manquent pas de
ressources. La plupart du temps ils menacent d'appeler parents et gendarmes, se
contentent de mettre des coups de pieds ou des gifles a l'assaillant, parfois
en criant « a l'assassin !». D'autres font preuve de plus
d'originalité : on peut lancer des pierres et même des mottes de
terre, menacer de faire mordre le chien, voire même de faire pipi dans la
main.
Les abuseurs, conscients de ces possibilités de
révolte, anticipent parfois, comme ce domestique qui prend soin
d'arracher les sabots de sa malheureuse proie afin d'en éviter toute
utilisation à son encontre830. De la même façon,
un certain nombre d'agresseurs s'emploie au préalable a neutraliser la
victime, en lui tenant les mains et lui entravant les mouvements des jambes -
ce qui peut laisser des traces sur le corps de l'enfant et amener a une
qualification d'attentat a la pudeur avec violence. Dans une affaire
incestueuse, le père maîtrise sa fille et se contente d'attendre
qu'elle s'essouffle pour la violer. Dans près de 3% des cas, il
l'empêche de crier, soit en mettant sur sa bouche un linge, soit sa main,
voie même en lui serrant la gorge - cette manière de
procéder étant la marque du viol. Dans de rares cas, l'abuseur ne
s'embarrasse pas de telles brutalités, et fait boire du vin au
préalable ou des liqueurs à sa victime : « Il les faisait
boire jusqu'à leur faire perdre la raison »831.
Ainsi l'enfant, lucide sur ses chances en cas de lutte,
préfère parfois ruser, ce qui peut effectivement avoir une
incidence puisque certains agresseurs n'osent pas employer a outrance leur
force physique, et se retirent. Malgré tout, ce
déséquilibre inhibe la plupart du temps la jeune victime, qui se
laisse faire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle consente à quoi
que ce soit. « La frayeur de la victime lui enlevait la force de crier
», écrit
830 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
831 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
un procureur832. Elle se contente de pleurer, de
crier voire d'implorer, ce qui peut suspendre l'agression dans certains cas.
Malheureusement, tous ces moyens offerts à la victime n'ont souvent
aucun effet, et laissent l'agresseur en user a sa guise.
-o-o-o-
Si les agresseurs sexuels se prêtent déjà
mal au petit jeu de la classification, que dire de leurs victimes. Ce statut
dépendant de l'attentat et donc de la volonté de son auteur,
l'enfant abusé n'est pas réellement acteur du crime. Aussi
puisque sa personne et sa personnalité sont assez peu
déterminantes dans l'agression, en étudier les contours perd de
son intérêt. Ce n'est pas parce qu'une petite fille est servante
qu'elle se fait attaquer, mais parce qu'on la voit avant tout comme un
être doublement fragilisé, par sa condition d'enfant ainsi que de
domestique.
La corruption de la jeunesse n'obéit pas tout a fait
aux mêmes règles. Elle sert avant tout chose a servir le
narcissisme de l'agresseur, qui éduque pour mieux dominer. Cette
domination est toujours l'objectif final de l'abuseur, seulement les chemins
empruntés pour y arriver ne sont pas toujours identiques. Quoi qu'il en
soit, une multitude de contraintes s'offrent a lui afin de forcer l'enfant :
verbale, visuelle, tactile, et bien sûr physique833. Quand
certains préfèrent la rapidité alliée a la force,
d'autres privilégient l'agression « en douceur » : la mise en
confiance de la victime, les liens - paternels, de camaraderie ou
d'éducation corruptive - noués, puis par une gradation des actes
jusqu'à la satisfaction de cette passion.
832 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
833 SIMON (2004), p. 40-47.
Chapitre III : L'attentat et ses
conséquences
A présent que nous avons présenté les
lieux de l'agression, ses deux protagonistes ainsi que les méthodes
employées pour y arriver, il reste à rentrer dans le vif du
sujet. Tant de paramètres matériels et humains entrent en jeu et
doivent être décryptés, alors que l'attentat ne dure
généralement qu'une poignée de secondes, quelques minutes
tout au plus. En revanche, leur incidence sur l'existence de l'agresseur comme
celle de la victime est bien plus étendue.
De la masturbation au viol, panorama des diverses
pratiques sexuelles
L'ensemble des dossiers de procédures nous offre un
tableau diversifié des pratiques sexuelles relatives a l'attentat a la
pudeur et au viol. Celles-ci, bien que parfois l'oeuvre de personnages pervers,
ne sont jamais extrêmes dans le sens oü on l'entendrait aujourd'hui.
Par exemple, bien que la pratique ait été codifiée
antérieurement à notre période d'étude par le
célèbre marquis de Sade, on ne trouve aucune trace d'attentat a
caractère sadique. Cependant, une partie des usages que nous avons
rencontrés est considérée a l'époque comme une
débauche marginale et qu'on se doit de marginaliser. Nous les avons
classées par ordre inverse de gravité - sans doute de
manière subjective, mais en essayant de les regrouper par type - mais
dans la chronologie de l'attentat. En voici la liste : exhibitionnisme,
baisers, caresses, masturbation « autonome » de l'agresseur,
masturbation de la victime par ce dernier, puis inversement. Ensuite viennent
les rapports buccaux composés de la fellation et du cunnilingus,
ultérieurement les attouchements, tout d'abord de la victime sur son
bourreau, puis inversement, avec la main ainsi que la verge. Enfin, les
attentats les plus graves : sodomie, viol et tentative.
A la manière d'un véritable attentat,
commençons par les pratiques préliminaires. Après avoir
parfois conversé avec sa victime et tenté de la séduire ou
bien de la mettre en confiance - « Tu es bien gentille », « Tu
es bien mignonne »834 -, l'agresseur peut soit montrer son
sexe, soit tenter de la séduire par des baisers et des caresses. Nous ne
reviendrons que brièvement sur l'exhibitionnisme car nous avons
parlé de ses atours dans
834 ADI&L, 2U, 696, affaire Léanté.
un chapitre antérieur, nous nous contenterons de donner
quelques chiffres. Il est d'ailleurs difficile de faire une évaluation
de leur nombre réel car la limite est floue entre exhibition
véritable et simple exposition des parties sexuelles, avant un acte plus
grave par exemple. Toujours est-il que près d'une victime sur cinq est
concernée par un fait de cet acabit. Si le procès pour attentat
à la pudeur débouche sur un acquittement, la magistrature se
réserve le droit de poursuivre l'accusé en correctionnelle pour
ces actes d'exhibition, a condition qu'ils se soient produits dans un lieu
public.
Avec les baisers débutent les contacts physiques
à proprement parler. Ceux-ci sont la marque d'une recherche d'affection,
et l'espoir de voir ce geste accepté montre combien les agresseurs
sexuels recherchent avant tout le consentement de leur victime. Celles-ci sont
18% à avoir été abusées de la sorte, et cela suffit
pour engager des poursuites pour attentat à la pudeur835. Il
faut dire qu'au XIXème siècle la majorité de la
population rejette le baiser sur la bouche, bien qu'à la fin de cette
période il tende a se diffuser836. Les acteurs du crime sont
peu prolixes sur la zone où il est déposé, sans doute sur
la bouche la plupart du temps, mais rien ne permet de donner des proportions
plus précises. On peut signaler que le baiser avec la langue est banni
des habitudes et n'est jamais mentionné dans notre corpus.
Si beaucoup de baisers sont placés sous le signe du
consentement car proposés et non imposés, on ne peut pas en dire
autant des caresses. Elles représentent la première contrainte
véritable exercée sur la victime, bien que cette dernière
ne la ressente pas comme une atteinte grave à sa vertu. Elles sont
mentionnées par plus de 8% des victimes, mais leur aspect secondaire a
sans doute poussé certaines à les passer sous silence dans leurs
dépositions et interrogatoires. La majorité de ces contacts se
fait au niveau des cuisses, sorte de prélude à un attouchement
des parties sexuelles. On en trouve parfois au niveau du ventre, et très
rarement sur les seins, que l'agresseur peut également embrasser - bien
que cela soit extrêmement rare, le seul exemple que nous ayons
trouvé étant celui d'une relation incestueuse. Au même
titre que les baisers, les caresses sont la marque d'une approche « douce
», qui tente de mettre la victime en confiance, en donnant a un crime
l'apparence d'une relation ordinaire.
835 Arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 1881.
836 SOHN (1996-a), p. 94.
Dernière étape des approches
préliminaires, la masturbation. Tout d'abord celle de l'accusé
qui satisfait tout seul sa passion : elle est citée par à peine
4% des victimes. Elle n'est pas nécessairement empreinte de
pédophilie contrairement aux apparences, car parfois c'est de cette
manière que les abuseurs parviennent a l'éjaculation si les
autres moyens employés n'y ont pas amené. Ce n'est donc pas la
vision d'un enfant, même en partie dénudé, qui a produit la
jouissance.
Plus nombreux sont les cas oü c'est a la victime de
manipuler ainsi le sexe de son agresseur : plus de 14% de celles-ci l'ont
évoquée. Soit l'abuseur en fait la demande explicite - «
Branlez ~, ordonne un maître d'école837 -, soit il
prend la main de l'enfant - assez jeune la plupart du temps - et la pose sur
son sexe, en montrant comment s'y prendre. Cette pratique est surtout le fait
de l'attentat a caractère homosexuel, puisqu'environ les deux tiers des
victimes sont de sexe masculin - ce qui signifie que plus d'un garçon
sur deux est abusé de cette manière, contre seulement une fille
sur vingt environ. Les instituteurs et les ecclésiastiques sont friands
de ces usages car comme la grande majorité des attouchements ont lieu au
milieu des autres enfants, il est commode de rester entièrement
habillé. Aussi les maîtres et les curés enlèvent les
coutures de leurs poches de pantalon, permettant ainsi a la victime d'y passer
sa main sans trop attirer l'attention.
Dernier cas de masturbation, bien plus rare et pour cause,
celui de l'agresseur sur la victime, forcément masculine. Plus d'un
cinquième de celles-ci ont dénoncé de tels actes. Leur
moyenne d'âge, neuf ans et demi environ, illustre le décalage des
abuseurs avec les réalités physiologiques. Du reste aucun
garçon n'a déclaré avoir joui a la suite de l'attentat,
bien que cette information soit a placer au conditionnel a cause de la honte
ressentie. Dans tous les cas cette situation montre une fois de plus que
l'adulte tente de donner à ce crime les allures d'une relation
profitable aux deux parties. De plus, la masturbation apparaît comme
moins grave aux yeux de la population - nous aurons l'occasion d'en reparler -,
ce qui renforce peut-être le sentiment d'impunité de
l'agresseur.
837 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
Le sexe buccal apparaît davantage comme une perversion
pour les contemporains de notre corpus. Cependant Lacassagne parle d'une «
grande extension » prise par ce type de coït838. Son
évocation s'accompagne de commentaires sur son aspect scandaleux et
d'obscène839. L'Église place ces pratiques au
même rang que la sodomie, c'est-à-dire à une place
méprisée et rejetée. Elles sont a l'initiative des hommes
que ce soit pour la fellation ou le cunnilingus, et ne se pratique qu'entre
adultes expérimentés. C'est pourquoi imposer par la force ces
rapports à une petite fille « montre le lien entre domination,
sadisme et censure érotique »840. La première est
peu répandue et n'a pas encore acquis la renommée qui sera la
sienne grâce au président Félix Faure. Effectivement la
majorité des femmes, de tous milieux d'ailleurs, la
refuse841. Même son de cloche chez les jeunes filles : «
*...+ Je ne suçais pas parce que je trouvais cela sale »,
témoigne une victime d'une douzaine d'années842. En
effet, une raison d'ordre pratique existe également pour comprendre ce
dégoût attaché à la sexualité orale :
l'hygiène intime hasardeuse n'est pas pour arranger les
choses843. Un ouvrier tourangeau qui apprécie visiblement le
cunnilingus puisqu'il l'a pratiqué sur trois de ses quatre victimes,
déclare ne pas avoir voulu lécher la dernière parce qu'
« elle avait des boutons, que c'était trop gras et que
c'était comme de l'huile »844. Un autre fait preuve de
pragmatisme : « *...+ Après m'avoir lavée il me passait sa
langue a mon c... et me suçait », déclare une jeune
fille845.
Quantitativement, la fellation est bien moins
représentée que le cunnilingus : plus de 4% des enfants ont
dû se résoudre à la première, contre plus de 7% pour
la seconde846. Quelles peuvent être les raisons de cet
important écart ? Premièrement, les petites filles semblent moins
révoltées par le cunnilingus, peut-être parce qu'elles
voient moins cela comme une agression. Deuxièmement, il faut prendre en
compte le haut-le-coeur éprouvé par certaines victimes lors de la
fellation, qui les en dégoûte naturellement.
838 LACASSAGNE (1906), p. 739.
839 SOHN (1996-a), p. 96.
840 Ibid., p. 98.
841 Ibid., p. 97.
842 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
843 SOHN (1996-a), p. 100.
844 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.
845 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
846 Qui plus est la totalité des enfants peut
être victime d'attentat par fellation, quand le cunnilingus ne concerne
que les filles. Ainsi, si on rapporte le nombre de cunnilingus a l'effectif
féminin seulement, on s'aperçoit que 9% des filles abusées
l'ont été de cette manière.
Troisièmement, il est plus aisé pour l'agresseur
d'imposer un cunnilingus qu'une fellation car la première ne requiert
pas une participation active de la part de la victime. La seconde est
partagée à peu près équitablement entre filles et
garçons. Seul un abuseur a pratiqué une fellation directement sur
deux de ses victimes. L'amplitude d'âge de celles-ci est très
importante, puisque sur les douze enfants agressés de cette
manière, une a quatre ans, deux en ont cinq, et nous en avons
répertoriées trois d'une douzaine d'années. Cette
constatation ne se retrouve pas chez les filles sur lesquelles l'accusé
a pratiqué un cunnilingus : la majorité n'est pas très
âgée, et la moyenne se situe un peu en-dessous de huit ans. Ce
dernier chiffre indique bien que nous sommes dans le domaine de la duperie, les
petites filles se laissant faire car ne comprenant pas le sens de ces baisers
et de ces léchages.
Les attouchements, contrairement aux pratiques buccales, sont
bien plus répandus. Il en existe trois, le premier d'entre eux
étant celui pratiqué, sous la contrainte, par la victime sur son
bourreau. Il ne faut pas réduire le toucher dans ce sens à la
seule masturbation, et d'ailleurs dans la plupart des cas il n'y a pas de lien
entre les deux. Ces gestes, sortes de caresses sur le sexe de l'agresseur, ont
été pratiquées par près de 13% des victimes.
Celles-ci sont très jeunes pour la plupart, la moyenne d'âge se
situant aux alentours de huit ans et cinq mois. Une nouvelle fois cela
témoigne de la douceur qui caractérise, du moins en apparence,
l'attentat sur un jeune enfant. L'agresseur semble également plus enclin
à prendre le temps d'une relation basée sur l'éducation -
la corruption diront les autres - de l'enfant.
Deuxième catégorie d'attouchements, les plus
fréquents, ceux pratiqués avec la main. Par leur commodité
et leur rapidité d'exécution, ils représentent le choix de
la facilité pour les agresseurs. Ces agressions sont également
faciles à dissimuler, toujours en prenant l'enfant sur ses genoux, ou en
se cachant derrière un muret, un buisson, ou même derrière
un parapluie. Avantage supplémentaire, ces attentats laissent beaucoup
moins de traces sur la victime, et lorsque c'est le cas elles disparaissent
assez rapidement. « Personne est capable de s'en être aperçu
», affirme un homme en avouant avoir mis trois ou quatre fois son doigt
dans le vagin d'une enfant847. Un tel sentiment d'impunité
n'est pas rare et explique l'attirance des agresseurs pour cette pratique. Six
victimes sur
847 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
dix ont été abusées de cette façon,
les attouchements manuels étant soit une sorte de préliminaire
avant le coït complet, soit une solution de secours en cas d'échec
du viol.
L'agresseur n'a qu'une chose a faire : baisser les jupons de
sa victime pour satisfaire son dessein. C'est pourquoi il ruse pour pouvoir le
faire plus facilement, par exemple en disant aux petites filles de ramasser des
fruits. Il se joue plus aisément d'elles car les victimes de ce type
d'attouchement sont beaucoup plus jeunes que la moyenne. Si l'on exclut les
affaires où un crime grave - de la classe des trois cités
précédemment - a été perpétré en plus
de ces attouchements manuels, on obtient un âge moyen de la victime qui
s'élève a huit ans et demi848. Il y a peu de choses a
dire sur cette catégorie d'attentat a la pudeur, si ce n'est qu'il en
existe deux types : soit l'attouchement est une simple caresse appuyée
du sexe de la victime, soit l'agresseur enfonce un ou plusieurs doigts dans la
« matrice » de celle-ci. Pour ce qui est de la première
catégorie, les dépositions, de la part de la victime comme de
l'accusé, ne sont jamais précises : jamais on ne dit quelle zone
a été attouchée. Nous ne savons donc pas si ces criminels
sexuels préfèrent caresser les lèvres ou plutôt le
clitoris, par exemple. Seuls les examens médicaux pourraient
éclaircir ces zones d'ombre, mais ils restent difficiles a
interpréter. Aussi rien ne dit qu'un clitoris gonflé soit le
résultat d'un attouchement perpétré
précisément sur celui-ci. Pour le second type de manipulation,
les dépositions se font parfois plus précises, l'agresseur
pouvant indiquer de combien de centimètres son doigt a
pénétré dans le vagin de sa victime. Quant aux
garçons, leurs témoignages manquent très souvent de
précision, bien que certains mentionnent des attouchements sur le gland.
En revanche impossible de savoir si ceux-ci ont provoqué une
érection chez la victime car ils passent toujours cela sous silence,
sans doute par honte. Seuls les agresseurs se félicitent ouvertement de
cela.
Quand l'usage des mains ne suffit pas a amener le plaisir
souhaité, l'abuseur peut effectuer de semblables attouchements avec sa
verge. Cette pratique est assez répandue puisque près d'une
victime sur cinq a dû supporter de tels outrages. Attention toutefois a
ne pas voir dans ces gestes la seule conséquence d'une tentative
avortée d'introduction
848 Nous avons retranché les affaires incluant un crime
plus grave, car cela pouvait signifier, comme nous l'avons dit plus haut, que
le but de l'agresseur n'était pas d'attoucher la victime mais bien de la
violer.
complète849. Ce procédé est
bien plus le résultat d'une connaissance de la part de l'agresseur de
l'anatomie des petites filles. Sachant qu'il lui est impossible de
pénétrer sa victime, celui-ci opte pour une solution
intermédiaire. Elle lui offre l'avantage visuel de ressembler a un
coït complet, et lui permet, dans un cas sur quatre, d'atteindre tout de
même la jouissance souhaitée.
Il nous reste à décrire la dernière
classe de pratique sexuelle, celle des coïts. La sodomie est le moins
grave car à la fin du XIXème siècle elle n'est
pas considérée pénalement comme un viol, et ne peut donc
être poursuivie que sous le chef d'inculpation d'attentat a la pudeur.
Cependant elle est moralement considérée avec gravité, et
rajoute à l'humiliation de la pratique celle de la position sexuelle. La
commodité commande a l'agresseur de se placer sur le dos de sa victime,
c'est le seul procédé que nous avons relevé dans les
dossiers étudiés. Dans un cas sur six il lubrifie au
préalable sa verge, soit avec sa salive, soit avec de l'huile.
Quantitativement, la pratique est assez marginale : un peu plus de 3% des
victimes seulement ont subi ce genre d'outrage - proportion en hausse d'un
point lorsqu'on y ajoute les tentatives restées infructueuses.
Anne-Marie Sohn fait état d'une proportion encore moindre, puisque sur
les 210 dossiers parlant de pratiques « honteuses », seulement six
concernent un attentat à la pudeur par sodomie850. Selon les
médecins, elle se serait développée à partir des
années 1850, mais resterait rare et toujours jugée comme «
perverse »851. Elle est surtout marquée par une
résistance farouche de la part des femmes852. Aussi fort
logiquement la sodomie apparaît comme la marque de l'attentat homosexuel,
néanmoins il faut relever que près de 17% des victimes sont de
sexe féminin. L'envie de braver les interdits ne semble pas avoir une
place prépondérante dans les choix des agresseurs. Anne-Marie
Sohn précise que le coït anal est rarement tenté sur de
jeunes enfants, mais dans une grande majorité sur des
adolescents853. Sur ce point, nos affaires montrent des
différences notables puisque seulement la moitié des victimes de
sodomie ont dix ans ou plus, et la plus jeune enfant du corpus a
été attaquée de la sorte.
849 Dans près de 73% des affaires de ce type
recensées, il n'y a aucune tentative de viol.
850 SOHN (1996-b), p. 772.
851 SOHN (1996-a), p. 101.
852 Ibid., p. 100. L'auteur précise qu'elle n'a
recensé qu'un seul cas de sodomie consentie, hors du cadre des crimes
sexuels, bien sûr.
853 Ibid., p. 43.
Premier d'entre les crimes sexuels et le plus
réprimé pénalement, le viol est au
XIXème siècle définit de façon
restreinte, puisque qu'il faut qu'il y ait eu pénétration
complète pour qu'il soit considéré comme tel. Ceci a pour
incidence de minimiser leur nombre dans notre corpus, puisque seules 6,7% des
283 victimes recensées ont été violées. Elles sont
souvent plus âgées que les autres victimes : près de onze
ans, soit une année de plus que l'ensemble des enfants abusés.
Rien d'étonnant a cela puisque les médecins légistes
avancent que la disproportion des organes sexuels entrave souvent
l'accomplissement total de l'introduction. Il faut dire que la plupart du temps
celle-ci est brusque et ne peut tirer profit des préliminaires, qui
d'habitude courants, sont ici presque absents. De plus, plus la victime est
âgée plus elle est autonome, et donc isolée dans les champs
du reste de la population locale. Il est très rare que l'agresseur
parvienne a la finalité de ses desseins du premier coup. C'est pourquoi
ce type d'agression est très présent dans les affaires
incestueuses, car le père a le temps de s'employer a forcer petit a
petit sa victime. Les relations « complètes ~ comme on les nomme a
l'époque, représentent donc l'aboutissement de ce type de
relation, caractérisé par un « viol progressif », selon
les termes d'Anne-Marie Sohn854. L'auteur ajoute que le coït
complet apparaît dans un tiers des cas incestueux, dans notre corpus la
proportion est sensiblement la même.
Le caractère restrictif de la définition du viol
amène une bien plus forte représentativité des tentatives,
bien qu'une infime partie seulement soit jugée comme telle, nous aurons
l'occasion d'y revenir. La tentative telle que nous l'avons définie est
un viol inachevé, soit parce que l'accusé n'a pu
pénétrer la victime a cause de sa résistance ou d'un
évènement imprévu - l'arrivée d'un passant, par
exemple -, soit parce que son sexe n'était pas proportionné aux
parties de l'enfant, ou encore qu'il n'était pas assez rigide. Plus
rarement parce que la pénétration, qui a bien eu lieu, n'a pas
été complète et n'a pas défloré la victime.
L'éventail des possibilités, notons-le, est plus large que celui
prévu par l'article 2 du code pénal qui définit la
tentative. Un peu plus d'un tiers des victimes sont concernées par un
tel acte. Ainsi, c'est près d'un enfant sur trois qui a subi les
prémices d'un viol, ou son accomplissement. Ces crimes démontrent
néanmoins la spécificité de l'attentat sur un enfant, car
le coït « classique ~ n'est pas tenté dans la majorité
des cas, quand il est bien souvent l'unique objet de l'agression d'une femme
adulte. Les dossiers
854 SOHN (1996-a), p. 66. Le viol est l'étape finale d'un
cheminement qui débute par des attouchements, puis se poursuit par la
masturbation.
judiciaires nous montrent que ce crime est plutôt rural,
puisque seulement un viol sur les dix-neuf recensés a eu une ville pour
théâtre. Les hommes de la campagne sont-ils pour autant plus
violents et moins mesurés dans leurs objectifs ? Difficile de
répondre à une telle question, même s'il est vrai qu'on le
représente souvent sous l'apparence d'une brute à la
sexualité animale. Certains aspects de la vie rurale influencent plus
sûrement ces statistiques : d'une part, plus nombreux sont les lieux
préservés des regards extérieurs, et plus isolées
sont les victimes potentielles, ce qui donne plus de temps à l'agresseur
pour atteindre ses objectifs.
Pour conclure notre tour d'horizon des pratiques sexuelles,
arrêtons-nous un instant sur les positions de l'amour criminel. Elles
n'ont pas la diversité qu'on leur connaît aujourd'hui, par la
faute de préceptes ancrés dans les mentalités. Il existe
de nombreux interdits, portés par la morale bourgeoise et
l'Église, et relayées par le courant hygiéniste,
très en vogue à partir du milieu du XIXème
siècle. Les rapports sexuels se doivent d'être mesurés dans
la fréquence comme dans la manière. Ainsi, la position du
missionnaire est une règle à laquelle il ne faut pas
déroger, selon une partie du corps médical855. Robert
Muchembled parle à ce propos de « sécularisation de la
crainte du péché, transférée dans des conseils
d'hygiène physique »856. A la différence de des
médecins hygiénistes, les simples citoyens ont une vision moins
morale que physiologique des interdits en matière de sexe857.
Ainsi, la position de la levrette est ostracisée et limitée a
l'inceste, car on l'assimile au monde animal858. Dans notre corpus
les victimes féminines se bornent à dire que l'agresseur s'est
couché sur elles, ce qui semble indiquer que la position du missionnaire
est de loin la plus prisée, même dans le cas d'une relation
non-consentie. Un second élément permet de l'indiquer : lorsque
l'expert légal découvre des traces de violence dans le vagin,
celles-ci se trouvent toujours à la partie postérieure de
celui-ci, ce qui signifierait que le pénis y a
pénétré alors que l'agresseur était en face de sa
victime. Dans le cas d'une position de la levrette, le membre viril aurait
plutôt abîmé la paroi antérieure. Une seule victime
l'a décrite ouvertement, ce que retrace l'acte d'accusation :
855 ADLER (1990), p. 91-92.
856 MUCHEMBLED (2005), p. 225.
857 SOHN (1996-a), p. 79.
858 Ibid., p. 93.
« *...+ Il forçait son fils a se coucher sur le
ventre les jambes fléchies et appuyé sur les coudes,
s'étendait sur lui, lui écartait les jambes et le sodomisait
»859.
Quoi qu'il en soit, la position du missionnaire est
peut-être surtout prisée parce qu'elle de nombreux avantages pour
l'assaillant, qui peut maîtriser plus facilement les bras et les jambes
de la victime. De plus son poids est un atout non-négligeable sur le
corps frêle de jeunes enfants. Le seul bémol qu'on puisse apporter
a ces déclarations est le suivant : puisque la morale interdit certaines
positions, les victimes, déjà souillées dans leur vertu et
leur honneur, n'ont peut-être pas envie de rajouter une marque
supplémentaire d'avilissement a leur récit. Une seule avoue que
son agresseur lui a indiqué comment se placer pour qu'il puisse la
pénétrer, ce qui semble attester la présence d'une autre
position que celle du missionnaire860. Une seconde posture est
souvent évoquée, qui a trait aux attentats sur de plus jeunes
enfants, et sur un mode d'agression non-violent : l'homme prend la victime sur
ses genoux ou la place sur lui à califourchon, et essaie de la
pénétrer ainsi, le plus fréquemment en profitant de
l'ingénuité de la petite fille. De plus n'oublions pas que cela
permet de moins attirer l'attention, de la victime comme de possibles
témoins, car beaucoup de gens jouent avec les enfants ou les font lire
de cette manière.
Dans notre corpus un dossier a attiré notre attention
tant la victime fait un récit très précis de la relation,
peut-être consentie, qu'elle a eue avec l'amant de sa mère. Rachel
a douze ans lorsque s'installe a côté du domicile familial un
homme proche de la cinquantaine861. Ce dernier se pare de
mystère, toujours est-il qu'il a de l'argent et en fait profiter Rachel
et sa mère. Il ne tarde pas à attirer quotidiennement la jeune
fille dans sa demeure, et là débute leur liaison, qui s'est
maintenue pendant un mois. Celle-ci la raconte de façon très
circonstanciée, et fait étalage de l'éventail des
pratiques sexuelles qui constituent une telle relation criminelle. « Il
s'est déboutonné et s'est secoué cela tombait par terre,
c'était tout blanc », explique-t-elle à propos du premier
attentat, avant de poursuivre : « Il me faisait secouer aussi
jusqu'à ce que cela tombe mais je n'ai jamais arrivé a le faire
tomber parce que j'avais la main lasse c'était lui qui finissait,
ensuite il s'essuyait avec un mouchoir. Depuis ce jour nous nous couchions tous
les deux dans son
859 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
860 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
861 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
lit je ne gardais que ma chemise et lui la sienne il se
mettait sur moi et se secouait, il m'ouvrait les jambes le plus que je pouvais
pour m'introduire son affaire mais il ne pouvait pas y entrer parce qu'il me
faisait mal ». Débutent alors les pratiques de substitution :
« Voyant cela il me faisait secouer et se secouait cela me tombait sur le
ventre et il s'essuyait avec son mouchoir de poche pour ne pas que ma
mère voie cela dans ma chemise ». Ensuite elle détaille la
mise en condition, intellectuelle d'abord, puis physique, à travers des
raffinements du langage et du corps : « Il m'a appris également que
son affaire s'appelait une bitte et que la mienne s'appelait un c... *cul ? con
?]. Avant de commencer a nous amuser il me lavait avec de l'eau chaude. Ensuite
me frottait son affaire sur le mien, puis me chatouillait avec son doigt et me
demandait si cela me faisait du bien. Je lui répondais que oui, mais
cela ne me faisait rien ». Les rapports ne tardent pas à devenir
buccaux : « Il ma mis sa b... dans la bouche et me disait d'y passer la
langue et de sucer mais je ne suçais pas car je trouvais cela sale. Une
fois après s'être secoué il m'a jeté cela dans la
bouche et m'a dit qu'il fallait l'avaler, mais je ne l'ai pas fait et je l'ai
craché dans mon mouchoir de poche. Au-dessous de sa b... il y avait deux
boules dont il ne m'a pas dit le nom et au-dessus il y avait des cheveux. Il
m'a dit que cela s'appelait du poil, que le mien commençait à
pousser et que si j'allais en Algérie il fallait que je lui en envoie
lorsqu'il serait plus long. D'autres fois avant de se secouer et après
m'avoir lavée il me passait sa langue a mon c... et me suçait
».
Ce témoignage montre ainsi la progression - ainsi que
le mouvement inverse - entre les actes que l'on remarque parfois dans de
semblables affaires. Le juge d'instruction ne s'y est d'ailleurs pas
trompé : « Vous avez procédé d'après elle pour
arriver a vos fins par une sorte de gradation que les enfants ne peuvent
guère inventer ». L'acte d'accusation tourne les faits de semblable
manière : « *L'accusé + finit par faire passer sa victime
par toutes les phases de la dégradation la plus honteuse ».
Afin de clore la section consacrée au
déroulement d'un attentat, examinons les durées qui y sont
associées. Premièrement, la durée d'une agression :
même composée la plupart du temps de plusieurs
éléments, celle-ci brille par sa rapidité
d'exécution. Beaucoup ne durent pas plus de deux minutes, certains se
s'étalent que sur quelques secondes, le temps de surprendre l'enfant, et
de se s'en aller. Nombreuses sont les victimes qui pleurent ou crient aux
premiers attouchements, ce qui « refroidit »
l'assaillant et écourte d'autant la durée de
l'agression. C'est pour ces raisons qu'un enfant laissé sans
surveillance ne serait-ce que quelques minutes représente tout de
même une cible appréciable. Fort logiquement, plus les agressions
sont graves et plus elles mettent de temps à se mettre en place. Le viol
est souvent plus long qu'un simple attouchement, bien que cela dépende
de nombreux facteurs, qui en modifient la durée : défense de la
victime, interruption de la scène par une arrivée impromptue, ou
encore temps nécessaire a l'agresseur pour assouvir totalement sa
passion. Si bien que l'enfant peut endurer pendant longtemps : « Il est
resté sur moi une demi-heure à ce que je crois, car le temps m'a
paru bien long », se plaint une jeune fille862. Dans les
affaires d'inceste les attentats sont bien plus longs car le père peut
se permettre de prendre le temps nécessaire a l'épanouissement de
ses envies. Cela peut donc prendre plusieurs heures, au grand dam de la
victime.
Second élément chronologique : la
répétition des crimes. Beaucoup sont des attentats isolés,
car 44% n'ont jamais de suite. On peut mettre cela sur le compte de la peur
d'une dénonciation, car l'abuseur est conscient que plus les faits se
multiplient et plus ils peuvent s'ébruiter. Les victimes
également ont un rôle : soit elles changent leurs trajets pour
éviter les zones oü travaille ou habite leur agresseur, soit elles
refusent d'aller travailler chez lui, ou encore s'enfuient a sa seule vue.
Elles sont 16% a s'être faites attaquer deux fois, une sur dix trois
fois. Près de 8% ont eu cette malchance plus d'une dizaine de fois, dont
2,7% à avoir déclaré plus de cent attentats - dont un
tiers lors d'une affaire incestueuse. Nous avons même découvert
par deux fois une même victime, mais dans deux affaires
différentes, agressée a plusieurs années d'intervalle. La
fréquence du crime révèle les situations les plus diverses
: certaines victimes sont attaquées par le même homme deux ou
trois fois en plusieurs années, quand d'autres le sont plus
ponctuellement, par le biais de rendez-vous par exemple. Toutefois peu sont
réguliers au point d'arriver plusieurs fois par semaine, sauf dans les
cas d'inceste oü l'on rencontre des enfants abusés presque
quotidiennement. Extrêmement rares sont ceux ayant subi plusieurs
attentats dans une même journée.
862 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Au final, il
s'avère que le crime n'a pas été consommé, ce n'est
donc qu'une tentative de viol.
Quant à la durée de la relation criminelle
établie entre les deux protagonistes, elle est très variable, a
l'image du laps de temps nécessaire a la dénonciation. D'ailleurs
ces deux espaces temporels sont la plupart du temps presque identiques, surtout
dans les longues relations. Celles de très courte durée,
c'est-à-dire d'un jour, sont les plus nombreuses : elles
représentent plus de la moitié du total. Et contrairement a ce
qu'on pourrait croire, les viols et tentatives ne sont pas synonymes d'attaque
sans lendemain, puisqu'un tiers seulement appartiennent a cette
catégorie. Il est donc plutôt le fruit d'un long processus,
à la manière des incestes.
En définitive, les proportions affichées pour
chacune des pratiques ne sont pas surprenantes au regard des portraits
d'accusés que nous avons dressés précédemment. Peu
sont empreintes de perversion ou de sadisme, ou dénotent une passion
refoulée. Les attentats les plus violents et les plus graves ne sont pas
les plus fréquents, au contraire de ceux recherchant la participation ou
le plaisir de la victime, celui de l'agresseur étant plus lié a
l'excitation qu'à de réelles actions sur son « membre viril
». Néanmoins peu ont le temps de développer une liaison en
ce sens, et la majorité des attentats reste sans lendemain. Tous les
paramètres énoncés ont une influence a posteriori
sur la victime, que ce soit physiquement ou psychologiquement.
La chair a l'épreuve de l'attentat
Dans des instructions judiciaires où on fait peu de cas
de la victime, les suites de l'agression n'ont d'importance que dans l'optique
de constituer un dossier a charge. Ce n'est que lorsque celles-ci sont graves
qu'on porte une plus grande attention au malheureux enfant. Certains ont plus
de chances que d'autres et pour des faits similaires ne récoltent pas
les mêmes châtiments de la nature. Beaucoup de paramètres
entrent en compte, la corpulence, la maturité sexuelle de l'enfant, ou
la force employée par l'agresseur. Les conséquences psychiques
d'une agression proposent le même cas de figure, bien que
dépendante en grande majorité de la personnalité de la
jeune victime.
Les symptômes physiques d'une agression se
décomposent selon la zone touchée : vulve, clitoris, vagin,
hymen, anus, et pour les garçons, verge. Pour chacune d'elles nous
allons énumérer les aspects faisant suite a l'attentat, et
indiquer ce qui a pu les provoquer. Nous ferons également état
des proportions dans lesquelles la victime peut déclarer de tels
symptômes. Tout d'abord, signalons que seules 38% des
enfants abusés ont subi des dégâts consignés par la
suite dans le dossier d'instruction. La proportion est sans doute bien plus
importante dans la réalité, mais le temps que la
dénonciation ou que l'examen se fassent, les marques peuvent avoir
complètement disparu.
Parce que c'est la région la plus vaste, qui englobe
les parties génitales et qui est la plus facile à atteindre du
fait qu'elle soit apparente, la vulve concentre la majeure partie des dommages
liés à un attouchement. Les grandes et petites lèvres
peuvent présenter des blessures dues à une pression
inappropriée - érythème, tuméfaction - ou à
des coups d'ongle - écorchure, égratignure, érosion,
excoriation. Lorsque les rapports ont été
répétés, les grandes lèvres peuvent afficher un
caractère flasque et flétri, ou même être
légèrement entrebâillées voire
écartées. Un médecin légiste constate « un
aspect mollasse et relâché du tissu qui compose les parties
génitales externes ; *...+ de nombreux attouchements libidineux ont
été nécessaires pour que les parties génitales
portent l'aspect qu'elles présentent »863. Cette
apparence est également celle qu'on prête aux conséquences
de la masturbation, d'oü la difficulté des médecins a
évaluer son origine.
Près de la moitié des victimes féminines
chez qui on a retrouvé des traces physiques de l'attentat sont atteintes
d'une inflammation de la vulve. Les premiers signes sont de couleur : les
grandes et les petites lèvres se parent d'un rouge plus ou moins vif
selon le degré d'irritation. Il peut également y avoir des
boursouflures. Ce qui provoque des démangeaisons avec le frottement des
vêtements ou en marchant. Lorsque l'inflammation est assez
conséquence, on parle de vulvite, lorsqu'elle est très
importante, on ajoute l'adjectif « aiguë », surtout si elle a
entraîné l'apparition d'un écoulement. Outre la
difficulté à se déplacer, qui peut même aller
jusqu'à les obliger a garder le lit pendant de nombreuses semaines, les
victimes peuvent ressentir une profonde gêne pour uriner, parfois durant
plusieurs jours. Certaines ne cessent de se toucher entre les cuisses, avec
frénésie. Dans la très grande majorité des cas la
vulvite disparaît au bout de quelques jours.
Lorsque le délai de guérison s'allonge, comme
c'est parfois le cas avec la version aiguë de la maladie, c'est
l'écoulement qui en est responsable. Attention toutefois à ne pas
le
863 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
confondre avec un autre, appelé «
leucorrhéique ~, qui n'a aucun rapport avec de possibles attouchements,
et de couleur blanche, quand celui d'origine criminelle est jaune le plus
souvent, et d'apparence visqueuse et épaisse. Les experts
légistes le disent fréquent chez les petites filles au
tempérament humide - « lymphatique » -, ou qui n'ont pas une
hygiène intime des plus poussées. Lui aussi peut engendrer une
vulvite, qu'on appelle « spontanée ». De la même
façon, l'écoulement d'origine criminelle n'est pas rare puisque
plus d'un quart des petites filles chez qui l'attentat a eu des
conséquences physiques en présente un. Un médecin en fait
la description suivante : « La vulve est baignée par un liquide
muco-purulent, qui s'écoule en abondance par l'orifice vaginal et suinte
par les surfaces érodées des grandes et des petites lèvres
»864. Toujours selon le praticien, cette vulvite aiguë
« peut résulter, ou d'une contagion blennorragique, ou de
frottements violents et prolongés, opérés par le contact
du membre viril d'un adulte ». Ici l'écoulement provient du vagin,
mais d'autres cas montrent qu'il tel liquide peut également sortir du
méat du canal de l'urètre, le rendant très douloureux et
compliquant la miction à défaut de la rendre impossible. «
Ça me cuit », déplore une petite fille de cinq ans,
agressée deux semaines plus tôt865. Si la plupart des
cas montrent un écoulement localisé, certains font état
d'une telle abondance de liquide que celui-ci se répand sur le haut des
cuisses et la région anale, entraînant les brûlures et les
démangeaisons qu'on imagine.
Si la plupart du temps la vulvite disparaît au bout de
quelques jours, il existe des complications qui peuvent se
révéler très graves. Les possibilités d'en arriver
a ce stade sont inversement proportionnelles a l'âge de l'enfant. Une
petite fille d'une demidouzaine d'années est atteinte d'une vulvite
aigüe ainsi que d'un écoulement866. Trois mois
après l'agression son état ne s'est pas amélioré et
le flux de muco-pus n'a jamais cessé, si bien qu'elle est admise a
l'hospice. Un témoin note que le mal doit être très grand,
car elle n'a de cesse d'essayer d'uriner. L'écoulement peut même
étendre l'infection a d'autres parties du corps lorsqu'il est
persistant. Plus de deux mois après avoir subi de simples attouchements
avec les doigts, une enfant de cinq ans est toujours gênée par
l'écoulement purulent qu'il a entraîné, et ce malgré
la guérison du canal de
864 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
865 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
866 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.
l'urètre867. Le légiste qui l'a
auscultée note alors qu'elle souffre de « violentes douleurs
abdominales, compliquées de fièvre, et qui *...+ paraissent
devoir être rattachées a l'obtention de l'état
inflammatoire a la vessie et aux organes du petit bassin ».
A l'avant de la vulve, le clitoris est assez peu
endommagé par les attouchements, ce qu'on peut interpréter comme
le signe d'une préférence pour le vagin de la part des
agresseurs. Il est vrai que si le « bouton d'amour » comme on le
surnomme parfois est connu et reconnu par la médecine depuis
l'Antiquité, sa notoriété semble s'arrêter aux
portes des facultés et des librairies. Le mot n'est jamais
prononcé par les protagonistes de ces affaires, on n'en fait mention que
dans les rapports d'expertise. Cette ignorance est donc peut-être sa
meilleure protection. Néanmoins quand il est irrité par des
frottements ou encore par un écoulement muco-purulent, il gonfle
anormalement et devient rouge vif, situation d'autant plus facile a
déceler pour le médecin que les victimes sont jeunes et leur
clitoris n'a pas encore atteint son complet développement. A la
manière des grandes et petites lèvres, l'attentat peut
entraîner une flétrissure, qu'on peut alors également
considérer comme une preuve d'onanisme. Plus rarement il peut être
le siège d'une congestion ou d'une tuméfaction, au même
titre que le méat urinaire. Ce dernier est cependant plus volontiers
abîmé par un écoulement urétral purulent. Cela
implique donc qu'en amont, le canal de l'urètre peut être
très douloureux, symptôme de ce qu'on nomme l'urétrite.
Dans un cas unique, des attouchements criminels avec la main - souillée
toutefois de liquide d'origine blennorragique - ont provoqué une
crête de coq sur une petite fille de huit ans, au niveau du méat
urinaire868. Ce qui a nécessité une opération
chirurgicale, réalisée avec succès quelques semaines plus
tard.
Plus en arrière de la vulve, le pourtour du vestibule
du vagin est plus rarement touché. En effet le plus souvent il faut
qu'il y ait eu viol ou tentative pour qu'il ait subi des dommages. Toutefois
l'introduction de doigts peut avoir des effets similaires, à savoir une
irritation des parois ainsi que des boursouflements, et plus rarement des
petites excoriations sans doute le fait d'un ongle. A l'arrière de cet
orifice, à la commissure des grandes lèvres se trouve la
fourchette, laquelle peut se déchirer en cas d'introduction violente du
pénis. Ces cas sont relativement rares, mais les déchirures ont
une amplitude
867 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
868 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
très variable selon les situations. Cela entraîne
en tout cas un saignement qui peut mettre quelques jours a s'arrêter.
Dans un viol particulièrement brutal, cette rupture s'est produite sur
dix centimètres, prouvant que malgré des disproportions
évidentes entre les parties sexuelles d'un enfant et celles d'un adulte,
un viol reste possible, si l'on emploie la force nécessaire. La taille
du sexe de l'assaillant a bien sûr son importance, puisqu'une
déchirure de six centimètres a été produite par une
verge ayant un « développement exagéré
»869. De telles agressions peuvent avoir de graves
répercutions, sur la vie même de la victime.
Cette rupture de la fourchette peut se poursuivre plus en
profondeur, a l'intérieur même du vagin : une déchirure de
seulement un centimètre de la première peut en entraîner
une de six sur les parois du deuxième870. Ces manifestations
peuvent être très impressionnantes, en témoigne la
grand-mère d'une victime qui a « remarqué quelque chose
d'atroce, cette enfant était blessée aux parties sexuelles d'une
façon épouvantable »871. Néanmoins la
plupart du temps l'expert légiste n'y constate que de
légères érosions, ainsi que des rougeurs sur la muqueuse.
Mais comme souvent certaines victimes ont moins de chance : «
L'inflammation *du vagin+ est telle qu'à la moindre traction la muqueuse
donnerait du sang », note un médecin légiste872.
Il peut arriver, mais nous ne l'avons recensé que dans un seul dossier,
que le vagin d'une petite fille encore vierge - dans ce cas précis
âgée de neuf ans - soit dilaté lors de l'examen
pratiqué873. S'agit-t-il là d'une dilatation «
naturelle » ? Rien n'est moins sûr au regard de l'âge de la
victime, et le médecin note que c'est là la conséquence de
l'introduction d'un petit pénis ou d'un doigt. Cet élargissement
vaginal est en revanche bien plus fréquent lorsque les rapports ont
été répétés : le médecin
légiste le repère par l'introduction sans aucune
difficulté de son index. Ainsi, une petite fille de onze ans
abusée à de très nombreuses reprises par son père
déclare qu'au bout de la troisième ou quatrième tentative
de viol elle n'a plus eu mal, alors qu'elle avait confié a cette
époque a un témoin : « Papa me fait mal, il en a une si
grosse ! »874.
869 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. La petite victime est en
outre âgée de seulement sept ans.
870 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.
871 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
872 ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.
873 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
874 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
Reste l'hymen, sujet de toutes les attentions, du
légiste comme des juges, qui est d'une importance capitale car au
contraire de certaines traces elle ne disparaît pas avec le temps. Tout
d'abord, son pourtour peut être le siège de rougeurs et
d'ecchymoses. La membrane en elle-même, quand elle n'a pas
été déchirée dans son intégralité,
peut présenter les aspects suivants : il peut être rouge et
tuméfié, ecchymosé et donner du sang à chaque
mouvement, ou encore présenter des éraillures saignantes et des
dépressions, ainsi que des excoriations voire de petits ulcères.
Le viol ou sa tentative ont pu également le déformer : il peut
être gonflé et boursouflé, relâché ou bien
encore élargi et aminci. La défloration partielle peut l'avoir
presque intégralement déchiqueté. Une victime sur huit a
perdu sa virginité dans une agression sexuelle. L'hymen peut rester
rouge et tuméfié pendant de longues semaines, malgré la
cicatrisation des bords libres de ses lambeaux. La présence à la
place de la membrane de petites excroissances - caroncules - est le signe de
rapports répétés.
La blennorragie est l'objet d'une véritable psychose a
la fin du XIXème siècle, mais reste une
conséquence assez rare d'un attentat. Malgré tout elle est
recherchée attentivement lors des examens médicaux et a
été repérée sur 1,8% des victimes. Cette maladie a
de fortes chances de se transmettre lors d'un rapprochement sexuel avec une
personne contaminée, mais elle peut aussi avoir l'avoir
été par un simple attouchement avec le doigt. L'infection se loge
la plupart du temps dans l'urètre duquel émane un liquide
purulent qui provoque de très grandes souffrances. Elle peut
également amener l'apparition de boutons autour des parties
génitales.
« Il me fourre sa chose dans le fondement et me le fait
rougir », se plaint un petit garçon875. En effet la
pénétration anale et la tentative laissent pour les
légistes des marques appréciables - qui peuvent toutefois
disparaître complètement au bout de deux ou trois jours -, qui le
sont beaucoup moins pour les malheureux qui les portent. Le même enfant,
victime d'inceste, raconte que ces agissements criminels le faisaient crier
toute la nuit et qu'il ne pouvait pas dormir. Dans la majorité des cas
ils ont pour conséquence une grande gêne lors de la marche ou
l'impossibilité de s'asseoir, le tout accompagné de
démangeaisons, voire d'une « infirmité passagère
»876. « Il avait une
875 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
876 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
démarche extraordinaire, il écarte les jambes
d'une façon insolite, des accidents plus graves même se
manifestaient tels que la perte de matières fécales ~,
décrit l'oncle d'un jeune garçon877. Le sphincter anal
perd donc de sa tonicité et dans le cas cité
précédemment a même rendu l'anus « béant et
dilaté ». Il peut en outre présenter des fissures et des
excoriations, tout comme la muqueuse rectale. Si les rapports sont
répétés les plis de l'anus peuvent totalement s'effacer.
Sur le tableau des symptômes sont inscrites des fortes inflammations, des
taches ecchymotiques ainsi que des ulcérations de toute la région
anale, laquelle peut également subir des lésions qui perdurent
encore audelà d'une dizaine de jours si le traumatisme a
été violent. Une majorité a également connu une
effusion de sang consécutive a l'agression, parfois de grande ampleur :
« Elle était remplie de sang ~, témoigne le père
d'une petite fille victime d'un acte de sodomie878. A l'origine
peuvent être des commotions ou des érosions, dont une a atteint le
diamètre d'une pièce de cinquante centimes - cette
circonférence bien que non chiffrée semble au vu du discours du
médecin d'une assez grande proportion879. De tels agissements
peuvent également entraîner une constipation ou a l'inverse des
coliques.
Les attouchements ainsi que la masturbation du sexe d'un petit
garçon peuvent également avoir de néfastes
répercussions sans doute dues à une trop forte pression
exercée. Toutefois ces cas sont loin d'être majoritaires, un
enfant sur cinq environ rentrant dans cette catégorie. L'inflammation
touche la verge comme le gland, parfois dans des proportions impressionnantes.
Le médecin qui a examiné le sexe d'un petit garçon d'une
dizaine d'années constate « une inflammation considérable de
la verge, si bien que celle-ci s'en trouve déformée, comme
étranglée a la base, et une tuméfaction recouvre les
trois-quarts supérieurs du membre. Le gland est très
gonflé et le prépuce déformé par l'irritation
»880.
A présent passons en revue les différentes
marques qu'un attentat peut laisser sur l'ensemble du corps d'une victime. Les
premières concernent l'aine et les cuisses, auxquelles ont peut rajouter
le cou, qui peuvent porter des ecchymoses résultant de la violence
employée pour maîtriser l'enfant. L'écartement forcé
des cuisses risque
877 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
878 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier.
879 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
880 ADI&L, 2U, 611, affaire Valetoux.
d'entraîner des douleurs au niveau des adducteurs.
Supporter le poids d'un adulte peut engendrer des courbatures ainsi que des
douleurs lombaires et sur les hanches, tout comme des ecchymoses au coccyx. Les
maux de ventre pendant plusieurs jours font partie du tableau et ont parfois de
graves conséquences : (( Je suis pourri, mon père m'a
écrasé, il m'a fait mourir », se lamente le petit Emile sur
son lit de mort881. Un peu moins impressionnant mais non sans
gravité, une jeune fille a craché du sang pendant deux jours
parce que son agresseur lui a appuyé les genoux sur la poitrine pour la
maîtriser882. Les pratiques pour lesquelles le corps d'en
enfant n'est pas conçu peuvent compromettre son bon fonctionnement en
occasionnant une grande fatigue : (( A la suite des attouchements *...+, je
ressentis une telle fatigue que pendant huit ou dix ans, j'en fus souffrant
», affirme un garçon qui a vu son agresseur le masturber et lui
pratiquer une fellation883.
Pour clore cette section intéressons-nous
brièvement au ressenti des victimes, qui transparaît souvent au
travers de leurs déclarations. Près d'un tiers d'entre elles a
déclaré avoir eu mal lors de l'agression, plus d'un tiers a
assuré du contraire884. La totalité des filles
violées a affirmé avoir souffert, telle cette jeune fille qui
déclare : (( La douleur a été assez grande pour que je
ressente qu'il avait accompli son dessein »885. Plus
étonnant, 16% des victimes de tentative déclarent ne pas avoir eu
mal, de même qu'un quart des enfants sodomisés. Signe que l'on
trouve des agresseurs modérés dans les moyens employés
pour satisfaire leurs passions. Près de quatre enfants sur dix
déclarent ne pas avoir eu mal au cours d'un attouchement pratiqué
avec la main, la proportion étant étrangement plus
élevée - plus de 47% - lorsqu'il a été
exercé au moyen de la verge. Lorsque l'on applique de pareils filtres
aux âges des victimes on s'aperçoit que les plus jeunes - moins de
dix ans - sont ceux qui ressentent le moins de souffrance vis-à-vis de
ces attentats. Ce résultat est assez logique puisqu'ils sont victimes
d'agressions moins graves que les enfants plus âgés. Mais cela
pourrait aussi signifie, bien qu'il soit impossible de le quantifier, que les
abuseurs sont plus prudents et moins violents
881 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. L'autopsie
pratiquée a imputé la mort a une méningite tuberculeuse
accompagnée de tuberculation pulmonaire. Cependant l'examen n'a pas
permis d'établir un lien avec les attentats dont a été
victime l'enfant.
882 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.
883 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
884 Sur les 283 victimes répertoriées, 43% ne
donnent aucune indication de ce type.
885 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
lorsqu'ils s'attaquent a de très jeunes enfants. Ils
adaptent leurs gestes aux caractéristiques physiques de leur victime,
dictées par leur âge.
Les conséquences physiques d'un attentat sont
très variées, et finalement dépendent bien plus des
particularités physiques de l'enfant et des circonstances du crime, que
de la nature de l'agression. De semblables attouchements peuvent avoir des
conséquences plus ou moins graves selon l'âge de la victime, sa
constitution, la violence employée ou encore l'hygiène de
l'agresseur. Ces éléments sont également à relier
à la variété de l'amplitude de douleur ressentie lors de
l'agression. Malgré toute la place abandonnée à ces
incertitudes, certains points font preuve de plus de constance : les viols
apparaissent comme étant les plus graves au niveau du vagin - fourchette
et hymen compris - alors que les attouchements avec la main réservent de
sérieux dommages à la vulve. Si ces répercutions physiques
ont le mérite de s'effacer pour la grande majorité avec le temps
- hormis la déchirure de l'hymen bien entendu -, difficile d'en dire
autant des conséquences psychiques.
Du vague a l'âme a la dépravation : «
Qui a été torturé reste torturé
»886
Comme pour les contrecoups physiques, chaque enfant ne
réagit pas de la même manière au crime dont il a
été victime. Ce n'est que justice de consacrer quelques pages
à ces séquelles morales qui intéressent si peu les juges
et dans une moindre mesure la population masculine française. Car si
l'examen médical de l'accusé cible parfois son cerveau, celui de
la petite victime se contente d'observer « l'origine du monde ». Les
légistes d'Indre-et-Loire ne sont pas empreints de la vision de leur
auguste collègue Ambroise Tardieu, le premier à prendre en
considération la blessure psychique dans l'attentat a la
pudeur887.
Une fois le jugement rendu et le procès terminé
l'enfant souillé s'en retourne dans l'oubli, mais lui ne peut effacer le
souvenir de ce qui a sans doute déjà modifié sa vie
à venir. Les feuilles qui composent un dossier d'instruction sont donc
avares de ces révélations sur le comportement a
posteriori des victimes. Le temps nécessaire à la
dénonciation et à l'aboutissement du processus judiciaire est
donc ici un précieux allié pour l'historien, qui
886 Citation de l'essayiste autrichien Jean AMÉRY, qui
devait bien connaître le sujet puisqu'il s'est suicidé.
Cité dans PEWZNER, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 61.
887 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343.
peut trouver trace de ces troubles psychiques au gré
des témoignages de l'instruction. On les classe en deux
catégories distinctes mais qui toutes deux illustrent la condition de
victime dont l'enfant abusé ne se défait presque jamais au cours
de son existence.
Paradoxalement, du moins pour celui qui n'est pas familier des
notions de psychiatrie, peu d'enfants abusés se renferment sur
eux-mêmes et intériorisent cette souffrance au point de perdre le
goût de la vie. Les psychiatres contemporains décrivent de la
manière suivante les symptômes consécutifs à une
agression sexuelle : « L'enfant peut réagir par un état de
stress, qui se manifeste par l'agitation ou la sidération et le repli,
une anesthésie des affects, puis la terreur, les régressions, des
manifestations psychosomatiques »888. Cela peut même
aller jusqu'à déclencher une maladie nerveuse889.
Notre corpus présente également l'exemple d'une régression
de la victime, qui semble retourner en enfance : une adolescente
régulièrement violée par son ascendant fait encore pipi au
lit890.
Les affaires incestueuses concentrent ce type de
réactions, car cet enfer est quotidien, la victime côtoyant sans
cesse son bourreau, ce qui n'a de cesse de lui rappeler une situation qu'elle
endure et devra encore endurer. Sans doute le sentiment d'être
responsable la ronge également, de même que le poids trop lourd du
secret891. En psychiatrie on lui donne un nom : le « transfert
de culpabilité ~, qui montre que l'abuseur n'en a aucune, alors que
l'enfant la supporte seul892. Une jeune fille abusée pendant
sept ans par son père est décrite comme étant toujours
triste par sa mère, qui n'arrive pas a lui tirer un mot
d'explication893. Le malheureux petit Émile, dont nous avons
parlé un peu plus haut, ne voit que la mort pour l'arracher a ses
tourments894. Alors que sa mort se rapproche, il perd le peu
d'humanité qu'il lui restait encore et déclare à son oncle
qui le veille : « Plus tôt je serai mort plus tôt je serai
débarrassé ». L'inceste a été
considéré
888 Michèle ROUYER, « Les enfants victimes,
conséquences à court et moyen terme », in Marceline GABEL
(dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses
universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p.
84.
889 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. Malheureusement la
mère de l'enfant n'a pas précisé la nature de celleci.
890 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
891 Les psychiatres expliquent en partie cette culpabilité
par le fait d'avoir ressenti ou donné du plaisir pendant la relation.
(PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 56.).
892 Ibid., p. 61.
893 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
894 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
comme a l'origine de la plus grande dépression
narcissique possible895. Un psychiatre a fait d'une de ses patientes
une constatation qu'on pourrait appliquer au petit Émile, disant qu'elle
se trouvait « au-delà des idées suicidaires comme ceux qui
ont déjà fait le deuil d'eux-mêmes ».
Le dégoût de la vie est lié à la
culpabilité mais aussi à la honte, qui poursuit comme une
malédiction la victime. Puisque c'est d'enfant dont nous parlons, la
principale incidence a court terme de cette délicate réputation
concerne l'école et les camarades. Abusés par leur maître
de classe, les petites filles et les petits garçons peuvent se plaindre
d'être malades et refuser d'aller a l'école, sans pour autant en
révéler la raison. Mais la situation est parfois inversée,
l'enfant voyant sa place parmi ses camarades d'école remise en cause par
l'évènement malheureux dont il n'est pourtant pas responsable.
Une fillette abusée et qui se confie à une voisine voit celle-ci
lui donner une réponse à laquelle elle ne s'attendait
sûrement pas : (( Si la soeur savait ça, elle te renverrait de
l'école ! »896. Croire qu'il ne s'agit là que
d'une défiance religieuse vis-à-vis de tout ce qui a trait
à la sexualité serait une erreur. Le cas de la petite Delphine,
sept ans et violée par son père, est là pour
l'illustrer897. Sur défense de ce dernier, elle n'a jamais
mis les pieds a l'école. Dès l'arrestation de son père
elle a demandé a y aller, mais la gendarmerie note d'elle n'y est
restée que trois ou quatre jours car les parents des
élèves se sont plaints. Fins connaisseurs des mentalités
humaines, les agents suspectent que ces réclamations aient pour cause le
crime dont a été victime Delphine. Finalement, sur avis du
préfet le maire de la commune lui interdit l'accès a
l'établissement.
Dans son livre Toinou, le cri d'un enfant auvergnat,
Antoine Sylvère rapporte l'histoire d'une jeune vachère qui
« s'abandonnait au fils de ses maîtres comme les vaincus de la vie
s'abandonnent au malheur »898. Violée à quinze
ans et menacée de mort, elle finit par se supprimer lorsqu'elle est
victime d'un viol collectif : (( Ce soir, ils s'y sont mis a quatre pour
s'amuser avec moi. J'en suis tellement honteuse que je vais me noyer ».
C'est là certes une manière extrême de résoudre les
problèmes nés d'une agression sexuelle, mais qui illustre
l'état de détresse de la jeune victime, qui ne voit plus sa vie
que comme
895 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 60.
896 ADI&L, 2U, 683, affaire Grimault.
897 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
898 Cité dans FARCY (2004), p. 51-52.
un long calvaire à endurer. Les pleurs qui durent
parfois plusieurs jours - « J'avais la figure toute enflée a force
d'avoir pleuré »899 - n'attireront pas forcément
la pitié, mais plus sûrement la défiance et l'opprobre
populaire. Une adolescente violée s'emporte, indignée, lors de la
confrontation avec son agresseur : « Est-ce que vous croyez que ça
ne me fait pas du mal à moi-même, car vous avez perdu ma
réputation »900.
Une jeune fille l'a bien compris et demande a l'inspecteur du
service des enfants assistés : « Je vous prie de me placer dans une
autre commune, oü l'on ne saura pas ce que j'ai subi de ce malheureux
»901. Une autre, attouchée par son père pendant
de longs mois, préfère se retirer au couvant902. Il
est effectivement difficile pour une victime d'échapper a ce
déshonneur, puisque que la plupart des gens demeurent dans la commune
où ils sont nés903. Cela compromet les chances de
trouver une place de domestique, et donc met en péril la situation
pécuniaire de la victime mais surtout de sa famille. Un vieux
cultivateur l'a bien compris et fait du chantage a sa jeune victime, lui disant
de ne rien dire sous peine de passer pour une « putain » et de ne
plus trouver à se placer904.
Plus difficile encore, une réputation douteuse met
à mal les possibilités de mariage. En effet, si la
chasteté des garçons n'a que peu d'importance, celles des filles
est fondamentale905. Puisque la plupart des unions se font entre
personnes d'un même « pays », l'exil est recommandé pour
la malheureuse victime. Pire serait la situation si de ce viol naissait un
enfant, lequel constituerait un fardeau pour une fille-mère, ainsi
qu'une marque d'infamie. Cette crainte est si présente que même
les agresseurs en sont conscients : « Tu vois bien que je ne veux pas te
faire d'enfant », dit un jeune homme après s'être
retiré et avoir éjaculé sur la chemise de sa
victime906. La peur de tomber enceinte est présente chez les
adolescentes de même que chez leurs mères. La voisine d'une jeune
fille de quatorze ans raconte qu'elle est venue la voir en lui montrant le
devant de sa chemise tachée, et lui demandant si elle pouvait tomber
enceinte907. La
899 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
900 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
901 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
902 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
903 En 1886, la moitié des citoyens habitent la commune de
leur naissance.
904 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.
905 FARCY (2004), p. 73.
906 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.
907 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
mère d'une victime un an plus jeune annonce au juge que
c'est avec soulagement qu'elle a vu les règles de sa fille
revenir908. Cette situation d'infortune aurait pu avoir de graves
conséquences pour la jeune Juliette, victime de son géniteur :
lorsque sa mère enfin au courant lui a demandé ce qu'elle aurait
fait si elle était tombée enceinte, elle lui répond
qu'elle se serait noyée, et que personne ne l'aurait
su909.
La majorité des victimes ne deviennent pas maussades et
ne pensent pas à se supprimer, mais souffrent cependant d'une
névrose qui les pousse a extérioriser ce qu'elles ont subi. La
plupart du temps cela se traduit par un vocabulaire ordurier peu
approprié aux conversations d'enfants. Une petite fille qui se dispute
avec deux de ses camarades leur dit « Va donc petite sale sucer la bitte
au père Charles », et les deux autres ont un lexique tout aussi
fleuri910. Le ton peut être moins vindicatif, et les mots
utilisés en parfaite innocence : « As-tu vu la boutique à
Besnard as-tu vu sa boutique ? » chantent au passage de leur agresseur
deux fillettes de six et sept ans911. Cependant ce langage, bien
qu'il heurte les oreilles des adultes, n'en demeure pas moins inoffensif «
physiquement parlant ».
En effet bien rares sont les cas oü cette
dépravation précoce n'en reste qu'au stade verbal. Les
conséquences d'un attentat ont des répercussions sur la
manière dont la victime voit son propre corps. Première d'entre
elles, l' « activité auto-érotique compulsive bien avant la
puberté », comme la surnomment les psychiatres912. Dans
le langage du XIXème siècle on parlerait plutôt
de corruption, de dépravation consécutive à l'attentat.
L'ostracisme ambiant au sujet de la masturbation fait prendre a ces
répercussions des dimensions démesurées.
Deuxièmement, une propension particulière a
l'exhibitionnisme et au non-respect des codes de la société
concernant le corps humain. Une petite fille d'une dizaine d'années a
montré son sexe devant tout le monde, et plus grave encore, une autre
s'est mise a nu devant pas moins de six jeunes garçons, les invitant a
venir s'amuser avec elle913. C'est là
908 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
909 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
910 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
911 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard. Le terme « boutique
» désignant ici le sexe masculin.
912 SIMON (2004), p. 49.
913 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard, 637, affaire
Roubouin.
une autre particularité de l'enfant victime d'abus
sexuel : il semble ne plus attacher une importance particulière au code
de l'honneur qui sied a son corps, et le donne en quelque sorte en
pâture. « Il faudra que je demande a Lebray *l'employé de son
père+ a faire ça avec lui, pour voir s'il fait comme papa »,
confie à une jeune servante une fille de onze ans914.
Cette curiosité peut-être, corruption sans doute,
entraîne même parfois des agressions sur d'autres enfants, surtout
de la part des jeunes voire très jeunes victimes. Ainsi deux soeurs ont
été accusées d'avoir déboutonné le pantalon
d'un petit garçon et de lui avoir tiré les parties915.
L'une des deux a également « pincé jusqu'au sang ~ celles
d'une fillette de quatre ans. Ce ne sont là que des réactions
à assez court terme, mais celles sur une période plus lointaine
ne sont pas forcément meilleures. Les cicatrices de l'agression et les
comportements qui en découlent ne disparaissent pas facilement. Victime
à onze ans d'une tentative de viol de son ascendant, Françoise
est condamnée quatre années plus tard pour outrage public
à la pudeur916. La rumeur court que ce soit à cause de
son grandpère qui l'a débauchée qu'elle ait commis cet
acte. Enfin, quand leur maturité sexuelle le permet, certaines
recherchent des aventures multiples, quand d'autres n'hésitent pas
à monnayer leurs charmes917. Elles ont perdu le respect de
leur propre corps et peu leur importe celui a qui elles sont prêtes a
l'offrir, et pour quelles raisons. Chez les garçons de tels abus peuvent
entraîner la recherche de relations homosexuelles918.
Sodomisé par son maître d'école, un jeune garçon
d'une dizaine d'années continue dans la voie de telles pratiques, avec
deux de ses camarades cette fois919.
La rumeur d'une agression ne tardant pas a se répandre,
la victime peut attirer les convoitises de ses camarades. Elle est alors prise
pour cible et peut risquer un nouvel abus, car l'impression d'impunité
qui ressort de l'agression encourage a sauter le pas. Les autres jeunes gens
peuvent avoir tendance à profiter de la situation et de la faiblesse
914 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
915 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.
916 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault. L'instruction ne nous
révèle pas ce en quoi consistait le délit. Toutefois
étant donné que l'accusée n'avait pas atteint seize ans,
il est possible que les faits incriminés soient assez graves mais
n'étant jugés qu'en tribunal correctionnel, ils n'aient pas pris
la dénomination d'attentat a la pudeur, par exemple.
917 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
918 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 299.
919 ADI&L, 2U, 747, affaire Piffeteau.
psychologique de la victime. A l'intérieur même
du cercle familial peuvent se forger de nouvelles relations entre frères
et soeurs. Ce sont justement les sévices subis qui les font se
rapprocher920. La mère d'une fillette attouchée confie
au juge d'instruction que depuis l'attentat elle dit a son petit frère
de quatre ans : « Couche-toi donc sur moi comme a fait le berger
»921.
Le mouvement inverse existe également puisqu'il n'est
pas si rare de voir un frère violer sa soeur après que celle-ci
se soit fait abuser par le chef de famille, instaurant ainsi une sorte de
tradition incestueuse. L'histoire la plus évocatrice a ce sujet est sans
nul doute celle de la famille Enrit922. La mère étant
morte depuis six ans, la cadette de la fratrie, Armantine, une douzaine
d'années, est régulièrement violée par son
père, qui la prostitue même à des étrangers de
passage contre quelques litres de boisson. Elle semble donc être devenue
la nouvelle femme de son géniteur. Son petit frère Lucien, de
trois ans son cadet, finit lui aussi par rentrer dans cette morbide danse et
à avoir des relations avec son aînée. Il va même
jusqu'à violer sa plus jeune soeur, Antoinette, trois ans de moins que
lui - les faits ont d'ailleurs été confirmés par les
examens médicaux. Ledit Lucien raconte même lors de l'instruction,
sans honte aucune d'ailleurs, qu'un soir un dénommé Galland - qui
porte mal son nom puisqu'il est ici accusé d'attentat a la pudeur sur
Armantine -, après avoir fini de s'amuser avec sa soeur, a appelé
le chef de famille qui a fait tout comme lui, avant de laisser sa place a son
fils lorsqu'il a eu fini. Au-delà de l'apparence on ne peut plus
malsaine d'un tel ménage, il faut bien comprendre l'abandon qui
caractérise Armantine. Encerclée de toutes parts, elle prend sans
doute le parti de se détacher en quelque sorte de son corps, et
d'abandonner cette coquille vide aux charognards. On a donc l'impression
lointaine d'une relation consentante, mais il y a fort a parier qu'elle n'en a
que les apparences.
Les conséquences d'une agression sont donc diverses sur
le psychisme et l'existence en général, mais un
élément demeure : l'enfant abusé reste la seule victime de
l'agression sexuelle. Soit il souffre directement de l'affaire en s'en sentant
coresponsable, soit il en subit les conséquences et voit sa
réputation s'altérer gravement, soit il cherche dans la
dépravation une solution a ce qu'il a enduré et endure encore.
Même lorsqu'il donne
920 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 297.
921 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.
922 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.
l'impression d'avoir pris le parti de tirer profit de cette
débauche précoce, il reste victime de l'exploitation
sexuelle923.
-o-o-o-
L'enfant abusé sexuellement se caractérise par
une chose : son faiblesse physique ainsi que son innocence. Elle n'offre pas de
multiples profils a examiner, et par conséquent les aspects les plus
remarquables sont postérieurs a l'attentat, car celui-ci imprime dans
leur chair et dans leur âme le sceau de la victime. On ne se
débarrasse pas si facilement de cette condition. Toutefois les
incidences physiques peuvent disparaître dans un laps de temps assez
court, la défloration restant néanmoins une croix difficile
à porter de par sa signification sociale. Finalement les plus grandes
peines naissent bien souvent dans les coeurs, meurtris dans leur dignité
par ces crimes déshonorants. Incompris de leurs semblables ils resteront
des âmes en peine, à moins que le temps ne les débarrasse
de ce lourd fardeau.
Conclusion
Il est évident qu'une action, quelle qu'elle soit,
dépend bien plus de son initiateur que de sa cible. Le crime sexuel
n'échappe pas a cette règle, et repose avant tout sur la
volonté d'un homme. L'objet de sa motivation reste le même, c'est
l'enfant, le faible, l'innocent. Ces caractéristiques attirent
l'agresseur, mais pas dans de mêmes proportions. Celui qui voit ses choix
dictés par ses pulsions irrépressibles penche plutôt pour
la première. Quant à celui qui aime les enfants, au sens strict
du terme, c'est la seconde qui le séduit.
Les armes de chacun ne sont donc pas les mêmes, puisque
l'objectif diffère. Les impulsifs ont plus recours a la violence, et
sont donc a l'origine d'agressions rapides, et souvent isolés. Les
passionnées en général procèdent de manière
inverse : ils prennent le temps de séduire leur victime, d'endormir leur
vigilance, avant de réellement passer a l'action. Les attentats sont
plutôt orientés vers une gradation des actes, qui prend donc plus
de
923 Comme l'explique une psychiatre, « la rencontre
sexuelle avec l'adulte est toujours traumatisante, du fait de son
immaturité psychoaffective, qui ne lui permet pas d'appréhender
ces pratiques ». (PEWZNERAPELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p.56.).
temps. Ils sont donc en majorité
répétés, et il n'est pas rare qu'ils soient
pratiqués sur plusieurs enfants sur une même période.
Les attaques des impulsifs sont soudaines et peuvent
difficilement être contrôlées. L'enfant est souvent
isolée et ne peut compter que sur elle-même, bien que parfois la
chance amène un promeneur qui met fin à la scène. Si tant
est qu'on puisse admettre que les passionnés aient une certaine forme de
considération pour leurs victimes, les impulsifs en sont bien plus
dépourvus. En effet la seule chose qui les intéresse dans
l'enfant, c'est son infériorité physique qui l'empêche
a priori d'opposer résistance. Les pleurs et les cris ont en
revanche un plus grand impact sur la seconde classe. Ceux-ci sont davantage
dans l'optique d'une relation classique, basée avant toute chose sur le
plaisir réciproque. Bien qu'il souhaite le sien avant tout, il en tire
une partie non-négligeable des réactions offertes par la ou le
partenaire. La plupart du temps ces attouchements licencieux n'ont pas l'effet
escompté sur la jeune victime, mais imaginer qu'elle puisse obtenir du
plaisir de ceux-ci suffit aux agresseurs. L'excitation qu'ils tirent de ce
spectacle satisfait leurs sens et les mène à la jouissance,
physique bien sûr, mentale également. En plus de l'interdit social
qu'ils ont outrepassé, ils ont débauché la pureté
de l'enfance. Ils ont en quelque sorte créé une nouvelle
personne, qui garde l'apparence physique d'un enfant, mais qui en a perdu
l'innocence.
La perte de celle-ci est une conséquence de la
corruption subie, mais également de l'acte en lui-même. Bien
qu'une minorité affirme ne pas avoir saisi la portée des gestes
auxquels elle a été soumise, les enfants souffrent
généralement d'un crime qui les a fait rentrer trop tôt
dans la vie d'adulte. La honte ressentie au sortir de l'agression concentre la
réflexion de la victime, qui a conscience de sa participation,
même passive, à un acte réservé aux adultes.
Les conséquences physiques sont donc vite
reléguées au second plan, sauf dans quelques cas marginaux
impliquant une grande violence de l'attentat ou une infection blennorragique,
par exemple. Le mal est souvent bien plus haut, imprimé dans l'âme
de la victime. En effet elle souffre de sa différence, qu'elle ressent
parfois au quotidien a travers les regards et les ragots. Elle n'est plus tout
a fait un enfant car elle en a perdu l'innocence, mais n'est pas encore un
adulte, car elle n'est pas encore nubile - dans la
très grande majorité des cas. Elle rencontre des
difficultés de positionnement social, et se sent rejetée du monde
des enfants comme de celui des adultes.
Ces symptômes qui ne laissent pas l'empreinte physique
tant réclamée par le jury, font peu de cas lors du procès.
Tardieu a pourtant tenté d'aller au-delà de cette situation dans
laquelle se trouve confiné l'enfant abusé924. Pour lui
il n'est pas seulement un corps portant la preuve de la culpabilité ou
de l'innocence de l'accusé, mais une personne qui doit supporter les
conséquences de l'attentat. Le procès est donc presque autant
celui de la victime que celui de l'accusé, et demande des preuves
tangibles. La situation morale de l'enfant abusé passe après
l'intérêt supérieur de la morale sociale.
924 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 344.
QUATRIÈME PARTIE : JUSTICE ET JUGEMENT
Chapitre I : Mécanismes et manipulations de la
parole de l'enfant
« Les témoins sont les yeux et les oreilles de la
justice. » Jérémy Bentham.
En guise d'épilogue logique, il reste a étudier
d'un peu plus près les facteurs pris en compte lors du procès. Ce
sont là des éléments difficiles à cerner puisque
son déroulement n'est pas retranscrit dans les dossiers d'archives -
hormis quelques pièces rémanentes mais sans grand
intérêt. Les secrets du jugement final sont bien gardés, et
l'historien doit se contenter d'hypothèses et non de quasi-certitudes.
Qui plus est, les comptes-rendus d'assises conservés aux Archives
nationales ne sont pas tous arrivés jusque dans leurs cartons : ceux de
la Cour d'appel d'Orléans, dont dépendent les trois tribunaux de
l'Indre-et-Loire, ont été perdus. Ils auraient apporté
d'appréciables informations sur le jugement rendu par les jurés,
car le procureur de la cour, qui rédige ces textes, donne son opinion
sur chaque procès, et surtout sur sa conclusion. Le juge d'instruction a
également droit de cité dans ces rapports. Les deux magistrats
sont parfois très sévères avec le jury populaire,
relançant chaque fois le débat sur la présence de
représentants du « peuple ». Les motifs de ce courroux
auraient apporté un supplément d'information a l'historien.
Trêve de lamentations. Cette dernière partie est
donc consacrée à tout ce qui a pu retenir l'attention des
magistrats comme des jurés, et qui entre en ligne de compte dans le
jugement. Puisque celui-ci prend en considération bon nombre des
éléments humains que nous avons détaillés dans les
chapitres précédents, cette ultime partie est plus brève
que les précédentes. Elle s'attache a mettre en lumière
les faits et décisions qui ont pu influencer le jugement final et
l'arrêt rendu. En premier lieu elle décrit les aspects qui
composent un interrogatoire, et les moyens employés par les deux parties
opposées pour influer sur celui-ci, et donc sur le jugement final.
Manoeuvres lors de l'interrogatoire
Après les premières dépositions
recueillies par la gendarmerie ou la police, viennent les interrogatoires
menés au tribunal par le juge d'instruction. Dans le premier cas les
paroles sont libres et pas toujours pertinentes, alors que dans le second la
conversation est bien plus organisée puisque c'est le magistrat qui
l'oriente. Il serait toutefois dommageable de prendre en considération
uniquement les feuillets se rapportant a l'instruction du tribunal. En effet
ces premières déclarations sont faites sans concertation
préalable avec qui que ce soit - famille de la victime, de
l'accusé, maire etc. - ce qui les assure d'une authenticité plus
grande. On peut d'ailleurs comparer les évolutions de discours entre les
deux témoignages. Toutefois la raison de cette nécessaire prise
en compte peut être encore plus simple : la versatilité des
témoignages. En effet il est rare qu'une même personne dise deux
fois la même chose, et certaines nuances sur des détails peuvent
s'avérer très utiles au juge et intéressantes pour
l'historien.
Pour asseoir sa légitimité, la Justice doit
interroger un maximum de témoins et ainsi multiplier les
versions925. En effet il est de coutume de suivre l'adage romain
« Testis unus, testis nullus » pour
décrédibiliser les témoignages uniques. Pour arguer du
bien fondé de sa démarche, l'institution judiciaire s'adresse aux
forces de l'ordre, qui sont chargées de l'enquête
préliminaire et donc de faire le tri parmi les témoins. Ils ont
l'importante mission de retrouver tous ceux qui pourraient être utiles a
l'instruction, que ce soit à propos des faits incriminés ou au
sujet des antécédents et des rumeurs concernant l'un ou l'autre
des protagonistes de l'affaire. Ils se doivent de mener leur enquête avec
discrétion : « Il importe dans cette affaire de ne pas donner au
témoin l'éveil sur les doutes qui semblent s'élever sur sa
moralité », recommande un juge dans sa commission
rogatoire926.
925 GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 24.
926 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.
Cependant contourner la vigilance des témoins n'est pas
toujours chose aisée. La principale difficulté réside dans
la volonté d'une bonne partie de ne pas s'impliquer. Benoît Garnot
énumère les multiples raisons a l'origine d'une telle
réticence927 :
« Dans l'immense majorité des affaires,
plaignants, victimes et témoins sont issus du même lieu, de la
même communauté rurale ou urbaine. Outre que la plupart des
témoins entretiennent donc avec les accusés des rapports
antérieurs, qui peuvent aller de l'amitié à la haine, il
est toujours difficile de témoigner contre son voisin, qu'on sera
amené à côtoyer encore quotidiennement pendant longtemps.
L'objectivité ne peut exister dans une communauté étroite
où les habitants ont tissé des liens multiples
d'intérêts, de soumission, de convoitises ou de haines. »
Les services de l'État se heurtent parfois à un
mur du silence qu'il est difficile de surmonter. (( En résumé
beaucoup de voisins doivent connaître quelques choses mais ne veulent
rien dire », déplore un gendarme928. Cela entrave
gravement la conduite de l'instruction car le contexte manque, et en outre cela
isole encore plus la victime.
Mais la multiplication des témoignages et donc des
pistes n'est pas toujours une bonne chose pour l'instruction. A cause d'eux, il
n'est pas rare de voir une série d'interrogatoires ((
cannibalisée » par des faits et jugements pas en lien direct avec
l'évènement a l'origine de la procédure. Mais le juge se
doit, malgré sa volonté d'orienter les récits,
d'écouter tous ceux qui pourraient amener au dossier ne serait-ce qu'un
semblant d'information, qui pourrait faire basculer l'issue du procès
d'un côté comme de l'autre. Telle est la difficulté pour le
magistrat instructeur : il doit orienter la conversation afin de ne pas se
disperser et perdre un temps précieux, tout en ne négligeant
aucune piste.
Le recueil de la parole de l'enfant agressé est soumis
au tact du juge d'instruction. Il est en adéquation avec les
publications de psychologie qui montrent que l'enfance est une période
autonome et qu'il faut le traiter comme tel. En raison de l'âge de la
victime il requiert une méthodologie différente, qui n'est pas
toujours appliquée d'ailleurs. Bien entendu la première chose
à faire est de rassurer la victime. En effet pour les multiples raisons
que nous avons évoquées tout au long des pages
précédentes, la victime n'est pas dans un climat de confiance au
moment d'aborder verbalement ce qu'elle a subi. La première étape
consiste a la rassurer pour que l'échange soit instructif et que
l'enfant
927 Benoît GARNOT, «Les témoins sont-ils
fiables ? », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant
la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 429-435, p. 433.
928 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
dépasse les sentiments de honte et de
culpabilité qui sont les siens. Si sa situation émotionnelle
apparaît au juge comme étant peu propice à un entretien, il
peut au préalable être aidé d'une personne en qui la
victime a confiance. L'inspecteur du service des enfants assistés dit
espérer faire parler une jeune fille - qu'il décrit comme au
étant au désespoir et ne faisant que pleurer depuis plusieurs
jours -, « l'enfant ayant en *lui+ une confiance absolue
»929. Bien que le magistrat ait assez d'expérience pour
connaître les éléments précédents, et en
tenir compte, il attend tout de même une certaine énergie dans les
déclarations - du moins celle-ci est toujours vue d'un oeil
bienveillant. Une attitude contraire l'est beaucoup moins, ce qu'illustre la
note d'un juge qui indique que la victime « n'a pas été
devant *lui+ très énergique dans ses déclarations
»930. Toutefois un tel comportement n'est pas
rédhibitoire dans l'esprit du magistrat.
Dans l'intimité de la salle d'interrogatoire, celui-ci
doit user d'un vocabulaire adapté a l'âge de son interlocuteur.
Quand celle-ci est jugée trop jeune - deux ans dans les deux cas
recensés - elle n'est même pas interrogée, ni lors de
l'instruction ni lors de la tenue du procès. Lorsqu'elle est un petit
peu plus âgée, le juge peut décider de la tutoyer, de lui
poser des questions courtes et précises, en se servant de mots et de
notions facilement appréhendables, tel que « méchant »
par exemple. Il faut dire que le lexique qui est généralement
celui des enfants ne leur permet pas de raconter l'évènement
correctement. « Il m'a montré son ventre et je ne sais quoi »,
annonce une enfant de neuf ans931. Nous avons déjà eu
un aperçu de ce problème lors du chapitre consacré aux
difficultés de la dénonciation spontanée. Bien sûr
l'expérience du magistrat lui permet de savoir ce qu'une petite fille
entend par « il m'a mis un morceau de viande dans la main
»932. Mais la situation devient plus ardue lorsque l'enfant ne
peut même pas mettre des mots sur ce qui s'est passé. « Je ne
sais pas ce qu'il m'a fait », déclare une petite de cinq
ans933. Difficile d'apprécier le sens réel de cette
affirmation, cependant on peut se risquer à penser que la victime a
ressenti quelque chose, mais ne sait pas comment formuler cette sensation. Rien
d'étonnant puisqu'Anne-Marie Sohn à démontré
à travers son étude que la moitié des fillettes ont une
ignorance totale de tout ce qui a trait au
929 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
930 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
931 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
932 ADI&L, 2U, 680, affaire Bodet.
933 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
sexe934. Elle ajoute que près des deux tiers
des enfants censurent leurs propos face à la justice935.
Sur ce point le rôle du juge est délicat, car il
doit amener la victime au plus près de la vérité, tout en
respectant la pudeur des mots nécessaire lors d'un dialogue avec un
enfant. C'est ce pourquoi il se doit de bien orienter la conversation, les mots
impudiques doivent venir de la bouche de la victime et non de la sienne, afin
de ne pas les apprendre malgré lui à un enfant innocent. De tels
préceptes sont également à mettre au crédit des
enquêteurs. Un gendarme note dans son rapport : « Nous avons
interrogé avec tous les ménagements que commande le respect
à la pudeur »936. Alors que les magistrats se montrent
très sévères sur le délicat sujet de la corruption
de l'innocence, il serait dommage qu'ils en soient malencontreusement
eux-mêmes a l'origine. Sur la non moins périlleuse question de
l'éjaculation, un juge demande : « Quand le curé vous tenait
la main vous a-t-il quelque fois salie ? »937. Ce dernier
utilise un registre semblable à celui de l'enfant, restant dans le vague
et la métaphore. Lors de la confrontation, il doit rester ferme sur ce
point afin d'éviter toute dérive graveleuse. Prenons l'exemple de
la petite Marthe, huit ans, qui accuse sans gêne l'homme en face d'elle
de lui avoir « fait sucer la bitte »938. Impossible de
savoir quelle est la réaction du juge devant tant de
désinvolture, toujours est-il qu'il goûte moins la réponse
de l'accusé qui nie et lance : « Demandez-lui comment c'est fait
». Il rétorque immédiatement : « La question que vous
voulez poser à cette petite fille, ne nous paraît pas utile en
raison de l'âge de cette enfant, vous feriez mieux de dire la
vérité que de chercher à les pousser dans des questions
obscènes ».
Entre également en jeu la honte,
décidément très gênante dans la recherche de la
vérité, qui mène a l'autocensure. Les enfants connaissent
le danger que représentent les mots grossiers, surtout pour leurs
fesses, et hésitent a en user pour décrire l'attentat.
Placés devant des adultes, qui plus est impressionnants de par le
prestige associé à leur profession - bien qu'il faudrait au
préalable démontrer que ce charme opère sur de si
934 SOHN (1996-a), p. 143. Si l'on inclut une connaissance
partielle, cette proportion monte aux deux tiers
des petites filles.
935 Ibid., p. 12. Un adulte sur dix seulement en fait de
même. L'étude a été réalisée a partir
de 7 000 dossiers d'archives judiciaires.
936 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
937 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
938 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
jeunes victimes -, ils peuvent perdre leur assurance et ne pas
oser blesser la pudeur que le tribunal est chargé de défendre.
Par exemple, cette petite écolière de neuf ans qui avoue avoir
mis la main dans le pantalon de l'accusé, mais qui refuse de
révéler ce qu'elle y a fait939. Certains enfants ont
donc tendance a ne dire qu'une partie de la vérité, celle qui
leur semble la plus avouable, pour mieux passer le reste sous silence.
De nombreuses victimes ne vont pas aussi loin dans la
confidence et nient, pour des raisons semblables, toute agression. De telles
configurations arrivent le plus souvent lorsque l'enfant a été
contraint d'apporter sa contribution a l'acte, par la masturbation ou la
fellation par exemple. De semblables conduites sont cependant bien souvent
repérées par celui qui pose les questions. Alors qu'il est
souvent allé chez un ramoneur chinonais connu pour son attirance pour
les - très - jeunes éphèbes, un jeune garçon de
onze ans nie farouchement tout rapprochement criminel, malgré les aveux
de ses camarades940. « *Il+ n'a pas dit un mot de
vérité, qu'il a certainement dû faire autre chose avec
l'inculpé ~, lâche, excédé, le commissaire
chargé par le juge de l'interroger.
Même lorsque le témoin avoue une chose pour en
cacher une autre, il dévie de la vérité et fait
déjà un pas vers le mensonge. Celui-ci concentre à la fin
du XIXème siècle les critiques d'une partie des
spécialistes en psychiatrie, qui ne placent aucune confiance dans les
témoignages d'enfants. Au début du siècle suivant, Ernest
Dupré, un de leurs plus célèbres représentants,
développe la théorie de l'enfant mythomane - terme dont il est
d'ailleurs l'inventeur941. Celle-ci proclame que cet être
n'est pas un témoin fiable quand bien même il est animé
d'une intense conviction dans sa déclaration. La suspicion est telle
qu'un professeur en médecine - très proche d'ailleurs de celui
cité précédemment - n'hésite pas a affirmer en 1898
que « le nombre de faux attentats excède et de beaucoup, le nombre
des attentats réels »942. Il ne fait pas dans la
demimesure et avance même que six à huit accusations sur dix sont
reconnues comme
939 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
940 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
941 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.
942 Léon THOINOT, Attentats aux moeurs et perversion
du sens génital, Paris, Octave Douin éditeur, 1898, p. 227.
L'ouvrage en disponible en intégralité sur le site internet
Gallica.
infondées943. Il cite les pages suivantes
plusieurs cas certes avérés de mensonge, mais qui semblent assez
ingénieux pour n'être pas aussi communs que l'auteur le
suggère.
Pour se prémunir d'une fausse accusation, le juge
d'instruction a donc parfois recours a une quelconque autorité -
parents, maîtresse d'école, garde-champêtre, médecin
- afin de savoir si l'enfant n'a pas pour habitude de mentir
effrontément. « *...+ Je crois bien que c'est vrai car il ne me
semble pas que ma fille puisse mentir à ce point », déclare
une mère de victime944. Les séances d'interrogatoire
peuvent être multiples et variées afin d'en comparer les
résultats. Un commissaire a procédé de la sorte pour
interroger un petit garçon de six ans : « Vu le jeune âge de
l'enfant, nous l'avons interrogé a plusieurs fois différentes,
à chaque fois il a fait les mêmes déclarations, même
en présence de sa mère »945. On remarque
d'ailleurs que le policier a une même méfiance vis-à-vis du
témoignage de l'enfant que les docteurs précédemment
cités, ce qui témoigne de l'imprégnation de ces
théories au-delà du milieu universitaire et de la médecine
légale. La suspicion a ce sujet n'est d'ailleurs pas le seul apanage des
savants, des magistrats et des officiers de la force publique, car certaines
affaires montrant des dissensions dans le voisinage. On accuse volontiers les
parents d'avoir manipulé la parole de leur enfant afin d'obtenir une
compensation financière ou de régler de cette manière un
différent.
Sans en exagérer l'importance, il faut
reconnaître que les mensonges de la part des enfants ne sont pas rares.
Mais dire qu'ils relèvent tous de la volonté propre de leurs
initiateurs serait malhonnête. La suggestion, voire l'autosuggestion,
exercent une influence certaine chez les victimes de moins de dix
ans946.
La première est principalement à mettre au
crédit des parents de la victime. Ils peuvent profiter d'une situation -
vulvite due à une hygiène défaillante, accident - pour
attaquer en justice une personne avec qui ils n'entretiennent pas de cordiales
relations. Dans les cas d'inceste, il n'est pas rare de voir la mère
accuser un malheureux d'être a l'origine des séquelles physiques
de sa fille, alors qu'elle en connaît parfaitement l'auteur. La vengeance
apparaît également comme un motif valable de dénonciation
calomnieuse : il
943 Ibid., p. 226. L'auteur n'indique pas de quelle source il
tient ces estimations.
944 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
945 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc. C'est peut-être
là la conséquence du fait que l'accusé soit une femme, la
rareté de telles procédures ayant peut-être
éveillé la méfiance du policier.
946 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.
arrive que des parents créent eux-mêmes chez leur
enfant les symptômes habituels d'un attentat à la pudeur. Notre
corpus nous offre le cas d'un frère, jaloux du riche amant de sa jeune
soeur, qui se masturbe devant elle, éjacule sur sa chemise et dit :
« Maintenant on pourra dire que *l'accusé+ t'a fait quelque chose
»947. Les proches peuvent aussi faire un récit
erroné, mais en toute bonne foi, car on est forcément
influencé par ses absences d'accointance vis-à-vis de tel ou tel
individu. La déformation de la réalité est un aspect
à prendre en compte : c'est là un demi-mensonge. La base qui a
servi à ce développement calomnieux est bien réelle, mais
la tentation est grande d'exagérer les faits. La situation
émotionnelle dans laquelle se trouve l'individu contribue a la naissance
de ce mensonge : une mère avoue avoir, sous l'effet de la colère,
étendu a deux autres de ses filles les crimes qui ne concernent que son
aînée948.
Il ne faut pas voir dans tous les parents de victime d'affreux
manipulateurs, loin de là. Ce serait oublier toutes les retombées
négatives d'un attentat, sur la réputation de l'enfant comme sur
celle de ses géniteurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer ce que
coûtent de telles révélations, psychologiquement parlant.
Interrogée à ce sujet, une mère répond poliment :
« Non monsieur, pas une mère ne serait capable de faire dire de
pareilles choses à son enfant »949. Mais tous n'ont pas
les mêmes scrupules et le même attachement a l'innocence de leur
enfant.
Dans l'intérêt de celle-ci, certains parents
incitent leur enfant a se taire, ce qui n'est pas sans rappeler les
éléments présentés lors de la partie
évoquant la dénonciation. « Tu ne diras pas autre chose que
ce que je te dirai de dire ! » ordonne une mère apparemment
très proche de l'accusé950. Ce cas de figure
apparaît souvent quand la famille entretient avec le prévenu des
relations obscures. Dans le cas précédent, le commissaire et le
juge suspectent les parents des petites victimes de lui avoir livré
leurs propres enfants avec contrepartie financière. Parfois ils ne
reculent même pas devant la violence pour soumettre ces derniers à
leur volonté. « Je t'apprendrais, a dire ce qu'il ne faut pas
», tonne une mère contre sa fille qui n'a pas respecté ses
consignes, et qui reçoit une gifle
947 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
948 ADI&L, 2U, 640, affaire Richard. Le crime
évoqué se trouve être incestueux.
949 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
950 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.
en récompense951. Celle-ci ne mesure pas les
risques que représentent une telle action, car elle l'a faite devant les
yeux de tous, dans la chambre des témoins au sein même du
tribunal.
Mais souvent de telles manoeuvres n'abusent pas le juge, qui
se fait insistant et demande ouvertement à la victime si sa parole est
bien libre. Parfois il n'a même pas besoin d'en arriver a cet
étape tant les enfants dévoilent insouciamment les conseils qu'on
leur a donnés. C'en est même parfois comique : « Il ne
faisait que m'embrasser, d'ailleurs je ne puis rien dire, mon papa m'a
défendu de causer », déclare un petit
garçon952. Une affaire est au-dessus des autres de ce point
de vue et semble même à peine croyable. Deux soeurs
agressée par un marchand de journaux ne rendent pas facile la
tâche du juge à cause des conseils de leurs parents953.
Ceux-ci cherchent sans doute à éviter d'attirer l'attention car
la rumeur les accuse de recevoir chez eux des hommes qui se livreraient sur
leurs filles à des « actes ignobles ». Toujours est-t-il que
la parole des enfants n'est pas franche, puisque toutes deux nient les faits
reprochés a l'inculpé, et accusent le gendarme de les avoir
obligées à faire de telles déclarations. Pourtant le
prévenu a avoué, ce qui donne une confrontation dantesque,
celui-ci s'évertuant a donner les détails de l'agression et la
victime prétendant les yeux emplis de larmes qu'on ne lui a rien fait.
Le greffier note même : « L'inculpé essaie même de
rappeler les circonstances au témoin ». La seconde des deux soeurs,
moins intelligente, ne peut garder plus longtemps le secret. « Pourquoi
votre mère ne veut-elle pas que vous le disiez ? ~ s'enquiert le
magistrat. Elle la jeune fille de répondre maladroitement : « Ce
n'est pas vrai, il ne m'a rien fait, il ne m'a pas assises sur ses genoux
». Elle finit tout de même par avouer, entre deux sanglots, et
ajoute : « Il a fait cela aussi a ma soeur, mais elle ne voudra pas vous
le dire ».
Le second point est moins courant et met en jeu des
mécanismes complexes dont nous ne feront pas la description. Cependant
on peut relever à travers des exemples concrets certains aspects qui
amènent au mensonge. Le premier d'entre eux concerne une
catégorie prisée par les criminels sexuels : les idiotes. Si une
majorité d'entre elles a sans
951 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. Il y a fort à
parier que ces remontrances soient dues à un arrangement en amont avec
la femme de l'accusé. En effet elles ont toutes deux été
aperçues dans la même auberge, le jour même des
dépositions. De plus lors de son interrogatoire elle a affirmé
que sa fille n'a jamais parlé qu'aux gendarmes et au juge, alors que
devant elle et son mari elle a toujours nié les faits.
952 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
953 ADI&L, 2U, 748, affaire David.
doute réellement été victime de telles
violences, certaines ont tout inventé, sans doute influencées par
quelque élément difficilement identifiable. « Ma fille
aînée est idiote et vous lui ferez dire tout ce que vous voudrez
», déclare une mère de famille954. Il est vrai
qu'au préalable la jeune fille a accusé un homme de l'avoir
violée, et amenée devant le juge elle s'est mise a pleurer et
s'est rétractée. La faiblesse psychique de tels individus
résiste mal à la pression qui accompagne un interrogatoire. Ces
cas sont néanmoins rares, et appartiennent assez souvent aux affaires
dans lesquelles il y a plusieurs victimes. Influencé par le récit
que ses camarades ont fait, l'enfant peut être tenté de
s'insérer dans cette dynamique de dénonciation, afin de faire
partie d'un groupe soudé dans l'adversité.
Pour des êtres psychologiquement faibles comme le sont
les enfants, les interrogatoires peuvent engendrer une tension qui
déstabilise le témoin. Le récit fait par ceux-ci se trouve
dans le même état, ce qui donne lieu à de multiples
retournements de situation. Souvent ils justifient ces erreurs par le trouble
provoqué par l'interrogatoire, et sans doute par ce que
représentent les forces de l'ordre. Il faut dire que ceux-ci ne sont pas
toujours impartiaux, et usent de leur position pour obtenir de l'enfant le
récit qu'ils ont envie d'entendre. « Le commissaire de police est
bien capable de tout pour faire avouer les enfants », lâche un
témoin955. Et on peut avancer également que se
remémorer l'attentat n'est pas toujours agréable pour les
victimes, ce qui engendre un surplus d'émotion qui nuit a
l'authenticité du récit. Parfois les victimes n'ont pas compris
la question, ce qui est plausible au regard de leur difficulté à
appréhender ce qui est relatif à la sexualité. Les
modifications au cours de la narration ne sont pas rares mais il ne faut pas
nécessairement y voir le signe d'une volonté de la part de la
part des enfants de raconter tout et n'importe quoi. S'ils se contredisent,
c'est qu'il est difficile pour eux de proposer un récit
structuré. Une fillette de huit ans se fait d'ailleurs l'écho de
ces problèmes : « Je ne pourrais vous affirmer que les faits se
sont passés dans l'ordre oü je vous les ai racontés
»956. Un autre confond les mois et les années, dit que
l'agression remonte a deux ans alors qu'il ne s'agit que de deux mois, et une
troisième déclare ne
954 ADI&L, 2U, 748, affaire David.
955 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. D'après un jeune
enfant, le commissaire lui aurait dit que s'il ne disait pas la
vérité il irait en prison.
956 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
plus se souvenir du jour exact de l'attentat957.
Cette dernière s'attire par conséquent la méfiance du
gendarme qui l'a interrogée, lequel note : « La petite fille *...+
ne se rappelant même pas du jour que le viol a eu lieu, ce qui
paraît même dérisoire car depuis un mois seulement. Quoique
illettrée elle devrait au moins se rappeler du jour ». Elle finit
tout de même par se le remémorer devant le juge car dit-elle, son
petit frère n'était pas a l'école ce jour-là. Les
psychologues parlent d'effacement de la mémoire a distance de
l'évènement, ainsi que de diminution de la « mémoire
des faits ~ au profit d'une « mémoire de scénario
»958. Bien entendu de telles hésitations ne sont pas
rédhibitoires, mais garder un récit inchangé est un
argument de poids que les procureurs se plaisent à souligner dans l'acte
d'accusation : « [La victime] confirme plusieurs fois sa
déclaration au magistrat instructeur sans jamais varier dans ses
dépositions »959.
Devant toutes ces tergiversations, le juge se doit de garder
son sang-froid et de ne pas braquer le témoin, car celui-ci pourrait
perdre l'envie de bavarder. En effet au fil des parfois nombreuses
séances d'interrogatoire, la victime a le temps de penser aux
conséquences de ses paroles, et de changer d'avis au gré de ses
conclusions sur ce sujet. C'est ce pourquoi les rétractations sont bien
plus nombreuses dans les affaires incestueuses, car l'enfant hésite
toujours a dire la vérité, de peur que cela ne mette la famille
entière dans l'embarras.
Les liens qui l'unissent a son père créent une
ambivalence des sentiments, qui lui font craindre que celui-ci aille en prison.
Aussi pour éviter toute influence qui nuierait à la recherche de
la vérité, l'inceste requiert des précautions
particulières. Il faut interroger la victime avant que les parents ne
soient au courant de la dénonciation, afin d'éviter une
concertation en famille. Après avoir été informé de
l'affaire, un procureur demande au commissaire d'enquêter «
discrètement » - le mot est souligné dans la lettre - et de
faire vite, « de manière a entendre l'enfant avant que son
père n'ait pu l'influencer »960. Même lorsque
l'homme est en détention dans l'attente de son procès, il ne faut
pas baisser la
957 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg, 618, affaire Ledoux.
958 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.
959 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
960 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain. Les procureurs
attirent l'attention des jurés sur de telles précautions dans
l'acte d'accusation : « Il est a remarquer que *...+ la jeune *victime+ a
été entendue par le magistrat instructeur avant d'avoir vu ses
parents ~, annonce l'un d'eux. (ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.).
garde : « L'inculpé est invité à ne pas
parler à ses correspondants de sa famille au sujet de l'affaire »,
note un procureur961.
Si le juge doit préserver le témoin de
l'influence néfaste exercée par l'accusé, il doit aussi
appliquer cette règle à lui-même, et ne surtout pas
proposer à l'enfant une hypothèse. En effet celui-ci, croyant
bien faire, aurait vite fait de répondre par l'affirmative a cette
question, peut-être également pour écourter un entretien
qui lui est douloureux. Le magistrat doit donc être patient et ne pas
précipiter des révélations qui pourraient s'avérer
erronées. Il doit procéder de la manière suivante : «
Où vous a-t-il embrassé ? », demande-t-il à son
interlocutrice962. Le greffier note qu'elle répond avec
hésitation et timidité : « A mon devant ». On cerne
bien ici l'ambivalence dans laquelle se trouve la petite fille : elle ne sait
pas si sa réponse va « plaire » au juge, si au contraire elle
va le choquer, etc.
Nous avons vu les multiples discours que nous offrent les
jeunes témoins de ce type d'affaire. Il nous reste a voir ceux qui
justement n'en ont aucun, et restent muets devant le juge. Nous avons
expliqué pourquoi, pour de jeunes enfants, il peut être
impressionnant d'avoir a parler d'un sujet grave devant des adultes inconnus et
a l'aspect non moins grave. Un greffier note dans le compte-rendu de
l'interrogatoire d'une enfant de quatre ans seulement : « Ici l'enfant
montre par un geste que *l'accusé+ l'a chatouillé au bas du
ventre. A ce moment l'enfant paraissant intimidé et n'articulant pour
ainsi dire aucune parole nous avons fait rentrer [sa mère]
»963. Les mères sont donc d'appréciables
auxiliaires pour le juge d'instruction, qui s'en servent pour mettre en
confiance leur jeune interlocuteur.
Bien que l'instruction soit organisée sur le mode de
procédure inquisitoire, la confrontation des différentes versions
ressorties des interrogatoires est un atout dans la quête de la
vérité. Elle est d'autant plus utile lorsque ni la victime ni
l'accusé avouent les faits qui les ont amenés au tribunal - ce
qui n'est pas aussi rare qu'on pourrait le croire. Un gendarme note en guise
d'épilogue a l'interrogatoire d'une jeune victime : « Il
résulte des renseignements que nous avons recueillis auprès des
voisins *...+, que celle-ci
961 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
962 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
963 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
cacherait une partie de la vérité
* · · ·+ »964. De telles
révélations, une fois répétées en salle
d'interrogatoire, mettent une pression supplémentaire sur les
épaules de celui ou celle qui s'évertue a nier.
L'arme suprême du magistrat, si l'on peut dire,
réside dans l'utilisation de la confrontation directe entre
l'accusé et le témoin - qui n'est pas toujours la victime. Le
choc émotionnel qu'entraîne la vue de l'autre protagoniste de
l'attentat est assez souvent bénéfique a l'instruction, c'est
pourquoi les juges ne se privent pas d'en user très souvent. Il est
d'ailleurs bénéfique pour la crédibilité d'un
enfant de se montrer impressionné lors de l'entrevue, les juges s'en
servant également pour mesurer le degré de véracité
à appliquer à ses déclarations précédentes.
Et de fait, ce sont eux qui se montrent le plus souvent submergés par
l'émotion, et de loin. Seul un accusé a paru « ému ~
et n'a pas dit grand-chose, un autre est devenu « d'une pâleur
extraordinaire » et n'a pu nier les faits qu'en tremblant, et enfin un
dernier a répondu « d'un air embarrassé » et est apparu
« très abattu »965. Les enfants, et on le comprend,
sont bien plus sensibles a ce genre d'entretien, et réagissent de trois
façons. Soit ils restent sur leurs positions et se montrent même
très énergiques voire en colère, soit ils sont
profondément troublés. Dans ce cas ils peuvent être
paralysés par la peur, comme un petit garçon de huit ans qui fait
noter au greffier : « Nous constatons que l'enfant en présence de
l'inculpé paraît intimidé et n'ose pas parler ni même
lever les yeux sur l'inculpé »966. Il faut dire que les
accusés font tout pour déstabiliser la petite victime, allant
parfois jusqu'aux menaces. « *Il+ cherche a l'intimider en l'insultant en
lui disant qu'elle mériterait un coup de fusil », note un
greffier967. Pas étonnant que les larmes soient
fréquentes, en témoigne cette retranscription précise :
« Et ici, l'enfant en présence de l'inculpé pleure et veut
quitter la chambre d'instruction, nous sommes obligés de la retenir et
d'appeler la mère derrière laquelle l'enfant se cache paraissant
ne pouvoir supporter la vue de l'inculpé »968. Inutile
de dire que de telles manifestations émotives ont un effet plus que
positif sur l'opinion du juge, qui y voit un signe fort en faveur de la
crédibilité du témoin.
964 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
965 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux, 643, affaire Ouvrard,
619, affaire Arnault.
966 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
967 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
968 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
Le recueil des propos des témoins n'est pas de tout
repos pour le juge d'instruction, qui doit composer avec leurs états
d'âme. Il doit également s'assurer que leur parole est libre et
sans contrainte. En effet les enfants sont une fois encore victimes de leur
faiblesse psychologique. Alors que l'agresseur a déjà
profité de son insouciance, il est de nouveau la cible d'abus, de
manipulations malhonnêtes, pour tirer un quelconque profit de sa
déclaration. Le tact et l'expérience du juge n'est pas de trop
pour démêler le vrai du faux. Et lorsque le passé de la
victime n'apparaît pas aussi blanc qu'il devrait l'être, cela
complique encore les choses.
Une victime réellement innocente ?
La société de la fin du XIXème
siècle met un point d'honneur à ce que la sexualité reste
éloignée du monde des enfants. La première approche que
constitue la masturbation est très fortement décriée par
les gardiens de l'ordre moral. La définition qu'en donne le Grand
Larousse est d'ailleurs sans équivoque : elle ne donne que les
conséquences de cette pratique, qui sont horribles, celle-ci
entraînant maladies et souffrances qui vont abréger la vie du
fautif969. Il y a une raison à ces descriptions terrifiantes
: l'hygiénisme. Les médecins qui portent ce courant sont
très influents dans la seconde moitié du siècle, qui voit
se multiplier les théories à ce sujet970.
Cette vision on ne peut plus négative influence
logiquement les examens médicaux. L'expert recherche
systématiquement, outre les symptômes du possible attentat, ceux
qui prouveraient des pratiques solitaires. Précisons que ces
investigations ne concernent que les victimes de sexe féminin. Ceci est
d'autant plus étonnant que la masturbation est assez répandue
chez les garçons, et ce même a l'école971. Lors
de l'examen, des grandes et petites lèvres flétries, un clitoris
volumineux ainsi qu'un écoulement muco-purulent, sont la marque de cette
infamie. Difficile cependant de les différencier de celles produites par
un attouchement criminel. On voit même dans ces pratiques une sorte de
969 SERVAIS (1993), p. 143-144. Dans son édition de 1880,
le Littré parle lui d'une habitude « nuisible à la
santé ».
970 On constate déjà au
XVIIIème siècle un tel ostracisme : un médecin
déclare en 1771 que la masturbation féminine est a l'origine
d'une infection des organes génitaux engendrant un écoulement
fétide et purulent. (Yvonne KNIBIEHLER, Catherine FOUQUET, La femme
et les médecins, Paris, Hachette, 1983, p. 144-145.).
971 FARCY (2004), p. 108.
prédéfloration972. Les
préjugés sont également présents, en
témoigne la description d'une jeune fille « à l'air
délurée qui s'avance sans honte pour subir la visite
médicale »973. Quelques lignes plus loin le
médecin outrepasse encore son rôle, disant des victimes «
qu'elles connaissaient la valeur des mots et sont aussi instruites que la femme
mariée ».
Les citoyens ordinaires ont une vision bien plus
pondérée, voire bienveillante, de ces premières
expériences. Elles semblent d'ailleurs être monnaie courante, tant
chez les filles que chez les garçons974. Jusqu'à la
préadolescence, les adultes ne s'émeuvent guère de ces
attouchements, mais a la puberté le regard n'est plus le même, les
enfants euxmêmes prennent conscience de leurs actes975.
Effectivement nos sources ne comportent aucun témoignage faisant
état de cette dépréciation, même si le respect de la
pudeur est peut-être a l'origine d'un tel silence.
Dans notre corpus, les cas de masturbation
avérée sont, au contraire de ce qu'affirme la psychose
hygiéniste, rarement avérés. Environ 2,5% des victimes
féminines se sont vues attribuées des pratiques d'onanisme lors
de leur examen médical. Par contre, on découvre à travers
les témoignages que le lien entre onanisme et acceptation de l'attentat
n'est pas une invention. Il semble que ces deux faits résultent tous
deux d'une curiosité parfois non dissimulée pour la
sexualité.
Lorsque le médecin légiste examine le corps de
la victime présumée, il se contente d'en décrire l'aspect
général - robuste, frêle - ainsi que les signes de
puberté, quand ils sont présents. Le seul jugement qu'il se
permet est de dire si oui ou non ces traits sont en adéquation avec
l'âge de la patiente. Mais c'est déjà beaucoup, puisque
cela insinue qu'une fille au développement avancé est tout
à coup suspecte. La question de la masturbation revient encore, mais
surtout cela laisse à entendre que la jeune fille a pu se montrer
consentante lors de la relation, voire pire : la provoquer. C'est la grande
hantise des jurés depuis l'introduction de l'attentat a la pudeur sans
violence : condamner un homme qui a eu la faiblesse de répondre aux
sollicitations d'une jeune dépravée.
972 SOHN (1996-a), p. 39. En ce qui concerne les garçons,
on pense que c'est la conséquence d'un dérèglement mental.
Les légistes font donc souvent la relation entre l'onanisme auquel se
livrait l'accusé dans son enfance, et l'attentat à la pudeur dont
il est inculpé.
973 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. L'enfant a treize ans, et
est pubère depuis six mois.
974 SOHN (1996-a), p. 159.
975 Ibid., p. 161-162.
Quant aux citoyens ordinaires, s'ils montrent dans une
certaine mesure une attention pour ces critères physiques, ils se
concentrent plutôt sur son attitude. C'est ce pourquoi l'enquête de
moralité concernant la victime et sa famille est apparue au milieu du
XIXème siècle976. Elle a pour but de tirer
profit du foisonnement de détails provenant des témoignages issus
de la communauté villageoise ou de quartier, afin d'affiner le portrait
de l'enfant agressé. Ainsi, le juge d'instruction sait a quoi
s'attendre, et comment s'y prendre avec la jeune victime.
Jean-Claude Farcy note que la jeune fille de la campagne se
doit d'être « gaillarde mais non provocante, aimable mais non
aguicheuse, respectueuse en apparence, des prérogatives masculines
))977. Les qualificatifs sont nombreux pour reprocher son attitude
à la petite victime : « polissonne )), « effrontée )),
« légère )), « avancée )), «
délurée )), « dévergondée )), « vicieuse
)), « débauchée )), etc. De telles descriptions sont souvent
exagérées, puisque le seul fait d'être gaie et d'aimer la
plaisanterie, ainsi que les « propos inconvenants )), est
considéré comme un signe de légèreté de la
jeune fille, note Anne-Marie Sohn978. L'auteur indique
également que la première qualité exigée d'une
fillette est un comportement sexuel irréprochable979. Elle
nuance cette description en ajoutant que les victimes d'inceste ne sont jamais
jugées de cette façon, tant le crime est
contrenature980. Des gendarmes notent même : « *...+
Cette enfant n'a pas de raison d'accuser son père s'il n'était
pas coupable ))981. Par contre, il existe une discrimination «
négative )) a l'égard des jeunes domestiques, qui du fait de leur
rang social peu élevé, ont la réputation d'être des
« filles faciles ))982. Aussi les relations entretenues avec la
jeunesse sont scrutées et on retrouve cette recherche d'une
dépravation précoce chez les magistrats. L'un d'eux demande a la
gendarmerie d'enquêter afin de savoir si les jeunes victimes - pourtant
âgées entre six et huit ans - « ont l'habitude de courir avec
les garçons de leur âge et de se livrer avec eux soit à des
amusements soit à des
976 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.
977 FARCY (2004), p. 90.
978 SOHN (1996-a), p. 193.
979 Ibid., p. 74. L'auteur précise que ce thème est
primordial surtout dans les jugements portés sur les
enfants de milieu modeste.
980 Ibid., p. 78.
981 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
982 FARCY (2004), p. 64.
conversations obscènes »983. Le
pervertissement est une fois encore au coeur des investigations du juge, mais
il n'est pas sûr que les enfants qui en sont les auteurs le voient de la
même manière, tout est donc question de point de vue.
En effet, bien qu'elles soient conscientes que cela n'est pas
forcément correct - l'une d'elles l'a considéré comme un
péché avant sa communion -, ce n'est pas pour autant qu'elles y
voient une faute grave qui pourrait jeter le discrédit sur leurs
accusations. Une fillette avoue sans gêne s'être «
amusée ~ avec des petits garçons lorsqu'elle avait cinq ans, sans
toutefois dévoiler ce en quoi consistaient ces « saletés
»984. Elle ajoute qu'avec sa jeune camarade elles jouaient
à se mettre l'une sur l'autre et a relever leurs jupons, tout en se
touchant - elle n'a pas voulu dire oü. Quand le juge lui demande «
Qui donc vous a appris ces mauvaises choses-là ? », elle
répond innocemment : « Nous sommes appris toutes les deux avec [ma
camarade] ».
Ces prises de renseignements illustrent bien que le
procès est tout autant celui de l'accusé que celui de sa victime
supposée. Les autorités n'hésitent pas a dessiner un
portrait peu avantageux de ces dernières, comme ce maire qui en
préambule prévient : « L'opinion publique et les voisins
sont en faveur de *l'accusé+ contre toutes ces petites filles
»985. Les lignes suivantes sont encore plus évocatrices
: « *Elles+ sont tout ce qu'il y a de moins intéressant. Elles ont
tous les jours sous les yeux les exemples les plus immoraux et je suis
persuadé qu'il y a longtemps qu'elles s'amusent et qu'elles ne sont
innocentes en rien ~. L'édile ajoute en guide d'épilogue qu'elles
« connaissent tous les degrés du vice ». Au chapitre des
dégradations morales, et aussi surprenant que cela puisse
paraître, figure le fait d'avoir déjà été
victime d'un attentat a la pudeur. Cette méfiance est sans doute
née tout simplement de l'impression qu'il est impossible d'être
plusieurs fois victime, que c'est forcément là le signe d'une
provocation de la part de la petite fille. Le climat de suspicion qui entoure
les victimes trouve son point culminant dans l'affaire Robin : la jeune
Anasthasie est depuis longtemps victime des agissements de son
grand-père, chez qui elle a le malheur de vivre depuis la mort des ses
parents986. Alors que tous les voisins sont au courant de la
dramatique situation et qu'aucun ne lève
983 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
984 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
985 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
986 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
le petit doigt, il s'en trouve un pour se draper du cynisme le
plus repoussant. L'enfant se plaignant de maux de coeur et d'estomac, il lui
répond : (( Et petite saleté, c'est la vie honteuse que tu
mènes avec ton grand-père qui te cause ces maux. Tu couches avec
lui toutes les nuits ~. En lâche en s'éloignant : (( Vous dites
comme les autres », signe du mépris qu'on lui réserve
quotidiennement. Pour conclure, le témoin précise sans honte que
la fille en a été blessée car elle n'est jamais revenue
chez lui.
Ainsi, non seulement jugées sur leurs attitudes
récentes ou anciennes, et surtout sur des rumeurs pas toujours
vérifiées, les petites filles sont aussi victimes de la
réputation de leurs parents - cependant on remarque que la mère
est bien plus concernée. Plein de morgue, un juge de paix indique que
l'immoralité de l'une est notoire : (( Avant son mariage, elle a eu un
enfant, de son mariage elle en a eu un autre et depuis son veuvage, trois. Cela
doit suffire pour établir sa moralité »987. Ces
renseignements arrivent même avant ceux de la victime a proprement
parler, ce qui signifie bien que l'adage (( les chiens ne font pas des chats
» a une influence certaine lorsqu'il s'agit d'évoquer la conduite
de la petite fille. On pourrait certes avancer que de telles enquêtes de
moralité ont pour but de déceler de possibles tentatives
d'extorsion de la part de parents peu scrupuleux. En effet il arrive qu'en
guise de réponse a la requête du magistrat instructeur les forces
de l'ordre notent qu'une famille est pauvre, vit de l'assistance publique, etc.
Mais ceci ne doit pas faire oublier que de telles allégations ont des
retombées sans doute négatives sur la victime, qu'on
soupçonne d'être mal éduquée car pauvre, menteuse
car mal éduquée, et ainsi de suite.
Revenons a l'exemple cité plus haut de cette femme sans
morale qui fait des enfants a droite à gauche. Il est intéressant
ici d'effectuer une comparaison avec un accusé, qui bien que
marié pour la quatrième fois, ne semble pas provoquer l'ire de la
population a travers les renseignements. Il faut dire que le mode de vie
répandu chez les petits paysans et les ouvriers n'est pas bien vu par
certains milieux relativement aisés. Les folkloristes par exemple voient
dans cette cohabitation un élément nocif : (( La vie en commun de
toute la famille, parents et enfants, parqués dans une pièce
unique, est, au point de vue moral, une mauvaise chose ; elle met sous les yeux
des enfants de fâcheux
987 ADI&L, 2U, 614, affaire Lhuillier. Le maire de la commune
rajoute, parlant de l'accouchement récent de la mère de la
victime : (( Il y a tout lieu de croire que ce ne sera point là le
dernier ».
spectacles et pourrait les conduire à une
promiscuité bestiale »988. Il est vrai que Martine
Segalen nous explique que le manque d'intimité dû a la
pièce unique n'est pas pour autant un facteur de
gêne989. Les époux ne ressentent pas forcément
le besoin de s'isoler dans une chambre : la sexualité n'est pas
bornée dans l'espace, pas plus que limitée par la nuit.
Être un enfant naturel n'arrange pas les choses, bien
que plus d'un quart des nouveaunés de la dernière décennie
du siècle soient concernés990. Inutile de
préciser que l'infidélité est également très
mal vue : « Les enfants n'auraient guère pu recevoir de bons
principes de leur mère », note un gendarme991. Peu
importe au final si celle-ci a fait preuve de discrétion
vis-à-vis de sa fille, ce n'est pas le problème. Outre la
débauche de leurs filles, on reproche fréquemment a certains
parents de ne pas assez s'en occuper et de les laisser courir les rues sans
surveillance. L'enfant se retrouve donc associé aux « erreurs
» de ses géniteurs. Afin de ne pas voir dans ces renseignements une
somme de propos méprisants et relevant surtout de la rumeur, donnons un
exemple qui prouve qu'ils ont parfois du bon. La petite Claudine,
âgée de quatre ans, aurait montré son sexe devant tout le
monde et surtout aurait voulu toucher celui d'un petit garçon, car
a-t-elle dit, l'amant de sa mère faisait bien de même sur cette
dernière, et inversement992.
Ainsi, l'attitude de la victime, ainsi que son histoire
personnelle, sont sans cesse vues comme pouvant être a l'origine de
l'attentat. L'historienne des femmes Yvonne Knibiehler abonde en ce sens en
écrivant que « le sexe faible tout entier est perçu comme
fautif en permanence, en tant qu'objet de tentation pour le sexe fort
»993. Nos sources dégagent en effet l'impression qu'on
ne passe rien aux victimes : le moindre accroc dans leur portrait aura
certainement des conséquences.
Par conséquent, le meilleur moyen d'obtenir un
acquittement n'est pas de prouver son innocence, mais de ruiner la
réputation de la victime présumée, et ainsi faire
soupçonner sinon le consentement de celle-ci, tout du moins la
provocation. Pour un tel objectif, rien
988 Cité dans SEGALEN (1980), p. 141.
989 Ibid., p. 55-56.
990 FARCY (2004), p. 94.
991 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
992 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
993 KNIBIEHLER (2002), p. 204.
de tel que la fausse rumeur. Bien que le recours à
celle-ci-ci soit relativement rare, cela a indéniablement des
conséquences sur l'issue du procès, en faveur de l'accusé
comme de la plaignante. Malheureusement même en cas de manipulation
avérée, l'aboutissement n'est pas toujours heureux pour l'enfant
agressée.
L'exemple le plus marquant concerne la jeune Marie,
agressée dans les douves du château d'Azay-sur-Cher, et dont nous
avons déjà parlé994. En premier lieu, le nombre
de témoins cités a comparaître n'augure rien de bon :
trente-huit, ce qui est très au-delà des normes, puisque la
moyenne se situe entre sept et huit - sachant que la plupart du temps il y a
une ou deux places réservées aux forces de l'ordre et au
médecin légiste. On comprend mieux pourquoi un tel chiffre quand
on apprend qu'un homme à la réputation peu flatteuse a
lancé les ragots les plus abjectes sur la malheureuse, ce qui fait dire
à sa maîtresse que « depuis l'affaire, on *la+ traînait
dans la boue ~. En effet cette rumeur n'est apparue qu'après la
dénonciation, et met en pièces le crédit accordé
à la jeune fille, qu'on décrit aussi comme étant
réservée et timide. La rumeur a pris une importance bien plus
grande grâce a l'intervention du maire de la commune, qui l'a
colportée allègrement, tout en défendant l'honneur de
l'inculpé. Le juge d'instruction l'a d'ailleurs convoqué a ce
sujet, et il se défend d'avoir dit quoi que ce soit lorsque le magistrat
lui fait remarquer qu'avec son autorité cela aurait donné a poids
certain a ces paroles. Malgré toutes ces apparentes manoeuvres,
l'accusé est acquitté.
Cette section consacrée à la réputation
des enfants victimes illustre une fois de plus le parcours semé
d'embûches qui se dresse devant eux jusqu'à la conclusion du
procès. Bien que les risques encourus ne soient pas identiques, et
toutes proportions gardées, coupable et victime arrivent au
procès avec un même objectif : se défendre. Bien sûr,
les magistrats partent avec un bon a priori au sujet de l'enfance, car
elle rappelle sans cesse l'innocence. Mais si le moindre doute s'insinue, ils
n'hésitent pas à user des moyens mis à leur disposition
pour s'assurer de la crédibilité des propos de la victime. Et si
celle-ci est réellement entachée par quelques mots ou aventures
sulfureuses, rien ne dit que son opinion soit changée à propos de
la culpabilité de l'accusé - qui reste pour le magistrat
l'élément central d'une instruction et d'un procès.
994 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
-o-o-o-
Puisqu'il est reconnu, tout au moins parmi les fonctionnaires
de l'ordre et de la justice, que l'enfant a une personnalité a part, son
interrogatoire se distingue quelque peu des autres. Toutefois dans les grandes
largeurs il reste semblable a celui d'un témoin adulte, mais il requiert
certaines précautions qui en font un art somme toute particulier. Le
juge doit faire preuve de persuasion mais ne doit pas se montrer trop imposant
car il décontenancerait son interlocuteur.
A côté de cela, il doit enquêter, pas
toujours dans les mêmes proportions, au sujet de la victime
elle-même. Il doit garder une certaine distance vis-à-vis des
renseignements donnés, car ils sont parfois le fruit de faits pas
vraiment fondés, ou d'interprétations douteuses. Cette
démarche pourrait nous inciter à dire que les magistrats se
méfient des enfants et de leurs paroles, suivant ainsi l'avis de
médecins légistes de grande renommée. Cela serait sans
doute une erreur, car il semble qu'au contraire, ils gardent un a
priori positif sur les enfants, même lorsque leur réputation
n'est pas parée de vertu. S'ils se décident à de telles
investigations, c'est plutôt afin de satisfaire le jury qui lui, se
montre très pointilleux sur ce sujet. En effet comme le résume en
1901 le juriste Émile Garçon, « l'attentat a la pudeur est
punissable quelle que soit la moralité de la victime. Il importerait peu
que ce fût une fille publique si son consentement a réellement
fait défaut »995.
995 Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 416.
Chapitre II : Stratégies autour de la
défense
La défense de l'accusé empreinte des voies
diverses, bien qu'on puisse aisément en résumer la teneur : soit
il choisit le chemin des aveux voire de la rédemption, soit il
dément avec plus ou moins de pugnacité. Puisque le système
judiciaire français impose qu'il faille démontrer la
culpabilité de l'inculpé, de nombreuses possibilités
s'offrent a la défense pour éviter une condamnation ou la
réduire.
Sans coeur et sans reproche
La première d'entre elles consiste a nier tout
culpabilité, et ce a un tel point qu'il en révèle le
cynisme révoltant de l'accusé. Malgré ou peut-être
grâce à la grande gravité pénale que revêt le
crime sexuel sur enfant, ils ne sont qu'une minorité a emprunter ce
dangereux chemin. Environ les trois quarts d'entre eux sont accusés de
crime incestueux, ce qui démontre une fois de plus combien ce type
d'agresseur entend ne rendre de comptes à personne.
La première caractéristique de ce triste
personnage est de ne jamais avouer sa faute, et de ne reconnaître aucun
témoignage voire - fait rarissime - de dénigrer les examens
médicaux pratiqués. L'un d'eux, peut-être le plus
évidemment coupable de tous, a même confié a son notaire
qu'il pensait être acquitté996. Chez certains
effectivement, les dénégations sont tant invariables et
persuasives - « Je vous le dirais si c'était vrai car je suis franc
pour ces choses-là ~, dit l'un d'eux997 - qu'on en vient a se
demander si euxmêmes ne sont pas convaincus de n'avoir rien commis de
répréhensible. Leur attitude révoltante, qui plus est
lorsqu'ils sont le père de la jeune victime, peut même prendre les
traits d'une bravade envers le juge et sans doute au-delà, la Justice en
tant qu'institution. « J'ai toujours eu soin de mon enfant, Dieu merci je
n'ai pas cela a me reprocher », dit le père du petit Émile
dont nous avons tant parlé998. Après avoir
ajouté que ce dernier avait
996 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. Il faut dire que les
multiples attentats qu'il aurait commis précédemment sur sa fille
n'ont jamais pu être prouvés.
997 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.
998 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. Rappelons
qu'au-delà des agressions sexuelles opérées sur son fils,
on l'a également accusé d'une grande maltraitance envers lui. Il
ne lui donnait presque rien a manger et se montrait très violent envers
lui, ce qui est sans doute a l'origine de la mort du malheureux enfant et de sa
soeur a qui il a fait subir les mêmes mauvais traitements.
déclaré devant témoins ne jamais avoir
été aussi heureux qu'avec son père, il se fait quelques
lignes plus loin encore plus abject : « Je m'en voudrais d'avoir fait une
chose comme celle-là ». Le manque de respect envers la victime -
mais est-ce là le plus grave ? - est encore plus flagrant lorsque le
juge met l'accusé en présence du cadavre de son fils, qui
imperturbable, renouvelle ses dénégations.
Bien sûr, parler de cynisme implique une
interprétation personnelle, et d'autres actes et paroles de criminels
mériteraient peut-être ce qualificatif. De toute manière,
les points que nous allons soulever relèvent tous plus ou moins de cela,
car nier des faits aussi souvent évidents n'est pas le signe d'une
grande moralité. Afin d'y voir plus clair dans les «
prétextes » et autres « excuses » donnés par les
prévenus, nous les avons regroupés en plusieurs catégories
: la première, la plus courante, concerne une lâcheté que
les féministes seraient tentées de dire « toute masculine
» : accuser sa victime, soit de l'avoir provoqué, soit d'avoir
été consentante. La seconde, très répandue
également, consiste à élargir le champ de l'accusation et
de pointer du doigt un peu tout le monde, arguant d'un complot.
Troisième solution, mettre en avant un état anormal au moment de
l'agression. Enfin la dernière, peut-être anecdotique, mais un
minimum intéressante car elle révèle combien les
prévenus sont imaginatifs lorsqu'il s'agit de trouver un prétexte
ou une excuse à leur faute.
Accuser l'enfant d'avoir été a l'origine de
l'attentat constitue une manoeuvre audacieuse, mais qui peut porter ses fruits.
A présent que nous sommes instruits des conséquences d'une
mauvaise réputation de la victime, on comprend mieux pourquoi cette
démarche est ordinaire. « La meilleure des défenses c'est
l'attaque ~, comme l'annonce le dicton. Les affaires incestueuses, une nouvelle
fois, empruntent beaucoup à cette maxime, car le rapprochement
géographique ainsi que les liens qui unissent les deux protagonistes
sont de nature à provoquer des rapprochements criminels. Plus largement,
non seulement cette tactique détourne l'attention du juge sur les faits
principaux de l'instruction, mais cela est a même d'engendrer un doute
dans la tête des jurés, ce qui au fond, importe le plus.
Ces hommes n'hésitent pas a se faire passer
eux-mêmes pour les victimes de jeunes filles sans aucune morale. Tout
d'abord ils mettent en cause l'attitude de l'enfant, qu'ils jugent
provocante : dans la majorité des cas ce sont des ((
paroles libres » ou encore des conversations obscènes, voire des
lectures osées. Ils prétendent que c'est la victime qui leur a
demandé de leur faire ce dont ils ont aujourd'hui a répondre
devant le tribunal. Elle se serait montrée plus qu'entreprenante - ((
dégourdie » - et les aurait séduit par leur enthousiasme ((
débordant », preuve en est cette affirmation pleine
d'élégance d'un vigneron de soixante-et-onze ans : (( Cette
fillette mouille comme une femme de vingt ans »999. (( [Elles]
me cherchaient, me poussaient à cela », se défend un
sexagénaire1000. Afin d'être plus convaincants, les
prévenus cherchent a salir le passé de l'enfant, et surtout
d'évoquer des relations sexuelles antérieures, avec d'autres
personnes. Ils tentent également de faire rentrer ces agressions dans le
cadre légal de la prostitution : (( Je connais très bien cette
fille, car j'ai couché plusieurs fois avec elle pour quelques
pièces d'argent, dit un ouvrier d'une fillette de neuf
ans1001. Outre la déstabilisation de cette dernière,
cela a pour objectif de prévenir un éventuel diagnostic de
défloration lors de l'examen médical. Cependant de telles
accusations sont risquées lorsque le juge d'instruction n'est pas de
ceux qui voient dans les enfants des créatures manipulatrices. L'un
d'eux qui fait face a un flot de paroles diffamatoires finit par mettre en
garde leur auteur : (( Vous faites en vérité des réponses
telles qu'on dirait que vous cherchez a aggraver votre situation »1002.
Certains prévenus vont encore plus loin et essaient de
se faire passer pour plus candides encore que leurs victimes, se disant ((
scandalisés » par leur conduite immorale, et prétendant
même s'être efforcés de les ramener dans le droit chemin. Ce
sont eux les premières victimes de l'attentat, puisque celui-ci s'est
fait contre leur volonté et malgré leurs observations. Le juge
d'instruction semble tout de même très dubitatif devant de telles
révélations : (( Il est assez difficile d'admettre que de tous
jeunes enfants aient conçu l'idée de se porter sur vous a des
actes obscènes »1003. Les magistrats sont assez ouverts
d'esprit pour accepter l'hypothèse qu'un enfant puisse provoquer
l'attentat dont il reste victime, mais l'idée qu'il puisse en être
carrément l'auteur leur paraît inconcevable. Attention donc a ne
pas s'attirer les foudres de ceux-ci, car il ne faut pas
999 ADI&L, 2U, 708, affaire Monpouet. Précisons que
ladite enfant n'a que dix ans. 1000 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
1001 ADI&L, 2U, 743, affaire Latron.
1002 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
1003 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
oublier que ce sont eux qui dirigent et orientent les
débats, et peuvent de cette façon influer sur le procès
à venir. En somme, une telle stratégie est risquée comme
le démontre Ambroise-Rendu : l'historienne relate le procès d'un
père qui accuse sa fille de six ans d'être perverse et de l'avoir
provoqué1004. L'avocat général note que le jury
a été indigné par tout ce cynisme, ce qui l'a
peut-être poussé a refuser l'octroi de circonstances
atténuantes.
Si les accusations de ce type sont nombreuses, que dire de
celles qui mènent à la théorie du complot ? Certes, les
communautés villageoises ou urbaines tissent entre leurs membres des
liens au quotidien, ce qui entraîne naturellement rivalités et
tensions. Mais de là a ce que des personnes s'entendent entre elles pour
tendre un piège a un honnête homme, cela semble un peu
exagéré. Cependant c'est une raison invoquée par trois
accusés sur dix environ. Les hygiénistes qui prônent la
méfiance voire la défiance vis-à-vis des
témoignages d'enfant semblent avoir inspiré une bonne partie des
prévenus. Il est vrai qu'une telle accusation est très facile a
lancer, mais beaucoup plus difficile à démontrer. C'est ce
pourquoi la plupart de ces manoeuvres ne reposent sur rien de précis, ce
sont juste des suppositions, peut-être fondées.
Dans la majorité des cas, la cible de ces
allégations n'est pas la victime elle-même, mais ses parents.
L'inculpé peut même aller jusqu'à parler de complot ou de
machination, accusant les voisins voire le village tout entier, y compris le
maire. Dans le cas d'une affaire incestueuse, c'est la mère qui est
prise a parti, on dénonce une manoeuvre de sa part pour se
débarrasser d'un mari gênant. En dehors de ce cas particulier, les
accusations sont de la même veine pour la plupart : on veut envoyer le
prévenu en prison par pure vengeance, ou bien pour éviter de
payer une quelconque dette. Les histoires d'argent sont un bon prétexte,
car nombre d'accusés évoquent le chantage pour soutirer a un
honnête homme une bonne somme. C'est tout naturellement qu'un rentier a
adopté cette stratégie de défense : il commente les
déclarations des victimes, disant que « ce n'est pas mal
composé », ainsi que « c'est bien étudié »,
pour finalement se montrer plus sévère en exposant que «
c'est trop mal inventé pour que cela soit vrai ~, et qu'on
1004 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 177.
cherche a lui soutirer de l'argent1005.
Arsène Collet, héritier d'une riche lignée, se dit
également victime d'une immonde machination, et tente
d'accréditer sa thèse en citant un villageois qui lui aurait dit
: « Vous êtes bon ! Pourvu que vous n'ayez pas a vous en repentir !
»1006.
Cet accusé ne manque d'ailleurs pas d'imagination pour
étayer sa théorie, il est vrai remarquable de détails, qui
font presque se demander s'il ne souffre pas d'un délire de
persécution. Collet en profite au passage pour écorner la
réputation des membres de la famille qu'il dit avoir tant aidée,
et ainsi recouvre la plupart des manoeuvres destinées a entamer la
crédibilité des témoins à charge. C'est donc
à travers une série de lettres envoyées depuis sa cellule
au juge d'instruction, qu'il annonce tout d'abord que la jeune victime, Rachel,
a été élevée chez son oncle, qui a abusé de
ses prérogatives1007. Il accuse au passage celui-ci d'avoir
tué une femme, car noircir le tableau n'est sans doute pas inutile,
pense-t-il. Sauf que sa version prend des traits encore plus grotesques
lorsqu'il avance que Rachel se prostitue à son frère,
Raphaël, « et peut-être a d'autres ~. Tant qu'à salir
une famille, autant ne pas faire d'exceptions, aussi il raconte que ce dernier
apprend a ses petits frères a traiter leur grande soeur de putain. Il
semble d'ailleurs en vouloir grandement a l'adolescent, qu'il accuse de vouloir
se venger de lui et même de penser a l'assassiner, et ajoute
également qu'il l'a volé. Dans une lettre rédigée
quelques jours plus tard, il recentre sa stratégie sur la victime : il
prétend que la mère de celle-ci lui a confié : « Ah !
vous la croyez meilleure que les autres, elle ne vaut pas mieux. Remarquez-le.
C'est elle qui recherche le plus souvent son frère ». Il ajoute
qu'il a surpris plus d'une fois la jeune fille en galante compagnie, embrassant
un garçon. Enfin, il remet en cause le processus même de la
dénonciation, évoquant une manipulation de la part du maire qui
l'a recueillie. Celui-ci aurait proposé 200 francs a Rachel si elle
avouait ce qu'il lui demandait, et l'aurait même torturée afin de
parvenir a ses fins.
1005 ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux. Le juge ne se montre
pas convaincu : « Je vous engage à dire la vérité et
de ne point persister dans cette voie de dénégation »,
menace-t-il.
1006 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
1007 Le juge d'instruction ne laisse rien passer a
l'accusé, pas même cette dénonciation d'un fait pourtant
grave : « Quelle que fut votre position dans la famille *...+ vous n'aviez
pas le droit de faire a un enfant des questions sur des faits de cette nature
que le père lui-même laisse ordinairement à la mère
le soin de poser ». Au passage, on remarque combien les pères de
famille se désintéressent des affaires de moeurs touchant leurs
filles.
Cet exemple porte peut-être la marque de
l'exubérance de son principal artisan, cependant la complexité
des relations entre les quatre protagonistes de l'affaire - les
témoignages de Rachel, de sa mère et de son frère le
prouvent - est à même de créer un doute dans la tête
des jurés sinon dans celle du juge. La position sociale de
l'accusé lui permet également d'exercer une sorte de pression sur
la justice, et pour mieux faire encore, il s'apitoie sur son sort : (( Ce qui
me fait peur, c'est la souillure de ce nom que toute une
génération, la plus honorable du pays, m'avais transmis sans
tache », déclare-til. Les magistrats restent
généralement de marbre devant de telles accusations, et peuvent
même aller jusqu'à dire a l'accusé qu'il ne fait que
s'enfoncer un peu plus avec de telles allégations. Et ils manient
l'ironie a merveille, comme le démontre ce juge tourangeau : (( Ce
serait donc elle qui pour vous nuire se serait fait déflorer et
répandre du sperme sur sa chemise par quelqu'individu pour avoir ensuite
le plaisir de vous accuser »1008.
Après s'être concentré sur les divers
témoins de l'instruction, l'inculpé évoque
également sa personne, et les raisons qui pourraient soit prouver son
innocence, soit minimiser sa responsabilité. Dans cette
catégorie, le principal argument concerne l'état
d'ébriété, avec plus de 13% des accusés qui
l'évoquent. Cette proportion est plus importante que celle des victimes
qui annoncent qu'effectivement l'agresseur était « en ribotte
». Durant l'instruction le juge pose fréquemment la question aux
différents témoins et cherche même a savoir quelle
était le degré d'ivresse, car un tel fait serait de nature
à diminuer légèrement la portée du geste
incriminé. (( Si je n'avais pas bu je suis certain que je n'aurais
jamais commis un pareil fait », se défend un
ouvrier1009.
Dans la même classe d'explications, celles ayant trait a
une incapacité physique. Un instituteur tourangeau dit être
victime depuis deux mois (( d'une affection qui, par moments [le] met hors de
[lui]-même »1010. L'accusé se plaint plus
précisément de pertes séminales nocturnes qui
stimuleraient exagérément sa libido. Après examen
médical, le légiste déclare qu'au contraire cela a pour
effet d'éteindre cet appétit sexuel et même d'amener
l'impuissance. Cette dernière raison est déjà plus
courante, c'est celle employée par un journalier de soixante-deux
printemps qui affirme ne plus pouvoir
1008 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. 1009 ADI&L, 2U,
641, affaire Durand. 1010 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.
toucher à une femme par la faute de rhumatismes
goutteux1011. Il ajoute ne plus produire de sperme depuis trois ans.
Enfin, un rentier de soixante-quatorze ans avoue les faits mais invoque
l'affaiblissement de ses facultés mentales dû a son grand
âge1012. Ces explications pourraient avoir de l'influence si
la médecine légale n'était pas là pour
démontrer le contraire.
Alors les accusés se tournent vers des justifications
qui échappent a l'examen scientifique probatoire. Aussi les actes
d'exhibitionnisme sont expliqués par le fait qu'il a été
surpris au moment d'uriner, ou en train de se « débarbouiller ~ en
tenue d'Adam. Puisque la médecine légale est devenue un outil
assez efficace, certains prennent le parti de faire des déclarations en
adéquation avec les symptômes constatés, mais en essayant
de minimiser leur acte. Par exemple, puisqu'il a été
prouvé qu'un doigt a été enfoncé dans le vagin
d'une petite victime, on prétend qu'il ne l'a été que d'un
centimètre. Et lorsqu'il y a eu défloration, on prétend
qu'elle a été provoquée non avec la verge mais avec le
doigt : (( A l'âge qu'avait ma fille les parties sexuelles sont faciles a
blesser même avec le doigt », explique ce
journalier1013.
Tous les accusés n'optent pas pour de si pragmatiques
justifications, et c'est ainsi qu'ils inventent des histoires tout simplement
incroyables. Pêle-mêle on trouve un homme qui se dit
ensorcelé, et un autre qui raconte que lorsqu'il a abusé de sa
petite-fille, il (( était en rêve )) et croyait que c'était
sa femme1014. Viennent ensuite les circonstances et les
coïncidences qui prêtent à sourire malgré la
gravité des faits : on découvre que les boutons de pantalon ont
l'étrange pouvoir de se défaire tous seuls et que par ce
même hasard la verge sort du vêtement, ou encore que les jupons ont
la propriété de se relever d'eux-mêmes. Et quand cette
opération ne peut se faire, on met la main en dessous, mais pas dans le
but de (( faire des sottises »1015. Ce vieillard déclare
sans rire au juge : (( J'ai
1011 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
1012 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu. Là encore le
médecin légiste contredit la version de l'accusé. 1013
ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
1014 ADI&L, 2U, 719, affaire Dufourg, 744, affaire Robin.
1015 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
bien pu badiner avec cette enfant, j'ai bien pu la coucher par
terre et me coucher sur elle mais je faisais cela naïvement et sans aucune
intention d'amour sur cette enfant »1016.
Face au risque de voir les interrogatoires se transformer en
grand n'importe quoi, le juge d'instruction doit recentrer les
témoignages de l'accusé afin de se rapprocher de la
vérité. Car son but est naturellement de pousser cet homme dans
ses derniers retranchements afin de lui faire avouer son crime. Seulement cette
entreprise est bien plus ardue que lorsque l'interlocuteur est un enfant. Le
magistrat a beau tourner en dérision les explications du prévenu
et lui énoncer la version la plus plausible, beaucoup ne varient pas
dans leurs déclarations, et nient jusqu'au bout. Cette stratégie
est celle de 43% des accusés. Certains sont réfractaires à
toutes les tentatives du juge de faire avancer les choses, comme ce vieil homme
qui persiste et signe dans ses dénégations : « J'aurais le
cou sous la guillotine que je n'avouerais pas »,
lance-t-il1017.
Ils sont 23% à faire des aveux partiels, le plus
souvent afin de réduire la gravité du crime. Pour se faire, le
prévenu diminue le nombre d'agressions, en change le type - une
pénétration pénienne devient un simple attouchement - et
le mode opératoire - on nie l'emploi de la violence physique -, mais
peut également comme le note Ambroise-Rendu, « nier le plaisir
éprouvé dans le crime »1018. On peut mettre ceci
en relation avec l'insistance des magistrats sur la question de
l'éjaculation. Dans une proportion un peu plus large - 28% - les aveux
sont complets. Ils sont rarement spontanés, et ne sont que le fruit du
travail du juge d'instruction, qui a force de pousser le prévenu dans
ses derniers retranchements, finit par obtenir ce qu'il cherche - dans un cas,
l'interrogatoire final montre tant d'opiniâtreté de part et
d'autre que seize pages manuscrites sont nécessaires au greffier pour le
retranscrire. Dans près de 4% des cas, l'inculpé change de ligne
de conduite et dément les accusations après avoir pourtant
avoué.
1016 Afin de ne pas empiéter sur le développement
principal de ce chapitre, nous avons préféré mettre le
trio de tête des explications les plus grotesques dans cette note. Sur la
troisième marche du podium, un forgeron auquel le juge demande : «
Pourquoi serriez-vous la jeune fille par le cou ? ~, et l'accusé
répond : « C'était pour plaisanter ». Un vieillard
déclare de son côté que s'il a mis son sexe dans la main
d'une petite fille, c'était pour la lui réchauffer. Enfin, la
palme du loufoque revient a un charretier qui raconte c'est la fillette qui
s'est par hasard assise sur son doigt, lequel a donc
pénétré de manière toute aussi fortuite dans le
vagin de l'enfant. Bien sûr un tel classement est purement subjectif et
d'autres explications rocambolesques auraient pu y figurer. (ADI&L, 2U,
700, affaire Troubat, 628, affaire Perrigault, 683, affaire Grimault.).
1017 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
1018 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 102.
Plus de 18% des prévenus vont plus loin dans la
démarche et ajoutent aux aveux une sorte de rédemption. Ceux-ci
vont des simples regrets aux demandes de pardon, voire au
suicide1019. Bien évidemment il nous est impossible de juger
de la sincérité d'un tel comportement, cependant on peut penser
qu'une majorité l'est. Assez souvent cette démarche s'accompagne
d'une justification par l'état d'ivresse, ce qui indique que beaucoup
d'hommes censés et dotés d'une morale sont passés a l'acte
a cause de l'alcool, alors qu'ils n'y avaient sans doute jamais pensé
auparavant. On remarque également une corrélation avec
l'évocation du consentement de la victime, comme l'illustrent les propos
suivants : « Je regrette beaucoup tout cela ; les grandes me cherchaient,
me poussaient à cela »1020. Ils se mettent
également en avant en essayant de donner l'image d'un homme presque
« prévenant », ou qui a eu honte de son geste - « J'ai
réfléchi que je faisais une bêtise », indique un jeune
meunier1021. Ils déclarent ne pas avoir violé la
petite fille car elle était trop jeune, sans doute aussi à cause
de la croyance que c'est impossible : « Que voulez-vous qu'on fasse a des
enfants si jeunes ? », semble regretter un rentier1022.
Bien qu'empruntes d'un cynisme certain, ces démarches
peuvent être bien vues du jury, toujours prêt a minimiser la peine
de l'accusé. Curieusement, 16% des hommes ayant avoué ont
été acquittés. En revanche, cela semble avoir peut
d'impact quant à l'attribution des circonstances atténuantes, les
deux chiffres étant similaires. A propos des aveux, la seule remarque
sociologique que l'on puisse faire est que seulement 4% de ceux qui sont
entrés sur le chemin du repentir habitent en milieu urbain. Sans vouloir
trop s'avancer, on peut évoquer les différences de
mentalités, notamment à propos de la religion, qui insiste
lourdement sur les notions de rédemption et de pardon. Toujours estil
que quelle que soit la sincérité de l'accusé, les
conséquences de son geste lui sont bénéfiques. Preuve en
est l'affaire Hilaire : condamné par contumace à vingt ans de
travaux forcés pour un attentat à la pudeur - dans les faits, une
tentative de viol - sur une
1019 En pleine instruction, le procureur de Tours reçoit
un télégramme d'un juge de paix qui l'informe d'un viol commis la
veille, sur une jeune fille de treize ans. A peine trois heures plus tard il en
arrive un autre, qui lui indique que la gendarmerie vient de retrouver le corps
du suspect dans un ruisseau, l'homme s'étant selon toutes apparences
suicidé. (ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.).
1020 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
1021 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.
1022 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
enfant de trois ans, il est retrouvé six ans plus tard
et rejugé1023. Interrogé de nouveau, le jeune homme
déclare : « Depuis cette époque [il avait dix-huit ans], je
me suis marié ; je me rends compte de l'acte que j'ai commis et je le
regrette bien ». En dépit de la gravité exprimée dans
la première sentence, le prévenu est acquitté dans ce
second procès.
Un accusé sur deux reconnait
l'intégralité ou une partie des faits qui lui sont
reprochés. Ce chiffre peut paraître assez important et presque
inattendu, cependant ce serait oublier les détails du discours qui ont
pour but de minimiser la responsabilité de leur auteur. Car si beaucoup
entrent effectivement dans la voie des aveux, peu font preuve de repentance.
Sans doute est-ce là le signe qu'ils ne comprennent pas la
gravité des gestes qu'on leur reproche, ou d'un simple mépris du
statut protégé de l'enfance. Cela se traduit dans les
réputations qu'on leur prête, car beaucoup ne sont pas exempts de
tout reproche avant même de commettre le crime qu'on leur impute.
De l'importance de l'attitude, antérieure comme
postérieure au procès
Nous l'avons déjà dit au sujet des victimes,
avoir une mauvaise réputation constitue indubitablement un handicap aux
yeux du jury populaire. Cette vérité s'applique tout
naturellement aux accusés également, bien que dans de moindres
proportions. En effet ceux-ci étant en premier lieu jugés sur des
faits, cela diminue par conséquent l'influence qu'exercent les
renseignements glanés par les forces de l'ordre.
Il faut bien sûr avant toute chose prendre en
considération les tensions qui résultent naturellement d'une vie
en communauté. Car au vu des données collectées, les
accusés n'apparaissent pas blancs comme neige, loin s'en faut. En effet
plus de 72% de ceux-ci ont une mauvaise réputation - contre 13% qu'on
pourrait qualifier de correcte, et seulement 14% de bonne -, qui peut
être la conséquence de plusieurs éléments, parmi
lesquels : le caractère léger et la dépravation, la
probité qui laisse à désirer, le caractère violent,
la propension a l'ivrognerie, et enfin la paresse. Ces cinq catégories
principales ont bien entendu un impact différent selon le type
d'accusation, car on porte plus attention aux moeurs dans une affaire
d'attentat a la pudeur. Mais les autres catégories ne sont pas non plus
sans incidence, surtout celle concernant l'honnêteté. Non
seulement les voleurs sont
1023 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire. C'est dans le cadre
d'une accusation pour vol qu'on a retrouvé sa trace dans un
département voisin.
très mal vus, mais en plus ils sont très
durement réprimés : un homme a été condamné
à quinze jours de prison pour avoir menacé de mort sa femme, et
à trois mois lorsqu'il a volé des fruits1024.
Étrangement, les antécédents
révélés lors de l'instruction semblent avoir moins de
poids que les renseignements obtenus par les forces de l'ordre. On peut en tout
cas le penser car les juges n'y font que peu de références, alors
qu'ils sont souvent assez nombreux. Certes tous ne concernent pas les moeurs,
mais ils aideraient pourtant a cerner la personnalité de
l'accusé. La plupart de ceux relatifs a la moralité sexuelle ne
concernent que des faits mineurs - propositions inconvenantes, exhibitions,
tentatives d'attouchement - mais seraient tout de même susceptibles
d'assombrir le tableau du prévenu.
Les données statistiques associées à ces
diverses réputations pourraient être riches d'enseignements si
elles n'étaient pas tant discutables. En effet pour illustrer ce propos,
on peut dire que 22% des hommes à la bonne réputation sont
acquittés, contre 17% de ceux qui en ont une mauvaise. De même,
les circonstances atténuantes sont octroyées à près
de 79% des accusés ayant de bons antécédents, contre plus
de 70% en ayant de détestables. On pourrait voir dans ces deux exemples
le signe d'une clémence des jurés envers ceux qui ont de bonnes
réputations. On leur laisse une chance de se racheter, en quelque sorte.
Mais d'autres chiffres invitent a la méfiance : la totalité des
condamnations aux travaux forcés - qui représentent,
rappelons-le, 7,3% du total - sont à mettre a l'actif de personnes a la
réputation détestable. On peut donc se demander si cette
dernière n'est pas le fait d'individus prêts a commettre un crime
très grave, qui serait ensuite puni des travaux forcés. Ainsi,
les mauvais antécédents expliqueraient l'agression et non pas le
jugement rendu.
La remarque est également valable, mais dans une
moindre mesure, en ce qui concerne les condamnations antérieures. Tout
d'abord, sachons que 38% des accusés n'ont pas un casier judiciaire
vierge. Pour clarifier les choses nous avons classé les peines
prononcées en quatre catégories : affaires de moeurs, de vol, de
violence ou faits mineurs. La première regroupe plus de 11% du total,
contre 37% pour la deuxième, 18% pour la
1024 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.
troisième et enfin un tiers pour la dernière.
Bien sûr ici nous ne nous occupons que de la première des quatre.
Et quand nous parlons d'affaires de moeurs, il faut le prendre au sens large :
un juge d'instruction fait part a un homme que sa dernière condamnation
pour complicité d'adultère joue contre lui, alors qu'il est
accusé d'attentat a la pudeur sur une fillette de huit
ans1025.
Effectivement, les antécédents judiciaires sur
les questions de moeurs semblent mal vus du jury, puisque 15% de ceux qui en
ont sont acquittés, contre plus d'un sur cinq pour l'ensemble des
prévenus. Et ils sont également punis bien plus
sévèrement, car ils sont 23% à avoir été
condamnés à une peine de réclusions modérée
- entre un et six ans inclus -, alors que la proportion pour la totalité
des accusés n'est que de 6% a peine. En revanche, ils sont
sous-représentés dans la catégorie des peines
correctionnelles : 46% écopent d'une peine de prison, chiffre qui est de
58% si l'on prend en compte l'ensemble des inculpés.
Le code pénal prévoit un durcissement des peines
en cas de récidive, mais cette notion s'applique a l'ensemble des crimes
et non aux seuls viol et attentat a la pudeur. Par exemple pour la justice, si
un accusé pour crime sexuel a déjà été
condamné par le passé pour un assassinat, il est
considéré comme étant récidiviste, bien que les
deux actes ne rentrent pas dans le même registre. Par exemple, les textes
prévoient que si la seconde condamnation porte sur la réclusion,
elle sera commuée en travaux forcés à
temps1026. Un problème se pose toutefois à cause de la
correctionnalisation : puisque les peines prononcées sont celles qu'on
applique ordinairement a des délits, comment relever d'un cran celles-ci
- et donc les modifier en peine de réclusion - puisque le code
pénal ne prévoit que de les doubler. Un homme condamné
à deux ans de prison ne peut donc pas être, selon l'article qui
définit la récidive, être condamné a une peine de
réclusion lors de sa seconde punition - sauf bien entendu si le jury
décide que le second crime mérite, indépendamment de la
loi sur la récidive, une peine plus lourde, donc de réclusion ou
de travaux forcés. Ainsi notre corpus ne nous permet pas
d'appréhender le problème et de trancher en faveur d'un
côté ou de l'autre. Difficile de savoir si la fermeté d'une
seconde
1025 ADI&L, 2U, 613, affaire Vincent. 1026 Article 56 du code
pénal de 1832.
condamnation est due à la sanction antérieure, ou
au fait que les jurés aient vu une grande gravité dans ce
deuxième crime.
L'attitude de l'agresseur sexuel n'est pas seulement
scrutée lors du procès : elle a également son importance
lors des recours qui s'offrent a lui après avoir été
condamné. Plus d'un sur cinq profite des multiples possibilités
contenues dans la loi : dans trois cas sur cinq le prisonnier demande à
ce que soit examinée une demande de liberté conditionnelle.
Celle-ci peut être accordée en fonction du comportement lors de
l'incarcération, ainsi que de la nature de l'attentat et de l'attitude
lors du procès. Il faut également que le détenu ait
purgé la moitié de sa peine au moins. Les trois quarts de ces
requêtes sont acceptées, mais elles concernent principalement les
peines de prison. Peu de clémence pour les faits qui ont
été reconnus comme très graves, donc.
Moins courants sont les recours en grâce ou en cassation
- 18% chacun sur le total des requêtes -, qui sont d'ailleurs satisfaits
dans une moindre proportion que les précédents. Plus marginales,
les demandes de liberté provisoire, les requêtes en
révision du procès, en réduction de peine voire en
réhabilitation. Un exemple tiré de notre corpus illustre
l'importance que tiennent les circonstances du crime et de son procès
dans l'assentiment du magistrat sur les diverses questions
évoquées. Pierre Allain, condamné à huit ans de
réclusion, dix ans d'interdiction de séjour ainsi qu'à la
déchéance de la puissance paternelle pour avoir commis des actes
répréhensibles sur ses trois filles, a fait moins de deux ans
après son procès une demande de révision de
celui-ci1027. Interrogé sur les suites à donner
à cette requête, le procureur de Tours écrit : « J'ai
soutenu personnellement l'accusation dans cette affaire. J'ai gardé le
souvenir de l'impression véritablement poignante causée par les
dépositions de ces trois enfants. *...+ J'estime dans ces conditions que
la requête du condamné Allain n'est susceptible d'aucune suite
».
Le comportement de l'accusé est un
élément important dans le jugement, mais il n'est pas primordial
comme les renseignements sur la jeune victime. Les juges eux-mêmes
semblent y accorder une prépondérance moindre, et ne cherchent
pas toujours à les utiliser pour mettre la pression sur le
prévenu lors de son interrogatoire. Pourtant rares sont ceux qui n'ont
rien a se reprocher.
1027 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
-o-o-o-
Les stratégies qui s'offrent aux accusés sont
peu diversifiées, cependant la manière employée lors des
interrogatoires peut avoir son importance. Il ne faut pas oublier que le juge
par avec un a priori défavorable sur le prévenu. Aussi
celui-ci doit faire preuve de tact lors de ses déclarations. Il ne doit
pas s'enfoncer dans des sortes de délires verbaux qui ne font
qu'aggraver la défiance du magistrat. Car il sait qu'en cas d'examen
médical positif, il ne lui reste plus que sa parole pour prouver son
innocence. S'il ne lui est bien sûr pas interdit de se défendre,
tout cynisme clairement affiché entraînera sûrement des
conséquences défavorables, parfois même au-delà du
procès.
Conclusion
La méfiance qui semble habiter la société
française a l'égard des témoignages d'enfants repose
certes sur des falsifications prouvées par la psychiatrie, mais qui
semblent bien loin des proportions avancées par certains médecins
légistes. On retrouve dans les acquittements dont cette thèse est
a l'origine les mécanismes qu'on retrouvait au début du
siècle lors de la vague de relaxes dues à la
sévérité du code pénal. Le jury n'arbitre pas de
façon objective les faits incriminés. Des éléments
extérieurs au procès, à la portée plus universelle
donc, influencent grandement ses décisions. En témoignent les
4,4% de poursuites qui se soldent par un acquittement alors que l'accusé
a pourtant avoué au cours de l'instruction.
Les habitants du quartier ou du village sont les premiers
pourvoyeurs des ragots qui peuvent circuler sur une petite fille - n'oublions
pas que les garçons sont moins concernés par cela -, et en ce
sens participent à la méfiance ambiante qui nuit aux victimes de
crimes sexuels. Les magistrats instructeurs sont également
impliqués dans ce processus, puisque ce sont eux qui demandent ces
renseignements aux forces de l'ordre. Mais leur rôle ambigu est bien plus
représenté par la requête qu'ils font d'enquêter sur
la famille de la victime. En effet bien que le comportement des parents ait une
répercussion évidente sur celui de leur progéniture, il
n'est pas très éthique d'associer les deux, car de cela les
enfants ont tout à perdre.
En revanche l'interrogatoire de ces derniers montre bien plus
de bienveillance de la part du juge, qui ne se formalise pas vraiment des
erreurs de narration qui ne sont pas rares, tout comme les revirements de
stratégie. Il cherche a les mettre en confiance afin d'être
perçu comme une oreille attentive et accueillante. Il ne faut pas
oublier que ce manque de communication, la plupart des enfants en ont souffert
dans les jours ou les mois qui ont suivi leur agression. Ils sont donc bien
plus prolixes si le magistrat fait preuve de tact et de patience, bien qu'il
faille tout de même les guider dans leurs déclarations afin d'en
tirer quelque chose d'exploitable pour l'accusation.
Cette dernière manoeuvre est
prépondérante lors de l'interrogatoire de l'accusé, car
celui-ci cherche à détourner la conversation sur la victime et
ses défauts, ou brode des explications en marge de son récit.
Bien souvent le magistrat ne se laisse pas influencer par de tels subterfuges,
de même que l'éminent Tardieu, qui semble toutefois assez
isolé sur ce point. Il souhaite démonter « les objections
plus ou moins spécieuses que peut susciter la défense
»1028. Mais le jury populaire se montre bien plus
réceptif à la version avancée par le prévenu, et
même lorsque celui-ci avoue, il peut l'acquitter car des soupçons
pèsent - du moins à son sens - sur la jeune plaignante. En somme,
de par sa position d'adulte respectable, l'agresseur a un avantage sur la
victime, qu'on associe volontiers au concept de l'enfant
pervers1029.
1028 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343. Le médecin
mentionne entre autres les déformations que la défense attribue a
l'onanisme, et les écoulements soi-disant dus a un manque
d'hygiène.
1029 COENEN (2002), p. 76.
CONCLUSION GÉNÉRALE
Le XIXème siècle est bien une période de
progression pour la reconnaissance des droits de l'enfant, c'est
indéniable, et reconnu de tous. Seulement ce cheminement est assez
tortueux lorsque l'on prend la peine de s'y intéresser dans le
détail. Les différents acteurs de la société
française ont autant de prises de position sur la question, aussi la
réponse à la problématique se doit d'être
nuancée.
Sur le papier, tout est pourtant clair, ou presque. Bien que
le code pénal ne donne pas de définition précise des
crimes que sont le viol et l'attentat a la pudeur, les contours ont
été affinés au fil des années et des procès.
Grâce a l'apport de la jurisprudence, le cadre juridique est en
théorie assez solide pour mener une répression aussi
sévère qu'efficace. Mais c'est sans compter sur le jury, qu'on
peut qualifier de bourgeois, qui prend des libertés vis-à-vis des
textes. Cette relative autonomie a pour conséquence une explosion du
nombre d'acquittements, en réponse a une répression pénale
jugée trop sévère.
A partir de là, la machine judiciaire s'emballe et se
détourne petit a petit de son objectif initial, a savoir faire diminuer
le nombre de crimes sexuels sur enfants par le moyen d'une grande
sévérité. Il est vrai que le début du siècle
semble voir se développer cet attentat si particulier, mais difficile de
savoir si des éléments connexes - propension plus importante
à la dénonciation - n'ont pas pu influer sur cette progression.
Toujours est-il que les conséquences sont en défaveur du jeune
enfant, qui voit la reconnaissance de son statut de victime diminuer d'autant
que grandit l'impunité de son agresseur.
L'institution judiciaire se voit dans l'obligation de
réagir sous peine de voir sa légitimité entachée
par la multiplication de ces acquittements scandaleux. Alors qu'en
parallèle elle réforme le code pénal afin de mieux
répondre aux spécificités de l'attentat sur enfant - lois
de 1832 et 1863 afin de lutter contre l'obligation de violence de l'acte pour
le réprimer en tant que crime -, elle cherche un moyen de
rétablir sinon son autorité, tout du moins la
sévérité apparente qui s'y raccroche. Comme l'a dit
Montesquieu, « La cause de tous les relâchements tient de
l'impunité des crimes, non de la modération des peines ». Un
système visant à faire décroître coûte que
coûte la proportion de relaxes est
mis en place petit a petit, se perfectionnant a chaque
étape. Il s'efforce de satisfaire un peu tout le monde - philosophes,
politiques, juristes, jurés et enfin plaignants - grâce à
l'introduction de la correctionnalisation.
L'utilité de celle-ci ne tarde pas à être
démontrée : les acquittements sont en baisse constante, mais en
contrepartie les peines prononcées sont moins sévères et
contrastent avec l'intransigeance affichée par le code pénal.
Pour alimenter ces procédés de correctionnalisation, la justice
va pour la première fois s'intéresser a la victime. Seulement,
malheureusement serait-on tentés de dire, cet attachement nouveau
à la personne de l'enfant agressé n'est pas forcément pour
lui rendre service. On va chercher à rassembler des
éléments établissant ses habitudes et sa moralité,
ce qui donne fortement l'impression que le tribunal ne juge plus seulement
l'accusé. Bien évidemment il ne s'agit pas de parler d'une «
chasse aux sorcières » orchestrée par les théoriciens
de l'enfance perverse, mais de semblables enquêtes illustrent la
suspicion suscitée par les jeunes victimes. Nous ne sommes donc plus en
présence d'un mais de deux suspects, qu'on ne range toutefois pas dans
la même catégorie. Le jury a donc entre les mains une somme
d'informations toujours plus étendue, ce qui lui permet de diversifier
les motifs ayant déterminé la sentence. Quitte à rendre
les verdicts parfois incompréhensibles, perpétuant la tradition
de l'acquittement scandaleux. Albert Bataille, célèbre
chroniqueur judiciaire des dernières décennies du XIXème
siècle, écrit encore en 1885 : « Il y a longtemps que j'ai
cassé de m'indigner contre le jury : je le crois capable de tout
»1030.
Afin de raisonner celui-ci, l'institution judiciaire
diversifie encore les sources d'informations, et fait pour cela appel à
la science, dont les progrès effectués au cours du siècle
suscitent bien des convoitises. Le rôle de la médecine
légale, bien que restant entravé lors du procès - le
médecin n'est cité a comparaître qu'en tant que simple
témoin -, prend de l'importance au fil des décennies, sans
toutefois devenir systématique, même à la fin du
siècle. Les juges et les juristes lui prêtent beaucoup de vertus
pour en finir avec les approximations des sources orales. Le légiste
Alexandre Lacassagne, citant Francis Bacon, abonde en ce sens : « Les
preuves sont un antidote contre le poison des
1030 Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de
1884, Paris, Dentu, 1885, p. 262. Cité dans Frédéric
CHAUVAUD, « D'Albert Bataille a Geo London. La chronique judiciaire et
l'indignation, 1880-1939 », p. 79- 103, p. 103, in Anne-Claude
AMBROISE-RENDU, Christian DELPORTE (dir.), L'indignation : Histoire d'une
émotion politique et morale.
XIXème-XXème siècles, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2008.
témoignages »1031. Seulement, les
particularités propres a l'attentat perpétré sur un jeune
enfant compliquent la mission de l'expertise. Les traces recherchées ne
sont pas simples à authentifier, car elles se confondent parfois avec
des symptômes et maladies sans origine criminelle - vulvite, clitoris
anormalement développé. Une fois de plus, la suspicion s'empare
des adultes, et la science a priori entièrement objective se trouve
influencée par le concept d'enfant pervers.
Et que dire de la psychiatrie ? Celle-ci est
intégralement consacrée a l'absolution de l'accusé, et
bien que les cas concluant à l'irresponsabilité totale soient
extrêmement rares, beaucoup permettent d'accorder des circonstances
atténuantes. Bien qu'un homme de science aussi éminent
qu'Ambroise Tardieu ait tenté d'orienter la discipline vers
l'étude de la victime et des conséquences psychiques de
l'attentat, jamais de tels examens se pratiqués dans le cadre de
l'instruction1032. Ainsi, ces observations vont toujours dans le
sens de la défense, quand elles pourraient, pratiquées sur les
enfants, amener les juges à prononcer des circonstances aggravantes,
lorsqu'il y a eu un grand traumatisme, par exemple. Malgré tout, les
magistrats semblent se tenir en dehors de ces débats médicaux, et
ne retiennent dans le compte-rendu que les éléments à
charge.
Malheureusement le jury populaire semble moins réceptif
que ces derniers aux conclusions avancées dans le rapport d'examen. En
outre étant imprégné lui aussi des thèses hostiles
a l'enfance, il doit porter une attention toute particulière aux signes
évoquant une dépravation précoce de la victime. On peut
même dire qu'il préfère statuer en dernier lieu a partir
des renseignements établis par les forces de l'ordre, plutôt que
de placer sa confiance dans le médecin légiste. En outre, «
les accusations d'attentat a la pudeur seront d'autant moins acceptées
par le jury que l'âge des victimes se rapprochera le plus de treize ans
», remarque, lucide, un procureur rouennais1033. Ainsi, les
jurés statuent volontiers sur la personne de l'enfant agressé, et
non sur les faits eux-mêmes. Sur ce point l'accusé et la victime
sont à peu près au même niveau, puisque la trace même
de l'attentat semble s'effacer au fur et a mesure que les renseignements sur le
passé de l'un ou de l'autre protagoniste sont ajoutés au dossier
d'instruction. Ce qui fait
1031 LACASSAGNE (1906), p. 339.
1032 Les premières observations de ce genre apparaissent
en 1960. (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 431.). 1033 AN BB 20/282, dossier
1, Eure, 1er trimestre, 1865. Cité dans AMBROISE-RENDU,
Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 175.
dire à Ambroise-Rendu qu' « au sein de
procédures marquées par la suspicion, la plaignante est un
problème plus qu'une solution * · · ·+
»1034.
Avec une telle culpabilisation de la victime, comment
encourager les dénonciations ? L'isolement de l'enfant abusé est
un réel frein a la répression des crimes sexuels commis sur sa
personne. En effet l'agression est avant tout un rapport de force entre deux
individus que tout oppose, et donc propice a tomber dans l'oubli. Tous les
enfants ne sont pas assez peureux et honteux pour cacher indéfiniment
les actes qu'ils ont subis. Certains font même preuve de promptitude
à la dénonciation, peut-être sont-ce là les plus
matures. Toujours est-il que la majorité rencontre de réelles
difficultés a s'exprimer sur le sujet, sans doute à cause des
interdits moraux qui pèsent sur la société toute
entière. Comment réguler les moeurs d'un pays quand celui-ci est
imprégné d'une gêne, d'une pudeur a toute épreuve a
l'égard de sa jeunesse ?
L'équation est, il est vrai, difficile a
résoudre. Mettre des mots sur des actes implique d'en reconnaître
l'existence, et surtout d'en tirer les conséquences. L'éducation
des enfants sur le point sensible qu'est la sexualité relève
finalement beaucoup plus de la nonéducation. Filles et garçons
sont très souvent livrés à eux-mêmes sur cette
question, et l'empirisme apparaît comme la meilleure solution pour se
faire un jugement. Peut-être est-ce de cette constatation que
découle la méfiance rencontrée par une partie de la
population vis-à-vis des témoignages d'enfants au sujet des
moeurs. Ce qui est sûr, c'est que le jury ne leur passe aucun
écart de conduite, hormis dans les affaires relevant de la relation
incestueuse.
L'enfant abusé est donc victime a plusieurs niveaux :
son statut en fait a priori une cible facile ce qui débouche en premier
lieu sur son agression. Il est ensuite sujet à l'incompréhension
des adultes qui l'entourent, voire au mépris et à la suspicion.
Enfin, humiliation ultime, sa plainte peut ne pas aboutir, et faire retomber un
peu plus sur sa personne le voile de honte qui caractérise les victimes
de crimes sexuels.
Alors, que faire ? Dénoncer c'est prendre de multiples
risques : être a l'origine de la dislocation de la communauté -
au sens restreint de la famille ou au sens large du quartier ou du village -
ou en être la risée, voire le souffre-douleur. C'est être a
jamais
1034 Ibid., p. 178.
marqué du sceau de l'infamie, car elle traînera
dans sa vie sociale et familiale le fardeau d'être associée a un
crime que la pudeur réprime. Ambroise-Rendu remarque que l'agression
sexuelle a pour effet « d'associer la victime et l'agresseur dans la
même réprobation morale et sociale »1035. Mais se
taire et c'est donner raison a son agresseur, et peut-être l'inciter a
recommencer a la prochaine occasion. L'enfant est confronté à une
multitude de choix qui auront une influence certaine sur son existence à
venir. Lui comme ses parents n'ont cure de la vision universelle de
l'institution judiciaire, qui entend faire de chaque procès un exemple
pour la population, toutes proportions gardées, bien entendu. De toutes
manières, on n'accorde pas un grand intérêt a de telles
actions en justice : « avant les années 1880, seuls les grands
procès pour meurtre et viol ou les affaires plus modestes impliquant
quelque notabilité mobilisent réellement les journalistes »,
avance Ambroise-Rendu1036. Toujours à la fin du
siècle, dans la catégorie des crimes et la hiérarchie
imaginaire qui lui est liée, celui de sang l'emporte largement par
rapport au viol1037.
Là encore, peut-être est-ce une
conséquence du respect à la pudeur qui enveloppe la grande
majorité de la population. Sur ce point le monde des adultes compte bien
rester cloisonné et laisser en dehors des enfants qui n'ont pas
l'âge de telles turpitudes. Afin de ne surtout pas les amener dans la
voie de la corruption, on préfère se taire devant des faits que
le code pénal considère pourtant comme graves. C'est d'ailleurs
sur ce point que se constitue le décalage considérable qui existe
entre la pensée des promoteurs du code pénal et celle de
l'opinion publique. Montesquieu a écrit que « Les moeurs et les
manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou
n'ont pu, ou n'ont pas voulu établir ». Ce point de vue est
partagé par une bonne partie de la population, qui conteste la
nécessaire publicité de tels actes, qui ne regardent pas la
puissance publique, qui plus est puisqu'ils n'ont pas entraîné de
séquelles inquiétantes sur la jeune victime.
La plupart du temps les attouchements ne sont pas vus comme des
faits très graves puisqu'ils ne sont pas irréversibles, au
contraire du viol1038. En outre, les deux tiers des
1035 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 165. 1036 AMBROISE-RENDU
(inédit), p. 489-490.
1037 VIGARELLO (1998), p. 204.
1038 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 130.
affaires ne comportent aucune tentative d'introduction du
membre viril1039. En conséquence de quoi on ne prête
pas de trop mauvaises intentions a l'attoucheur, ce qui atténue une fois
encore sa culpabilité.
La réalité n'est d'ailleurs pas si
différente, puisqu'une majeure partie des agresseurs ne fait pas usage
de la force, et fait marche arrière aux premiers cris ou pleurs de
l'enfant. Les carences sexuelles qui touchent une fraction importante des
prévenus sont plus à mêmes d'amener de la brutalité
dans les approches et dans l'acte en lui-même. Pour l'autre partie,
l'illusion d'un consentement est le moteur de l'agression, qui se fait par
conséquent bien plus douce et attentionnée. Il ne faut pas croire
qu'une telle approche éveille la miséricorde des magistrats, mais
en revanche elle a un impact certain sur l'attitude des proches de l'enfant,
voire sur la victime elle-même.
En toute logique, toutes ces agressions ne laissent pas
d'empreinte visuellement appréciable sur le corps de la petite victime.
La plupart du temps même, par sa rapidité d'exécution et le
peu de violence qui y est associé, la seule trace laissée par
l'attentat est d'ordre psychique. Mais puisque l'on pense, sans doute a tort
pour la majorité des cas, que l'immaturité et les années
vont faire oublier a l'enfant les outrages subis, on ne s'en soucie
guère. Seule la dépravation précoce consécutive a
l'agression préoccupe grandement les juges, qui y voient une menace pour
la morale sociale. De toutes manières on ne fait pas grand cas des
états d'âme des petites victimes, bien qu'il faille nuancer tout
de même. Nombreux sont les enfants rudoyés par leurs parents qui
ne s'en occupent presque pas. C'est peut-être cette situation qui attire
le plus l'attention, comme l'exprime Vigarello, pour qui a la fin du
siècle « l'enfance maltraitée l'emporte sur l'enfance
violée »1040.
L'indignation populaire est donc versatile du fait de
l'originalité inhérente a chaque affaire, mais on peut dire qu'il
n'apparaît pas choquant que la justice considère des viols ou
tentatives comme des attentats à la pudeur. Ce déclassement dans
les termes entretient « la conviction que ces crimes sont plus ou moins
avortés, gestes inclassables, graves bien sûr, mais en partie
déjoués, manquant d'aboutissement tout en restant parmi
1039 TARDIEU (1995), p. 51.
1040 VIGARELLO (1998), p. 204. Les grandes lois des
dernières décennies, surtout celles de 1898, ne concernent que
cet aspect de la protection a l'enfance.
les plus répulsifs », note
Vigarello1041. On aurait tort de n'attribuer qu'aux hommes de
semblables propos : bien que plus attentives aux enfants et aux histoires de
moeurs, dont elles sont en quelque sorte les gardiennes, elles ne font pas non
plus preuve d'une grande mansuétude a l'égard des plus jeunes.
L'approche est d'ailleurs similaire a la ville comme à la campagne, ce
qui ressort sur les affaires elles-mêmes. Contrairement à ce
qu'affirment les ministres de la Justice successifs, l'attentat a la pudeur sur
enfant n'est pas un crime a caractère urbain. Le plus grand nombre
d'affaires jugées - qui est du reste très relatif - dans les
villes d'Indre-et-Loire est à mettre au crédit des
différences liées aux métiers ou a l'organisation de
l'habitat. On ne peut souscrire a l'idée que les habitants des communes
urbaines soient réellement plus « évolués » au
sujet de la défense des intérêts de l'enfance.
Les mentalités, qu'elles touchent a la
sexualité, a l'enfance ou plus généralement à
l'ensemble du sexe faible, semblent être a l'origine des
difficultés a régler le problème des agressions sexuelles
sur les jeunes filles et garçons. La société,
influencée par la morale bourgeoise et l'Église, qui cherche
à éloigner ses membres de toute préoccupation liée
à la sexualité non-reproductive, nourrit des tabous qui nuisent
à la résorption du problème. Difficile de régler la
question en évitant de discuter de ce qui en est a l'origine. Cet
obstacle est d'autant plus malaisé a surmonter lorsqu'il implique des
enfants. Tout doit être mis en oeuvre afin d'éviter qu'ils n'en
apprennent trop le sujet, aussi ils sont comme des oies blanches attendant
innocemment de se faire manger. Et puisque la grande majorité des
victimes est de sexe féminin, il est nécessaire de souligner la
misogynie qui imprègne la société1042. Sans
cesse associées à la reproduction et donc au sexe, elles sont
considérées comme des tentatrices quand les hommes ne font que
céder à ces sollicitations. Inutile de décrire les
répercutions qu'une telle philosophie peut avoir sur la bonne marche de
la société.
On voit là toute l'importance pour un historien
d'aborder le problème en premier lieu du point de vue des
mentalités. Examiner ces comportements avec le recul lié à
une étude
1041 Ibid., p. 145. C'est l'absence d'accomplissement sexuel et
de risque d'enfantement qui est selon l'auteur responsable de ce mélange
des termes.
1042 Deux philosophes de l'époque illustrent bien cette
mentalité dans leurs textes : Auguste Compte déclare que la
Nature a fait don de l'intellect a l'homme seulement. Pierre-Joseph Proudhon
établit pour sa part une dualité entre fonctions de reproduction
et de production, qu'il réserve aux individus mâles. (BARJOT,
CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 355.).
générale de la pensée du
XIXème siècle permet d'éviter de nombreux
contre-sens, conséquences de pratiques judiciaires et de statistiques
assez complexes. Un procès est avant toute chose un jugement, aussi
doit-on explorer en parallèle les mécanismes de la
réflexion humaine de la fin du siècle.
En définitive, celle-ci est constituée de
contrastes plus ou moins conséquents entre les différents corps
de métiers et donc de pensée qui constituent la
société tourangelle. Les plus bienveillants a l'égard des
enfants abusés sont sans conteste les services de l'État - forces
de l'ordre et magistrats, ainsi que les juristes a l'origine des lois
pénales. Bien entendu il existe des exceptions, et il ne faut pas penser
qu'ils sont totalement étrangers au climat de suspicion qui entoure les
jeunes victimes. Mais eux se montrent a l'écoute, bien que ce soit dans
les faits leur premier outil de travail, ce qui relativise cette attention
toute particulière accordée a la parole de l'enfant.
Malgré ce bémol, nombreux sont ceux qui appuient l'accusation non
pas en accablant l'accusé, mais en mettant en avant la
sincérité apparente de la victime, et les conséquences
physiques sur sa personne1043.
Plus mesurés sont les gens ordinaires qui composent
l'essentiel de la société urbaine et rurale. Sans
forcément se désintéresser du sujet, ils le prennent en
quelque sorte comme un aléa des relations entre les sexes. La pudeur
génère un silence gêné qu'on pense être par
respect pour l'enfant, alors que ce n'est qu'un moyen de se décharger de
ses responsabilités. En outre on ne s'apitoie guère sur le sort
de la malheureuse victime, sans doute parce que la plupart du temps elle ne
garde de son agression aucune séquelle visible.
A l'opposé de ces positions figure la médecine
légale. Bien que n'étant pas fondamentalement hostile aux enfants
abusés, elle ne fait pas preuve d'une parfaite objectivité dans
ses conclusions. Consciente de ses progrès et du rôle croissant
qu'elle est appelée à jouer dans le processus judiciaire, elle
tente d'orienter la décision finale du jury. Mais
dénaturée par le concept d'enfant pervers qu'elle n'a de cesse de
promouvoir, elle se détourne de la rigueur scientifique. Elle cherche
inlassablement a s'approcher de la vérité et pour cela
crée ex nihio ou presque des symptômes pour amener la
preuve
1043 L'historien Frédéric Chauvaud est d'un
autre avis : il avance que « très rares sont les membres de la
société judiciaire a s'apitoyer sur les victimes, *...+ les
tribunaliers s'en désintéressent ». (CHAUVAUD, in
AMBROISE-RENDU, DELPORTE (dir.) (2008), p. 91.).
d'attouchements, y compris d'onanisme. En
résumé, elle est en décalage avec le reste de la
population - sauf sur la question de l'enfant pervers, et encore. Pour elle,
les penchants les plus graves sont la masturbation et l'inversion, alors que
pour le citoyen moyen ce sont la pédophilie et la bestialité,
note Anne-Marie Sohn1044.
En guise de conclusion on peut rejoindre le point de vue
exprimé dans sa thèse par Frédéric Chauvaud, lequel
soutient qu'à partir des années 1870 la systématisation
des sanctions transformerait (( des comportements qui n'émeuvent
guère la société rurale » en infractions
pénales, et non l'inverse1045. Nous pouvons même, au vu
des affaires composant notre corpus départemental, étendre cette
opinion aux zones urbaines, qui ne diffèrent pas vraiment des rurales
sur ce point. De l'importance de la législation, n'en déplaise
à Montesquieu qui prétend que (( plus d'États ont
péri parce qu'on a violé les moeurs que parce qu'on a
violé les lois ».
Ces dernières sont peut-être - il serait
hasardeux de l'affirmer - également a l'origine d'une nouvelle
perception de l'enfant. Au fil des décennies on lui porte de plus en
plus d'attentions et on le considère comme un être à part.
Pour preuve au début du siècle la sortie de l'enfance se fait
autour de six ou sept ans, celle-ci étant repoussée à
douze ou treize cent ans plus tard1046.
Quel héritage cette époque nous a-t-elle
légué ? Celui d'un code pénal très
sévère vis-à-vis des agresseurs d'enfants, les textes
repoussant continuellement les limites de la répression. L'enfant est
bien mieux protégé et pas seulement dans l'optique pénale.
Peutêtre sa parole est-elle trop bien considérée
d'ailleurs, mais ceci est un autre problème et un autre débat.
D'un point de vue plus général, ce portrait du
XIXème siècle finissant laisse l'impression d'un
décalage flagrant du point de vue des mentalités, qu'il serait
facile de critiquer. Nous espérons ne pas en avoir donné
l'impression tout au long de ce texte.
1044 SOHN (1996), p. 38.
1045 Frédéric CHAUVAUD, Les passions
villageoises au XIXème siècle. Les émotions
rurales dans les pays de Beauce, du Hurepois et du Mantois, Paris,
Publisud, 1995, p. 82. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p.
121.
1046 FREDJ (2009), p. 35. A compter des années 1850 on
voit naître le concept de (( premier âge », et à la fin
du siècle la catégorie de l'adolescence fait son apparition.
ANNEXES
I : Principaux tableaux et graphiques
statistiques
1. La médecine légale
16
14
12
10
4
0
8
6
2
1880
1881
1882
1883
1884
1885
1886
1887
Examens médicaux des victimes
1888
1889
1890
1891
1892
1893
1894
1895
1896
1897
1898
1899
Négatif
Positif
Linéaire (Négatif) Linéaire (Positif)
Figure 1.1 : Nombre d'examens médicaux
pratiqués sur les victimes, et résultats de ceuxci, selon
l'année. Avec deux courbes de tendance linéaire pour
compléter.
2. Evolution du nombre de crimes
|
Viol et attentat sur mineur de moins de quinze
ans
|
France
|
Indre-et-Loire
|
Année
|
Nombre
|
Acquittement
|
Peine correctionnelle
|
Nombre
|
Acquittement
|
Peine correctionnelle
|
1825
|
95
|
27,7%
|
4,1%
|
0
|
0,0%
|
0,0%
|
1830
|
102
|
41,1%
|
28,6%
|
1
|
100,0%
|
0,0%
|
1835
|
210
|
30,8%
|
46,4%
|
1
|
100,0%
|
0,0%
|
1840
|
284
|
23,3%
|
44,9%
|
4
|
0,0%
|
50,0%
|
1845
|
374
|
27,2%
|
50,0%
|
5
|
0,0%
|
80,0%
|
1850
|
615
|
25,8%
|
47,0%
|
4
|
25,0%
|
100,0%
|
1855
|
582
|
18,7%
|
45,8%
|
3
|
0,0%
|
0,0%
|
1860
|
650
|
15,1%
|
52,7%
|
4
|
25,0%
|
33,3%
|
1865
|
820
|
17,2%
|
60,6%
|
9
|
11,1%
|
50,0%
|
1870
|
558
|
19,6%
|
62,0%
|
4
|
20,0%
|
0,0%
|
Figure 2.1 : Progression de nombre de crimes sexuels
sur enfants jugés en France et en Indre-et-Loire. Pour les chiffres des
peines correctionnelles, il faut comprendre en pourcentage du total des peines
prononcées - sans les acquittements, donc.
Evolution des crimes sur enfants en
France
1825
1855
1835
1865
1851
1845
1870
1830
1860
1840
Evolution des crimes sur enfants en
Indre-et-Loire
1840
1851
1835
1825
1865
1855
1845
1860
1830
1870
Figures 2.11 et 2.12 : Evolution du nombre de crimes
sexuels sur enfants. Pour le graphique « France ~, nous avons
relevé les chiffres d'une année sur cinq. Pour le graphique
« Indre-et-Loire », nous avons fait la moyenne des données
quinquennales - 1825-1829, 1830-1834, etc.
|
France
|
Viol et attentat avec violence
|
Attentat sans violence
|
Année
|
Nombre
|
Acquittement
|
Peine correctionnelle
|
Nombre
|
Acquittement
|
Peine correctionnelle
|
1880
|
247
|
13,8%
|
33,3%
|
429
|
26,6%
|
80,1%
|
1885
|
211
|
16,0%
|
40,8%
|
411
|
30,1%
|
81,7%
|
1890
|
187
|
19,4%
|
44,8%
|
369
|
30,1%
|
81,7%
|
1895
|
147
|
19,5%
|
43,3%
|
360
|
34,9%
|
78,8%
|
1899
|
143
|
23,5%
|
52,1%
|
293
|
28,5%
|
82,0%
|
|
Indre-et-Loire
|
Viol et attentat avec violence
|
Attentat sans violence
|
Période
|
Nombre
|
Acquittement
|
Peine correctionnelle
|
Nombre
|
Acquittement
|
Peine correctionnelle
|
1880-
|
|
|
|
|
|
|
1884
|
2,6
|
23,1%
|
30,0%
|
8,6
|
23,3%
|
81,8%
|
1885-
|
|
|
|
|
|
|
1889
|
1,0
|
20,0%
|
75,0%
|
4
|
10,0%
|
70,6%
|
1890-
|
|
|
|
|
|
|
1894
|
2,0
|
10,0%
|
77,8%
|
4,8
|
25,0%
|
94,4%
|
1895-
|
|
|
|
|
|
|
1899
|
0,8
|
0,0%
|
0,0%
|
3,4
|
23,5%
|
76,9%
|
Figures 2.2 et 2.3 : Evolutions nationale et
départementale des crimes sexuels sur enfants. Pour les peines
correctionnelles, même remarque que pour le tableau 2.1. Pour les
données nationales nous avons relevé les chiffres d'une
année tous les cinq ans, pour les départementales nous avons fait
la moyenne des périodes quinquennales indiquées.
18
16
14
12
10
4
0
8
6
2
Evolution du nombre de procès en Indre-et-Loire
pour notre période
Figure 2.4 : Courbe de l'évolution chiffrée
des procès pour crimes sexuels sur enfants, pour la période
allant de 1880 à 1899.
3. La dénonciation et
l'infrajudiciaire
Figure 3.1 : Délais pris pour dénoncer le crime aux
autorités.
Dénonciation
|
Nombre
|
Pourcentage
|
Spontanée
|
10
|
4,7%
|
D'un jour à une semaine
|
25
|
11,8%
|
D'une semaine à un mois
|
22
|
10,4%
|
De mois à un an
|
73
|
34,4%
|
Un an et plus
|
82
|
38,7%
|
Total
|
212
|
|
Nourriture et boisson 37%
Rétribution donnée
Objets 21%
Argent 42%
Figure 3.2 : Répartition entre les trois types de
rétribution
effectivement donnée aux enfants abusés.
Nourriture et boisson 34%
Rétribution promise
Objets 20%
Argent 46%
Figure 3.3 : Répartition entre les trois types de
rétribution seulement promise aux enfants abusés.
4. Répartition géographique des
crimes
Répartition spaciale des crimes
Figure 4.1 : Un crime plutôt urbain ou rural ?
Crime urbain 36%
Crime rural 64%
Nombre d'habitants
|
Nombre de cas
|
Pourcentage
|
Total des habitants
|
Pourcentage
|
]0-500]
|
12
|
8,3%
|
4799
|
1,4%
|
[500_1000]
|
33
|
22,8%
|
23380
|
6,9%
|
[1000-2000]
|
45
|
31,0%
|
40312
|
11,9%
|
[2000-5000]
|
28
|
19,3%
|
45884
|
13,6%
|
[5000-+]
|
27
|
18,6%
|
71586
|
21,2%
|
Total
|
145
|
100,0%
|
185961
|
55,0%
|
Figure 4.2 : Ce tableau a pour objectif de mieux
visualiser les surreprésentations et les sous-représentations des
cinq catégories de communes. Si le total en bas à droite de la
figure n'atteint pas les 100% c'est parce que toutes les proportions ont
été calculées a partir de la population totale du
département. Toutes les villes d'Indre-et-Loire n'étant pas
représentées dans ce tableau, seuls 55% des 337 000 habitants du
département sont concernés par ce tableau. Les données
démographiques sont issues du recensement de 1891.
Les lieux du crime
33,3%
3,9% 10,4% 11,3% 11,3% 2,3% 2,9% 6,5% 10,0% 8,1%
Figure 4.3 : Graphique reprenant la catégorisation
des différents lieux du crime. Celui-ci illustre dans quelles
proportions on les retrouve dans les dossiers d'archives.
5. Répartition temporelle des crimes
5,3%
5,3%
Figure 5.1 : Variabilité saisonnière de
la criminalité sexuelle.
Hiver 22%
Été
28%
Les saisons du crime
Automne 14%
Printemps 36%
Différences entre les jours de la
semaine
23,7%
13,2%
0,0%
Lundi Mardi Mercredi Jeudi Vendredi Samedi Dimanche
15,8%
36,8%
Figure 5.2 : Répartition des crimes en fonction des
jours de la semaine.
6. L'accusé
Situation professionnelle
Propriétaire 29%
Employé
71%
Figure 6.1 : Répartition des accusés
selon leur situation professionnelle.
Répartition professionnelle
27,4%
11,5%
8,0% 8,0%
3,5% 1,8%
0,9%
16,8%
13,3%
4,4%
4,4%
Figure 6.2 : Graphique illustrant quels sont les
métiers exercés par les accusés, et dans quelles
proportions.
L'âge des accusés
21,2% 20,5%
18,2%
16,7%
10,6%
9,1%
3,8%
[16-19] [20-29] [30-39] [40-49] [50-59] [60-69] [70-79]
Figure 6.3 : Répartition des accusés selon
leur âge lors de la première agression.
Situation matrimoniale des accusés
Marié 54%
Veuf 9%
Célibataire 36%
Divorcé 1%
Figure 6.4 : Répartition des accusés
selon leur situation matrimoniale lors de l'instruction.
Nombre d'enfants des accusés
14,7% 14,0%
4,4% 5,1% 3,7% 2,9% 1,5% 0,7% 1,5% 0,7%
50,7%
Figure 6.5 : Nombre d'enfants par accusé,
informations relevées au cours de l'instruction.
Supérieure 4%
Instruction des accusés
Facilités 21%
Imparfaite 44%
Nulle
31%
Figure 6.6 : Niveau d'instruction des accusés,
selon les renseignements établis lors de l'instruction.
Réputation de l'accusé
Mauvaise 73%
Bonne 14%
Correcte 13%
Figure 6.7 : Réputation de l'accusé
d'après les renseignements recueillis. Une moralité correcte
signifie que le prévenu n'a pas commis de fait grave, comme un vol par
exemple, mais est considéré comme un fainéant.
Condamnations antérieures de
l'accusé
36,8%
33,5%
18,1%
11,6%
Moeurs Vol Violence Fait mineur
Figure 6.8 : Proportions pour chaque catégorie de
crime ou délit commis auparavant par le prévenu.
7. La victime
Age de la victime
45 40 35 30 25 20 15 10 5 0
0 5 10 15 20 25 30 35 40 45
|
|
|
|
|
|
18 17 16 15 14 13
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
12
|
|
|
|
11
|
|
|
|
|
10
|
|
|
9
|
|
|
|
|
8 7 6 5 4 3 2 1
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
fille garçon
Figure 7.1 : Répartition des victimes
selon leur sexe.
Féminin 82%
Masculin 18%
Sexe de la victime
Figure 7.2 : « Pyramide » représentant
l'âge des victimes lors du premier attentat.
8. L'attentat
Violence de l'attentat
Sans violence 93%
Avec
violence
7%
Figure 8.1 : Part des actes violents et non-violents,
d'après le chef d'accusation employé.
Préliminaires à l'attentat et pratiques
sexuelles
12,3%
3,2%
29,0%
1,5%
9,4%
6,1%
6,8%
2,0% 3,6% 1,9%
4,1%
1,9%
8,7% 9,4%
Figure 8.2 : Répartition des pratiques
préliminaires et sexuelles. Les pourcentages sont calculés sur
l'ensemble des 586 actes recensés sur les 283 victimes présentes
dans les dossiers d'archives
9. Le jugement et les suites postérieures au
procès
Stratégies de la défense
42,7%
|
28,2%
|
|
|
|
22,9%
|
|
|
|
|
|
|
|
3,8%
|
|
|
|
|
|
1,5%
|
|
|
|
|
|
|
|
Avoue Avoue en Dément Dément En fuite
partie (après aveux)
|
0,8%
Ne se souvient pas
Figure 9.1 : Différentes stratégies
adoptées par le prévenu lors de ses interrogatoires.
Circonstances accordées à
l'accusé
Aucune 30%
Atténuantes 62%
Aggravantes 8%
Figure 9.2 : Circonstances accordées ou non au
prévenu a l'issue du procès, et motivant le jugement rendu.
Le verdict
58,1%
14,0%
7,4%
Acquittement Prison Réclusion Travaux forcés
20,6%
Figure 9.3 : Pourcentages associés à chaque
type de verdict pour les 136 dossiers du
corpus.
Figure 9.4 : Part des diverses demandes faites ou non
par les prisonniers après leur procès.
Procédure après jugement
21%
Oui
79%
Non
Type de procédure engagée
56,3%
34,4%
6,3%
15,6% 15,6%
3,1% 3,1%
Figure 9.4 : Sur le total des vingt-huit accusés
ayant demandé une ou des faveurs à l'administration judiciaire et
pénitentiaire, part pour chacune des demandes. Pour la liberté
conditionnelle, nous avons incluse la part qui a été
acceptée.
II : Illustrations
Figure 1 : Toute affaire débute par une
dénonciation. Parfois celle-ci est le fait d'une personne qui brise le
tabou et envoie une lettre anonyme aux autorités, comme c'est ici le
cas1047.
1047 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.
Figure 2 : Parfois l'enfant victime ou sa famille prennent
les choses en main. Ici les parents ont été faire visiter leur
fille par le médecin avant de se rendre chez le maire. C'est celuici,
qui en accord avec eux, a envoyé la présente lettre au procureur
de la République1048.
1048 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 3 : Bien que ce cas ne soit pas très
fréquent, lorsque l'agresseur n'a pas été identifié
par la victime ou par une personne du voisinage, la gendarmerie doit se lancer
à sa recherche1049. Dans une autre affaire finalement
jugée par contumace, on ne peut pas accuser les forces de l'ordre de ne
pas avoir cherché le suspect1050.
1049 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire.
1050 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier. Leurs vaines
investigations ont eu lieu à Blois, Troyes, Le Puy, Valence, Montauban,
Perpignan, Beauvais, La Rochelle, Lille, Amiens, Toulouse, Grenoble, Mende,
Marseille, Angers, Besançon, Nantes, Auxerre, Caen, Orléans,
Melun, Rennes, Foix, Moulins, Mâcon, Avignon, Elbeuf, Dijon,
Mont-de-Marsan, Versailles, Aurillac, Chaumont, Arras, Privas, Le Mans, Vesoul,
Alençon, Bourg-en-Bresse, Rouen, Pau, Périgueux et enfin
Carcassonne.
Figure 4 : Après la dénonciation orale ou
manuscrite, le parquet du tribunal envoie aux forces de l'ordre - ici, la
gendarmerie - un réquisitoire leur ordonnant de se saisir du suspect, et
de l'interroger Lorsqu'ils l'ont trouvé, ils rédigent un document
du type de celui ci-dessus1051.
1051 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
Figures 5 et 6 : A la suite de l'arrestation du
suspect, les gendarmes se livrent à une enquête dans le voisinage,
sur les faits incriminés. Puis ils s'intéressent au passé
de l'accusé et de la plaignante, cherchant dans plusieurs directions des
informations qui pourraient aider à établir leur moralité.
Ils ont alors recours à des documents aussi divers qu'originaux. Ici
à gauche, un acte de divorce énonçant les raisons qui ont
mené à une telle procédure1052. A droite, un
document officiel émanant du ministère de la guerre espagnol,
résumant les antécédents du prévenu au sein de
l'Armée1053.
Figure 7 : Certains documents traitent des
antécédents judiciaires de l'accusé, comme ce feuillet
pris dans une ancienne procédure au tribunal correctionnel, pour
vol1054.
1052 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet. 1053 ADI&L, 2U,
634, affaire Collet. 1054 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.
Figure 8 : Les informations complémentaires sont
puisées dans le casier judiciaire du prévenu, et compilées
dans le feuillet ci-dessus, qui détaille les condamnations
antérieures. Dans le cas présent, cet homme en a subi quatre, la
première pour vol, la seconde pour abus de confiance, la
troisième pour coups volontaires ainsi que diffamation, enfin la
dernière pour coups et blessures volontaires1055.
1055 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 9 : Avec les diverses informations
récoltées par les forces de l'ordre, le tribunal établit
un document en faisant le résumé1056.
1056 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 10 : Afin de cerner sous quel chef d'accusation
va être menée l'instruction, le juge fait auprès de la
mairie de naissance de la victime une demande d'extrait du registre des
naissances1057.
1057 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.
Figure 11 : Les interrogatoires peuvent
commencer1058.
1058 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 12 : Afin d'avancer dans l'enquête, le juge
peut demander l'aide d'un expert légiste. Ici, une ordonnance pour un
médecin, qui détaille la mission de ce dernier1059.
1059 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.
Figure 13 : L'expert rédige ensuite un compte-rendu
de l'examen avec fort détails, puis dresses ses
conclusions1060.
1060 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figures 14 et 15 : Le juge peut aussi avoir recours aux
services d'un architecte pour dessiner les plans du lieu du crime, dont
certains sont extrêmement bien réalisés. Ici, une vision du
quartier dans lequel réside l'accusé, ainsi qu'une légende
on ne peut plus détaillée1061.
1061 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 16 : Le travail de l'expert architecte peut
être différent, comme ici, mais cela reste extrêmement rare.
Le croquis ci-dessus a pour but d'aider le juge a déterminer si
l'accusé a bien pu se blesser comme il le prétend, oü s'il
s'agit là d'un mensonge1062.
1062 ADI&L, 2U, 634, affaire Chollet.
Figure 17 : Une fois l'instruction terminée,
débute le procès. L'acte d'accusation est rédigé et
exposé par le procureur1063.
1063 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 18 : A l'issue des débats, le jury est
invité a répondre aux questions posées en préambule
au procès. Pour chacune, il répond par l'affirmative ou la
négative, et fait de même en ce qui concerne l'octroi de
circonstances atténuantes ou aggravantes. Enfin, il décide de la
peine à appliquer1064.
1064 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 19 : Parfois l'affaire ne s'arrête pas a
l'issue du procès, le détenu ayant la possibilité de
procéder a plusieurs types de recours. Il faut alors qu'il argumente
pour convaincre le juge1065.
1065 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
Figure 20 : L'issue de telles requêtes n'est pas
toujours favorable, mais dans ce cas bien précis elle l'est. Le
prisonnier est admis à bénéficier de la liberté
conditionnelle1066.
1066 ADI&L, 2U, 708, affaire Monpouet.
III : Bibliographie
Sources
_ Codes pénaux de 1891, 1810, 1832, 1863.
_ Code d'instruction criminelle de 1808.
_ Code civil de 1804.
_ Compte général de l'administration de la
justice en France.
_ « La statistique générale de la France
», L'atelier de recherche historique, Revue électronique du
CRH (
http://acrh.revues.org/index2890.html)
_ Archives départementales d'Indre-et-Loire,
sous-série 2U :
_ 601, affaire Damné.
_ 602, affaire Trouvé.
_ 603, affaire Hurson. _ 605, affaire Bailleux. _ 605, affaire
Drouault.
_ 605, affaire Ferbeuf.
_ 606, affaire Douel.
_ 608, affaire Hallard.
_ 609, affaire Sauvage.
_ 609, affaire Gaurier.
_ 610, affaire Brault.
_ 610, affaire Fontaine. _ 610, affaire Frileux.
_ 611, affaire Valetoux.
_ 612, affaire Deballon.
_ 613, affaire Cathelin.
_ 613, affaire Vincent.
_ 614, affaire Lhuillier.
_ 614, affaire Petit.
_ 616, affaire Chollet. _ 618, affaire Besnard.
_ 618, affaire Chevallier.
_ 618, affaire Ledoux.
_ 619, affaire Alsace.
_ 619, affaire Arnault.
_ 620, affaire Enrit et Galland.
_ 624, affaire Arnault.
_ 625, affaire Beauvais. _ 627, affaire Charot. _ 627, affaire
Feuillet.
_ 628, affaire Perrigault.
_ 629, affaire Renault.
_ 630, affaire Besnard.
_ 631, affaire Leclerc.
_ 634, affaire Collet.
_ 635, affaire Fournier. _ 635, affaire Ganier. _ 637,
affaire Gautard. _ 637, affaire Musnier.
_ 637, affaire Roubouin.
_ 638, affaire Mathieu. _ 640, affaire Bouchet.
_ 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.
_ 640, affaire Richard.
_ 641, affaire Durand.
_ 641, affaire Tessier.
_ 643, affaire Chaptinel.
_ 643, affaire Ouvrard.
_ 644, affaire Authier.
_ 645, affaire Clément.
_ 647, affaire Ligeard.
_ 648, affaire Besnard. _ 651, affaire Bourgouin. _ 653, affaire
Gorgeard. _ 655, affaire Massaloup. _ 661, affaire Himmelspach. _ 661, affaire
Poisson. _ 663, affaire Chanteloup. _ 665, affaire Lebouc. _ 672, affaire
Picard.
_ 673, affaire Moreau.
_ 673, affaire Petit.
_ 674, affaire Grosbois.
_ 674, affaire Hardion. _ 674, affaire Landais. _ 674, affaire
Maratrat.
_ 679, affaire Chamballon.
_ 680, affaire Bodet.
_ 681, affaire Leliard. _ 683, affaire Grimault. _ 686, affaire
Hilaire. _ 688, affaire Champigny. _ 691, affaire Gombert.
_ 691, affaire Guion.
_ 692, affaire Léothier.
_ 696, affaire Léanté.
_ 697, affaire Guiet.
_ 698, affaire Beurg. _ 698, affaire Moret. _ 700, affaire
Clisson. _ 700, affaire Lemant. _ 700, affaire Troubat. _ 705, affaire
Jamet.
_ 707, affaire Dorise.
_ 707, affaire Moreau.
_ 708, affaire Monpouet.
_ 708, affaire Pineau.
_ 710, affaire Magloire.
_ 711, affaire Catinat. _ 713, affaire Champigny. _ 713, affaire
Elmanouvsky.
_ 713, affaire Tricoche.
_ 716, affaire Rossignol.
_ 717, affaire Desouches. _ 717, affaire Moreau. _ 719, affaire
Bassereau.
_ 719, affaire Dufourg.
_ 720, affaire Bocquené.
_ 721, affaire Boizard _ 721, affaire Cosson. _ 728, affaire
Richard. _ 730, affaire Challe.
_ 731, affaire Bigot.
_ 732, affaire Chaboureau. _ 739, affaire Fillon. _ 739, affaire
Jabveneau. _ 741, affaire Lallier.
_ 743, affaire Latron.
_ 744, affaire Poirier. _ 744, affaire Robin.
_ 746, affaire Destouches.
_ 747, affaire Piffeteau. _ 747, affaire Sarton.
_ 748, affaire Georges.
_ 748, affaire David.
_ 748, affaire Lendemain.
_ 749, affaire Fondayau.
_ 749, affaire Marlin.
_ 750, affaire Allain.
_ 752, affaire Bochaton. _ 754, affaire Mauclerc.
_ 754, affaire Montault.
_ 755, affaire Granier. _ 762, affaire Heurtevent.
Ouvrages généraux d'histoire sociale et
économique
_ Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André
ENCREVÉ, La France au XIXème siècle (1814-1914),
Paris, Presses universitaires de France, 1995, 688 p.
_ Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au
XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991, 392 p.
_ René COURSAULT, Les traditions populaires en
Touraine : leur évolution au cours des siècles, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1976, 288 p.
_ Claire FREDJ, La France au XIXème
siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009, 303 p.
_ Anne MARTIN-FUGIER, La place des bonnes : la
domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset,
1979, 382 p.
_ Michel VANDERPOOTEN, Les campagnes françaises au
XIXème siècle, Nantes, Éditions du temps,
2005, 382 p.
Documents sur la situation actuelle
_ La Documentation française, Criminalité et
délinquance constatées en France : année 2009, 426 p.
(URL :
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000449/0000.pdf)
Giulia FOÏS, « Le viol en France : enquête sur un
insupportable silence », Marianne, 2011, mars.
Ouvrages généraux d'histoire de
l'enfance
_ Nadeije LANEYRIE-DAGEN (dir.), Les grands
évènements de l'histoire des enfants, Paris, Larousse, 1995,
319 p.
_ Pascale QUINCY-LEFEBVRE, Familles, institutions et
déviances : une histoire de l'enfance difficile (1880-fin des
années trente), Paris, Economica, 1997, 437 p.
Ouvrages généraux d'histoire des moeurs et
de la sexualité_ Laure ADLER, Secrets d'alcôve :
histoire du couple (1830 - 1930), Bruxelles, Éditions Complexe,
1990, 238 p.
_ Jean-Paul ARON, Roger KEMPF, Le pénis et la
démoralisation de l'Occident, Paris, Grasset, 1978, 306 p.
_ Marie-Thérèse COENEN, Corps de femmes :
sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck et Larcier,
2002, 216 p.
_ Alain CORBIN, Les filles de noce : Misère sexuelle
et prostitution (XIXème et XXème
siècle), Paris, Aubier Montaigne, 1978, 571 p.
_ Georges DUBY, Amour et sexualité en Occident,
Paris, Seuil, 1991, 336 p.
_ Louis HENRY, Jacques HOUDAILLE, « Célibat et
âge au mariage aux XVIIIème et XIXème
siècles en France : II, âge au premier mariage »,
Population, 34ème année, n° 2, 1979, 249
p.
_ Yvonne KNIBIEHLER, La sexualité et l'histoire,
Paris, Odile Jacob, 2002, 267 p.
_ Robert MUCHEMBLED, L'orgasme et l'Occident : une histoire
du plaisir du XVIème siècle à nos jours,
Paris, Seuil, 2005, 396 p.
_ Martine SEGALEN, Mari et femme dans la
société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, 211 p.
_ Paul SERVAIS, Histoire de la famille et de la
sexualité occidentales, Louvain-la-Neuve, Academia, 1993, 230 p.
_ Anne-Marie SOHN, Chrysalides : femmes dans la vie
privée (XIXème-XXème
siècles), Vol.1, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 1095
p.
_ Anne-Marie SOHN, Du premier baiser a l'alcôve : La
sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris,
Aubier, 1996, 310 p.
Ouvrages spécialisés de criminalité
sexuelle
_ Anne-Claude AMBROISE-RENDU, « Attentats à la pudeur
sur enfants : le crime sans violence est-il un crime ? (1810 - années
1930) », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009,
n°4, 224 p.
_ Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Une histoire des
sensibilités : médias, crimes et justice, Vol.!!! : enfants
violés, une histoire des sensibilités
(X!Xème-XXème siècle),
inédit.
_ Michèle BORDEAUX, Bernard HAZO, Soizic LORVELLEC,
Qualifié viol, Paris, Éditions médecine et
hygiène, 1990, 232 p.
_ Georges VIGARELLO, Histoire du viol
(XV!ème-XXème siècle), Paris,
Seuil, 1998, 357 p. Ouvrages généraux d'histoire de la
justice et de la criminalité
_ Claire BOUGÉ, « "Par le code, au-delà du
code" : du code pénal de 1810 à son
interprétation par les magistrats de la cour de cassation au
XIXème siècle », in Benoît GARNOT (dir.),
Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen-Âge a
l'époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de
Dijon, 2000, 454 p.
_ Frédéric CHAUVAUD, « D'Albert Bataille a Geo
London. La chronique judiciaire et l'indignation, 1880-1939 », p. 79-103,
in Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Christian DELPORTE (dir.), L'indignation :
Histoire d'une émotion politique et morale.
XIXème-XXème siècles, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2008, 254 p.
_ Jean-Claude CHESNAIS, Histoire de la violence en Occident
de 1800 à nos jours, Paris, Robert Laffont, 1981, 497 p.
_ Benoît GARNOT, «Les témoins sont-ils fiables
? », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la
justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2003, 444 p.
_ Jean-Claude FARCY, « Témoin, société
et justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant
la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2003, 444 p.
_ Louis GRUEL, Pardons et châtiments. Les jurés
français face aux violences criminelles, Paris, Nathan, 1991, 141
p.
_ Laurence GUIGNARD, « Aliénation mentale et justice
pénale : pour une histoire des représentations judiciaires
», L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En
ligne], mis en ligne le 14 octobre 2009. URL :
http://acrh.revues.org/index1750.html
_ Jean-Louis HALPÉRIN, « La défense de la
victime en France aux XIXème et XXème
siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Les victimes, des
oubliées de l'Histoire ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2000, 535 p.
_ André LAINGUI, Arlette LEBIGRE, Histoire du droit
pénal : I, le droit pénal, Paris, Cujas, 1979, 232 p.
_ Jean QUÉNIART, « Sexe et témoignage :
sociabilités et solidarités féminines et masculines dans
les témoignages en justice », in Benoît GARNOT (dir.),
Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des
comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, 444 p.
_ Gilles TRIMAILLE, « Criminalité et folie,
XVème - XIXème siècles », in
Benoît GARNOT (dir.), Ordre moral et délinquance de
l'Antiquité au XXème siècle, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 1994, 517 p.
_ Alain WIJFFELS, « La pratique et les réformes du
code de procédure civile (1806) : le syndrome de la
"lettre morte" », in Benoît GARNOT
(dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen-Âge a
l'époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de
Dijon, 2000, 454 p.
Ouvrages spécialisés pénalistes du
XIXème siècle
_ Alfred BERTAULD, Cours de code pénal et
leçons de législation criminelle (2ème
édition), Paris, Cosse et Marchal, 1864, 700 p.
_ Antoine-Georges BLANCHE, Etudes pratiques sur le code
pénal, cinquième étude, Paris, Cosse, Marchal et Cie,
1870, 790 p.
_ Adolphe CHAUVEAU, Code pénal progressif ;
commentaire sur la loi modificative du code pénal, Paris,
L'Éditeur, 1832, 508 p.
_ Antoine FENET, Recueil complet des travaux
préparatoires du code civil, tome premier, Paris, Videcoq, 1836,
528 p.
_ Faustin HÉLIE, Pratique criminelle des cours et
tribunaux, résumé de la jurisprudence sur les codes d'instruction
criminelle et pénal, deuxième partie : le code pénal,
Paris, Marchal, Billard et Cie, 1877, 630 p.
_ Albert PELLERIN, Commentaire de la loi des 18 avril - 13
mai 1863 portant modification de soixante-cinq articles du code
pénal, Paris, Auguste Durand, 1863, 312 p.
Ouvrages généraux d'histoire de la
médecine légale
_ Frédéric CHAUVAUD, Les experts du crime : la
médecine légale en France au XIXème
siècle, Paris, Aubier, 2000, 298 p.
_ Denis DARYA VASSIGH, « Les experts judiciaires face a la
parole de l'enfant maltraité : le cas des médecins
légistes de la fin du XIXème siècle »,
Revue d'histoire de l'enfance « irrégulière »
[En ligne], Numéro 2 | 1999, mis en ligne le 30 juillet 2010. URL:
http://rhei.revues.org/index34.html,
221 p.
_ Yvonne KNIBIEHLER, Catherine FOUQUET, La femme et les
médecins, Paris, Hachette, 1983, 333 p.
_ Georges LANTERI-LAURA, Lecture des perversions : histoire
de leur appropriation médicale, Paris, Masson, 1979, 160 p.
_ Michel PORRET, « La médecine légale entre
doctrines et pratiques », Revue d'Histoire des Sciences Humaines,
2010, juin, n°22, 257 p.
_ Georges VIGARELLO, « La violence sexuelle et l'oeil du
savant », préface à Ambroise TARDIEU, Les attentats aux
moeurs (1857), Grenoble, Jérôme Millon, 1995, 222 p.
Ouvrages spécialisés de médecine
légale du XIXème siècle
_ Joseph BRIAND, Ernest CHAUDÉ, J. BOUIS, Manuel
complet de médecine légale ou résumé des meilleurs
ouvrages publiés jusqu'à ce jour sur cette matière et des
jugements et arrêts les plus récents, 9ème
édition, Paris, J.-B. Baillère et Fils, 1874, 948 p.
_ Alexandre LACASSAGNE, Précis de médecine
légale, Paris, Masson et Cie, 1906, 891 p.
_ Ambroise TARDIEU, Les attentats aux moeurs (1857),
texte présenté par Georges VIGARELLO, Grenoble,
Jérôme Millon, 1995, 222 p.
_ Léon THOINOT, Attentats aux moeurs et perversion du
sens génital, Paris, Octave Douin éditeur, 1898, 517 p.
_ Gabriel TOURDES, Edmond METZQUER, Traité de
médecine légale théorique et pratique, Paris, Asselin
et Houzeau, 1896, 956 p.
Ouvrages de psychologie et de sociologie
_ Marie-Aimée CLICHE, « Un secret lentement
dévoilé : l'inceste au Québec (1858- 1975) », in
Jean-Pierre BARDET, Jean-Noël LUC, Isabelle ROBIN-ROMERO, Catherine
ROLLET (dir.), Lorsque l'enfant grandit, entre
dépendance et autonomie, Paris, Presses de l'université de
Paris-Sorbonne, 2003, 983 p.
_ Raphaël HERR, « Petite lecture des "Trois essais sur
la théorie sexuelle" », Le Portique [En ligne], 10 | 200,
mis en ligne le 06 juin 2005. URL :
http://leportique.revues.org/index160.html
_ Yves-Hiram L. HAESEVOETS, L'enfant victime d'inceste : de
la séduction traumatique à la violence sexuelle,
2ème édition, Bruxelles, De Boeck université,
2003, 289 p.
_ Ellen KEY, Le siècle de l'enfant, Paris,
Flammarion, 1910 (1899 pour l'oeuvre originale), 337 p.
_ Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis
(8ème édition), traduit de l'allemand par
Émile LAURENT et Sigismond CSAPO, Paris, Georges Carré, 1895, 604
p.
_ Martine LAMOUR, « Les abus sexuels a l'égard des
jeunes enfants : séduction, culpabilité, secret », in
Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris,
Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition
2002), 285 p.
_ Serge LEBOVICI, « La théorie de la séduction
», in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus
sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992
(4ème édition 2002), 285 p.
_ Michel MANCIAUX, Marceline GABEL, Dominique GIRODET, Caroline
MIGNOT, Michelle ROUYER, Enfances en danger, Paris, Fleurus, 2002, 773
p.
_ Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Inceste, honte et
culpabilité : l'enfant, victime expiatoire ? », in
Pierre-François CHANOIT, Jean DE VERBIZIER (dir.), Les
sévices sexuels sur les enfants, Ramonville-Saint-Agne,
Érès, 1999, 272 p.
_ Michèle ROUYER, « Les enfants victimes,
conséquences à court et moyen terme », in Marceline GABEL
(dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses
universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002),
285 p.
_ Victor SIMON, Abus sexuel sur mineur, Paris, Armand
Colin, 2004, 204 p. Outils
_ Sylvie CHAPERON, « Histoire contemporaine des
sexualités : ébauche d'un bilan historiographique »,
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 84 | 2001,
mis en ligne le 01 juillet 2004. URL :
http://chrhc.revues.org/index1880.html
_ Jean-Claude FARCY, « Les archives judiciaires et
pénitentiaires au XIXème siècle », in
Benoît GARNOT (dir.), Histoire et criminalité de
l'Antiquité au XXème siècle : Nouvelles
approches : Actes du colloque de Dijon-Chenove, 3-5 octobre 1991, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 1992, 542 p.
_ Fabienne GIULIANI, « L'écriture du crime :
l'inceste dans les archives judiciaires françaises (1791-1898) »,
L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne],
mis en ligne le 02 octobre 2009. URL :
http://acrh.revues.org/index1582.html.
_ Jean-Clément MARTIN, « Violences sexuelles,
étude des archives, pratiques de l'histoire », in Annales.
Histoire, sciences sociales, 51ème année,
n°3, 1996, 190 p.
_ Alain REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue
française, Paris, Le Robert, 2010, 2614 p.
|
|