Université Lumière Lyon 2
Institut des
Sciences et Pratiques de l'Éducation et de le Formation
Année
universitaire 2010-2011
Les enfants en situation de rue du Sénégal
L'identité et la socialisation dans le processus de
sortie de la rue
Mémoire de Master 1 Sciences de
l'éducation
présenté par Corentin SIROU
Sous la
direction de Denis Poizat
REMERCIEMENTS
Mes remerciements vont d'abord à monsieur Denis Poizat,
pour ses encouragements et ses remarques constructives.
Je tiens également à adresser mes remerciements
à mes amis et ma famille pour leurs encouragements.
Je souhaite également porter une attention
particulière à l'équipe éducative du centre.
Qu'elle soit vivement remerciée pour son accueil, sa sympathie et son
travail auprès des enfants.
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements 2
Table des matières 3
Indexe des tables et illustrations 5
Introduction 6
Première partie : État des savoirs 8
Chapitre 1 : De quoi parle-t-on ? 8
1.1. Débats sur les appellations et les définitions
8
1.2. Enfance et adolescence 10
1.3. Les enfants des rues à travers le monde 13
1.4. Des outils théoriques 14
Chapitre 2 : Le contexte sénégalais 18
2.1. Le développement économique 18
2.2. Population et mutations familiales 20
2.3. La scolarisation et le travail des enfants 23
2.4. L'islam et l'enseignement coranique 24
Chapitre 3 : Les enfants en situation de rue au
Sénégal 31
3.1. Qui sont-ils ? 31
3.2. Arrivée dans la rue 33
3.3. Dans la rue : conditions de vie, activités et
sociabilités 35
Chapitre 4 : Problématique et questions de recherche 37
4.1. La socialisation et l'identité 38
4.2. Problématique de recherche 44
4.3. Questions de recherche 44
Deuxième partie : Méthodes et résultats
46
Chapitre 1 : Terrain et méthodes d'enquête 46
1.1. Terrain d'étude 46
1.2. Méthodes d'enquête 47
1.3. Méthodes d'analyse des résultats 51
Chapitre 2 : Présentation des résultats 54
2.1. Tableau synthétique 54
2.2. Données significatives 55
Troisième partie : Discussion 57
Chapitre 1 : Analyse des résultats 57
1.1. Les relations entre pairs : freins et
accélérateurs de la carrière 57
1.2. L'identité, marqueur du refus de la rue 63
1.3. Les rôles des adultes 67
1.4. Remarques sur la carrière 70
Chapitre 2 : Retour sur la problématique 72
2.1. Réponse aux questions de recherches 72
2.2. Réponse générale à la
problématique 74
Chapitre 3 : Regard critique et ouvertures 74
3.1. Sur la méthode 74
3.2. Pistes d'ouvertures 76
Conclusion 79
Bibliographie 81
Annexes 84
INDEXE DES TABLES ET ILLUSTRATIONS
Index des illustrations
Illustration 1: Le système "enfant-rue" 12
Index des tables
Tableau 1: Concordance entre la socialisation et la
personnalisation selon Pierre Tap 36
Tableau 2: Aperçu des entretiens réalisés
47
Tableau 3: Définition des variables pour l'analyse des
entretiens 49
Tableau 4: Nombre d'occurrences des variables 52
INTRODUCTION
Dans le cadre de notre première année de master,
nous avons eu l'occasion de partir en voyage d'étude à
Saint-Louis, au Sénégal. Travaillant dans l'animation depuis de
nombreuses années, nous nous avons naturellement été
attiré par l'enfance pour notre travail de mémoire. Lors de notre
année de licence, nous avons réalisé un dossier sur les
mineurs isolés étrangers, et suivi un cours traitant de la
coopération internationale en éducation, dans lequel nous avons
abordé la question des enfants en situation de rue. Nous avons donc
à plusieurs reprises abordé les problèmes liés
à l'enfance en situation difficile. C'est finalement à la suite
de quelques lectures sur le sujet (Daniel Stoeklin, Bernard Pirot, etc) que
nous avons choisi d'orienter notre travail sur les enfants en situation de rue.
A partir de là, des questions se sont bousculées : Quelle est la
situation de ces enfants au Sénégal ? À Saint-louis en
particulier ? Quels sont leurs parcours ?
Le terme enfant en situation de rue n'est pas neutre. Il est
le fruit d'un long débat : quelle appellation et définition
doit-on donner à cette population aux aspects si
hétérogènes, aux frontières floues et mouvantes ?
Nous avons donc retenu ce terme enfant en situation de rue, ce qui
suppose, nous le verrons, de donner la parole à l'enfant. C'est un choix
méthodologique : celui d'une approche qualitative. Une place centrale
sera donc accordée aux entretiens. Notre attention a aussi
été retenue par la lecture des travaux de Riccardo Lucchini, qui
a développé deux outils théoriques en particulier, sur
lesquels nous nous appuyons : le « système enfant-rue » et la
carrière. Cette dernière va notamment nous servir à
comprendre la place qu'occupe l'enfant dans la rue.
Nous avons ensuite chercher à comprendre le contexte
dans lequel se trouve ces enfants. C'est donc d'abord à travers
l'évolution économique du pays, d'une planification interne
après l'indépendance, jusqu'à l'ouverture à la
mondialisation et aux conséquences des P.A.S. des années 1990.
Les flux de migrations, provoqués en partie par les sécheresses
et les difficultés du monde rurales, sont une cause d'une urbanisation
galopante. Nous aborderons également les difficultés de
scolarisation et la question du travail des enfants. Nous tenterons enfin de
comprendre la place prédominante qu'occupe au Sénégal
l'Islam et l'enseignement coranique.
Ce sont en effet les talibés mendiants qui constituent
la majeur partie de la population des enfants en situation de rue. Certains de
ces apprentis dans des écoles coraniques se retrouvent, par contrainte
ou par nécessité, à mendier ou travailler dans la rue, aux
côtés d'autres enfants et adolescents en rupture, d'adultes
mendiants ou en situation de handicap, etc. Cette population est donc
extrêmement hétérogène, et les conditions
d'arrivée, ainsi que la manière dont ils vont vivre la
rue (donc leurs carrières) sont très diverses.
Néanmoins, il est possible de repérer quelques
régularités, en terme de sociabilité, d'activités,
etc. Mais quels éléments prédominent alors dans ces
parcours ? Et aussi, qu'est-ce qui lie l'enfant à la rue ? Qu'est-ce qui
l'empêche donc de la quitter ? Ces questions trouvent difficilement
réponse dans le corpus concernant les enfants en situation de rue au
Sénégal. Ce dernier est principalement dominé par des
écrits de sources associatives, et dont l'objectif, au delà de
celui d'informer, et de dénoncer et militer (c'est une intention louable
et nécessaire, mais qui a certaines limites). Ces études se
centrent principalement sur les conditions de vie des enfants. A partir de
là, nous nous sommes intéressés à la sortie de la
rue. Nous avons cherché à comprendre comment s'opère ce
passage de la rue vers l'après rue. Quels éléments vont
déclencher ou influer vers la fin de la carrière de l'enfant ?
Nous avons cherché à voir plus particulièrement comme
l'identité et la socialisation influent sur la sortie de la rue chez ces
enfants ? C'est notamment à l'aide de repère comme de l'image de
soi, comme l'intégration dans des réseaux ou des groupes, et
comme l'identification aux représentations et valeurs sociales que nous
avons tenté de répondre à cette problématique.
Pour ce faire, dans une première partie, nous
restituerons les débats soulevés par le concept d'enfant des rues
ainsi que les outils théoriques à notre disposition. Nous
chercherons également a brosser un portrait (non exhaustif) du contexte
sénégalais, nécessaire à la compréhension du
phénomène qui nous occupe. De ce travail va découler notre
problématique : comprendre comment l'identité et la socialisation
influe sur la sortie de la rue. Dans une deuxième partie, nous
présenterons la méthodologie employée pour répondre
à cette question. Elle est principalement basée sur des
entretiens avec les enfants et adolescents sortis de la rue. Ils sont
complétés par l'étude des dossiers individuels de certains
enfants, disponibles au centre auprès duquel nous avons
enquêté. C'est dans l'analyse de ces sources que nous tenterons de
répondre à nos questions.
PREMIÈRE PARTIE : ÉTAT DES SAVOIRS
Chapitre 1 : De quoi parle-t-on ?
1.1. Débats sur les appellations et les
définitions
Qu'appelons-nous enfants des rues ou enfants dans
la rue ? Qu'est-ce que la rue précisément ? Quelle
définition adopter ? Les termes utilisés pour nommer ces enfants,
ainsi que les définitions qui s'y rattachent, soulèvent un
certain nombre de questions. Travailler sur cet objet nécessite de le
définir clairement. La notion même d'enfant des rues (ou enfants
de la rue) est remise en question, et parfois, l'idée même d'une
définition est contestée.
Tout d'abord, la notion d'« enfant des rues » semble
inadéquat car réductrice dans la mesure où elle lie
l'enfant à la rue, comme si ce dernier y était né et
allait y passer toute sa vie. Or la présence de l'enfant dans la rue
n'est pas définitive, et se trouve être à
géométrie variable selon les parcours de chaque enfant. Certains
n'y resteront que quelques mois, et d'autres vont y vivre durant plusieurs
années. Définir l'enfant par rapport à un territoire (la
rue) nous semble insuffisant pour comprendre la complexité de sa
situation, même s'il est évident que la rue joue un rôle
central dans le parcours de ce dernier, surtout au moment où l'enfant la
fréquente.
D'autre part, ainsi nommé, l'enfant de la rue est
présenté comme un objet, définit par rapport à un
autre objet, la rue. Il n'est donc pas considéré comme un sujet
à part entière, étant capable d'avoir une opinion sur la
rue, d'avoir sa propre manière d'appréhender la rue, d'avoir un
regard sur sa propre situation, mais comme un objet soumis à des
contraintes externes qui vont le déterminer totalement. C'est cette
perception déterministe de l'enfant, vue comme une victime, comme le
produit de facteurs externes, que l'on retrouve parfois dans différents
discours d'associations ou d'institutions nationales et internationales.
Antonella Invernizzi note que ce sont ces types de représentations
d'enfants forcés ou d'enfants victimes qui sont les plus
communément admises et véhiculées dans les médias.
Si elle analyse les discours portant sur le travail des enfants, le
parallèle peut être fait avec les discours sur les enfants des
rues1. Ainsi, elle prévient que « l'image d'un enfant
victime de son travail fonctionne comme un véritable paradigme de
recherche et d'intervention »2. Donc, le vocabulaire
employé, le discours qu'il véhicule, et donc, les
1 Voir Riccardo Lucchini, L'enfant de la rue:
réalité complexe et discours réducteurs, Déviance
et société, 1998 - Vol. 22 - N°4, p. 347-366
2 Antonella Invernizzi, Des enfants libérés de
l'exploitation ou des enfants travailleurs doublement discriminés ?.
Positions et oppositions sur le travail des enfants, Déviance et
Société 2003/4, 27, p. 460
représentations associées aux enfants ont un
impact significatif sur l'approche et les actions menées auprès
de ces même enfants.
La notion de rue soulève elle aussi quelques questions.
D'abord, il n'y a pas une rue, mais des rues. La rue n'est pas un espace
homogène. Les enfants fréquentent différents espaces
à différents moments de la journée. Il y a des espaces
plutôt attractifs, riches en opportunités (centre-ville, gare
routière...), des espaces plutôt dédiés aux repos,
d'autres à la drogue...3 D'une part, d'après Marie
Morelle, ces espaces doivent être abordés sous un angle temporel
plutôt que spatial. En effet, les enfants « s'alignent d'avantage
sur les potentiels de la ville, épousant ses rythmes »4.
D'autre part, les frontières entre espace privé et espace public
sont parfois difficiles à définir clairement. Par exemple, il
arrive fréquemment qu'en Afrique, l'espace privé déborde
sur l'espace publique (gargotes, étals de magasins, veillées
mortuaires etc)5.
Le terme enfant en situation difficile fait parfois son
apparition, mais sans jamais s'imposer. Ce terme étant en effet trop
vague car ne reflète pas la particularité des enfants
présents dans la rue. Il est en effet source de malentendus et
d'amalgames car on mélange sous cette désignation un public
très différent, et donc avec certaines problématiques qui
ne sont pas du tout en lien avec la rue. Cette remarque nous permet de
tempérer un peu nos propos. S'il est vrai que des dénominations
comme celle d'enfant des rues peuvent avoir comme effet, dans nos
représentations, de lier de manière définitive et totale
l'enfant et la rue, ou dit autrement, de ne définir l'enfant que par sa
présence dans la rue, il ne faut pas basculer d'un extrême
à l'autre, et passer sous silence la rue et son influence. Alors comment
passer d'un terme qui apparaît réducteur à un terme - et
donc à une définition - ne comportant ou n'induisant pas, ou le
moins possible, de représentations hâtives et définitives
sur les enfants des rues ?
L'institut international des Droits de l'Enfant, en
retraçant l'histoire des définitions se rapportant de près
ou de loin aux enfants des rues relève d'abord la différenciation
entre enfant dans la rue et enfant de la rue. Les premiers
seraient des enfants travaillant ou traînant dans la rue, mais rentrant
chez eux le soir, alors que les seconds seraient totalement livrés
à eux-même, et auraient la rue comme seule lieu de
vie6. Mais ces catégories, si elles permettent une lecture
plus précise de ce public ne tiennent pas compte de ce que
représente la rue pour l'enfant. Ainsi, il est préférable
d'utiliser le terme enfants en situation de rue, « ceci afin de
souligner que le problème n'est pas
3 Voir notamment l'étude de Marie Morelle (Marie Morelle,
la rue des enfants, les enfants des rues, Paris, CNRS Editions, 2007), qui, par
une approche géographique s'attache aux espaces qui composent la rue et
la manière dont les enfants les utilisent et les fréquentent.
4 Marie Morelle, ibid, p. 125
5 Ibid, p. 114
6 Les enfants en situation de rue, Institut international des
Droits de l'Enfant, 2008, p. 4
http://www.childsrights.org/html/documents/themes/Topic_ESR.pdf
situé simplement chez les enfants mais dans les
situations à travers lesquelles des enfants se retrouvent dans la rue .
[...] Les enfants en situation de rue sont ceux pour qui la rue est devenue une
considération majeure »7. Ainsi, cette définition
nous pousse à l'écoute de l'enfant et à voir à quel
point et comment la rue est devenue importante ou prédominante pour
lui.
1.2. Enfance et adolescence
Nous parlons ici d'enfants en situation de rue. Il nous faut
donc éclairer la notion d'enfance. L'âge peut-il servir de
critère pour délimiter ce passage de la vie ? Comment peut-on
définir précisément ce qu'est un enfant ? Quelle est la
limite entre un enfant et un adolescent ?
L'âge peut apparaître comme un critère
important, notamment du point de vue juridique, mais dans certaines cultures,
les représentations de l'enfance débordent souvent la simple
borne de la majorité. Si, d'après plusieurs études
à travers le monde, beaucoup d'enfants en situation de rue ont moins de
quinze ans, il en est certains qui dépassent la limite de la
majorité. Il est important, pour prendre en compte
l'intégralité de cette population, de faire attention, à
travers la notion d'enfant, de ne pas se fixer sur cette limite mineur/majeur.
On peut ainsi espérer toucher le phénomène plus largement,
même si, encore une fois, il regroupe avant tout des personnes en dessous
de cet âge. Il faut néanmoins rappeler que cette limite juridique
peut prendre toute son importance lorsque l'on s'intéresse à la
prise en charge de cette population. En effet, le changement juridique du
passage à la majorité peut entraîner des modes de prise en
charge différents. Par exemple, en France, le statut juridique des
mineurs isolés étrangers (M.I.E.) varie du tout au tout à
l'atteinte de la majorité, avec des conséquences importante sur
l'avenir de la personne. En effet, ils ne bénéficient plus de
l'aide à l'enfance, et pour beaucoup, deviennent des « majeurs
expulsables »8. Cette limite purement juridique rencontre un
problème lorsqu'elle est en face des réalités de certains
pays. On observe en effet que « dans de nombreuses sociétés
de pays en développement où l'état civil n'est pas
rigoureusement appliqué, les personnes ne connaissent pas leur âge
et la notion de tranche d'âge n'est pas comparable à celle qu'en
ont les médecins ou les juristes »9. Ainsi, par endroit,
des personnes naissent, vivent et meurent sans exister administrativement
parlant. Aussi, les représentations liés à l'enfance
dépassent parfois cette limite. Cette catégorie se définit
différemment d'une société ou d'une culture à une
autre. Ainsi, le passage vers la catégorie d'adulte peut être
marqué par un rituel, ou s'obtient du fait de son l'indépendance
financière vis à vis des
7 Ibid, p. 5
8 La régularisation n'est pas automatique et est
soumise à un certain nombre de contraintes (comme par exemple la
durée de séjour en France avant la majorité). Voir
l'article de Hugo Lindenberg, « Le mineur étranger, un majeur
expulsable », Libération, 01/03/2005 et le site
http://www.infomie.net
9 Bonnet Doris, La construction sociale de l'enfance : une
variété de normes et de contextes, Informations sociales n°
160, p. 13
parents, donc à des ages variables. « L'enfant
occupe une place en tant que catégorie sociale, non seulement selon les
milieux socioprofessionnels, mais aussi selon le monde social qui l'entoure et
selon l'histoire du développement socio-économique et politique
des pays où il vit, au Nord comme au Sud »10. Dès
lors, comment peut-on définir de façon plus précise ce
qu'est un enfant ?
La psychologie du développement nous apporte une
réponse claire. D'abord, le mot enfant vient de infans, «
celui qui ne parle pas bien, qui n'est pas éloquent », ou aussi,
« celui qui ne parle pas encore ». L'enfance est l'étape se
situant entre l'âge de 2 ans et 12 à 13 ans11. Il suit
ainsi l'étape du nourrisson, ou du bébé, et
précède l'adolescence. Selon Henry Wallon12, l'enfant
traverse deux stades différents : le stade du personnalisme (3-6 ans) et
le stade catégorielle (6-11 ans). La théorie de Wallon est
basée sur le fait que les enfants traversent des stades successivement
centripètes (tourné vers l'enfant lui-même) et centrifuges
(tourné vers l'extérieur, les autres) depuis le stade
intra-utérin jusque l'âge adulte. Le stade du personnalisme
(centripète) est marqué par le développement de la
personnalité de l'enfant et l'affirmation du moi, même si ces
éléments restent précaires et inachevés. Ce stade
se décompose en trois périodes (d'opposition, de séduction
puis d'imitation) : dès trois ans, l'indépendance du moi se
construit à partir d'un conflit, à l'opposition à l'adulte
pour affirmer sa personnalité ; vers quatre ans apparaît une
période narcissique, où la personnalité se construit dans
la séduction ; ensuite, vers cinq-six ans intervient la
différenciation entre le moi-autrui. Le stade catégoriel
(centrifuge) est celui de la socialisation élémentaire, de
l'apprentissage de la lecture et des chiffres. A cet âge l'enfant
manifeste un intérêt pour la tâche en particulier dans les
exercices scolaires (comparer les choses, les mesurer, les assembler, etc.). Au
point de vue social apparaît la camaraderie, dans la collaboration des
tâches et le sentiment d'égalitarisme par l'échange des
rôles dans le jeux. D'après Freud, le développement
affectif de l'enfant traverse deux stades. Le stade phallique, de 3 à 6
ans, où les plaisirs ont pour origine le sexe de l'enfant. C'est
à ce stade qu'apparaît le complexe d'Oedipe (sentiment
d'attachement au parent de sexe opposé, et de répulsion du parent
du même sexe). Ensuite, la période de latence, de 6 à 12
ans, voit ce complexe décliner (il sera réactivé à
l'adolescence), et l'énergie de la sexualité dirigée vers
d'autres fins. La disparition du complexe entraîne un attachement au
parent du même sexe13. Durant cette période, des
phénomènes d'identification aux parents se distinguent :
appropriation de traits, attitudes, idéaux, désirs.
10 Ibid, p. 17
11 Jacqueline Bideaud, Olivier Houdé, Jean-Louis
Pedinielli, L'homme en développement (9ème édition),
Paris, PUF, 2002, p. 285
12 D'après Gora Mbodj, Cours de « Socialisation de
l'enfant » de troisième année de licence de sociologie,
Université Gaston Berger de Saint-Louis, 2010
13 Jacqueline Bideaud, Olivier Houdé, Jean-Louis
Pedinielli, L'homme en développement (9ème édition),
Paris, PUF, 2002, p. 418
A l'enfance succède l'adolescence. Le mot adolescent
vient lui du latin adolescere (« croître »). Le mot
puberté vient quant à lui du latin puber (« poil
»). La puberté marque le début de
l'adolescence14. Chez les garçons, elle se manifeste vers 11
ans, et dès 10 jusqu'à 12 ou 13 ans chez les filles.
L'adolescence se décompose en différents stades15 : la
pré-adolescence (où réveil pulsionnel sous l'effet de la
puberté biologique) ; la première adolescence (où le
désinvestissement des objets oedipiens entraîne une modification
de l'appareil psychique interne, qui constitue alors une menace pour le mode de
fonctionnent psychique interne) ; l'adolescence (avec découverte de
l'objet hétérosexuel et investissement d'un nouvel objet, autre
que les parents) ; la fin de l'adolescence (avec la consolidation des fonctions
du Moi16, structuration des représentation de soi) ; la
post-adolescence (l'entrée dans la vie adulte). C'est donc une
période de trouble pour les identités antérieures, une
période où l'on doit accepter des changement de son corps, et
développer une capacité à élaborer son
identité personnelle et sexuelle définitive. Il y a donc un
rejet, une rupture avec les identifications antérieures, notamment
parentaux, qui entraîne une angoisse sur la cohésion de la
personne et de l'identité. C'est ce qui entraîne à
multiplier les relations objectales pour constituer un socle aux
intériorisations et aux identifications ultérieures. A cet
égard, l'appartenance à des groupes autonomes (c'est à
dire hors des registres parentaux) est formateur pour l'adolescent, et marque
donc l'importance des relations entre pairs. Ces relations évoluent
significativement durant cette période17. D'abord, entre 11
et 13 ans, elles sont liées à l'existence d'activité
commune, et l'identification et le partage fondent les relations. Ensuite, vers
14-16 ans, la confiance réciproque fonde le sentiment d'amitié.
Les relations sont passionnelles. A partir de 17 ans, on passe des relations
passionnelles à une reconnaissance des différences individuelles,
qui deviennent alors sources d'enrichissement. L'adolescence voit donc les
relations évoluer, passer de la recherche de traits commun à la
recherche de la complémentarité. C'est aussi la période
des premiers sentiments amoureux et des possibilités d'accomplissement
sexuel. Chez Wallon, l'adolescence correspond au stade pubertaire
(centripète), où les transformations à l'oeuvre
(physiologies et morphologiques) marquent « l'équilibre
antérieur et une sorte de dépaysement qui occasionnent
vis-à-vis de soimême et de l'environnement »18.
Les ambivalences psychiques (timidité/audace,
égoïsme/générosité prononcée, etc) vont
permettre progressivement l'adhérence à des idéaux sociaux
et culturels.
14 Ibid, p. 432
15 Ibid, p. 462
16 Le Moi est une notion issue de la seconde topic de Freud
(ibid, p. 48), avec le ça et le Surmoi. Le Moi est le
siège de la conscience, lieux d'expression de l'inconscient (englobe
conscient/pré-conscient). Le Ça est le réservoir de
l'énergie psychique où s'affronte pulsion de vie et mort. Ce sont
des contenus inconscient d'origines divers. Le Surmoi se compose de
l'idéal du Moi et d'une instance critique qui juge le Moi, en fonction
de l'intériorisation des interdits culturels et sociaux.
17 Ibid, p.473
18 Gora Mbodj, op cit
1.3. Les enfants des rues à travers le monde
Les enfants en situation de rue sont présents partout
à travers le monde. Il n'existe pas de recensement précis de ces
enfants, et les chiffres disponibles sont à prendre avec la plus grande
précaution. Des chercheurs se sont intéressés à la
question, mais avec des approches qualitatives.
D'abord, les enfants en situation de rue forment une
catégorie « molle », ou « flottante ». En effet,
cette population est très mobile, ce qui rend son comptage de
manière précise impossible. D'autre part, les chiffres varient en
fonction de la définition et de la typologie utilisée. En effet,
on ne va pas avoir les mêmes chiffres si l'on s'occupe des enfants
dans la rue, où des enfants de la rue (nous avons vu
la différence qui se trouve derrière ces deux appellations).
Ensuite, il faut aussi voir que ces chiffres sont souvent « gonflés
», car ils doivent « défendre une cause ». En effet, ces
estimations sont en grande partie fournies par des associations locales et par
des rapports institutionnels. De ce fait, elles peuvent parfois être
utilisées pour attirer l'attention des médias et de la
population, ou bien être destinées à faciliter l'obtention
de financements, etc. Cette remarque doit être posée en
préalable à la lecture des chiffres émanant de la
littérature institutionnelle de manière générale,
dont il faut prendre et manipuler le contenu avec précaution. Aussi, les
chiffres ne peuvent pas rendre compte de
l'hétérogénéité de la réalité
et de la complexité des différentes situations. C'est dans ce
sens que Daniel Stoecklin met en garde contre ce qu'il appelle «
l'obnubilation statistique »19. En effet, une lecture
quantitative ne doit pas prendre le pas sur une lecture qualitative de la
réalité, car la réalité, constituée de
relations sociales entre les individus sont des éléments que la
statistique ne peut pas prendre en compte. La statistique, sous couvert
d'objectivité, devient aussi instrument qui dépossède les
enfants de la parole. En effet, « l'obnubilation quantitative, dont
l'enjeu est la recherche de légitimité pour intervenir, condamne
ainsi souvent le point de vue des acteurs sociaux, les enfants de la rue
eux-même, à n'être qu'une « opinion » sur un
problème dont la gravité et les solutions proposées pour
le résoudre sont définies par d'autres »20.
Il ne faut pas toutefois balayer toutes les statistiques. Une
fois ces mises en garde énoncées, on peut dire que les chiffres
que nous avons trouvés dans les différents rapports et sites
internet d'organisations restent des indicateurs généraux,
même s'ils sont imprécis, sur la situation de ces enfants. Ils
donnent ainsi un aperçu d'une situation, de manière
chiffrée, sur un territoire donné : pays, ville, quartier... Au
niveau mondial, l'Unicef avance le chiffre vague de plusieurs dizaines de
millions d'enfants des rues à travers le monde21. On les
retrouve dans toutes les grandes villes du
19 Daniel Stoecklin, Enfants des rues en Chine, Paris, Karthala,
2000, p. 30
20 Ibid, p. 35
21 Fonds des Nations Unies pour l'enfance, La situation des
enfants dans le monde 2006, UNICEF, New York, 2005, p. 40
monde : São Paulo, Bombay, Bogota, Phnom Penh , etc.
Ils sont également présents, même si moins important en
nombre, dans les pays développés, dans des villes comme New-York,
Paris, Berlin ou Marseille. D'après les prévisions de l'Unicef et
les observations des associations engagées auprès de ces enfants,
l'accroissement de la population, l'aggravation de la pauvreté,
l'urbanisation grandissante et d'autres facteurs viennent alimenter les
cohortes d'enfants de la rue. Une étude dénombre 7200 enfants
mendiants dans la région de Dakar, dont 90% de talibés. Human
Right Watch avance que 50 000 enfants talibés sont soumis à des
conditions qui s'apparentent à de l'esclavage dans les daaras du
Sénégal.
1.4. Des outils théoriques
Nous avons vu les difficultés que comportait la
définition du public que forment les enfants en situation de rue. Ces
définitions sont-elles maintenant à même d'aider à
notre compréhension des différentes situations ? Si l'adoption
d'un vocable approprié, ou du moins épuré le plus possible
des stéréotypes qui peuvent l'accompagner, est nécessaire
comme préalable, il nous faut désormais nous intéresser
aux outils théoriques, qui vont aider à la lecture et à la
compréhension des situations concrètes rencontrées.
Pour cela, nous pouvons nous appuyer en partie sur les travaux
de Riccardo Lucchini. Il constate que très souvent, l'enfant en
situation de rue est défini selon deux dimensions. D'abord la dimension
physique : la durée de la présence de l'enfant dans la rue.
Ensuite la dimension sociale : les liens qu'il entretient avec sa famille. Mais
cette définition ne permet pas de décrire avec précision
l'ensemble des carrières des enfants en situation de rue. Ainsi, pour
nous permettre d'affiner la lecture des situations et donc approfondir notre
compréhension de ce public, nous pouvons nous appuyer sur le
système « enfant-rue »22. Selon lui, la
définition bi-dimentionelle des enfants en situation de rue est
limitée car elle ne permet pas, ni d'apprécier la
diversité psychosociologique de ce public, ni de prendre en compte la
complexité de la rue23. Plutôt qu'une définition
figée, il propose donc un modèle évolutif24,
composé de plusieurs dimensions. Chacune des dimensions, suivant les cas
et les contextes, va prendre plus ou moins d'importance et se trouvera plus ou
moins liée aux autres :
22 Riccardo Lucchini, Enfants de la rue. Identité,
sociabilité, drogue, Genève, Paris, Droz, 1993, p. 22
23 Riccardo Lucchini. op cit, 1998, p. 348
24 Au fil de ses publications (voir R. Lucchini, 1993, 1996,
1998, 2001), l'auteur fera évoluer ce modèle, ajoutant,
regroupant, scindant ou retirant des dimensions.
Socialisation / sous-culture (5)
Motivation (7)
Identité (6)
Illustration 1: Le système
"enfant-rue"
Genre (8)
(1) Espace / Temps
(2) Opposition rue / famille
(3) Sociabilité
(4) Activité dans la rue
Les différentes dimensions du système «
enfant-rue » définissant ainsi des thématiques regroupant
chacune différentes questions.
1. Espace / temps : présence d'un ou de plusieurs
territoires, le départ et l'éloignement avec la famille, la
mobilité entre les différents lieux (famille, rue, institutions,
etc) ;
2. Opposition rue / famille : image de la famille idéale,
la rue idéalisée ;
3. Sociabilité : les formes de sociabilité (dyade,
triade, groupe, réseau, bande hiérarchisée) des enfants
dans la rue ;
4. Activité dans la rue : diversité et
intensité des activités des enfants, contexte dans lesquels elles
se déroulent ;
5. Socialisation / sous-culture : acceptation / initiation dans
les groupes, règles de coopération, gestion des conflits ;
6. Identité : les références de l'enfant,
ainsi que l'image de soi, et l'évolution de ces facteurs en fonction du
temps et des circonstances ;
7. Motivation : la rue comme un moyen de résolution des
problèmes pour l'enfant,
8. Genre : différence garçon/fille,
modalités d'insertion des filles dans les groupes de garçons,
prostitution ;
Adjacente à ce modèle, la notion de
carrière permet une lecture plus « biographique » du parcours
des enfants en situation de rue. Constituée de différentes
étapes, elle va permettre une approche particulière des
différentes dimensions proposées par le système «
enfant-rue ». Elle va en effet permettre de voir l'importance de chacune
de ces dimensions, ainsi que la manière dont elles influent sur le
parcours de l'enfant. « La carrière devient ainsi
l'élément central qui définit la place que l'enfant occupe
dans la rue. Cette place diffère d'un enfant à l'autre en
fonction de l'étape qui est la sienne à un moment donné
ainsi que des étapes qu'il a déjà parcourues. On voit donc
que les
enfants de la rue ne forment pas une catégorie sociale
homogène sur le plan psychosociologique. Même s'ils sont nombreux
à partager des histoires de vie semblables, ces histoires se traduisent
de manière différente en termes d'identité, d'insertion
dans le réseau ou le groupe, de compétences et de vécu
»25. La carrière d'enfant de la rue comporte cinq
étapes principales :
1. Le départ ou l'éloignement progressif. Soit
l'arrivée dans la rue est immédiate, soit l'éloignement
est progressif avec son milieu d'origine : famille, institution... ;
2. La « rue observée » et la « rue ludique
» est une étape lors de laquelle l'enfant conserve une certaine
distance avec la rue ;
3. la « rue alternance » ou ambivalente, où
l'enfant assume son statut ainsi que la rue ;
4. la rue refusée : la rue n'offre pas de
possibilités de débouchés ;
5. La sortie de la rue.
Cela étant dit, la carrière de l'enfant varie
d'un enfant à un autre. En effet, chacun parcourt les différentes
étapes à un rythme particulier, en avançant ou revenant en
arrière dans la carrière. De même, les étapes
présentées ici ne sont pas forcément valables pour tous
les enfants, certains ne passeront jamais par certaines d'entre elles. Ainsi,
selon Riccardo Lucchini, le parcours de chaque enfant, sa progression
particulière dans la carrière de la rue, est influencé par
un système de facteurs interdépendants :
1. Les modalités de départ dans la rue ;
2. Références et identifications ;
3. Compétences symboliques et instrumentales ;
4. Degré d'insertion/participation dans la vie sociale de
la rue ;
5. Mouvement entre les différentes champs (famille, rue,
institutions, travail informel, parenté ou connaissance, etc) ;
6. Besoins et motivations de l'enfant ;
7. Modalité de sortie de la rue ;
8. Regard adulte et institutionnel ;
En ce qui concerne la fin de la carrière, on distingue
trois modes de sortie différents : la sortie
active, la sortie par
déplacement forcé ou expulsion et la sortie par épuisement
des ressources ou
25 Riccardo Lucchini, Carrière, identité et sortie
de la rue : le cas de l'enfant de la rue, Déviance et
Société, 2001/1, Volume 25, p. 81
inertie. La sortie active est liée à un projet
qui va progressivement s'élaborer tout au long du processus de sortie de
l'enfant dans la rue. La présence d'une alternative crédible est
nécessaire à la sortie de la rue, dont l'enfant contribue en
partie à en créer l'opportunité. On retrouve dans ces cas
différentes modalités de sortie :
· la sortie auto-contrôlée : les
contraintes qui freinent la sortie de la rue diminuent progressivement. La
complémentarité entre les différents champs (école,
famille, rue), qui jusque là faisaient partie d'un réel projet de
vie dans la rue, est rompue ;
· on repère une deuxième modalité,
dont l'identité sera l'élément central dans le processus
de sortie. Ici, partiellement hétéro-contrôlée, le
processus de sortie prends corps lorsqu'une complémentarité vient
s'instaurer entre la rue et, par exemple, un programme d'insertion. Si la rue
perd alors la place centrale qu'elle avait dans les références de
l'enfant, il faudra un événement fort pour catalyser ce processus
;
· La troisième modalité, également
partiellement hétéro-contrôlée, va donc
nécessiter un appui externe pour que la sortie soit effective. Ici, la
rue est vécue par l'enfant à la fois comme temporaire, donc
susceptible de se terminer à tout moment, et comme cadre de vie global.
Par conséquent, l'enfant est dès l'origine porteur d'un projet
post-rue ;
· La dernière modalité est
également fortement marquée par une composante identitaire. C'est
en effet un changement dans les comportements et le regard des adultes envers
l'enfant qui va initier le processus de sortie. Le refus d'une identité
déviante va être moteur dans le processus de sortie ;
Ces quatre modalités différent
légèrement, notamment en terme de rupture (plus ou moins
marquée) et de perception de son passage dans la rue par l'enfant
(durée indéterminée ou simple parenthèse), mais
« l'existence d'un projet, d'une alternative crédible à la
rue et d'une dynamique identitaire constituent le point commun entre les quatre
types de sortie active de la rue. »26. La sortie par expulsion
ou déplacement forcée est plus radicale. Ce sont par exemple les
cas de placements forcés dans une institution (prison, etc). La famille
n'est plus, et depuis longtemps, un recours pour l'enfant, et le retour dans la
rue s'avère difficile après une longue coupure avec la rue. La
sortie par épuisement des ressources marque sa différence avec la
sortie active en cela que l'enfant n'a pas de projet post-rue, ni non plus
d'alternative crédible à la rue. L'épuisement de ces
ressources (matérielles, symboliques, affectives, sociales) peut
être soit objectif, soit subjectif, c'est à dire perçu par
l'enfant comme s'épuisant, alors que cela ne correspond pas à un
épuisement objectif.
26 Riccardo Lucchini, Carrière, identité et sortie
de la rue : le cas de l'enfant de la rue, Déviance et
Société, 2001/1, Volume 25, p. 91
Dans ce type de sortie, la motivation est plutôt
réactionnelle, et donc moins liée à un projet pour
l'après-rue. Il y a donc plus de risque de voir des tentatives de
sorties avortées dans ces cas que dans d'autres.
Ces outils, développés à partir
d'études basées en Amérique du Sud et en Amérique
Centrale, peuvent nous permettre de lire les situations des enfants en
situation de rue. En effet, certains d'entre eux sont parfois
réutilisés et adaptés à d'autres terrains, comme
c'est le cas dans l'étude menée par Daniel Stoecklin en
Chine27. Ces outils, accompagnés d'une prise en compte du
contexte dans lequel vivent les enfants, doivent permettre de saisir les
différentes dimensions du vécu de ces derniers.
Chapitre 2 : Le contexte sénégalais
Pour aider à une meilleure compréhension des
enfants en situation de rue au Sénégal, il est nécessaire
de prendre en compte quelques éléments qui composent le contexte
socio-historique du pays. Nous nous arrêterons ici sur la situation
économique du pays, la structure familiale et ses mutations ainsi que la
scolarisation et le travail des enfants. Comme nous l'avons déjà
signalé, la prise en compte de ces éléments
macro-sociologiques n'a pas pour objectif de faire de ces enfants un simple
produit de ces derniers, mais ces éléments permettent d'avoir une
meilleure idée des réalités sociales qui traversent la
société sénégalaise. Ces différents
éléments, sans être des causes exclusives du parcours de
ces enfants, sont partie prenante de leurs vécus et influent dans les
trajectoires personnelles des enfants. On ne peut pas faire l'économie
de la prise de connaissance de ces facteurs, comme on ne doit pas nier la
subjectivité de l'enfant.
Le Sénégal est un pays d'Afrique de l'ouest,
situé entre la Mauritanie au nord, le Mali à l'est, et les deux
Guinées au sud. Les 12 millions de sénégalais se
décomposent en différents groupes ethniques. Les principaux sont
les Wolofs (43%), occupant surtout le centre du pays, les Peuls (24%), en
Casamance et dans la région du fleuve Sénégal, les
Sérères (15%) se trouvant principalement dans le Saloum. Moins
nombreux, les Diolas, les Mandingues, les Soninkés, les Bassaries
constituent le reste de la population du pays. Si chacune de ces ethnies a son
propre langage, le Wolof reste la langue véhiculaire. Le
français, la langue officielle enseignée dans les écoles
publiques, reste plutôt parlée par les populations
éduquées, comme l'arabe, et dans les zones touristiques.
2.1. Le développement économique
Depuis son indépendance le 4 avril 1960, le pays a connu
trois grandes phases de développement.
La première phase, qui
va jusque 1964, correspond au premier plan de développement
économique
27 Daniel Stoecklin, op cit, p. 81
du pays. On y voit un état interventionniste qui a en
particulier la volonté d'appuyer le secteur primaire. Le seconde phase,
est celle des grands projets et des grands emprunts. L'état est
présent dans tous les secteurs et coopère avec le secteur
international, parfois au détriment de intérêts
sénégalais. D'autre part, les institutions internationales,
notamment via l'application des programmes d'ajustements structurels (PAS),
abordent le problème de la croissance de manière globale, sans
tenir compte des difficultés des pays africains, comme la faiblesse des
systèmes d'informations, le dualisme de l'économie, les limites
du cadre institutionnel et certains effets liés à la
détention de la majorité de l'économie par des capitaux
étrangers28. D'autre part, « les structures productives
de l'économie n'ont, en réalité, guère la
flexibilité nécessaire pour répondre favorablement aux
chocs extérieurs dictés par la politique d'ouverture commerciale
»29. C'est dans cette période que prend place la crise
de l'arachide, une filière d'exportation alors grande pourvoyeuse de
revenus pour l'état sénégalais. D'abord la fin du tarif
préférentiel français sur l'exportation de l'arachide,
puis les sécheresses répétées, la sur-exploitation
des sols et la mauvaise gestion de l'ONCAD (office national de
commercialisation et d'assistance au développement) sont les causes de
la mort lente de cette filière30. C'est dans ce contexte que
l'on entre dans la troisième phase, à partir des années
1980, qui se caractérise par un désengagement de l'Etat. La crise
de la filière arachide a eu pour conséquence la montée de
la part des importations dans le produit intérieur brut (PIB). La
dévaluation de franc CFA, en 1994, avait pour objectif d'enrayer cette
escalade31.
Les impacts sur les populations de tous ces
événements se traduisent de manières différentes.
D'abord, la crise de l'arachide a touché principalement les zones
rurales, dont l'économie est orientée principalement vers la
subsistance. Ainsi, elle a alimenté l'exode vers les zones urbaines, et
fait grossir les rangs du secteur privé et informel. D'autre part, le
service de la dette atteint en 1998 7% du PIB, alors que la part
dédiée à l'éducation est de 3,7%, et celle
dédiée à la santé de 2,6%. Ensuite, la
dévaluation du franc CFA a fait augmenter le prix de certains produits
de base, comme le riz, le poisson (+53,4% entre 1993 et 1994), les
céréales, etc. Ces effets ont contraint les populations au
rationnement alimentaire. Le rapport de l'Agence Nationale de la Statistique et
de la Démographie (ANSD) sur la situation économique et
sociale au Sénégal en 2008 confirme ces pratiques. «
Généralement, lorsque surviennent des chocs, les ménages
développent des stratégies de survie. L'ESAMU en a recensé
un certain nombre dont les plus importantes sont : - la réduction
28 Tidjani Bassirou et Gaye Adama, « Secteur privé et
développement économique et social », in Diop Momar-Coumba
(sous le direction de), La société sénégalaise
entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 39
29 Daffé Gaye, « Difficile réinsertion du
Sénégal dans le commerce mondial », in Diop Momar-Coumba
(sous le direction de), La société sénégalaise
entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 75
30 ibid, p. 69
31 Ibid, p. 71
de la quantité des repas et/ou le remplacement par des
produits alimentaires moins chers ou disponibles ; - la réduction des
dépenses de secteurs tels que la santé, l'habillement, les
cérémonies, et les produits d'hygiène ; - les achats
à crédit ou l'endettement. »32
Toute la pauvreté de l'Afrique en général
et du Sénégal en particulier n'est évidemment pas
imputable uniquement aux politiques de libéralisation, liées
à la mondialisation. Cependant, « s'il est évident que la
pauvreté n'est pas apparue au Sénégal avec l'application
des PAS, on peut constater que sa massification se situe dans la période
d'ajustement »33. D'autres auteurs s'attachent à montrer
ces liens, comme Aminata Traoré ou Serge Latouche, dont certaines des
analyses portent sur les effets de la mondialisation, et des PAS en
particuliers, sur les pays africains.
Aujourd'hui, au Sénégal, l'économie est
en majorité informelle. La part du secteur privé informel
représente en effet plus de 80% des travailleurs de la ville de
Dakar34. « Cette informalité (non
contrôlée), qui fut dès l'origine le lot des villes
coloniales, ne fait que s'accélérer dans les villes du Sud
d'aujourd'hui et s'accroître encore dans les villes de demain
»35. L'informalité touche principalement les services,
le commerce et l'industrie. Dans le département de Saint-Louis, les
activités économiques dominantes sont la pêche, le
tourisme, l'artisanat, le commerce, le maraîchage et les services. La
revente des produits issus de ces activités se fait de manière
informelle, principalement dans les marchés de la ville.
2.2. Population et mutations familiales
Le Sénégal compte aujourd'hui quelques onze
millions d'habitants. Dakar, la capitale du pays, abrite près de deux
millions et demi de personnes. La jeunesse et la croissante rapide sont les
deux principales caractéristiques de la population
sénégalaise. En effet, les moins de quinze ans
représentent 42% de la population totale en 2008, et les moins de vingt
ans 53,3%. Les personnes les plus âgées (c'est à dire
soixante cinq ans et plus) comptent quant à elles pour 3,6% de la
population36. Aussi, la ville est le lieux d'habitation pour 42% des
sénégalais, dans un pays où l'exode vers les zones
urbaines persiste, en dépit des efforts déployés dans le
développement rural. Pour sa part, l'agglomération de Saint-Louis
compte quelques deux cent mille habitants, dans une région qui compte
plus de huit cent mille habitants, et où la population est encore rurale
à 63%.37
32 République du Sénégal, Situation
économique et sociale du Sénégal en 2008, Dakar,
Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, 2009, p. 91
33 Ndiayz Abdourahmane, Endettement extérieur, PAS et
Pauvreté au Sénégal, Attac France, 2001, consulté
en le 15 octobre 2010,
http://www.france.attac.org/spip.php?article1422
34 République du Sénégal, op cit,
2009, p. 72
35 Coquery-Vidrovitch C., De la ville en Afrique noire, Annales.
Histoire, Sciences Sociales 2006/5, 61e année, p. 1117
36 République du Sénégal, op cit,
2009, p. 24
37 République du Sénégal / Service
Régional de la Statistique et de la Démographie (SRSD) de
Saint-Louis, Situation économique et sociale de la région de
Saint-Louis de 2008 , Dakar, Agence Nationale de la Statistique et de la
Près d'un tiers des gens vivent sous le seuil de
pauvreté.
Traditionnellement, la famille au Sénégal
s'organise sous une forme élargie, comme dans beaucoup de pays
d'Afrique. Cette conception, dite aussi famille étendue, inclue dans la
cellule familiale les oncles et cousins éloignés en plus de la
famille dite nucléaire, c'est à dire les parents et les enfants.
Il n'est pas rare de voir un enfant, âgé de vingt cinq ans,
habitant chez ses parents, car étant encore dépendant
financièrement. Ainsi, les personnes « dépendantes »
(personnes âgées et enfants) bénéficient alors de la
solidarité familiale. Il faut rappeler (voir plus haut) que ces
personnes représentent environ 45% de la population (moins de quinze ans
et plus de soixante cinq ans). Dans ce cadre, l'enfant se retrouve ainsi pris
en charge de manière partagée entre les membres de sa famille
étendue et ses propres parents. Le confiage est la traduction
concrète de ces pratiques de prise en charge partagée. Ainsi, en
cas de crise, un système de circulation de l'enfant est mis en place. Il
y a donc une redistribution des charges au sein de la famille38.
Toutefois, plusieurs études tendent à montrer que cette forme
d'organisation familiale est mise à mal, ce qui a comme
conséquence la destructuration familiale. Ainsi, de nouveaux modes de
circulation prennent place, et les enfants vont de plus en plus de la campagne
vers les villes, soit dans la cadre d'un confiage ou pour un travail.
Cependant, le contrôle familial est de plus en plus limité sur les
réseaux d'insertion, et laisse la place à certaines
dérives39.
L'abandon d'enfant est aujourd'hui en parti le produit de
cette structuration familiale, le confiage dans la famille étendue
étant de moins en moins possible - ou de moins en moins fiable -
étant donné les difficultés de la vie. Toutefois,
l'abandon a toujours existé, en partie à cause de la
pauvreté, mais aussi pour d'autres facteurs. Les enfants «
extraordinaires », comme les jumeaux, l'enfant avec une malformation, un
handicap, les albinos ou les enfants nés hors unions, étaient
ainsi marginalisés, ou parfois plus simplement éliminés.
Si les pratiques d'infanticide sont sur le déclin, elles laissent la
place à une marginalisation de ces enfants par leurs familles et par la
population en général, allant jusque l'abandon.
Les migrations des familles vers les villes ont
incontestablement entraînées des transformations. Le
détachement, parfois brusque, avec le territoire d'origine, avec la
famille et le réseau de relations peut entraîner un
éloignement, parfois même une coupure totale, avec les valeurs,
les normes, les coutumes traditionnelles40. Ainsi, la famille en
ville ne peut plus se reposer sur les réseaux de
Démographie, 2009, p. 16
38 Valérie DELAUNAY, Abandon et prise en charge des
enfants en Afrique, Mondes en Développement Vol.37- 2009/2-n°146,
p. 39
39 Ibid, p. 40
40 A. B. C. Ocholla-Ayayo, la famille africaine entre tradition
et modernité, in Adepoju Aderanti (éd.), La famille africaine,
Paris, Karthala, 1999, p. 90
solidarité traditionnels, tel qu'ils existaient à
la campagne.
Le statut de l'enfant lui aussi évolue. L'enfant
à la campagne a une valeur économique. Il représente un
opportunité. En revanche, dans un contexte urbain, il vient alors
s'ajouter à la liste des contraintes que sont le logement, l'emploi, le
gain et les dépenses d'argent, l'alcoolisme, la prostitution, la
criminalité, la corruption, etc41. Si la situation de la
famille en ville a inévitablement évolué par rapport au
modèle traditionnel, elle n'a pas pour autant complètement
renié ses valeurs. En effet, malgré les problèmes qui
incombent aux familles installées en ville, les « obligations
familiales envers la fratrie, les enfants, la belle-famille et les autres
membres de la grande famille demeurent fortes »42. La «
famille africaine traditionnelle constituait un cadre parfaitement
adapté au développement de ses membres, de l'enfant surtout. En
effet, l'enfant africain était dès sa naissance
inséré dans un réseau relationnel qui débordait
largement le cadre de la famille telle que nous la connaissons dans les
sociétés capitalistes »43. Il y a chez l'enfant
africain un fort sentiment d'appartenance au groupe.
Si l'urbanisation entraîne des mutations au sein de la
famille, la solidarité entre membr de la famille n'a pas pour autant
complètement disparu. Ainsi, par exemple, « le réseau de
parenté joue [encore] souvent un rôle positif dans l'insertion des
immigrants, avec un point d'appui économique et résidentiel
taillé dans une zone urbaine par un individu, suivi ensuite par d'autres
membres de la famille »44. Il nous semble important d'apporter
cette précision car nous sommes souvent tombés sur des discours
(dans des articles, des discussions et des entretiens) dénonçant
une « crise » de la famille urbaine en Afrique. Ce discours est
souvent couplé à un discours plus général
axé sur la perte des valeurs traditionnelles (comme la
solidarité, la vie communauté, le partage...). Ce type de
discours nous semble trop rapide car il s'interdit d'explorer les mutations
familiales et leurs facteurs plus en profondeur. Il s'agirait donc d'essayer de
dépasser ce que Jean-Claude Kaufmann appelle les « opinions de
surface »45. Le parallèle peut être fait avec la
famille français. « D'autres stéréotypes doivent
être combattus. On a longtemps cru [...] que l'urbanisation et
l'industrialisation avaient entraîner la "nucléarisation" de la
famille. [...] Une telle vision appelle de nombreux correctifs. [...] La
vitalité des réseaux de parenté ne s'est jamais
démentie. Qu'il s'agisse de legs, de donations ou d'héritages, la
solidarité intergénérationnelle continue de
prévaloir »46. En ce qui concerne l'Afrique, Christine
Oppong note que parfois les solidarités traditionnelles ont disparu, et
parfois elles servent
41 ibid, p. 91
42 Adepoju Aderanti (éd.), La famille africaine, Paris,
Karthala, 1999, p. 22
43 Nguimfack Léonard, Caron Rosa, Beaune Daniel, Tsala
Tsala Jacques-Philippe, Traditionnalité et modernité dans les
familles contemporaines : un exemple africain , Psychothérapies, vol.
30, 2010, N° 1, p. 27
44 A. B. C. Ocholla-Ayayo, op cit, p. 101
45 Jean-Claude Kaufmann, L'entretien compréhensif
(2ème édition), Paris, Armand Colin, 2007, p. 20
46 Gilles Ferréol et Jean-Pierre Noreck, Introduction
à la sociologie (8ème édition), Paris, Armand Colin, 2010,
p. 145
encore à éviter l'indigence, mais que«
à ce jour, cependant, il n'y a pas d'études concernant les effets
de la migration sur la vie de la famille et vice versa »47 ,
notamment par des facteurs comme l'examen de fécondité, la
mortalité, la mobilité, tout cela simultanément avec
mutations familiales.
2.3. La scolarisation et le travail des enfants
Dans une dynamique d'urbanisation, les difficultés de
scolarisation et le travail des enfants sont deux facteurs inhérents aux
difficultés des familles au Sénégal. Ces
éléments sont aussi un élément de contexte à
prendre en compte lorsque l'on traite la question des enfants en situation de
rue.
Au Sénégal, avec près de deux tiers de la
population analphabète, la scolarisation est un enjeu important et un
vaste chantier. Si la situation s'améliore progressivement, il reste
encore de grandes disparités en ce qui concerne l'accès à
l'école et la poursuite des études. Les recherches et les
rapports institutionnels pointent en effet, plusieurs aspects. D'abord, le taux
de scolarisation sera différent suivant la localisation de la famille.
En effet, le taux de scolarisation est plus important en ville qu'à la
campagne. Cela est notamment dû à la proximité de
l'école, qui est un facteur déterminant, car pour les familles,
« le coût de déplacement est un facteur limitant de
l'accès à l'éducation »48. Ainsi,
d'après un rapport du BIT et de l'ANSD, « 80% des enfants
scolarisés dans l'enseignement primaire habitent à moins de 30
minutes de leurs établissements scolaires »49. Dans ce
même rapport, il est dit que la scolarisation est de 50,5% en milieu
rural et de 83,6% milieu urbain50. Un autre élément
discriminant est le sexe. En effet, les filles sont « soumises a une
surveillance parentale plus stricte, aux travaux domestiques quotidiens et aux
contraintes socioculturelles (mariages précoces) »51, et
sont donc moins poussées aux études que les garçons. Leur
accès à l'enseignement supérieur est lui aussi plus
limité que chez leurs homologues masculins. Tous ces facteurs sont
d'autant plus aggravant chez les familles les plus touchées par la
pauvreté. Par exemple, on observe que les filles issues de
ménages pauvres ont un accès encore plus limité à
l'éducation que chez les ménages aisés. Si la
scolarisation augmente de manière générale, le taux
d'abandon reste lui très important. « Près d'un enfant
âgé de 7 à 14 ans sur neuf (8,4%) a déjà
abandonné l'école »52. D'après
l'étude de l'ANSD, les deux principales causes de l'abandon sont
l'insertion précoce sur la marché du travail, et l'échec
scolaire.
47 Christine Oppong, les systèmes familiaux et la crise
économique, in Adepoju Aderanti (éd.), La famille africaine,
Paris, Karthala, 1999 p. 227 et 228
48 Cissé F., Daffé G., Diagne A., Les
inégalités dans l'accès à l'éducation au
Sénégal , Consortium pour la Recherche Economique et Sociale,
Universite Cheikh Anta Diop de Dakar, p. 114
49 BIT/ANSD, Enquête Nationale sur le Travail des Enfants
au Sénégal, Rapport national d'analyses, Dakar, Agence Nationale
de la Statistique et de la Démographie, 2007, p. 15
50 Ibid, p. 14
51 Cissé F., Daffé G., Diagne A., op cit,
p. 114
52 BIT/ANSD, op cit, p. 14
Le travail des enfants, en particulier les activités
domestiques, est intimement corrélé à la scolarisation.
« Près d'un tiers des enfants âgés de 10 à 14
ans ont entamé leur vie professionnelle »53. Les travaux
effectués sont de différents types. Il y a d'abord les
activités domestiques, qui permettent de libérer du temps aux
parents, afin qu'ils puissent se consacrer à des activités
rémunératrices. Mais ces travaux domestiques, qui touchent
surtout les filles, ont aussi une fonction de socialisation, pour
préparer les enfants à assumer leurs futures tâches
familiales. Ces aussi le cas des travaux effectués dans la domaine de
l'agriculture et de la pêche, qui ont aussi valeurs de transmission et de
socialisation. Les autres types de travaux sont le commerce, la restauration,
l'hôtellerie et enfin les manufactures. Là encore, des
disparités sont observables entre les campagnes et la ville, où
les enfants « courent 84,1% moins le risque de travailler
»54. Les enfants travaillent en moyenne trente heures par
semaine, mais les enfants dans les milieux urbains et les garçons,
effectuent le plus souvent des travaux de longue durée.
Ces deux phénomènes sont donc liés, et
les situations sont d'autant plus graves que les familles sont pauvres. Les
conditions économiques difficiles, les milieux familiaux instables et
parfois violents, entraînant ainsi des inégalités
d'accès à l'éducation et le travail précoce sont
les éléments les plus importants que nous souhaitions relever.
Dans beaucoup de situations, comme dans celles que nous étudions, ce
sont ces facteurs familiaux, sociaux, économiques et politiques qui
constituent un terreau défavorable aux enfants, et participent ainsi aux
conditions de départ des enfants dans la rue55.
2.4. L'islam et l'enseignement coranique
Les talibés mendiants constituent la majorité
des enfants en situation de rue au Sénégal. Pourquoi ces enfants,
sensés être en apprentissage du Coran, se retrouvent à
mendier dans toutes les villes du pays ? Quelle est l'origine et le paysage
actuel de l'enseignement coranique au Sénégal ? Quelle est la
place de cet enseignement dans l'Islam et au Sénégal ?
L'islam (mot qui désigne l'attitude religieuse de
soumission à Dieu) apparaît dans la péninsule arabique au
11ème siècle56, où le
prophète Mahomet recueillit des révélations fragmentaires
que lui transmettait l'ange Gabriel ou l'esprit Divin. Ces
révélations rassemblées allaient constituer le Coran,
expression même de la parole d'Allah (Dieu). Le prophète quitte sa
ville paternelle de la Mekke en 622, c'est l'Hégire (l'expatriation),
période à laquelle Mahomet va gagner sans cesse en
53 Document de Stratégie pour la croissance et la
Réduction de la Pauvreté 2006-2010 , République du
Sénégal, 2006, p. 29
54 Ibid, p. 149
55 Diop Rosalie Aduayi, Crise de la famille : enfants et jeunes
en ruptures à Saint-Louis, Mémoire de maitrise, Section
sociologie, Université Gaston Berger, 1995, p. 79-80
56 Dominique Sourdel, L'islam, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2009,
p. 5
autorité, et où l'islam va commencer son
expansion. La religion est basée sur la loi, qui prend essentiellement
sa source dans le Coran, complétée par la Sunna, qui doit
s'appliquer à l'ensemble de la communauté des musulmans. Quatre
grandes écoles juridiques vont alors voir le jour : malikite, hanafiten
chafiite, hanbalite. Elles sont le fruit d'interprétations divergentes,
essentiellement basées sur une tension entre d'une part une application
stricte de la tradition et et d'autre par un mélange de cette
dernière avec des opinions plus personnelles57. Après
la mort du prophète (en 632), des querelles de succession ont
donné vie à des mouvements sectaires, comme le kharijisme et le
chiisme, dont les doctrines s'écartent plus ou moins de l'Islam officiel
et des quatre écoles juridiques sunnites (qui regroupent aujourd'hui 90%
des musulmans), reconnues comme orthodoxes. Le soufisme est une forme mystique
particulière de l'islam. Né au 8ème
siècle, il repose principalement sur l'idée d'un cheminement
intérieur pour se rapprocher de Dieu. Il marque donc sa
différence en proposant que l'application de la loi n'a de sens qu'avec
un travail de perfectionnement sur des aspects plus spirituels et personnels.
Dès le 12ème siècle, ce mouvement va
déboucher sur la création de confrérie
(tarikha). Chacune de ces confréries propose sa propre
« voie » (fixée par fondateur, et suivie par ses disciples)
pour atteindre l'état mystique58.
La pratique de l'islam se fait autour des « cinq piliers de
la religion », qui sont :
1. la profession de foi est la reconnaissance de
l'unicité de Dieu et elle conditionne la pratique des autres piliers
;
2. les prières rituelles (cinq par jour) sont des
louanges qui se font selon des gestes et des paroles rigoureusement
fixés ;
3. le jeûne du ramadan ;
4. l'aumône légale, qui à l'origine est
une dîme prélevée aux riches pour être
répartie entre les pauvres (« La prescription coranique coranique
ne fait pas de doute (Coran, LXX, 24, 25) : il s'agit d'un « droit connu
», prélevé « sur les biens des croyants », en
faveur « du mendiant et du pauvre démuni »59), puis
a progressivement perdu ce caractère charitable pour devenir un simple
impôt (elle est à différencier de l'aumône
volontaire) ;
5. le pèlerinage à la Mekke, une fois dans sa
vie (si les moyens et les conditions le permettent).
6. La guerre légale (jihâd) est parfois
ajoutée par certains auteurs comme un sixième
pilier60. Elle va être soumise à diverses
interprétations, comme pendant la période coloniale, où
57 Dominique Sourdel, L'islam, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2009,
p. 46
58 Dominique Sourdel, L'islam, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2009,
p. 88
59 Vincent Monteil, L'Islam Noir. Une religion à la
conquête de l'Afrique, Paris, Seuil, 1986, p. 149
60 Vincent Monteil, L'Islam Noir. Une religion à la
conquête de l'Afrique, Paris, Seuil, 1986, p. 151
certaines figures religieuses comme Cheikh Omar Tall ou
Samaory Toure vont résister de manière violente (jihâd
militaire), et d'autres comme El Hadji Malick Sy (héritier des
fondateurs de la confrérie tidiane) et Cheikh Amadou Bamba, vont
résister de manière pacifique, préférant le
jihâd nafsi (guerre sainte de l'âme).
L'islam arrive en Afrique avant l'époque coloniale, par
l'intermédiaire des migrations des peuples arabes, qui, entre 640 et
1840, furent la seule puissance étrangère en
Afrique61. Ils venaient s'y marier, fonder une famille, commercer,
enseigner, etc. L'islamisation de l'Afrique suit alors un mouvement progressif,
allant du nord-ouest au sud-est, de la conversion des coptes et des
bergères du 7ème au 11ème
siècle, aux Peuls, Mandés et Haoussas, du 13ème
au 19ème. Si le Sénégal ne s'est
islamisé en masse que tardivement (à la fin du
19ème), on trouve des traces de cette religion dès le
11ème, période à laquelle on pense que les
peuples Toucouleurs se sont islamisés. En résistant à la
colonisation, El-Hadj Omar Tall (1794-1864), initié par la
confrérie tidiane (tijâniya) va contribuer à
l'implantation de l'Islam dans la région, tout comme Cheikh Amadou Bamba
(1853-1927), fondateur de la confrérie mouride. A cette période,
les daaras (écoles coraniques) semblent avoir été
également un des moyens de la résistance à
l'administration coloniale, étant un vecteur de diffusion de la culture
islamique (et pré-coloniale)62. Aujourd'hui, le pays est
considéré comme « la terre d'élection des marabouts,
et même des "grands marabouts" »63. En effet, le
Sénégal a vu passer dans ses daaras de nombreux leaders
religieux, tout comme d'ailleurs un certains nombre d'hommes politiques (comme
le président actuel Abdoulaye Wade). Les tidianes et les mourides (les
premiers sont légèrement plus nombreux que les seconds) forment
la grande majorité des musulmans du Sénégal.
La confrérie mouride donnera naissance à la
communauté Baay Fall, fondée par Cheikh Ibrahima Fall
(1858-1930), un disciple de Cheikh Amadou Bamba. Cette voie
complémentaire à la voie mouride « classique » est
basée sur une soumission sans bornes à son marabout, sur l'action
et sur la foi intérieure : le Baay Fall travaille comme un forçat
en s'acquittant des tâches ingrates, du travail difficile (dans les
champs...) pour que le marabout puisse se concentrer de manière pleine
et entière à la spiritualité. Elle a depuis son origine
souffert d'une stigmatisation auprès des nonmusulmans, mais aussi
auprès des musulmans mourides. Déjà, Cheikh Ibrahima Fall
était considéré comme fou suite à sa
décision de consacrer sa vie entière à son maître,
et pour ce faire, d'abandonner les prières et le ramadan. Les Baay Fall
sont alors déconsidérés « sur le plan religieux
(« mauvais » ou « faux » musulmans) ou plus largement
social (« mendiants », « voyous » ou
61 Vincent Monteil, L'Islam Noir. Une religion à la
conquête de l'Afrique, Paris, Seuil, 1986, p. 57
62 Amadou Lamine Faye, Culture rurale du daara et
stratégie d'adaptation en milieu urbain, Mémoire de Master 2
(Section Sociologie), Saint-Louis, Université Baston Berger, 2010, p.
8
63 Ibid, p. 164 (ici le terme « marabout »
désigne un érudit de l'islam, guide spirituel d'une
confrérie)
ceddo, terme ambigu en wolof désignant soit
les guerriers esclaves des royaumes précoloniaux soit, plus largement,
des hommes violents, avides de pouvoir ou encore païens)
»64. Jusque dans les année 1950, il n'y a pas de
différenciation extérieure entre voie Baay Fall et la voie
mouride classique, ce qui va contribuer à décrédibiliser
le mouridisme et l'Islam noir65. Dans les années 1970-1980,
un processus de légitimation par la hiérarchie maraboutique, les
intellectuels et les migrants tendent à améliorer leur image. On
leur reconnaît entre autre la persévérance, la
dureté de leurs travaux et la dévotion sans conditions au
marabout dont ils font preuve. Aujourd'hui, deux représentations sont
à l'oeuvre. « D'un côté, le disciple musulman parfait,
ayant le courage de « donner sa vie » à un homme saint et
à Dieu, suivant sans faille et sans hésitation ses
ndigël (ses recommandations, ses ordres) et respectant ses
teere (ses interdits) ; de l'autre, le jeune en perdition, un peu fou,
un peu voyou, qui construit son rapport à la religion de façon
individuelle et autonome »66. L'apparence (vêtements
rapiécés, dreadlocks, gri-gri, etc) et la pratique (aumône
chantée, flagellation, isolement) sont deux éléments qui
suscitent la peur et contribuent au dénigrement de la communauté,
qui compte entre 300 000 et 500 000 membres au Sénégal et dans le
monde.
Un des vecteurs du développement de l'islam est
l'enseignement coranique, qui se concrétise par trois grandes formes de
structures éducatives différentes. D'abord, les écoles
coraniques sont la forme la plus basique et la plus répandue en Afrique.
Elles revêtent deux traits caractéristiques, la permanence dans le
temps (on en retrouve des traces depuis les débuts de l'Islam) et la
transférabilité dans plusieurs systèmes culturels.
L'apprentissage du Coran y est essentiellement basé sur la
répétition. Le rôle de l'école coranique est, et a
toujours été, la propagation et l'approfondissement de la foi,
quelle que soit la forme que prend cet enseignement, et quel que soit le pays
dans lequel il est implanté. Ensuite, les médersas (ou madrasas),
beaucoup moins nombreuses, sont des institutions privées
d'éducation islamique. Plus structurées que les écoles
coraniques, elles s'adressent principalement aux citadins, parfois en
concurrence avec l'école publique (programme emprunté au
système publique, examens reconnus par l'état). Enfin, Les
universités, très rares, sont réservées aux
étudiants ayant déjà une très bonne connaissance de
l'Islam, et qui s'engagent alors dans des études d'une durée d'au
moins dix ans. L'analyse de ces enseignements montre que le « curriculum
porte l'accent sur le Coran et les devoirs religieux de la
64 Pezeril C., Histoire d'une stigmatisation paradoxale, entre
islam, colonisation et « auto-étiquetage ». Les Baay Faal du
Sénégal, Cahiers d'études africaines 2008/4, n° 192,
p. 792
65 On entend par « Islam noir » l'islam tel qu'il
existe et se pratique en Afrique noir. Cette Islam « africanisée
» a (et est encore) stigmatisée par les autres musulmans qui ne
considèrent pas les africaines comme faisant réellement partie
des leurs. Les Baay Fall, en abandonnant deux des cinq piliers de la religion,
ont contribué à cette perception stigmatisante de l'Islam
noir.
66 Pezeril C., Histoire d'une stigmatisation paradoxale, entre
islam, colonisation et « auto-étiquetage ». Les Baay Faal du
Sénégal, Cahiers d'études africaines 2008/4, n° 192,
p. 793
vie musulmane »67. On y décèle cinq
cycles d'apprentissage :
1. La formation de base, d'abord, dès l'âge de six
ans environ, où l'on apprend les quelques sourates obligatoires ;
2. La deuxième étape consiste à apprendre
tout le Coran ;
3. A La troisième étape, on passe à la
« traduction et au commentaire du Coran » car l'«
élève doit avoir une compréhension du Coran et peut en
découvrir la signification »68.
4. L'étude de la littérature arabo-islamique,
ouverte sur plusieurs disciplines, est la quatrième étape.
5. La dernière étape est celle de l'étude
dans une université islamiques.
Les écoles coraniques forment la grande majorité
de l'enseignement islamique au Sénégal, où elles sont
appelées daaras. Il faut cependant faire attention à ne
pas se laisser induire en erreur par le mot école, dans l'expression
école coranique. Ici, ce mot « correspond à une
définition souple et décentralisée du mot "école".
En effet, il n'existe aucune structure centralisée qui coordonne
l'enseignement des différentes écoles et il n'y a pas non plus
d'édifices publics qui logent les "écoles". Il s'agit d'un
enseignement qui relève plus de la société civile que d'un
Etat qui est dispensé dans des lieux privés : la maison du
maître, le coeur du village, à l'ombre d'un manguier,...
»69. Le terme marabout quant à lui désigne un
érudit de l'Islam, un sage ou encore un référence. Il est
également utilisé pour désigner le Serigne Daara,
c'est à dire la personne qui est maître d'une école
coranique, et qui est donc la personne qui enseigne le Coran.
Avant la colonisation, les daaras dans les villages
constituaient la principale source d'éducation. Beaucoup de
garçons et filles apprenaient le Coran et rentraient chez eux le soir,
mais beaucoup de garçons étaient également confiés
à un marabout d'un village plus éloigné, et ne revenait
que des années plus tard. Parfois cultivateur, le marabout, dont la
priorité restait l'éducation, s'aidait de ses talibés les
plus âgés pendant les récoltes, qui allait constituer la
nourriture du daara pour l'année à venir. C'est dans un premier
temps l'hébergement gratuit proposé par les daaras qui a
amené la pratique de la mendicité70. En cas de manque,
les talibés partaient en quête de nourriture auprès des
habitants du village avant de la ramener au daara. Il ne s'agissait alors que
de nourriture, et pas d'argent.
67 Gandolfi Stefania, L'enseignement islamique en Afrique noire,
Cahiers d'études africaines 2003/1-2, 169-170, p. 264
68 Ibid, p. 265
69 Ibid, p. 18
70 HRW, « Sur le dos des enfants ». Mendicité
forcée et autres mauvais traitements à l'encontre des
talibés au Sénégal, New York, Human Rights Watch, 2010, p.
20
Pendant la période coloniale, malgré les
tentatives de récupération, de contrôle ou de suppression
des daaras par l'administration française, le modèle des daaras
traditionnels a perduré. D'abord, à la fin du 19ème
siècle, l'administration a tenté de limiter le nombre de daaras
et écarter des marabouts hostiles à la colonisation. Il fallait
une autorisation pour exercer, on exigait que les talibés apprennent
aussi le français, etc. Par le suite, au début du 20ème
siècle, l'attitude change. On commence à proposer des sortes de
subventions aux daaras donnant des cours de français, on
créé des médersas dirigées par les autorités
coloniales, afin de former des marabouts « officiels ». Si ces
tentatives n'ont pas eux l'effet escompté, elles auront contribué
à élargir l'utilisation de la langue française. En 1945,
l'administration française jette l'éponge par un «
arrêté stipulait que les écoles coraniques ne devaient plus
être considérées comme des institutions éducatives
»71.
C'est à partir l'indépendance du pays en 1960
que les daaras villageois disparurent petit à petit, suivant les flots
de migrants vers la ville, fuyant les sécheresses et les conditions de
vie à la campagne. C'est à ce moment qu'est progressivement
apparue la mendicité et l'exploitation des talibés. Dans les
années 1970, on trouvait alors beaucoup de daaras saisonniers. Le
marabout et ses talibés vivaient en ville pendant la saison
sèche, et retournaient à la campagne pour les récoltes.
Devant le confort et les profits que représentait la mendicité,
beaucoup de marabouts se sont alors installés en ville
définitivement.
Aujourd'hui, si les écoles coraniques prennent des
formes très variées, on peut, pour saisir les nuances, proposer
les catégories suivantes :
· les daaras villageois étaient à
l'origine la forme la plus répandue d'enseignement coranique. Les
enfants vivent chez eux et fréquentent le daara en complément de
l'école publique. Si les enfants résident dans le daara, ils
aident parfois le marabout pour les récoltes ;
· les daaras urbains sont aujourd'hui la forme la plus
répandue d'enseignement coranique au Sénégal. Ces
écoles en internat sont un lieu d'enseignement du Coran, associé
à une préparation à la vie, notamment par l'apprentissage
de valeurs véhiculées par l'islam. Les marabouts viennent souvent
des campagnes, amenant avec eux les talibés. C'est cette forme
d'enseignement coranique qui présente le plus de dérives quant
à la mendicité des enfants ;
· les daaras de quartier désignent les
enseignements dispensés de manière plus ou moins formelle dans
les quartiers d'une ville. « Ces daara accueillent les enfants du quartier
soit avant qu'ils soient scolarisés, et jouent alors aussi le rôle
de garderie, soit pendant les périodes de vacances. Elles ont donc des
effectifs très instables. L'apprentissage du Coran
71 Ibid, p. 23
est parcellaire et discontinu, interrompu ou ralenti par les
activités scolaires »72 . Il peut arriver que ces daaras
soient associés à la mosquée du quartier, auquel cas c'est
l'Imam qui dispense les enseignements.
· on trouve aussi des écoles publiques ou
privées couplées à un enseignement coranique,
également appelées « école franco-arabe » (au
Sénégal, l'école publique est parfois appelée
« école française »). Ces écoles sont reconnues
par l'État et sont donc sous le contrôle de politiques
spécifiques. C'est dans cette catégorie que l'on peut parfois
retrouver les medersas ;
· les daaras saisonniers sont plutôt rares. Ce
sont les écoles où le marabout se trouve en ville pendant la
saison sèche, et rejoint la campagne accompagné des
talibés pour la saison des récoltes ;
· les daaras dit « modernes» « enseignent
des matières autres que le Coran et l'arabe, notamment le
français et certaines matières enseignées dans les
écoles publiques. Les élèves ne mendient
généralement pas d'argent, les daaras modernes étant
souvent financés par le biais de frais d'inscription ou par les
autorités religieuses, l'État, l'aide étrangère ou
les agences d'aide humanitaire »73.
Ces catégories donnent un aperçu, mais restent
hétérogène. Lors de nos premières observations,
nous avons trouvé des daaras sans marabouts, où l'enseignement
était prodigué par les talibés les plus âgés
aux talibés les plus jeunes. D'autres où le marabout n'est pas
enseignant « à plein temps », et possède dans un autre
endroit de la ville une boutique, laissant les talibés livrés
à eux-même en dehors des heures d'enseignement. Les daaras urbains
représentent donc la forme la plus répandue de l'enseignement
coranique dans les villes au Sénégal. Pour la majorité
d'entre eux, les talibés mendiants sont issus de certains de ces daaras
urbains. En effet, soit les talibés sont forcés à mendier
par leurs marabouts, soit ils sont forcés à mendier car le
marabout n'a pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Nous
considérons donc que les talibés mendiants font partis de la
population des enfants en situation de rue dans la mesure où la rue est
quelque chose de central pour eux. Ils sont contraint à y mendier,
à y travailler voire à y traîner pendant la journée.
De plus les frontières physiques entre la rue et le daara sont parfois
assez ténues. Ce dernier n'est parfois matérialisé que par
un simple mur de briques ou un grillage entourant un terrain vague, ou par un
abri dans le coin d'une rue.
72 Unicef, Banque Mondiale et BIT, Enfants mendiants dans la
région de Dakar, Understanding children's work project working papers
series, Dakar, novembre 2007, Unicef, Rapport annuel 2006, New York, 2007, p.
19
73 HRW, « Sur le dos des enfants ». Mendicité
forcée et autres mauvais traitements à l'encontre des
talibés au Sénégal, New York, Human Rights Watch, 2010, p.
27
Aujourd'hui, l'enseignement coranique reste la seule
opportunité de formation et d'alphabétisation pour beaucoup
d'individus74. La concurrence des daaras avec l'école
publique a abouti en 2002 à une reconnaissance, de la part de l'Etat,
des talibés comme étant des enfants scolarisés. Cette
mesure vient avec l'introduction de l'enseignement religieux, c'est à
dire principalement islamique, dans les écoles publiques.
Jean-Émile Charlier analyse cette action de deux façons
différentes75. D'abord, l'Etat réagit ainsi à
la pression internationale pour augmenter le nombre d'enfants scolarisés
(par les Objectifs du Millénaire pour le Développement par
exemple). Ensuite, l'introduction du religieux dans les écoles publiques
est plus une prise en compte de la situation qu'une volonté d'un
changement radical. Toutefois, plus qu'une mesure administrative, ces mesures
sont aussi pour l'autorité publique une façon d'introduire une
réglementation (contrôles des établissements, formation des
enseignants, censurer certaines pratiques comme la mendicité
forcée, etc). Il reste cependant à mesurer aujourd'hui la
portée de ces mesures dans les daaras, en terme de maltraitance et
conditions de vie notamment.
Nous venons de brosser un portait rapide du
Sénégal, au travers un succin rappel de son développement
économique, des structures familiales et des migrations de populations
à l'oeuvre dans le pays, des questions de scolarisation et de travail
des enfants, et enfin de la place qu'occupe la religion islamique et son
enseignement. Cela devra nous permettre de mieux saisir les situations dans
lesquelles se trouvent ces enfants et adolescents.
Chapitre 3 : Les enfants en situation de rue au
Sénégal
La littérature universitaire semble avoir longtemps
ignorée le problème des enfants en situation de rue au
Sénégal. Les travaux sont encore rares sur cette
thématique. Malgré cela, il est vrai que la plus grande partie
des informations disponibles sur la question se trouve du côté des
rapports fournis par les institutions nationales ou internationales et les ONG.
De plus il est plus fréquent de trouver des informations concernant les
talibés que sur la problématique des enfants en situation de rue
en général, et hors talibés en particulier.
3.1. Qui sont-ils ?
La population des enfants en situation de rue au
Sénégal est en grande partie composée de
talibés
mendiants, mais pas uniquement. En effet, d'autres enfants,
ayant des parcours différents, et donc
74 Gandolfi Stefania, L'enseignement islamique en Afrique noire,
Cahiers d'études africaines 2003/1-2, 169-170, p. 271
75 Jean-Émile Charlier, Le retour de Dieu :
l'introduction de l'enseignement religieux dans l'École de la
République laïque du Sénégal, Éducation et
Sociétés, n° 10/2002/2, p. 95 -111
des problématiques différentes, se retrouvent
à mendier, à travailler ou simplement à passer leurs temps
dans la rue. Des études faites à Dakar et aux alentours par le
Samu Social ont permis de dresser une typologie de ces enfants76.
Aujourd'hui, les talibés représentent la
majeure partie des enfants présents dans la rue. L'association Enda
Tiers-Monde, qui travaille sur la question des talibés depuis de
nombreuses années, est l'auteur de plusieurs rapports sur la question.
Nous nous basons ici sur l'un d'entre eux pour définir les
talibés77. Talibé est un mot wolof qui
désigne une personne qui apprend ou qui s'initie au coran
(dérivé du mot arabe «tâlib» : celui qui cherche,
qui demande). Le mot talibé aujourd'hui prend un sens péjoratif,
car il est de plus en plus associé à la mendicité, aux
conditions de vie difficiles. Nous distinguerons donc talibé mendiant et
talibé. En effet, en s'en tenant à la définition
donnée juste avant, beaucoup de musulmans du Sénégal sont
des talibés (c'est à dire des élèves) car ils
apprennent le Coran. Le talibé mendiant est donc celui qui, au sein d'un
daara, est obligé de mendier et de faire des petits boulot dans la rue,
soit pour survivre, soit pour le compte de son marabout. Une enquête de
2007 fait apparaître qu'ils représentent 90% des enfants mendiants
à Dakar78. Toutefois, il est difficile de fournir des
chiffres précis sur le nombre de talibés mendiants, certaines
associations publient sur leurs sites internet le chiffre de 50000 au
Sénégal, mais sans l'étayer. Cette population est en effet
impossible à mesurer avec précision, car toujours en mouvement
(décès, fugues, arrivées, départs etc). En ce qui
concerne le nombre de daaras, la situation est à peu près la
même, étant donné l'informalité de ce type
d'enseignement. Un rapport avance la présence de quelques trois cent
soixante daaras à Saint-Louis79. Ce chiffre,
s'il se rapproche peut-être de la réalité, donne en tout
cas à voir l'importance de l'enseignement religieux dans le pays
(Saint-Louis compte environ 200 000 habitants).
Il y a les « fakhmans », tel qu'ils se
désignent eux même (fakh, en wolof, signifie casser,
rompre, briser). Ce sont les enfants qui se retrouve à la rue
après une rupture avec le milieu avec lequel ils vivaient. Ainsi, ils
ont quitté leur daara, leur famille, l'institution qui les
hébergeait, etc. Ils vivent donc dans la rue et, la plupart du temps, se
retrouvent et s'organisent en bande et sont souvent consommateurs de drogues.
« Être Fakhman, c'est aussi appartenir à un groupe et avoir
des repères identitaires. [...] Ils vivent en bandes très
structurées et hiérarchisées de 30 à 60
garçons. Les plus
76 Fatou Dramé, Nàndité . Enquête sur
les enfants des rues à Dakar , Samusocial Sénégal - UNICEF
Sénégal ,Dakar , 2010, p. 17-18
77 Enda Tiers-Monde / Save The Children Suède , «
Situation des enfants dans les écoles coraniques au
Sénégal », JEUDA 114, Dakar, Enda Tiers-Monde Jeunesse
Action , 2005
78 Unicef, Banque Mondiale et BIT, Enfants mendiants dans la
région de Dakar, Understanding children's work project working papers
series, Dakar, novembre 2007, Unicef, Rapport annuel 2006, New York, 2007, p.
2
79 République du Sénégal / Service
Régional de la Statistique et de la Démographie (SRSD) de
Saint-Louis, Situation économique et sociale de la région de
Saint-Louis de 2008 , Dakar, Agence Nationale de la Statistique et de la
Démographie, 2009, p. 104
jeunes et les nouveaux sont mis en « esclavage »
par les plus âgés, en échange d'une « protection
», et doivent trouver la nourriture pour le groupe. »80
Les fakhmans sont proches d'une autre catégorie
d'enfants qui est celle des « jeunes travailleurs ». Ce sont des
enfants qui ont des petits boulots, pour essayer de survivre, et qui eux aussi
s'organisent en groupe. La différence avec les fakhmans se fait en
partie sur la prise de drogues, beaucoup moins pratiquée chez ces
enfants. « Ils échappent totalement, parfois, au contrôle
social prévu pour les enfants de leur âge. Ils vivent de
mendicité, du fruit de petits délits, de ce qu'ils trouvent dans
les poubelles. [...] La violence, le vol, la drogue, le rejet par la
société et la mort forment leur quotidien. »81.
Il est évident que la frontière est assez floues entre ces deux
catégories, et les enfants passent rapidement de l'une à
l'autre.
Les jeunes filles qui sont dans la rue représentent un
catégorie particulière. Si on les retrouve dans les deux
catégories précédentes, elles sont plus
particulièrement victimes de la prostitution. D'après le Samu
Social, cette population semble particulièrement difficile
d'accès.
Les « enfants handicapés » sont aussi
amenés à se retrouver dans la rue, contraints d'y mendier pour
subsister. Ils font face à « des rejets en cascade
»82, causés principalement par le manque de dispositifs
et de structures facilitant l'inclusion sociale. Il arrive aussi de trouver des
enfants accompagnant des adultes en situation de handicap. Qu'il s'agisse d'un
parent ou d'une autre personne, ces enfants secondent des adultes dans la
mendicité.
Ces catégories ont l'avantage de décrire par
touches successives la population des enfants en situation de rue. Nous l'avons
déjà dit, les frontières entre des catégories sont
fines et mouvantes. Si ce travail de classement permet de rendre compte de
manière assez simple (et simplificatrice) des différentes
situations rencontrées, il se base essentiellement sur les
activités exercées dans la rue par les enfants.
3.2. Arrivée dans la rue
Elle trouve quelques éléments de réponse
sur la carrière des enfants en situation de rue au
Sénégal. En s'intéressant aux raisons du départ du
milieu familial et aux conditions de vie dans la rue, quelques études
dévoilent ainsi en partie le parcours de ces enfants.
Un étude menée par le Samu Social du
Sénégal dans les rues de Dakar se penche en particulier
sur
ces étapes de la carrière des enfants. On distingue les
enfants qu' un certain nombre de causes va
80 Unicef, Banque Mondiale et BIT, op cit, p. 27
81 Unicef, Banque Mondiale et BIT, op cit, p. 27
82 Ibid, p. 28
pousser à la rue, et ceux que la rue va attirer
à elle. Dans le premier cas, les premiers facteurs sont la fragilisation
des liens familiaux. Les divorces et les familles recomposées, ou
l'arrivée d'une nouvelle femme pour le père dans le foyer sont
autant de facteurs qui peuvent contribuer à créer un climat
néfaste aux yeux de l'enfant. Une autre régularité mise en
évidence dans les cas présentés dans cette étude
est la répétition de fugues. Parfois de plus en plus longues, ces
dernières vont faire s'éloigner progressivement l'enfant de son
milieu familial d'origine, et ainsi le faire s'ancrer de plus en plus
durablement dans la rue. Ainsi, la découverte de la rue se fait
progressivement, jusqu'à ce qu'au terme d'un bilan (entre la rue et la
famille par exemple), elle lui apparaissent comme plus apte que le milieu
d'origine à répondre aux besoins de l'enfant, qu'ils soient
affectifs, matériels, identitaires, ou en terme de reconnaissance, etc.
Les migrations sont aussi un élément que l'on retrouve au travers
de l'histoire de ces enfants. Par exemple, les migrations familiales qui se
font pour des raisons économiques, pour fuir les sécheresses,
trouver du travail dans les villes, etc. Certains enfants proviennent de la
campagne. Leurs parents les auront placés chez un membre de la famille
en ville. C'est donc cette nouvelle situation que va rencontrer l'enfant qui va
progressivement le pousser à la rue. Par exemple, l'enfant peut se
retrouver être la personne à tout faire de la maison d'accueil.
Sur lui vont peser, plus que sur les autres enfants de la maison, certaines
charges, peut-être certaines violences, qu'il jugera injuste et ne va pas
supporter. Il en va de même pour les migrations des daaras saisonniers,
où les marabouts, accompagnés de leurs talibés, arrivent
en ville, soit de façon temporaire, soit avec la volonté de s'y
sédentariser. Mais « les récits des enfants mentionnent
pourtant moins la sécheresse des terres que la dureté des
relations familiales et les violences subies au sein du foyer
d'éducation (maison ou daara), comme motif décisif du
départ »83. Ces éléments vont donc jouer
en faveur de la création d'un contexte qui va pousser l'enfant dans la
rue. A leurs côtés, on peut parfois voir des
éléments qui vont attirer l'enfant vers la rue. Parmi ces
facteurs, on trouve les représentations que les enfants ont de la ville,
comme une aubaine, un lieu où la vie est facile. Ces
représentations, suggérant l'Eldorado que peut représenter
la ville pour l'enfant, viennent accentuer un milieu d'origine
déjà repoussant. Un deuxième facteur attrayant pour
l'enfant est la présence d'une ou plusieurs personnes, servant de
référence à l'enfant. Ainsi, l'accueil, l'initiation et
les récits de la rue de cette personne sont des éléments
qui constituent un avant-goût prometteur de la vie dans la rue, et vont y
attirer l'enfant. Voilà donc deux perspectives complémentaires
(facteurs poussant à la rue et attraits de la rue pour l'enfant) qu'il
nous faut tenir pour éclairer les trajectoires de ces enfants au moment
de leur arrivée.
Il nous faut aussi faire cas des talibés mendiants, qui
sont dans une situation particulière. Ils se
83 Fatou Dramé, Nàndité . Enquête sur
les enfants des rues à Dakar , Samusocial Sénégal - UNICEF
Sénégal ,Dakar , 2010, p. 65
retrouvent confiés au marabout très jeunes,
dans le but d'y apprendre le Coran et les valeurs de l'Islam. Dans la
majorités des cas, c'est un membre de la famille, souvent le
père, qui décide d'envoyer son fils dans un daara. Dans son
enquête, Human Right Watch constate que la moyenne d'âge
d'arrivée dans les daaras est de sept ans84. Les plus jeunes
n'ont parfois que trois ans. A cette âge, la rupture avec le milieu
familial les place alors en situation de dépendance vis à vis du
marabout. Ces enfants, en contact avec la rue, constituent donc des cas
d'arrivées forcées, de part leurs placements dans les daaras qui
leur imposera une présence dans la rue.
3.3. Dans la rue : conditions de vie, activités et
sociabilités
Nous ne manquons pas d'informations sur les conditions de vie
des enfants en situation de rue au Sénégal. En effet, de nombreux
rapports d'ONG, dénonçant la précarité de ces
enfants et traitant des talibés mendiants sont disponibles. Ces
études mettent largement l'accent sur les mauvaises conditions de vie et
de traitement de ces enfants. Cette subjectivité militante ne manque pas
d'intérêt, mais reste toutefois limitée à un certain
point de vue, car servant à servir une cause particulière,
à défendre des financements ou encore à interpeller la
population et les décideurs politiques. Ces études n'en sont pas
moins éclairantes dans les faits qu'elles relatent, une fois cette
précaution d'usage énoncée. Nous essayerons donc ici de
mettre en lumière les principaux aspects de ces conditions de vies, de
présenter les activités pratiquées par ces enfants, et
enfin le rôle (centrale) de la sociabilité dans la rue.
Comme dans beaucoup de situation à travers le monde,
la rue n'est pas forcement un lieu où il fait bon vivre, et les nombreux
rapports d'associations sont là pour le confirmer. Ces enfants sont en
effet exposés à de multiples dangers : la circulation, les
violences des autres enfants et adultes, à l'exploitation, à la
prostitution, la drogue, etc. Les lieux pour passer la nuit sont assez
variés. Certains se regroupent, par sécurité, pendant que
d'autre ne font confiance qu'à eux-même ou cherche à
bénéficier de la générosité des habitants.
Certains leurs offres en effet, en fonction des possibilités, une place
sur une natte, temporairement à l'habit du dehors. Dans ces conditions
précaires, certains vont trouver la mort, dans un accident de voiture,
des suites d'une maladie non soignée, sous les coups, etc. Même si
le regard social s'est habitué à leurs présences, ces
enfants soufrent de stigmatisation. « Le fait qu'ils soient vus ou
étiquetés par le reste de la population comme des enfants
déviants, errants dans la rue au lieu d'être dans leur famille,
consommant de la drogue et vivant de vols, trouble leurs rapports avec le reste
de la société. Selon les récits des enfants ils font
l'objet de méfiance ou d'indifférence, et de violence de la part
de ceux avec qui ils
84 HRW, « Sur le dos des enfants ». Mendicité
forcée et autres mauvais traitements à l'encontre des
talibés au Sénégal, New York, Human Rights Watch, 2010, p.
30
entrent en relation »85.
La pratique de la mendicité par les talibés
varie selon les exigences des marabouts. Certains ne demandent rien, mais ne
s'occupe pas de ses talibés en dehors des leçons coraniques, et
les talibés doivent mendier pour vivre, et d'autres réclament une
somme d'argent journalière à leurs apprentis. Il arrive que
l'activité de la mendicité prennent le pas sur les cours, et
deviennent l'activité principale des talibés. C'est ce que l'on
observe dans les cas extrêmes où les daaras sont
transformés par les marabouts en « véritables entreprises
»86. Toutefois, le temps passé à mendier (de
l'argent, de la nourriture, des vêtements, etc) serait en moyenne
supérieur chez les enfants non-talibés que chez les
talibés eux-mêmes87. Ces deux pratiques de la
mendicité (par les talibés d'un côté, et par les
autres enfants en situation de rue d'un autre côté) sont donc
légèrement différentes. Chez les uns, elle est une
obligatoire, car imposée par un autre (le marabout), et chez les autres,
elle est stratégie de survie, d'adaptation88. La pratique
même de la mendicité implique la maîtrise d'un certain
savoir (les lieux riches en opportunités, les personnes susceptibles de
donner, etc) et de techniques (modes opératoires variés,
compétences requises différentes) nécessitant un
apprentissage.
Le vol est également monnaie courante dans la rue, et
de part la diversité des opportunités et des modes d'actions, il
implique également une nécessité de connaissance et
d'apprentissage. En effet, « les exigences de la rue les [les enfants]
amènent à franchir le pas entre des activités sûres
mais peu profitables, et des activités plus risquées mais aussi
plus bénéfiques »89. Cette activité est
rarement l'oeuvre d'un enfant seul. Il s'effectue en groupe dans les lieux
porteurs d'opportunités, comme peuvent l'être des foules, des
bousculades, dans les transports en communs aux heures de pointes, où
dans des lieux plus isolés comme des parkings, où des maisons. Il
faut cependant aborder le vol en prenant en compte les conditions de recours
à ce dernier : la nécessité de survie. Et, s'il arrive que
le viol devienne « un mode de vie, où le but visé est le
prestige et la valorisation de soi »90, cette activité
reste exercée sous la contrainte, n'étant à l'origine
qu'une stratégie de survie parmi d'autres.
Au côté de ces deux activités, les
enfants en situation de rue sont également amenés à
exercer des petits boulots. C'est ainsi que l'on va les retrouver dans les
marchés, à proposer leurs aides pour porter les sacs, les
denrées des gens. Ils sont également porteurs de commissions. Il
est fréquent que des gens les envoient chercher quelque chose (faire une
course, aller donner un objet à quelqu'un,
85 Fatou Dramé, Nàndité . Enquête sur
les enfants des rues à Dakar , Samusocial Sénégal - UNICEF
Sénégal ,Dakar , 2010, p. 93
86 Voir Human Rights Watch, op cit, pp. 34-36
87 Unicef, Banque Mondiale et BIT, op cit, p. 41
88 Fatou Dramé, op cit, p. 154
89 Fatou Dramé, op cit, p. 157
90 Fatou Dramé, op cit, p. 164
rendre la monnaie à un autre, etc), et leurs donnent
en retour une petite somme d'argent. Les talibés vivent aussi du travail
de porteur dans les gares routières, où les gens arrivent et
partent avec leurs bagages. Les moments de chargement et de déchargement
sont alors des opportunités pour proposer leurs services. Les plus
grands se retrouveraient plus dans les petits commerces ambulants, dans la
restauration rapide ou encore dans la vente de drogues, laissant les autres
activités pour les plus jeunes et les nouveaux arrivant dans la rue. Le
commerce de rue n'est pas aisé pour ces enfants, car ils se heurtent au
manque de ressource et de sécurité.
Dans les rues de Dakar, le groupe va être une des
formes qui va aider à l'enfant de s'adapter aux conditions de vie. Les
modes de formation de ces groupes sont variés, et dépendent
beaucoup de l'attirance des enfants les uns envers les autres. En effet, la
tendance est de s'associer avec qui se ressemble. Cette ressemblance se jauge
notamment aux activités pratiquées et aux lieux
fréquentés, et donc, de manière générale,
c'est donc le comportement qui va être l'indicateur du potentiel. Dans
l'agencement au sein du groupe sont déterminé principalement en
fonction de l'age et l'expérience dans la rue. La solidarité est
omniprésente l'intérieur, mais aussi à l'extérieur
du groupe. C'est pourquoi le groupe est un refuge. Ce sont en effet les
impératifs de survie qu'implique la vie dans la rue qui poussent les
enfants à se regrouper. Mais cette nécessité
n'empêche toutefois pas les relations qui existent entre les membres d'un
groupe d'être électives. On voit alors se former des dyades ou des
petits sous-groupes par affinité.
Nous n'avons que peu d'éléments sur la sortie de
la rue des enfants au Sénégal. Cet aspect n'est pourtant pas
dénué d'intérêt. En effet, la compréhension
du parcours de sortie de la rue d'un enfant s'avère utile dès
lors que l'on travaille auprès de ces enfants, et que l'on espère
les sortir de leurs situations.
Chapitre 4 : Problématique et questions de
recherche
Basés sur ces rapports, nous pouvons dresser un
panorama des enfants en situation au Sénégal. Ce travail peut
nous éclairer sur le contexte, sur certains facteurs d'arrivées
dans la rue et les activités de ces derniers. Toutefois, il ne permet
pas de définir avec précision quels sont les freins qui vont
empêcher ou retarder l'enfant vers sa sortie de la rue. Qu'est ce qui lie
l'enfant à la rue ? Quels éléments rattachent l'enfant
à sa situation de rue ? Comment un enfant arrive à sortir de la
rue ? Pour répondre à ces questions, nous chercherons à
voir ce que sont les références de l'enfant lorsqu'il est dans la
rue. Ainsi, deux dimensions, intimement liées l'une à l'autre,
sont à étudier en particulier. D'abord le processus de
socialisation, puis l'identité de l'enfant.
4.1. La socialisation et l'identité
Généralement, la socialisation est
définie comme un « processus d'intériorisation des normes
sociales. [La socialisation] comprend la socialisation primaire, qui s'effectue
généralement sous l'influence de la famille, puis de
l'école, de la naissance à la "jeunesse". La socialisation
secondaire s'effectue à partir de la socialisation primaire
(métier, vie de couple...) et jusqu'à la fin de l'existence
»91. Cette définition sociologique de la socialisation
permet de rendre compte du processus d'apprentissage, d'intégration des
normes collectives par l'individu. Le caractère holiste de cette
approche masque une face plus subjective de la socialisation. Pierre Tap parle
de la socialisation comme de deux catégories articulées entre
elles. D'un côté, il y a donc l'intégration sociale, comme
processus externe et centrifuge, qui commence par l'initiation de l'individu
(les apprentissages nécessaires à l'entrée dans le groupe
ou système social), puis se poursuit par son insertion (inscription de
l'individu dans le système) et se termine par son intégration,
c'est à dire l'« articulation coopérative des
différences et des ressemblances avec les autres membres du
système »92. De l'autre côté, il y a
l'intégration psychique, processus interne et centripète, dans
lequel l'individu va dans un premier temps identifier les acteurs sociaux et
s'identifier à deux, puis va progressivement intérioriser leurs
caractéristiques pour finalement se les approprier. Ce double mouvement
est donc constitué à la fois d'un processus externe, dans lequel
le groupe, le système ou la société va inclure
progressivement l'individu en son sein, et d'un processus interne, où
c'est l'individu qui va de lui-même s'approprier les
caractéristiques de ce groupe, système ou société.
Pierre Tap ajoute que « l'acteur social ne cherche véritablement
à s'adapter à son milieu social, à s'y intégrer,
que dans la mesure où il a le sentiment de pouvoir s'y réaliser,
non pas seulement à travers la satisfaction de ses désirs, mais
grâce à la possibilité d'y faire oeuvre, de transformer tel
ou tel aspect de la réalité extérieure, physique ou
sociale, en fonction de ses propres projets »93. Avec cette
définition bipolaire et cette remarque, on voit déjà se
dessiner les contours des liens entre la socialisation et l'identité.
La personnalisation est la construction de la
personnalité. On entend ici par personnalité la structure
permettant à l'individu de coordonner et hiérarchiser ses
conduites en fonction du contexte (des nécessités de l'action, de
l'environnement, etc). La personnalisation est donc processus d'apprentissage,
d'unification, de coordination, de contrôle et de riposte en fonction des
exigences spatio-temporelles et institutionnelles. On la décompose en
cinq dimensions :
91 Philippe Ruitord, Précis de sociologie, Paris, PUF,
2010, p. 658
92 Tap Pierre, Socialisation et construction de
l'identité personnelle, in (sous la direction de) Hanna Malewska-Peyre
et Pierre Tap, La socialisation de l'enfance à l'adolescence, Paris,
Puf, 1991, p. 52
93 Pierre Tap, op cit, p. 53
· la quête de pouvoir : c'est avoir une marge de
manoeuvre dans la négociation avec autrui ;
· la quête du sens et de la signification.
L'individu a besoin d'accorder du sens à toutes les dimensions de la vie
(signification du monde, de la vie, de la mort, de la société, de
la culture, mais aussi de l'autre et de lui-même) et ceci, en fonction de
sa propre histoire, de ses origines et des désirs. Ce sens, il peut
l'acquérir à travers des référents collectifs et
dans les groupes auxquels il appartient et adhère ;
· la quête d'autonomie : l'individu veut se
prendre en charge et construire ses propres limites, les règles de jeu
qu'il accepte de se donner lui-même. Il accepte également de
prendre en charge ce que l'on avait fait de lui ;
· la hiérarchisation de nouvelles valeurs : face
aux situations conflictuelles qu'il rencontre, le sujet est tenu de
"réorganiser les conduites personnelles, de les accorder ou de les
opposer entre elles par les significations et le rôle qu'il leur
prête dans le traitements de ses conflits". Ainsi, il est obligé
d'opter entre différentes représentations réalisées
ou idéalisées de soi, entre valeurs antagonistes ;
· la réalisation de soi : c'est réaliser
pour se réaliser. Grâce à l'actualisation des quatre
dimensions précédentes, le sujet en vient à se
créer lui-même grâce aux groupes auxquels il participe et
qui sont eux-mêmes des créateurs.
Pierre Tap dénombre également cinq dimensions
à la socialisation : l'identification des modèles sociaux ;
l'identification des styles, des images, des représentations et des
valeurs sociales ; l'appropriation des règles et des compétences
sociales ; l'initiation par le groupe : c'est la réorganisation des
apprentissages et des statuts ; l'intégration sociale ou insertion dans
de multiples réseaux. Pour lui, la socialisation est
nécessairement liée à la personnalisation car ces deux
éléments sont concourant dans la construction de la
personnalité. Il établit ainsi une concordance dimensionnelle
entre ces deux processus comme suit :
Socialisation
|
Personnalisation
|
intégration sociale
|
réalisation de soi
|
insertion réticulaire
|
orientation par le projet
|
initiation par le groupe
|
promotion par le pouvoir
|
appropriation règles et compétences
|
Estimation et hiérarchisation des valeurs
|
Intériorisation des styles, imaginaires,
représentations, valeurs
|
Conscientisation, quête du sens, identisation, esprit
critique
|
Identification, attachements et défenses
|
Autonomisation, liberté d'action, autocontrole
|
|
Tableau 1: Concordance entre la socialisation et la
personnalisation selon Pierre Tap
Mais personnalisation n'est pas identité. Si ces deux
notions sont liées, elles ne sont pas similaires. Le mot identité
vient du latin idem, qui signifie « le même ».
L'identité est donc ce qui fait qu'une chose est de même nature
qu'une autre (on parle en effet de « contrôle d'identité
»). L'identité chez l'enfant est en partie liée au
développement affectif (voir page 10 et suivantes). Freud définit
l'identification comme le processus par lequel l'enfant s'assimile à des
objets ou des personnes extérieures. En sociologie, l'identification est
liée à la théorie des rôles et des groupes de
références (groupe auquel l'individu s'identifie, emprunte ses
normes et valeurs sans pour autant en faire partie). L'identification est le
processus central de la dynamique identitaire : identification aux images des
parents ; des frères et soeurs ; des camarades ; aux idéaux et
modèles de la famille et de la culture (à travers des personnages
mythiques, les vedettes, les héros, etc). « Tout au long de son
développement, il [l'entourage] lui inculque des normes et des
modèles auxquels il est invité à se conformer
»94. L'identité peut être saisie de plusieurs
manières, via l'une de ses multiples composantes : le sentiment de soi
(la façon dont on se ressent) ; image de soi (la façon dont on se
voit, dont on s'imagine) ; représentation de soi (façon dont on
peut se décrire) ; continuité de soi (ce que l'on est
intérieurement) ; soi social (celui qu'on montre au autre) ; soi
idéal (celui que l'on voudrait être) ; soi vécu (celui que
l'on se ressent être), etc. La construction de l'identité
personnelle se fait selon cinq processus successifs, mais intriqués :
· La subjectivation primaire : «
l'individu-sujet est un acteur qui consomme et produit, et un interlocuteur qui
communique et apprend, dans des rapports de savoir et de savoir-faire. Sur
cette base l'enfant va pouvoir devenir cause de sa propre action et de son
propre
94 Edmon Marc, « La construction identitaire de l'individu
», in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s).
L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines
Éditions, 2009, p. 32
changement »95 ;
· La socialisation : L'individu apprend à jouer
des rôles, des personnages, des manières d'être. Il assimile
des systèmes de communication et apprend à tenir compte des
conditions d'extériorisation et d'ouverture à l'égard des
personnes ;
· Identisation : c'est l'« histoire complexe de la
continuité de l'image de soi dans le changement et de l'actualisation
continue d'identifications multiples, enrichissant ou appauvrissant, selon les
cas, l'image de soi »96. L'individu acquiert son
identité à la fois dans l'histoire culturelle et dans son
histoire personnelle. L'identisation peut être vue comme le
développement progressif d'un « soi-même », d'un style
singulier, à partir des styles collectifs, sans pour autant en
déformer les traits caractéristiques (nous abordons la notion de
style un peu plus loin) ;
· La personnalisation par auto-contrôle :
coordonne et hiérarchisation des conduites en fonction des
nécessités de l'action et du besoin interne d'intégration.
Cela implique un effort d'unification, de contrôle et défense de
soi, selon les circonstances ;
· La personnalisation par invention : ce sont les choix,
les décisions, les orientations, c'est donner un sens à sa vie,
aux objets, aux situations et aux relations.
Dans cette construction, à chaque processus est
associé une structure. Ainsi, ce sont la « personnalité
sociale (ensemble des personnages, rôles, identités
sociales), identité et personne qui mobilisent,
orientent et transforment la personnalité du sujet
(acteur) »97. Pierre Tap propose donc un modèle de
l'identité basée sur huit dimensions :
· la continuité dans le temps ;
· la cohérence (unité) : dans un double
mouvement constructif (intégration psychique) et défensif
(défense de l'intégrité) ;
· La positivité (valorisation, évaluation,
estime). « tout individu a besoin d'une estime de soi construite dans
l'action, la prise de position et de rôle. Il a besoin de se valoriser
à ses propres yeux, aux yeux des autres ou de ses groupes
d'appartenance. Il a besoin de se sentir digne d'amour et de confiance,
d'être considéré dans sa valeur et dans ses
compétences »98 ;
· la différenciation interne : c'est
l'organisation dynamique interne du corps, des rôles et
95 Pierre Tap, op cit, p. 59
96 Pierre Tap, op cit, p. 59
97 Pierre Tap, op cit, p. 60
98 Pierre Tap, op cit, p. 67
statuts, des « nous », des idéologies, des
valeurs vers une unité du « moi », nécessaire mais
utopique ;
· La différenciation externe : l'identité
se construit dans l'opposition au monde extérieur. Elle se
reflète au niveau des sentiments (sentiment d'être cause,
d'être responsable et autonome ou, au contraire, dépendance et
sujétion) ;
· l'affirmation de soi : processus de défense par
offensive ;
· l'originalité (unicité) :
l'identité comme unicité incomparable (va jusqu'au refus de
l'imitation d'un modèle, ou négation de toutes ressemblances). Ce
sentiment coexiste avec celui de vouloir être conforme aux normes de son
groupe.
· la relance : dans une situation difficile cela
implique plusieurs stratégies : éliminer obstacle, le fuir, le
contourner ou réduire/dépasser le caractère angoissant et
démoralisant de la situation.
Certains de ces mécanismes peuvent être soumis
à rudes épreuves, surtout chez les enfants en situation de rue,
qui traverse un parcours semé d'événements parfois
traumatisants. Or, « dans des situations de crises ou de ruptures
(intrapersonnelle, interpersonnelle et/ou institutionnelle) ces
mécanismes [régulation de la cohérence, continuité
et positivité] peuvent s'avérer insuffisants »99
Dès lors, de ces éléments sur la
construction identitaire et sur les différents aspects de
l'identité personnelle, on peut dire que, à l'image du
développement de l'enfant en général, que «
l'identité se construit dans un double mouvement d'assimilation et de
différentiation, d'identification aux autres et de distinction par
rapport à eux »100. On voit clairement que
l'identité est une construction complexe et dynamique, en tension entre
l'individu et les différents collectifs (les groupes, les
sociétés, etc) dans lesquels il est impliqué. La notion de
style, empruntée à l'art, peut venir éclairer l'influence
du collectif sur l'identité. Un style est un « système
institué de code, de procédure et de recette permettant de
définir, de recenser et catégoriser un oeuvre, une production, de
la classer dans le genre dont elle fait partie et qui la spécifie. On
pourrait ainsi dénombrer autant de style que de genre
»101. Les identités collectives (de genres, familiales,
nationales, régionales, ethniques, etc) peuvent se voir appliquer la
même définition. Les individus souhaitant s'intégrer en
viennent à adopter les styles du groupe en question. Ainsi, à
l'image des styles, les identités collectives sont à la fois un
moyen (l'emprise de institutions ou groupes socioculturels) pour situer les
individus et les
99 Pierre Tap, « Identité et exclusion »,
Connexions, 2005/1 no 83, p. 65
100Edmon Marc, « La construction identitaire de l'individu
», in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s).
L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines
Éditions, 2009, p. 29
101Pierre Tap, op cit, p. 61
inciter à agir en fonction d'un cadre d'orthodoxie
idéologique.
Le groupe est un élément important de la
dynamique identitaire, surtout dans le cas des enfants en situation de rue qui
se retrouvent détachés des figures familiales classiques, et
n'ont donc parfois que la rue et leurs pairs comme principales
références. « L'identité des enfants des rues se
modèle en fonction des rencontres et des expériences
vécues dans la rue »102. Pour Dominique Oberlé,
un groupe se définit par les liens qui le traversent, et qui unissent
ses membres103 : le lien imaginaire (les désirs, les
rêves entrent en résonance, et le groupe prend forme) ; le lien
fonctionnel (les techniques, les procédés, les savoir-faire) ; le
lien normatif (l'adhésion à un système de valeurs, de
règles). Il précise qu'un processus de différenciation est
toujours à l'oeuvre lorsque qu'un groupe se constitue, mais il est plus
ou moins marqué. En effet, on se construit toujours contre quelque
chose, ou en réponse à quelque chose. Il ajoute que les
différents éléments qui constituent un groupe sont ses
membres, les buts du groupe, les valeurs, les normes, les modalités de
communication et de commandements, les statuts et rôles des participants,
ainsi que le manière dont tous ces éléments sont
perçus par les participants, et les représentations qu'ils
forgent. Pierre Tap précise que le groupe va plutôt permettre
à l'individu de s'affirmer si ce dernier est en confiance, se sent en
sécurité dans le groupe. Dans le cas contraire, l'individu aura
plutôt tendance à se référer au groupe pour
s'identifier104. Deux processus concernant les normes du groupe sont
à l'oeuvre105. D'abord un processus de normalisation, dans le
cas où les normes sont absentes au départ, on les crée au
fur et à mesure. Ensuite, le conformisme, dans le cas où les
normes pré-existent et sont soutenues par la majorité du groupe,
et où un individu est donc amené à modifier ses opinions
ou comportements pour y adhérer, ou y rester. Ce conformisme de
l'individu se fait pour trois raisons différentes : par complaisance
(conformisme utilitaire, on ne se fait pas remarquer, on ne veut pas de
problème) ; par identification (pour concerner un relation positive au
groupe, avec comme enjeu un « acceptabilité sociale ») ; par
intériorisation (ainsi, l'individu n'a pas l'impression de se conformer,
mais d'adhérer de son plein gré). Le groupe est donc central dans
les processus de socialisation et les dynamiques identitaires des enfants en
situation de rue. Les relations entre pairs vont en effet constituer une part
importante des interactions de ces enfants en marge des sociabilités
traditionnelles (famille, école, etc).
Dans la rue, la dynamique identitaire va donc évoluer,
au fil des rencontres et des expériences.
102Fatou Dramé, op cit, p. 122
103Dominique Oberlé, Vivre ensemble. Le groupe en
psychologie sociale in Halpern Catherine (coordonné par),
Identité(s). L'individu, le groupe la
société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p.
135
104Lecompte Jacques, « Marquer sa différence.
Entretient avec Pierre Tap », in Halpern Catherine
(coordonné par),
Identité(s). L'individu, le groupe la
société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009,
p. 57 105Ibid, p. 140
L'observation de cette dynamique devra donc permettre
d'apporter une perspective sur l'évolution et la fin de carrière
des enfants. En effet, la sortie de la rue est parfois l'occasion d'un
repositionnement identitaire : changement dans les relations avec les autres,
dans les relations à sous-même, dans les lieux, etc. Il s'agit
donc de quitter une position en marge, de laisser derrière soit une rue
que l'on s'était approprié, en dehors des modes traditionnels de
socialisation106.
4.2. Problématique de recherche
Ce travail se propose de comprendre la situation des enfants
en situation de rue du Sénégal. Comme nous l'avons vu plus haut,
nous avons désormais une connaissance de plus en plus riche de la
situation de ces enfants , de part de nombreux rapports d'associations et
recherches universitaires sur le sujet. Toutefois, ces études sur le
Sénégal se limitent à comprendre les raisons de
l'arrivée des enfants dans la rue et/ou leurs conditions de vie, leurs
modes d'organisations, leurs activités une fois dans la rue. Plus rares
sont celles cherchant à comprendre le processus de sortie de ces
enfants. Comprendre les éléments qui favorisent ou qui freinent
la sortie de la rue d'un enfant ou d'un adolescent nous semble une chose
importante, et directement utile pour leur prise en charge.
Pour ce faire, nous nous baserons sur l'analyse de la
carrière de ces enfants, car, comme le souligne Riccardo Lucchini, elle
définit la place que l'enfant occupe dans la rue (voir page 16). Au
travers de ces carrières, nous cherchons à comprendre comment
l'identité et la socialisation, deux des composantes du système
« système enfant-rue »107, ont une influence sur la
sortie de la rue de l'enfant. Ici, nous faisons donc nôtre les
hypothèses issues des modèles théoriques de Riccardo
Lucchini, lorsqu'il décrit les références et
identification de l'enfant, les compétences symboliques et
instrumentales ainsi que le degré d'insertion et de participation dans
la vie sociale de la rue comme étant des éléments (parmi
d'autres) qui influent sur la carrière des enfants108. Dit
autrement, en quoi l'identité de l'enfant et sa socialisation vont
influencer sa sortie de la rue (donc la fin de la carrière) ?
4.3. Questions de recherche
L'identité et la socialisation restent des concepts
larges, et il convient d'affiner nos interrogations pour pouvoir rendre plus
opérationnelle notre recherche. Nous avons retenu trois questions de
recherche découlant de cette problématique :
1. En quoi l'image de soi, chez l'enfant/l'adolescent
en situation de rue, influe sur sa sortie de la rue ? Nous cherchons
donc à voir comment un élément de l'identité
personnelle de
106Colombo Annamaria , « Entre la rue et l'après-rue
: comment être à la fois dedans et dehors ? », Pensée
plurielle, 2010/2 n° 24, p. 79-88
107Voir le « système enfant-rue » page 15
108Voir page 16
l'enfant, l'image de soi, va être un facteur
d'accélération ou un frein à sa sortie de la rue. Nous
pensons en effet que l'image de soi, liée à la positivité
de l'identité, à la valorisation, au sentiment d'amour et de
confiance109, occupe une fonction importante car elle peut lier (ou
repousser), d'une certaine manière, l'enfant à une situation, un
contexte, qui lui renvoie une image positive (ou négative) de
lui-même.
2. Comment l'intégration de
l'enfant/l'adolescent à des groupes ou des réseaux influe sur la
sortie de la rue ? L'intégration sociale de l'enfant est un
élément de sa socialisation dans la rue. Ainsi, nous cherchons
à voir comment cette intégration sera facteur
d'accélération ou de ralentissement de sa carrière dans la
rue. Le contact avec des adultes, l'appartenance à un groupe de pairs
peuvent être des éléments déterminants, qui peuvent
lier l'enfant à la rue de manière plus ou moins durable, ou au
contraire, l'inciter à une sortie plus rapide.
3. Comment l'identification de l'enfant/l'adolescent
à des représentations sociales influence sa sortie de la rue ?
Le fait que l'enfant se reconnaisse dans telle ou telle
représentations sociales, c'est à dire s'identifie à une
idée ou image communément admise par la société
sénégalaise, peut avoir un rôle de catalyseur, ou au
contraire le rôle d'un frein, dans sa sortie de la rue. Nous chercherons
donc à comprendre ces implications sur la carrière de l'enfant,
lorsque ce dernier s'identifie (ou ne s'identifie pas) à ces
représentations.
109Voir page 38 et suivantes
DEUXIÈME PARTIE : MÉTHODES ET
RÉSULTATS
Chapitre 1 : Terrain et méthodes
d'enquête
1.1. Terrain d'étude
En échange universitaire à Saint-Louis du
Sénégal, nous avons pu prendre contact avec quelques associations
s'occupant d'enfants en situation de rue. Après plusieurs rencontres,
nous avons commencé notre étude auprès d'une
première association s'occupant des talibés mendiants. Les
conditions n'étant pas suffisamment favorables, nous nous sommes
tournés vers l'association « La Liane », qui s'est
révélée être un terrain d'enquête plus
accessible et intéressant pour notre travail.
En effet, « la Liane, maison des droits de l'enfant
» est une association qui gère un centre d'accueil et
d'hébergement pour les enfants en situation difficile. Elle se fixe pour
objectif de faire respecter les droits de l'enfant, en proposant aux enfants
qu'elle héberge des repas, des soins, une éducation (suivant le
niveau de l'enfant, cela va de l'alphabétisation à la
scolarisation, ou à la formation professionnelle), etc. Elle recueille
ainsi les enfants venant d'eux-mêmes, ceux placés par l'AEMO ou
par la justice. La population recueillie est donc assez
hétérogène, mais la majorité des enfants du centre
on un passé dans la rue, quel que soit le chemin qui les a conduits
à La Liane. Le centre dispose d'une capacité de 25 places, mais,
devant l'importance des demandes, il lui arrive d'accueillir jusque 30 jeunes.
L'équipe éducative est constituée de deux
éducateurs (jamais présents en même temps, ils se partagent
le planning), un infirmier et un assistant administratif.
L'intérêt d'avoir choisi ce centre comme terrain
d'enquête est que la population d'enfants ayant été en
situation de rue y est importante et relativement accessible. Ces enfants qui
sont, à priori, sortis définitivement de la rue, ont donc
achevé leurs carrières. Ainsi, nous pourrons récolter des
récits « complets », allant de l'arrivée dans la rue,
jusqu'à la sortie . Un autre intérêt, plus pratique, est
que les enfants du centre sont, de manière générale, plus
« accessibles » que dans d'autres centres, ou directement dans la
rue. En effet, les plus grands d'entre eux parlent suffisamment le
français pour qu'un échange soit possible, et pour les autres,
l'équipe éducative s'est rapidement proposée pour
l'interprétation. Aussi, dans les enfants du centre ayant
été dans la rue, il y avait, à priori, une
diversité intéressante des parcours et des situations
rencontrées, ce qui constitue, de part cette diversité, une
source possible d'enrichissement des résultats.
1.2. Méthodes d'enquête
Pour mener à bien notre recherche, deux méthodes
d'enquêtes complémentaires se sont rapidement imposées.
Ayant opté pour une approche qualitative, nous avons
procédé à des entretiens auprès des enfants,
complétés par l'étude des dossiers individuels de certains
enfants que conserve le centre.
L'approche qualitative s'est en effet imposée comme
étant la plus à même de nous aider à répondre
à notre problématique. En effet l'étude de la
carrière des enfants requiert un examen assez fin du parcours des
enfants, qui ne peut pas transparaître à l'aide de simples
questionnaires, études statistiques ou sondages. Il nous fallait
recueillir le propos des enfants, les entendre nous dire leurs histoires
personnelles, au delà de la simple mesure de quelques critères,
qui, comme le souligne Jean-Claude Kaufmann, « fixent le cadre mais
n'explique pas, alors que l'histoire de l'individu explique
»110.
L'entretien est donc la principale méthode
d'enquête. L'analyse de ces entretiens sera complétée par
l'étude des dossiers de certains enfants du centre. Il nous a
été possible de réaliser dix entretiens, dont neuf
auprès des enfants du centre. En effet, l'entretien n°5 (page 93)
ne concerne pas un enfant du centre, mais un jeune de Saint-Louis qui a bien
voulu participer à mon enquête et répondre à mes
questions sur son passé de talibé. Ces entretiens ont duré
entre 15 et 25 minutes par enfant. Les enfants interrogés ont
été choisis en lien et en accord avec l'équipe
éducative. Cette équipe m'a dans un premier temps
conseillé de m'adresser aux plus âgés parlant suffisamment
bien le français. Ce sont les entretiens n°1 (page 86) et n°2
(page 88). Par la suite, nous avons choisi parmi les enfants, ceux étant
susceptibles de raconter facilement leurs vécus, et en même temps,
ceux ayant un parcours comme enfant en situation de rue. Enfin, la
diversité des parcours était aussi un critère - moindre,
mais un critère tout de même - pour choisir les enfants. Ces
entretiens, au nombre de 7, ont nécessité l'aide d'un traducteur.
L'entretien n°8 (page 98) n'a pas été enregistré.
Malgré ma demande, l'enfant a insisté pour qu'aucun
enregistrement ne soit fait de notre échange. Les temps de traduction
pendant l'entretien ont permis une prise de note assez fidèle des propos
exprimés.
Lors de l'entretien, après avoir fait une
présentation de l'étude (voir début du guide d'entretien),
il est d'abord demandé à l'enfant de raconter son parcours dans
la rue. Par la suite, nous sommes revenus en détails sur les
différents thèmes du guide d'entretien (disponible en page 85).
Il y a d'abord les éléments touchant aux étapes de la
carrières de l'enfant (« Contexte avant l'arrivée »,
« Arrivée dans la rue », « Trajectoire », «
Sortie de la rue »). Ces thèmes et les questions qui en
découlent sont posés afin d'essayer de mettre à jour le
déroulement de la carrière de l'enfant, et de pouvoir ainsi
saisir les éléments intervenant dans l'évolution de cette
dernière. Nous souhaitons
110 Jean-Claude Kaufmann, L'entretien compréhensif
(2ème édition), Paris, Armand Colin, 2007, p. 41
aussi mettre en lumière, de manière plus
particulière, les différents contacts que l'enfant a pu avoir
dans la rue, que se soit avec ses pairs ou des adultes. Nous l'avons vu, le
groupe de pairs est un élément central dans le parcours des
enfants en situation de rue, et ce du point de vue de la socialisation et de la
dynamique identitaire notamment. Les relations avec les adultes sont
également porteuses d'influences potentielles sur les carrières
de ces enfants. Il était donc important de les questionner sur ce point.
Ensuite, il était important de connaître les activités de
l'enfant, et la place qui leur est accordée dans la journée ,
ainsi que le sens que ce dernier peut éventuellement leur donner. Enfin,
nous terminons l'entretien par une temps de parole libre (voir le guide
d'entretien), ayant selon nous plusieurs intérêts : si la plupart
des jeunes se livrent avec plus ou moins de difficultés sur leur
passé, cette question laisse néanmoins à l'enfant la
liberté, s'il le souhaite, de parler d'une chose de son choix sur son
passage dans la rue. Peut-être que cette question va permettre de faire
remonter des points importants, aux yeux de l'enfant ; elle lui laisse aussi
l'occasion de compléter son propos s'il pense ne pas avoir pu aller au
bout d'une idée lors des échanges précédents ;
aussi, cela lui permet de reprendre une idée, s'il juge que cette
dernière a été mal comprise ou mal
interprétée de notre part.
Lors de nos entretiens, nous avons été
confrontés à plusieurs difficultés. D'abord, les
conditions des entretiens n'étaient pas toujours faciles. En effet, si
ceux avec les grands ont pu se faire dans un lieu extérieur au centre et
au calme, la présence d'un traducteur, membre de l'équipe
éducative, lors des autres entretiens imposait que ces derniers aient
lieu au centre même. C'est d'abord les conditions sonores qui ont
été gênantes. En effet, les enregistrements sont parfois
émaillés de cris, de claquements de portes, etc. Par la suite,
nous avons essayé de remédier à ce problème en
plaçant le lieu de l'entretien (toujours autour d'une table comprenant
l'enfant, l'éducateur et nous-mêmes) dans un coin, et en limitant
autant que faire ce peut le passage d'autres personnes pendant l'entretien. La
seconde difficulté est la difficulté de certains enfants à
parler de leurs vécus. Certains ont un passé difficile, et il ne
leur est pas forcément facile d'y revenir, de s'en remémorer
certains détails douloureux. En ce sens, il nous a semblé que
parfois, la présence d'un éducateur pour la traduction, a permis
une certaine mise en confiance des enfants. Nous ajoutons aussi que
l'équipe éducative avait prévenu depuis quelques temps les
enfants de la raison de notre présence au centre. Avant de commencer
à faire notre enquête, nous nous rendions
régulièrement sur place, de manière à ce que les
enfants s'habituent à notre présence. Nous avons pris quelques
repas avec l'ensemble du centre, participé à quelques
activités informelles, et avons aussi proposé des
activités de soutiens scolaires à certains d'entre eux, et une
journée d'animation pour tout le centre. Selon nous, cette implication
volontaire, ce temps passé auprès d'eux à certains moments
de la vie du centre, a permis une
certaine libération de la parole de certains enfants,
auprès desquels nous avions tenté des discussions informelles sur
leur passé sans grands succès. Ces préalables n'ont
toutefois pas empêché la retenue (largement compréhensible)
de certains des enfants. Enfin, la dernière difficulté a
été la langue. Notre maîtrise trop limitée du wolof
ne nous a pas permis de poser des questions et de comprendre les
réponses apportées par les enfants dans cette langue. Pour les
entretiens avec traduction, la procédure était des plus basique :
1) nous posions notre question, ou série de questions en français
; 2) L'éducateur la(les) répétait en wolof à
l'enfant ; 3) Celui ci répondait en wolof ; 4) l'éducateur me
traduisait sa réponse ; et ainsi de suite. De ce fait, lors d'un
entretien, le temps passé à traduire a conduit approximativement
à doubler la durée totale. Cela laisse donc moins de temps «
efficace » dans cet échange, d'autant que le traducteur se
fatiguait rapidement. Avant les entretiens, nous avons expliqué notre
démarche, ce qui est recherché, les intérêts des
thèmes abordés et des questions posées, ainsi que leurs
rôles aux traducteurs. Cependant, il est arrivé lors des
entretiens que le traducteur sorte de son rôle et pose directement
d'autres questions « hors guide d'entretien » aux enfants. Aussi, il
nous semble évident que l'intervention d'un traducteur a eu une
influence sur la manière dont l'enfant a reçu mes questions,
(a-t-il suffisamment confiance en l'éducateur ? en nous? Sa
réponse va-t-elle avoir une influence sur sa vie au centre ?...), et
aussi dans la manière dont leurs propos m'ont été
rapportés en français. Il est cependant difficile de quantifier
cette influence.
N°
|
Durée
|
Détails sur l'entretien
|
Infos sur
les enfants/adolescents
|
1
|
21 min
|
Lieu : extérieur du centre
|
Ahmed, 18 ans
a passé 6 mois dans la rue
|
2
|
13 min
|
Lieu : extérieur du centre
|
Cheikh, 16 ans
a passé 1 mois dans la rue
|
3
|
26 min
|
Lieu : au centre Avec traduction
|
Hassan, 15 ans
|
4
|
17 min
|
Lieu : au centre Avec traduction
|
Djiby, 13 ans
|
5
|
20 min
|
N'est pas du centre
Lieu : extérieur du centre
|
Tarik, 20 ans
talibé pendant 10 ans
|
6
|
17 min
|
Lieu : au centre Avec traduction
|
Mohamed, 10 ans confié à des Baay Fall
|
7
|
18 min
|
Lieu : au centre Avec traduction
|
Papis, 10 ans
|
8
|
20 min
|
Lieu : au centre Avec traduction Pas d'enregistrement
|
Aly, 14 ans
|
9
|
23 min
|
Lieu : au centre Avec traduction
|
Mame, 13 ans
|
10
|
28 min
|
Lieu : au centre Avec traduction
|
Mamadou, 10 ans
|
Tableau 2: Aperçu des entretiens
réalisés
Nous avons cherché à compléter notre
enquête par l'intermédiaire d'une autre source : les dossiers
individuels des enfants. Ces dossiers sont ouverts et conservés au
centre. Leur contenu est assez aléatoire. Ils contiennent de
manière systématique une fiche signalétique sur l'enfant :
identité, parenté, résumé (parfois très
cours) du parcours de l'enfant. Ces fiches sont principalement basées
sur des entretiens individuels effectués avec les enfants par
l'équipe éducative. S'y trouve également d'autres
documents émanant d'institutions dans lesquelles se trouve ou s'est
trouvé l'enfant : bulletins scolaires, rapports de l'AEMO ou du Samu
Social, documents d'origine judiciaire, etc. Des rapports de psychologues venus
en stage dans la structure sont également présents dans certains
des dossiers. Nous n'avons pas été en mesure d'étudier
tous les dossiers disponibles, car ils étaient trop nombreux (il y a
tous les enfants depuis que le centre existe.) Aussi, nous n'avons pas
trouvé suffisamment d'informations dans les dossiers de ceux que nous
avons vu en entretien. Nous avons donc lu et pris des notes sur 19 dossiers.
Cinq d'entre eux concernaient des enfants que nous avons interrogé.
Nous étayerons notre analyse des résultats par
des témoignages issus d'observations et de discussions informelles, que
nous avons eu l'occasion de mener lors nos différents passages au
centre, ou lors de visites informelles d'autres daaras, ou de discussion avec
des personnes travaillant auprès de ces enfants. Ces observations ou ces
discussions, étant informelles, n'ont donc pas fait l'objet d'une
méthode spécifique, car elles sont soit le fruit du hasard, soit
le résultat de notre présence régulière au centre
et dans certains lieux que fréquentent les enfants en situation de
rue.
L'analyse des entretiens, en cherchant à comprendre les
carrières de ces enfants, complétée par les informations
fournies dans certains dossiers, ainsi que les quelques éléments
plus informels récoltés devraient nous permettre d'esquisser une
réponse aux questions qui guident notre recherche.
1.3. Méthodes d'analyse des résultats
Afin de proposer une analyse des entretiens effectués,
nous nous sommes basés sur un système de variables codées,
dont nous avons compté le nombre d'occurrence lors d'une analyse du
texte des entretiens. Ainsi, nous avons décomposé les concepts de
notre problématique en plusieurs dimensions, eux-même
décomposés en variable. A chaque variable correspond un code,
permettant une écriture abrégée dans le texte des
entretiens.
Concepts
|
Dimensions
|
Variables
|
Codes
|
Identité
|
l'image de soi
|
a une image positive/négative de lui- même
|
I-IP(+/-)
|
Souhait de garder une image de soi positive
|
I-IC
|
|
Le soi idéal (celui que l'on voudrai être)
|
A un projet d'avenir
|
I-SP
|
Insatisfait de sa situation dans la rue
|
I-SI
|
|
rôles et personnages
|
Endosse un rôle
|
I-RE
|
Change de rôle
|
I-RC
|
En adéquation (ou pas) avec le rôle
|
I-RA(+/-)
|
Socialisation
|
l'intégration sociale ou insertion dans de multiples
réseaux
|
Fait partie (ou pas) d'un groupe/réseau
|
S-IG
|
Contacts (ou pas) avec un(des) adulte(s)
|
S-IC
|
|
identification des styles, des images, des
représentations et des valeurs sociales
|
S'identifie (ou pas) à des représentations
sociales
|
S-DR(+/-)
|
S'identifie (ou pas) à des valeurs sociales
|
S-DV(+/-)
|
|
l'initiation (dans le groupe, c'est la réorganisation des
apprentissages et des statuts)
|
Initié par un groupe/une personne seule
|
S-AI(g/p)
|
Change pour un statut plus/moins élevé dans le
groupe
|
S-AC(+/-)
|
Carrière
|
Arrivée dans la rue
|
Arrivée immédiate/éloignement progressif
|
C-AM(i/e)
|
Arrivée de lui-même/forcé
|
C-AP(l/f)
|
|
Rue observée/ludique
|
Conserve une « distance » avec la rue
|
C-D
|
|
« Rue alternance » ou ambivalente
|
Assume son statut
|
C-SS
|
Assume la rue
|
C-SR
|
|
Rue refusée
|
Ne voit pas de débouché dans la rue
|
C-R
|
|
Sortie de la rue
|
Sortie active
|
C-SA
|
Sortie par expulsion
|
C-SF
|
Sortie par inertie
|
C-SI
|
Tableau 3: Définition des variables pour l'analyse
des entretiens
Pour établir ces dimensions et ces variables, nous nous
sommes basés sur des définitions issues notamment de la
première partie de notre travail. Ici, nous revenons rapidement en
détails sur ces dimensions afin d'en donner un explication :
· Identité : l'« Image de soi ».
Nous l'avons vu, la positivité est une des composantes de
l'identité personnelle (voir page 41). Mesurer donc cette
positivité (« a une image positive/négative de
lui-même ») et le mécanisme adjacent de valorisation («
souhaite garder
une image positive de lui-même ») nous permet de
donner une image partielle de l'identité de l'enfant. Nous pourrons
alors voir comment il va mettre en cohérence cette dernière avec
son parcours dans la rue, et donc voir comment cette dernière va influer
sur ces choix, et sur sa carrière.
· Identité : « Le soi idéal
»111. Cette composante permet de saisir ce que l'enfant
souhaite pour sa propre personne : celui qu'il voudrait être. Pour ce
faire, nous nous appuyons sur deux éléments. Nous chercherons
à savoir si l'enfant a des désirs, des projets post-rue (« a
un projet d'avenir ») d'une part, et si sa situation actuelle dans la rue
ne lui convient pas (« insatisfait de sa situation dans la rue »).
· Identité : « Rôle et personnage
». La prise de rôle et le jeu de personne font partie de la
construction identitaire (voir page 40). Ils doivent ainsi apporter un
éclairage sur le sens et l'influence qu'ont le choix des rôles
(« endosse un rôle ») et leurs modifications (« change de
rôle »). Il permet aussi de voir comment l'adéquation (ou
pas) à un rôle (est en adéquation (ou pas) avec son
rôle ») fait sens et/ou influe sur la carrière de
l'enfant.
Ces éléments sont repérables à
l'aide des questions sur les activités et les groupes (« Comment se
passe une activité ? », « Qui fait quoi ? »). Il s'agit
également de voir si ces éléments affectent le choix des
groupes et la prise de la prise de rôle, et si, suite à un
événement, des changements s'opèrent (« Comment se
passait la vie de groupe ? », « Tu as changé
d'activités ? De relations ? »). Nous comptons sur l'histoire de
l'enfant, et en particulier sur ce qu'il nous dit du vécu des groupes et
des activités pratiquées pour tenter de cerner son
adhésions à des représentations et ces valeurs.
Les dimensions de la socialisation décris ici sont
issus du modèle de Pierre Tap (voir page 39). Par ces dimensions, il
propose une approche de la socialisation liée à la construction
identitaire de l'individu, et plus précisément du processus de
personnalisation.
· Socialisation : « intégration sociale
à de multiple réseaux ». Les relations que peut avoir un
enfant vont avoir une influence sur son identité personnelle et sur sa
carrière. C'est pourquoi il nous semble important de chercher à
voir comment les relations qu'il va entretenir avec ses pairs (« fait
partie d'un groupe/réseau ») ou avec des adultes (« a des
contacts avec des adultes ») va influer sur sa carrière.
· Socialisation : « identification des styles, des
images, des représentations et des valeurs sociales ».
L'identification des repères identitaires de l'enfant, via les
représentations sociales
111Edmond Marc, « La construction identitaire de l'individu
», in Halpern Catherine (coordonné par),
Identité(s). L'individu, le groupe la société,
Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p. 29
et les valeurs sociales, vont permettre de décrire ses
attaches dans la rue et leurs profondeurs.
· Socialisation : « l'initiation ». Chercher
les vecteurs des initiations à l'oeuvre dans la rue («
initié par un groupe/une personne seule ») et les implications
qu'elles peuvent avoir dans un groupe (« change pour un statut plus/moins
élevé dans le groupe ») vont permettre de mesurer l'impact
que cela peut avoir sur la carrière de l'enfant.
· Carrière. Nous nous basons sur la
carrière telle que la défini Riccardo Lucchini (voir page 16).
Les étapes sont : l'« Arrivée », soit par
arrivée immédiate ou éloignement progressif. L'enfant
arrive dans la rue de lui-même, ou forcé ; la « Rue
observée / ludique », où l'enfant « conserve une
distance avec la rue » ; la « rue ambivalente », où
l'enfant s'est approprié la rue, et assume son ambivalence (« la
rue n'est ni bonne ni mauvaise, elle est ambivalente ») ; la « Rue
refusée ». A cette étape, l'enfant « ne voit pas de
débouché dans la rue » ; la « Sortie de la rue ».
On distingue trois modes de sortie : active, par expulsion, par inertie (voir
page 16).
De manière générale, le
déroulement de la carrière est perçu à travers le
récit de l'enfant, depuis sont départ jusqu'à sa sortie de
la rue, via les thèmes « Contexte avant l'arrivée »,
« Arrivée dans la rue », « Trajectoire » et «
Sortie de la rue ». Il s'agit ensuite de repérer (directement ou
par des relances) les étapes et les événements qui les
marquent.
Chapitre 2 : Présentation des
résultats
2.1. Tableau synthétique
Nous nous sommes donc basés sur la grille d'analyse
présentée juste avant pour proposer une interprétation de
nos entretiens. Après un comptage des occurrences rencontrées
dans les retranscriptions de ces derniers, nous obtenons, en
résumé, le tableau qui suit. Les entretiens sont disponibles en
annexe (page 86 et suivantes), les passages importants ont été
mis en évidence, et le code des variables est resté apparent.
Variables
|
E1
|
E2
|
E3
|
E4
|
E5
|
E6
|
E7
|
E8
|
E9
|
E10
|
Total
|
A une image positive de lui-même
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
-
|
A une image négative de lui-même
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
-
|
Souhaite garder image positive
|
2
|
1
|
|
1
|
|
|
|
|
|
|
4
|
A un projet d'avenir
|
1
|
1
|
-
|
1
|
1
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
4
|
Insatisfait de sa situation dans la rue
|
1
|
|
2
|
|
|
|
|
|
|
|
3
|
Endosse un rôle
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
-
|
Change de rôle
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
Est en adéquation avec son rôle
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
-
|
N'est pas en adéquation avec son rôle
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
Fait partie d'un groupe/réseau
|
1
|
1
|
-
|
2
|
1
|
2
|
2
|
1
|
1
|
1
|
12
|
A des contacts avec des adultes
|
4
|
-
|
3
|
-
|
3
|
-
|
2
|
-
|
2
|
1
|
15
|
S'identifie à des représentations sociales
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
Ne s'identifie pas à des représentations
sociales
|
-
|
1
|
1
|
|
|
|
|
|
|
|
2
|
S'identifie à des valeurs sociales
|
-
|
|
1
|
|
|
|
|
|
|
1
|
2
|
Ne s'identifie pas à des valeurs sociales
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
-
|
Est initié par le groupe
|
-
|
1
|
-
|
1
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
2
|
Est initié par une personne seule
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1
|
-
|
1
|
-
|
2
|
Prends un statut plus élevé
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
-
|
Prends un statut moins élevé
|
|
|
|
|
|
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Arrivée immédiate
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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10
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éloignement progressif
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Arrivée de lui-même
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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8
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Arrivée forcée
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1
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1
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1
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1
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4
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Rue observée / distante
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Assume son statut
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Assume la rue
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Rue refusée
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1
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1
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2
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Sortie active
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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10
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Sortie forcée
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Sortie par épuisement des ressources
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1
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1
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Tableau 4: Nombre d'occurrences des variables
2.2. Données significatives
Avant de passer à une analyse détaillées
des résultats obtenus, nous pouvons esquisser un rapide commentaire des
éléments mis en évidence via les variables
observées. Plusieurs remarques :
· Tous les cas observés sont des
arrivées immédiates en situation de rue. Aucun des enfants et
adolescents interrogés, n'a fait l'objet d'un détachement
familial progressif, ponctué de fugues.
· Aussi, leur arrivée dans la rue s'est
faite, pour une grande partie d'entre eux, de leur propre initiative, le plus
souvent par fuite d'un milieu devenu insupportable. Les autres arrivées
forcées sont des cas de placements (Baay Fall, talibé).
· Sur la carrière, on observe également que
tous sont passés par des sorties actives de la rue. Le cas de Tarik peut
porter à discussion (nous y reviendrons).
· On observe également un grand nombre
d'occurrences en ce qui concerne les relations entre pairs, via l'insertion
dans des groupes ou des réseaux. Seul un cas, celui de Hassan, ne
contient pas ce type de relation (nous y reviendrons également).
· Ces mesures mettent également en
évidence l'importance des contacts que les enfants et adolescents ont eu
avec des adultes. Chez plusieurs des cas observés, elles ont une
influence plus ou moins grande dans les carrières, et agissent de
différentes manières.
· Pour certains cas, nous verrons que les
différentes dimensions de la dynamique identitaire (notamment l'image de
soi et l'adhésion à des représentations ou des valeurs
sociales) vont être significatives de la position de l'enfant par rapport
à la rue, ou être un facteur dans le déroulement de sa
carrière. Nous observons également que nous possédons pas
ou peu d'éléments sur l'identité sur la moitié de
notre échantillon, ainsi que peu d'éléments sur les
rôles et les statuts dans les groupes qu'intègrent ces enfants.
Après avoir rapidement passé en revue les
quelques données significatives que donne à voir, dans un premier
temps, nos résultats, nous allons faire une analyse plus
détaillée des variables observées, en essayant de mettre
en relief leurs rôles dans la carrière des enfants en situation de
rue.
TROISIÈME PARTIE : DISCUSSION
Chapitre 1 : Analyse des résultats
1.1. Les relations entre pairs : freins et
accélérateurs de la carrière
Dans les cas que nous avons abordé durant notre
enquête, les relations entre pairs se sont avérées
centrales dans les carrières des enfants. Ces relations de
différentes formes, en qualité et en quantité, ont soit
accéléré ou soit ralenti les carrières des enfants
en situation de rue.
Les pairs agissant comme un frein sur la carrière se
voit au travers de deux cas, celui d'Ahmed et de Tarik. Ahmed est un adolescent
d'un petit village du Nord du Sénégal. A la mort de sa
mère, alors qu'il a 17 ans, son père arrive dans sa vie. Il
raconte son arrivée dans la rue :
Au début j'étais au village à N.,
chez la grand-mère, ma mère est décédée, en
2005 et moi j'étais chez ma grand-mère. Et mon père, que
je n'avais pas connu... Depuis le jour où ma mère est
décédée, après j'étais en troisième
à l'école secondaire à Podor. En faisant la
troisième, récemment, mon père a voulu intervenir dans ma
vie, bon, pour me reconnaître, à l'âge de 17 ans. Il a voulu
me reconnaître. Il m'a téléphoné pour me dire qu'il
est mon père, et bon, moi, ça m'a perturbé et moi j'ai
découragé jusqu'à aller même à échouer
mon examen, et bon je suis resté là-bas au village. J'ai
traîné, je me battais avec les jeunes, les enfants qui me disaient
des calomnies tout ça bon.
Après cet événement qui marque le
début de sa carrière, il va donc habiter chez sa
grand-mère et traîner dans la rue la journée, en compagnie
d'un ami. Cette relation va alors, d'une certaine manière, entretenir la
présence d'Ahmed dans la rue. Cet ami qui comme lui était
désoeuvré lui tenait compagnie la journée. Ce lien prendra
fin lorsque cet ami quittera le village, emmené par son père en
Europe.
[...] lorsque j'étais au village, que je
traînais, je n'allais pas à l'école, lui aussi n'allait pas
à l'école, il avait abandonné les études. Mais lui,
ce n'était pas à cause des problèmes. Il avait
abandonné parce qu'il ne voulait pas. [...] Avec lui, on traînait,
on ne faisait qu'écouter de la musique, fumer, aller de gauche à
droite. Je parlais de mes problèmes, parfois il me conseillait, parfois
moi aussi je le conseillais, mais ça a fini, malheureusement ça
n'a pas duré. Son père l'a amené en Italie et je suis
resté seul.
C'est donc lorsque la relation qu'il a avec son ami a pris fin
qu'il se retrouve seul, avec sa grandmère qui ne peut pas grand chose
pour lui. Il choisira une formule forte pour signifier la solitude qu'il
ressent alors, et que compensait jusque là son amitié :
Je me considérais sans patrie, c'est comme si je
n'avais pas de patrie. Je me considérais
sans famille, sans patrie dans le village. J'étais
seul. Ma grand-mère seule ne me suffisait pas. Je vivais seul.
C'est alors qu'il va formuler un projet d'avenir, en essayant
de quitter le village qu'il considère sans lendemain pour lui. Plus
précisément, c'est le départ de son ami vers l'Europe, et
donc vers un avenir assez prometteur, qui va motiver Ahmed à se
construire son propre futur hors de la rue, et hors du village.
- Donc, c'est au moment où ton ami est parti que tu
as voulu voir avec ton oncle alors... - Oui, je vais essayer de voir avec mon
oncle pour pouvoir moi aussi évoluer. Lui est parti pour apprendre et
travailler. Lui il a réussi, et moi aussi je vais faire quelque chose
pour mon avenir. Si je ne le fais pas, personne le fera pour moi. Je suis seul
: je n'ai pas de frère, ni de mère, ni de père. Ma
grand-mère n'a pas de moyen, pour faire quelque chose pour moi.
Le lien d'amitié a très probablement, dans un
premier temps, entraîné Ahmed dans une sorte de complaisance, lui
procurant une certaine sécurité affective, le laissant dans le
désoeuvrement. La rupture subite de ce lien et l'avenir à priori
prospère de son ami ont alors encouragé Ahmed a prendre les
choses en mains pour s'extraire d'un milieu peu engageant (son village) et peu
propice à la construction d'un avenir viable à ses yeux. Il
redira plusieurs fois son manque d'attache au village et son impression,
laissée après une visite récente à sa
grand-mère, témoigne du bénéfice qu'il semble
apprécier à avoir quitter le village pour se consacrer à
son avenir :
Depuis que je suis revenu, avant hier on m'a
téléphoné, on m'a dit, que il y a encore des gens qu'on a
emmené à la police. Jusque maintenant, ils n'ont pas
arrêté. Mais, je me suis dit que moi, en tous cas je ne suis pas
là-bas. Je n'y peux rien. Bon, en ce moment, là, tout ce que je
vise c'est mon avenir. Au village ils se disputent, ils se battent
encore.
Dans la cas d'Ahmed, la relation avec son ami a certe un
rôle déterminant, mais elle n'est pas le seul
élément d'influence en jeu dans sa carrière. Elle se place
dans un faisceau d'autres facteurs qui vont à des moments
différents dans sa carrière l'aider à se construire un
projet d'avenir. On voit notamment, et nous y reviendrons ensuite plus en
détails, que le rôle des contacts qu'Ahmed a su nouer avec
certains adultes a beaucoup joué pour sa sortie du village. Sa relation
a donc dans un premier temps servit d'attache à Ahmed, puis, dans sa
rupture, elle a créé un événement fort qui a
guidé (assez rapidement) Ahmed vers la fin de sa carrière dans la
rue. Il ne faut pas aussi oublier qu'une des causes du passage dans la rue de
son village reste le manque de ressources, notamment financières, pour
s'extraire de cette condition.
Ce qui m'a fait rester c'est que je n'avais pas de moyen.
Je ne travaillais pas, je n'avais pas d'argent pour me déplacer. Et mon
oncle, pour qu'il me donne de l'argent, c'est trop difficile. En venant, je lui
avais dit que c'est comme ça, moi je vais me débrouiller,
et
après il m'a laissé.
Nous voyons donc l'importance qu'avait ce lien d'amitié
pour Ahmed, notamment au regard de son sentiment de solitude après le
départ de son ami. La force du lien entretenu avec ses pairs marque
également fortement l'histoire de Tarik, ancien talibé, qui a
été placé dans un daara à l'âge de 5 ans.
Moi j'ai commencé la rue à l'âge de
cinq ans. Je viens de Dagana, c'est mon père qui m'a mis dans la rue,
c'est mon père qui m'a mis dans le daara. C'est à dire c'est pas
la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui vont aller dans la rue
pour mendier, trucs comme ça. J'étais à l'âge de
cinq jusque... aujourd'hui j'ai vingt ans. J'ai eu de la chance d'être
adopté quand j'étais encore plus jeune, à l'âge de
quinze ans.
C'est en parlant de sa « famille » que Tarik va
évoquer ses relations entre pairs. Il va dire la force qui l'unit aux
autres enfants talibés de son daara de la façon suivante :
... j'avais des amis dans la rue, mais on était des
frères, pas des amis parce que on fait tout ensemble, depuis tout petit
on a grandi ensemble. On mendiait, on a travaillé un peu, on s'est battu
dans la rue, tout ça.
C'est donc comme des frères qu'il a grandi aux
côtés de ses amis talibés du daara, étant avec eux
du matin au soir, pendant une dizaine d'années. Dans son parcours, on va
voir comment, comme pour Ahmed, les enfants et adolescents talibés vont
le retenir au daara, et donc à sa condition d'enfant en situation de
rue112. C'est particulièrement le cas lorsqu'au début,
il tente sa condition en fuyant le daara.
- Quand tu étais talibés, il y a des moments
où tu voulais rentrer chez toi ? - Oui, beaucoup de moments, parce que,
en fait, quand tu es encore jeune, tu vois, c'est dur, parce que dans le daara,
il faut avoir le courage pour rester là-bas. T'as des jeunes - nous on
étaient les plus jeunes - il y a les plus âgé qui
étaient derrière nous, c'est eux qui nous soutenaient pour pas
retourner. Mais j'ai pris la fuite mais je suis resté à St-Louis,
parce que je savais pas où était le chemin, je savais pas
beaucoup de choses et on m'a attrapé et mis dans le daara. [...] Tous
les enfants étaient là, tous mes potes que j'ai connu au daara
étaient là. Ça m'a empêché [de partir]. Et je
savais que si j'y allais et que je revenais, ça allait être plus
dur, je voulais pas ça. - Je dis quelque chose de juste si je dis :
« tu es resté à Saint-Louis parce que tu avais tes «
frères », comme tu dis, et c'était avec eux que tu te
sentais le mieux peut-être »? - Bon, ça peut jouer, parce
qu'avec eux j'ai évolué, on s'entendait bien, je me sentais
bien.
Deux choses ressortent ici. D'abord, il dit encore une fois son
attachement aux autres enfants de son
daara, avec qui il a grandi, et qu'il
considère comme ses frères. Ils constituent en quelque sorte
sa
112Tarik le redit lui-même (« C'est à dire
c'est pas la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui vont aller
dans la rue pour mendier »), et nous l'avons déjà
évoqué (voir notamment page 30), les talibés mendiant ne
vivent pas (forcement) dans la rue, mais la rue occupe une place importante
dans la mesure où ils sont contraints d'y passer une partie non
négligeable du temps.
famille. Telle est l'importance symbolique et affective qu'il
donne à ce groupe. Ensuite, on voit l'importance qu'ont joué les
plus grands talibés dans son parcours. Comme des grands frères,
ils ont encouragé et aidé les plus jeunes. Ils ont donc pris une
part importante dans la socialisation des jeunes talibés. Cette prise de
responsabilité de la part des plus âgés nous était
déjà apparue à plusieurs moments. Une fois nous avons
visité un daara, où en l'absence du marabout, parti pour une
durée indéterminée, les plus anciens donnaient les cours
de Coran aux plus jeunes, gérant également de manière
prépondérante les aspects touchants à la vie quotidienne
(repas, santé, etc). Ce cas démontrait une réelle prise en
charge des plus jeunes par les plus âgées dans tous les aspects de
la vie du daara (sur demande du marabout ou prise d'initiative des plus grands,
nous ne savons pas). Dans un sens beaucoup moins plaisant, nous avons
déjà vu des marabouts envoyer ou s'entourer des plus
âgés de ses talibés pour partir à la recherche (au
centre ou dans la rue) de talibés en fuite afin de les ramener au daara.
Ces exemples illustrent l'influence que peuvent avoir les plus
âgées des talibés sur les plus jeunes, notamment en terme
de socialisation. Ils montrent comment ces relations avec les autres
talibés, quelque soit l'âge, peuvent ancrer les enfants dans leurs
situations de talibés, et donc ralentir la carrière. Dans les cas
d'Ahmed et de Tarik, nous tenons à souligner l'intensité
particulière des liens qui les unis à leurs pairs, et qui vont
agir comme un frein à la sortie de la rue.
Il arrive aussi que les relations entre pairs aillent dans le
sens d'une fin de carrière dans la rue. Nous nous appuyons sur le cas de
Mohamed et de Djiby pour montrer comment ces relations peuvent aider l'enfant
à mettre fin à sa carrière. Mohamed a été
confié par sa mère à un groupe de Baay Fall. Il effectue
pour eux quelques tâches domestiques puis part mendier dans la rue. Il
n'est pas satisfait de sa condition, car il subit des maltraitances de la part
de certains Baay Fall.
C'est ma mère qui m'avait confié aux Baay
Fall. [...] J'étais toujours avec les Baay Fall [...]. Le premier jour
j'étais affecté aux corvées de leur maison, les
tâches domestiques, et après cela, j'allais automatiquement
demander l'aumône dans la rue. [...] ça ne me plaisait pas. [...]
... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous les jours. Seulement
ça.
Je me suis confié à mes amis, ils savaient mes
conditions de vie, et eux m'ont parlé de N. E.. Ensuite j'ai
parlé à N. E..
C'est après s'être confié à ses
amis que ces derniers sont allés prévenir du cas de Mohamed
auprès de l'AEMO, qui est ensuite venu le chercher pour le placer au
centre. C'est donc via son réseau de sociabilité que Mohamed a
trouvé une issue à sa situation. On ne sait pas s'il a fait la
demande explicite à ses amis d'en parler à l'AEMO, ou si ce sont
eux, de leurs propre initiative qui sont allés dévoiler le cas de
Mohamed aux services éducatifs, mais on peut affirmer, d'après
ses dires, que sa
situation ne lui convenait pas, et il n'a jamais
cherché à revenir auprès des Baay Fall, ni auprès
de sa famille. Son dossier confirme ses propos. Il décrit un parcours
émaillé de violences et de situations d'exploitation, que ce soit
en famille ou auprès des Baay Fall à qui il était
confié. C'est après une fugue qu'il rencontre un enfant à
qui il se confie, et qui va ensuite l'aider à rentrer en contact avec
l'AEMO.
Djiby, lui, était dans sa famille à Dakar, avant
de la quitter subitement pour aller dans la rue. D'après son dossier, la
situation de sa famille était socialement assez difficile et il devait
accomplir des tâches (ménagères, aller au marché,
s'occuper de ses frères et soeurs). Il endosse donc de grosses
responsabilités alors qu'il n'a qu'une dizaine d'années. Il
semble également être indexé comme voleur de vélo
dans son quartier, et affiche un certaine crainte de son père, qu'il dit
violent parfois (il frappe uniquement lorsqu'il est énervé). Il
raconte son arrivé dans la rue :
Mon séjour dans la rue remonte à longtemps,
mais si je me rappelle bien, on m'avait accusé d'avoir volé un
vélo. Et ma mère m'a dit de ramener le vélo sinon elle
m'amène à la police. C'était des menaces, mais je suis
parti sur ce coup de tête et je suis resté dans la rue.[...]
Auparavant, j'étais fatigué dans la maison et
spécialement, c'est mon père qui rentrait tard le soir, et
à chaque fois qu'il rentrait, il me réveillait pour me faire
faire des commissions et j'avais peur car le quartier est dangereux. Il
m'envoyait à la boutique, et le chemin à traverser était
très dangereux.
Il n'osera pas rentrer chez lui de peur des
représailles de la part de son père, et reviendra devant la porte
de sa maison, sans jamais y rentrer. Son dossier précise qu'à ce
moment là, il a été entraîné par une bande de
jeunes en situation de rue. Il juge le réseau de ses relations dans la
rue de manière ambivalente. Il nous parle de ses relations :
J'avais comme référence quelqu'un de plus
grand que moi, mais que de taille. Il avait de l'argent sur lui, il me payait
le petit déjeuner et c'est celui là qui m'a fait rencontrer M. et
c'est aussi lui qui m'a orienté au Samu Social.[...] Il y avait des
grands aussi mais c'était des fakhmans, qui faisaient le ginz. Il y
avait parmi eu un nommé B. F. qui nous posait pas mal de
problèmes...
On voit donc que parfois, ces relations sont perçues
positivement (en terme de ressources notamment), et d'autres relations (ou
plutôt « fréquentations ») sont perçues comme
dangereuses, ou « à risques ». Il mesure donc l'ambivalence
des contacts qu'il peut trouver. Djiby a en effet identifié certains
dangers de la vie de la rue (ici le ginz avec lequel certains fakhmans qu'il
fréquentait se droguaient). Un autre de ses propos nous montre qu'au
début de son passage dans la rue, ce sont deux de ses connaissances qui
vont le retenir, alors que lui voulait rentrer chez lui, et réclamer
leur aide pour l'aider à retourner dans sa famille.
Moi, je n'avais pas l'habitude d'être dans la rue,
mais c'est N. C. et un autre, qui m'ont convaincu de rester dans la rue, mais
je les avais supplié pour qu'ils m'accompagnent jusque chez moi et c'est
eux qui m'ont convaincu de rester. « On va bien s'occuper de toi ici dans
la rue ». On a pas mal d'activité, c'est les vols et tout
ça.
Dans un premier temps, ce sont ces deux amis qui vont le
convaincre de rester avec eux, en situation de rue. A ce moment là, son
réseau de sociabilité va donc jouer contre sa sortie de la rue,
et freiner sa carrière, car cela va le conduire à poursuivre vers
un long séjour dans la rue. C'est ensuite un autre ami, qui lui
procurait déjà une aide matérielle qui l'a aidé
à trouver le Samu Social. Son arrivée dans cette institution va
être sa porte de sortie de la rue, et donc marquer la fin de sa
carrière dans la rue. Il n'hésitera pas entre son placement et la
rue.
Mon séjour dans la rue à Pikine a pris fin
quand l'ambulance du Samu Social est venue me récupérer. Au
centre, on m'a posé des questions, ils ont fait des recherches
jusqu'à trouver ma mère qui est venue me rendre visite au centre.
Et du coup, je n'ai pas voulu rentrer avec elle et j'ai dit au personnel du
Samu Social que je voulais être dans un centre dans le but d'apprendre un
métier pour travailler. Ils m'ont amené dans un premier temps
dans un centre qui s'appelle « E. » et c'était plein. Ils ne
pouvaient pas me recevoir donc on m'a ramené au Samu Social et je suis
venu jusque la Liane.
... La rue, c'est mauvais.[...] Le Samu Social est mieux car
les gens là-bas sont bien.
Nous avons également rencontré des cas
similaires, où, à l'occasion de rencontres plus fortuites, de
discussions avec d'autres jeunes (pas forcément en situation de rue),
l'enfant sera orienté ou mis en contact avec le centre, et mettra donc
fin à sa carrière dans la rue. C'est le cas de Papis et de Mame,
qui, après une longue fugue et plusieurs jours à se
débrouiller dans la rue, se sont retrouvés dans les rues de
Saint-Louis, et ont rencontré d'autres jeunes qui les orienteront vers
le centre.
Le cas de Hassan nous semble particulier et retenir notre
attention puisqu'il se distingue par une absence presque totale de contacts
avec d'autres jeunes. Il fuguera de la maison de sa tante, dans laquelle il a
été placé par son père, face au climat
défavorable dans lequel il se trouve. Il est toujours affecté aux
tâches ménagères et subit les moqueries des enfants -
apparemment indisciplinés (dixit le dossier de Hassan) - de la
maison.
A force de ruminer ces rancoeurs là, et ne voyant
pas de solution, un bon coup, je ne me souviens pas comment, c'était un
coup de tête, j'en ai eu marre, je suis sorti dans la rue, je n'avais
nulle part où aller...
A son arrivée dans la rue, Hassan ne cherche à
prendre de contact qu'avec des adultes. Ses
premières tentatives se
marqueront par des échecs, jusqu'à rencontrer une dame qui
l'aidera. Il dit ne
jamais avoir eu d'amis, et le seul contact (qu'il
relate) avec d'autres jeunes sera mal vécu, et donc
sans suite.
Je me suis débrouillé tout seul, je n'ai
jamais eu d'amis...[...] Je voulais dire aussi que j'ai rencontré D., un
éducateur de l'association E., et qu'il m'avait emmené pour les
douches, mais j'ai vraiment été emmerdé là-bas
parce qu'on arrêtait pas de se moquer de moi. A chaque fois, il y avait
des jeunes qui me traitaient de « fakhman, fakhman ! », ce qui me
faisait mal. J'allais jusqu'à me battre sur ces provocations.
Là encore, comme chez sa tante, il était la
cible de moquerie qu'il n'acceptait pas. Nous ne pouvons toutefois pas affirmer
la présence d'un lien entre le traitement qu'il subissait chez sa tante
et l'absence de relations entre pairs une fois dans la rue. Nous observons
simplement que son parcours est parsemé de relations conflictuelles avec
les jeunes de son âge. Jamais, ni dans ses propos, ni dans son dossier,
il n'y a de trace d'un ami, d'un camarade de jeu, d'un enfant proche de lui
dans la rue.
Les relations entre pairs dans la rue ont donc une influence
notable dans les carrières des enfants en situation de rue. Elles
peuvent aller dans le sens d'une sortie de la rue. C'est en effet via un
réseau de connaissances que l'enfant arrive à rentrer en contact
avec une institution et ainsi mettre fin à sa carrière dans la
rue. Aussi, ces relations peuvent agir comme un frein, et dans ce cas,
prolonger leurs carrières. C'est le cas lorsque les relations
nouées sont particulièrement fortes (Ahmed et Tarik), où
lorsque les personnes rencontrées sont les seules figures viables dans
la rue et sont également, dans un premier temps, le (seul) vecteur de
socialisation (Djiby).
1.2. L'identité, marqueur du refus de la rue
Dans les cas que nous avons étudiés, et au
regard des résultats de l'enquête, nous avons mis en
lumière une sorte de refus de la rue de la part de certains enfants. Ils
nous montrent qu'ils ont gardé tout au long de leurs parcours un
certaine distance avec la rue, et cette distance est particulièrement
perceptible au travers des dynamiques identitaires.
Hassan, ce jeune confié à sa tante dont nous avons
déjà parlé, se retrouve dans la rue confronté
à des insultes de la part d'autres enfants.
... mais j'ai vraiment été emmerdé
là-bas parce qu'on arrêtait pas de se moquer de moi. A chaque
fois, il y avait des jeunes qui me traitaient de « fakhman, fakhman !
», ce qui me faisait mal. J'allais jusqu'à me battre sur ces
provocations.
Nous avons vu plus haut ce qu'est un fakhman. Or ici, Hassan
refuse cette catégorisation
stigmatisante, alors que si l'on se
réfère à ce qu'est un fakhman étymologiquement
(voir page 32), il
est effectivement un enfant en situation de rue suite
à une rupture avec son milieu d'origine. Mais
souvent, ce sont les fakhmans eux-mêmes qui choisissent
de se dénommer ainsi, marquant par là une identification
particulière à la rue, à leur groupe, etc. Il n'y a rien
de tout cela dans le cas de Hassan, qui reste seul, sans contact avec ses
pairs, et rejette donc cette étiquette :
- Tu ne te considérais pas comme un fakhman
donc.
- Non [...] Un fakhman n'est rien d'autre qu'un bandit, et
c'est quelqu'un qui aime la facilité, qui ne va pas chercher du travail
et agresse les gens, c'est comme ça qu'il fait.
Il refuse donc de se voir associé à ce qu'il
perçoit comme des enfants ou adolescents violents, voleurs, etc. Ses
réactions (il va jusqu'à se battre) montrent que l'image qu'il
renvoie est importante pour lui, et qu'il souhaite donc la préserver, en
se défendant dès que cette dernière est mise en cause. Il
se définit simplement, de la façon suivante :
Je me considérais comme un être humain qui
cherche à se débrouiller dans la rue.
La rue n'est donc que le lieu où il se trouve et dans
lequel il essaye de s'adapter pour « se débrouiller ». Hassan
n'est dans la rue que parce qu'il n'a pas d'autres solutions : son milieu
d'origine lui est défavorable, et il ne voit, pour le moment pas d'autre
moyen que d'essayer de trouver du travail pour réussir à
survivre. Il ne va donc pas chercher à rejoindre un groupe de jeune de
la rue, mais tenter de s'en sortir par lui-même, par des biais qui lui
semble « honnêtes », en opposition à une voie qui
paraît plus dangereuse (car associée à la violence, au vol,
etc).
C'était angoissant parce que j'étais tout le
temps dans mes pensées à vouloir savoir « qu'est ce que je
dois faire ? », « Qu'est-ce que je peux faire ? », «
Trouver du travail le plus rapidement possible ».
Ce genre de questionnements est aussi présent chez
Cheikh, qui lorsqu'il raconte son histoire, nous dit qu'il se questionnait
toujours sur sa présence dans la rue. Ayant fui sa famille par crainte
de subir des coups de la part de son oncle, il se retrouve rapidement à
Touba, où il va s'intégrer à un groupe d'enfants en
situation de rue.
Je suis resté en coin, je me suis posé la
question « qu'est ce que je fais dans la rue comme ça ? » [...
et plus loin : ] Je me suis posé la question « mais qu'est-ce que
je fais dans la rue ? »
Par ces questions, on sent que Cheikh a du mal a assumer sa
présence dans la rue, car la vision qu'il a de lui-même n'est pas
conforme à sa situation actuelle. Plus loin, il va montrer son
désaccord avec certaines pratiques de son groupe, et certaines
représentations sociales.
... moi je n'ai jamais mendié [...] Je ne veux pas
mendier. Même des fois il y a quelqu'un qui m'appelait «
talibé », mais non moi je lui dis que je ne suis pas un
talibé.
[...] ils m'ont montré où ils dormaient,
tout ça... Il y a un seul problème, c'est que eux, ils volent.
Mais moi je n'ai jamais volé. A 6h du matin ils quittent la gare pour
aller dans le garage mécanicien pour voler le fer et aller le
revendre.
Cheikh refuse le vol et la mendicité, et refuse
également d'être confondu avec un talibé. Cela marque le
souhait chez lui de conserver une image de soi positive, en refusant les
activités qu'il juge mauvaises et en souhaitant se démarquer des
talibés mendiants (ce qu'il n'est pas) aux yeux des autres, car il ne
pratique pas la mendicité. Ici aussi, comme pour Hassan, il veut s'en
sortir « honnêtement ». Il faut noter que dès son
arrivée dans la rue, Cheikh est porteur d'un projet de sortie : trouver
un médiateur pour l'aider à retourner dans sa famille. Ce souhait
va ensuite le guider à Saint-Louis où il trouvera de l'aide.
Après j'ai voulu venir à St-Louis, parce que
j'entendais tout le temps que St-Louis est la première capitale du
Sénégal. J'ai dit que donc, il y aurait peut-être quelqu'un
qui va m'aider dans ma situation.
[...] Je n'étais jamais venu à St-louis,
même moi je ne connaissais pas ce qu'était le centre, mais je
voulais parler avec ma mère et mon père pour que le
problème se règle, on m'a présenté le centre, on
m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...
Cheikh n'a donc jamais eu l'intention de rester dans la rue.
Il est porteur depuis le début d'un projet post-rue, celui de retourner
dans sa famille. Il est un enfant poussé à la rue113,
face à un climat défavorable. Il ne perçoit la rue que
comme une passade temporaire, mais rendue nécessaire à cause de
certaines violences familiales, à laquelle il compte mettre un terme en
cherchant des appuis extérieurs. Nous sommes là dans la cas d'une
sortie active et auto-controlée de la rue.
Mamadou marque également, à sa façon, son
rejet du vol au sein de son groupe. Il a fui de chez lui car son grand
frère voulait le battre, et s'est retrouvé à Dakar. Il
noue rapidement des liens avec d'autres enfants et fréquente quelques
réseaux d'autres personnes en situation de rue (certains Baay Fall par
exemple). Il nous raconte le vol qu'il pratique avec un groupe :
Chacun avait un rôle, car notre principale
activité était le vol et dans ce vol, chacun avait son
rôle. Moi, je n'ai jamais volé. Mon rôle, c'était de
guetter si il y a un danger, et je les avertissais. Ce qui se passait, ils
venaient dans les maisons pour demander l'aumône et y'a qui
présentaient les salutations. Ils disaient «Assalâm
aleïkoum» et si quelqu'un ne répondait pas, ils savent que y'a
personne dans cette maison, ou personne qui n'est encore
réveillé, et il lance le message et les autres vont commettre
leur forfait.
- C'est toi qui a choisi ton rôle parce que tu ne
voulais pas voler ?
- Je n'avais jamais volé, et quand on a partagé
les rôles, j'ai dit que je ne volais pas.
113Nous entendons « poussé à la rue » au
sens où le Fatou Dramé (voir page 33).
Donc on m'a donné un autre rôle.
- Pourquoi tu ne voulais pas voler ? - Non, voler c'est pas
bon.
Il sait le vol nécessaire à sa survie, mais
souhaite s'y associer le moins possible, ne pas commettre l'acte en
lui-même, ce qui l'amène à prendre un rôle de
guetteur. Il signifie là son désaccord avec certaines pratiques
qui peuvent avoir lieu dans la rue. Plus loin, il dira à propos de dames
qu'il a rencontrées et à qui il rendait des services moyennant un
pécule.
Ça m'a permis aussi de rencontrer des gens bons qui se
sont occupés de moi, qui m'ont aidé. Elles m'ont emmené
chez elle, m'ont donné le petit déjeuner.
Mamadou a parfaitement conscience des dangers de la rue. Il le
signifie par la difficulté morale qu'il a à voler et par la
reconnaissance qu'il porte au gens qui vont le sortir de sa situation ou qui
vont temporairement l'aider. Mohamed n'est pas non plus en adéquation
avec sa situation dans la rue. Nous l'avons déjà vu, il a
été confié à des Baay Fall, et, s'il dit être
Baay Fall, il n'apprécie pas du tout son rôle.
... j'étais Baay Fall. [...] ça ne me plaisait
pas.[...] ... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous les
jours.
Ce qui se joue chez Mohamed à ce moment n'est pas
uniquement de nature identitaire. Il dit en effet victime de maltraitance et
forcé à la mendicité. Sa mauvaise situation pourrait alors
être le facteur le plus influent sur sa motivation à quitter son
milieu. Toutefois, il nous dit plus loin ne plus vouloir être Baay Fall.
Depuis son arrivée au centre il y a deux ans, les autres enfants et
adolescents, et parfois les éducateurs, l'interpellent par la
dénomination Baay Fall et non par son prénom. Ce surnom
de Baay Fall est inscrit jusque dans son dossier au centre («
Mohamed [...] dit Y. ou dit Baay Fall »). Il
semble s'être habitué à cette façon de faire, bien
qu'il réponde parfois par des signes d'énervements, en tirant la
tête, ou en faisant mine de ne pas entendre jusqu'à ce qu'on
l'appelle par son vrai prénom. Il continue donc d'essayer de se
détacher de ce patronyme dans lequel il ne se reconnaît pas, et ne
s'est jamais reconnu.
Les cas que nous avons abordés ici sont significatifs
d'un manque d'adhésion aux représentations qui sont liées
à la rue, que ce soit par des activités (le vol, la
mendicité, la drogue), ou par des catégories de personnes (Baay
Fall, fakhman, talibé mendiant). Il n'y a pas (ou peu) d'appropriation
symbolique (au niveau des représentations) de la rue de la part de ces
enfants. Cela est probablement dû au fait que, dès le début
de la carrière, certains sont dores et déjà porteur
d'un
projet de sortie, d'une envie de quitter la rue le plus
rapidement possible, et sont donc à la recherche d'aide (d'appuis de la
part d'une tierce personne ou d'une institutionnelle, etc). La rue n'est
souvent qu'un milieu dans lequel il faut s'adapter mais qui n'a pas vocation
à devenir un lieu de vie permanent sur le long terme, car elle n'offre
pas d'avenir viable.
1.3. Les rôles des adultes
Les relations avec les adultes sont un élément
remarquable dans les histoires que nous avons récoltées pour
notre enquête. En effet, les parcours sont émaillés de ces
rencontres qui agissent de façons différentes et avec une
influence plus ou moins marquée dans la carrière de l'enfant.
Ces contacts avec les adultes peuvent agir de manière
continue dans leur parcours, les incitant progressivement à sortir de la
rue. Chez Ahmed, nous avons déjà vu la place importante qu'occupe
son lien d'amitié, et comment celle-ci va s'avérer être un
déclencheur de sa sortie de la rue. Son parcours est aussi
parsemé de plusieurs contacts avec des adultes, qui ne vont cesser de
l'encourager à quitter son milieu.
... ma grand-mère qui me conseillait de ne pas
écouter ce que disent les jeunes. Je me battais avec les jeunes, ils me
traitaient toujours comme un bâtard. Toujours j'entends ces mots
là. Je reviens, je lui dis et elle me conseille. Elle m'a demandé
de savoir supporter, et que c'est la vie, que ça passera. Y'a son
frère aussi, qui me disait qu'il faut tout faire pour sortir du village,
car c'était pas ma place là-bas. Lui c'était mon ami, le
frère de ma grand-mère.
[...] Quand il [son ami] est parti je ne sortais plus de
chez moi. Il y avait même une personne qui était venue de Kaolak
pour travailler au village et qui est devenue mon ami. Je m'enfermais, et il
venait là-bas tout le temps. Il venait pour me soulager, discuter parce
que c'est ma grand-mère qui avait dit ça.
Tout au long de son parcours, ces contacts sont venus le
soutenir, pour l'aider à supporter ce qu'il vivait, et sont venus aussi
l'encourager vers une sortie de sa situation, de son milieu. C'est finalement
par l'intermédiaire de son oncle qu'il va trouver une issue et quitter
son village pour aller à Saint-Louis, où il finira par arriver au
centre. Le départ de son ami est un déclencheur, et c'est sur les
conseils et sur l'aide des adultes que Ahmed va s'appuyer pour mettre fin
à sa carrière de rue. Ce type d'influence, par petites touches
successives, est également à l'oeuvre dans le parcours de Tarik
en tant que talibé mendiant.
... chez les canadiens, c'est là-bas que tout
à commencer, c'est là-bas qu'on a commencé à avoir
la vraie vie quoi ! A l'âge de treize ans, c'est là-bas qu'on a
commencé à apprendre un peu la vie : à lire, à
écrire...
[...] Ça a commencé à partir de
l'âge de 16 ans jusque maintenant. G. m'a appris pas mal de choses hein :
à travailler, la vie, les bonnes manières, l'amour de la vie.
Aujourd'hui tout ce que je peux dire, tout ce qui est en moi aujourd'hui c'est
lui qui a mis tout ça dans ma tête. Il m'a bien aidé dans
ma vie.
Que ce soit via des institutions (comme les associations) ou
directement, les contacts que Tarik a pu avoir l'ont progressivement fait
entrevoir une sortie possible de sa situation de talibé. Il le dit
luimême de la façon suivante : « ...c'est là-bas qu'on
a commencé à avoir la vraie vie... ». Ce sont ces contacts
et ce qu'ils procuraient (des ressources en terme d'apprentissage notamment)
qui vont progressivement inviter Tarik à construire un projet post-rue.
Une de ses relations avec un adulte va le conduire à se faire adopter.
C'est cette même personne qui l'aidera à se sortir de son daara,
et le propulsera dans une vie active en lui procurant du travail.
La dame chez qui Hassan rend régulièrement des
services va s'avérer être un contact déterminant dans sa
carrière. En effet, c'est elle qui va faire le nécessaire et le
mettre en relation avec le centre, et ainsi permettre sa sortie de la rue.
... c'est une femme qui est venue m'approcher dans un
premier temps pour solliciter mes services, précisément pour que
j'aille puiser de l'eau pour les travaux domestiques pour sa famille. Et c'est
à force de faire ça que des liens se sont tissés entre moi
et la bonne dame. [...] Après, cette dame a parlé au centre pour
faire les démarches et elle a rencontré O..
Hassan reste un cas particulier. Comme nous l'avons
déjà vu, il n'a noué aucun lien avec d'autres jeunes dans
la rue. Il ne s'est tourné que vers des adultes, dans l'intention de
trouver du travail pour se débrouiller. Il a d'ailleurs
été confronté à quelques refus, avant de trouver
quelqu'un qui accepte ses services. Cela ne l'a pas empêché de
persévérer, alors qu'il ne l'a pas fait avec ses pairs.
J'ai d'abord été confronté à
un manque de confiance là où je sollicitais, avant que cette dame
m'approche. Sinon, on me demandait où sont mes parents, d'où je
viens, tout ça. Donc, ne pouvant pas le faire, je n'ai pas trouvé
tout de suite.
Souvent, dans les parcours que nous avons
étudié, les adultes ont un rôle clé dans la sortie
de la rue. Ils sont souvent le pont qui va permettre à l'enfant de
passer de sa situation de rue, à une autre situation (dans une
institution par exemple). Souvent, ce rôle n'est que celui d'une simple
passerelle, n'étant que le chaînon manquant d'une carrière
que l'enfant souhaite voir se terminer rapidement. C'est donc
généralement l'enfant qui, en faisant jouer ses contacts, ses
réseaux, en cherchant de l'aide, va finir par trouver une personne
adulte capable de l'aider à quitter la rue. C'est par exemple le cas de
Cheikh, qui, nous le rappelons, cherche un médiateur pour l'aider
à retourner dans sa famille à Dakar. C'est en arrivant à
Saint-Louis qu'il va mettre fin à sa carrière dans la rue.
Je n'étais jamais venu à St-louis,
même moi je ne connaissais pas ce qu'était le centre, mais je
voulais parler avec ma mère et mon père pour que le
problème se règle, on m'a présenté le centre, on
m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...
C'est donc l'éducateur du centre, qui va permettre
à Cheikh de réaliser son souhait, mais c'est bien Cheikh qui est
allé à la rencontre du centre, et non l'inverse. L'adulte a
été ici un simple moyen, qu'il cherchait en venant à
Saint-Louis, qui lui a permis de sortir de la rue. Si la plupart du temps,
l'enfant ou l'adolescent, devant les propositions de placement, d'avenir que
peut lui faire l'adulte, quitte immédiatement, et sans hésitation
sa situation de rue (dans les parcours que nous avons étudié,
c'est généralement le cas des enfants recueillis par le Samu
Social à Dakar, notamment Mamadou, Aly et Djiby), il arrive qu'une sorte
négociation se mette en place. C'est le cas particulier de Mame, dans un
daara pendant 5 ans, d'où il va faire plusieurs fugues, pour cause de
maltraitances. Son marabout va le retrouver à chaque fois. Il parvient
finalement à s'enfuir et quitte Touba à pieds pour Darou, puis
arrive à Saint-Louis.
... Je ne connaissais pas l'existence du centre. Quand
j'ai vu les jeunes après le marché, ils m'ont proposé.
Quand j'ai discuté avec eux, quand je suis venu au centre, que j'ai
trouvé l'éducateur et j'ai discuté avec lui, ce que
l'éducateur m'a dit, ça ma fait réfléchir et
ça m'a motivé à rester. Je lui ai dit ce que je voulais et
il m'a rassuré pour rester.
- Qu'est ce que tu voulais ?
- Si je peux rester ici, et ne pas retourner dans ma
maison. L'éducateur m'a rassuré en me disant que
présentement, pas tout de suite tout de suite, mais peut-être au
futur voir. Et c'est la raison pour laquelle je suis resté.
Son dossier décrit Mame comme quelqu'un de calme, avec
une forte personnalité et sociable avec ses pairs. Il semble très
débrouillard et à l'habitude de la vie dans la rue. C'est
probablement cette assurance qui lui permet de poser une condition à sa
propre sortie de la rue. Dans la discussion avec l'éducateur, il va oser
demander à ne pas retourner dans sa famille, et ce n'est qu'une fois
cette garantie énoncée qu'il va accepter de venir au centre. Ce
trait de caractère, cette négociation de sa sortie de la rue, ne
se retrouve que chez lui. Dans les autres cas similaires (voir les entretiens
de Djadji, de Mamadou et de Aly) les enfants ont simplement raconté
avoir été convaincus par les propos des adultes qui les ont
approchés pour leur proposer une aide.
Les relations avec les adultes, plus ou moins marquées
selon les parcours, occupent donc une place importante parmi les facteurs qui
vont favoriser la fin de la carrière des enfants en situation de rue.
Agissant soit de manière continue, en allant progressivement dans le
sens d'une construction d'un projet post-rue, soit comme un moyen rapide qui va
donner à l'enfant ou l'adolescent la possibilité
de mettre rapidement fin à sa carrière dans la
rue. Dans ces cas, la rencontre avec l'adulte peut être plus ou moins
provoquées, c'est à dire que l'enfant est plus ou moins en
recherche d'une ressource (adulte, institutionnelle) pour l'aider dans sa
situation.
1.4. Remarques sur la carrière
Pour terminer cette analyse des résultats, il nous
semble intéressant de revenir sur les carrières des enfants. Nous
pouvons en effet en tirer quelques remarques spécifiques à notre
enquête, par rapport au départ dans la rue, à la sortie, et
quelques propos concernant les étapes intermédiaires. Pour
certaines, ces remarques ne sont qu'embryonnaires et il serait
intéressant de les développer plus en détails, par exemple
à l'occasion de recherches futures.
Nous l'avons dit dans un premier temps, lors du commentaire
sur les résultats obtenus, l'arrivée dans la rue, pour ces
enfants, est immédiate. Cela ne veut pas dire que l'enfant n'a pas
connaissance du milieu de la rue. D'après les propos recueillis,
certains connaissent plus ou moins bien d'autres enfants en situation de rue,
mais n'ont jamais fugué de chez eux. L'arrivée forcée,
c'est à dire que l'on a mis l'enfant en situation de rue ; il n'y est
donc pas allé de lui-même. C'est le cas de tous les talibés
mendiants qui ont été confiés à un daara, ou
à d'autres personnes en situation de rue, comme les Baay Fall. Nous
considérons donc qu'un enfant qui fugue un daara, dans lequel il
était talibé mendiant, marque une évolution de sa
carrière dans la rue. Le début de sa carrière dans la rue
a pris effet au moment de son arrivée dans le daara, en situation de
talibé mendiant. La fuite du daara constitue donc un changement de
situation, mais la rue reste, de manière différente,
prédominante chez l'enfant. Cette régularité peut
être mis en perspective avec le fait que toutes les sorties de la rue,
dans les histoires que nous avons écoutées, sont des sorties de
type active (voir les types de sorties page 16). En effet beaucoup de ces
enfants disposent d'un projet (ou à défaut d'une intention, plus
ou moins bien définie) d'après-rue dès le début de
leur carrière. Cet élément nous semble être le socle
fondamental sur lequel va se construire, aux côtés d'autres
facteurs (la sociabilité, les repères identitaires,
etc114), le cheminement vers la fin de la carrière. Ces
sorties actives, marquées par la faible appropriation symbolique de la
rue, sont peut-être la trace d'une socialisation familiale restée
prédominante chez ces enfants. En effet, les arrivées
immédiates ne permettent pas une socialisation de la rue avancée
avant le départ. Cela implique que le bilan famille-rue que l'enfant
peut dresser au moment de son départ - si bilan il y a - ne se fait
qu'en grande partie sous l'influence de la socialisation familiale. C'est
également un des éléments qui influence le fait que ces
enfants se tournent rapidement vers une recherche de sortie de la rue.
114Voir le système des facteurs d'influences de la
carrière page 16.
Nous l'avons déjà soulevé plus haut, la
sortie de la rue de Tarik nous pose question. Nous l'avons à la fois
classée comme étant une sortie active et une sortie par
épuisement des ressources. D'abord, la sortie est active car c'est un
réel projet d'après-rue qui germe chez Tarik lorsqu'il est encore
au daara. Ce projet prend forme progressivement, influencé notamment par
les rencontres et les apprentissages qu'il peut faire à
l'extérieur de son école coranique. C'est enfin en prenant appui
sur un de ses contacts qu'il va quitter le daara et devenir indépendant
(avec un travail, un logement, etc). C'est en ce sens que sa sortie est une
sortie active, mais elle l'est dans une situation particulière. En
effet, comme il le dit lors de l'entretien, tous les talibés sont
amenés à quitter un jour ou l'autre le daara.
... il y a un âge limite, si tu as bien appris le
Coran, si tu es âgé. Parce qu il y a des daaras où il n'y a
pas d'âge limite. Bon si tu es âgé, le marabout va essayer
de contacter tes parents, pour que tu puisses rentrer, rencontrer ta famille.
Au bout d'un moment, lui ne te retient plus. Tu demandes la permission et il te
laisse partir. Je peux pas dire pour les autres marabouts, mais mon marabout,
si tu es âgé, il va te laisser partir. Y'a des talibés qui
ont vingt ans, qui ne rentrent pas, juste les études coraniques et
bosser. Ils restaient toujours, parce que tu peux toujours apprendre le
Coran.
- Donc à un certain âge, si tu veux, tu peux
partir tout seul ? - Oui, si tu veux tu peux partir.
- Mais si tu pars à 7 ans par exemple, là on va
venir te chercher...
- Oui, là c'est pas possible. Vers 20, 21 ans. Nous
on a eu de la chance de sortir tôt du daara, parce que nous on a bien
appris. Ce que d'autres mettent plus de temps nous on a bien appris. On
était très jeune, on a bien appris. A l'âge de 15 ans, on
comprenait tout le livre. Quand tu dis une ligne, nous on savait ce que tu dis,
où c'était... on savait bien. Et le marabout, il faisait
confiance, il savait qu'on apprenait bien. « Jusqu' à
présent c'est pas assez... ». Bon nous on a décidé de
partir jeune, mais y'en a qui sont restés. Après, moi j'ai eu
d'autres idées, d'autres visions, c'est là que j'ai eu envie de
partir quoi.
La fin de la présence au daara peut donc se faire
à l'issue de l'apprentissage, lorsque le marabout décide que
celui- ci est arrivé à son terme, et non par le départ sur
la seule décision du talibé. La situation de Tarik est donc
ambiguë car à la fois il est porteur d'un projet de sortie, et
à la fois, ce projet ne se met réellement en place qu'à
partir du moment où sont marabout lui a donné l'autorisation de
quitter le daara, car il a terminé son apprentissage. La manière
dont Tarik a quitté son daara n'est pas complètement claire dans
ses propos, mais la question mérite d'être posée pour le
cas plus global des talibés mendiants quittant leur condition. Sont-ils
dans un cas de sortie active ou de sortie par épuisement des ressources
(c'est à dire, dans leurs cas particuliers, parce qu'ils sont
arrivés à la fin d'un apprentissage qui déterminait une
présence dans la rue) ? Cette question
nécessite une analyse détaillée du
fonctionnement des daaras, qui, comme nous l'avons vu
précédemment (voir page 30), constituent une catégorie
très hétérogène, et des cursus d'apprentissages qui
y sont mis en oeuvre afin de replacer ces sorties du daara dans leurs
contextes.
La carrière de l'enfant évolue en passant d'une
étape à une autre. Nous remarquons que ce sont souvent des
événements importants aux yeux de l'enfant qui sont en jeu lors
d'une évolution de la carrière. Ils marquent donc un avant et un
après dans le parcours de l'enfant en situation de rue. Citons quelques
exemple, comme celui de Cheikh, dont le départ de Touba est
marqué par proximité du grand Magal et qui va alors quitter la
ville vers Saint-Louis, de peur d'y croiser sa famille. Ahmed, dont
l'arrivée dans la rue est dûe à l'apparition et au
comportement de son père. Sa sortie de la rue a pour origine le
départ de son ami, qui était alors sa principale attache au
village. Le départ de Tarik de son daara s'est construit
progressivement, mais il semble que ce soit à la suite d'une maladie
qu'il a finalement mis fin à sa carrière.
Notre recherche se concentrait plus particulièrement
sur le passage particulier de la rue à l'aprèsrue : la fin de la
carrière. Nous nous sommes donc penchés sur les étapes
comme, la rue refusée et la sortie de la rue. Nous manquons cependant
d'information quant aux étapes précédentes, et
particulièrement la rue observée/ludique et la rue
assumée. Si ces éléments transparaissent dans les parcours
des enfants, il nous a été difficile de les mesurer
clairement.
Chapitre 2 : Retour sur la problématique
2.1. Réponse aux questions de recherches
En s'appuyant sur les résultats de notre enquête,
nous pouvons répondre ici aux questions de recherche que nous nous
sommes fixés en reprenant rapidement les éléments que nous
avons développé dans le chapitre précédent.
1. En quoi l'image de soi, chez l'enfant/l'adolescent en
situation de rue, influe sur sa sortie de la rue ?
L'image de soi est un élément important dans la
dynamique identitaire des enfants. Nous l'avons vu, elle influence la
carrière du début jusqu'à la fin. Nous avons mis en
évidence comment l'image de soi permet de comprendre avec quelle
intensité les enfants vont d'approprier la rue. Elle est aussi un
élément important du passage sensible de la fin de
carrière. C'est ce que peut révéler le cas de Khalil, un
adolescent présent au centre dont nous n'avons pu étudier que le
dossier. Pendant ses quatre années passées dans la rue, il
été longtemps sous l'influence de plus grands de la rue (Baay
Fall notamment) qu'il a fréquenté dans plusieurs villes du
Sénégal, avant d'arriver à Dakar où il est
recueilli par le Samu Social. Il fugue à plusieurs
reprises du centre, et il dort dehors, avec d'autre de la rue qu'il a
fréquenté à Dakar. Il revient, parfois perturbé,
car, « il sait les dangers de la rue ». Son dossier contient un
rapport d'une psychologue qui note : « Aujourd'hui, il ressent parfois le
besoin de s'évader (notamment pour régler certains besoins
personnels en gagnant un peu d'argent). Dans la rue, les gens se moquent de lui
parce qu'il vit au centre. Il est conscient de la stabilité que lui
apporte le centre. Dans la rue, il ne s'agit que de survie, hors au centre, les
besoins de base sont assurés, ce qui laisse la place à la morale,
des valeurs, des choses plus fondamentales. Il est en demande d'entretien, veut
qu'on le regarde positivement ». Ces phrases nous permettent donc de
mettre en relief le besoin qu'ont les enfants et adolescents d'avoir une image
positive d'eux-mêmes. Cette image positive est en partie construite sur
l'image de lui-même qui lui est renvoyée par les autres (ses pairs
et les adultes).
2. Comment l'intégration de l'enfant/l'adolescent
à des groupes ou des réseaux influe sur la sortie de la rue ?
Nous avons décrit la manière dont les relations
entre pairs, notamment via l'intégration à des groupes ou des
réseaux, a eu une influence sur l'ensemble des carrières de ces
enfants, et sur la sortie de la rue en particulier. Si elles peuvent
également influer contre une sortie , ralentissant la carrière,
nous avons mis en évidence qu'elles se sont
révélées utiles parce qu'elles permettaient à
l'enfant d'élargir son cercle des connaissances, en lui permettant donc
d'avoir accès à des possibilités de sortie plus facilement
et rapidement (par des contacts avec des institutions notamment). Ces relations
ont parfois oeuvré directement pour la sortie de la rue de l'enfant
concerné (en allant rapporter son cas auprès d'une institution
par exemple).
3. Comment l'identification de l'enfant/l'adolescent à
des représentations sociales influence sa sortie de la rue ?
Cet aspect de la socialisation, comme l'a défini Pierre
Tap, est particulièrement liée à l'identité. Elle
est en effet intimement associée à l'image de soi, car l'enfant
ne va s'approprier des représentations sociales que s'il juge qu'elles
sont en accord avec l'image qu'il a de lui, ou avec l'image qu'il souhaite
renvoyer de lui-même. D'après nos résultats, nous observons
que cette dimension va être le marqueur d'un certain refus de la part des
enfants des représentations et des valeurs qui peuvent être
associées à la rue. C'est le cas des enfants qui refusent le vol,
ou lorsqu'il le pratique, souhaite s'en détacher le plus possible.
L'association à des catégories de personnes que l'enfant juge non
appropriée et/ou dégradante va être le
révélateur d'une distance importante entre l'enfant tel qu'il se
perçoit et l'ensemble des représentations qu'il va lier à
la rue.
2.2. Réponse générale à la
problématique
Nous avons vu à travers les réponses aux
questions de recherche comment ces deux dimensions, la socialisation et
l'identité, pouvait influer sur la sortie de la rue. C'est par
l'identification l'adhésion ou le rejet de certaines
représentations sociales ou certaines valeurs sociales que l'enfant va
ainsi se positionner par rapport à la rue. De notre travail, citons le
refus (ou la gêne) de voler, de mendier pour certains, souvent
associé au souhait de s'en sortir d'une manière qu'il juge bonne,
ou honnête. Cela marque donc une distance que l'enfant va garder par
rapport à la rue. C'est aussi le refus de se voir assimilé
à certaines catégories sociales qui va montrer que ces enfants ne
vont pas s'approprier la rue complètement, car ils ne veulent pas en
assumer certains aspects. Certains vont donc de pas vouloir être confondu
avec les talibés, d'autres avec des fakhmans, etc. Ce sont bien ces
éléments qui sont révélateur d'un manque
d'adhésion aux représentations sociales et aux valeurs qui
constitue le monde de la rue. Cette non-adhésion est donc le signe que
ces enfants vont s'orienter plus facilement vers des solutions de sortie de
rue, plutôt que de chercher à s'y attacher d'avantage.
Le deuxième point important de ce travail est la mise
en valeur de la manière dont les relations, que ce soit entre pairs ou
avec des adultes, ont une influence sur la fin de la carrière. Les
contacts avec les adultes peuvent n'être perçus que comme un
mettre en oeuvre un projet de sortie de rue déjà plus ou moins
préparé. Ils peuvent aussi chercher à inciter
progressivement à la construction de ce type de projet, tout au long du
parcours de l'enfant. Dans la grande majorité des cas, les contacts
noués avec les adultes a souvent entraîné une
avancée vers la fin de la carrière de l'enfant. Les relations
entre pairs sont à double tranchants. Elles peuvent attirer d'avantage
l'enfant vers la rue, et ainsi ancrer sa carrière, mais elles peuvent
également l'aider vers sa sortie. Elles permettant en effet aux enfants
de développer un réseau de connaissance et ainsi multiplier les
opportunités de sortie. C'est aussi en s'appuyant sur la
solidarité de certains de ses pairs qu'un enfant peut évoluer et
mettre un terme à sa carrière dans la rue.
Chapitre 3 : Regard critique et ouvertures
3.1. Sur la méthode
Au cours de notre enquête et à la suite de
l'analyse des résultats, nous nous sommes aperçus de certaines
limites des méthodes que nous avons employé. Il s'agit ici
d'essayer de souligner ces aspects, en essayant de comprendre leurs impacts
dans les résultats, afin d'améliorer la qualité d'une
recherche future.
Nous voulons tout d'abord dire que nous manquons d'entretiens
pour consolider certaines régularités
que nous avons
observé, et en mettre à jour de nouvelles. En effet, nous ne
sommes pas arrivés à
saturation dans le contenu des entretiens que nous avons
réalisé. Une enquête plus conséquente
quantitativement permettrait d'agréger davantage de cas, ce qui
permettrait une réponse plus achevée à la
problématique étudiée. Aussi, il serait intéressant
de travailler de manière plus précise sur
l'échantillonnage. Si nous avions initialement défini un
échantillon, il nous a été difficile de nous y conformer,
car les enfants interrogés ont été choisis en grande
partie avec l'aide de l'équipe éducative du centre dans lequel se
déroulait l'enquête. Le fait même de travailler avec ce
centre a eu un impact sur les résultats obtenus. Nous nous sommes en
effet entretenus avec des enfants n'étant plus en situation de rue.
Cette particularité de notre échantillon oriente d'une certaine
façon nos résultats. D'une part, les enfants ont un regard
rétrospectif sur leurs carrières. Cela peut impliquer plusieurs
choses : il peut arriver que ce regard évolue, que l'enfant soit
tenté de modifier des éléments en racontant son parcours,
que l'enfant oublie certains détails, etc. Donc si ce cette
façon, nous pouvons recueillir des histoires de carrières
complètes, les éléments qui ont freiné ou
facilité la sortie de la rue peuvent ne pas nous apparaître ou
être moins facilement compris que lorsque l'enfant est encore en
situation de rue. Le choix du terrain a été fait avant tout pour
des raisons pratiques (comme la barrière de la langue ainsi que l'aide
qu'a accepté de fournir l'équipe éducative notamment). Il
est par ailleurs évident qu'une maîtrise correcte du wolof aurait
permis de supprimer l'intermédiaire d'un traducteur lors des entretiens,
et donc d'une partie des biais inhérents à la traduction (la
traduction des questions et des réponses, même sans traducteur
intermédiaire, peut comporter certaines limites). Aussi, il serait
préférable de prévoir plusieurs entretiens avec un
même enfant. En effet, revenir sur une histoire après avoir fait
une première relecture des transcriptions des entretiens
réalisés permettrait notamment d'approcher des
éléments plutôt négligés lors des
premières rencontres. Cela permettrait également d'aborder les
aspects souhaités avec plus de profondeur (notamment les
éléments centraux de notre problématique :
l'identité et la socialisation) que lors d'un unique entretien, qui peut
parfois s'apparenter à une sorte d'« interrogatoire marathon
», avec pour ligne blanche la liste des thèmes et questions du
guide d'entretien. Cette façon de faire un peu mécanique,
dûe en partie à des conditions parfois difficiles , et à la
fatigue des différents protagonistes, ne nous a pas permis une
écoute suffisamment active. Or, la qualité de l'écoute est
un facteur garant d'un entretien concentrant davantage d'éléments
pertinents, car elle permet une meilleure compréhension, des relances
plus appropriées, etc. C'est ce qui a manqué sur des aspects
comme la socialisation et les vecteurs d'apprentissage au sein des groupes, la
prise de rôles et les statuts. Il serait également enrichissant de
compléter notre enquête par des entretiens avec des personnes
travaillant auprès des enfants en situation de rue, en allant au
-delà d'une simple discussion plus ou moins formelle.
L'expérience dont ils disposent et le regard qu'ils peuvent porter sur
la problématique abordée serait un plus non négligeable
dans l'analyse des résultats.
Une révision de la grille de lecture est
également nécessaire à une analyse plus fine et pertinente
des résultats. Certaines des variables utilisées sont en effet
ambivalentes. Par exemple, « insatisfait de sa situation dans la rue
», liée à la dimension de l'image de soi de
l'identité peut porter à confusion. L'insatisfaction d'une
situation de rue n'est pas uniquement de nature identitaire. En effet, sur cet
aspect, l'identité peut jouer au côté d'autres
éléments non négligeables, comme une situation de
maltraitance ou d'exploitation. Ainsi ce n'est peut-être pas que (voir
pas du tout) pour des raisons identitaires que l'enfant va se montrer
insatisfait de sa situation. Aussi, les éléments qui concernent
la carrière de l'enfant (sur la rue observée/ludique et la rue
assumée) ne sont pas tous mesurables de manières satisfaisantes.
Il conviendra de retravailler ces concepts en y cherchant des indicateurs plus
efficaces.
Dans le guide d'entretien, les questions liées au
thème concernant la trajectoire de l'enfant sont sensées
interroger sur les changements ayant lieu dans la carrière. Ces
questions devaient aider à déceler les étapes de la
carrière de l'enfant, mais ont été mal comprises la
plupart du temps. Il serait préférable de mesurer des changements
sur des thématiques plus précises (vie dans le groupe,
activités, lieux, repères identitaires, etc) plutôt qu'en
général, car les enfants ne perçoivent pas le sens de la
question.
3.2. Pistes d'ouvertures
Tout au long de ce travail d'étude, un certain nombre
de questionnement nous sont apparus et nous ont semblé importants. Ces
réflexions sont peut-être susceptibles de faire l'objet de
recherches ultérieures.
Durant notre travail, nous n'avons pas
différencié les modes de sociabilité des enfants et
adolescents. En effet, il serait intéressant d'essayer de voir ce qui
change chez les enfants en fonction du mode à l'oeuvre dans les
relations entre pairs, ainsi qu'en fonction de la façon dont
adhère chacun des membres. Dans certains discours d'enfants et dans nos
observations, nous avons détecté quelques différences
entre les types d'associations possibles entre les enfants. On trouve
également plusieurs exemples dans la littérature scientifique et
institutionnelle : réseaux, bandes, near-groupe, dyade, triade, etc.
Cette diversité a-t-elle un impact sur les activités des enfants
ou ces modes sont-ils choisis en fonction de l'activité exercée ?
Comment prennent vie ces différentes formes de groupement, et quelle est
alors l'influence de ces deniers sur les enfants ?
Dans ce travail, nous avons abordé les relations avec
les adultes puis l'image de soi comme
dimension de l'identité
personnelle de l'enfant. Un trait important s'est avéré
primordial dans l'image
de soi : le regard des autres, et des adultes en
particulier. Au delà de la simple relation avec l'adulte,
l'image qu'il va renvoyer à l'enfant de lui-même,
le regard positif, bienveillant, est une clé importante dans la
perspective de la sortie de la rue, comme nous le montre le cas de Khalil, vue
plus haut. L'image de soi est double. Il y a l'image que l'on a de nous
même, et l'image que les autres nous renvoient de nous même. Il
nous faut donc prendre en compte cette dimension « extérieure
» de l'image de soi, car elle peut être un élément
déterminant dans la sortie de la rue. D'après Riccardo Lucchini,
cette dimension est un des facteurs d'influence de la carrière (voir
page 16).
Dans une future recherche, afin de travailler cette question
de la fin de la carrière, il serait intéressant de mener une
enquête auprès des enfants en situation de rue, et non pas
uniquement ceux qui en sont sortis. Cela devrait permettre de se placer au plus
près des facteurs qui d'une certaine manière empêche les
enfants de sortir de la rue, en regardant notamment quels
éléments lie l'enfant actuellement en situation de rue à
la rue elle-même. En effet, notre étude s'est voulu être un
exploration des éléments qui ont permis la fin de la
carrière des enfants, mais pour aller plus loin, il nous faudrait
comprendre plus en profondeur la situation des enfants pour saisir toutes les
dimensions qui contribuent au ralentissement de leurs carrières. Ces
éléments sont importants car ils pourraient enrichir les
connaissances des travailleurs oeuvrant auprès de ces enfants et ainsi
leurs permettre une meilleure prise en charge des enfants en situation de rue,
et ainsi être des leviers plus efficace pour faciliter leurs sorties.
Notre travail autour des questions identitaires des enfants,
ainsi que les remarques que nous avons pu entendre de la part de
l'équipe éducative nous font réfléchir à
nouveau sur l'objet même de notre travail, et la difficulté qu'il
y a à nommer et définir ces enfants. En effet, nous l'avons
déjà dans la première partie, les dénominations et
définitions font débat, et nous nous avions finalement
adopté le terme enfant en situation de rue. Cette
dénomination a en effet le mérite de placer l'enfant dans une
situation particulière : la rue. Contrairement à d'autres termes
(enfant de la rue, enfant à la rue, etc), il ne lie pas de
manière directe et définitive l'enfant à la rue.
Malgré cela, le terme rappel tout de même que ces enfants sont
à la rue. Or, au même titre que enfant en situation
difficile, il reste une catégorie stigmatisante aux yeux des
enfants. Nous rappelons ici une phrase de Hassan : « Je me
considérais comme un être humain qui cherche à se
débrouiller dans la rue. ». Voilà comment les enfants se
définissent, voilà comment il aime être regarder, et non
pas comme un public en difficulté, en partie car ce terme peut
être amalgamé avec un public difficile. Aussi, les
enfants du centre nous montrent régulièrement qu'ils
n'acquiescent pas ce dernier terme115, par des phrases comme «
Mais nous, on est pas en situation difficile », « on a un avenir
», « on ne veut pas être vu
115La vocation du centre, tel qu'il se définit, est en
effet de venir en aide aux enfants en situation difficile
comme difficile », etc. Il refuse cet
étiquetage qu'ils perçoivent comme stigmatisant. Cela nous pousse
à souligner de nouveau la difficulté de ranger clairement ces
enfants derrière une définition, un concept, en tant qu'objet de
recherche. Cette difficulté est d'autant plus marquée qu'en
choisissant le terme enfant en situation de rue, nous avons choisis,
d'une certaine manière, de recueillir les propos de l'enfant et de se
rapprocher de sa subjectivité. Alors que faire lorsque ces derniers
refuse de rentrer dans les catégories dans lesquelles nous souhaiterions
les ranger ? Ces réflexions se font l'écho de la phrase de
Lucchini : « enfant en situation de rue est un concept à la
recherche d'un objet ». En effet, la difficulté de former une
catégorie homogène autour de ces enfants s'est
particulièrement fait sentir tout au long de ce travail. Le fait que
certains enfants boudent la dénomination qui leurs est accolée
rajoute à cette difficulté et doit prolonger la réflexion
sur ce point. A partir d'une catégorie, d'une étiquette, nous
avons parfois tendance à ne penser qu'à travers elle, à ne
voir que les propriétés qu'on lui attributs, en négligeant
la pluralité même des êtres humaines et leurs multiples
facettes.
CONCLUSION
Arrivée au terme de ce travail, nous en rappelons les
éléments importants. D'abord, nous observons l'ambivalence des
relations entre pairs. Elles peuvent ralentir la carrière, de part
l'attirance qu'elles exercent et de part les promesses qu'elles
émettent. Les liens forts peuvent maintenir un enfant dans une situation
de rue. Mais ces relations peuvent également déclencher la fin de
la carrière. La multiplication des contacts, l'insertion dans des
réseaux permet de mettre à porter des enfants les
opportunités de sortie qui, pour certains, faisaient l'objet d'une
recherche, sous tendue par une projet post-rue mûri ou en construction.
Ce sont parfois même les pairs qui directement agir, par
solidarité, en faveur d'un enfant, et précipiter sa sortie de la
rue.
Dans un deuxième temps, nous observons chez beaucoup
des enfants que nous avons rencontré une distance significative avec la
rue. Nous entendons par là que l'enfant, s'il est en situation de rue,
ne se l'est pas complètement approprié. Certains refuse en effet
certaines pratiques, notamment le vol, ou la mendicité. D'autres sont
gênés par la pratique de ces activités, et y participent
par nécessité, avec une certaine retenue, en essayant de s'y
associer le moins possible. C'est enfin en refusant des étiquettes
qu'ils jugent ne pas leurs correspondre ou stigmatisantes («
talibés », « fakhman ») que ces enfants vont marquer le
degré limité de leurs appropriation de la rue, et des
représentations qui lui sont associées. Cette distance que
certains arrivent à conserver va alors constituer le terreaux sur lequel
va naître, s'il n'existait pas déjà, un projet post-rue.
C'est souvent là que l'aide d'un adulte est
nécessaire. Dans ces cas là, l'adulte qui croise le parcours de
l'enfant, lorsqu'il fait preuve d'écoute et de bienveillance, va souvent
être le chaînons manquant d'un parcours auquel l'enfant souhaite
mettre un terme. D'une certaine manière, l'adulte est le moyen concluant
par lequel la carrière va prendre fin. Il arrive aussi que la rencontre
soit plus fortuite, mais néanmoins efficace, d'autant plus si l'enfant,
sans forcement être porteur d'un projet post-rue bien défini,
ressent une certaine insatisfaction quant à sa situation dans la rue.
Dans d'autres cas enfin, les contacts avec les adultes vont jouer le rôle
d'agitateur, par des conseils répétés, des pistes
tracées, que les enfants vont alors suivre jusqu'à la sortie de
la rue.
Ce sont là les résultats les plus significatifs
que nous ayons obtenus. Ces derniers sont en effet le fruits d'une
méthode dont il nous faut dire les limites. D'abord l'échantillon
choisi oriente les résultats. Nous nous sommes entretenus avec des
enfants sortis de la rue, et pour la plupart en réinsertion scolaire ou
professionnelle. Nous avons donc mis de côté les enfants
actuellement en situation de rue, qui sont sans nul doute porteurs de
réponses différentes, car ils se trouvent encore
confrontés à la rue et aux attaches qui les y
retiennent. Aussi, certaines redondances conceptuelles dans la grille d'analyse
sont à retravailler, et cette dernière est d'avantage à
mettre en cohérence avec le guide d'entretien. Cela passe notamment par
proposer des questions permettant une saisie la plus achevée possible
des dimensions que l'on souhaite analyser. Aussi, il a été
difficile de mener de longs entretiens (au delà de 20 ou 25 minutes). Il
sera donc important d'approfondir les entretiens, pour rentrer dans certains
détails, et révéler d'autres éléments, avec
d'avantage de finesse. Sur le plan pratique, il sera notamment
nécessaire de multiplier les entretiens avec un même enfant ou
adolescent, afin d'aborder chacun des thèmes souhaités dans
toutes les dimensions recherchées.
Pour poursuivre et améliorer ce travail, il sera
intéressant de se pencher sur une dimension intimement liée
à l'identité personnel, à savoir le regard des adultes. En
effet, Nous avons vu que l'image qui est renvoyé à l'enfant de
lui-même est déterminante dans les choix qu'il peut faire dans sa
carrière. Il est donc important de lier cette dimension du regard adulte
ou institutionnel, au côté de celle de l'image de soi et des
contacts avec les adultes. Nous venons également de le souligner, il est
intéressant d'attacher une importance plus grande aux
éléments qui freinent la carrière de l'enfant. Pour ce
faire, une étude auprès des enfants actuellement en situation de
rue permettra alors de saisir les facteurs et attaches qui empêchent
l'enfant d'avancer vers la fin de sa carrière.
Au Sénégal, la situation des enfants en
situation de rue est intolérable. Hier, après
indépendance, ils constituaient une gène sociale. Aujourd'hui, le
regard social s'est en quelque sorte habitué. « La
gène vient maintenant de l'extérieur (de occident). Les discours
des intellectuels font référence au passé et aux
solidarités traditionnelles et communautaires, pour donner une image
encore positive. Ces discours sont relativement de mauvaise foi. Preuve en est
le nombre d'enfant des rues, signe de la désagrégation des
structures parentales traditionnelles, et de l'absence de politique publique
pour les enfants marginalisés »116. Si l'Etat se hasarde
à de timides tentatives, notamment en condamnant quelques maîtres
coraniques, parmi ceux qui exploitent et maltraitent leurs talibés,
elles ne sont encore que mesures de communication, et les progrès
enregistrés sont faibles, voir inexistants. Ces changements seraient de
toute façon difficilement mesurables, tant le problème est vaste.
Les efforts déployés par les personnes qui travaillent
directement auprès de ces enfants sont remarquables, mais ne sont
malheureusement qu'une goûte d'eau face à l'ampleur du
problème et de ses multiples enracinements. Sans s'attaquer à ces
causes, sans travailler sur les structures sociétales qui conduisent ces
enfants à la rue, ce travail est malheureusement en grande partie vain,
au Sénégal comme ailleurs.
116Camille Kuyu Mwissa, Parenté et Famille dans les
cultures africaines, Paris, Karthala, 2005, p. 115
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ANNEXES
Table des annexes
Annexe 1 : Guide d'entretien 83
Annexe 2 : Entretien 1 : Ahmed 84
Annexe 3 : Entretien 2 : Cheikh 86
Annexe 4 : Entretien 3 : Hassan 88
Annexe 5 : Entretien 4 : Djiby 89
Annexe 6 : Entretien 5 : Tarik 91
Annexe 7 : Entretien 6 : Mohamed 94
Annexe 8 : Entretien 7 : Papis 95
Annexe 9 : Entretien 8 : Aly 96
Annexe 10 : Entretien 9 : Mame 97
Annexe 11 : Entretien 10 : Mamadou 98
Annexe 1 : Guide d'entretien
Informations à donner à la personne
interrogée avant l'entretien, en réponse aux questions
suivantes : Qui suis-je ? Ce que je cherche ? Pourquoi toi ?
Confidentialité ? Durée ? par quoi on commence ?
Contexte Date/Heure :
|
|
Durée :
|
|
|
Lieux :
Autres infos sur le contexte de l'entretien :
Identité
Nom / Prénom :
Age :
Origine :
Durée dans la rue : La carrière
Thèmes abordés
|
Questions pour approfondir
|
Contexte avant l'arrivée
|
Où habitais-tu ? Quel(s) élément(s)
déclencheur du départ ? Activité(s) à
l'époque ?
|
Arrivée dans la rue
|
Comment s'est passé ton arrivée-intégration
? Des choses nouvelles à apprendre ? Adaptation ?
|
Trajectoire
|
Y-a-t il eu des changements dans le quotidien ? Tu as
changé de façon de voir les choses ? D'activités ? De
relations ? De groupe ? As-tu sentis que par moment, tu changeais ?
|
Relations, Groupe, amitié
|
Avais-tu des amis ? Des liens avec des adultes ? De quelle nature
? Comment se passait la vie de groupe ?
|
Activités (travail, mendicité, jeux)
|
Que faisais-tu pendant la journée ? Comment gagnais-tu ta
vie ? Quels jeux ? Quels petits boulot ?
|
Sortie de la rue
|
Qu'est ce qui t'a décidé à sortir ?
Où es-tu allé ensuite ?
|
A la fin, dernière question : demander à
l'enfant s'il veut rajouter quelques choses (par rapport à ce qui s'est
dit, ou sur autre chose), compléter ou corriger s'il pense que nous
avons mal compris/interprété ses propos, etc.
Annexe 2 : Entretien 1 : Ahmed
- Au début j'étais au village à N., chez la
grand-mère, ma mère est décédée, en 2005 et
moi j'étais chez ma grand-mère. Et mon père, que je
n'avais pas connu... Depuis le jour où ma
mère est décédée, après
j'étais en troisième à l'école secondaire à
Podor. En faisant la troisième, récemment, mon père a
voulu intervenir dans ma vie, bon, pour me reconnaître, à
l'âge de 17 ans. Il a voulu me reconnaître. Il m'a
téléphoné pour me dire qu'il est mon père,
et bon, moi, ça m'a perturbé et moi j'ai
découragé jusqu'à aller même à échouer
mon examen, et bon je suis resté là-bas au village.
[C-AM(i)][C-AP(l)] J'ai traîné, je me battais
avec les jeunes, les enfants qui me disaient des calomnies tout ça bon.
A chaque fois je me battais, je me battais, et je ne voulais plus rester dans
le village. [S-IC] Et j'ai écris une lettre à mon oncle
pour qu'il m'aide à faire quelque chose, pour qu'il m'aide à
sortir du village. [C-SA] Il m'a envoyé ici à St-Louis
pour faire de l'électricité à l'école formation de
St-Louis. Et après, trois mois après, chaque mois il m'a
proposé de payer la location pour moi et ma nourriture, tout. Mais tout
ce qu'il a fait c'est trois mois. Il m'a envoyé de l'argent et lorsque
j'ai trouvé le centre, je lui ai téléphoné, «
maintenant je ne paye pas de location, je ne paye pas l'école », et
dès que je lui ai parlé de ça, il m'a laissé, il
n'a plus payé, alors j'ai
parlé à B., et elle a pris ses engagements pour
payer l'école et m'héberger au centre, et jusqu'à
maintenant. J'ai eu quelques examens à faire par exemple ici à
l'Institut Culturel Français, le DELF, le diplôme d'étude
sur la langue française, et j'ai réussi. Après j'ai
réussi, après j'ai retourné au village, et j'ai
trouvé là-bas quelque chose qui n'allait pas. Quelque chose qui
n'allait pas bien, parce que là-bas il y avait la discorde. Parce que
chez nous la tradition fait que, comme il y a des gens qu'on traite comme des
nègres, comme les noirs. Il y a des gens qui sont les rois. Il y a des
gens qui disent que ce sont eux qui sont les rois, et les autres doivent les
obéir, et ça a amené des bagarres. Parce que ça a
commencé par moi, car quand mon père a voulu me
reconnaître, on l'a traité de nègre, on l'a traité
de vaurien, tout ça. Et ça a failli amener une petite bagarre, on
l'a réglé, mais ces temps ci, encore, ils ont repris les bagarres
et sont allés au commissariat. Il y a des gens qu'on a laissé, et
il y a
des gens qu'on a amené à la police. Bon, j'ai
été pendant 15 jours et je suis revenu ici. Depuis que je suis
revenu, avant hier on m'a téléphoné, on m'a dit, que il y
a encore des gens qu'on a emmené à la police. Jusque maintenant,
ils n'ont pas arrêté. Mais, je me suis dit que moi, en tout cas je
ne suis pas là-bas. Je n'y peux rien. Bon, en ce moment, là, tout
ce que je vise c'est mon avenir. Au village ils se disputent, ils se battent
encore.
- Donc quand tu étais au village, tu logeais chez ta
grand-mère...
- Oui, chez ma grand-mère
- Et après, quand tu es venu à Saint-Louis, tu
étais dans un logement ?
- Oui, dans une location à Sor.
- Donc en fait, la période où tu étais dans
la rue, c'était au village ?
- Oui, au village. Ici j'ai failli traîner dans la rue mais
heureusement il y avait le centre. C'est lorsque j'ai trouver le centre que mon
oncle m'a abandonné.
- En fait, tu as trouvé le centre, puis tu l'as dit
à ton oncle, et c'est là que tu n'as plus eu de nouvelles.
- Oui. B. l'avait appelé et lui avait demandé de
payer l'école. Il a dit qu'il n'avait rien, mais
qu'il ferait tout pour envoyer de l'argent et payer des
études, mais ça il ne l'a pas fait.
- On va plus revenir sur la période où tu
étais dans la rue, où tu « traînais », comme tu
dis. Tu
étais seul ? Tu avais des amis dans la rue ?
- Oui, [S-IG] j'avais un ami, mais il a finalement fini
par aller en Italie. Son père l'a amené en Italie. Mais
lorsque j'étais au village, que je traînais, je n'allais pas
à l'école, lui aussi n'allait pas à l'école, il
avait abandonné les études. Mais lui, ce n'était pas
à cause des
problèmes. Il avait abandonné parce qu'il ne
voulait pas. Moi je ne suis plus allé à l'école parce que
je ne pouvais plus supporter, avec les problèmes que j'ai, je n'arrivais
pas à apprendre mes leçons, et j'avais peur même d'aller en
classe, qu'on m'humilie parce que je n'apprenais pas mes leçons, et
[I-IC] je ne veux pas avoir des mauvaises notes sur mes devoirs. Donc
je suis allé dans la rue. Avec lui, on traînait, on ne
faisait qu'écouter de la musique, fumer, aller de gauche à
droite. Je parlais de mes problèmes, parfois il me conseillait, parfois
moi aussi je le conseillais, mais ça a fini, malheureusement ça
n'a pas duré. Son père l'a amené en Italie et je suis
resté seul. [C-R] C'est à ce moment j'ai réagi je
me suis dit que j'appelle mon oncle pour que je lui propose... que je sorte du
village. [ISI] Je me considérais sans patrie, c'est comme si je n'avais
pas de patrie. Je me considérais sans famille, sans patrie dans le
village. J'étais seul. Ma grand-mère seule ne me
suffisait pas. Je vivais seul.
- Donc, c'est au moment où ton ami est parti que tu as
voulu voir avec ton oncle alors...
- Oui, je vais essayer de voir avec mon oncle [I-SP] pour
pouvoir moi aussi évoluer. Lui est parti pour apprendre et
travailler. Lui il a réussi, et moi aussi je vais faire quelque chose
pour mon avenir. Si je ne le fais pas, personne le fera pour moi. Je suis seul
: je n'ai pas de frère, ni de mère, ni de père. Ma
grand-mère n'a pas de moyen, pour faire quelque chose pour moi.
- A part ton ami qui est parti en Italie, tu n'as pas
rencontré d'autres gens de ton âge, ou un adulte qui t'as
aidé dans la rue ?
- A part lui, [S-IC] c'est ma grand-mère qui me
conseillait de ne pas écouter ce que disent les jeunes. Je me
battais avec les jeunes, ils me traitaient toujours comme un bâtard.
Toujours j'entends ces mots- là. Je reviens, je lui di et elle me
conseille. Elle m'a demandé de savoir supporter, et que c'est la vie,
que ça passera. [S-IC] Y'a son frère aussi, qui me disait
qu'il faut tout faire pour sortir du village, car c'était pas
ma place là-bas. Lui c'était mon ami, le frère de ma
grand-mère.
- Donc les activités, tu étais surtout avec ton ami
? Tu faisais des petits travaux ?
- Non, on ne faisait qu'écouter la musique. On avait une
petite place, près de chez ma grand-
mère où à chaque nuit on venait
là-bas faire du thé, écouter la musique. On ne savait
plus
quoi faire. Et mon ami est parti, et j'ai réagi un peu
pour sortir du village.
- Donc après tu es arrivé à St-Louis et ton
oncle t'a aidé... Quels étaient tes réactions face aux
autres jeunes quand ton ami est parti ?
- Quand il est parti je ne sortais plus de chez moi.
[S-IC] Il y avait même une personne qui était
venue de Kaolak pour travailler au village et qui est devenue mon
ami. Je m'enfermais, et il venait là-bas tout le temps.
Il venait pour me soulager, discuter parce que c'est ma
grand-mère qui avait dit ça. Lui il enseignait le karaté,
et un jour je suis allé làbas pour assister à son cours,
et on est devenu des amis. Comme il n'était pas du village, il ne
connaissait rien, et tout. Je l'ai laissé là-bas, et quand je
suis rentré au village, je ne l'ai pas trouvé là-bas.
- C'est donc surtout ton ami qui t'a aidé, avec qui tu
étais très proche.
- Oui
- Est-ce qu'il y avait autre chose à ce moment là
qui a fait que tu es resté à traîner, ou c'est juste
à cause de ton ami ?
- Ce qui m'a fait rester c'est que je n'avais pas de
moyens. Je ne travaillais pas, je n'avais pas d'argent pour me déplacer.
Et mon oncle, pour qu'il me donne de l'argent, c'est trop difficile.
En venant, je lui avais dit que c'est comme ça, moi je vais me
débrouiller, et après il m'a laissé.
- Est-ce que tu veux rajouter des choses ? Que tu as
oublié de dire ?
- Oui. Moi, je suis allé dans la rue parce que
c'est mon père qui est intervenu dans ma vie
et je ne l'ai jamais
connu depuis ma naissance. Il m'a laissé depuis ma naissance,
et en
faisant ma troisième, il est intervenu. Il a voulu
s'approcher sur moi pour qu'on devienne des amis, des parents, comme
père et fils. Et moi ça m'a bouleversé parce que ma
mère ne m'a jamais parlé de lui et on était dans le
même village. Moi je ne vais pas... ça me choque, ça me
fait mal de l'entendre comme ça, au moment ou ma mère
disparaît pour venir me parler de ces choses là, ça m'a
fait mal. Et j'ai échoué à l'école pour aller dans
la rue. C'est comme s'il voulait m'acheter, il m'a montrer de l'argent, «
moi j'ai de l'argent, j'ai tout ça, j'ai tout ça, il faut
m'accepter comme père ». Alors que non, [I-IC] moi c'est ma
personnalité, je ne
peux pas vendre ma dignité comme
ça. Parce que lui il est en Espagne, il travaille. Il croyait
que si j'avais vu son argent, j'allais le suivre.
Annexe 3 : Entretien 2 : Cheikh
- J'habitais à Dakar, au quartier L.. J'étais
à l'école, en classe de sixième. Maintenant,
l'école où j'étais, chaque jour on me donnait des
convocations pour que j'appelle ma mère. Un jour ma mère avait
marre qu'on la convoque tout le temps. Elle a dit à mon oncle de me
corriger. Maintenant mon oncle voulait me frapper. Il était parti dans
un hôtel il m'a appelé il m'a dit
« à mon retour je vais te taper ».
[C-AM(i)][C-AP(l)] J'ai entendu ça, j'ai fui, je suis
allé à Touba. Je suis resté là presque
pendant un mois. Après j'ai voulu venir à St-Louis, parce que
j'entendais tout le temps que St-Louis est la première capitale du
Sénégal. J'ai dit que donc, [I-SI] il y aurait
peut-être quelqu'un qui va m'aider dans ma situation.
[C-SA] J'ai
trouvé le centre, j'ai expliqué ma
situation. On m'a demandé « qu'est ce que tu veux
faire ? ». En premier choix j'avais dit que je vends du
café, et puis quelques temps après, j'ai
laissé le café, et l'éducateur qui
était ici m'a donné conseil, et j'ai dis que je
préférais continuer les études. Après je l'ai dit
à B., et B. m'a trouvé quelque chose. Cette année j'ai
commencé. Pendant la Tabasky je suis allé chez ma mère,
lui rendre visite, et pour les fêtes du 31 décembre aussi j'ai
allé, et jusqu'à présent je suis resté
là.
- A Touba tu faisais quoi ?
- Je dormais dans la rue, [S-IG] j'étais avec des
autres qui ont fui aussi, on était dans la rue tous. Je suis
resté en coin, je me suis posé la question [I-SI] «
qu'est ce que je fais
dans la rue comme ça ? », et j'ai
peut-être resté dans la rue comme ça et peut-être y'a
quelque chose à faire. J'ai décidé de venir à
St-Louis. Depuis lors je suis là.
- Tu es parti de ta famille de Dakar à cause des
problèmes avec ton oncle et tu es parti à Touba. Pourquoi Touba
?
- Je n'ai même pas réfléchi, tu sais, le 31
passé, la soirée, tous mes amis voulaient qu'on organise la
soirée, chacun donnait 2000 francs pour cotisation, et j'ai pris les
2000 francs des autres, ma mère a remboursé. Je suis allé
gare routière, j'ai trouvé une voiture. Lorsque la fête de
Magal Touba approchait, je dis que ma famille va venir et qu'il me trouve
là... Je me suis posé la question « mais qu'est-ce
que je fais dans la rue ? ». J'ai décidé de venir
ici, à St-Louis.
- Tu étais seul dans la rue à Touba ?
- J'avais presque sept amis.
- Comment ça se passait ?
- On se débrouillait chaque jour, on se lève
tôt, on va à la gare routière, on essayait d'aider les
gens qui viennent, par exemple prendre leurs sacs, et les
emmener là où ils vont. On s'achète
le petit déjeuner comme ça, quelque chose à
manger. Comme ça jusqu'au soir. - Des petits boulots surtout à la
gare routière ?
- Oui, surtout à la gare routière.
- Vous avez mendié un peu aussi ?
- [S-DV(+)] Non, moi je n'ai jamais mendié.
- Pourquoi ?
- Je ne veux pas mendier. Même des fois il y a quelqu'un
qui m'appelait « talibé », mais non moi [S-DR(-)] je lui dis
que je ne suis pas un talibé.
- Comment s'est passée ton arrivée ? Comment tu les
as rencontrés ? Tu n'avez pas l'habitude de vivre dans la rue ?
- Je n'étais jamais venu à St-Louis, même moi
je ne connaissais pas ce qu'était le centre, [I-SP] mais je
voulais parler avec ma mère et mon père pour que le
problème se règle, on m'a présenté le
centre, on m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...
- Oui, mais à Touba ? Comment s'est passée ton
arrivée à Touba ? La première fois que tu es
arrivé, comment as-tu rencontré tes amis, etc ?
- Je restais dans un coin, quelqu'un m'a appelé, m'a dit
« comment tu t'appelles », je lui ai donné mon nom, on a
discuté, il m'a dit, j'ai dit la vérité, il m'a dit «
moi c'est le même cas », et j'ai commencé avec eux.
- Au début avec ce groupe là, ça c'est bien
passé ? Ils t'ont montré des choses ?
- Oui, ça c'est bien passé, [S-AI(g)] ils
m'ont montré où ils dormaient, tout ça... Il y a
un
seul problème, c'est que eux, ils volent. [I-IC]
Mais moi je n'ai jamais volé. A 6h du
matin ils quittent la gare pour aller dans le garage
mécanicien pour voler le fer et aller le
revendre.
- Et toi tu ne voulais pas ?
- Non
- Vous aviez des jeux des fois ?
- Oui, on faisait des jeux aussi.
- Quoi par exemple ?
- Par exemple cache-cache, du foot.
- Tu gagnais ta vie avec les travaux à la gare, tu
t'achetais à manger avec, tu jouais et le soir tu rentrais avec tes amis
là-bas.
- Oui
- Tu es parti avant le Magal et venu à St-Louis.
- Oui
- Pourquoi, à St-Louis, tu n'es pas resté avec un
autre groupe faire comme tu faisais à Touba ? - Parce que j'ai
trouvé le centre. Et j'ai vu que le centre c'est un avantage
pour mon avenir.
Je ne suis pas venu à St-Louis pour chercher un
autre but. Je suis venu pour que
quelqu'un m'aide à retourner dans ma famille
à Dakar.
- A Touba, à part tes sept amis, tu avais des contacts
avec d'autres personnes ? - Non... Peut-être là où on
mange, celui qui nous donne à manger.
- Ok, à force de la voir...
- Oui.
- Et tu n'as pas eu de contacts avec des gens de ta famille ?
- Non.
- Dans ta vie quotidienne, c'était toujours la même
chose ou il y eu des changements ? - Non, ça n'a pas changé.
- Veux-tu rajouter quelques chose ? Pour compléter ce
qu'on a dit ? Que tu n'as pas pu dire ? Que j'ai mal compris ?
- Non
Annexe 4 : Entretien 3 : Hassan
- Dès mon arrivée dans cette maison, j'ai vraiment
vécu un calvaire là-bas, malgré tout ce que je faisais
pour cette maison là. A faire les tâches domestiques et les
enfants qui n'arrêtaient pas de m'embêter, et gare à moi si
je lève la main sur les enfants de ma tante ! Ils n'arrêtaient pas
de m'embêter, et il m'arrivait moi aussi de lever la main sur eux, et on
m'humiliait devant ces enfants, et voilà. Je suis allé me
plaindre en disant que je ne voulais pas que des choses comme ça se
répètent parce que je ne suis pas venu pour ça, et
j'aimerais bien avoir la paix pour être dans cette maison la, parce que
vraiment, je fais tout ce qu'on me demande.
- Comment es-tu arrivé dans cette maison ?
- Mon père m'a placé dès mon plus jeune
âge dans cette famille. Mais je n'aurais pas reçu ce traitement
là, je ne serais pas parti.
- Donc après je suppose que tu es dans la rue ? Comment
t'es-tu finalement décidés ? A quel moment ? Continues de
raconter.
- A force de ruminer ces rancoeurs la, et ne voyant pas de
solution, un bon coup, je ne me souvient pas comment, c'était un
coup de tête, j'en ai eu marre, [C-AM(i)][C-AP(l)] je suis sortis dans la
rue, je n'avais nul part où aller, et j'ai pu trouver quelqu'un
qui m'héberge.
- Tu as trouvé tout de suite quelqu'un ?
- En fait, [S-IC] c'est une femme qui est venu
m'approcher dans un premier temps pour solliciter mes services,
précisément pour que j'aille puiser de l'eau pour les travaux
domestiques pour sa famille. Et c'est à force de faire ça
que des liens se sont tissés entre moi et la bonne dame.
- Tu as donc travailler avec, ou pour cette femme, et ensuite
?
- La dame m'a beaucoup questionné sur ma vie, «
qu'est-ce qui m'a poussé à venir dans la rue ?, etc ». Moi
je me suis confié à elle... Ce que j'ai dit à la femme l'a
vraiment touché au point qu'elle m'a demandé d'où je
venais, et là, j'ai dit que mon père est jardinier à A. et
qu'il ne peut pas me prendre en charge, etc. J'ai raconté tout ça
à la dame qui visiblement était touchée. Dans mes
discussions fréquentes avec la femme, elle m'a demandé où
je partais chez moi, et j'ai répondu dans la rue, au quartier Guet Ndar,
et elle m'a conseillé de ne plus passer la nuit dans la rue. Là,
elle ne pouvait pas m'héberger, mais elle me donnait à manger et
à boire. Après, cette dame [C-SA] a parlé au
centre pour faire les démarches et elle a rencontré
O..
- Combien de temps as-tu passé dans la rue ?
- Je ne sais pas exactement, je sais seulement que j'ai un peu
duré dans la rue quoi...
- C'est donc cette femme qui t'a orienté ici ?
- Oui, c'est grâce à elle que je suis là.
- Et tu n'as pas hésité à venir...
- Non, je suis vraiment content de l'accueil, le centre est
bien. Je n'ai pas regretté. Je suis conscient de l'amour qu'on me porte
ici.
- Au moment où tu étais dans la rue, as-tu
hésité ? Maintenant, tu es content, mais à ce moment
là ?
- Non, je n'ai pas hésité, j'étais
content.
- A l'époque, tu avais des contacts ? Des groupes que tu
fréquentais ? Des amis ? Si oui, que faisais-tu avec eux ?
- Je me suis débrouillé tout seul, je n'ai jamais
eu d'amis...
- Tu dormais où ?
- Au quartier des pêcheurs de Guet Ndar.
- Dans la rue ?
- Dans la rue, à côté d'une
mosquée.
- Tu n'as jamais eu aucun contact ?
- Non
- Tes activités, c'était surtout les services
à la dame ? Il y avait autre chose ? Tu mendiais par exemple ? Tu
faisais des jeux ? Autres ?
- Après avoir fait les travaux, je demandais à
cette dame l'autorisation d'aller jouer et en même temps, en allant
jouer, j'allais faire l'aumône en disant à la femme que j'allais
me coucher.
- Avais-tu des problèmes avec d'autres jeunes ?
- Je voulais dire aussi que [S-IC] j'ai rencontré
D., un éducateur de l'association E., et qu'il m'avait
emmené pour les douches, mais j'ai vraiment été
emmerdé là-bas parce qu'on arrêtait pas de se moquer de
moi. A chaque fois, il y avait des jeunes qui me traitaient de «
fakhman, fakhman ! », [S-DR(-)][I-IC] ce qui me faisait mal.
J'allais jusqu'à me battre sur ces provocations.
- Tu ne te considérais pas comme un fakhman donc.
- Non
- Si tu n'étais pas un fakhman, tu étais quoi ?
- Je me considérais comme un être humain qui
cherche à se débrouiller dans la rue.
- Quand tu es arrivé dans la rue, comment tu t'es
adapté ? Comment tu as trouvé tes repères ? Ton lieu de
couchage ? Comment s'est fait ton intégration ?
- C'était angoissant parce que j'étais tout le
temps dans mes pensées à vouloir savoir « qu'est ce que je
dois faire ? », « Qu'est-ce que je peux faire ? », «
Trouver du travail le plus rapidement possible ».
- Tu as trouvé du travail tout de suite ?
- [S-IC] J'ai d'abord été confronté
à un manque de confiance là où je sollicitais,
avant que cette dame m'approche. Sinon, on me demandait où sont mes
parents, d'où je viens, tout ça. Donc, ne pouvant pas le faire,
je n'ai pas trouvé tout de suite.
- Tu n'étais pas un fakhman, mais c'est quoi un fakhman
?
- Un fakhman n'est rien d'autre qu'un bandit, et c'est quelqu'un
qui aime la facilité, qui ne va pas chercher du travail et agresse les
gens, c'est comme ça qu'il fait.
- Tu souhaites rajouter quelque chose ?
- Maintenant, je sais que je dois redoubler d'effort, et
ne pas redevenir la proie de la rue, avec tous ces dangers de la rue,
l'alcool et tout ça, je ne veux pas être dans
ça.
Annexe 5 : Entretien 4 : Djiby
- Mon séjour dans la rue remonte à longtemps,
mais si je me rappelle bien, on m'avait accusé d'avoir volé un
vélo. Et ma mère m'a dit de ramener le vélo sinon elle
m'amène à la police. C'était des menaces, mais
[C-AM(i)][C-AP(l)] je suis parti sur ce coup de tête et je suis
resté dans la rue.
- Comment s'est passé ton arrivée dans la rue
?
- [C-SA] Mon séjour dans la rue à Pikine a
pris fin quand l'ambulance du Samu Social est venu me récupérer.
Au centre, on m'a posé des questions, ils ont fait des
recherches jusqu'à trouver ma mère qui est venue me rendre visite
au centre. Et du coup, je n'ai pas voulu rentrer avec elle et j'ai dit au
personnel du Samu Social que je voulais être dans un centre dans
le but d'apprendre un métier pour travailler. Ils m'ont
amené dans un premier temps dans un centre qui s'appelle « E.
» et c'était plein. Ils ne pouvaient pas me recevoir donc on m'a
ramené au Samu Social et je suis venu jusque la Liane.
- Tu dis être parti sur un coup de tête, mais il y
avait autre chose avant ça ? d'autres problèmes ?
- Auparavant, j'étais fatigué dans la maison et
spécialement, c'est mon père qui rentrait tard le soir, et
à chaque fois qu'il rentrait, il me réveillait pour me faire
faire des commissions et j'avais peur car le quartier est dangereux. Il
m'envoyait à la boutique, et le chemin à traverser était
très dangereux.
- Comment s'est passé ton intégration dans la rue
? Tu étais seul ? Avec un groupe ? Qu'as-tu dû apprendre pour
t'adapter ?
- [S-IG] J'avais comme référence quelqu'un
de plus grand que moi, mais que de taille. Il avait de l'argent sur
lui, il me payait le petit déjeuner et c'est celui là qui
m'a fait rencontrer M. et c'est aussi lui qui m'a orienté au
Samu Social.
- Combien de temps as-tu passé dans la rue ?
- Je ne sais pas trop
- Tu étais avec d'autres personnes ?
- Il y avait des grands aussi mais c'était des fakhmans,
qui faisaient le ginz. Il y avait parmi eux un nommé B. F. qui nous
posait pas mal de problèmes et quand le Samu Social est venu me
récupérer, je suis allé avec le Samu Social.
- Et sinon, à part ces fakhmans, il y avait des jeunes
avec qui tu t'entendais ?
- Oui
- Tu passais ta journée avec eux ? Comment ça se
passait ?
- Moi, [S-AI(g)] je n'avais pas l'habitude
d'être dans la rue, mais c'est N. C. et un autre, qui m'ont convaincu de
rester dans la rue, mais [I-SP] je les avais suppliés
pour qu'ils m'accompagnent jusque chez moi et c'est eux qui m'ont
convaincu de rester. « On va bien s'occuper de toi ici dans la rue ».
On a pas mal d'activité, c'est les vols et tout ça.
- Et est-ce que ça c'est bien passé ? Ils se sont
effectivement « bien occupé de toi » ? - ... La rue, c'est
mauvais.
- Mais pourquoi tu es resté avec eux alors ?
-
...
- Donc, quelles activités tu avais dans la journée
?
- La principale activité, c'était de trouver de
l'argent en faisant des petits commerce. Cet argent c'était juste pour
pouvoir aller jouer dans les salles de jeux, jouer au baby-foot. [SIG]
Et la nuit venue, il y avait parmi nous un membre du groupe qui habitait chez
des Baay Fall, et en général c'est là-bas qu'on passait
nos nuits.
- Pendant la rue, tu as senti des changement dans le groupe ?
Dans les activités ?
- Nos activités changeaient, il y a des jours
où on allait dans le grand Dakar pour faire autre chose, par exemple,
porter des fardeaux pour des gens qui vont au marché, et parfois aussi
on allait à la plage pour le poisson et pour se baigner. Donc ça
changeait quoi !
- Qu'est-ce qui t'a fait rester au Samu Social ensuite ?
Qu'est-ce que tu ne voulais plus dans la rue ?
- Le Samu Social est mieux car les gens là-bas sont
bien.
- Et les gens qui étaient dans la rue n'étaient
pas bien ?
- [C-R] Je peux juste dire que la rue c'est pas bon... c'est pas
bon.
- Il y avait des moments où tu étais bien ?
Où ça se passait bien ?
- Parfois j'étais bien oui, j'avais la gaieté au
coeur.
- A quels moments ?
- J'ignore, c'est des sensations.
- Ok, tu veux rajouter quelque chose ? Corriger ou
compléter ce que tu as dit ? Que j'aurai mal compris ?
- Non, rien.
Annexe 6 : Entretien 5 : Tarik
- Moi j'ai commencé la rue à l'âge de cinq
ans. Je viens de Dagana, [C-AM(i)][C-AP(f)] c'est mon père qui
m'a mis dans la rue, c'est mon père qui m'a mis dans le daara. C'est
à dire c'est pas la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui
vont aller dans la rue pour mendier, trucs comme ça.
J'étais à l'âge de cinq jusque... aujourd'hui j'ai vingt
ans. J'ai eu de la chance d'être adopté117 quand
j'étais encore plus jeune, à l'âge de quinze ans.
- A quinze ans tu es sorti de la rue alors ?
- La rue, je suis parti... je savais que j'étais
déjà adopté mais je suis resté toujours dans le
daara parce que je continuais mes études. Parce que quand j'étais
ici, le but c'était les études.
Bon la rue quand même, c'est pas facile, parce que tu es
dans le daara, c'est pas facile. Chaque jour il faut aller trouver à
manger, il faut trouver de quoi donner le marabout et tout ça.
- Quand tu dis « étude », c'est étude
coranique.
- Coranique, oui. On était dans la rue, on mendiait. Et
puis on était nombreux quand même. On était beaucoup,
certains ont réussi, certains sont rentrés chez eux, et certains
sont encore là, à St-Louis.
- A quel âge as-tu quitté le daara ?
- Maximum je peux dire... A l'âge de seize ans j'ai
quitté carrément. Après je faisais plus la rue. Là
j'ai commencé à travailler.
- C'est ton père tout seul qui a pris la décision
de te mettre au daara ?
- Oui c'est lui qui a pris la décision.
- Quand tu étais talibé donc, tu avais des amis
?
- Oui, [S-IG] j'avais des amis dans la rue, mais on
était des frères, pas des amis parce que on fait tout ensemble,
depuis tout petit on a grandi ensemble. On mendiait, on a
travaillé un peu, on s'est battu dans la rue, tout ça.
Malgré... Quoi qu'il arrive aujourd'hui, bon. Certains regrettent
d'avoir été dans la rue, mais moi j'ai pas regretté
d'avoir été dans la rue, parce que la rue ça m'a beaucoup
appris dans ma vie. Il y en a d'autres qui n'ont pas eu la chance que j'ai eu
moi.
- Ça t'as appris quoi par exemple ?
- Ça m'a appris la vie, beaucoup de choses.
- A te débrouiller ?
- Oui, à me débrouiller, parce que si tu es dans
la rue, et que tu es pas débrouillé... Tous les enfants qui sont
dans la rue, tu peux les appeler des débrouillards. Les jeunes de dix
ans qui trouvent tout, tout ce que la famille devrait faire, il va le faire.
C'est toi qui doit trouver la bouffe, c'est toi qui doit trouver de l'argent
pour toi, c'est « chacun pour soi et Dieu pour tous », on peut dire
ça. Parce que le marabout faut qu'on lui ramène de l'argent, pour
nous
trouver à bouffer, et on se débrouillait.
[S-IC] Bon, moi j'ai eu beaucoup de contacts quand j'étais
jeune, on a eu beaucoup de gens qui nous aidaient autour. Comment
on
peut dire.... ? Ce qui était le plus difficile
c'était... Beaucoup de familles, des SaintLouisiens nous ont
beaucoup aidé, ils nous donnaient à bouffer, de quoi laver, nous
donnaient des habits pour s'habiller, tout ça. Donc
voilà. Donc je connaissais beaucoup
117Ici, il ne faut pas comprendre le mot « adopté
» comme on pourrait l'entendre en France, c'est à dire comme un
statut officiel issu d'une procédure administrative. Dans ce cas,
l'expression « prendre sous son aile » rend mieux compte de la
réalité que recouvre ce mot. C'est en effet une personne qui
progressivement lui a apporté son aide, l'a éduqué, lui a
un peu appris à lire/écrire/compter, l'a nourrit, logé,
puis lui a trouvé un travail.
de familles à St-Louis qui nous ont beaucoup
aidés. Parce qu'après on s'est retrouvé,... pas la Liane,
j'ai oublié comment s'appelle... [S-IC] chez les canadiens,
c'est là-bas que tout à commencer, c'est là-bas qu'on a
commencé à avoir la vraie vie quoi ! A l'âge de
treize ans, c'est là-bas qu'on a commencé à
apprendre un peu la vie : à lire, à écrire, parce
qu'il y avait une femme qui s'appelait C.. Moi avant j'étais avec D., et
c'est lui qui m'a appris à lire, après il est parti en France, et
C. est arrivée, et moi [S-IC] j'ai laissé le centre pour
travailler avec G.. Ça a changé carrément pour
quoi. Il m'a appris à lire, parce que avant d'aller travailler, je
faisait que coranique et l'école, avec un monsieur qui s'appelait M. F..
C'est lui qui était tout le temps là-bas qui m'apprend à
lire et à écrire. Après j'ai grandi, j'ai commencé
à traîner et il m'a trouvé une situation, du boulot dans un
supermarché, j'ai quitté mes études. J'avais un
salaire.
- C'était vers quel âge ça donc ?
- Ça a commencé à partir de l'âge de
16 ans jusque maintenant. G. m'a appris pas mal de choses hein : à
travailler, la vie, les bonnes manières, l'amour de la vie. Aujourd'hui
tout ce que je peux dire, tout ce qui est en moi aujourd'hui c'est lui qui a
mis tout ça dans ma tête. Il m'a bien aidé dans ma vie.
- Quand tu étais talibé, il y a des moments
où tu voulais rentrer chez toi ?
- Oui, beaucoup de moments, parce que, en fait, quand tu es
encore jeune, tu vois, c'est dur, parce que dans le daara, il faut avoir le
courage pour rester là-bas. T'as des jeunes - nous on étaient les
plus jeunes - il y a les plus âgés qui étaient
derrière nous, c'est eux qui nous soutenaient pour pas retourner. Mais
j'ai pris la fuite mais je suis resté à St-Louis, parce que je
savais pas où était le chemin, je savais pas beaucoup de choses
et on m'a attrapé et mis dans le daara. Et puis je suis resté
dans le daara, parce que dans le daara on y passe là-bas, parce que on
apprend le Coran, on apprend. Il faut apprendre bien les choses.
- Et quelles autres choses t'ont empêché de
retourner à Dagana ?
- Bon. Aussi, je savais que si je retournais chez moi, mon
père me ramènerait encore ici. Ça m'a empêché
de fuguer, et parce que Dagana, je ne connaissais pas beaucoup de choses
làbas. J'ai quitté à l'âge de cinq ans, et
moi j'ai grandi ici. Tous les enfants étaient là, tous mes potes
que j'ai connu au daara étaient là. Ça m'a
empêché. Et je savais que si j'y allais et que je revenais,
ça allait être plus dur, je voulais pas ça.
- Je dis quelque chose de juste si je dis : « tu es
resté à Saint-Louis parce que tu avais tes
« frères », comme tu dis, et c'était
avec eux que tu te sentais le mieux peut-être » ?
- Bon, ça peut jouer, parce qu'avec eux j'ai
évolué, on s'entendait bien, je me sentais bien. - Il y auraient
d'autres chose qui t'ont inciter à rester à St-Louis ?
- Je vois pas d'autres choses qui m'ont fait rester à
St-Louis
- Tu pensais à d'autres solutions pour retourner à
Dagana ? Ou quitter le daara ? Peut-être une association ?
- Oui, mais dans les associations on avait peur de passer
là-bas, parce que qu'on nous disait de
ne pas y aller, et si le
marabout était au courant qu'on était passé dans une
association...
Parce que les marabouts ils voyaient les associations contre
les daaras. On voulait pas y
aller. Mais y'avait une dame, quand elle est
venue, elle a parlé avec les marabouts. Elle a
dit : Ça sera plus comme avant, ils vont rester là
avec nous, mais juste ils vont venir apprendre.
- Quelles étaient les activités ? des petits
boulots ? Des jeux ?
- On allait au marché Ndar Tout pour aller bosser dans
les poissons, laver les poissons pour gagner un peu de sous, et après on
allait jouer au foot. On était dans le marché pour gagner un peu
de sous de temps en temps. Tous les jours presque, chaque matin, quand on
descend le midi, on partait dans le marché pour gagner de l'argent, et
le soir, on partait jouer au foot.
- Et la mendicité ?
- Oui, aussi. On partait au marché le matin, à
11h, et on restait là-bas, jusque 1h, 2h, et après on partait
mendier pour trouver quelques chose à manger. Après, si on
bouffe, on ramène de la bouffe au daara, au marabout, et à 17h,
nous on partait jouer au foot, mais d'autres partaient pour travailler ou
mendier. Et le travail recommence à 19h.
- Où était ton daara ?
- Au nord
- Et pendant tes activités, tu n'étais jamais seul
?
- Y'avait tout le temps... bon des fois ça arrive
d'être seul. Quand je commencais à fréquenter les toubabs,
j'ai commencé à partir tout seul moi-même. Quand
j'étais jeune, j'avais des potes français, j'ai commencé
à partir tout seul avec eux pour aller chez eux. J'ai
préféré partir tout seul. Mais, en même temps, je
restais toujours avec mes amis. Quand je partais seul, c'était pour un
moment, je restais là-bas et je retournais avec eux.
- Donc à quinze ans, on t'a adopté, et on t'a
donné des petits boulots, et progressivement, c'est comme ça que
tu as quitté le daara.
- Oui, c'est ça qui nous a vraiment poussé
à partir. Un moment, le marabout était en voyage, on a
commencé à grandir, les plus grands étaient
déjà partis pour trouver autre chose, et nous on restait
là-bas. On partait étudier, on revenait, mais à
l'âge de 15 ans, j'ai commencé à bosser, à
connaître G., et [C-SA] carrément j'ai quitté.
Parce que j'étais malade. Avant au daara, j'ai commencé à
être malade et là, avec ma maladie, j'ai quitté
carrément.
- Tu ne regrettes donc pas d'être passé dans la
rue. D'avoir fait le daara...
- Non
- Il y a un âge limite pour le daara ? Où le
marabout vous dit de partir ?
- Ça dépend, ça dépend... Oui, il y
a un âge limite, si tu as bien appris le Coran, si tu es
âgé. Parce que il y a des daaras où il n'y a pas
d'âge limite. Bon si tu es âgé, le marabout va essayer de
contacter tes parents, pour que tu puisses rentrer, rencontrer ta famille. Au
bout d'un moment, lui ne te retient plus. Tu demandes la permission et il te
laisse partir. Je peux pas dire pour les autres marabouts, mais mon marabout,
si tu es âgé, il va te laisser partir. Y'a des talibés qui
ont vingt ans, qui ne rentrent pas, juste les études coraniques et
bosser. Ils restaient toujours, parce que tu peux toujours apprendre le
Coran.
- Donc à un certain âge, si tu veux, tu peux partir
tout seul ?
- Oui, si tu veux tu peux partir.
- Mais si tu pars à 7 ans par exemple, là on va
venir te chercher...
- Oui, là c'est pas possible. Vers 20, 21 ans. Nous on a
eu de la chance de sortir tôt du daara, parce que nous on a bien appris.
Ce que d'autres mettent plus de temps nous on a bien appris. On était
très jeune, on a bien appris. A l'âge de 15 ans, on comprenait
tout le livre. Quand tu dis une ligne, nous on savait ce que tu dis, où
c'était... on savait bien. Et le marabout, il faisait confiance, il
savait qu'on apprenait bien. « Jusqu' à présent c'est pas
assez... ». Bon nous on a décidé de partir jeune, mais y'en
a qui sont restés. [I-SP] Après, moi j'ai eu d'autres
idées, d'autres visions, c'est là que j'ai eu envie de partir
quoi.
- Tu veux rajouter quelque chose sur ce qu'on vient de dire ?
Compléter ?
- Bon, juste, moi, je regrette rien d'être passé
dans le daara. Peut-être juste une chose qui m'a frappé, c'est pas
retourner dans la famille. C'est ça qui m'a gêné. Le fait
de grandir sans famille. Mais sinon, je ne regrette rien. Je n'en veux pas
à mon père, ni à ma mère. Je leur dit même
merci. Ça m'a aidé dans ma vie et ça m'a fait comprendre
beaucoup de choses. Certains se retrouvent dans le banditisme, ces choses. Moi
j'ai eu de la chance. Le daara m'a apporté. Si j'étais pas dans
le daara, je serais pas ici. Ça il faut le comprendre. Je serais
à Dagana, je ne sais pas ce que je serais devenu. Aujourd'hui,
après le daara, je travaille, je gagne ma vie... Tant mieux !
Annexe 7 : Entretien 6 : Mohamed
- Avant, j'étais dans ma famille, et un jour un
nommé N. E., de l'AEMO est venu me prendre chez moi pour m'amener.
- Tu viens de quelle ville ?
- Saint-Louis.
- Comment s'est fait le départ ? la rencontre avec les
Baay Fall ?
- [C-AM(i)][C-AP(f)] C'est ma mère qui m'avait
confié aux Baay Fall
- Tu rentrais chez toi ? tu étais toujours avec eux ?
- [S-IG] J'étais toujours avec les Baay Fall
- Après, avec les Baay Fall, c'est l'AEMO qui est venu te
chercher ?
- Oui
- D'accord, mais toi tu voulais aller avec les Baay Fall ?
- Non
- Comment s'est passée ton intégration ? Qu'est ce
que tu as dû changer dans tes habitudes ?
- Le premier jour j'étais affecté aux
corvées, de leur maison, les tâches domestiques, [I-RC] et
après cela, j'allais automatiquement demander l'aumône dans la
rue.
- Toi, tu étais Baay Fall ou pas ?
- Oui, [S-DR(+)] j'étais Baay Fall.
- Tu aimais bien être Baay Fall ?
- Non, [I-RA(-)][C-SI] ça ne me plaisait
pas.
- Pourquoi ?
- Cela ne m'enchantait pas, c'est tout.
- Au niveau du groupe, avais-tu des amis ?
- Oui, il y avait un petit qui s'appelait S. M. et un A..
- Ils étaient comme toi ? Baay Fall ?
- Les deux sont Baay Fall, par contre, [S-IG] j'avais
aussi des amis qui étaient grands qui n'étaient pas Baay
Fall
- Tu les voyais souvent ? Que faisais-tu avec eux ?
- Ils étaient là la plupart du temps
- A part le ménage et la mendicité, avais- tu
d'autres activités ? des petits boulots ? des jeux ?
- Parfois, on partait jouer.
- Maintenant, tu ne te considères plus comme un Baay Fall
?
- Non
- Et tu ne veux plus jamais être Baay Fall ?
- Non
- J'aimerais comprendre comment s'est fait ton départ ?
comment as-tu pris ta décision de quitter les Baay Fall ?
- [C-SA] Je me suis confié à mes amis, ils
savaient mes conditions de vie, et eux m'ont parlé de N. E.. Ensuite
j'ai parlé à N. E..
- Qu'est que tu étais alors si tu n'étais pas un
Baay Fall ?
- Je me considérais comme un être humain.
- Un être humain et un Baay Fall c'est pas la même
chose ?
- ...
- Qu'est ce qui ne te plaisais pas ?
- ... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous
les jours. Seulement ça.
- Veux-tu rajouter quelque chose ? Que l'on a pas abordé,
ou compléter ? Corriger si j'ai mal compris ?
- Une fois au centre, j'ai pris une voiture pour aller voir mes
parents.
- Tu es revenu après ?
- Oui
Annexe 8 : Entretien 7 : Papis
- Mon histoire dans la rue a commencé quand
[C-AM(i)][C-AP(f)]on m'a envoyé à Luma118
à l'école coranique à N. et [C-AP(l)]
j'ai fugué pour retourner à Touba. C'est là
où je suis parti, c'est ma ville natale. Je suis parti car... mes
parents sont là-bas. Je suis allé à la mosquée au
lieu d'aller chez moi. [S-IG] J'ai rencontré une
communauté Baay Fall et j'ai alors fait le chemin avec eux pour venir
à St-Louis.
- Et à Saint-Louis ?
- J'étais avec les Baay Fall place Faidherbe
- Tu es resté longtemps avec les Baay Fall ?
- Une seule nuit et je suis parti puis j'ai été
récupéré par le centre. J'ai oublié de dire, quand
je suis venu à Saint-Louis, je suis reparti après à Touba
et là mon père m'a attrapé et m'a ramené à
Luma. C'est mon père qui a fait des recherches pour me retrouver et il
est venu me chercher au centre. Une fois au centre, il était d'accord
pour ne plus me ramener à Luma. Et là, il était d'accord,
il a signé et tout, et arrivé à la gare routière,
au lieu de respecter son engagement, il a pris une voiture, pour destination
vers Luma. Et là, j'ai fui encore, j'ai échappé à
mon père et je suis revenu au centre.
- Luma était le premier daara ? le seul ?
- Le premier
- Dans les daaras où tu es passé, étais-tu
obligé de travailler, de mendier ?
- J'ai fréquenté des daaras où je rentrais
chez moi, je n'étais pas obligé de travailler, et d'autres
où je devais mendier.
- Comment s'est passé ton adaptation à ton
arrivé dans le daara ? ton intégration ? comment t'es-tu
adapté à ta nouvelle vie au daara ?
- A chaque fois, mon père m'amène. Au début
c'était difficile pour l'intégration, mais j'ai fini toujours par
être adopté. J'avais fait une bêtise une fois, et on m'avait
enfermé totalement.
- Qui t'a aidé à t'intégrer ? le marabout ?
les talibés ?
- [S-AI(p)] Le marabout
- Ok, c'est le marabout qui t'a aidé. Est-ce- que tu
faisais partie d'un groupe ? Avais-tu des relations avec d'autres ?
- [S-IG] J'étais dans un petit groupe, nous
n'étions pas nombreux, j'avais des amis.
- Comment ça se passait ? l'organisation ? Y avait-il un
chef ?...
- On était tous unis, il n'y avait pas de chef.
- Il y avait disputes des fois ?
- Non, pas de disputes.
- Pendant la journée, c'était quoi les
activités ?
- C'est la routine, chaque jour on allait mendier et c'est
à cause de cette mendicité que j'en ai profité à
chaque fois pour fuguer.
- Tu jouais un peu ?
118Aux dires des éducateurs, ce daara a la
réputation d'être très difficile.
- Oui
- A quoi ? A quel moment de la journée ? avec qui ? -
à 8h du matin, des jeux de cache-cache en général.
- A part le marabout, tu avais des contacts avec des adultes ? -
Je n'en avais pas.
- Qu'est qui t'a décidé à venir au centre
?
- J'ai profité du moment que les Baay Fall n'avaient plus
les yeux sur moi, car ils faisaient la pêche, et j'en ai profité
pour partir.
- Tu es allé où ?
- J'étais assis devant le petit pont.
- Et après ?
- [C-SA] Là, un jeune du centre est passé, il a
parlé avec moi et [S-IC] O. a vu ça, et lui a posé des
questions et voila.
- A quel âge es-tu rentré au daara ?
- Je sais seulement que c'est longtemps, j'étais jeune. -
Est-ce que tu en retires quelque chose de bien ?
- Oui
- Quoi ?
- ... je ne peux pas dire ça comme ça.
- Pendant ta période au daara, as-tu senti des
changements aux quotidien ? et quand tu as grandi, au fur et a mesure ?
- Ça me fait penser à une chose. [S-IC]
j'ai rencontré des jeunes femmes qui m'ont donné
de bons conseils, comme par exemple de trouver un toit
au lieu d'être dans la rue. - ça, ça t'a
travaillé ? tu t'en es rappelé ?
- Oui
- Veux-tu rajouter quelque chose sur quoi que ce soit ? - Je
n'ai rien à rajouter.
Annexe 9 : Entretien 8 : Aly
- J'ai été amené à Thies chez mon
oncle pour apprendre là-bas avec mon oncle dans des écoles
franco-arabe. Mais, il y avait un daara où il n'y avait personne, et j'y
suis allé. Dans le daara, au fur et à mesure, d'autres
talibés arrivent... Je devais faire le café le matin. Un jour, on
a oublié de me réveiller pour le café à 5h du
matin. J'ai cru qu'il allait me frapper, alors [C-AM(i)][C-AP(l)] j'ai
fugué au garage deux jours. Ensuite, on cotise avec un ami
pour aller à Dakar. J'ai pris l'argent, j'ai
appelé ma maman pour lui dire que je suis au garage et ça a
coupé... La nuit, je vois le chauffeur de Dakar qui me demande d'avancer
l'argent du voyage pour se payer à manger. mais le lendemain rien. Mes
amis interviennent
avec les apprentis pour me mettre dans la voiture. En cours de
route, on me menace de m'emmener à la police. Tard la nuit, on me
dépose à la porte de Pikine. Je suis ensuite parti chez ma
mère et je suis resté là-bas... Puis je suis
allé dans la rue. Ensuite le Samu Social m'a orienté à la
liane.
- Ta journée au daara se passait comment ?
- Au daara externe, le matin, c'était les cours de Coran,
puis je mangeais chez moi. L'aprèsmidi, j'installais les nattes puis
j'allais jouer le soir.
- Pourquoi es-tu parti de chez ta mère ?
-
...
- Ça se passait bien avec elle ? Tu es revenu la voir,
non ?
-
...
- Et à Dakar, dans la rue ?
- J'étais beaucoup place de l'Indépendance
où je recevais des denrées pour la
cuisine.
L'après-midi, j'allais attraper des moules et des coquillage
pour manger le soir.
- Comment s'est passée la sortie de la rue ?
- La nuit, j'étais allongé, et la voiture du Samu
Social est venue et croyait que je dormais. [C-
SA] Ils m'ont écouté, j'ai parlé.
Ensuite ils m'ont parlé, et j'ai suivi tout de suite. -
Pourquoi ?
- Ils m'ont convaincu.
- Tu faisais partie de groupes ? tu avais des contacts avec des
amis, des adultes ?
- [S-IG] J'étais avec quelqu'un que je connaissais depuis
longtemps, il connaissait un groupe quand je suis arrivé dans la rue.
- Comment ça s'est passé avec le groupe ?
-
...
Annexe 10 : Entretien 9 : Mame
- [C-AM(i)][C-AP(l)][C-AP(f)] Lors de ma fuite [du
daara], j'ai fugué de Touba, j'ai marché jusque Darou
où j'ai fait des petits travaux pour avoir un peu d'
argent. et de Darou, je suis venu comme
ça jusque Louga, et de Louga je suis venu à St-Louis à la
gare routière. Arrivé à la gare routière, j'ai
mendié pour avoir de quoi trouver à manger. J'ai fait deux jours
à la gare routière, ensuite j'ai vu des voitures qui venaient
vers Guet Ndar, des voitures qui passent de la gare routière pour venir
à Guet Ndar, j'ai payé 100 francs pour venir, et c'est comme
ça que je suis venu dans le quartier des pêcheurs. Arrivé
au quartier des pêcheurs, j'ai rencontré un enfant que je
connaissais déjà, il habitait Touba, la même ville que moi.
[S-AI(p)] Il m'a emmené alors au quartier des pêcheurs,
là, à l'endroit où les pirogues partent en mer, pour
chercher le poisson qu'on va vendre après pour avoir
de l'argent. C'est comme ça que
j'arrivais avoir de l'argent pour me faire à manger. Pendant plus d'une
semaine, chaque matin, je partais le matin aux poissons pour avoir de l'argent,
et un jour, j'ai entendu parler du centre, j'ai demandé. Ensuite je suis
venu pour voir. J'ai vu les jeunes du centre en train de jouer, il m'ont
invité à venir jouer avec eux.
Après, ils m'ont dit de venir avec eux au niveau du
centre, c'est comme ça que je suis arrivé.
- Quels sont les difficultés que tu as rencontrées
dans ton séjour dans la rue ?
- La première difficulté, c'est au niveau de la
gare routière, j'ai passé la nuit dans une voiture en
réparation, et à chaque fois, si la voiture est
réparée, je change de voiture pour passer la nuit dans une autre
voiture. Avant de quitter la gare routière pour le quartier des
pêcheurs, il fréquentait deux jeunes dans une salle de jeux, et
dans la salle de jeux là, il y a des gens si je joue avec eux et que je
gagne, ils me tapent. J'ai subi ça dans la rue.
- A partir de ton arrivée, est-ce que tu peux essayer de
dire comment tu t'es adaptés ? As-tu dû apprendre des choses
nouvelles que tu ne faisais pas avant ?
- Quand je suis venu à la gare routière, j'ai
passé la nuit. [S-IC] Je suis allé voir le gardien qui
m'a dit que je pouvais passer la nuit là et qu'il allait essayer de voir
pour m'aider
demain. Mais le lendemain, je n'ai pas attendu,
j'ai cherché directement à manger, et ensuite, j'ai vu
les jeunes. J'ai voulu me rapprocher d'eux, mais ces jeunes là m'ont
écarté. J'ai passé une autre nuit à la
gare routière avant d'aller au quartier des pêcheurs. Mais quand
je suis venu au quartier des pêcheurs, aussitôt je suis
tombé sur le gars que je connaissais à Touba. Mais ce jeune
là a été récupéré par son
père.
- Pourquoi ne pas avoir attendu l'aide du gardien ?
- Rien, quand je me suis levé, je suis parti.
- Et les jeunes qui t'ont écarté ?
- Je ne les connaissais pas, quand j'ai voulu les rattacher, ils
n'ont pas voulu. - C'étaient qui ? Des talibés ?
- Je pense que c'étaient des talibés.
- A part ce jeune que tu connaissais, tu as eu d'autres contacts
avec des jeunes de ton âge ? plus vieux ? avec des adultes ?
- En dehors ce jeune là, [S-IG] j'ai connu
d'autres jeunes en face de la salle de jeux, mais
ce ne sont pas des jeunes qui sont dans la rue,
mais qui habitaient au quartier des pêcheurs. Mais ils m'ont
rencontré à la salle de jeu. Et parfois invité parfois
à manger. Ce
sont ces jeunes là qui m'invite chez eux en me donnant du
riz et autres. Mon activité principale à part le poisson,
c'était la salle de jeux.
- Et à part ce travail et la salle de jeux, tu avais
d'autres activités ? Est-ce que tu mendiais par exemple ?
- Depuis que j'ai quitté la gare routière pour
le quartier des pêcheurs, je ne mendiais plus. Je passais aux poissons le
matin et à la fin de la journée à la salle de jeux et pour
manger et je donnais parfois un peu à manger aux talibés.
- Qu'est qui t'as incité à venir au centre ? Tu
n'as pas continué à vendre du poisson ?
- Je ne connaissais pas l'existence du centre. Quand j'ai vu les
jeunes après le marché, ils m'ont proposé. Quand j'ai
discuté avec eux, quand je suis venu au centre, [S-IC] que
j'ai
trouvé l'éducateur et j'ai
discuté avec lui, ce que l'éducateur m'a dit, ça ma fait
réfléchir et ça m'a motivé à rester. [C-SA]
Je lui ai dit ce que je voulais et il m'a rassuré pour
rester.
- Qu'est ce que tu voulais ?
- Si je peux rester ici, et ne pas retourner dans ma maison.
L'éducateur m'a rassuré en me disant que présentement, pas
tout de suite tout de suite, mais peut-être au futur voir. Et c'est la
raison pour laquelle je suis resté.
- Est-ce que tu veux rajouter quelque chose ? Compléter ?
Quelque chose que tu n'as pas pu dire ?
- Ce qui m'a marqué dans la rue, c'est lorsque je suis
allé vers Mbaqué, voir un grand qui travaillait en
mécanique, je suis resté avec ce jeune là. J'étais
dans sa maison, le matin je partais avec lui à l'atelier, et c'est ma
mère qui m'a trouvé là-bas pour m'emmener encore au daara.
Là-bas, on m'a attaché les pieds avec une chaîne, dans une
chambre, où c'est làbas que j'apprenais mes leçons
coraniques. A chaque fois que je ne récitais pas le verset que je
devais, mon maître coranique me tapait. Un jour mercredi, mon
maître coranique devait revenir le jeudi, et pour me donner une
leçon, et j'ai réussi à faire sauter le cadenas, avec
l'aide des autres enfants du daara, et j'ai marché, c'est comme
ça que j'ai marché à Darou.
Annexe 11 : Entretien 10 : Mamadou
Partie 1
- La première fois, ça s'est passé à
Dakar, j'étais en famille et mon grand-frère qui m'avait
tapé pour je ne sais quelle raison, et [C-AM(i)][C-AP(l)] je
suis allé pour la première fois dans la rue. Quand
j'étais dans la rue, je suis resté dans la rue un moment et
jusqu'à ce que le Samu social arrive. J'ai terminé là-bas.
Mon frère qui m'avait tapé est venu me chercher là-bas.
- Tu es retourné avec ton frère ou tu es
resté ?
- C'est le frère de mon père qui m'avait
trouvé dans la rue au Samu Social.
- ... Le Samu Social qui ont fait des maraudes m'ont
rencontré et on découvert que j'avais des problèmes de
santé... spécialement aux parties génitales.
- Et après le Samu Social ?
- Mon oncle est venu me chercher là-bas en me
promettant de me donner de la crème pour la peau. Il me l'a
donné. Et là, Djiby est témoin - c'est avec Djiby que je
suis venu ici - ainsi que la mère de Djiby, elle était à
Dakar, elle était de passage là-bas. Mais il était
lancé et on ne pouvait plus l'arrêter. La mère de Djiby
était présente quand mon oncle était présent au
Samu Social...
C'est fini là ?
- Non, pas encore.
Pendant ton passage dans la rue, tu faisais partie d'un groupe
?
- Mon oncle est venu me chercher, mais après, du Samu
Social, j'ai fugué pour rentrer chez moi.
- Après être sorti, comment es-tu arrivé au
centre alors ?
- Dès que je suis venu, je suis resté un peu et je
suis allé rendre visite à mon papa, mais je suis retourné
de chez moi au Samu Social.
- Qui ensuite t'a orienté ici...
- Oui
- Pendant que tu étais dans la rue, avant que le Samu
Social te récupère, comment s'est passé ton arrivée
dans la rue ?
- Avant, mon grand-frère n'arrêtait pas de me
battre, et c'est pour ça que je suis parti dans la rue. Mais
maintenant...
Partie 2 (le lendemain)
- Je me rappelle d'une bagarre dans la rue, où on
était en groupe, on a commis des vols. Parmi ces vols, il y avait un vol
de portable. Et là, après le vol du portable, on s'est
couché, et il y a des membres du groupe qui m'ont
déshonoré. Je suis allé voir une grande personne pour
qu'il intervienne.
- Déshonoré ?
-
...
- Aucun problème. Maintenant, raconte ton arrivée
dans la rue : ton intégration, comment tu t'es fait de nouvelles
connaissances ? Des choses que tu as dû apprendre pour vivre, etc ?
- Mon premier contact a été établi à
Pikine et là, [S-IG] le groupe de jeunes que j'ai trouvé
sur place m'ont intégré rapidement et la nuit venue, ce
groupe m'a amené chez un Baay Fall, où j'ai passé la nuit.
Et le lendemain, de cette nuit là, le Baay Fall a découvert le
problème que j'avais au niveau des parties génitales et m'a
proposé d'aller mendier en montrant mes parties génitales. Ce qui
m'a rapporté beaucoup d'argent. Quand je suis revenu, j'ai donné
la plus grosse partie au Baay Fall et mes amis à moi, chacun 1000
francs.
- Et après ? Tu as continué comme ça ?
- Après, il y a eu l'intervention du Samu Social qui
m'ont soigné.
- Et après cette intervention tu n'es pas retourné
dans la rue ?
- [C-SA] Non, quand on m'a soigné, je suis resté
au Samu Social
- Combien de temps es-tu resté dans la rue ?
- Longtemps, je ne sais pas bien.
- A quel âge as-tu fugué de ta famille ?
- Vers 10 ans
- Et aujourd'hui ?
- J'ai dépassé 10 ans, mais je ne sais pas
exactement
- Avez-tu des amis ? des contacts avec des adultes ? Dans la rue,
comment ça se passait ? comment le groupe était organisé
?
- Chacun avait un rôle, car notre principale
activité était le vol et dans ce vol, chacun avait son
rôle. Moi, je n'ai jamais volé. Mon rôle, c'était de
guetter si il y a un danger, et je les avertissais. Ce qui se passait, ils
venaient dans les maisons pour demander l'aumône et y'a qui
présentaient les salutations. Ils disaient «As-salâm
'aleïkoum» et si quelqu'un ne répondait pas, ils savent que
y'a personne dans cette maison, ou personne qui n'est encore
réveillé, et il lance le message et les autres vont commettre
leur forfait.
- C'est toi qui a choisi ton rôle parce que tu ne voulais
pas voler ?
- Je n'avais jamais volé, et quand on a partagé les
rôles, j'ai dit que je ne volais pas. Donc on m'a donné un autre
rôle.
- Pourquoi tu ne voulais pas voler ?
- Non, [S-DV(+)] voler c'est pas bon.
- Et avez-tu des liens avec des adultes ?
- [ Il répond à propos du déshonneur
dont il a parlé auparavant : ] Les adultes là sont des
drogués qui font le guinz [du diluant pour peinture que l'on met
dans des mouchoirs pour l'inhaler] qui venaient pour faire des gestes
pédophiles avec nous.
- Les vols, tu faisais ça avec le groupe. Mais
après, vous vous sépariez ? Vous viviez tout le temps ensemble
?
- A chaque coup, on se partage et on se disperse.
- Tu dormais où alors ?
- A l'entrée de Pikine
- Tu étais seul le soir ?
- J'arrivais à être seul, si j'ai peur, je vais
dormir au stade de Pikine.
- A part cette activité organisée de vol, tu
faisais autre chose ? Des petits boulots ? Des jeux ? Mendicité ?
- Je faisais porteur pour des vieilles dames pour aller au
marché en monnayant de l'argent. - Dans ton quotidien, ta façon
de voir les choses, as-tu ressenti des changements ? Dans ton groupe ?
- [S-IC] Ça m'a permis aussi de rencontrer des
gens bons qui se sont occupés de moi, qui m'ont aidé.
Elles m'ont emmené chez elle, m'ont donné le petit
déjeuner.
- Tu veux rajouter ou compléter quelque chose ? Corriger
si tu penses que j'ai mal compris ? - Je me rappelle avoir fait des petits
commerces de poulets parce que j'arrive à acheter moins
cher et à revendre plus cher et de
bénéficier de quelques poulets, et comme j'aime manger
bien, j'allais voir les vieilles femmes qui s'occupaient de moi
et on mangeait ça.