LES CONFLITS DE POUVOIR ENTRE LES
AUTORITES PUBLIQUES ET CERTAINES
COMPOSANTES DE LA POPULATION (armée,
presse, opposition, confréries religieuses)
DEUXIEME PARTIE :
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A - Les relations tendues entre presse, médias
et pouvoir politique : des rivalités de pouvoir lourdes de
conséquences ?
A travers un communiqué du ministre de la Justice paru
le vendredi 24 avril 2009 on pouvait lire : « Monsieur le Président
de la République, une fois encore, vient d'accorder sa grace à
treize jeunes Sénégalais, dont un journaliste,
momentanément en conflits avec la loi et détenus dans les
établissements pénitentiaires. (...) Cette mesure exprime
l'engagement résolu du Chef de l'Etat à rassembler les
Sénégalais autour d'un idéal républicain de justice
et de paix, fondé sur le respect de nos valeurs communes
incarnées par les lois et règlements »27. Cette
mesure de clémence n'a rien d'extraordinaire car elle relève du
pouvoir discrétionnaire du Chef de l'Etat d'accorder la grace
présidentielle à qui il veut d'autant qu'on retrouve dans ce lot
un journaliste.
En revanche, elle devient sujette à caution lorsqu'elle
concerne des malfrats qui après avoir interjeté appel de leur
condamnation à des peines de 5 et 6 ans de prison par le tribunal des
flagrants délits, avaient vu, dans la matinée méme, la
Cour d'appel de Dakar confirmer la sentence, en ramenant leurs peines à
trois années de prison ferme. Ils étaient jugés et
condamnés pour avoir mis à sac, dans la nuit du 17 août
2008, les sièges des journaux L'As et 24 heures chrono.
L'agression dont les sièges des deux organes de presse ont fait l'objet
vient s'ajouter à une série d'attaques contre la presse
privée au Sénégal depuis le 21 juin 2008, lorsque deux
journalistes, Boubacar Kambel Dieng de la Radio privée (RFM) et Karamoko
Thioune de la "West African Radio Democracy" (WARD) ont été
passés à tabac par des éléments de la Police.
Ces actes posés par le président de la
République et son gouvernement sont diversement
interprétés selon qu'on soit d'un côté ou de l'autre
du pouvoir ou que l'on soit membre de la presse. Alors que les partisans du
Président et ses partisans voient en ce geste un acte suprême de
clémence, les journalistes et autres analystes de la scène
politique et sociale prennent
27 - Abdoulaye Wade, cité par l'Agence de Presse
Sénégalaise (APS), le jeudi 6 novembre 2008
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peur et s'interrogent. « Nous sommes
préoccupés par les attaques intempestives contre la
liberté d'expression et la résistance du gouvernement
Sénégalais à adopter des législations conformes aux
standards internationaux sur la liberté d'expression » s'insurge
Agnès Callamard, Directrice Exécutive de ARTICLE 19. Si cette
grâce constitue un véritable désaveu pour la justice dont
l'indépendance est de plus remise en cause, elle est surtout pour les
journalistes et leur profession une sérieuse menace. Alioune
Diéry Niane déclare à ce propos : (( La justice est
diligente quand c'est l'honorabilité du Chef de l'Etat qui est
froissée et indifférente quand la dignité d'une
corporation est bafouée ))28.
Pourtant, les relations entre le régime issu de
l'alternance du 19 mars 2000 et la presse n'ont pas été toujours
aussi tendues. Abdoulaye Wade luiméme, continue à clamer partout
que c'est, en grande partie, grace au travail accompli par les journalistes
durant cette élection qu'il a remporté le scrutin. Avant 2000,
l'opposant Wade entretenait des rapports privilégiés avec ceux
qu'ils clouent aujourd'hui au pilori. Pour Mame Ali Konté : ((
l'opposant Wade était un homme courtois, aimable à l'endroit des
journalistes dont certains souhaitaient même le voir accéder
très rapidement au pouvoir, pour réparer une sorte d'injustice
))29. Une fois au pouvoir, il n'a pas hésité à
faire passer le budget de l'aide allouée à la presse et aux
médias d'abord de cent à cent cinquante millions de francs CFA
(environ 228 670 euro) avant de la doubler en 2001, la faisant passer à
trois cents millions de francs CFA (environ 457 347 euros). Il justifie le
doublement du budget de l'aide à la presse par le fait que sa conviction
(( a toujours été que l'information est une dimension de la
démocratie en Afrique ))30. Il faut, néanmoins
préciser que cette aide connaît de grands retards dans sa mise
à la disposition des organes de presse. Pour exemple, le reliquat de
2007 n'est toujours pas versé aux bénéficiaires. Comment
en est-on donc arrivé à cette situation où les
28 - Alioune Diéry NIANE dans (( 2008 année
trouble pour la presse sénégalaise )), dans Le
Matin du 31 décembre 2008
29 - Mame Ali Konté dans (( Presse et pouvoir,
opération dragon )) dans Sud Quotidien du 5 mai 2008
30 - Maître Abdoulaye Wade Président de
République du Sénégal dans (( une vie pour l'Afrique,
entretien avec Jean-Marc Kalflèche et Gilles Delafon )),
Février 2008, Michel Lafon
relations entre le régime en place et la presse sont
devenues si tendues ? Les médias, la presse et les autorités
publiques sont-ils dans une logique de lutte d'influence et de conflits de
pouvoir ? Quels sont les stratégies et les discours des
différents acteurs pour occuper et renforcer leur présence dans
les territoires, à Dakar, à Tambacounda comme dans les autres
régions ?
De prime abord, la facilité voudrait que la presse
privée soit catégorisée comme indépendante alors
que les médias d'Etat seraient aux ordres du pouvoir. Mais, le clivage
public/privé ne rend pas totalement compte de la réalité
de la presse, du moins au Sénégal. Certes, théoriquement
le fait de ne pas dépendre du pouvoir et d'avoir la latitude de
définir librement sa ligne éditoriale confère à la
presse privée son indépendance. Mais, vu uniquement sous ce
prisme, l'analyse reste totalement réductrice. En effet, au-delà
du clivage public/privé, il y a la question des moyens et de
l'indépendance financière et économique. Il y a aussi le
choix de la qualité et de la rigueur du contenu de l'information
diffusée. Dans tous les cas, pour certains chercheurs, en Afrique,
« la configuration de l'espace médiatique est inséparable de
celle de l'espace politique. Que les régimes soient fermement
autoritaires ou apparemment plus libéraux, la presse reste
dépendante des conflits sociopolitiques » (Gérard et
Proteau, 2002, p. 12).
Dans ce contexte l'on est en droit de se demander si oui ou
non les médias et la presse sénégalais ont
contracté ce qu'on appelle en Côte d'ivoire le virus « I3P
» c'est-à-dire « Information partielle, partiale et partisane
». Et si parallèlement à leur rôle premier
d'information et parfois de contre-pouvoir quand ils ne sont pas
confisqués par les pouvoirs publics, ils s'activent plus dans
l'exacerbation des tensions et des inégalités sociales
économiques et politiques que dans le souci de prévenir et
d'apaiser les risques, crises et tensions qui pourraient déclencher des
conflits sociaux ? Car si la situation sociale et politique au
Sénégal n'a pas dégénéré comme c'est
le cas en Côte d'ivoire, au Rwanda, il est clair que les médias et
la presse ont parfois soutenu des guerres, justifié des génocides
et des purifications ethniques. L'exemple de la Radio Télévision
libres des Mille Collines (RTLM) dont les
appels, à la haine raciale contre les Tutsis et les
Hutus modérés pendant le génocide rwandais de 1994, qui a
fait presque 1 million de morts en 100, jours reste un exemple bien
réel.
La Radio Télévision du Sénégal
consacre presqu'exclusivement ses programmes à rendre visible le travail
du chef de l'Etat et de son gouvernement. Le Président, son gouvernement
et ses partisans font l'objet de tellement de reportages et de pages
spéciales que de plus en plus de citoyens sénégalais en
viennent à ne plus la regarder. Ils sont nombreux à penser, en
parlant de la RTS, comme Jacques Habib Sy que : (( le (( Spécial JT
» est surtout un carrosse d'or offert au chef de l'Etat pour se livrer
à une campagne télévisuelle quasi-permanente. Aucune
occasion n'est négligée, aucun déplacement
boycotté. Toute l'action présidentielle est le point de mire de
l'équipe du JT. L'activité ministérielle arrive
aussitôt après celle du Chef de l'Etat »31. Les
médias publics s'attellent ainsi à véhiculer l'image d'un
chef de l'Etat travailleur infatigable qui parcourt le monde à la
recherche d'investisseurs et de partenaires au développement capables de
faire du Sénégal (( un pays émergent », à le
présenter comme un des leaders de l'Afrique qui, sur le plan de la
démocratie et de l'impulsion d'un renouveau économique du
continent, sont incontournables. En outre, il y apparaît comme un des
meilleurs sinon le meilleur président que l'Afrique ait jamais connu.
L'on entend même certains journalistes le présenter comme (( le
président le plus diplômé d'Afrique ». Par ailleurs,
des quotidiens proches du pouvoir ont été créés au
lendemain de l'alternance et ont pour ligne éditoriale de brocarder les
opposants et de présenter le chef de l'Etat sous ses meilleurs aspects :
(( Monsieur le Président, c'est vous que les Sénégalais
ont élu et réélu. Vous êtes entré dans
l'Histoire par la Grande porte ~ Cher ami, cher compagnon des années
difficiles, que Dieu vous illumine, guide vos pas et vous élève
vers la félicité pour l'honneur de notre grande nation.
»32.
31 - Jacques Habib SY Professeur en communication et Directeur
de l'organisation régionale africaine Aide Transparence dans (( la
crise de l'audiovisuel au Sénégal »
32 - Ndiogou Wack SECK dans IL est Midi, Lundi 25 Juin
2007
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L'information partielle et partisane que livrent les
médias publics est largement relayée par des antennes relais et
des stations régionales (Dakar, Saint Louis, Ziguinchor, Kaolack et
Tambacounda) qui couvrent une bonne partie du territoire national et
au-delà. La RTS dispose de deux canaux : RTS canal 1 : station
internationale qui émet en arabe, anglais, français et portugais
et RTS canal 2 : station nationale qui émet dans les langues locales et
en arabe. Ainsi, outre le wolof parlé et/ou compris par près de
90% de la population, le pulaar, le sérère, le djola, le
mandinka, et le soninké qui sont, par ailleurs, les principales langues
d'alphabétisation ont été les premiers principaux moyens
de diffusion. Il faut préciser qu'aujourd'hui, toutes les langues
locales codifiées ont des émissions sur les antennes des radios
publiques.
Mais si la RTS, seule sur les ondes pendant plusieurs
années, a été pionnière dans ce domaine, elle a
été vite rejointe par les médias privés. Si la
course à l'implantation dans les territoires entre médias
privés et publics est en passe d'être gagnée par les
premiers, la radio Sud Fm disposant par exemple de sept stations
régionales (Dakar, Thiès, Saint Louis, Diourbel, Kaolack, Louga
et Ziguinchor), a vu l'apparition d'un nouvel acteur à savoir les radios
communautaires. Elles ont pour philosophie, selon la définition qu'en
donne l'Association mondiale radios communautaires (Amarc) de permettre aux
« sans voix » de s'exprimer. Elles permettent d'offrir une tribune
aux laissés-pour-compte d'un univers médiatique marqué par
une implacable logique de rentabilité. Elles servent de porte parole aux
opprimés (qu'il s'agisse d'une oppression de race, de sexe, de religion
de classe sociale) et, s'activent enfin comme un outil au service du
développement local. Le Sénégal en compte aujourd'hui 26,
dont deux à Tambacounda et six à Dakar et sa banlieue. Elles
privilégient toutes les communications en langues locales
spécifiques à la région d'implantation. Par exemple, la
radio Kolda Fm, du nom d'une région du Sud frontalière
à Tambacounda, diffuse ses émissions selon la répartition
suivante : 50% en pulaar, 24% en mandinka, 7% en balante, 6% en diola, 4% en
mankagne, 3,5% en wolof et 1% en français. L'information occupe pour
chaque langue 60 % du temps
d'antenne, alors que les 40 %33 restants sont
consacrés à des émissions interactives.
Tandis que les médias publics (radio,
télévision presse écrite) s'attellent à la
visibilité des oeuvres du Président, bafouant par le fait
méme, le principe d'égalité de traitement de tous les
citoyens, quelque que soit leur appartenance politique, vis-à-vis des
médias publics, certains organes de presse privés vont
au-delà. Ils permettent ainsi aux citoyens de juger librement les actes
posés par les autorités publiques. Ils donnent
l'opportunité aux différentes composantes de la population de
s'exprimer, souvent dans leur propre langue, pour dire leurs souffrances et
exprimer leur écoeurement face à une situation
socioéconomique qui empire, mais aussi montrer leur lassitude face
à une scène politique où les intrigues politiciennes se
multiplient. Ils leur permettent également de dénoncer, dans
certaines localités, leur abandon par les pouvoirs publics. Ce faisant,
certains médias privés semblent se positionner comme de
véritables contrepouvoirs. En effet, l'occurrence de voix «
discordantes », d'opinions critiques, non favorables au gouvernement et
à sa politique sur une multitude de thèmes, relayées
largement à travers le territoire national et au-delà, n'est,
sans doute, pas très bien apprécié par les pouvoirs
publics.
Par ailleurs, certains journalistes comme Pape Alé
Niang qui a pendant plusieurs années animé la revue de presse
à la radio Sud Fm, dont les émissions sont à 60 %
en wolof et 40 % en français, parlait du président Wade en disant
en wolof « sama mame » ou encore « bour Sine
» (respectivement « mon grand père » et « le roi du
Sine ». Ce qui lui avait d'ailleurs valu des menaces, certains proches du
président comme le ministre de la justice Cheikh Tidiane Sy estimant le
22 novembre 2006 qu'il était nécessaire de lui « administrer
une correction » pour sa revue de presse jugée «
irrévérencieuse »34 à l'endroit
d'Abdoulaye Wade. Si ces deux expressions peuvent servir à
désigner le chef de l'Etat sans le nommer, elles attirent, en revanche,
l'attention sur son age (83 ans en 2009) et sur
33 - Source : Kolda FM
34 - Reporter sans frontière
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certaines de ses pratiques considérées comme des
dérives autoritaires comme les répressions de plus en plus
fréquentes des manifestions sociales, les condamnations de journalistes
pour « offense au chef de l'Etat » etc.
Dans ce contexte, les journalistes sont assimilés
à des opposants et des fauteurs de trouble et traités comme tels,
parfois même plus sévèrement comme on l'a
déjà montré. Cette situation, dans laquelle aux pouvoirs
des médias privés s'opposent ceux de l'Etat (brimades,
arrestations, emprisonnement, suspension d'autorisation d'émettre...),
constitue un terreau fertile pour une surenchère verbale et
comportementale mais aussi pour l'émergence de tensions et
peut-être d'affrontements.
Dans tous les cas, la situation est telle que pour Reporter
sans frontières (RSF) le Sénégal est passé, en
matière de liberté de la presse, de la 47e place en
2002 à la 86e en 2008 en passant par la 66e en
2003. On peut dès lors se demander si la stratégie des pouvoirs
publics, si tant est qu'elle en soit une, n'est pas tout simplement grosse de
nombreux dangers ? Une stratégie, qui plus est, ne peut avoir pour
résultat, que de cristalliser et de stigmatiser les différences
et les divergences, d'exacerber, d'envenimer et de radicaliser les positions,
bref d'être un frein au dialogue et à la concertation. Car, cette
situation déjà délétère où presse et
pouvoir s'affrontent au cours de diatribes, les unes plus virulentes que les
autres, nourrit le risque de confrontations. En effet, quand les tenants de la
force légitime (police entre autres) usent de leurs pouvoirs pour
réprimer dans la violence les auteurs et les diffuseurs d'opinions et de
visions contraires aux leurs, et que les victimes s'inventent des
stratégies soit pour se défendre ou pour se venger, là se
trouve la ligne rouge dont le franchissement n'augure rien de paisible.
Aujourd'hui, au Sénégal, on n'en est plus, hélas,
très loin. Il vient Dès lors plusieurs hypothèses dont
celles-ci :
1 - Certains médias privés et certains
journalistes pourraient-ils s'allier à une certaine frange de
l'opposition qui se voudrait radicale ? En effet, injuriés,
menacés, traqués, emprisonnés et leurs biens
saccagés, ceux-ci pourraient mettre en oeuvre des stratégies soit
pour se protéger ou pire pour
contre attaquer. Une telle situation pourrait conduire
à ce que ces médias et journalistes ne se contentent de traiter
que la face cachée de l'action du chef de l'Etat et de son gouvernement,
participant ainsi à une diabolisation des pouvoirs publics et à
l'exacerbation d'un sentiment de rejet. Du coup, l'alliance avec certains
partis politiques de l'opposition pourrait facilement se muer en une force
politico-médiatique dont les ambitions seraient inexorablement
liées au renversement du régime en place.
2 - Des populations, jeunes et moins jeunes pourraient se
ranger du côté de certains médias privés et de
certains journalistes. Au vu des tracasseries, des brimades et des violences
dont ils sont victimes, ceux-ci pourraient bénéficier d'un
important capital de sympathie d'une bonne partie de la population qui a pu
et/ou continue de profiter de leurs colonnes, micros ou caméras pour
exprimer leur pauvreté et la dégradation croissante de leurs
conditions de vie. Par le biais d'une mobilisation sans
précédent, surtout que les jeunes se savent capables de faire
reculer les pouvoirs publics, ils pourraient dans un élan de synergie
constructive demander, voire exiger que cessent toute violence et toute
tentative de musèlement de la presse. La question serait alors de savoir
quelle forme pourrait prendre cette réclamation.
Sources : APS, marche de protestation des journalistes le 23
août 2008 à Dakar
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Au-delà des rivalités de pouvoir qui depuis 2000
opposent différentes et nombreuses composantes de la
société aux autorités politiques issues de l'alternance,
il me semble important de pas occulter le nouveau type de rapport
qu'entretiennent ces autorités avec la confrérie mouride. En
effet, ses membres, comme nous allons essayer de le montrer, pourraient
être à l'origine de divergences au sein d'une communauté
musulmane déjà fortement divisée par l'appartenance
à différentes confréries.
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