La loi de la force et la force de la loi( Télécharger le fichier original )par Alex BATUHOLA St Pierre Canisius - Graduat 2008 |
2. Les principautés nouvellesS'agissant des nouvelles principautés, Machiavel pense qu'elles sont des Etats qui sont instaurés par les armes d'autrui ou par ses propres armes par la faveur de la fortune, ou par la virtù. Elles sont les plus difficiles à conserver, car, soutient Machiavel, « les hommes changent volontiers de maître, pensant rencontrer mieux ».16(*) C'est ainsi que les méthodes qu'il propose vont au delà de tout entendement humain. Toutes ces techniques que préconise Machiavel sont inscrites dans une visée de maintien du pouvoir et d'une «justice sociale». C'est pour cette raison que ces méthodes, quoique dangereuses, nous intéressent pour leur usage et leur finalité. Car, grâce à elles, le prince parvient à instaurer l'ordre et la paix sociale. Néanmoins, dans les nouvelles principautés, il y a celles qui sont entièrement nouvelles et celles qui sont ajoutées. Par principautés entièrement nouvelles, l'auteur entend des Etats que l' « on gagne sur une nation différente de langue, de coutumes et de gouvernement ».17(*)En revanche, les principautés ajoutées sont « des Etats et provinces incorporés par conquête à une seigneurie plus ancienne la conquise ou sont de la même nation et langue, ou elles n'en sont pas ».18(*) Pour leur conservation, le prince doit distinguer les Etats ayant même nation et même langue de ceux qui sont de langues, de coutumes et de gouvernement différents. Car pour les premiers, il est facile de les conserver surtout quand leurs habitants ne sont pas familiarisés avec la liberté. Pour ce faire, le prince doit prendre garde à deux choses : « L'une que l'ancienne race de leur prince soit éteinte, l'autre de n'innover en rien en leurs lois et impôts, de sorte qu'en peu de temps ces Etats nouveaux ne fassent avec les anciens qu'un seul et même corps ».19(*) Pour les seconds, notre auteur estime qu'il faut avoir, dans ce cas, la faveur de la fortune et montrer une grande habileté. Voilà pourquoi il propose trois solutions. La première solution consiste à détruire la loi et la liberté de ce peuple. La seconde réside dans l'obligation du prince d'aller vivre dans ses Etats conquis pour lui permettre, non seulement de bien voir ce qui se passe sur place, c'est-à-dire d'anticiper sur certains problèmes pour éviter le pire, mais également par sa présence, d'empêcher toute invasion extérieure. La troisième solution serait d'envoyer des colonies en une place ou deux qui soient comme les « compedes » de la province20(*) ; c'est-à-dire établir un nouveau gouvernement de peu de gens dans les territoires occupés par le prince tout en laissant le peuple vivre sous leurs lois, mais en y imposant la paie de l'impôt au peuple. A ce propos Machiavel écrit : « Quand les pays qui s'acquièrent sont accoutumés de vivre sous leurs lois et en liberté, il y a trois manières de s'y maintenir. La première est de les détruire ; l'autre d'y demeurer en personne ; la troisième est de les laisser vivre selon leurs lois, en tirant un tribut, après y avoir établi un gouvernement de peu de gens qui les conserve en amitié. Parce qu'étant ce peu de gens élevés en cet état par le prince, ils savent bien qu'ils ne peuvent durer sans sa puissance et sa bonne grâce et qu'ils doivent faire tout leur effort pour le maintenir ».21(*) Cependant, il arrive que ce soient des hommes de guerre que détient le prince. Dans ce cas, affirme Machiavel, il en coûte beaucoup au prince. Car, le prince sera obligé de dépenser les revenus du pays pour nourrir ces soldats et cela va lui créer des ennemis dans le peuple qui peut nuire à sa quiétude. Ainsi, pour notre auteur, les colonies sont les moins coûteuses au prince, parce que de par leurs productions, elles contribuent au développement de l'Etat. En revanche, les hommes de guerre favorisent l'appauvrissement de celui-ci. Si le prince occupe une province dans une nation différente de ses anciens Etats, il devra se présenter comme celui qui apporte protection aux plus faibles, « s'ingénier à affaiblir ceux qui sont les plus grands et se bien garder que par aucun remède y entre un étranger plus puissant que lui ».22(*) Sinon, plus vite ils se rallieront au puissant pour lui faire subir sa puissance. Aussi, faut-il que le prince demeure le seul arbitre dans son pays. Il doit en tout temps avoir un regard non seulement sur les désordres présents mais également sur ceux qui adviendront. A cet effet, il doit mettre tous les moyens en oeuvre pour les éviter. Car « le temps chasse tout devant soi et peut apporter avec soi le bien comme le mal, et le mal comme le bien ».23(*) En outre, Machiavel distingue deux types de gouvernement. Il s'agit des gouvernements à régime monarchique et aristocratique. Le régime monarchique est celui dans lequel le prince seul détient le pouvoir. Tous les autres sont esclaves et travaillent pour lui comme ses serviteurs, ses ministres ou ses fonctionnaires sont sans autorité réelle. Le pays à régime monarchique est difficile à conquérir. Car le pouvoir est centralisé et par le fait même forme une unité. Il est facile de le conserver du fait que les sujets sont habitués à vivre dans la soumission. Quant à l'aristocratie, elle est un régime dans lequel le pouvoir est partagé entre un groupe de personnes nobles et distinguées. Pour Machiavel, c'est le régime pour lequel le pouvoir est partagé entre le chef et les barons. Les pays qui vivent sous ce genre de régime sont faciles à conquérir à cause de la décentralisation du pouvoir. Ils sont aussi très difficiles à conserver : « Toutes les principautés desquelles la mémoire dure se trouvent avoir été gouvernées en deux diverses manières : ou par un prince avec d'autres qui sont tous ses esclaves, lesquels, par sa grâce et permission, l'aident, comme ministres, à régir le royaume ; ou par un prince et des barons, lesquels, non par la grâce du prince, mais par ancienneté de leur rang, tiennent ce rang ».24(*) Le prince apparaît comme la seule figure dominante de la conception moniste de Machiavel. Que pouvons-nous comprendre par monisme politique ? Par conception moniste, il nous faut comprendre la conception selon laquelle le prince est conçu en termes « d'individu capable d'assurer, d'orienter le destin d'une multitude, d'une manière non seulement exceptionnelle, mais aussi héroïque et fructueuse ».25(*) Cette conception est à distinguer de l'individualisme qui renvoie plutôt à l'égoïsme. Elle a été au centre de toute la pensée politique de Machiavel. La caractéristique de cette vision est que « la viabilité et la prospérité d'une société donnée reposent essentiellement sur un individu, capable de promouvoir le bien commun ».26(*) Machiavel est le défenseur par excellence de cette conception moniste du prince. Pour lui, seul le prince doté de la « virtù », serait capable de libérer Florence de l'occupation étrangère et de reconstruire Florence. I.1.2. La « virtù » et la fortuneEn quoi consiste la virtù chez Machiavel ? Avant toute analyse, il convient de noter que la virtù dont il est question ici n'est pas à confondre avec la vertu au sens moral du terme. Chez Machiavel, la virtù renvoie à la force de la volonté humaine en tant qu'elle tente de s'imposer et de s'adapter au caractère imprévisible et changeant des événements extérieurs, le hasard constituant la fortune. En effet, chez Machiavel, la virtù et la fortune vont toujours ensemble. Elles sont comme « la matière et la forme ». Généralement définie comme l'énergie dans la conception et la rapidité dans l'exécution, le refus du bon sens abandonné à soi-même et du bénéfice du temps, la fortune se présente suivant les cas, comme contingence aveugle ou comme occasion propice à l'initiative courageuse.27(*) Quant à la virtù, elle est cette volonté habile d'agir sur la fortune. Elle représente la capacité humaine de transformer la fortune en opportunité. Elle s'oppose à la passivité et au renoncement. La virtù est aussi le juste milieu entre le fatalisme et le volontarisme politique, entre le renoncement et l'imprudence. Machiavel évoque l'exemple de Moïse, de Cyrus, de Romulus et de Thésée comme étant ceux qui, par leur virtu et profitant des occasions qui se sont présentées, ont changé le cours du monde et sont devenus de grandes personnalités. « Et en examinant bien leurs oeuvres et vies, on ne trouve point qu'ils aient rien eu de la fortune que l'occasion, laquelle leur donna la matière où ils pussent introduire la forme qui leur plaisait ; sans cette occasion, les talents de leur esprit se seraient présentés en vain [...] Donc ces occasions ont fait l'heureuse réussite de ces personnages et l'excellence de leur virtù a fait connaître l'occasion d'où leur pays fut ennobli et est devenu très heureux ».28(*) Pour Machiavel, il n'y a pas en politique des innovations "ex nihilo", ni de victoire sans bataille. Les hommes gouvernent par imitation. De même qu'on ne peut parler de justice sans l'injustice, de même il nous est difficile de parler de la qualité que nous appelons « virtu » sans les vices. Ainsi, la virtù du prince s'accompagne de certains vices. Mais selon quel critère pouvons-nous distinguer la virtù de vices ? En réponse à cette question, essayons de voir dans la liste de qualités et de vices du prince que nous propose Machiavel; qualités et vices qui aboutissent parfois au renversement des valeurs. Il s'agit pour le prince d'être ladre plutôt que d'être libéral, d'être cruel plutôt que d'être pitoyable, d'être courageux plutôt que d'être pusillanime, d'être orgueilleux plutôt que d'être humain ; d'être rusé plutôt que d'être entier ; d'être craint plutôt que d'être aimé, etc. Pour Machiavel, il est souhaitable que le prince ait les qualités que l'on considère comme bonnes ; et pour lesquelles on est estimé homme de bien. Mais, considérant l'imperfection de la nature humaine, notre auteur reconnait qu'il est impossible au prince d'avoir toutes ces qualités. Il doit cependant faire semblant de les avoir : « Je sais bien que chacun confessera que ce serait chose très louable qu'un prince se trouvât ayant de toutes les susdites qualités celles qui sont tenues pour bonnes ; mais, comme elles ne se peuvent toutes avoir , ni entièrement observer, à cause que la condition humaine ne le permet pas, il lui est nécessaire d'être assez sage pour qu'il sache éviter l'infamie de ces vices qui lui feraient perdre ses Etats, et de ceux qui ne les lui feraient point perdre ses Etats qu'il s'en garde, s'il lui est possible ; mais s'il ne lui est pas possible, il peut avec moindre souci les laisser aller ».29(*) Machiavel classe ainsi les vices en trois catégories. D'abord, les vices qui peuvent faire perdre le pouvoir ; ensuite, les vices qui ne font pas perdre le pouvoir et enfin ceux qui sont indispensables au prince. A présent, essayons d'illustrer certains de vices selon qu'ils contribuent à la perte du pouvoir ou au maintien de celui-ci. Dans la première catégorie, nous avons : la haine et le mépris du prince par le peuple, le fait d'être efféminé, l'usage de la mauvaise cruauté, le pillage de bien des ses sujets, etc. La cruauté bien employée, le mensonge, la manipulation, sont des vices de la deuxième catégorie. La politique du « paraître »ou la ruse, etc. sont des vices de la troisième catégorie. La question que l'on se pose est celle de savoir pourquoi Machiavel classe t-il la virtù ou la fortuna, la politique du « paraître » comme faisant partie des vices qui sont indispensables au prince ? Nous avons souligné le fait que conquérir est un désir naturel de l'homme. Mais que cette conquête n'est pas toujours facile parce qu'elle requiert une énergie, une habileté politique que Machiavel appelle la virtù et une armée nationale. La fortune, comprise comme ensemble de circonstances complexes et changeantes qui peuvent paralyser le prince s'il n'utilise pas au bon moment les moyens appropriés pour maintenir le pouvoir, est l'occasion propice qui peut changer le cours du monde. En outre, pour Machiavel, la « ruse» est une stratégie utilisée par le prince pour amener les hommes à atteindre non pas l'intérêt particulier du Prince mais bien l'intérêt général. Cette ruse est nécessaire à la bonne marche d'un Etat ou d'une victoire. Mais seulement, une telle victoire est de courte durée. * 16 Ibid. p.19 * 17 Ibid., p. 22 * 18 Ibid. * 19 Ibid., pp. 21-22 * 20 Machiavel, Le Prince, p. 23 * 21 Ibid., p. 39 * 22 Ibid., p. 24 * 23 Machiavel, Le Prince., p. 27 * 24 Ibid., pp. 33-34 * 25 Paulin MANWELO, « la conception moniste du leadership », p. 10 * 26 Paulin MANWELO, « la conception moniste du leadership », p. 10 * 27 V. MONCINI, « Machiavel (1469-1521), p.174 * 28 Machiavel, Le prince, p. 45 * 29Machiavel, Le prince, p. 110 |
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