INTRODUCTION
« Le monde, écrivait Brzezinski en 1992,
ressemble plutôt à un avion qui navigue au pilote automatique,
à une vitesse de plus en plus rapide, mais sans destination
précise. »1(*)Voilà une image qui, selon nous, rend vraiment
compte de la situation actuelle du monde, et, qui, comme dans les autres
contextes historiques, doit nous convaincre de la nécessité d'une
mobilisation dépassant le cadre des frontières nationales pour
arborer une forme internationale, ou, mieux encore, transnationale. Cette
impératif de mobilisation n'est certes pas chose nouvelle, dans la
mesure où l'enjeu a toujours été le même ; en
effet, que le monde soit assimilable à un avion avec plusieurs
pilotes(les différentes nations souveraines), essayant chacun de mener
celui-ci là où se trouvent ses intérêts, ou qu'ils
soient assimilable à un appareil avec deux pilotes aux
intérêts idéologiques différents, comme ce fut le
cas dans le contexte de la guerre froide, il s'est toujours agi, il s'agit
aujourd'hui encore d'oeuvrer à avoir un contrôle effectif sur
cette appareil à bord duquel nous sommes tous embarqués. Mais cet
impératif se présente aujourd'hui avec une acuité telle
qu'il est possible de dire qu'elle est quasi-inédite.
Ce qui caractérise l'ère dans laquelle nous
vivons aujourd'hui, et qui la rend différente des autres époques
qui l'ont précédée, c'est le fait que contrairement
à ce que certains comme Francis Fukuyama ont pensé, à
savoir que l'histoire avait atteint son terme, comme l'écrivait
Brzezinski dans le même ouvrage cité plus haut, dont il
dit « qu'il ne s'agit point d'une prédiction mais bien
d'un avertissement urgent », « l'histoire n'est pas
finie, mais elle est devenue compressée »2(*). Les évènements se
succèdent à une vitesse de plus en plus rapide, avant qu'on ait
le temps de les analyser, de les décrypter, d'autres
événements ont déjà fini de les ensevelir, ainsi de
suite, sans que l'on puisse ne serait-ce que soupçonner où est-ce
que tout cela va nous mener.
Par ailleurs, si du point de vue du temps
l'histoire paraît compressée, du point de vue de l'espace
également il est possible d'affirmer que le monde est
rétréci, qu'il est de plus en plus petit. Pour peu on allait
penser que les propos de Victor Hugo sont en phase de se réaliser. Il
écrivait en effet en 1849 : « Comme les peuples se
touchent ! Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement,
c'est le commencement de la fraternité...Avant peu, l'homme parcourra la
terre comme les dieux d'Homère parcouraient le ciel, en trois pas.
Encore quelques années, et le fil électrique de la concorde
entourera la globe et étreindra le monde »3(*). Les peuples se touchent
effectivement aujourd'hui et les distances sont presque annihilées avec
le processus en cours, caractéristique de notre époque, et qu'on
désigne par le terme « mondialisation ».
Phénomène multidimensionnel, la mondialisation, bien que
insaisissable par une définition quelconque, n'en n'est pas moins
réel comme contexte historique. L'amphibologie, de sens que
présente ce terme, et qui reste liée à son
caractère pluridimensionnel que nous venons de souligner, fait qu'on
risque d'être dans l'embarras en voulant lui donner une
définition. En dépit de ce constat, il est clair que
« si rien ou presque rien n'est purement mondial, tout l'est ne
serait-ce qu'un peu. Le monde est devenu l'environnement systémique de
tout ce qui est social un méta-espace qui englobe tous les autres
niveaux spatiaux »4(*). L'interconnexion de tous les produits et secteurs de
la vie sociale est devenue une réalité en construction,
après que le processus qui devait y conduire ait été
enclenché dès les premières heures de l'histoire. Le
politique, l'économie, la culture, l'éthique bref tous les
aspects de la vie de l'homme représentent autant de niveau spatiaux qui
trouvent dans le monde devenu système-monde, selon l'expression
d'Olivier Dollfuss, un méta-espace où s'effectue leur
interconnexion. Le monde aujourd'hui pourrait être apparenté
à un oeuf à l'intérieur duquel ce qui se produit à
un point a aussitôt des répercussions sur l'ensemble.
Ce monde nouveau n'a cependant pas
généré un nouvel adam. Et les problèmes
traditionnels qui l'ont à moult reprises conduit au bord du gouffre ne
se sont pas dissipés, au contraire. Nous voulons parler des conflits
géopolitiques qui ont jalonné son histoire et qui ont
été causes de tant de souffrances et de malheurs aux masses.
Certes, avec les progrès enregistrés dans le domaine de la
techno-science et particulièrement de la technologie militaire, le
risque d'un embrasement général du genre de ceux que l'on a
connus à deux reprises n'est pas envisagé (bien que cela ne sort
de l'ordre du possible ; tout dépend...). Mais la guerre, dit Von
Clausewitz, est un caméléon ; et comme tel, elle se
présente aujourd'hui sous d'autres formes, géoéconomique
et ethnopolitique notamment. Ajouté à cela, il y a les guerres
sociales générées par-ci par-là par le gap, aussi
bien au sein des sociétés opulentes qu'à
l'intérieur des pays pauvres, entre une minorité nantie au point
de verser dans l'hédonisme social, et une grande masse d'individus
privée des jouissances les plus élémentaires. Ces trois
logiques, économique, identitaire et géopolitique, avec la
dialectique qui leur est inhérente, ont fini par mettre
l'humanité dans une situation explosive.
Il ne se passe de jour sans que l'on ne voie défiler
en boucle sur les écrans de télévisions le massacre de
femmes, d'enfants de vieillards, et surtout d'hommes valides qui constituent la
force vive de l'humanité. A qui la faute ? Certainement à
des dirigeants politiques qui prétendent agir et parler au nom de leur
opinion publique, alors qu'en réalité, il n'en est en
général rien. En vérité, ils ne sont mus que par la
volonté de puissance, par la libido dominandi et la recherche de la
gloire et d'un rayonnement international. Pendant ce temps que fait la masse
des citoyens ? Elle subit.
Il ne se passe de jour sans que l'on fasse le contact Ô
combien révoltant du fossé entre le nord et le sud, entre les
riches et les pauvres ; situation que nous savons résultant des
dysfonctionnements inhérents au système économique mondial
basé sur un capitalisme sauvage, inhumain, évoluant sans
critères éthiques. A qui la faute ? Aux dirigeants
politiques, une fois de plus, qui, trop plongés dans la logique de la
guerre économique, et trop affaiblis au point de faire perdre à
l'Etat sa substance spirituelle, à telle enseigne que la
société civile, au sens hégélien du terme, a fini
par prendre le dessus sur l'Etat, l'universel dont, désormais, elle fait
sa servante pour arriver à ses fins. Nous pensons à ce que l'on
pourrait définir comme les nouveaux acteurs de la vie
internationale : les firmes transnationales, les multinationales, ... La
circulation des capitaux s'effectuent dans ce contexte sans autres
règles que la rentabilité, le profit. Nous assistons à
l'émergence d'un monde primitif, celui de la finance et de
l'investissement, dans lequel les membres de ce que Friedman appelle
« la horde électronique » se déplacent vers
les verts pâturages qu'ils transforment en désert avant de les
fuir, laissant après eux la pauvreté, la désolation, la
désillusion ..., des tensions sociales.
« `' On aura les conséquences `', avait dit
le sage d'Israël, rassasié de voir les dirigeants reconduire les
mêmes fautes et les foules confier leur vie et leurs destins aux
mêmes dirigeants. Les conséquences viennent
toujours. »5(*)
Face aux périls qui la guettent, seule une conversion éthique
peut sauver l'humanité de l'apocalypse. Or il n'est pas évident
que cette conversion soit effectuée par les politiques. Cependant
l'humanité n'est point composée que des hommes politiques ;
et la force dont disposent ces derniers, et qui leur permet d'apparaître
sur la scène mondiale, émane de la masse de leurs citoyens. C'est
de ces masses que Jaspers voyait surgir des raisons d'espérer. Il
écrit qu'il n'est aujourd'hui de secours que par une transformation
de l'homme, dont l'effet s'élargira ; si elle ne touche d'abord
qu'un petit nombre d'hommes, par la suite elle en atteindra beaucoup et, pour
finir, peut-être la majorité. Car ce qui est préparé
aujourd'hui par la technique ne peut être dirigé vers le salut
qu'à travers les flots de la volonté de la raison, qui trouve
dans la foule son appui, et non par les hommes politiques traditionnellement
liés à la puissance et au maintien de la puissance. Ce qu'on
appelle aujourd'hui l'opinion publique, ce qui se montre brouillon, versatile,
sensible aux directives de la propagande, est, malgré le peu de
confiance qu'on peut lui accorder, portée cependant par des forces
obscures et cachées qui peuvent faire irruption subitement. Cette
transformation, si elle est animée par la raison, porterait celle-ci au
dessus de tout, s'emparerait aussi des hommes qui ont les armes en main et qui
servent les bombes. Elle produirait les hommes politiques qui correspondent
à cette évolution ou les contraindrait, en raison de sa propre
puissance, à suivre cette volonté. De la bombe atomique, de la
guerre, de la prétention à la souveraineté absolue et
à tout ce qui ne fait qu'un avec cette prétention, les hommes
d'Etat de nos jours ne seront plus maîtres, si les masses de l'Est
à l'Ouest, éclairées et animées par la raison, au
milieu du changement du mode de pensée et de l'homme lui-même,
parviennent à leur imposer ce revirement...
Le but de ce travail, c'est de montrer l'influence que peut
avoir l'opinion publique internationale par rapport à
l'éradication ou, au moins, à l'atténuation des
difficultés souffrances et autres, dans lesquelles la dialectique des
conflits géopolitiques, géoéconomiques et civilisationnels
pourraient plonger l'humanité.
Pour ce faire, nous pensons qu'il est nécessaire de
procéder méthodiquement en commençant par exposer les
caractéristiques de la situation réelle à laquelle nous
sommes aujourd'hui confrontés, en nous efforçant de faire voir ce
qui, par rapport à cette situation, rend indispensable, voire vitale, la
mobilisation de l'opinion publique internationale. Cette situation, nous nous
proposons ici de l'analyser autour de trois axes : politique,
économique, et civilisationnel.
Nous tenterons ensuite d'étudier la nature de
l'opinion publique, en montrant comment elle a été prise en
charge comme objet de réflexion par quelques penseurs au cours de
l'histoire. Est-ce que l'opinion publique internationale est aujourd'hui assez
bien outillée pour effectuer la mobilisation qui lui est
nécessaire pour être à même de jouer le rôle de
contrepoids à l'action des politiques, des démagogues, et autres
spécialistes de la propagande ? C'est là également
une question à laquelle nous tenterons de répondre.
Ces deux points vont constituer la première partie de
ce travail. Nous l'avons intitulée nécessité d'une
conversion morale de l'humanité.
Déjà dans le deuxième point de la
première partie, l'on verra que cette opinion publique recèle une
force que personne ne peut nier ; et que cela étant, elle est objet
de beaucoup de convoitises parmi lesquelles nous évoquerons celles des
politiques et des médias. En termes clairs, nous nous proposons dans
cette deuxième partie d'examiner les risques de manipulation qui
guettent l'opinion publique et qui proviennent de deux sources. Il sera ainsi
question dans un premier temps de la propagande politique, et, dans un second
moment du risque de manipulation de l'opinion publique par les
médias.
L'on verra, après l'analyse de ces questions que
l'intérêt d'une réflexion sur le rôle que pourrait
jouer l'opinion publique dans la recherche d'une paix perpétuelle
empreinte de justice sociale, de tolérance - disons plutôt de
respect - des uns et des autres dans leurs différences, est plus
qu'évident. En effet on verra que, mis à part le fait qu'elle
permet de montrer qu'il existe réellement une alternative à
l'action des politiques dans le cadre de la quête d'une existence
paisible et heureuse - des politiques qui n'ont en réalité fait
rien de mieux que de rendre les choses sinon pires, du poins stagnantes - ,
cette réflexion participera à formuler quelques idées
modestes qui vont dans le sens de pousser cette opinion publique à
prendre conscience des défis qui l'interpellent, des tâches qui
l'attendent, mais aussi des risques qui la guettent.
I- NECESSITE D'UNE CONVERSION
MORALE DE
L'HUMANITE
Comme nous venons de l'évoquer dans l'introduction,
l'humanité fait face à plusieurs défis qu'elle a
elle-même créés, et dont l'ensemble se présente
comme la créature de Victor Frankenstein de Genève que ce dernier
ne parvenait plus à contrôler
Ces défis, nous nous proposons de les analyser à
travers trois catégories : il s'agit de la politique, de la
civilisation et de l'économie. C'est à travers ces trois
paradigmes que nous allons en effet présenter la situation réelle
à laquelle se trouve aujourd'hui confrontée l'humanité.
Sur le plan politique nous avons constaté des dysfonctionnements au
niveau aussi bien de la politique intérieur des Etats, qu'au niveau
international. D'ailleurs on pourrait se demander si le désordre qui
sévit dans la politique internationale n'est pas en échos
à celui caractéristique de pas mal de gestions
intérieures, d'autant plus qu'aujourd'hui il apparaît très
difficile, voire impossible (du moins dans les faits), d'établir une
dichotomie entre le privé et le public, le national et l'international.
Quels sont ces dysfonctionnements qui gangrènent la vie
intérieure des Etats ? C'est ce que nous essaieront de montrer
d'abord. Ensuite, sur le plan civilisationnel nous allons voir comment la
poussée de l'identitarisme, récupérée par des
démagogues dans le but de servir leurs intérêts personnels,
pourrait favoriser une balkanisation du monde en autant d'unités
civilisationnelles en conflit. Nous userons ici de la grille de lecture de
Samuel Huntington dans Le choc des civilisations. Des
dysfonctionnements sur le plan politique, mais des dysfonctionnements
également dans le secteur de l'économie. Dans ce secteur, nous
parlerons de quelques difficultés dues à l'absence de
réglementation, mais aussi, dans les conflits internationaux, du
remplacement de l'arme militaire par l'arme économique.
L'exposé de ces trois facteurs ainsi que de la
dialectique qui leur est intérieure va nous permettre de montrer en quoi
la mobilisation de l'opinion publique internationale nous parait indispensable
pour surmonter ces défis, ce qui nous semble être la condition de
la survie de l'humanité. Mais avant d'en arriver là, et pour nous
en tenir à ce qui mobilise notre attention dans cette première
partie, nous verrons que cette opinion publique, en dépit de tous les
dénies et autres dénigrements dont elle a fait l'objet, n'en est
pas moins une réalité, une réalité dont nul ne peut
faire fi absolument.
1°) LA SITUATION REELLE
Avec la faillite du communisme, la carte géopolitique
du monde s'est trouvée complètement métamorphosée.
Bipolaire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde ne
connaît désormais, avec cet événement, plus qu'un
seul pôle de puissance. En d'autres mots, en lieu et place d'un monde
partagé entre deux pôles idéologiques - le communisme
à l'Est et la démocratie libérale à l'Ouest - ayant
chacune sa zone d'influence, et coexistant de manière conflictuelle,
la chute « des murs » a fait surgir un autre
où ne subsiste plus, triomphante, qu'une seule idéologie. Il
s'agit du capitalisme, promu par les pays de l'Ouest avec à leur
tête les Etats-Unis faisant office de figure de proue. Notre propos n'est
pas d'exposer ici le contenu respectif de ces deux doctrines, mais disons
seulement que l'idéologie capitaliste est caractérisée par
l'économie de marché, le libre échange et la
démocratie, entre autres. Le modèle démocratique
libéral, avec les principes qui sont supposés le fonder, fut
longtemps - et continue encore de l'être en certains lieux -
considéré comme le cadre idéal pour les citoyens, dans
tous les pays où il est adopté, qui veulent opiner librement et
participer activement aux prises de décisions relatives à la
chose publique, tant il est vrai que celles-ci les engagent.
Avec l'échec et la disparition des « coercive
utopias » (utopies contraignantes), le nazisme d'abord et le
communisme plus tard - surtout de ce dernier qui a su, plus d'un demi
siècle durant, se poser comme seule alternative à la
démocratie libérale, mais également à cause du
caractère attrayant de celle-ci dû valeurs qu'elle défend
dans son principe - d'aucuns ont pensé et même laissé
entendre que son expansion aux quatre coins du monde devenait plus qu'une
possibilité, une certitude. Et l'on a pensé que le cas
échéant, le monde connaîtrait la paix perpétuelle
tant évoquée, tant rêvée. En effet, si on combine la
thèse de l'universalisation de la démocratie
libérale6(*) et la
loi Doyle7(*) sur
l'impossibilité de la guerre entre les démocraties, loi qui, il
est vrai, est corroborée par l'expérience, la planète
devient pacifique. C'est ce qu'affirme Emmanuel Todd après la lecture
des ouvrages de Fukuyama et de Doyle. Il
écrit : « si nous ajoutons à
l'universalisation de la démocratie
libérale(Fukuyama)l'impossibilité de la guerre entre les
démocraties (Doyle), nous obtenons une planète installée
dans la paix perpétuelle »8(*)
L'expérience montre que les démocraties se sont
toujours mobilisées contre le totalitarisme sous toutes ses formes pour
défendre la liberté, l'égalité, l'état de
droit, la souveraineté de la masse des citoyens, bref le bonheur de
l'humanité. Les conflits qui ont jalonné l'histoire ont surtout
mis aux prises des constructions politiques non démocratiques, et dans
certains cas, celles-ci à des démocraties.
Toutefois, l'accueil réservé à la
démocratie libérale dans certaines contrées du monde
apparaît comme la mèche dans la soupe. En effet,
l'universalisation ou la supposée tendance à l'universalisation
de ce modèle politique ne semble qu'idéale ou, si l'on veut,
idéelle et non effective et réelle. Ainsi donc si Fukuyama est
désavoué(par l'expérience), il ne reste plus que Doyle
qui, s'il peut nous garantir l'impossibilité de la guerre entre Etats
démocratiques, ne peut pas en faire autant quant aux relations entre les
Etats non démocratiques, ou entre ces derniers et les
démocraties. Ceci étant, force est de reconnaître que ce
n'est pas pour aujourd'hui la réalisation du vieux rêve de
l'humanité concernant la paix perpétuelle. Par ailleurs,
admettant « que la démocratie libérale mène
à la paix, nous admettons aussi que son dépérissement peut
ramener à la guerre »9(*). Or, justement, c'est à ce
dépérissement de la démocratie que nous assistons
aujourd'hui, et ce, de l'avis de Todd, surtout dans les pays avancés,
épicentre de ce modèle politique. Comment s'effectue ce processus
de dépérissement de la démocratie dans les Etats dits
de « vieilles démocraties » ?
La clé de voûte de la compréhension de ce
processus c'est l'enseignement. Le développement de l'enseignent
supérieur a pour conséquence la formation d'une élite
intellectuelle et la réintroduction du concept
d'inégalité. En effet, on assiste à la formation d'une
nouvelle classe, « the overclass », surtout dans les pays
avancés, qui, selon Todd, « a de plus en plus mal à
supporter la contrainte du suffrage universel ».
Ceci rend le propos de Tchakhotine adaptable à notre
époque sans risque d'anachronisme : « les
démocraties d'aujourd'hui ne méritent aucunement leur nom et
devraient être plutôt désignées democratoidies :
en réalité elles n'appliquent les principes démocratiques
qu'à des oligarchies, à de petites minorités
privilégiées dans leur sein, aux membres d'une caste dirigeante.
L'énorme majorité des citoyens de ces democratoidies sont des
« citoyens de deuxième classe », ils sont
violés psychiquement par la propagande détenue par la caste
dirigeante, qui s'arroge le droit de parler au nom de ces
masses »10(*).
Une fois au pouvoir, cette « overclass », de manière
délibérée ou non, ne prend pas toujours en compte les
aspirations et l'opinion du public des citoyens qui, pourtant, est
censé, l'avoir portée au pouvoir par des
voies « démocratiques ». Regardant la masse des
citoyens comme un instrument, elle n'hésite pas, comme moyens pour
atteindre ses intérêts crypto-personnels, à
« employer le principe du viol psychique des masses, en feignant
d'agir dans leurs intérêts et par leur mandat, en faussant ainsi
les principes de la démocratie »11(*).
L'opinion publique internationale se trouve ainsi
fragmentée par la propagande par-ci par-là menée à
travers le monde par des régimes faussement démocratiques ou tout
simplement anti-démocratiques. Entourant la masse de leur citoyen d'un
voile de Maya, ces derniers arrivent aisément à les mener dans
des conflits géopolitiques dont le véritable mobile ne leur est
pas toujours bien connu.
Les choses ne vont pas mieux lorsque, à la place des
conflits internationaux motivés par des nationalismes tous azimut, qui
ont marqué l'histoire depuis l'institution des Etats-nations
après la révolution française de 1789,
s'élèvent d'autres conflits, cette fois civilisationnels. Or
depuis le « tour de force intellectuel »
opéré par Huntington en 1996, notre vision des affaires
internationales a complètement été
révolutionnée, comme le prédisait Brzezinski. En effet
voici la lecture que Huntington fait de la situation actuelle du monde, et qui
contraste manifestement avec l'optimisme béat de ce qui, certainement
emportés par l'euphorie provoquée par la chute « des
murs », ont prophétisé l'avènement d'un monde
pacifié et harmonieux : « L'illusion d'harmonie,
écrit-il, qui s'est répandue à la fin de la guerre froide
a vite été dissipée par la multiplication des conflits
ethnique et des actions de « purification ethnique », par
l'affaiblissement généralisé de la loi et de l'ordre, par
l'émergence de nouvelles structures d'alliance et de conflits entre
Etats, par la résurgence des mouvements néocommunistes et
néofascistes, par le durcissement du fondamentalisme religieux, par la
fin de la « diplomatie du sourire » et de
la « politique du oui » dans les relations entre la
Russie et l'Ouest, par l'incapacité des Nations Unies et des Etats-Unis
à empêcher des conflits locaux sanglants et par la montée
en puissance de la Chine. »12(*)
Le caractère révolutionnaire des thèses
de Huntington tient au fait que désormais les conflits à venir
n'opposeront plus que des Etats-nations, mais aussi et surtout des aires
civilisationnelles. Pour rendre compte de ce nouvel état de choses, le
concept d' « ethnopolitique » dont
l'intérêt réside dans le fait qu'il fait voir très
clairement que ce n'est plus exclusivement pour des besoins d'accroissement
territorial, comme le laissait comprendre le terme géopolitique dans son
acception classique, qu'éclateront des conflits armés, mais bien
pour des besoins d'affirmation identitaire.
Quelles que soient les critiques que l'on pourrait adresser
à cette grille de lecture utilisée par Huntington, qu'on mette
cela par exemple sur le compte du perspectivisme nietzschéen, cela ne
change rien au problème. En effet il s'agit et s'agira toujours de
conflits dont, quelle que soit la structure, les masses seront les victimes, et
d'innocentes victimes. Rien, si ce n'est des scrupules, et ils en sont en
privés en général, ne pourrait empêcher des
politiques mues par la recherche de la gloire et la libido dominandi, par
exemple, et prêts à faire feu de tout bois, d'adopter la
rhétorique de ce démagogue vénitien: « on
ne peut avoir de vrais amis si on n'a pas de vrais ennemis. A moins de
haïr ce qu'on n'est pas, il n'est pas possible d'aimer ce qu'on
est. »13(*) On
peut facilement imaginer les conséquences désastreuses qu'une
fois incrustés dans le psychisme des masses grâce au principe du
viol psychique, ces propos peuvent avoir du point de vue moral et humain bien
sûr, mais surtout sur la paix et la stabilité internationale.
Ce qui fait la spécificité du statu quo,
à la lumière de l'analyse qu'en a fait Huntington, par rapport
à ce à quoi on était habitué depuis la
révolution française et l'émergence des Etats-nations
comme acteurs majeurs sur la scène internationale, mais également
par rapport à l'époque de la guerre froide, c'est son
caractère vraiment mondial, le fait qu'il implique tous les hommes
autant qu'ils sont, pris dans leur individualité. Cette
mondialité reste liée au fait que les
questions « de quelle nationalité
êtes-vous ? » et « dans quel camp
êtes-vous ? » ont perdu de l'importance face à la
question plus fondamentale « qui
êtes-vous ? ». « Dans le monde qui est le
nôtre, c'est [...] l'identité culturelle qui détermine
surtout les associations et les antagonismes entre les pays. Un pays pouvait
à l'époque de la guerre froide être non aligné, mais
aujourd'hui il ne peut être sans identité. »14(*)
La fibre identitaire étant aussi sensible
(peut-être même plus sensible) que celles nationaliste ou
idéologique, est-ce que la propagande identitaire, fondée
principalement sur la pulsion religieuse, ne pourrait pas connaître un
succès supérieur ou égal à celui que jadis la
propagande politique a connu, au point de précipiter les masses dans des
tourments inextricables ?
Les promoteurs de « nettoyages
ethniques », mais aussi les recruteurs de kamikazes maîtrisent
bien les mécanismes du viol psychique, qu'ils en soient conscients
où non. Les horreurs qu'ils commettent au quotidien et qui nous sont
transmises par les médias à l'échelle planétaire
sont, malheureusement, pour nous pousser à répondre à la
question posée plus haut par l'affirmatif. « Le kamikaze,
écrit par exemple Pierre Conesa15(*), est devenu en quelques années la bombe
intelligente et bon marché du terrorisme de nouvelle
génération, produit d'une idéologie et d'une technique de
préparation facilement transposable et exportable »16(*). Les deux dernières
caractéristiques de la technique de propagande terroriste
confèrent à ce phénomène son caractère
mondial. L'attentat du World Trade Center a été commis par des
kamikazes de six nationalités (plus d'une quinzaine avec la logistique),
et les victimes, au nombre de 3052, venaient d'une centaine de
nationalités différentes.
Le corollaire de la démocratie contemporaine, le
libéralisme, voit également la réputation que lui ont
toujours prêtée ses promoteurs mise à rudes épreuves
à cause des dysfonctionnements et des incohérences dont ils
recèle. Déjà, dans sa lecture critique des
conséquences économiques de la paix de Keynes, Mantoux affirmait
que vu la primauté que ce dernier semble donner à
l'économique sur le politique, en échos à Essau17(*), on pourrait penser que
« les temps annoncés par Burke étaient venus :
c'était en vérité l'ère des économistes et
des calculateurs »18(*). On venait à peine de sortir de la Grande
guerre. L'économie a toujours joué comme un aspect
déterminant dans la vie intérieure et extérieure des
Etats. Mais c'est surtout de nos jours que son poids se fait le plus sentir
dans les politiques nationales et internationales, après qu'elle ait
été pendant longtemps reléguée au second plan ou
occultée par les nationalismes et les luttes idéologiques. Cette
apparition de la logique économique au devant de la scène
mondiale est tellement visible que d'aucuns n'ont pas hésité
à forger le concept de géoéconomie pour rendre compte du
fait que désormais, « lorsque antagonisme il y'a entre pays
industrialisés, il trouve son expression pour l'essentiel sous des
formes économiques »19(*).
Un nouvel ordre mondial, caractérisé par le
remplacement de l'arme militaire par l'arme économique comme moyen pour
les Etats d'exprimer leur volonté de puissance et de
prépondérance au niveau international, était
déjà annoncé par des penseurs comme Edward
Luttwak20(*), au tout
début des années quatre-vingt-dix. Au lieu de conquêtes
territoriales où d'influence et de pressions diplomatiques, il est
désormais question, selon ce dernier, « de maximiser l'emploi
hautement qualifié dans les industries de pointe et les services de
haute valeur ajoutée ». Le but recherché est
de « conquérir ou de préserver une position
enviée au sein de l'économie mondiale. Qui va développer
la nouvelle génération d'avions de ligne, d'ordinateurs, de
produits issus des biotechnologies, de matériaux de pointe, de services
financiers et les autres produits à haute valeur ajoutée dans les
secteurs industriels, petits et grands ? Les développeurs, les
ingénieurs, les managers et les financiers seront-ils américains,
européens ou asiatiques ? Aux vainqueurs les positions gratifiantes
et les rôles dirigeants, aux perdants les chaînes de montage,
à condition que leurs marchés nationaux soient assez importants
et que les importations de produits déjà assemblés soient
rendues impossibles par des barrières
douanières »21(*).
Avec l'échec du communisme, on a proclamé le
triomphe du libéralisme économique caractérisé par
« l'intégrisme du marché », expression
préférée par George Soros à celle forgée au
19e siècle par Von Hayek, « le
laisser-faire ». Cet intégrisme du marché est
fondé sur le présupposé que « les marchés
s'auto régulent et qu'une économie mondiale n'a aucunement besoin
d'une société mondiale.[...] que le meilleur moyen de servir
l'intérêt commun est de laisser chacun poursuivre ses propres
intérêts et que toute tentative destinée à
protéger l'intérêt commun par des décisions
collectives fausse les règles du marché »22(*). La logique du marché,
avec la dialectique dont elle recèle entre les prises de
décisions individuelles et leurs conséquences au niveau
collectif, a fini par placer le monde dans une situation que l'image de la
grenade prête à exploser, sur le frontispice du Choc des
civilisations pourrait rendre explicite. Les conséquences du
libre échange sont en même les défis auxquels est
aujourd'hui confronté le libéralisme dans sa prétention
à s'ériger en modèle économique viable, le seul
modèle à même de permettre à l'humanité de
connaître l'opulence, la liberté, l'égalité (du
moins au niveau des chances), bref la paix.
En 1992, Zbiniew Brzezinski, le principal animateur de la
Commission Trilatérale, et conseiller à la sécurité
nationale du président Jimmy Carter de 1977 à 1981,
annonçait que le plus grand problème qui occupera le 21
siècle sera relatif aux questions liées au fossé entre la
qualité de la vie dans les pays avancés et celle des pays moins
avancés, entre le Nord et le Sud. Et au sein même de ce Nord et de
ce Sud, surgit maintenant un Nord (les nantis) et un Sud (les démunis),
phénomène que l'éditorialiste du mensuel Le
Monde diplomatique décrit comme engendrant une
« guerre sociale ».
Le développement du consumérisme dans la
société opulente, autre nom de la société de
consommation, comportement que Brzezinski qualifie d'hédonisme social,
contraste de manière criarde avec le gap, dans les pays pauvres et au
sein des pays avancés même, entre les aspirations d'ordre
matériel et leurs capacités réelles qui ne leur permettent
pas de satisfaire celles-ci.
Ce qui rend la situation engendrée par la dialectique
du libre échange plus inquiétante c'est, d'abord, le fait que
même s'il existe une loi et des institutions internationales,
l'incapacité de ces dernières à empêcher les guerres
et à garantir le respect et la protection des droits de l'homme et de la
démocratie est manifeste. En raison, ensuite, du caractère
transnational de l'économie, la circulation des capitaux, les
transactions financières mondiales sont carrément hors de
contrôle des autorités nationales ou internationales. Il y a enfin
le fait que, mis à part les défauts qui gangrènent les
mécanismes du secteur du marché, ce dernier empiète sur
« le secteur hors marché » qui finit lui-même
par connaître des dysfonctionnements criards. C'est ce secteur hors
marché qui, comme l'a décrit Soros, renferme « les
intérêts collectifs, les valeurs sociales qui ne s'expriment pas
sur le marché »23(*).
La dialectique de ces trois facteurs, géopolitique,
ethnopolitique et géoéconomique -avec les conséquences
désastreuses que ceux-ci peuvent avoir sur les masses en terme de
guerres, de terrorisme, de « nettoyage ethnique »,
d'inégalités, d'absence de critères éthiques dans
les rapports entre l'homme et son milieu, mais également dans les
rapports de l'homme avec lui-même et avec ses semblables - a fini par
asseoir l'humanité sur une poudrière. Cette situation rappelle
bien que les vieux démons qui ont toujours guetté les hommes sont
toujours là. Et ceux-ci, lorsqu'ils ont eu l'occasion de se saisir
d'elle, ont montré sans retenue leur capacité de
dégradation morale et physique. Pour en finir pour de bon avec la
conflictualité sous toutes ses formes, les différentes
unités politiques en lesquelles l'humanité est fractionnée
ont oeuvré à former une société internationale
régie par un droit international qui transcende donc les
législations des membres souverains . C'est ainsi que des institutions
ont été mises sur place : l'ONU et ses différentes
branches relatives chacune à un domaine particulier de l'existence
humaine, par exemple, l'OMC, l'UNESCO, l'AIEA, entre autres, ainsi que des TPI
et CPI. Cependant, il est clair que nonobstant toutes ces institutions,
l'humanité demeure confrontée à des difficultés qui
la mettent au bord du gouffre. Les principales raisons de cet état de
fait ont toujours été situées dans le concept de
souveraineté qu'on considère généralement comme
seul obstacle à l'avènement de cette société
internationale régie par un droit du même nom, synonyme selon
beaucoup de paix perpétuelle et d'unité de l'espèce
humaine. Ce sont ces détracteurs de cette notion de souveraineté,
notion abstraite selon eux, et non moins promoteurs de l'idée de
communauté internationale, dont Julien Freund dit qu'ils font
« preuves d'inconséquence » en rejetant
« la souveraineté parce qu'elle serait
métaphysique » pour proposer à la place,
« avec intempérance une métaphysique
phraséologique dans le concept de communauté internationale en
lui attribuant le prestige des vertus morales et le rôle de protectrice
des valeurs ». « Le lecteur des traités de droit
international, continue Freund, ne peut être que surpris que par
l'imprécision de la notion de communauté internationale :
une espèce de bric à brac de morale, de politique, de droit,
d'économie, d'histoire, et de philosophie de l'histoire dont le vague
tient lieu de définition »24(*).
Cette position de Freund est légitimée par le
fait que dés qu'on parle de relations entre Etats, c'est aux classes
dirigeantes de ces derniers qu'on pense .Or ces dernières, formant une
oligarchie au sein de leur peuple, n'agissent pas toujours dans
l'intérêt des masses qu'ils obligent en général, par
les moyens de la propagande, à entrer dans des situation qui mettent
leur existence en péril.
Toutefois, les Etats n'ont jamais été
constitués que de politiques ; il y'a en effet la grande masse des
citoyens qui forme ce qu'on appelle l'opinion publique qui, de plus en plus,
est en train de gagner un pesant d'influence sur les relations
internationales.
Quelle est la nature de cette opinion publique ?
Est-elle prête aujourd'hui pour remplir la tache de mobilisation - ce qui
lui est nécessaire - transnationale pour constituer une force de
pression assez puissante et ainsi fonctionner comme un contrepoids à
l'action des politiques, en général exclusivement mus par la
libido dominandi ? Assez puissante et assez mature, est-ce que cette
opinion publique l'est pour être en mesure de parer aux dérives du
capitalisme sauvage et transcender les clivages culturels et civilisationnels
pour beaucoup plus d'égalité, d'éthique, de
tolérance et de respect de l'autre, gages d'une justice universelle,
d'une paix perpétuelle ?
Voilà autant de questions, et d'autres que nous
n'avons pas mentionnées ici, qui vont constituer la trame de notre
réflexion dans les pages qui vont suivre.
2°) L'OPINION PUBLIQUE
Dans toutes les formes de constructions politiques, la
distinction a toujours été établie entre les gouvernants
et les gouvernés, entre une classe dirigeante et la masse des citoyens
ou des sujets, selon les contextes. Cette dichotomie apparaît d'ailleurs
chez tous les penseurs et philosophes politiques comme l'essence des
unités politiques. La classe dirigeante est souvent
représentée comme étant le siège de l'intelligence,
l'âme de l'Etat qui, si elle se retire de l'Etat, entraîne
aussitôt sa mort ou sa dislocation. C'est « une
présomption fausse et dangereuse, écrit Hegel, que seul le peuple
détient raison et sagesse et sait le vrai ; car chaque fraction du
peuple peut se poser comme peuple. De surcroît ce qui constitue l'Etat,
est l'affaire d'une connaissance cultivée et non du
peuple »25(*).
Cette conception du politique influence beaucoup les
relations internationales. En effet les Etats sont toujours apparus comme les
principaux acteurs sur la scène internationale, et, à ce niveau,
ce sont les politiques qui ont de tout temps défini et mis en oeuvre les
modalités des relations entre les différents Etats. Et lorsque
ces derniers ont décidé, comme cela a souvent été
le cas, d'entrer en conflit les uns avec les autres, ou lorsqu'ils ont voulu
rompre un traité de paix ou enfreindre la législation
internationale en matière de maintien de la paix, ils l'ont toujours
fait délibérément, à tort ou à raison, au
nom de la masse de leurs citoyens, sans que rien n'ait pu les en empêcher
si ce n'est peut-être leur faiblesse. Et, en général, la
masse des citoyens qui est la première, si ce n'est la seule à
subir les affres de la guerre, n'est pas autorisé à opiner,
à exprimer librement et publiquement ses opinions, ou, dans le meilleur
des cas, ses opinions ne sont tout simplement pas prises en compte par les
politiques.
Les masses ont toujours reçu des qualificatifs
péjoratifs. Elles sont incultes, aveugles, impulsives,
incohérentes, incapables de volonté soutenue, grégaires et
tant d'autres choses encore, toutes négatives. « La foule
(...) est conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont
beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous
celle du cerveau »26(*). Voilà les termes dans lesquels Le Bon analyse
la foule, parmi d'autres comme, par exemple, lorsqu'il établi une
similitude entre les caractères spéciaux des foules et ceux des
êtres appartenant à des formes inférieures de
développement, comme le sauvage et l'enfant. Ces caractéristiques
spéciaux sont, entre autres, l'impulsivité,
l'irritabilité, l'incapacité de raisonner, l'absence de jugement
et d'esprit critique, l'exagération des sentiments.
Parmi les penseurs qui se sont penchés sur le
phénomène « foule », Gustav Le Bon fait parti
de ceux qui ont, de manière systématique, analysé cette
question. L'ouvrage qu'il lui a consacré en 1895 est bien indiqué
pour qui voudrait en faire objet de réflexion. Autre chose qu'on peut
lire dans cet ouvrage, ce sont ces phrases où il caractérise
son époque comme celle des foules. Il écrit :
« D'universels symptômes montrent chez toutes les nations,
l'accroissement rapide de la puissance des foules. Quoi qu'il nous apporte,
nous devrons le subir. Les récriminations représentent de vaines
paroles. L'avènement des foules marquera peut-être une des
dernières étapes des civilisations de l'occident, un retour vers
ces périodes d'anarchie confuse précédant
l'éclosion des sociétés nouvelles »27(*). En cela, Le Bon ne fait
qu'apporter une sorte de systématicité à cette kyrielle
d'idées éparses et somme toute dévalorisantes qui ont
été émises çà et là par des penseurs,
politiques et philosophes de son époque et des époques qui l'ont
précédée. Les philosophes ont adopté la même
attitude vis à vis de la foule que par rapport à la femme, au
féminin.
Trois notions sont généralement confondues et
utilisées les unes pour les autres pour désigner une seule et
même réalité. Il s'agit des notions de
« foule », de « masse » et de
« public ».
Dans un ouvrage paru en 1907, Gabriel Tarde28(*) s'oppose à Le Bon sur
le point où ce dernier décrit leur époque comme
étant « l'ère des foules ». Selon Tarde, ils
s'agit plutôt de « l'ère du public », le
public dont il dit dans cet ouvrage que c'est le groupe social de l'avenir.
Pour ce qui est des différences qu'il y a entre le
« public » et la « foule », il dit
qu'il faut en compter trois : d'abord les facteurs climatiques ou autres
qui influent sur le comportement de la foule n'ont pas le même impact sur
le public ; ensuite, le public peut être international, ce qui n'est
pas le cas pour la foule ; enfin, il y a surtout le fait que la foule peut
être incluse dans le public, puisque ce dernier peut
générer le phénomène « foule »,
mais qu'à l'inverse, une foule, en se dispersant, redevient
« masse » ou »public ». Par rapport
à ce processus de génération du phénomène
« foule » et de son inclusion dans « le
public », voici ce qu'écrit Tchakhotine « La
physionomie du « public » peut être
différencié selon la foule qui en sort ; ainsi les
éléments pieux du public se rassemblent dans la foule des
fidèles à l'église, dans les pèlerinages à
Lourdes, etc. , les éléments mondains dans les courses de
Longchamp, les bals et les banquets, les éléments intellectuels
dans les théâtres, les conférences, etc., les
éléments ouvriers dans les grèves, les
éléments politiques dans les réunions électorales,
les parlements, les éléments révolutionnaires dans les
mouvements insurrectionnels »29(*).
Par ailleurs, en dépit du fait que la masse est
généralement dispersée topographiquement - ce qui la
distingue du point de vue psychologique de la foule -, ce qui fait que les
éléments qui la composent n'ont pas de contact immédiat,
corporel, il y a tout de même un lien entre ces derniers :
« une certaine homogénéité quant à leur
structure psychique, déterminée par une égalité
d'intérêt, de milieu, d'éducation, de nationalité,
de travail, etc. »30(*)
Ce lien qui unit les éléments du public devient
de plus en plus manifeste et solide aujourd'hui par la conjugaison de plusieurs
facteurs dont l'ensemble constitue ce que nous désignons par le concept
de mondialisation. Un concept apparemment indéfinissable du fait de son
caractère multidimensionnel. Il souffre en fait d'une amphibologie de
sens identique à celle de l'Etre de l'ontologie.
Parmi ces dimensions de la mondialisation, nous pouvons citer
le développement de la communication à l'échelle globale
qui a fini par couvrir la planète d'un réseau de fils, de
câbles et de satellites. Dans ce domaine de la communication,
l'humanité est allée de révolution en révolution,
perfectionnant les méthodes d'acquisition, de traitement et de diffusion
de l'information. Déjà la radio, puis la télévision
permettaient aux habitants de diverses localités du monde de se
rapprocher, et avaient ainsi comme rétréci les dimensions de la
planète, au point qu'on s'est mis à parler de la transformation
du monde en village planétaire. L'avènement de l'Internet et des
multimédias, suite aux progrès épatants enregistrés
dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de la
communication, a mené loin le processus jadis enclenché par
l'invention de la radio et de la télévision dans le sillage du
télégraphe et du téléphone. Bref, depuis que
l'italien Guglielmo Marconi a réussi pour la première fois en
1901 à faire franchir l'océan à la lettre s,
ouvrant ainsi l'ère des radiocommunications, beaucoup de progrès
ont été accumulés dans ce domaine. Les peuples du monde
entier, par le fait de la planétarisation de la communication et surtout
de l'Internet, sont devenus comme autant d'agglomérations situées
de part et d'autre le long de l'autoroute de l'information. L'un des mots
d'ordre des disciples de Claude-Henri de Saint Simon se trouve en cela
réalisé : « Enlacer l'univers ».
Le rapport entre opinion publique et mass média est
manifeste dans la mesure où dans une tentative de démêler
la complexité de la nature de l'opinion publique, on ne peut
guère manquer de constater, comme l'affirme Jean Maisonneuve, que cette
dernière « touche d'une part à un système de
croyances fortement enraciné et cristallisé au niveau tant
collectif qu'individuel ; d'autre part à des processus
évènementiels affectés d'une forte contingence,
correspondant à ce qu'on appelle
« l'actualité » ou « les
nouvelles » ».
Les « news » qui passent en boucle sur
les écrans de télévision projettent dans tous les coins du
monde des informations à temps réel, qui provoquent naturellement
des réactions de la part de ces téléspectateurs
épars. En cela, la télévision joue un rôle crucial
dans la formation d'une opinion publique internationale qui s'active
manifestement en fonction de la nature de l'événement
rapporté sous forme de « nouvelle ». Evoquant les
écrits du canadien Marshall Mac Luhan et de son collègue Quentin
Fiore, Mattelard affirme que « grâce au pouvoir de la
télévision de mobiliser le sensorium de ses audiences,
l'avènement du « village global », la
communauté retrouvée par l'entremise du petit écran, est,
selon eux, en train de réduire à néant les menaces de
guerre, de combler l'écart entre militaires et civils, et de faire
progresser à grands pas tous les territoires non industrialisés,
comme la Chine, l'Inde et l'Afrique »31(*).
Une autre dimension de la mondialisation, c'est le
développement de l'éducation et de l'alphabétisation
à l'échelle-monde. Ce phénomène, combiné
avec la révolution industrielle et l'urbanisation ou la massification,
constitue un élément explicateur de l'éveil de la
conscience politique des masses qui, parti d'Europe, s'est répandu dans
le reste du monde. Brzezinski voit dans le développement de
l'alphabétisation « le préalable nécessaire pour
une activité politique des masses. »32(*) Même si le niveau
d'alphabétisation n'est pas homogène au niveau planétaire,
il est possible de dire que même dans les PMA(*), dont le processus se situe encore au stade de l'enfance,
une bonne partie des populations, les hommes surtout, a atteint un niveau
d'étude plus ou moins satisfaisant pour s'imprégner de la
situation géopolitique, économique, etc., du monde. Depuis
quelques années maintenant des efforts énormes sont consentis
pour promouvoir l'alphabétisation des filles dans cette partie du
monde.
Ces deux aspects de la mondialisation en cours,
combinés avec les autres dont il nous est ici impossible de faire une
revue exhaustive, étant limités dans le temps et dans l'espace,
confèrent à l'opinion publique un niveau de conscience et un
caractère international à même de favoriser une
mobilisation transnationale de toutes ses composantes qui, après tout,
et par le fait même qu'elles ont l'humanité pour
dénominateur commun, et aussi par le fait qu'elles partagent le
même inconscient collectif meublé d'atrocités dues aux
conflits passés, ont cette homogénéité quant
à leur structure psychique, nonobstant le fait qu'elles soient
éparpillées sur la surface du globe. Bref la mondialisation de
l'opinion publique est un fait réel, un aspect de la mondialisation, au
même titre que ceux qu'on vient d'évoquer.
Avec la mondialisation de la communication, les
avancées fulgurantes enregistrées dans les nouvelles technologies
de l'information et de communication et le développement notoire de
l'alphabétisation, même dans les PMA, l'opinion publique
internationale est plus ou moins bien outillée pour gagner en
maturité et sortir de la minorité qui l'a toujours
caractérisée dans le cadre des affaires internationales. Ces
outils devraient également lui permettre de guérir le mal qui l'a
toujours affectée, et qui consiste dans l'ignorance dans laquelle sont
restés confinés ses différents membres par rapports aux
valeurs, coutumes et croyances des uns et des autres ; cela a souvent
été source d'incompréhension, d'intolérance et de
conflits. Ces divisions de l'opinion publique internationale ont souvent
été mises à profit par des politiques dépourvus de
scrupules et mus par le désir d'avoir une préséance au
plan international, parfois au grand dam de leur opinion publique nationale.
Toutefois, il faut remarquer que la maturité n'est
jamais chose effective, c'est à dire qu'elle ne signifie pas un stade de
développement d'une mentalité qui serait en nette rupture avec
ceux qui l'ont précédé. Ainsi, même si l'on peut
dire que l'opinion publique internationale est assez mature pour s'opposer aux
conflits géopolitiques, géoéconomiques ou ethnopolitiques
dont elle est toujours la première victime, il faut également
prendre en compte le fait qu'elle peut connaître des moments de
régression vers des stades de développement inférieurs,
qu'elle avait certes dépassées, mais aussi conservées tout
au fond de son inconscient. Ceci rend les propos de Raymond Aron encore
d'actualité : « Bien sûr, ils voudraient
échapper aux horreurs de la guerre, mais veulent-ils renoncer aux joies
de l'orgueil collectif, aux triomphes de ceux qui parlent à leur
nom ? Peuvent-ils, d'une collectivité à une autre, se faire
confiance au point de se priver de moyens de force et de confier à un
tribunal d'équité la tâche de trancher leurs
conflits ? D'ici un siècle, auront-ils décidé en
commun la limite raisonnable de peuplement, faute de quoi ils seront
confrontés par la menace d'un surpeuplement qui ranimerait une lutte
pour les ressources, les matières premières, l'espace
lui-même, lutte auprès de laquelle les guerres du passé
sembleraient dérisoires ? Enfin et par-dessus tout, les hommes
seront-ils assez proches les uns des autres dans leurs systèmes de
croyances et de valeurs pour tolérer les différences de
cultures ,de même que les membres d'une même unité
politique tolèrent les différences entre
provinces ? »33(*)
La résolution de ces questions constitue un
préalable parmi tant d'autres que l'opinion publique doit régler
pour devenir encore plus mature et se doter de moyens de se prémunir du
viol psychique .En effet, outre ses propres démons, celle-ci fait face
à deux menaces qui la bordent de part et d'autre tels le marteau et
l'enclume.
II- ENTRE LE MARTEAU ET L'ENCLUME
Un monde aspirant à une existence pacifique n'a jamais
eu besoin d'une opinion publique mature et responsable comme c'est le cas
aujourd'hui. Par une existence pacifique nous n'entendons pas cette paix
imposée unilatéralement comme ce fut le cas avec les situations
historiques baptisées naguère « pax romana »
ou « pax britanica ». L'existence pacifique en question ici
est conçue comme devant résulter d'un consensus au niveau des
esprits, des coeurs et des volontés de tous les habitants de la
planète, ou, plus précisément de cette partie du genre
humain, majoritaire du point de vue de son nombre. Ce n'est en effet que par
l'existence d'une société civile ou civilisée
internationale, non plus au sens hégélien du terme, mais
plutôt selon la notion définitionnelle mise dans ce concept par la
modernité, que l'on peut parvenir à une existence faite de
justice sociale, de paix, d'égalité parmi les hommes, etc.
Nous avons vu dans le précédent point la
situation réelle à laquelle se trouve aujourd'hui
confrontée l'opinion publique internationale - Vu que cette
totalité qu'est l'opinion publique internationale n'est pas assimilable
à la nuit noire de Schelling où toutes les vaches sont grises,
mais qu'il s'agit plutôt d'une totalité
différenciée, ne devrait-on pas parler des opinions
publiques ? -, ainsi que quelques conceptions qui ont été
dégagées par rapport à celle-ci., Même si
généralement, comme c'est le cas avec Habermas, on lui
dénie toute réalité, l'opinion publique demeure un
paramètre qu'il faut nécessairement prendre en compte dans
l'établissement de lois, dans les discours officiels, dans le programme
des politiques etc. Forte de cette caractéristique, l'opinion publique
revêt une importance cruciale pour les politiques mais aussi pour les
producteurs de biens, pas seulement de consommation, mais de toutes natures.
Une opinion publique pas assez mature - Est qu'elle peut
l'être absolument ? - pour être en mesure de se
prémunir contre le viol psychique se trouve ainsi prise entre le marteau
et l'enclume, entre la propagande politique visant la satisfaction
d'intérêts crypto-personnels, électoralistes et la
propagande menée par des médias dont l'objectivité n'est
guère la caractéristique fondamentale.
1°) L'OPINION PUBLIQUE ET LA PROPAGANDE
POLITIQUE
Habermas dit de l'opinion publique qu'il s'agit d'une
« fiction institutionnalisée ». Elle est
caractérisée, à son avis, par sa quasi-abstraction qui
rend difficile, voire impossible son identification claire et distincte.
Toutefois, ajoute Habermas, que ce soit en droit constitutionnel ou en science
politique, il est impossible, du moins dans le cadre d'une
« démocratie de masse », de ne pas prendre en
considération l'opinion publique. C'est surtout vrai lorsqu'il est
question d'analyser « les normes dans leur rapport à la
réalité de leur application dans le cadre d'une démocratie
de masse (dotée de la structure d'un Etat-social) »34(*).
Les politiques ont toujours été obligés
de tendre l'oreille pour s'imprégner de la rumeur qui émane du
public. Ces mêmes politiques pourtant défendent l'idée
selon laquelle la partie de l'Etat composée par la masse des citoyens
serait inculte et incapable de s'auto-gouverner, ou de gouverner tout
simplement. Ils sont toutefois tenus de tâter, par moment, ou même
constamment, le pouls de l'opinion pour connaître ses intentions, son
état d'esprit, ses orientations et ses aspirations.
« D'où cette puissance de l'opinion ? », se
demande Alain. En effet, dit-il, « nul pouvoir n'a jamais
bravé l'opinion », au contraire, même « les
pouvoirs les plus arrogants se plient aussitôt à l'opinion, comme
la flamme au vent ». S'il arrive qu'on doute de cela, continue Alain,
il faut s'expliquer ce doute comme résultant du fait qu'on prend souvent
pour l'opinion celle que l'on voudrait que tout le monde ait. «Un
ambitieux qui serait indifférent à l'opinion est un monstre, un
être impossible ; supposons même un tel homme ; il
n'arrivera jamais au pouvoir. C'est la rumeur qui fait la nourriture de
l'ambitieux. Il l'écoute ; il en discerne toutes les nuances ;
il se gonfle et se dégonfle selon ses souffles
extérieurs. »35(*)
L'opinion publique constitue une force, objet de toutes les
convoitises, notamment des politiques en quête de
légitimité. En politique nationale comme en politique
internationale, il est besoin pour les hommes politiques de donner une
légitimité à leurs actions ; donc d'avoir l'opinion
publique nationale et internationale acquises à leur cause. Par exemple,
lorsqu'un Etat, aussi puissant qu'il puisse être, décide de
s'attaquer à un autre Etat, on le voit aussitôt mettre en branle
sa machine diplomatique afin de se doter d'une coalition d'Etats qui, venant
ainsi adhérer à sa cause, est supposée devoir apporter de
la légitimité à son entreprise. La puissance militaire,
technologique ou encore celle de la logistique, pas plus que l'offense qu'il
aurait subie, si toutefois offense il y a - et il n'est pas nécessaire
que l'offense soit réelle - ne suffisent plus aujourd'hui à un
Etat pour conduire une guerre et espérer la gagner. Les chefs
politiques, les chefs de factions, les instigateurs de mouvements
insurrectionnels l'ont bien compris ; ils ont du moins
intérêt à ce qu'il soit ainsi.
Aujourd'hui les conflits de toutes natures sont
précédés par ce qu'on est convenu aujourd'hui de
désigner par l'expression « la guerre des
informations » qui, parallèlement aux opérations
constitutives du conflit proprement dit, continue de se déployer. Nous
disons aujourd'hui mais il en a toujours été ainsi tout au long
de l'histoire. Seulement avec les avancées fulgurantes que nous avons
notées dans le domaine des technologies de l'information et de la
communication, mais aussi avec le boom qu'ont connu les médias de
masses, ces deux faits favorisant l'instantanéité de
l'information, cette guerre des informations se présente aujourd'hui
avec beaucoup plus d'acuité et de visibilité.
L'enjeu de cette guerre des informations, c'est bien entendu
la victoire finale. Mais il s'agit avant tout de mener une propagande
sophistiquée qui doit consister en un viol psychique de la masse des
citoyens nationaux comme extranationaux dans le but de leur
« vendre » une guerre dont elle ne voudrait pas, à
la quelle elle s'opposerait en la privant de légitimité, si
seulement elle était assez lucide pour ne pas se laisser emporter par
les flots de la propagande. En effet il est un fait avéré que les
traités d'alliance et les accords secrets ne suffisent plus pour avoir
les faveurs de l'opinion publique des Etats alliés. Or, comme nous
l'avons déjà montré, cela a son pesant d'influence sur
l'issue de la guerre. La première guerre totale qu'a connue
l'humanité a fait voir que « la mobilisation des
consciences » ou le bourrage des crânes - comprenez la
propagande politique - représente une impératif majeur. Comme
l'écrit Mattelard, au sortir de la Grande guerre,
« l'idée se forme que la démocratie ne peut plus se
passer de ces techniques modernes de « gestion invisible de la grande
société »(de l'opinion publique internationale),
à l'intérieur comme à l'extérieur du
périmètre de l'Etat-nation. Désormais, estiment
déjà les premiers spécialistes en « relations
internationales », la diplomatie va devoir compter sur la
« psychologie des masses », plus que sur les
« offensives de charme » et les « accords
secrets ».36(*)
Si l'on sait les résultats, tout au long de l'histoire,
fournis par la propagande politique bien menée, comme se fut le cas, par
exemple, avec les propagandes nazie et fascistes pendant la deuxième
guerre mondiale, et américaine et soviétique durant la guerre
froide, on ne peut que craindre la récurrence de l'époque des
Gustav le Bon et autres Tchakhotine que ce dernier a essayé de peindre
à travers ces mots : « ce qui caractérise, en
vérité, l'époque où nous vivons est plutôt
une décroissance de l'influence réelle des collectivités
sur la vie publique ; elles deviennent plutôt des instruments
dociles entre les mains des dictateurs et même des usurpateurs, qui,
utilisant d'une part, une connaissance plus ou moins intuitive des lois
psychologiques, et d'autre part disposant de formidables moyens techniques que
leur donne aujourd'hui l'Etat moderne, et ne se laissant freiner par aucun
scrupule d'ordre moral, exercent sur l'ensemble des individus composant un
peuple, une action efficace que nous avons présentée comme une
sorte de viol psychique. On peut dire carrément que, sans cesse, ils les
violent psychiquement »37(*). En fait, par ces mots, c'est la thèse de le
Bon concernant leur époque qu'il considérait comme
« l'ère des foules » que s'érige Tchakhotine.
Concrètement, nous pouvons constater comment, durant la
guerre froide, la propagande américaine sur ses propres citoyens bien
sûr, mais également sur tous les citoyens de la zone d'influence
capitaliste, a réussi, à travers l'image qu'il a peinte à
ces derniers d'un « péril rouge », à chauffer
à blanc l'opinion publique dont le déferlement a conduit à
l'exécution des deux immigrants italiens Sacco et Vanzetti en 1927.
Restons toujours avec les Etats-Unis, cette fois dans le
contexte d'une guerre chaude les opposant à l'Irak. Cet exemple est
très édifiant pour qui voudrait mesurer jusqu'où peut
aller la propagande politique pour arriver à ses fins. Les
méthodes de propagande jusqu'alors restées ignorer par le public
ont clairement été exposées sur les écrans de
télévision, sur les ondes radiophoniques, sur le net, à
travers le monde. A voir comment l'establishment américain a
réussi à vendre à une grande partie du monde
l'idée que l'Irak était en possession d'armes de destruction
massive et constituait en cela une menace pour la paix et la stabilité
mondiale, on ne peut que se persuader de la puissance de la propagande
lorsqu'elle est plus ou moins bien menée comme ce fut le cas dans les
propagandes nazie, fasciste, bolchevik etc., américaine.
Dans toute l'histoire de l'humanité, jamais un conflit
n'a connu une couverture médiatique d'une telle envergure comme dans
cette guerre du golf II, comme l'ont baptisée les médias. Nous
l'avons déjà dit, l'activité de la propagande
nécessite, outre une maîtrise plus ou moins consciente des
méthodes d'action, l'existence des moyens matériels. Avec leurs
satellites, leur technologie de pointe, leur propagande etc., les Etats-Unis
ont pu, avec l'assistance de spécialistes en propagande, rendre
évident aux yeux du reste du monde, mais d'abord aux yeux de leur propre
population, le fait que l'Irak, un de ce qu'ils appellent des Etats voyous,
développe des armes de destruction de masses. En effet, vu la
fascination dont font montre les gens vis à vis des produits de la
techno-science, mais vu également la confiance parfois aveugle qu'on
leur voue, l'on ne s'étonne plus, si on ajoute à tout cela le
traumatisme du 11 septembre 2001, des résultats obtenus en si peu de
temps par la propagande américaine, à une vitesse et deux
niveaux, pour légitimer leurs frappes sur l'Irak. Une des ficelles sur
lesquelles les spécialistes en viol psychique savent très bien
tirer, c'est à coups sûr la peur. Lorsqu'elle est réelle,
ou même fictive, c'est à dire non justifiée, elle peut
faciliter une propagande qui, assaisonnée d'une rhétorique
vraiment suggestive, peut exciter la pulsion combative de ceux qu'elle habite
et les amener à réagir conformément aux suggestions du
meneur, du propagandiste, mû par l'instinct de conservation ; en
vérité, il s'agit d'instinct de destruction. Les deux
extrêmes se rejoignent. Par exemple, à voir comment Zapatero est
arrivé au pouvoir en Espagne lors des élections
présidentielles qui sont intervenues juste après les attentats de
Madrid, apparemment conséquence de l'engagement militaire du
gouvernement Aznar en Irak, aux coté des Etats-Unis, d'aucuns n'ont pas
hésité à parler alors de « démocratie
d'émotion ».
La propagande, il est vrai, peut jouer le rôle de
croquemitaine. Toutefois, en dépit du dégoût, de la
confiance et de la rage que sa seule évocation engendre, on à
l'impression que les masses sont dés fois comme dans un état
d'hypnose, tellement leurs défenses qui devrait les immuniser contre le
principe du viol psychique semblent défaites. « On aura les
conséquences, dit le sage d'Israël. Celui qui creuse une fosse y
tombera, et celui qui renverse une muraille sera mordu par un serpent. Celui
qui remue des pierres en sera blessé, et celui qui fend du bois en
éprouvera du danger. »38(*) Les conséquences suivent toujours. Que
l'opinion publique, aujourd'hui parvenue à un niveau de culture
satisfaisante, prenne maintenant ses responsabilités avec
lucidité et clairvoyance, si ce n'est pas là trop lui demander.
Car c'est finalement elle qui constitue le peuple dont Rousseau disait que,
même s'il se laisse tromper par des factions et des démagogues, il
est naturellement bon, comme son homme naturel. Eventuelle proie de la
propagande et de la manipulation de la part des pouvoirs politiques, l'opinion
publique est également guettée et menacée, d'un autre
coté par ce qu'on appelle les médias.
Quelle est la place qu'occupent les médias dans
l'activité et la pensée de l'opinion publique ? En quoi
peuvent-ils représenter une menace en l'encontre de l'opinion
publique ?
2) OPINION PUBLIQUE ET MASS MEDIAS
« Le XIXè siècle, écrit
Mattelard, sacre la communication « agent de
civilisation ». Ses réseaux tissent une représentation
du monde comme « vaste organisme » dont toutes les parties
seraient solidaires. La notion biomorphique
d'« interdépendance »- calquée sur l'image de
l'interdépendance des cellules- ratifie ce sentiment
généralisé de l'interconnexion des individus et des
sociétés »39(*). Nous l'avons vu tout au long de ce travail, des
avancées spectaculaires ont été enregistrées dans
le domaine des technologies de l'information et de la communication. Ceci
constituant un aspect des plus décisifs de la mondialisation en cours
(on parle précisément de mondialisation de la communication), a
fini par nous présenter un univers réticulaires, au sein duquel
tous les éléments se trouvent interconnectés. La
communication constitue un facteur déterminant dans la compression de
l'histoire conçue comme processus événementiel. En effet
les événements nous sont rapportés en temps réel,
sur le mode du direct par les moyens de communication,
télévision, radio, Internet... Tout cela participe
également à l'annihilation des distances dans la mesure où
tous les habitants de la planète peuvent, à un moment
donné, être au fait de ce qui se passe comme
événements historiques dans les autres parties du monde.
Véritable « agent de
civilisation », la communication l'est ; et ceci est plus
manifeste aujourd'hui encore, avec les progrès effectués avec une
rapidité remarquable, dans ce domaine. Elle favorise la rencontre entre
les diverses cultures, pallier qui doit mener, et mène effectivement
à la civilisation de l'universel, synonyme de dialogue, de
compréhension et de tolérance entre les différents
peuples du monde. Les moyens de communication sont en cela des moyens
également d'éducation, éducation des masses qui va dans le
sens de les éclairer sur certains problèmes dont le
caractère technique, par exemple, ne leur permet pas d'en avoir une
compréhension adéquate. En effet, opiner c'est juger. Or ce n'est
qu'en fonction de son niveau de conscience et de connaissance par rapport
à un objet que l'homme, le citoyen formule des jugements ; et c'est
selon ces jugements que les citoyens vont adopter une attitude donnée
par rapport à cet objet. Ici s'éclaire un peu la raison pour
laquelle la foule a toujours suscité une crainte, voire une haine de la
part des politiques. « L'opinion, écrit Alain, est chose
fermée, muette, secrète, obstinée. A qui la faute ?
Il faut instruire ; et Marc Aurèle a dit là dessus le
dernier mot : « Instruis-les, si tu peux ; si tu ne peux
pas les instruire, supporte-les »40(*) Si l'opinion n'est pas clairement informée de
ce qui se passe, elle se laisse, en général, convaincre par la
rumeur, l'émotion etc., et devient ainsi une proie facile pour toute
sorte de propagande.
Les médias jouent un rôle crucial dans la
formation de l'opinion publique. La télévision, la radio, la
presse écrite et aujourd'hui l'Internet, constituent les moyens majeurs
par lesquels une grande partie de cette opinion publique règle son
comportement aussi bien dans le domaine de la politique que pour ce qui est de
la consommation. C'est surtout vrai pour les jeunes, atteints, selon le mot du
chanteur, de « syndrome du canapé ». Cela
confère, comme nous l'avons déjà dit, une puissance
inestimable à ces mass médias. D'où la question :
Est-ce que ces derniers pourront, pour une raison ou une autre, résister
à la tentation de se servir de cette masse d'individus, à leur
merci, pour faire passer leurs intérêts crypto-personnels ?
La question semble mal posée, à moins que l'on ne confonde
l'instrument et celui qui le manie. Les médias ont tous pour objectif,
du moins dans leur principe, d'informer objectivement le citoyen de ce qui se
passe ; cela se lit à travers leur devise. Seulement, ce sont des
hommes qui manient ces instruments, et, en général, on trouve
derrière ces médias de grands groupes industriels, des
entreprises, des partis politiques etc. Soumis à la pression de ceux-ci,
est-ce que les médias ne pourraient pas être portés
à se défaire de leur vocation principale qui est d'informer juste
et vrai, pour finalement servir de moyens de propagande à ces
derniers ? Ajouté à cela, nous pouvons évoquer
l'appât du gain, les risques de corruption, l'argent facile, les
chantages que peuvent éventuellement subir les journalistes, mais aussi
la loi du marché qui valorise l'efficacité en termes de
rentrées de fonds au détriment de la
scientificité(l'audimat, le volume de tirage...).
Le terme mass média s'origine de l'expression
anglo-latine mass média qui signifie moyen de communication de masse et
désigne la totalité de la télévision, de la radio,
de la presse écrite, bref de la presse écrite et audiovisuelle
à diffusion massive. Les médias obéissent dans leur
principe à un ensemble de règles et de devoirs auxquels ils sont
tenus de se référer dans leur activité d'information.
C'est cet ensemble de règles et de devoirs que l'on désigne sur
le nom de déontologie. Tous les corps de métier ont d'ailleurs
une déontologie à laquelle ils sont tenus, pour ne pas agir de
façon à occasionner un réel déplaisir au regard des
normes établies par la société. Les peuples, aujourd'hui,
forment une véritable société mondiale, certes pas
régie par un droit, mais ayant tout de même un noeud
éthique dont les fibres se constituent de ce qu'il y a de plus
fondamental dans la culture humaine. Que ce soit aussi au niveau national ou
international, les médias ont un certain nombre de règles et de
devoirs professionnels à respecter pour gagner ce qui constitue,
à notre avis, leur âme, à savoir la
crédibilité aux yeux et aux oreilles des
téléspectateurs et des auditeurs. Ces devoirs essentiels des
médias dans la quête, l'acquisition, le traitement et la diffusion
de l'information sont contenus entre autres dans la Charte de Munich de 1970,
encore appelée Charte de déontologie de la presse
régionale dont voici quelques extraits. La Charte dispose que le
journaliste doit : 1) Respecter la vérité, quelle qu'en
puissent être les conséquences pour lui-même [...] ; 2)
Défendre la liberté de l'information [...] ; 3) Ne jamais
confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire ou de
propagandiste [...] ; 4)Refuser toute pression [...]. Par ailleurs dans
tous les Etats, existent des institutions de régulation de
l'activité des médias.
Dans un ouvrage intitulé Les nouveaux chiens de
garde publié en 1997, Serge Halimi, journaliste au mensuel Le
Monde diplomatique, nous livre le diagnostic qu'il a établi du
journaliste en France. Selon ce diagnostic, « (...) coincé
entre le propriétaire du journal, son rédacteur en chef, son
audimat, sa concurrence et ses complicités croisées, le
journaliste n'a plus guère d'autonomie.(...) Révérence
face au pouvoir, prudence devant l'argent : cette double dépendance
de la presse française crée déjà les conditions
d'un pluralisme rabougri. »41(*)(*) Nous
pouvons lire à travers ces propos quelques uns des principaux obstacles
à un fonctionnement plus ou moins objectif des médias, des
obstacles que l'on peut parfaitement mettre sur le compte de
l'économisme qui a gagné tous les domaines d'activité de
l'homme. Comme avec les autres domaines, l'affairisme a fini de grever le
traitement et la diffusion de l'information. Cette situation a, selon Halimi,
donné naissance à un journalisme de marché qui ne se
préoccupe plus que de l'audimat et du volume de tirage, ce que cela peut
lui rapporter, et dont l'essence est la rentabilité. Elle a
également transformé le journaliste « en machine de
propagande de la pensée du marché ». Ainsi, la presse
depuis toujours considérée comme le quatrième pouvoir du
fait de son attitude critique vis à vis de l'action des politiques, mais
aussi en raison de son rôle de formatrice de l'opinion publique par une
information plus approchante de la vérité et de
l'objectivité que d'autre chose - condition nécessaire pour
l'exercice de la démocratie -, demeure aujourd'hui dominée,
toujours selon Halimi, par un journalisme de révérence, par des
groupes industriels et financiers, par une pensée de marché, par
des réseaux de connivences... Finalement, « un petit groupe de
journalistes omniprésents - et dont le pouvoir est conforté par
la loi du silence - impose sa définition de l'information - marchandise
à une profession de plus en plus fragilisée par la crainte du
chômage. Ces appariteurs de l'ordre, dit Halimi, sont les nouveaux chiens
de garde de notre système économique. »42(*)
La question qui surgit aussitôt, après la
lecture des quelques extraits de ce livre, c'est comment dans le cadre de ce
journalisme mercantiliste et guère autonome, ne pas penser à une
éventuelle manipulation de l'opinion publique à des fins de
profit ? Coincé entre le propriétaire du journal, son
rédacteur en chef, son audimat, la concurrence et les complicités
croisées, est-ce que le journaliste peut ne pas fouler au pied les
dispositions du code de déontologie qui régit l'exercice de sa
profession ?
Au final, tout cela nous conduit tout droit vers des
médias qui, pour augmenter la taille de leur audimat et ainsi faire des
profits, verse dans le sensationnalisme, par exemple, qui consiste à
mettre entre parenthèse l'objectivité qui, même si elle est
irréalisable, doit rester l'idée régulatrice de
l'activité du journaliste. Par la manière suggestive de diffuser
l'information, les titres à la une, le vocabulaire, les photos et le ton
employé, certains médias utilisent les émotions du public
pour parvenir à leurs objectifs propagandistes.
Dans le point précédent, il était
question de la propagande menée par les politiques envers l'opinion
publique. Eh bien c'est le cas justement de noter que l'un des moyens les plus
utilisés par ces derniers se trouve être les médias. En
effet c'est par leur canal que ces politiques mènent des campagnes de
désinformation visant à anesthésier l'opinion ou à
la garder divisée sur sa conception de réalité. Et cela
fonctionne bien en général à cause de la dépendance
de l'opinion publique par rapport à ces médias, qui fait que
ceux-ci peuvent incruster n'importe quelle idée dans le psychisme de
n'importe quel individu.
Les médias peuvent toutefois s'adonner à la
désinformation involontairement, sans en être conscients. C'est ce
qui arrive lorsque les politiques ou les groupes industriels ou financiers
parviennent à leur faire relayer des informations qui, à vrai
dire, n'en sont pas, et dont le but caché est de berner l'opinion, de la
manipuler pour des intérêts divers. Nous l'avons dit plus haut
avec Brzezinski, l'histoire est devenue compressée, les
événements se succèdent à une vitesse vertigineuse
propre à donner tournis aux médias qui, obnubilées par la
recherche de scoops, et désireux de détenir l'exclusivité
quant à la diffusion d'une information, n'arrivent plus, sinon
difficilement, à avoir cette dose de lucidité que seul permet un
recul critique, et qui est seule à pouvoir les immuniser contre
l'intoxication. Ajoutons à ce tableau l'incompétence dont parfois
font montre les journalistes et qui est pour les exposer à cette
manipulations dont nous venons de parler. Dans tous les cas, c'est l'opinion
publique qui en pâtit car, même si les médias peuvent voir
leur réputation affectée dans les cas où ils sont
eux-mêmes victimes de la propagande - ce qui ne peut manquer d'avoir un
impact sans doute négatif sur leurs rentrées financières
-, celle-ci, atteignant l'opinion par leur canal, peut encore causer beaucoup
de souffrances et douleurs. Et le temps que les médias mettrons pour
débusquer la vérité des faits et la transmettre à
l'opinion, celle-ci se trouve déjà prise dans les mailles de ceux
qui ont fomenté cette campagne de désinformation et qui,
acquérant une légitimité par le fait que l'opinion
publique, si ce n'est dans son entièreté, du moins dans sa
majorité, leur est acquise, font passer leur dessein sans accros.
Généralement, cela s'accompagne de situations dramatiques dont
les membres de l'opinion publique sont les premières et les principales
victimes.
L'avènement de l'Internet, malgré
l'enthousiasme que ce dernier soulève, du fait des facilités
qu'il apporte par rapport à l'accès à une information
diversifiée, n'est pas pour arranger les choses. En effet, en l'absence
de toute réglementation régissant l'utilisation et la publication
d'informations via ce médium, il devient très difficile, voire
quasi impossible de vérifier l'authenticité de celles-ci.
Aujourd'hui c'est surtout sur Internet que la « guerre des
informations », c'est à dire la propagande et la
contre-propagande, fait rage. Et ce qu'il y a d'ironique dans cet état
de choses, c'est le fait que ceux-là qui ont conçu ce
médium, c'est à dire les pays occidentaux, ne sont guère
les seuls à pouvoir s'en servir. Leurs adversaires également
l'utilisent aux mêmes fins. C'est d'ailleurs le constat fait par
Huntington : « Même les anti-occidentaux et les
extrémistes de la revitalisation des cultures indigènes
n'hésitent pas à utiliser les techniques modernes du courrier
électronique, des cassettes et de la télévision pour
promouvoir leur cause »43(*)
Voilà la situation inconfortable dans laquelle se
trouve l'opinion publique, prise dans l'étau de la propagande des
politiques et celle des médias. Dans cet contexte, elle n'a que les
mains trop liées pour bouger dans le sens de se mobiliser pour la
réalisation d'idéaux tels que la paix perpétuelle,
l'égalité, la liberté, le bonheur...
CONCLUSION
Malgré les progrès significatifs accomplis par
l'humanité dans tous ses domaines d'activité, le monde continue
encore aujourd'hui d'être caractérisé par les
inégalités, l'exploitation d'une majorité de personnes par
une minorité, les conflits géopolitiques, les conflits latents ou
réels entre cultures et civilisations différentes, l'effritement
du critère éthique qui, en principe, doit servir de
référence à l'action humaine sous toutes ses coutures etc.
Des caractéristiques qui, en fin de compte, mettent l'humanité
hors du chemin qui mène à la paix durable. On peut sans risque
d'errer parler avec Raymond Aron des « désillusions du
progrès ».
Ce que l'on qualifie de vieux problème de
l'humanité, la guerre, continue aujourd'hui encore de poser un
problème ; et ce, nonobstant tous les efforts et tous les
rêves mobilisés dans le but de la voir définitivement
éradiquée. Les progrès effectués, notamment dans le
domaine de la techno science, sont tels que, les moyens dont dispose
l'humanité pour vivre heureux, libérée de sa servitude vis
à vis de la nature, sont énormes. C'est là ce que
l'humanité a toujours espéré, dans le
progrès ; le progrès n'est jamais une fin en soi, mais un
moyen ; le moyen, comme nous l'avons déjà dit, idéal
pour se doter de commodités nécessaires à une existence
heureuse et paisible. En voyant le contraste entre les capacités dont
dispose l'humanité pour faire le bien et la quantité de maux
qu'il y a dans le monde, on ne peut évoquer le progrès sans
parler des désillusions qu'il a engendrées.
Sur le plan politique, c'est presque le statu quo. Les
relations internationales restent dominées par la
« dialectique de l'ami et de l'ennemi » ; les Etats
continuent de s'affronter pour des raisons géostratégiques et
géopolitiques. Et en dépit des traités et des
organisations internationaux, ceux-ci, brandissant l'argument de la
souveraineté inviolable demeurent encore dans un état de conflit
ouvert ou latent. Au plan intérieur, on a pensé qu'avec la
faillite du communisme, nous allions assister à l'universalisation de la
démocratie, préalable à un contrôle total sur les
relations inter-étatiques. Eh bien, avec l'accueil réservé
à ce modèle politique dans certaines parties du monde, ainsi que
le dépérissement qu'il souffre au niveau de son épicentre,
il ne serait pas exagéré d'affirmer que le monde est toujours
« out of control » comme l'a si bien vu Brzezinski.
Dans une toute autre perspective, mais toujours par rapport au
même objet, nous sommes aujourd'hui confrontés non seulement
à la menace, mais aussi, et surtout, à la réalité
d'un conflit inter-civlisationnel. Nous avons pu constater au cour de notre
réflexion sur le choc des civilisations théorisé par
Huntington dans l'ouvrage qui porte ce nom que la conflictualité, en
raison de la forme sous laquelle elle existe aujourd'hui, selon ce dernier,
mais aussi en raison surtout de la base sur laquelle elle s'établit,
revêt un caractère vraiment mondial. Chacun ayant une
identité, donc une culture et par conséquent appartenant à
une civilisation, tout le monde est au plus profond de lui-même
concerné par ce conflit.
Sur le plan économique, on est pas mieux lotis. En
effet, outre le libéralisme sauvage fondé sur une confiance
aveugle dans la capacité du marché à s'autoréguler,
ce qui entraîne des dysfonctionnements, avec des conséquences
désastreuses du point de vue moral et humain, dans les mécanismes
de ce secteur du marché et même en dehors de ce secteur, on a vu
dans la première partie de ce travail la nouvelle forme,
économique, que revêtent les conflits internationaux, surtout ceux
qui opposent les pays avancés.
Après avoir montré la situation explosive dans
laquelle la dialectique de ces trois logiques, politique, civilisationnel, et
économique met l'humanité, nous nous sommes essayés
à montrer en quoi il est nécessaire que l'opinion publique
internationale se mobilise pour parer aux conséquences que peut
générer cette situation, pour l'humanité dans son
entièreté. Dans ce cadre, nous avons d'abord exposé
quelques conceptions qui ont été développées par
rapport à cette notion d'opinion publique, pour voir quelle est sa
nature et ses traits de caractère.
L'opinion publique, c'est le constat auquel nous sommes
parvenus, constitue une véritable force de pression, capable de jouer le
rôle de contrepoids à l'action des politiques. Mais ensuite, nous
avons été obligés de reconnaître quelques unes de
ses faiblesses dont sa suggestibilité qui en fait une proie presque
facile pour la propagande des politiques et aussi celles des médias.
Manipulée constamment par les hommes politiques à des fins
électoralistes ou autres, par les médias aussi bourreaux, parfois
aussi « victimes coupables », l'opinion publique peine et
tarde à se doter d'une maturité du jugement propre à lui
permettre un jugement lucide, au moment opportun, et alors se mobiliser en vue
d'analyser et de contribuer à la résolution des
problèmes.
Mais pour ce faire, l'opinion a certainement besoin
d'être formée et éclairée. D'où est-ce
qu'elle peut obtenir cette formation et cet éclairage ? Nous
répondrons des médias.
L'opinion a vraiment besoin d'être
éclairée ; le cas échéant, seulement alors
elle pourra transcender le conflit dont elle est le lieu d'expression,
« entre patriotisme et cosmopolitisme »44(*), et, du coup,
préférer et promouvoir le dernier terme du conflit. Seul ce
cosmopolitisme est à même de lui permettre une mobilisation
transnationale. Opinions publiques de tous les pays, mobilisez-vous !
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* 1 Zbiniew Brzezinski, Out of
control, Global Turmoil on the Eve of the Twenty-First Century, Maxwell
Macmillan international, Introduction, p. xiv.
* 2 Op.cit, p. ix.
* 3 Cité par A.
Mattelard, La mondialisation de la communication, Que sais-je ?, PUF,1996,
p. 3.
* 4 GEMDEV, Groupe
mondialisation, Mondialisation, Les mots et les choses, Karthala, 1999, p.
82
* 5 J. M. Keynes, J. Bainville,
Les conséquences économiques de la paix, Les conséquences
politiques de la paix, trad. David Todd, Tel, Gallimard, 2002, p. 301.
* 6 Développée par
Francis Fukuyama dans La fin de l'Histoire et le dernier Homme,
* 7 Michael Doyle,
«Kant, liberal legacies and foreign policy», Philosophy and
public affairs, I et II, 1983.
* 8 Emmanuel Todd, Après
l'empire, Essai sur la décomposition du système américain,
Gallimard, 2002, p. 21.
* 9 Ibid., p.31.
* 10 Serge Tchakhotine, Le viol
des foules par la propagande politique, Gallimard, 1952, p. 451.
* 11 Ibid., p. 451.
* 12 Samuel P. Huntington, Le
choc des civilisations, Odile Jacob, 1997, p. 29.
* 13 Michael Dibdin, Dead
Lagoon, in Samuel P. Huntington, op.cit., p.
16.
* 14 S. P. Huntington, op.cit,
pp.177-178.
* 15 Haut fonctionnaire
à Paris.
* 16 Sri Lanka, Irak,
Tchétchénie, Israël..., Aux origines des attentats-suicides,
Le Monde diplomatique, N°603, Juin 2004, p.14.
* 17 Fils aîné de
Isaac qui accepta de vendre son droit d'aînesse à son frère
Jacob pour une soupe de lentilles, Genèse, 25, 27 et suivant.
* 18 Etienne Mantoux, La paix
calomniée, 1946, Annexes de J.M.Keynes, J.Bainville, Les
conséquences économiques de la paix, Les conséquences
politiques de la paix, Tel, Gallimard, 2002, p.472.
* 19 Pascal Lorot,
François Thual, La géopolitique, Montchrestien, 2e
éd., p.116.
* 20 Edward Luttwak, Le
rêve américain en danger, Odile Jacob, 1995.
* 21 E. Luttwak, op.cit,
in La géopolitique, op.cit, pp.116-117.
* 22 George Soros, La crise du
capitalisme mondiale, l'intégrisme des marchés, Plon, 1998, p.
17.
* 23 Ibid., p. 21.
* 24 Julien Freund, L'essence
du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 474.
* 25 Georg Wilhelm Friedrich
Hegel, Leçons sur la philosophie de l'Histoire, vol I, trad. Gibelin,
Vrin, p. 46.
* 26 Gustave Le Bon,
Psychologie des foules, 1895, Félix Alcan, in Dominique Colas, La
pensée politique, Textes essentiels, Larousse, 1992, p.549.
* 27 Op.cit., p547.
* 28 Gabriel Tarde, L'opinion
et la foule, P.U.F., 1989.
* 29 Serge Tchakhotine, Le viol
des foules par la propagande politique, Tel, Gallimard, 1952, p. 150
* 30 Op.cit, pp. 149-150.
* 31 A. Mattelard, op.cit. pp.
77-78.
* 32 Z. Brzezinski, op.cit.,
p.50.
* Pays Moins Avancés.
* 33 Raymond Aron, Paix et
Guerres entre les nations, Paris, pp. 768-769.
* 34 Jurgen Habermas, L'espace
public, Payot, 1992, p. 247.
* 35 Alain, Propos, coll. de la
Pléiade, Gallimard.
* 36 A. Mattelard, op.cit., p.
42.
* 37 S. Tchakhotine, op.cit.,
p. 140.
* 38 Ecclésiaste, 9, 10,
8, 9.
* 39 A. Mattelard, op.cit, p.
35.
* 40 Alain, op.cit.,
* 41 Serge Halimi, Les nouveaux
chiens de garde, Liber, 1997.
* http://
www.mapage.noos.fr/moulinhg
* 42 Op.cit.,
* 43 S. P. Huntington, op.cit.,
p.103.
* 44 Victor Goldschmidt,
Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, Paris,
Vrin, 1983, p.624.