Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique( Télécharger le fichier original )par Hans EMANE Université Omar Bongo - Maitrise 2009 |
III.3.8. L' INTENTION IMMORALE ET LE PROBLEME DU LIBRE ARBITRENous allons à présent nous intéresser à l'intention immorale et au problème du libre arbitre chez Guyau. Pour lui, en effet les choses sont très claires en ce qui concerne le libre arbitre. La liberté, si elle existe355(*), constitue l'essence humaine. « Ce qui nous constitue, écrit Guyau, c'est le pouvoir sur nous-même, et la liberté du vouloir et du mouvoir356(*) ». La liberté humaine échappe évidemment à la raison, car si on pouvait entièrement rendre raison d'un acte libre, il se ramènerait à la prédominance nécessaire de tel ou tel motif et rencontrerait ainsi le domaine du déterminisme. Or, expliquer une chose, c'est la déterminer. Si bien que la liberté humaine est essentiellement une puissance non rationnelle, une puissance d'indifférence à l'égard de la raison. « Le libre arbitre s'il existe, est tout à fait insaisissable par nous ; c'est un absolu et nous n'avons pas de prise sur un absolu : ses résolutions sont donc en elles-mêmes, irréparables, inexplicables. La volonté doué de libre arbitre dépasserait à ce point le monde sensible que la seule conduite devant elle serait de s'incliner. La volonté, qui est l'aigle souverain au libre vol, plane insaisissable au-dessus de nous357(*) ». Aussi la liberté n'est-elle pas à proprement parler une puissance de délibération, car la délibération vraiment rationnelle n'est qu'un essai pour déterminer par voie scientifique le meilleur ou la meilleur action possible. Et ainsi, ce qui serait parfaitement délibéré, c'est ce dont on pourrait entièrement rendre raison, et c'est ce qui serait le plus déterminé et donc le moins libre. Le libre arbitre réside tout entier dans le coup de la décision, dans l'action sortant brusquement du fond de l'être, dans une motion détachée de tout autre mouvement extérieure, non logique, non rationnelle et si peu consciente que Guyau l'a décrite comme un mystère. La liberté humaine « est un absolu et, on ne produit pas un absolu par une combinaison, mais par une création. Il faudrait donc que la liberté, si elle est le monopole de l'homme, se fut créée en lui ex nihilo par un miracle encore plus surprenant que celui de la foi, puisqu'il serait sans auteur358(*) ». Quelles ont les implications d'une telle conception du libre arbitre pour l'acte immoral ? Si on suit Guyau, on est amené à penser que l'action immoral « descend mystérieusement de la volonté dans le domaine du sens, mais ensuite il est impossible de remonter ce domaine en celui du libre arbitre pour l'y saisir. Il n'existe entre le libre arbitre et les objets sensibles, pas d'autre lien rationnel que le propre vouloir de l'agent 359(*)». L'autre incidence que donne à lire une telle conception du libre arbitre, est relative à l'intention. En effet, puisque le libre arbitre et la volonté sont des absolus alors « l'acte immoral, est supposé suprasensible par l'intention360(*) ». Ce que Guyau veut mettre en lumière, c'est que l'immoralité est le fait d'une liberté et d'une volonté absolues ; il fait des initiatives subjectives des intentions elles-mêmes absolues, suprasensibles361(*). Par suite, le sujet immoral qui objective le motif moral ou immoral qui le pousse à agir, est conduit à d'admettre que ce motif « est une construction de son esprit, de son imagination métaphysique362(*) ». Pourtant Guyau se refuse à ériger en en loi général, l'intention immoral qui le pousse à agir. L'agent immoral crée lui-même, les motifs, les raisons et les causes de ses actes. L'agent immoral « n'est donc pas seulement trompés par les idées qui l'obsèdent, il est dirigé par elles. Nos illusions nous commandent et nous gouvernent. Le sentiment moral qui m'empêche de tuer agit sur moi, comme sentiment, par les mêmes ressorts que le penchant qui pousse un maniaque à tuer. Nous sommes mus tout deux de la même manière, mais d'après des motifs ou des mobiles contraires363(*) ». Or, comme Guyau l'a parfaitement mis en lumière, l'immoralité est coextensive à la moralité car en parlant d'immoralité, nous désignons une dimension de l'existence humaine d'une part. Et d'autre part, cette dimension elle-même ne trouve son effectivité dans des actes concrets. En tant que dimension existentielle, l'immoralité relève d'une détermination structurale volontaire ; en tant qu'émergence produite par des motifs, des raisons, ou des initiatives, elle est de l'ordre de l'événementiel : elle sort des cadres de la raison. Ce que nous avons tenté d'éclairer, c'est cette connexion entre ce qui est constitué dans l'immoralité, toujours opérant, latent, et ce qui survient dans l'acte. * 355 Nietzche lui aussi a des doute sur l'existence du libre arbitre et écrit en ce sens : « Cette invention des philosophes, si téméraire, et si néfastes, que l'l'Europe connut pour la première fois, l'invention du `libre arbitre', de l'absolue spontanéité de l'homme dans le bien et dans le mal, ne dut-elle surtout son origine au besoin de se créer une espèce de droit à imaginer l'intérêt que portent les dieux aux hommes, à la vertu humaine, un intérêt qui ne saurait s'épuiser ? » (La Généalogie de la morale, op.cit., « Deuxième dissertation », §7, p.122). « Il est certain, écrivait G.E. Moore à la suite de Guyau dont il a lu une traduction de l'Esquisse en 1896, que nous n'avons pas de libre arbitre, à moins de pouvoir faire ce que nous ne faisons pas ; mais il ne s'en suit pas que nous l'avons, même si nous pouvons faire ce que nous ne faisons pas. Si nous avons le libre arbitre, il est probablement vrai qu'en un certain sens nous aurions parfois pu faire ce que nous n'avons pas fait effectivement. Que nous l'ayons ou non dépend du sens précis d'après lequel il est vrai que nous pouvons faire ce que nous ne faisons pas » (Principia Ethica, Traduction Gouverneur revu par Ogien, Paris, Puf, `Philosophie morale', 1998, p. 323et p.327). Or, « il est absolument certain que des actions très nocives peuvent s'accomplir à partir des motifs qui sont ceux d'une conscience morale ; et cette conscience morale ne nous dit pas toujours la vérité sur la question de savoir quelles sont les actions qui sont bonnes » (Ibid., p. 251). * 356 La morale d'Epicure, op.cit., p.151. * 357 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 165. * 358 La morale d'Epicure, op.cit., p.158. * 359 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit.,p. 165. * 360 Ibid., p. 190 * 361 Guyau semble emprunter l'expression à Hegel dont il partage les analyses de La Phénoménologie de l'Esprit : « L'intérieur ou l'au-delà suprasensible surgit, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation ; ou le phénomène est son essence. Le suprasensible est le sensible et le perçu posé tel qu'il est en vérité ; mais la vérité du sensible et du perçu est d'être phénomène. La suprasensible est donc le phénomène comme phénomène. Lorsqu'à ce propos l'on pense que le suprasensible est donc le monde sensible, ou le monde tel qu'il est pour la certitude sensible immédiate et la perception, c'est là une façon d'entendre à l'envers. Le monde suprasensible est du coup un calme royaume de lois, au vrai au-delà du monde perçu, car celui-ci ne présente la loi que sous la forme du changement permanent, mais dans le monde perçu la loi est tout aussi bien présente. Car le premier monde suprasensible était seulement l'élévation immédiate, dans l'élément universel, du monde perçu ; il avait son antitype nécessaire en celui-ci, qui conservait encore pour soi le principe de l'échange et du changement ; le premier royaume des lois manquait de cela, mais il l'obtient comme monde renversé » (Ibid., A, III, p.140-167). * 362 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 140. * 363Ibid., p. 114. |
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