SOMMAIRE
INTRODUCTION.......................................................................p.3
PREMIERE PARTIE : DEMESURE ET INCONTINENCE CHEZ PLATON
I.1. Calliclès et l'éloge sophistique de l'hybris
................ ........................................p.9
I.2. Hybris et akrasia chez Platon : les origines d'une
confusion sémantique............p.18
II. DEUXIEME PARTIE : INCONTINENCE ET INTEMPERANCE CHEZ
ARISTOTE
II.1. La méchanceté et les limites de
l'éthique : le recours herméneutique...........p.69
II.2. L'akrasia
aristotélicien......................................................................p. 71
II.3. L'hybris chez
Aristote...................................................................p.138
II.4.La notion aristotélicienne d'akolasia
................... ...........................p.140
TROISIEME PARTIE : AMORALITE ET IMMORALITE CHEZ GUYAU
III.1. Eléments
biographiques.....................................................................p.151
III.2. De l'amoralité
....................................................................................p.154
III.3. De
l'immoralité..............................................................................p.167
CONCLUSION......................................................................................p.202
BIBLIOGAPHIE
....................................................................................................p.204
AMORALITE ET IMMORALITE CHEZ ARISTOTE ET
GUYAU
Hans EMANE-OBAME,
Université Omar Bongo, Libreville,
Gabon
Résumé
Cette étude vise à s'interroger
sur la distinction entre amoralité et immoralité, principalement
chez Aristote et Guyau. La principale hypothèse de ce travail est que la
simple distinction sémantique s'étant avéré
insuffisante, mettre l'amoralité et l'immoralité à
l'épreuve de la philosophie, c'est en réalité les
interpréter en tant qu'expériences subjectives, et donc les
interpréter comme « symboles de la conscience ».
Tenues pour symboles de la conscience, elles peuvent en signifier la
perversion, la négation, la dépravation, la corruption, la
déviation, ou le dérèglement. L'amoralité et
l'immoralité sont susceptibles d'être rassemblées sous un
terme générique : l'anéthicité. C'est
la raison pour laquelle une réflexion sur la structure et les
modalités de la conscience anéthique, permettrait de
révéler ce qu'il y a de propres à ces deux
phénomènes distincts.
Abstact
The aim of this work is to wonder about the
distinction between amorality and immorality in Aristotle's and Guyau's
thoughts. The main hypothesis of this work is that, because of the semantic
inadequacies, to put amorality and immorality to the test of philosophy, it is
try to interpret them as «consciousness symbols». So, they can mean
consciousness perversion, corruption, or vice. Amorality and immorality can be
gather under one word : unethicity. It is the reason why the thought
on structures and characteristics of unethical consciousness, would allow to
reveal this two phenomenon own.
Mots-clés : akrasia, akolasia,
hybris, désir, plaisir, passion, raison, faiblesse de (la)
volonté, liberté, vie, amoralité, immoralité,
amoralisme, immoralisme, anéthique.
Keywords : akrasia, akolasia,
hybris, desire, pleasure, passion, reason, weakness of (the) will,
liberty, life, amorality, immorality, amoralism, immoralism,
unethical.
INTRODUCTION
Dans la Grèce antique, le sens commun
faisait un usage indistinct d'akolasia (intempérant) et
d'akrasia (incontinent). On retrouve cette indistinction chez certains
philosophes de l'époque antique. Ainsi, akolatos et
akratès servent indistinctement à qualifier un individu
vicieux, pervers, méchant ou injuste. L'intempérant et
l'incontinent, pensait-on, étaient « vaincus par
le plaisir1(*) », par leurs appétits, ou leurs
désirs. Ils mènent tous deux « une vie
déréglée », car akrasia et
akolasia ne sont que les formes que se donnent « l'homme
déréglée2(*) ». De la même manière, on
affirmait qu'ils étaient défaits par la douleur, la
colère, l'amour ou par n'importe quelles autres passions
humaines. Plus exactement, les passions étaient
considérées par une majorité de penseurs antiques, comme
ce qui fait qu'un homme soit acratique, sinon
intempérant : c'est par elles qu'il se rapproche le plus de
l'animal.
Jusqu'au XIX siècle, cette indistinction
persiste dans une terminologie nouvelle. Le langage courant et certains
philosophes contemporains font confiner à la synonymie les notions
d'animalité (ou de bestialité),
d'amoralité et d'immoralité. Pour eux, ces
concepts renvoient à l'idée d'un individu dénué de
tout sens ou de tout tact moral, de toute conscience humaine, et qui
manifeste une certaine ignorance, voire de l'indifférence ou du
mépris à l'égard de toute référence
éthique. En conséquence, l'amoraliste et
l'immoraliste, concluaient-ils, peuvent être dits
anéthiques, c'est-à-dire hors de l'éthique.
Mais qu'en est-il réellement ?
Connaître le bien, et pourtant faire le mal, relève t-il de
l'immoralité ou de l'amoralité ? L'amoralité et
l'immoralité ne sont-elles pas à leur manière, des
expériences anéthiques distinctes et singulières ?
D'un point de vue philosophique, ne doit-on pas plutôt
différencier l'intempérance de l'incontinence ?
Avons nous ici affaire à une distinction de nature ou de
degré ? Tel est le problème auquel notre travail
tentera d'apporter une esquisse de solution.
Des enquêtes philosophiques approfondies,
donne à observer que deux philosophes ont opéré une
distinction proprement philosophique entre ces deux notions : Aristote et
J.-M. Guyau.
Aristote est le premier philosophe à
avoir révéler la confusion entre l'incontinence et
l'intempérance : « Les uns, écrit-il,
confondent l'intempérant avec celui qui est dépourvu de
maîtrise sur lui-même et réciproquement, tandis que les
autres les distinguent. Parmi ceux qui n'obéissent pas à une
volonté réfléchie, les uns sont menés par les
plaisirs, les autres fuient la peine, résultat du désir non
satisfait. Aussi faut-il les distinguer les uns des autres 3(*)».
Dès lors, avec le disciple de Platon,
nous assistons à la genèse d'une distinction philosophique.
Aristote, en effet, analyse l'incontinence sous deux axes : le
premier dit syllogistique, le second dit éthique.
L'incontinent est celui qui agit
précipitamment, sans penser à faire l'application de la
règle générale ou universelle, contenue dans la
prémisse majeure, au cas particulier exprimé dans la mineure.
L'incontinence peut donc découler d'une erreur de
raisonnement. En outre, l'individu acratique a sa
faculté de raisonner entravée ou prisonnière des
passions ; aussi son jugement s'égare t-il sous l'emprise du
plaisir, du désir ou de la passion.
Sur le plan de l'èthos,
c'est-à-dire du caractère, Aristote pense que
l'incontinence est essentiellement mollesse ou faiblesse : en
d'autres termes, c'est un manque de maitrise de soi, ou une absence
d'empire sur soi. L'akratès (l'incontinent) manifeste une
incapacité à tenir son choix délibéré :
il agit donc contre lui-même, contre son intention. De là
découle l'assimilation de l'incontinence au sommeil ou à
l'ivresse : les actes acratiques sont semblables à des
actes inconscients où le sujet agit contre lui-même,
n'étant pas tout à fait lui même. Ensuite, Aristote fait
remarquer, à juste titre, que l'incontinent est le siège d'un
conflit (kratos) entre la raison et le désir, où le
désir, partie irrationnelle de l'âme, sort victorieux.
Trompé par le désir qui tend vers un objet contraire aux
prescriptions de la raison, l'individu acratique est en quelque sorte
déréglé tout en possédant la raison. Il
souffre d'une faiblesse de la volonté réfléchie,
et donc de la raison à l'égard du désir. Enfin, l'une des
caractéristiques essentielles de l'incontinence est une sorte
d'impuissance pratique : trompé par le désir ou
l'appétit, l'incontinent ne peut appliquer les sentences de la raison.
Quant à l'intempérance, c'est
une attitude délibérée de recherche effrénée
du plaisir. L'intempérant est celui qui donne comme raison
à sa conduite, que sa nature le porte à poursuivre les plus
nombreux plaisirs. En conséquence, il tombe dans tous les vices
volontairement, en toute connaissance de cause. L'intempérance est une
sorte de dégénérescence, de déchéance ou
de corruption de la volonté réfléchie.
L'intempérant est, plus simplement, « un
débauché » qui suit « ses
désirs déréglés4(*) ». On peut signaler qu'Aristote
distingue plusieurs sphères ou domaines de l'intempérance.
En résumé, qu'est-ce qui
différencie l'akrasia (l'incontinence) de
l'akolasia (l'intempérance)? La première est
l'absence d'empire sur soi alors que la seconde est la recherche
délibérée et excessive du plaisir. L'une porte sur les
objets du désir, l'autre porte sur les
objets du toucher. L'incontinent est susceptible
d'éprouver des regrets, ce qui n'est pas le cas de
l'intempérant, si bien que l'intempérance est pire que
l'incontinence : l'intempérance est une perversion, alors
que l'incontinent « est à moitié
méchant ».
Jean-Marie Guyau (1854-1888) au XIX siècle, va
lui aussi récuser cet usage indistinct qu'Aristote les philosophes fait
de la bestialité et de l'immoralité. En effet, le stagirite pense
que l'intempérant, c'est-à-dire l'immoraliste, peut
causer plus de mal qu'une bête féroce. Or, pour le spiritualiste,
cette indistinction n'a pas lieu d'être ; il n'y a pas de synonymie
à envisager entre les deux notions.« Les partisans de la
sanction esthétique, constatait Guyau, semblent confondre
entièrement l'immoralité, avec ce qu'on peut appeler la
bestialité, c'est-à-dire l'abandon absolu aux instincts
grossiers, l'absence de toute idée élevée, de tout
raisonnement subtil. L'immoralité n'est pas nécessairement
telle ; elle peut coïncider à un raffinement de l'esprit, elle
peut ne pas abaisser l'intelligence ; or ce qui s'exprime dans les organes
du corps, c'est plutôt l'abaissement de l'intelligence que la
déviation de la volonté5(*) ». Si bien que Guyau trouve la
conception aristotélicienne de l'immoralité, et celle de ses
héritiers de l'époque moderne (Spinoza, Malebranche...etc.),
creuse et tente de s'en démarquer.
En distinguant l'immoralité de
l'amoralité, Guyau lui donne une fécondité et une
profondeur sémantique. Ainsi chez Guyau, l'immoralité est
polysémique et se décline en plusieurs acceptions. Elle peut
être comprise comme « mutilation de soi » ou
« mutilation intérieure », comme
« dédoublement ou opposition des différentes
facultés de l'être » ou comme
« hypocrisie » . Est immoral, pour le
spiritualiste français, tout ce qui « enveloppe la
négation du progrès6(*) » et de la vie. Aussi Guyau fait-il
valoir « des considérations esthétiques »
dans la conception usuelle ou commune de l'immoralité au sens
où le vertueux est dit beau et le vicieux laid : « Un
être immoral un moindre degré, le même effet que
l'immoralité7(*)
».
Des analyses plus poussées vont conduire Guyau
à penser que tout acte immoral doit être
« supposé suprasensible par l'intention8(*) ». En effet, il
met en relief « une direction immorale de la
volonté » et « une intention
immorale » qui résistent à l'abordage de la
raison dialectique ou discursive. Toutefois, c'est bien un « un
penchant immoral qui pousse un maniaque à tuer9(*) ».
Mais plus fondamentalement, Guyau différencie
l'immoralité de ce qu'il nomme l'amoralité. Pour lui,
tout ce qui est naturel est amoral ; et tout ce qui est amoral est
naturel. Aussi explique t-il que « les lois de la nature,
comme telle sont immorales ou si l'on veut amorales, précisément
parce qu'elles sont nécessaires. Le grand tout dont nous ne pouvons
changer la direction, n'a de lui-même aucune direction morale. Absence de
fin, amoralité complète de la nature, neutralité du
mécanisme infini 10(*) ». La nature est amorale car elle
transcende la morale ; mieux, elle lui est
étrangère.
Il faut dire que Guyau reprend à son
compte les intuitions du matérialisme antique. Le
matérialisme dans son geste inaugural, chasse la morale hors de
l'Etre ou de l'Absolu. L'univers, c'est-à-dire la nature, n'a pas
de morale et il n'existe rien d'autre que la nature. Si bien que l'amoralisme
est pour Guyau, la doctrine qui met en avant « la
neutralité morale », c'est-à-dire
l'indifférence ou le détachement éthique du monde naturel.
Pour l'amoraliste, « la science n'a jamais constaté une
seule fois l'existence d'une intention bonne ou mauvaise derrière un
phénomène de la nature11(*) ».
Les positions de nos différents protagonistes
ainsi esquissées, quelles donc sont les motivations théoriques
qui justifient cette juxtaposition entre ces deux philosophes ? En clair,
pourquoi cette confrontation, et quel est l'intérêt de ce
rapprochement entre Aristote et J.-M. Guyau ?
Notre intérêt pour la
genèse de la distinction philosophique entre amoralité et
immoralité, et par là-même son principal enjeu,
réside dans l'urgence morale, le drame moral, à l'heure où
l'on proclame, à juste titre, un déclin des valeurs, un
déclin de la morale ou encore un crépuscule du devoir. C'est
parce qu'une tragédie éthique se déroule sous nos yeux que
nous avons à penser et à interpréter cette insuffisance
radicale et ce dérèglement du moi.
Ce travail s'articule autour de trois parties. Dans un
premier temps, nous étudierons le processus par lequel dans
l'Antiquité, l'akrasia s'est progressivement distingué
de l'hybris et de l'akolasia. Par la suite, nous aurons
à étudier la distinction philosophique entre amoralité et
immoralité chez Guyau, ainsi que les rapports qu'elle entretient avec
celle qu'a opéré Aristote entre incontinence et
intempérance.
PREMIERE PARTIE :
DEMESURE ET INCONTINENCE CHEZ PLATON : LES ORIGINES
D'UNE CONFUSION
I.1.CALLICLES ET L'ELOGE SOPHISTIQUE DE L'HYBRIS
I.1.1.ELEMENTS BIOGRAPHIQUES
Personnage apparaissant dans le
Gorgias, célèbre dialogue de Platon, Calliclès
est souvent considéré comme un sophiste. Le problème de
son existence est difficile à résoudre car plus ou moins
énigmatique, Calliclès n'est mentionné nulle part hormis
sa présence dans le Gorgias.
En effet, on ne lui connaît ni date de naissance
ni date de décès. Mais plus fondamentalement, les
spécialistes butent sur une difficulté majeure :
après maintes recherches, ils ne savent toujours pas s'il s'agit d'un
personnage historique ou un individu fictif inventé
par Platon, par nécessité dialogique. Ainsi deux théories
contradictoires - fussent-elles complémentaires que certaines
ambigüités persisteraient - se concurencient.
D'un côté, on peut penser que
Calliclès n'a jamais existé. C'est donc une invention de Platon
qui n'est mentionnée que dans un seul des textes de l'immense oeuvre du
philosophe. Toutefois, cet argument est à « double
tranchant », car ce n'est pas parce que le sophiste fait une
apparition unique - et cependant remarquée - qu'il n'a jamais
existé. A en croire certains hellénistes comme Dumont et
Canto-Sperber, quand bien même Calliclès serait une invention de
Platon, il faut s'accorder sur la possibilité que cette invention aurait
put être inspirée par des personnages réels tels que
Isocrate, Polycrate ou Denys II.
D'un autre côté,
l'historicité de Calliclès peut être
démontrée. En effet, les nombreux détails donnés de
sa vie, l'associent parfois à des personnalités qui ont en effet
existé. Platon, par exemple, lui attribue un amour avec Démos
(lié à la famille de Platon) et des amitiés d'enfance avec
des hautes personnalités de l'époque. Il n'en demeure pas moins
que cet argument reste équivoque : accorder une ascendance ou une
quelconque filiation à Calliclès, peut être
considéré comme un procédé littéraire
permettant de « donner corps » à un personnage
fictif.
Mais qu'à cela ne tienne, il est fort
probable que la personne de Calliclès est bel et bien existé et
qu'il n'en reste aucune autre trace que celle du Gorgias. En effet,
les personnages des dialogues de Platon, sont pour la plupart, des personnages
de l'Antiquité grecque célèbres ayant existé parmi
lesquels des noms célèbres : Parménide, Protagoras,
et le plus illustre d'entre eux, Socrate.
I.1.2.ANALYSE DE LA VALEUR PHILOSOPHIQUE ET MORALE
DU CONCEPT D'HYBRIS CHEZ CALLICLES
L'hybris est une notion grecque que
l'on peut traduire par démesure. C'est un sentiment violent
inspiré par les passions et plus particulièrement par l'orgueil.
Les Grecs lui opposaient la tempérance ou la modération. Dans la
Grèce antique, l'hybris étaient considéré
comme un crime : elle recouvrait des violations comme les voies de fait,
les agressions sexuelles et le vol de propriété publique ou
sacrée. On en trouve deux exemples bien connus dans des discours de
Démosthène, le Contre Médias et le Contre
Conon.
De la même manière, le
proverbe grec nous vient ici en aide en nous livrant cette pensée que
« la satiété engendre le crime
(hybris) ». En fait, on peut se demander un instant si le
philosophe Héraclite n'aurait pas fait dériver de
l'hybris, ce retour à la pluralité. Prenons cette
idée au sérieux : L'ensemble du processus universel ne
fait-il pas désormais figure de châtiment de
l'hybris ? La pluralité n'est-elle pas le résultat
d'un crime ? La transformation du pur en impur, une conséquence de
l'iniquité ? La culpabilité n'est-elle pas
installée dans le coeur des choses ? Et le monde du
devenir et des individus qui s'en trouve ainsi allégé,
n'est-il pas du même coup condamné à toujours en supporter
de nouvelles conséquences ? Ce mot dangereux, l'hybris
(orgueil, violence) est en fait la pierre de touche, la pierre angulaire de
tout héraclitéen. C'est là qu'il peut témoigner de
sa compréhension ou de sa méconnaissance de la doctrine du
maître. Ce monde est-il le lieu de la culpabilité, de
l'iniquité, de la contradiction, de la souffrance ? Oui,
s'écrie Héraclite, pour l'homme enfermé sans ses limites
et qui ne voit pas les choses séparées les unes des autres, qui
ne les voit pas dans leur ensemble12(*). Ainsi, l'hybris, véritable mouvement
providentiel qui s'achèverait en une totalité close et sereine,
acquiert du point de vue d'Héraclite, une valeur
spécifique : il figure la blessure jamais cicatrisé que les
échafaudages métaphysiques échouent à exprimer, et
trace comme au scalpel l'accès à ce monde d'en bas, fait de
démesure et d'excès.
Dans la mythologie grecque, Hybris est une
divinité allégorique personnifiant l'hybris. Eschyle lui
attribue pour mère Dyssebia tandis que d'autres font état de son
commerce amoureux avec Zeus, qu'elle aurait rendu père du dieu Pan. Mais
le nom Hybris provient peut être d'une mauvaise lecture de celui de la
nymphe arcadienne Thymbris.
La religion grecque antique ignore la notion de
péché telle que la conçoit le Christianisme. Il n'en reste
pas moins que l'hybris constitue la faute
fondamentale dans cette civilisation. Elle est à rapprocher de
la notion grecque de moira, qui signifie destin,
part ou portion.
Les Anciens concevaient en effet le destin en
terme de partition. Le destin c'est le lot, la part de bonheur ou de malheur,
de fortune ou d'infortune, de vie ou de mort, qui échoit à chacun
en fonction de son rang social, de ses relations aux dieux et aux hommes.
Or, l'homme qui commet l'hybris est
coupable de vouloir plus que la part qui lui est attribuée par la
partition destinale. L'hybris c'est la démesure, la
disproportion, l'excès, c'est-à-dire le fait de désirer
plus que ce que la juste mesure du destin lui a attribué13(*).
Le châtiment de l'hybris est la
némésis, la destruction. La
némésis est le châtiment des dieux qui a pour
effet de faire se rétracter l'individu à l'intérieur des
limites qu'il a franchies. Si l'hybris est le mouvement fautif de
dépassement de la limite, la némésis
désigne le mouvement inverse de la rétraction vengeresse.
Hérodote l'indique clairement dans un passage
significatif d'Enquête (VII,2) : « Le
ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la
mesure ».
Le sophiste Calliclès s'insurge contre
cette conception de l'hybris. Calliclès au cours d'un dialogue
où Platon le met aux prises avec Socrate, défend l'idée
selon laquelle chacun d'entre nous peut, en mettant en oeuvre sa propre
faculté de jugement, créer jusqu'à l'idée
même du Bien ou de la Vertu. De ce fait, nul ne peut juger du
caractère démesuré, excessif, disproportionné,
pervers ou vicieux d'un acte puisque pour Calliclès, il n'y a pas
d'étalon du Bien. Le sophiste, oubliant que Protagoras le
mettait en garde contre la tentation d'universalité, estime que chacun
doit se conformer à ce qui lui semble être le Bien, et qu'il
n'existe nul autre juge que notre nature même. Selon Calliclès, la
loi et la morale qui sont des inventions des natures faibles et soucieuses de
se protéger contre les plus héroïques caractères, ne
méritent nullement l'attachement et le respect que lui voue l'ensemble
des hommes. La loi et la morale ne sont nullement des produits de la Nature,
mais seulement le fruit d'un artifice. Il n'y a donc pas de d'obligations
morales ni de droits, et le commun des hommes obéit à des
fictions. Calliclès nie donc tout fondement universel ou objectif
à la morale et au droit. La morale est la revanche des faibles auxquels
elle apporte une illusoire forme éthique ainsi que d'illusoires
chimères.
Les sophistes s'attaquent donc à l'idée
de justice et l'on a montré avec quelle vigueur Platon fait parler
Calliclès dans le Gorgias contre la prétendue loi
supérieure et antérieure aux lois positives ou humaines. Pour
Calliclès, « la vraie loi naturelle, c'est la loi du plus
fort ; le critérium d'après lequel dans la nature on juge
les actions, c'est la force. Dans la cité, cette force est passée
aux mains de la loi [positive] ; mais si on obéit aux
prescriptions du législateur, c'est encore la force qu'on respecte et
devant laquelle on s'incline, non la justice. La force voilà le dernier
mot de sa politique, son droit et de sa morale »14(*).
Dès lors, l'homme le plus heureux est
celui qui accomplit l'hybris, c'est-à-dire celui qui,
outrepassant les normes éthiques et juridiques, connaît les plus
nombreux désirs et met en oeuvre toutes les ressources de la ruse, de
l'intelligence et de la force, pour les satisfaire. Calliclès pose, bien
avant Sade, que tout ce qui est bien l'est quand il est excessif ou
démesuré15(*). Plus fondamentalement, l'individu qui accomplit
l'hybris est, pour Calliclès, celui qui a le courage d'aller au
bout de lui-même. En clair, au coeur de l'hybris il y a
l'assouvissement des désirs, l'accroissement des passions, et la
quête du plaisir. Pour Calliclès, le bonheur réside
dans la triade existentielle la vie facile, l'incontinence, la
licence. C'est la thèse sophistique du bonheur-plaisir selon
laquelle le bien dépendrait de la maximisation des plaisirs.
Calliclès en fait l'aveu à Socrate :
« Comment en effet un homme pourrait
être heureux s'il est l'esclave de quelqu'un ? Mais voici ce qui est
juste et beau suivant la nature (...) c'est que, pour bien vivre, il faut
laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, au lieu de
les réprimer, et quant elles ont atteint leur force, être capable
par son courage et son intelligence de remplir tout ses désirs à
mesure qu'ils éclosent. La vérité que tu prétends
chercher, Socrate, la voici : le luxe, l'incontinence et la
liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et
le bonheur ; le reste, toutes ses belles Idées, ces conventions
contraires à la nature, ne sont que niaiserie et néant.(...).
Cependant crois-tu donc Socrate, que je ne juge pas, comme tout le monde,
certains plaisirs comme meilleurs, certains comme plus mauvais ? (...).
L'homme au tonneau plein n'a plus aucun plaisir, et c'est cela que j'appelais
tout à l'heure vivre à la façon d'une pierre, puisque,
quand il est rempli, il n'a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait
l'agrément de la vie, c'est d'y verser le plus qu'on peut. (...). Il
faut avoir les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du
plaisir pour être heureux16(*) ».
Platon est en désaccord total avec
cette conception du bonheur, pleine de plaisirs excessifs. Voilà la
cinglante réponse qu'il fait à cette thèse
sophistique : « Vivre en s'empiffrant deux fois par
jour et ne jamais se trouver au lit seul la nuit, voilà, en effet, des
moeurs qui ne permettront jamais à aucun homme au monde, qui les aurait
pratiquées depuis l'enfance de devenir un jour tempérant. Et bien
entendu, on pourrait tenir le même langage pour toute autre vertu. De
même aucune cité, même si elle est régie par des
lois, ne pourra connaître la tranquillité, si les citoyens
s'imaginent qu'il faut en tout dépenser sans à l'excès, et
si par ailleurs ils estiment que, vivant dans une oisiveté totale, ils
ne doivent s'adonner qu'aux banquets et aux beuveries, sans compter le soin
qu'ils apportent à poursuivre les plaisirs de l'amour pour lesquels ils
se donnent beaucoup de peine17(*) ». Dans le livre IV de La
République, Platon met en garde les individus qui se laissent
glisser sur la pente douce de l'intempérance : tant et aussi
longtemps qu'ils ne cesseront pas s'enivrer, de s'empiffrer, de se vautrer dans
les plaisir d'Aphrodite et de paresser, nul médicament, nul
cautérisation, ni chirurgie, nulle incantation ou amulette, ni aucun des
moyens de cette nature ne leur sera de quelque utilité que ce
soit18(*). Pour un
philosophe comme Guyau, le tort des intempérants n'est pas de rechercher
le plaisirs, mais d'en outrepasser les frontières naturelles. Pour eux,
le plaisir est donc bon parce qu'il est illimité par nature19(*).
I.1.3. L'ELOGE SOPHISTIQUE DE L'INCONTINENCE ET DE LA
DEMESURE
Pour Calliclès, l'incontinence et la
démesure participent au bonheur. Mieux elles en sont les piliers
incontournables, sinon nécessaires. Il prend de ce fait le contre-pied
de la morale intellectualiste de Platon et de ses disciples.
Ainsi on assiste avec Calliclès, à un véritable
éloge de l'hybris. L'individu veut la plus grande somme
possible de bien-être ; il veut posséder toutes les
jouissances dont il est capable, et même il fait tout son possible pour
s'ouvrir à des jouissances nouvelles. Il veut, autant qu'il se peut,
jouir de tout, posséder tout. L'hybris dans sa nature, ne se
donne pas de restrictions, de limites, de normes ou de bornes.
L'hybris est une façon absolue que l'homme a de conserver son
existence, rester exempt de toute souffrance, et parmi les souffrances, il
compte tout ce qui est manque et privation.
Guyau dans son ouvrage consacré à la
morale utilitaire ou utilitariste d'Epicure revient sur les arguments de
Calliclès. « Calliclès, dans le Gorgias,
fait l'apologie de la vie de plaisir et de jouissance, du désir
`d'avoir plus' et de l'assouvissement sans frein des passions (491e - 492c),
écrit le philosophe français ; Socrate lui oppose
son idéal éthique d'ordre et de modération. Les deux
genres de vie sont illustrés par la fameuse comparaisons des
tonneaux : ceux du Sage sont étanches et conservent le miel que
l'on y dépose ; ceux de l'intempérant sont percés et
fuient, de sorte que celui-ci `est forcé nuit et jour de les remplir
sans cesse'(493 e). L'homme de plaisir se trouve donc engagé
dans un processus de quête indéfinie de satisfaction
reportée ; il doit chercher sans cesse à satisfaire un
désir inextinguible, et qui s'exaspère comme une
démangeaison (494c) »20(*).
Or, la conception classique ou traditionnelle
de l'hybris comme faute détermine la morale des Grecs comme
étant une morale de la mesure, de la modération, de la
temprérance, de la sobriété, obéissant à
l'adage pan metron, qui signifie littéralement
« de la mesure en toute chose »,
« jamais trop » ou mieux encore
« toujours assez ».
Le discours complaisant de Calliclès à
l'égard de la démesure, est à mettre en étroite
relation avec « l'éloge de l'injustice » que l'on
prête à Thrasymaque dans les livres I et II de La
République. Thrasymaque, personnage de La République, est un
sophiste qui affirme sans détour que « l'injustice
commande à ceux qui sont authentiquement moraux et justes21(*) ». Cela
signifie que le sage et le tempérant sont les subordonnés du
pouvoir tyrannique, et contribuent à l'intérêt de celui qui
est le plus fort, font son bonheur en étant à son service.
Autrement dit, le sage (celui qui a une attitude morale en toutes choses,
euèthikôn) est en toutes circonstances, placé dans
une position inférieure que l'intempérant. De ce fait,
Thrasymaque fait l'éloge de l'injustice et l'intempérance en la
plaçant au dessus de la justice et de l'intempérance. Dans la
bouche de Thrasymaque, ce terme se transforme en reproche, puisque la
moralité des faibles est le signe de leur soumission. Tout le discours
de Thrasymaque, qui se rapproche en ce sens de celui Calliclès, est une
charge contre l'attitude morale, puisque l'idéalisme est le fait des
faibles, alors que le réalisme impose la profitabilité de
l'injustice sur la justice comme fait. « L'injustice est
plus profitable que la justice, lance t-il à Socrate. Le plus
facile pour t'en rendre compte, c'est d'aller jusqu'à considérer
comme l'injustice la plus totale, celle qui rend l'homme qui la commet tout
à fait heureux. L'injustice, quand elle se développe
suffisamment, est plus forte, plus libre, plus souveraine que la justice, et
comme je le disais au départ, le juste est en réalité
l'intérêt du plus fort, et l'injuste constitue pour soi-même
avantage et profit22(*) ». Nous assistons à une sorte
de renversement dialectique qui fait de l'intempérance et de
l'injustice, les sources, les fondements du bonheur et du pouvoir. Thrasymaque
identifie l'injustice la plus totale, celle qui est parfaite
c'est-à-dire « l'injustice la plus complète et la
plus entière », à la l'injustice politique,
considérant l'injustice criminelle ou simplement morale, d'un
degré inférieur. L'injustice la plus haute, celle que Thrasymaque
défend bec et ongles, c'est l'immoralité politique des dirigeants
exploiteurs. En résumé, Thrasymaque dénigre la justice et
la tempérance en les drapant du voile de la faiblesse, de la
servilité et du malheur, alors qu'il fait l'éloge de l'injustice
politique. Il fustige l'injustice commise de manière caché, et
loue celui qui a la force de l'imposer. Mieux, « les hommes
injustes sont à la fois des sages prudents et des gens de bien23(*) » au sens
où « ceux qui sont entièrement injustes sont
capables de soumettre des cités et des nations entières24(*) » ;
l'injuste prendra même avantage de l'homme injuste et de l'action
injuste, et il fera tous les efforts nécessaires en vue d'exploiter au
maximum tout le monde25(*). L'injustice qui est de ce point de vue une arme et
force considérable, est la vertu du tyran. Il n'y a donc rien
d'étonnant, et par là-même rien de scandaleux, aux yeux de
Thrasymaque, de ranger l'injustice aux côtés de la vertu et de la
sagesse, et la justice avec leur contraire. L'injuste est sage et bon, alors
que le juste n'est ni l'un ni l'autre. L'homme injuste ressemble à
l'homme sage et bon, juste ne leur ressemble pas26(*). Thrasymaque conçoit
l'injustice comme quelque chose de bien et de prestigieux, et lui attribue
toutes les qualités que le sens commun attribue au juste. Il a
« l'audace », selon « Socrate » de
ranger ou plutôt d'élever l'injustice au rang de la vertu et de la
sagesse27(*).
L'homme doit être conscient qu'il ne peut
déborder ses propres limites. Cependant, est-ce que cet éloge de
l'hybris rend Calliclès exemplaire de l'immoralisme ?
I.1.4. CALLICLES, PRECURSEUR DE L'IMMORALISME
Calliclès prend le contre pied de Platon
et de sa morale intellectualiste. Cela le rend exemplaire de
l'immoralisme ?
En effet, le sophiste en faisant
l'éloge de l'hybris est partisan dans ses théories comme
dans sa pratique, d'un immoralisme qui prône des règles de
conduite inverses à la morale courante. Le bonheur ne se donne à
l'humain que par l'entremise d'une rupture d'avec la morale et le droit. Le
bien n'est accessible que par l'entremise de la transgression, la
démesure. De plus l'immoralisme de Calliclès nie l'existence de
toutes obligations morales, les assimilant à des chimères
inventées par des natures faibles.
Par ailleurs l'oscillation de la pensée
sophistique entre relativisme et nihilisme moral peut faire prévaloir la
thèse d'une morale anomique (absence de règles
fixes) chez ces derniers. Qu'a cela ne tienne, il apparaît qu'avec un
sophiste comme Calliclès, immoralisme et anomie peuvent cohabiter.
En revanche, on est amené à penser que
le naturalisme d'un Calliclès le conduit à faire de la recherche
du plus grand plaisir, en laquelle la puissance de la nature s'exprimerait
à l'état brut, une norme éthique. Dès qu'on admet
que les normes morales dépendent des intérêts, rien ne les
rendra légitimes sinon la satisfaction des intérêts
qu'elles servent. Si bien que l'immoralisme de Calliclès n'est pas
incontestable.
I.2. HYBRIS ET AKRASIA CHEZ PLATON : LES ORIGINES
D'UNE CONFUSION SEMANTIQUE
I.2.1. L'ACRASIE, UN CONCEPT ABSURDE
La notion d'acrasie entre de bonne heure dans la
philosophie, à l'initiative d'un certain
« Socrate », du moins réel ou fictif, celui du
premier Platon. Bien qu'il affirme ne rien savoir, le personnage des premiers
dialogues développe une philosophie qualifiée parfois
« d'intellectualiste » qui privilégie l'explication
cognitive des conduites et des actions humaines et exclut jusqu'à la
possibilité des comportements acratiques. Ainsi, l'acrasie n'est-elle
prise en charge par la pensée philosophique que pour devenir
d'emblée objet de déni28(*) .
Le second Platon se montre plus disposé
à accueillir l'acrasie, un phénomène en faveur de la
réalité duquel semble plaider le livre IV de la
République, constituant à cet égard l'un sinon le
texte crucial. Le premier Platon semble avoir nié la possibilité
de l'acrasie, le second et le troisième, l'ont ou du moins semblent
l'avoir admise. Il sera donc intéressant de voir les grandes lignes de
l'évolution doctrinale à laquelle se trouve lié ce
changement de position ; mais également interroger les rapports
entre acrasie et volonté dans la philosophie de Platon. L'acrasie
est-elle chez Platon, comme chez Aristote d'ailleurs, une faiblesse de la
volonté ? Constitue t- elle plutôt une conduite simplement
volontaire ou involontaire ? N'est-elle pas à l'inverse, une
manifestation de la volonté, et dans ce cas de mauvaise
volonté ? Ou même, l'acrasie ne serait-elle pas un
phénomène avec lequel la volonté n'aurait absolument rien
à voir ?
Suivant le second Platon sur ce point, Aristote
consacre à l'acrasie une bonne partie du livre VII de son Ethique
à Nicomaque. Fait majeur, sinon décisif, Aristote distingue
nettement l'acrasie de l'intempérance (akolasia) et la maitrise
de soi ou continence (enkratéia) de la tempérance ou de
la modération (sophrosunè) alors que ni dans le
Gorgias, ni dans la République, Platon n'opère
une telle distinction entre l'intempérance et le manque de maitrise de
soi. Pour Platon, nous y reviendrons par la suite, la tempérance
c'est-à-dire la maitrise de soi, au même titre que la vertu et la
justice, est une vertu structurelle de la cité et de l'individu ;
vertu consistant à accepter l'autorité de l'instance
supérieure rationnelle, ce qui implique un certain dynamisme de la
raison, et pose aussitôt la question de la part d'intelligence dont sont
susceptibles les instances irrationnelles ou principes de l'appétit
(épithumia) et de la fougue (ardeur morale) ou courage
(thumos). Aristote pour sa part, dans son traité sur
l'âme, admet une rationalité (partielle) des affects et des
désirs. Cependant, en distinguant l'acrasie des vices proprement dit, et
la maitrise de soi de la vertu, le Stagirite constitue les comportements
acratiques, en un fait radical justiciable d'un questionnement philosophique
spécifique29(*).
Relevant pour partie de ce qu'on appellerait
aujourd'hui la philosophie de l'action, la réflexion sur
l'acrasie engage une psychologie et ouvre sur d'importants enjeux
éthiques.
« Acrasie » vient du grec
akrasia qui est le fait d'agir à l'encontre de son meilleur
jugement. Platon a été l'un des premiers investigateurs du
concept d'akrasia de même que sa formulation
problématique lui est redevable. En effet, dans un dialogue de Platon,
Socrate demande précisément comment il est à la fois
possible de juger que A est la meilleure action à accomplir et
cependant, faire toute autre chose ou le contraire de A. Il en arrive a en
conclure à la fin du Protagoras que l'acrasie est un concept
moral absurde, en soutenant que personne ne se porte volontairement au mal.
Pour Platon, l'individu est acratique par ignorance, par contrainte
c'est-à-dire involontairement. Car nul ne voudrait commettre
délibérément une action injuste : ce serait là
infliger un tort irréparable à la plus haute partie de son
être, c'est-à dire l'âme. Si bien que l'âme qui
possède la science et la connaissance du bien et du mal, ne peut
être vaincue, forcée ou contrainte, à faire autre chose que
ce que la Vertu ordonne. L'acrasie est donc
impossible : « Il n'est personne qui, sachant ou
croyant qu'il y a des choses meilleures à faire que celles qu'il fait,
et qu'il est en son pouvoir de les faire, fasse cependant les moins bonnes,
alors qu'il dépend de lui de faire les meilleurs ; et `être
inférieur à soi même' n'est autre chose qu'ignorance, comme
`être supérieur à soi même' est sagesse30(*) ».
Pour Platon, la nature du désir est de
tendre vers un objet qu'elle juge être son bien ; et la
nature de tous les désirs est de tendre finalement vers le Bien
sans lequel rien ne serait désirable. Nul ne peut de lui-même
tendre vers ce qui serait son mal, affirme Platon dans le Menon
(77b-78b).Rien ne peut être plus fort que le savoir du Bien. C'est ce qui
explique que l'on ne peut manquer, si on sait ce qu'il faut faire, de bien
faire, et l'incontinence, c'est-à-dire l'acrasie est donc impossible.
Car admettre la possibilité d'une action incontinente, ce serait
admettre quelque chose comme une nature viciée, une mauvaise nature, non
naturelle ou encore une nature multiple de l'âme. L'acrasie est
impossible car ce serait admettre que le désir est plus fort
que le moi rationnel. Or, dans le Protagoras (358b-358c)
Platon affirme que cela serait contraire à la nature. Si par exemple, il
était possible qu'un homme possédant deux désirs,
choisissent en toute connaissance de cause celui qu'il sait contribuer à
son malheur parce que le désir est plus fort que le moi rationnel, cela
signifie que la force des désirs peut être inversement
proportionnelle au bien vers lequel ils tendent. Or, pour Platon, c'est
absurde.
A diverses reprises dans l'oeuvre de Platon, le
personnage de « Socrate » affirme que « nul n'est
méchant volontairement ou de son plein gré ». La
signification de cette référence à la volonté est
loin d'être évidente : pour la comprendre, il convient tout
d'abord de replacer le propos dans le contexte de l'intellectualisme
socratique, selon lequel il revient au même pour une action d'être
rationnelle et d'être bonne ; selon lequel plus
précisément, savoir où est le bien suffit à engager
la volonté dans une action effectivement bonne. Cependant la
référence à la volonté s'inscrit dans le contexte
d'une doctrine clairement intellectualiste au sens où la volonté
est un acte de la partie rationnelle de l'âme (logistikon). De
là l'impossibilité de l'akrasia. Telle est la force de
la connaissance et donc que toute action mauvaise doit reposer sur un
déficit cognitif, et ainsi entrer en contradiction avec ce que veut
réellement l'agent moral, moyennant cette première
conséquence apparente que l'action humaine mauvaise ne saurait
être pleinement imputée à son auteur :
conséquence que « Socrate » et Platon pourraient
difficilement accepter telle quelle. Pour quelles raisons ?
Pour Platon et Socrate, « la connaissance
juste doit être suivie de l'action juste ». Le
présupposé socratique qui rend impossible l'akrasia, qui
est aussi celui de Platon, implique que la qualité d'une action
dépend de la qualité de la connaissance et par conséquent
qu'une action juste dépend d'une connaissance juste. La justice
de l'action serait donc corrélative à la justesse de la
connaissance. Ainsi, même à ne considérer qu'une action qui
nous serait seule objectivement connue (sans la connaissance qui y est
détachée, ni l'entendement qu'elle implique), une action
supposée juste relèverait d'une connaissance juste restant
à confirmer. Mais encore, évidemment, une action injuste
dépendrait d'une connaissance qui serait
« injuste » ou fausse. Et s'il est vrai qu'une intention
anime toute action, l'intention serait selon le présupposé
socratique, nécessairement ramenée à une affaire de
connaissance et d'entendement, et donc aisément réductible
à un quelconque raisonnement énoncé dans un discours
rationnel.
I.2.2. L'ACRASIE ET LE PARADOXE DE L'INJUSTICE
VOLONTAIRE
La plupart des philosophes admettent la
possibilité que le sujet moral puisse connaître le Souverain Bien,
et ne pas le faire - bien qu'il le puisse -. Platon lui-même finit par le
reconnaître et distinguera les injustices ou fautes volontaires, de
celles dites involontaires. Il n'en demeure pas moins qu'il tranchera, dans
l'Hippias mineur, en faveur des fautes volontaires quand bien
même la loi et la sanction morale sont plus sévères
à leur égard : «Ceux qui commettent une faute
volontairement sont meilleurs que ceux qui la commettent involontairement.
J'attribue la cause de ce que j'éprouve actuellement à nos
raisonnements précédants, d'après lesquels il me
paraît en ce moment que ceux qui commettent ces fautes sans le vouloir
sont plus méchants que ceux qui les commettent volontairement31(*) ».
Mais Hippias n'est pas convaincu par la
démonstration de Socrate et il revient à sa
première objection : pour lui, ceux qui commettent le mal
volontairement ne sauraient être meilleurs que ce qui le sont
involontairement. Le contraire lui paraît
«étrange ». Socrate essaie de le convaincre en
le poussant dans ses derniers retranchements. Mais Hippias résiste et
relève ce qu'Emile Chambry appellera le paradoxe de la faute
volontaire qu'il formule en ces termes : « La
justice n'est-elle pas une science ou les deux à la fois ?
Dès lors, l'âme la plus forte et la plus savante, que nous aurons
reconnue pour la meilleure, n'est-elle pas aussi la plus juste ; et en
même temps la plus capable de commettre l'injustice volontairement ?
En quoi est-elle supérieure à l'âme qui la commet
involontairement32(*) ? »
Pour Platon, il n'y a aucune contradiction
à affirmer la supériorité de l'injustice volontaire sur
l'injustice involontaire, car le disciple de Socrate pose comme prémisse
que le savoir et la raison sont les seuls principes capables d'assurer la
justesse et la réussite de tout acte volontaire. En ce sens l'individu
acratique ne l'est jamais volontairement et c'est au mal et au
déshonneur de celui qui commet l'injustice, que se tourne l'injustice
qu'il commet. Toute acrasie est contrainte et ignorance. Est « sot
celui qui tend dans tous ses efforts en se déterminant vers tout autre
chose que le bien33(*) ». Dans La
République, l'Athénien pense l'acrasie en termes
d'«ignorance et de déraison » ; il parle aussi de
vice et d'ignorance. Akrasia et boulèsis
(volonté) sont donc exclusifs chez Platon.
Une telle dépendance de l'ensemble des
qualités à l'égard de la connaissance conduit à
reconnaître chez Platon une forme d'intellectualisme moral souvent dit
dogmatique : « Je désire vivement examiner
à fond le sujet que nous traitions tout à l'heure, à
savoir quels sont les meilleurs, ceux qui font le mal volontairement ou ce qui
le font sans le vouloir. (...). L'âme qui manque le but involontairement
est-elle plus mauvaise que celle qui le manque volontairement ? (...).
S'il s'agit des âmes mieux douées (...), celle qui fait des
oeuvres mauvaises et disgracieuses et commet des fautes volontairement,
n'est-elle pas meilleure, et celle qui en fait involontairement la plus
mauvaise. (...).Mais alors nous aimerions sans doute des âmes qui
pèchent et font le mal volontairement que celles qui en font
involontairement.(...). Donc, quand l'âme fait des choses honteuses, elle
les fait volontairement par sa force et par son art, et la force et l'art pris
ensemble ou séparément relève de la justice. (...). Alors
l'âme la plus forte et la meilleure, quand elle est injuste, ne commettra
t-elle pas l'injustice volontairement, et la mauvaise involontairement ?
(...). C'est donc le fait d'un homme de bien que d'être injuste
volontairement et du méchant de l'être involontairement, s'il est
vrai que l'homme de bien à l'âme bonne. En conséquence
celui qui pèche et commet des actes malhonnêtes et injustes
volontairement, celui-là, Hippias, s'il en existe un qui soit tel, ne
saurait être qu'un homme de bien34(*) ».
Il intéressant de voir comment
l'injustice est définie, exposée et analysée par Platon
dans La République. « Socrate » avoue
à Polémarque que ce n'est pas l'oeuvre de l'homme juste que de
nuire, ni à son ami ni a quiconque, mais c'est au contraire l'oeuvre de
l'homme injuste35(*).
L'injustice est identique au vice, à l'ignorance. Mais qu'est-ce que
l'ignorance dont souffre l'intempérance ? L'ignorance ressemble
à la cécité : l'ignorant ne peut contempler le
spectacle de la vérité. L'ignorance est une forme de
cécité dans la mesure où « les aveugles ne
diffèrent pas de ceux qui sont privés de la connaissance de
chacun des êtres en tant qu'il est réellement, eux qui n'ont dans
leur âme aucun modèle clair et qui sont incapables de contempler,
comme le peintre le fait, la vérité la plus
élevée36(*) ». Elle est en outre, aux yeux de
Platon, « une nature malicieuse37(*) ». L'intempérant est habile
à démontrer son apparente moralité. L'intempérant,
est au plus profond de lui égoïste, ou du moins feinte de ne pas
l'être. Les hommes injustes sont incapables d'agir les uns avec les
autres, et lorsqu'on affirme que certains d'entre eux, tout en étant
intempérants, ont à l'occasion réalisé avec
vigueur, les uns avec les autres, une entreprise en commun, il faut conclure
que c'est une complète fausseté. S'ils ont mis leur
énergie à entreprendre « injustement »
ensemble, « c'est qu'ils n'étaient en fait qu'à
moitié corrompus. Or, ceux qui sont totalement dépravés et
absolument injustes sont incapables d'agir38(*) ».
Au début du Livre II, Platon rapporte la
légende de « l'anneau de Gygès » et nous
invite à nous poser la question suivante : l'humain est-il
contraint à la justice et donc foncièrement injuste ?
Gygès le Lydien était un berger ordinaire qui, en amenant
paître ses brebis, découvris dans une crevasse un anneau magique.
Manipulant le chaton de l'anneau, il se rendit compte stupéfait, que
celui-ci avait le pouvoir de rendre invisible. Fort de cette découverte,
il en tira bénéfice, séduisit la reine qu'il
épousa par la suite, après avoir tué son roi. On pourrait
affirmer qu'on tient là une preuve de poids, que personne n'est juste de
son plein gré, mais en y étant contraint, compte tenu du fait
qu'on ne l'est pas personnellement en vue d'un bien : partout, en effet,
où chacun croit possible pour lui de commettre l'injustice, il le fait.
Car tout homme croit que l'injustice est beaucoup plus avantageuse
individuellement que la justice39(*). Bien entendu, cette formule semble sophistique
(Thrasymaque et Calliclès) et rigoureusement antithétique
à la position socratique qui pose que personne ne commet le mal de son
plein gré. Ce thème est très présent dans plusieurs
dialogues de jeunesse et Platon n'a pas cesser de le discuter : d'une
part, la thèse forte de l'éthique socratique
théorisée dans Criton (subir l'injustice vaut mieux que
la commettre) appartient aux axiomes de la philosophie morale de Platon. Cette
thèse est par ailleurs dégagée ici de ce qu'on appellera
le paradoxe socratique, à savoir que nul ne fait le mal de son plein
gré, (et en est donc irresponsable) , mais seulement par ignorance.
C'est plutôt la thèse symétrique que Platon présente
dans le Livre II, dans sa formule populaire : nul ne fait le bien de son
plein gré, mais sous la contrainte de la loi ou de la morale. Dans
l'exposé de Glaucon, qui rapporte une position proche de celle de
Calliclès, ce n'est pas tellement la motivation morale qui semble
mériter discussion, mais la mise en situation de la justice dans la
société : les opinions sophistiques qu'il rapporte ont
toutes trait au fait que la justice est inutile, et que seule l'apparence de
justice et l'injustice, méritent d'être poursuivies. Cela
étant dit, quelle est la position de Platon sur ce thème ?
Platon sur point, rejoint en partie la doctrine de Socrate. Il reconnaît
en vertu de leur absoluité, que le bien et la sagesse sont
« des choses ardues et pénibles, alors que
l'intempérance et l'injustice sont agréables et facilement
accessibles, puisqu'elles ne sont honteuses qu'aux yeux de l'opinion et de la
loi40(*) ».
Si « l'injustice est un vice et une chose honteuse 41(*)» il n'en demeure pas
moins qu'elle est ce qui est le plus à portée de l'humain. Platon
nie que l'injustice est avantageuse à celui qu'il la commet, et donc
que « commettre l'injustice est par nature un
bien ». Peut-on dire que Platon admet, à demi mot,
l'injustice volontaire ou intentionnel ? Il reconnaît ouvertement
qu'il est plus facile d'être intempérant ou injuste que
d'être sage et tempérant. « Si le vice est
facile » c'est bien parce que « la
méchanceté, il est facile d'y accéder en nombre ; le
chemin qui y mène est sans obstacles, et elle loge tout
près ; mais devant la vertu, les dieux ont placé la
sueur42(*) ». Voyez le dialogue de Socrate et de
la courtisane Callisto dans Elien43(*) : « Fils de Sophronisque,
lui dit celle-ci, savez-vous que je suis plus puissante que
vous ? Car vous ne pourriez me ravir aucun de mes amants ; et moi, si
je le voulais, je vous enlèverais tous vos disciples. Cela est
vraisemblable, répondit Socrate : vous menez les hommes
par un chemin dont la pente est douce ; et moi, je les force de suivre le
sentier rude, escarpé et peu frayé, qui conduit à la
vertu ».
« Nul n'est méchant
volontairement » est l'une des thèses les plus fameuses
attachée au nom de Socrate : si l'on connait le Bien, on
l'accomplit ; on ne fait le mal que par ignorance et donc nul n'est
méchant volontairement. C'est une thèse très forte :
on ne désire jamais que ce qu'à tort ou à raison, on juge
ou prend pour le Bien ; dès lors quand on agit mal, c'est qu'on se
trompe sur ce qu'est réellement le Bien. En d'autres termes, en termes
plus simples, il suffit pour être vertueux de connaitre le Bien44(*).
Nul n'est méchant
volontairement : c'est l'une des plus célèbres
affirmations de Socrate. Rien n'assure qu'il l'ait formulée en ces
termes, utilisés par Platon dans l'Hippias, Protagoras
et dans Menon. Toutefois, l'idée centrale qu'elle contient a
réellement été soutenue par Socrate. Des
témoignages concordant l'assurent. Reste à comprendre ce que veut
dire cette assertion. Au premier abord, elle paraît ambiguë.
N'existe t-il pas une multitude de gens, dictateurs sanguinaires ou criminels
sadiques, qui choisissent le mal et qui désirent effectivement nuire
délibérément, faire le mal et détruire ?
Socrate répond que tous, malgré tout, malgré les
apparences, veulent le bien : tout désir, en effet, porte sur un
objet jugé positif. En choisissant le meurtre et la terreur, parce
qu'ils les jugent bons, ces gens ne font que « se tromper de
bien », croyant ainsi que leur injustice peut être bonne.
De ce point de vue, la méchanceté n'est plus qu'une
erreur, une forme d'ignorance ; elle n'est en rien une puissance par
elle-même, réellement négative. La philosophie devient
alors une manière de dissiper le mal par la raison : qu'on
démontre au criminel la vraie justice, conforme à l'ordre du
monde, il comprendra son erreur et cessera d'agir comme un
insensé45(*).
« Nul n'est méchant
volontairement ». Cette formule célèbre de Socrate
nous laisse pantois, car elle affirme sans détour que, malgré
tout le mal que les hommes se font, ceux-ci ne sont pas
méchants, mais seulement ignorants. Autrement dit,
nous ne sommes pas mauvais, nous sommes juste « idiots ».
Nous ferions toujours le mal sans le vouloir et jamais
délibérément, c'est-à-dire en connaissance de
cause. Comment croire une chose pareille ? Suffit-il de (perce)voir le
Bien pour le faire ?
« Nul n'est méchant
volontairement ». Cet aphorisme semble supprimer, ou balayer
d'un revers de main, le libre arbitre et par là même la
possibilité de choisir entre le bien et le mal. En
réalité, pour Socrate et Platon, nous n'aurions pas le choix car
nous ne choisissons jamais ce que nous croyons être mauvais,
désagréable ou nuisible. En revanche, si nous faisons,
choisissons ou voulons le mal, c'est que nous y voyons l'apparence du Bien.
Qu'est-ce cela veut bien vouloir dire ?
Cela pourrait signifier que nous sommes tous
terriblement avides de plaisirs, que nous sommes aveuglés par la
passion, et que nous voulons satisfaire à n'importe quel prix, tous nos
désirs. Cela veut dire que nous sommes avides d'illusion du Bien.
« Nul n'est méchant
volontairement » pourrait cependant vouloir dire le contraire
de ce qui vient d'être énoncé. A savoir, l'humain n'est pas
a priori moral, c'est un animal égoïste et ignoble qui va
partout où il voit, la moindre apparence du Bien, la moindre promesse de
plaisirs. C'est un être vil et abject mais cependant naïf,
crédule, qui ne sait faire autrement que suivre ce qu'il croit
être son bien. L'homme n'est pas seulement méchant et
odieux, il est naïf.
Risquons une autre interprétation : si
nous savions ce qui est bon ou bien, nous le ferions immanquablement. La force
du Bien est telle, que nous ne saurions faire autrement que de le faire. Si
nous n'y arrivons pas, ce n'est pas parce que nous sommes faibles et
lâches, mais parce que la Vertu,- le Bien ou encore la Justice - est la
chose la plus difficile à savoir, à connaître sans faille.
Le Bien n'est-il pas chez Platon, l'Idée la plus haute, la plus
importante, et donc la plus difficile à comprendre, ou la plus
inaccessible à l'humain ?
« Nul n'est méchant
volontairement » revient donc à dire que celui qui sait
ce qu'il est bon de faire, règlera sa conduite selon cette connaissance.
La droite règle consiste non pas à supprimer le désir,
mais à représenter la prescription de la raison plus nettement
encore. Ainsi, l'akratès (l'intempérant) pour Socrate et
Platon, est l'individu qui voyant quel doit être le principe de sa
conduite, ne peut cependant s'empêcher d'agir à l'encontre de ce
principe, parce qu'il a été emporté par le
désir ; parce qu'il a été corrompu
c'est-à-dire vaincu par la passion ou le plaisir du moment.
Cela revient aussi à affirmer que les
désirs ne peuvent être à eux-seuls et pour eux-mêmes,
leur propre norme. Les désirs comme les passions d'ailleurs, sont des
forces aveugles, insatiables, et inextinguibles. Quand bien même ils
seraient conformes à l'ordre naturel, signe de la parfaite adaptation de
l'homme à la nature et condition de son bonheur, ils restent
indifférents aux valeurs et aux prescriptions rationnelles. C'est la
partie haute, ou noble de l'âme qui voit pour eux, en quoi ils sont ou
pas disposés à la vie bonne.
L'intellectualisme socratique, comme nous l'avons
montré, est la pierre angulaire de tout le système moral
platonicien - on attribue également à
« Socrate », le personnage des premiers dialogues de
Platon, une position qu'on qualifie d'intellectualiste. Deux
caractéristiques essentielles de sa position, nous intéressent au
premier plan, au plus haut point ici : d'une part la promotion de
paradoxes, dont Hippias mineur, Menon, Gorgias et
Protagoras, permettent de comprendre qu'ils forment un
système : nul n'agit volontairement ; la vertu est savoir, les
vertus se ramènent à une seule ; la vertu s'enseigne ;
d'autre part, la négation de la réalité et même de
la possibilité de l'acrasie. Ces deux arguments, on le sait, peuvent se
réduire à un seul, ou peuvent être rassemblés en une
seule et même question à savoir : « Peut-on
raisonnablement penser qu'un individu ne ferait jamais autre chose que ce qu'il
juge bon, et qu'il ne se laisserait jamais entraîner à agir contre
ce jugement ?46(*) »
Cette question trouve une
ébauche de réponse différente dans le Protagoras
et dans la République, à mesure que Platon
s'écarte de la doctrine du maître. Plus Platon semble
s'autonomiser de la doctrine intellectualiste de Socrate, plus il nous apparait
qu'il admet la possibilité de l'acrasie. Notons qu'on peut être
amené à penser qu'il y a comme une contradiction entre à
l'intérieure de la pensée platonicienne. C'est en s'appuyant sur
cette apparente contradiction, que certains philosophes ont soutenu qu'en
rédigeant Protagoras et La République,
Platon avait voulu infléchir, mieux réfuter et donc
séparer ou démarquer sa doctrine de celle de Socrate.
Le Platon des Lois et de La
République pense que la sagesse dispose encore d'une forme de
primauté47(*), et
la vertu s'enseigne sans doute, mais tous les êtres humains ne sont pas
en mesure de profiter d'un tel enseignement. La vertu se
démultiplie : le courage ou l'ardeur morale est plutôt la
vertu du coeur ou thumos, la sagesse celle du
logistikon ; sophrosunè ou tempérance est
envisagé désormais comme enkratéia, mais aussi
comme une harmonie, se définit comme la commune acception de
l'autorité de la raison. Sans doute, est-il possible de manifester une
excellence sans manifester toutes les autres. Pour le Platon des Lois
donc, la sagesse a en tout cas cessé de constituer la condition
suffisante de la vertu. L'assertion selon laquelle « nul n'agit mal
volontairement ou de plein gré » ne pourrait faire plus sens,
dès lors, de la même manière ou de la même
façon, car l'unité de l'individu jusque là désireux
et calculateur, est devenue problématique et avec elle toute
définition immédiatement unitaire de la notion de
« volonté ». Désormais, il n'est plus
possible d'affirmer absolument que l'humain veut nécessairement
bien faire, et agit mal exclusivement par erreur, c'est-à-dire sans
vraiment le vouloir. L'acrasie devient théoriquement possible
admissible à la lecture de du Protagoras, de La
République et des Lois, alors que le Gorgias,
entre autres, ne l'admettait qu'à demi mot.
Epicure, « le philosophe du
Jardin », est en accord avec Socrate et Platon. Il défend, lui
aussi, l'idée d'un intellectualisme moral imperméable à
l'acrasie. Pour Epicure, le « nul n'est méchant
volontairement » socratique peut se traduire par le fait que
l'action mauvaise est en réalité guidée par la même
volonté de bien faire que l'action bonne, ou conforme à la Vertu.
Mais, à la différence de celle-ci, elle se trompera de cible. La
faute morale chez Epicure est donc assimilée à une erreur de
calcul, à une approximation dans la connaissance et non à une
imperfection de la volonté. Epicure écrit en ce
sens :« Quand donc nous disons que le plaisir est le but de
la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l'homme
déréglé. Personne ne choisit le mal
délibérément, mais étant séduit par lui
parce qu'il se présente sous forme du bien, et perdant de vue le mal
plus grand qui en sera la suite, on se laisse prendre au piège48(*) ».
L'opinion commune, Platon et Socrate compris,
veut que « les lumières de la conscience » ou plus
simplement la raison, soit le principe des actions humaines. Depuis Socrate et
Platon, on est arrivé à la conclusion selon laquelle, l'humain
est sa raison si bien qu'il suit dogmatiquement les prescriptions rationnelles.
A la suite de Platon, son disciple Aristote maintiendra vivante cette
conviction et affirmera dans l'Ethique à Nicomaque que,
l'intellect est au plus au degré, l'homme lui même. Pour qu'une
action soit déterminée par le sujet lui-même, il faut
qu'elle soit déterminée par la raison, plutôt que par la
passion. L'intellectualisme socratique est donc un rationalisme moral, qui
place la conduite humaine, sous la haute autorité, sous l'impulsion de
la raison souveraine. De sorte que l'individu rationnel est
raisonnable49(*).
Cette conception, dont la postérité
est immense dans l'histoire de l'occident, à contribué à
vider le mal de toute négativité réelle, au moins
jusqu'à Kant. Il faut attendre Sade, Nietzsche, Freud et Arendt, sur des
registres évidements différents, pour que soient reconnues la
réalité de la jouissance du bourreau et celle du désir de
meurtre50(*). Dans Le
monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer
affirmait contre l'intellectualiste socratique que« la
volonté étant ce qui existe en soi dans tout
phénomène, la souffrance, celle qu'on endure, la malice et le
mal, sont attachés à un seul et même être. Le
bourreau et le patient ne font qu'un. Celui-là se trompe en croyant
qu'il n'a pas sa part de la torture ; et celui-ci, en croyant qu'il n'a
pas sa part de cruauté51(*) ».
Qu'à cela ne tienne, il est aujourd'hui assez
difficile de comprendre la thèse de Socrate. Il suffit de connaitre la
justice pour ne jamais commettre l'injustice. Platon, comme Socrate avant lui,
est intimement convaincu qu'il suffit de connaitre le bien pour le pratiquer et
que le vice se ramène simplement à l'ignorance. Aussi n'a-t-il
pas idée qu'on puisse faire à cette doctrine intellectualiste,
l'objection topique qu'exprimera plus tard le poète latin
Ovide : « Video meliora proboque, deteriora
sequor ». Par ailleurs, identifiant la vertu à la
connaissance et assimilant le vice à une forme d'ignorance, elle conduit
à la position paradoxale selon laquelle celui qui agit de
façon immorale ne peut jamais le faire volontaire.
I.2.3. LES LIMITES DE L'INTELLETUALISME SOCRATIQUE
Peut-on vouloir le mal ? Cette
question philosophique essentielle nous permettra de jeter un éclairage
décisif sur « le paradoxe socratique de la faute
volontaire ». La première question qui nous vient à
l'esprit est la suivante : de quel mal s'agit-il ? Il y a, en effet,
plusieurs sortes de mal.
Il y a d'abord le mal métaphysique qui concerne
la constitution du monde, l'ordre ou l'arrangement des choses et des
événements. Ensuite, nous avons le mal moral qui qualifie les
actes des hommes, plus singulièrement les actes acratiques, ceux qui ne
sont pas conformes à la loi morale. Enfin, il y a le mal physique qui
qualifie les sentiments des hommes, face à la fois, au mal moral, et au
mal métaphysique (souffrance, angoisse, misère, tristesse...etc).
Il s'agit bien entendu dans la question
socratique, du mal en son sens moral, puisqu'il s'agit de l'action de l'homme.
Le mal est ici, ce qui s'oppose au bien, à l'exigence de la loi morale.
Quant au terme vouloir, il renvoie à la volonté, au principe de
l'action, et/ ou au choix de ces principes. Elle suppose la conscience de la
liberté. En effet, si je veux quelque chose, c'est que j'en
décide librement ; rien (ni les passions, ni l'ignorance, ni les
désirs ne peut en être l'origine), ni personne, ne m'y a
poussé.
La question de savoir si on peut vouloir le
mal signifie donc : peut-on faire le mal en toute connaissance de
cause ? Ou bien au contraire, ne fait t-on le mal qu'involontairement, que
par aveuglement, sous l'effet des passions ou des appétits, en n'ayant
pas vraiment conscience de faire le mal ?
Cette dernière question sous-entend
qu'il paraît impossible de vouloir faire le mal, c'est-à-dire de
faire le mal volontairement, de faire le mal en sachant que c'est le mal, de
faire le mal pour le mal. Et évidemment, cette question
présuppose que la thèse selon laquelle un agent moral pourrait
vouloir le mal, est à la fois incompréhensible et absurde.
L'enjeu est de taille, car selon la
réponse à la question, nous serons amené à admettre
qu'il y a des hommes inhumains, ou bien que l'être humain n'est pas ce
que l'on croyait. Fait-on le mal, parce qu'on est essentiellement un
méchant, un monstre, un vicieux ou un pervers ? Y a t-il une
volonté immorale ou une direction immorale de la
volonté ?
La réponse classique qu'on
hérite de Socrate et Platon est la suivante : on ne peut faire le
mal que si on est ignorant (du bien). Nous avons montré que la
façon dont est posée la question, sous-entend que l'on ne peut
vouloir le mal, que l'on ne peut vouloir faire le mal pour le mal. Afin de voir
quelles raisons on peut apporter avec Socrate, Platon et Kant, nous allons
étudier les arguments intellectualistes les plus classiques en
faveur de cette thèse « non
volontariste ».
La thèse socratico-platonicienne
affirme que celui qui fait le mal ne sait pas ce qu'il fait, et se
trompe ; il veut faire le bien, mais il prend le mal pour le bien. Cette
thèse apparaît très nettement dans quatre textes de
Platon : Hippias mineur, Gorgias, Charmide et
Menon. Pour Platon, celui qui connaît le bien, le fera
nécessairement et évitera précautionneusement le mal. On
ne fait donc jamais le mal volontairement. La volonté est la
faculté de se projeter consciemment et librement vers des fins. Elle
fait échapper l'humain au déterminisme qui régit les
phénomènes naturels. Et dans la mesure où elle met en jeu
la conscience ou la raison, elle implique le libre arbitre et donc la
distinction entre le bien et le mal. Envisager que l'on puisse vouloir le mal,
ou être volontairement méchant, revient donc à
prétendre que l'on puisse consciemment et librement choisir le mal. Or,
cela ne va pas de soi pour Socrate, Platon, Epicure et Kant. Au contraire,
l'existence d'une telle volonté paraît inintelligible, sinon
absurde. L'idée qu'un homme doué de raison puisse être
méchant volontairement, que son inhumanité peut procéder
d'un choix libre, leur semble contradictoire. Une telle possibilité est
d'ailleurs si ténébreuse pour la conscience humaine, qu'on a
toujours imputé la méchanceté, non à la
volonté perverse mais à l'action sur la volonté de
réalités qui la dépossèdent de son pouvoir propre,
en l'affaiblissant ou en la contraignant.
La thèse de Platon renvoie à
l'enseignement socratique que l'on qualifie d'intellectualisme moral.
L'intellectualisme moral est la thèse ou la doctrine selon laquelle on
ne peut vouloir le bien et ne pas le faire. L'intellectualisme moral
défend aussi l'idée selon laquelle, il existe une
supériorité ontologique du bien sur le mal et donc une
hiérarchie des êtres. Bergson écrivait à ce sujet
que Socrate et Platon sont « des philosophes qui expliquent
l'obligation morale par la force du Bien ». Pour eux, le Bien
« a une force d'impulsion et d'attraction52(*) » plus
importante que le que le mal. H. Bergson va longuement fustiger cet argument
qu'il juge obsolète et ambigu. Pour H. Bergson, « si on
veut que l'Idée du Bien soit la source de toute obligation et de toute
aspiration, et qu'elle serve aussi à qualifier les actions humaines, il
faudra qu'on nous définisse le Bien ; et nous ne voyons pas comment
on pourrait la définir, sans postuler une hiérarchie des
êtres ou tout au moins des actions ; une plus ou moins grande des
uns et des autres : mais si cette hiérarchie existe par
elle-même, il est inutile de faire appel à l'Idée de Bien
pour l'établir53(*) ».
Pour H. Bergson, la définition du Bien
et la hiérarchisation ontologique sont les points les plus
problématiques, de la thèse platonicienne. A y regarder de
près, Bergson va au coeur du problème en remettant en cause la
légitimité même de cette hiérarchisation
ontologique. « Nous ne voyons pas, continue t-il,
pourquoi cette hiérarchie devrait être conservée, pourquoi
nous serions tenus de la respecter ; on ne pourra invoquer en sa faveur
que des raisons esthétiques, alléguer qu'une conduite est plus
belle qu'une autre, qu'elle nous place plus ou moins en haut dans la
série des êtres54(*) ».
D'un autre côté, nous avons
à nous demander : que signifie involontairement, quand on
affirme que le sujet commet toujours le mal involontairement ? On
distinguera trois cas.
Premier cas : je mets de l'absinthe
dans la boisson de Socrate en croyant que c'est du sucre. Ici,
involontairement signifie non intentionnel, du fait d'une ignorance
(1).
Deuxième cas : On me bouscule
et je renverse la boisson de Socrate en tombant. Ici, involontairement signifie
non intentionnel, mais il n'y a pas d'ignorance. C'est le fait d'une
maladresse. Involontairement signifie par maladresse (2).
Troisième cas : Je mets de
l'absinthe dans la boisson de Socrate sous la menace d'une arme. Ici,
involontairement signifie sans ignorance, intentionnellement mais sous la
contrainte, et donc sans libre arbitre (3).
Ce que disent Platon et Socrate, c'est qu'on
peut faire le mal involontairement au sens de (1) et de (2). Dans le Menon
(78a), Platon écrivait :
« Veux-tu dire par là
[Ménon] qu'il y a des gens qui désirent les choses
mauvaises et d'autres les bonnes ? Ne crois-tu pas, excellent homme, que
tout le monde désire les bonnes. Alors certains hommes désirent
les mauvaises ? Crois-tu réellement, Ménon, que connaissant
les mauvaises choses pour ce qu'elles sont, on les désire quand
même. Il est donc évident que ceux-là ne désirent
pas les choses qu'ils croyaient bonnes et qui sont mauvaises ; de sorte
que ceux qui ignorent qu'une chose est mauvaise et qui la croient bonne,
désirent manifestement le bien, n'est-ce pas ? En clair, si
quelqu'un désire quelque chose, soit il sait que c'est bon ; s'il
croit que c'est quelque chose de mauvais, son désir est d'obtenir
quelque chose de mauvais. De plus des mauvaises choses font plus de tort
à ceux qui les obtiennent et les rendent misérables. Par
conséquent, Ménon, personne ne désire les choses
mauvaises, s'il ne veut pas être malheureux. Car être malheureux,
qu'est-ce autre chose que de souhaiter ou de vouloir le mal et de le
posséder55(*)» ?
Si quelqu'un pense qu'une chose est mauvaise,
il pense nécessairement que son obtention le rendra vicieux,
intempérant ou injuste. On le sait, l'humain est qualifié
moralement, en vertu des choses vers lesquels il tend, les objets qu'il
désire ou qui lui procure du plaisirs. Or, personne, selon Platon, ne
veut être misérable (tout le monde aspire au bonheur). Donc nul ne
désire ce qu'il pense être mauvais.
On retrouve cet argument sous une forme plus
développée dans le Protagoras. Platon part du principe
selon lequel le plaisir est un bien. En soi cette thèse n'est pas
platonicienne, puisqu'elle ne fait par intervenir « la théorie
des Idées ». Ce qui intéresse ici Platon au premier
chef, c'est de réfuter l'opinion. En effet, l'intellectualisme moral est
directement lié à une forme d'élitisme. Plus
fondamentalement, « quand les philosophes grecs attribuent une
dignité éminente à la pure Idée du Bien et plus
généralement à la vie contemplative, ils parlent pour une
élite qui se constituerait à l'intérieur de la
société. Le philosophe était censé avoir d'abord
accompli comme tout le monde, le devoir tel que le lui impose la cité.
Alors seulement, survenait une morale destinée à embellir sa vie,
en la traitant comme une oeuvre d'art 56(*)».
L'assimilation du bien à
l'agréable, du mal au désagréable, permet à Platon
de démontrer qu'il est absurde de dire qu'on fait le mal en recherchant
le bien, sauf si c'est involontairement. Plus fondamentalement, c'est
l'idée d'un calcul des plaisirs et des peines qui nous permet ici de
mettre en évidence la nécessité de considérer
l'agréable et le désagréable uniquement à un moment
donné, mais pas dans le temps, plus exactement dans la durée.
« Celui qui est vaincu par les plaisir du
moment », ne fait pas le mal en sachant qu'il le fait, mais il
est incapable de calculer le rapport entre le plaisir et la peine, et donc
entre le bien net le mal. L'intempérant est vaincu par l'illusion et
l'éphémère du plaisir.
Chez Platon, celui qui fait le mal ne le voulait
donc pas ; il est donc victime d'une illusion : voulant le bien, soit
entendu comme plaisir, soit entendu comme bonheur, il fait le mal, le prenant
pour le bien. Cette explication du mal moral, revient à dire que son
origine se trouve dans les pulsions, dans les passions ou dans le
tempérament ; et pas dans la raison ou dans la partie
réflexive de l'âme (logistikon). C'est un désir,
une passion incontrôlée qui va pousser le criminel à agir,
l'empêcher de réfléchir au caractère bon ou mauvais
de son acte. Cette pulsion l'emporte sur son intellect et c'est donc par une
inclination qu'il passe à l'acte.
On peut objecter à Platon et Socrate,
que rien ne prouve absolument que l'homme fait essentiellement le bien, et ne
peut faire que le bien ; que la volonté humaine est bonne en soi
et donc que la nature humaine est bonne en elle-même comme l'affirmera
Rousseau. Trois arguments peuvent justifier cela.
D'abord, cela est improuvable. Ensuite,
cela suppose que l'homme est déterminé à faire le bien, et
s'oppose donc à l'idée de liberté. Enfin, dire que l'on ne
fait le mal qu'involontairement, n'est-ce pas, excuser par avance toute
mauvaise conduite, tout crime, et là-même déresponsabiliser
l'assassin ? Pourquoi l'homme ne serait-il pas libre de choisir, en toute
connaissance de cause, entre le bien et le mal ?
Il faut, dès lors, se poser deux
questions. Peut-il avoir, inhérente à l'humain, une
volonté de faire le mal pour le mal ? Peut-on faire le mal en toute
connaissance de cause ? Cette direction immorale de la volonté
signifie t-elle que l'homme est par nature inhumain ?
Pour répondre à cette question
et récuser la thèse intellectualiste socratico-platonicienne,
nous allons faire intervenir, Epictète, P. Bayle, G.W.F. Hegel, J.-M.
Guyau, F. C. Brentano et H. Arendt.
Epictète va contredire
l'intellectualisme socratique. Il pense contrairement à Socrate, Platon
et Epicure, que « notre bien et notre mal ne sont que dans notre
volonté57(*)».
Epictète est convaincu que nous commettons la plupart de nos
fautes en connaissance de cause. Par conséquent, nous devons être
attentif ou soucieux de l'état de notre âme afin d'éviter
de commettre des actes non conformes à l'ordre du monde, et donc non
conformes à l'ordre intérieur. Nous ne devons pas nous consoler
du bon témoignage de notre conscience. Plus fondamentalement, parce que
nous remettons à demain l'examen de nos actes à venir, parce que
nous en différons la censure, la condamnation, la correction, la
régulation, voire la sanction, nous agissons mal. Or, le mal
étant du domaine de la volonté, nous nous octroyons le droit
d'agir mal ; cela est dans la nature de la volonté. Epictète
conclut : « Il est impossible que je ne commette pas de
fautes, mais il est très possible que j'aie une attention continuelle
pour m'empêcher d'en commettre. Et c'est toujours beaucoup que cette
attention ininterrompue en diminue le nombre, et nous en épargne
quelques-unes. Quand tu dis que tu te corrigeras demain, sache bien que c'est
dire qu'aujourd'hui tu veux être imprudent, débauché,
lâche, envieux, injuste, intéressé, emporté,
perfide. Vois combien de maux tu te permets58(*) ».
P. Bayle est l'un de ceux qui ont porté
de violentes critiques à l'intellectualisme socratique. Dans l'une de
ses oeuvres majeures, Pensées diverses sur la comète, il
y défend la thèse antisocratique selon laquelle, l'homme n'agit
jamais selon ses croyances ou selon ses principes. Il constate qu'il y a la
plupart du temps, une inadéquation entre les conduites humaines et les
principes rationnelles ou moraux auxquelles les humains prétendent se
référer. « Quand on compare les moeurs d'un homme
avec l'idée générale que l'on se forme des moeurs de cet
homme, on est tout surpris de ne trouver aucune conformité entre les
deux choses. L'idée générale veut qu'un homme fasse tout
ce qu'il connait être agréable et ne fasse rien de ce qu'il
connait être désagréable. Mais la vie de cette homme montre
qu'il fait tout le contraire59(*) ». Agissant contre ses principes,
qu'est-ce qui détermine alors l'individu ?
La réponse de P. Bayle est celle-ci :
l'humain agit le plus souvent, selon le tempérament, l'habitude, la
passion ou le jugement particulier. Comment expliquer avec P. Bayle,
l'influence de ses facteurs ?
Le tempérament, pense t-il, c'est la
complexion, c'est le mélange des quatre humeurs dans le corps humain. En
ce sens, le tempérament dénote une certaine irrationalité,
en se situant du côté de l'émotion qui induit le plus
souvent l'humain en erreur. C'est le tempérament, entre autres, qui rend
l'individu impertinent, c'est-à-dire qui le détermine à
parler et à agir contre la raison ou à l'encontre des
règles de bienséance. « De quelque
côté que l'on se tourne, explique P. Bayle, l'on ne
saurait nier que les hommes agissent contre leurs principes. Le
véritable mobile des actions est fort différent de [la
morale]. Il s'accommode presque toujours à la passion dominante du
coeur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes
contractées et au goût de la sensibilité que l'on a pour
certains objets. Ce qui n'empêche qu'on puisse dire que [la
morale] se mêle souvent dans ce ressort et qu'elle lui donne de
grande force d'agir pour les choses où le tempérament nous
incline60(*) ». On est en mesure d'affirmer que le
tempérament est selon P. Bayle, le méta-principe ou
l'anti-principe qui nous pousse à agir contre la raison.
« Le véritable principe des actions de l'homme,
conclut-il,[et] j'excepte ceux en qui la Grâce du Saint-Esprit
se déploie avec toute son efficace, n'est rien d'autre que le
tempérament, l'inclination naturelle pour le plaisir, le goût que
l'on contracte pour certains objets, le désir de plaire à
quelqu'un, une habitude gagnée dans le commerce de ses amis, ou quelque
autre disposition qui résulte du fond de notre nature, en quelque pays
que l'on naisse et de quelque connaissance que remplisse l'esprit61(*) ». Nous sommes
loin de l'intellectualisme socratique qui veut que la motivation morale soit
essentiellement rationnelle.
La condamnation des passions est unanime chez la
majorité des moralistes antiques et modernes. Elle est, bien entendu,
d'inspiration socratique au sens où les passions sont
considérées comme se qui rend l'individu tyrannique,
méchant ou vicieux. C'est la raison pour laquelle P. Bayle rappelle
à juste titre « qu'on a tenu de tout temps en bride les
passions62(*) ». Si les passions sont
considérées comme mauvaises depuis Socrate, c'est parce qu'elles
détournent l'humain de l'appel de la conscience et des prescriptions de
la morale. « Or, s'il ignore qu'il y a une [morale], il
regardera ses désirs comme sa dernière fin et comme la
règle de toute sa conduite ; il se moquera de ce que ce que les
autres appellent vertu et honnêteté, et il ne suivra que les
mouvements de sa convoitise ; il se défera, s'il peut, de tout ce
qui lui déplairont ; il fera des faux serments pour la moindre
chose ; et s'il se trouve dans un poste qui le mette au-dessus des lois
humaines aussi bien qu'il s'est déjà mis au-dessus du remord de
la conscience, il n'y a point de crime qu'on ne doivent point attendre de lui.
C'est un monstre infiniment plus dangereux que des bêtes féroces,
ces lions et ses taureaux enragés dont Hercule délivra la
Grèce63(*) ».
P. Bayle en arrive au problème
central : celui de savoir s'il y a en l'humain « une
inclination à mal faire ». Pour lui, l'inclination à
mal faire est, d'une part, le fait de la passion. Il n'y a selon P. Bayle rien
de plus commun à l'humanité, que la passion. Autrement dit, les
humains sont divers, mais leurs passions sont les mêmes.
« D'où vient, s'interroge t-il, qu'il y ait parmi
les hommes une prodigieuse diversité d'opinions touchant la
manière de vivre selon les lois de la bienséance ? On voit
pourtant certaines passions régner constamment dans tous les pays et
dans tous les siècles. D'où vient que l'ambition, l'avarice,
l'envie, le désir de se venger, l'impudicité, et tous les crimes
qui peuvent satisfaire les passions se voient partout ? D'où vient
que le juif, et le mahométans, le chrétien et l'infidèle,
le noble et le roturier, toutes ses sortes de gens qui dans le reste ne
conviennent, pour ainsi dire, que dans la notion générale
d'homme, sont si semblables à l'égard des passions que l'on
dirait qu'il se copient les uns les autres64(*) » ?
Si toutes les passions nous conduisent à
agir à l'encontre de la morale commune, le philosophe français
accorde une importance accrue aux passions du coeur, et plus
particulièrement à l'orgueil. « Plus on
connaît l'homme, explique t-il, plus on connait que l'orgueil
est sa passion dominante. Chétive et caduque créature qu'il est,
il a pu se persuader qu'il ne saurait mourir sans troubler toute la nature.
Sotte et ridicule vanité. Dans ce monde, on ne se conduit pas selon les
lumières de la conscience. Quand le coeur est une fois
possédé d'un amour illégitime ; quand on voit qu'en
satisfaisant cet amour on goûtera à un plaisir et qu'en ne le
satisfaisant pas on se plongera dans des chagrins et des inquiétudes
insupportables, il n'y a lumière de conscience qui tienne, on ne
consulte plus que la passion et l'on juge qu'il faut agir hic et nunc contre
l'idée générale que l'on a du devoir65(*) ». Si la
passion humaine dominante est la vanité qui consiste à «
vivre selon les désirs de son coeur », il n'en demeure
pas moins que les passions qui corrompent la volonté, sont contingentes.
C'est par une volonté corrompue par les passions contingentes, que
l'humain est poussé à faire délibérément du
tort à son semblable. Et P. Bayle de conclure que « les
maux que l'homme fait à l'homme », moins terribles que la
famine ou que la peste, sont tous fait libres et intentionnels.
« Les désordres de la guerre dépendent de la
volonté de l'homme sujette à des passions qui changent du soir au
matin ; ce qui fait qu'il n'y a aucun état ni aucun effet des
causes nécessaires qui puissant avoir un concert réglé
avec ce qui dépend de la volonté humaine. Les guerres entre les
princes naissent de plusieurs raisons d'Etat ou de certaines passions qui
changent pour la moindre chose66(*) ». En apparence, on serait tenter de
dire que le libre arbitre est chez Bayle une illusion, puisque les humains
« veulent accorder leur conscience avec leur passion
favorite : ce qui montre toujours que la corruption de leur
volonté est la principale raison qui les détermine67(*) ». Mais, ce
serait un grave contre-sens. Pourquoi ? Parce que c'est en homme libre
que l'agent choisit, la plupart du temps, d'ignorer la morale. Alors que
Socrate et Platon pensait qu'on ne pouvait faire le mal de son plein, de sa
propre initiative, c'est selon P. Bayle, en toute liberté que l'humain
choisit de vivre et d'agir contre ses principes. Si la liberté est le
« jouet » des passions, elle échappe par nature au
déterminisme astrologique ou cosmique. « Il est de foi,
développe P. Bayle, que la liberté de l'homme est
au-dessus des influences des astres, et qu'aucune qualité physique ne la
porte nécessairement au mal. Je conclus de là que les
comètes ne sont point les causes des guerres qui s'allument dans le
monde, puisque le dessein de faire la guerre, aussi bien que les actes
d'hostilité qui se commettent en conséquence, sont tous des
effets du libre arbitre de l'homme. Il est de foi que les actes libres de
l'homme tels que sont les guerres, n'ont point de liaison nécessaire
avec les qualités d'un corps, et que la raison ne nous apercevoir dans
la peste, ni dans la famine, aucune dépendance nécessaire des
comètes. Rien n'a pu empêché le mauvais usage de la raison
du libre arbitre68(*) ». Voilà donc le fin mot de
l'histoire : l'inclination à mal faire est le fait d'un emploi
inapproprié de la liberté humaine esclave des passions. Or, ni
les comètes, ni les astres, ni les démons, « ne
sont nullement les causes de nos passions. Ce sont les fantômes sur
lesquels les hommes tachent de décharger leur faute69(*) ».
D'autre part, si la thèse socratique
selon laquelle « nul n'est méchant de son plein
gré » est jugée ici nulle et non à venu, c'est
parce que P. Bayle entend démontrer que « l'inclination
vicieuse » ou « l'inclination humaine à mal
faire » , est comme inscrite dans la nature humaine. Elle vient du
tréfonds de la nature humaine, se consolide, se raffermit sous l'effet
de la passion, qui sortant du tempérament comme de leur source, se
modifie ensuite de plusieurs manières selon plusieurs accidents de la
vie. En l'humain réside une malveillance du coeur, une malice
intérieure qui le conduit à faire
délibérément du tort à ses semblables. Ce que P.
Bayle veut mettre en exergue c'est qu'il y a comme
« un germe de corruption dans l'âme humaine qui peut
être comparé à un feu attaché à une
matière combustible. Ce feu poussé par un vent impétueux
fait des ravages épouvantables ; mais il n'en laisserait pas d'en
faire beaucoup quand même s'il ne serait aidé d'aucun vent. Toute
la différence consiste en ce que son action se répand plus loin
et plus subitement lorsque le vent le pousse, que quand il ne le pousse pas. Le
démon est comme un vent qui souffle sur le feu de notre concupiscence et
qui est cause, à la vérité, qu'elle produit et plus
tôt et en plus grand nombre ses mauvais fruits ; mais elle ne
laisserait pas d'être féconde par ses seules forces. D'où
paraît, l'erreur de ceux qui s'imaginent qui ne leur vient jamais de
méchantes pensées qui ne leur soit inspirées par le
démon, ne considérant qu'ils ont au-dedans d'eux-mêmes le
principe de leur malice70(*) ».
Dans Les Principes de la philosophie du
droit, G.W.F. Hegel affirme contre la tradition intellectualiste que
« c'est tout le domaine du moral aussi bien que de l'immoral qui
repose sur la subjectivité de la volonté71(*) ». Guyau
souscrivait aussi à cette idée quand il écrivait que
« le vice et la vertu ne sont que des formes que se donne la
volonté, et par ces deux formes subsiste toujours la volonté,
dont la nature semble être d'aspirer au bonheur72(*) ». Le
psychologue et philosophe autrichien Franz Brentano n'affirme pas autre chose
quand il écrivait en 1889 dans L'Origine de la connaissance
morale73(*)
que « le sujet de ce qui est moral et immoral est
défini comme étant la volonté ».
Pour G.W.F. Hegel, la volonté
subjective se définit comme la volonté d'un individu qui est pour
soi. La volonté subjective est donc la volonté libre pour soi.
Hegel pense que c'est seulement le côté de l'existence où
l'élément réel s'ajoute à l'idée :
c'est cela la subjectivité de la volonté. C'est seulement dans la
volonté subjective que la liberté ou volonté en soi, peut
être réelle en acte. Or, « l'origine du mal se
trouve dans le mystère, c'est-à-dire dans le caractère
spéculatif de la liberté qui lui impose nécessairement de
sortir de la volonté naturelle et de s'opposer à elle comme
intérieure. C'est cette volonté naturelle qui vient à
l'existence comme contradiction à soi-même, irréconciliable
dans cette opposition et c'est ainsi cette particularité de la
volonté générale même qui se détermine comme
le mal 74(*)».
L'intellectualisme socratique est
incompatible avec idéalisme spéculatif ou absolu.
L'idéalisme, de manière générale, restaure le sujet
dans ses droits. C'est selon Socrate et Platon, la même intention qui
habite le méchant et le vertueux. L'action injuste ou
intempérante, ne saurait être de l'initiative propre du sujet.
G.W.F. Hegel accuse donc l'intellectualisme moral ou socratique de dissimuler
un nihilisme : en effet, il déresponsabilise le sujet, et fait
disparaître en fin de compte, toute différence entre le bien et le
mal. « On a dit qu'il n'y avait pas à proprement parler
pas de méchant, écrivait Hegel, car il ne veut pas le
mal pour le mal, c'est-à-dire la pure négativité en tant
que telle, mais il veut quelque chose de positif, c'est-à-dire selon
son point de vue, quelque chose de bien. Dans ce bien abstrait, la
différence de bon et méchant et tout devoir
disparaissent75(*) ». En dernière analyse, on
voit avec Hegel que le mal est consubstantiel sinon intérieur à
la volonté subjective de telle sorte que l'agent doit «juger
déraisonnable de vouloir [le] mal pour cela que
[le] mal existe déjà. Le sujet individuel comme tel
mérite donc qu'on lui impute son mal. [Reste] valable
l'exigence absolue que l'homme ne commette pas d'action vicieuses ou
criminelles et qu'elles doivent lui être imputées du moment qu'il
est un homme et non un bétail76(*) ».
Mieux, G.W.F. Hegel va jusqu'à
penser que « le mal est la chose sans contenu qui reçoit
sa détermination de ma subjectivité77(*) ».
E. Kant, dans La Religion dans les
limites de la simple raison78(*), nous expose son intellectualisme moral. Il
tente lui aussi de répondre à la question socratique et prend en
compte les problèmes posés par la solution classique. Comment
rendre compte du mal intentionnel ? En plaçant son origine
dans les inclinations sensibles ou dans la liberté ? Il s'agit, en
clair, de savoir comment il est possible qu'un homme puisse librement vouloir
le mal.
Si je tue quelqu'un accidentellement,
c'est-à-dire involontairement sans avoir l'intention de le tuer, et
à cause de circonstances extérieures, ou sous l'emprise de
d'alcool ou de drogue, on ne saurait parler avec E. Kant, d'acte moral, ni
conséquemment de mal volontaire. Ce mal ne dépend pas de moi, il
n'est donc pas moral ; on peut parler de mal métaphysique pour
reprendre l'expression leibnizienne.
Ainsi chez Kant, le mal sert donc à
qualifier un acte, qui non seulement est contraire à la loi morale, et
surtout qui ne repose pas sur un principe anti-moral, comme
l'écrira Schopenhauer (décision d'agir contrairement à la
loi morale, la perversion de la loi morale). La proposition
« l'homme est mauvais », ne peut vouloir dire
autre chose d'après ce qui précède que l'agent
« a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa
maxime de s'en écarter (à l'occasion)79(*) ». C'est dire
que celui qui fait le mal sans le savoir, ou sans le vouloir vraiment, le
méchant platonicien n'est pas véritablement mauvais, car le
principe de ses actions n'est pas perverti. Il est juste vaincu par la passion,
l'appétit ou le désir.
D'un autre côté, si le mal ne
suppose a priori la liberté chez E. Kant car il n'y a d'acte
libre ou autonome qu'en vertu de l'impératif catégorique, y a
t-il pour de la même manière l'impossibilité de fonder en
raison une direction immorale de la volonté ? Si Kant nous aide
à penser le problème du mal intentionnel, nous démontre
que nous n'avons pas le droit de dire que celui qui fait le mal a une
volonté absolument mauvaise. Une morale absolument mauvaise, ignorerait
toute loi morale. Or, on ne peut supposer, selon Kant, son absence en aucun
homme. Une volonté absolument mauvaise serait le fait d'un
démon, pas d'un homme doué de raison. En d'autres
termes, chez Kant, « nous avons à fonder la morale sur le
respect de la logique [car] la logique s'impose avec une
autorité souveraine80(*) ». Dès lors, cette formule
s'impose d'elle-même : « la vie morale est une vie
rationnelle81(*) ».
De là découle l'idée
selon laquelle on est immoral quand on sort des cadres généraux
de la logique, c'est-à-dire quand le sujet est en contradiction avec les
principes logiques qui fondent la morale. Aussi, comment est-il possible de se
soustraire à la toute puissance de la raison pure pratique ou
comment justifier l'immoralité comme « écart
rationnel » ? Chez « le philosophe Kant pourrait
dire que l'immoral est ici l'irrationnel [car ] c'est dans la
nécessité vide de ne pas se contredire que se ramènera
l'obligation morale, puisque la contradiction consisterait simplement à
rejeter, après l'avoir acceptée, une obligation morale qui se
trouverait être, par là même, préexistante 82(*)».
La critique bergsonienne de l'intellectualisme
kantien vise une double contradiction relevé dans les travaux du
philosophe de Königsberg : comment, en morale, alors que nous devons
suivre allègrement la raison, nous nous entons pourtant comme contraint
ou obligé ? Bergson posait le problème en ces
termes : « De ce qu'on aura constaté le
caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la
morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison. La
grosse question est de savoir pourquoi nous sommes obligés, dans des cas
où il ne suffit nullement de se laisser aller pour faire son
devoir 83(*)».
La morale qui se réclame de la raison
pratique envisagée comme pure forme, sans matière, se voit
reléguée au rang ou au statut d'illusion, de chimère. La
raison, cela est clair pour Bergson, ne peut gouverner seule. D'autres forces
sont présentes à son insu, car il y a bel et bien, contrairement
à ce que pensait Kant, une complexité de la vie morale, ou plus
simplement de la vie humaine qui échappe à la pure
rationalité. « Que ce soit la raison qui parle, je le veux
bien, affirmait Bergson ; mais si elle s'exprimait en son nom,
si elle faisait autre chose que formuler rationnellement l'action de certaines
forces qui se tiennent derrière elle, comment lutterait-elle contre la
passion et l'intérêt ? Le philosophe qui pense qu'elle se
suffit à elle même et qui prétend démontrer, ne
réussit dans sa démonstration, que s'il réintroduit ces
forces sans le dire : elles sont d'ailleurs rentrées à son
insu, subrepticement. Notre admiration pour la fonction spéculative de
l'esprit peut être grande ; mais quand des philosophes avancent
qu'elle suffirait à taire l'égoïsme et la passion, ils nous
montrent, et nous devons les en féliciter, qu'ils n'ont jamais entendu
résonner bien fort chez eux la voix ni de l'un, ni de l'autre. A vrai
dire, une morale qui croit fonder l'obligation sur les considérations
purement rationnelles réintroduit toujours à son insu, des forces
d'un ordre différent. Bref, et pour tout résumer, il ne peut
être question de fonder la morale sur le culte de la raison84(*) ».
A la suite de ce détour critique, on peut
être amené à penser que si la première
hypothèse, celle de Socrate et Platon, revient à
déresponsabiliser le sujet, la seconde, celle défendue par Kant,
tombe dans la même erreur ; car l'humain ne serait pas libre de
faire le mal. Il serait soit irrationnel, soit simplement ignorant. Le mal et
la liberté sont exclusifs chez Kant. Il nous permet ainsi une fois de
plus, de nous décharger de notre liberté et de notre
responsabilité ; car celui qui commet le mal volontairement n'est
pas un homme, mais soit un démon soit un individu irrationnel.
Hannah Arendt a aussi investi
l'épineux problème du mal volontaire, très
précisément dans la figure d'Adolphe Eichmann, une officier SS
Nazi initiateur de la solution finale, responsable de l'internement et de la
déportation des Juifs d'Europe entre 1938 et 194585(*). En quoi nous interroge
t-il ?
Il s'agit de savoir si A. Eichmann, pris comme
un échantillon d'homme commettant le mal suprême, était
conscient de faire le mal. Et surtout, il s'agissait de
répondre suivante : A. Eichmann est-il un monstre ou homme
ordinaire, sinon banal ? Par là, Arendt reprend les interrogations
classiques ; ce qui nous permettra sans doute de mieux répondre la
réponse socratique. Par rapport à la question socratique, celle
de savoir si on peut vouloir le mal, on voit avec Eichmann, que cela est
possible et que cela n'est pas le fait d'un monstre ou d'une brute
épaisse. Celui qui veut le mal pour le mal, sans le moindre remord de la
conscience, et qui est même capable d'en jouir, est un être
inhumain, sans plus. H. Arendt affirme, contre Socrate et Platon, qu'Eichmann
n'a pas été victime de mauvaises passions et qu'il n'était
pas un monstre ou un être inhumain, mais un homme tout à fait
ordinaire, normal, banal comme vous et moi. La thèse essentielle
d'Arendt est que, dans les mêmes conditions, nous aurions tous succomber
à la tentation de faire le mal suprême.
I.2.4. L'ACRASIE OU LA VICTOIRE DU
PLAISIR
Revenons à Platon. Platon est
obligé d'accepter dans Protagoras, La
République et Les Lois, que même l'âme la plus
savante et la plus forte, est capable de commettre l'injustice en toute
connaissance de cause : l'acrasie consiste donc pour l'âme à
être vaincu par le plaisir. Qu'est-ce qu'être vaincu par
le plaisir86(*) ?Qu'est-ce que « la
sujétion à l'égard du plaisir » ?
Platon va nous inviter à
réfléchir avec lui sur le phénomène qui consiste
à ne pas faire, pour un sujet, ce qu'il connaît être le Bien
ou le Meilleur. Le préalable pour comprendre une telle affirmation, est
de s'apercevoir de l'identité du Bien, du Bon et de l'Agréable.
Les occupations honteuses, par exemple, conduisent inéluctablement au
vice. Dans le Protagoras, « Socrate » nie au
début du dialogue, non seulement que la science puisse être
vaincue par le plaisir, mais même qu'il puisse y avoir une lutte ou un
conflit entre les deux. Alors que l'expression courante « se laisser
vaincre par les plaisirs » évoque la victoire du plaisir et le
contexte d'une lutte ou d'un conflit, l'interprétation que Socrate donne
de cette expression laisse clairement entendre qu'il exclut à la fois
l'hypothèse d'une lute entre la connaissance et le désir, et
l'éventualité d'une défaite de la connaissance. Pour le
« Socrate » de Platon, l'acrasie est impossible car le
plaisir ne triomphe pas de l'opinion vraie à l'occasion d'un conflit
dont il serait victorieux, mais par sa présence seule, il peut provoquer
« l'oubli » de l'opinion vraie, comme si le sujet
exposé au plaisir perdait, purement et simplement, l'état
cognitif que procure une opinion vraie. Cette absence de conflit est
déterminante car pour la question de l'akrasia, puisqu'elle en
exclut d'emblée la possibilité ; en effet, il ne peut y
avoir d'akrasia que si l'on croit qu'il y a une autre option,
meilleure, qui est en notre portée. Or, être vaincu par le plaisir
c'est en fait, céder à quelque chose d'agréable dans
l'immédiat, spontanément, ponctuellement alors que cette chose
sera source de désagrément par la suite. L'individu acratique,
intempérant ou injuste, est dans l'incapacité d'anticiper, de
prévoir ou de prévenir le préjudice que lui procure un
plaisir ponctuel et donc éphémère. Platon finit alors par
conclure que lorsque l'individu est en situation d'acrasie, il n'y a ni
présence d'opinion vraie, ni présence de la science,
« car l'action mauvaise n'est rien d'autre que la privation de la
science87(*) ».
Dans Protagoras,
« Socrate » affirme que c'est par ignorance qu'on se laisse
« vaincre » par des facteurs tels que le plaisir et la
crainte. De la même manière, vaincu par l'amour, la colère,
l'appétit sexuel, ou la douleur, l'individu intempérant peut agir
contre son meilleur jugement. La notion d'akrasia renvoie chez Platon
à une illusion de plaisir. Socrate en fait l'aveu à
Protagoras : « Souvent la science a beau se trouver
dans l'homme, ce n'est point elle qui le gouverne, mais quelque chose d'autre,
tantôt la colère, tantôt le plaisir, tantôt le
plaisir, quelquefois l'amour, souvent la crainte. Il regarde tout bonnement la
science comme une esclave que toutes les autres trainent à leur suite.
On a beau souvent connaître ce qui est le meilleur, on ne veut pas le
faire, bien qu'on le puisse, et on fait tout autre chose. Tout ce à qui
j'ai demandé la cause d'une telle conduite, répondent que ce qui
fait qu'on agit de la sorte, c'est qu'on cède au plaisir ou à la
douleur ou à quelques unes des passions dont je parlais tout à
l'heure, et qu'on se laisse vaincre par elle. Qu'entendais-je par ce que nous
avons appelé jusqu'ici, être vaincu par le plaisir ?N'est-il
pas vrai, que cela nous arrive dans les cas suivants : par exemple dans le
cas fréquent ou vous vous laissez vaincre par le manger, par le boire,
par l'amour, qui sont agréables ? Vous avez beau connaître
que ces choses sont mauvaises mais vous les faites quand même88(*) ».
Autrement dit, la victoire du plaisir et de la
crainte, est imputable non pas à leur force irrésistible, ni
à leur pouvoir d'ensorcellement, mais plutôt à la faiblesse
de celui dans l'état d'ignorance89(*). C'est cet état de faiblesse qui conduit
l'agent à agir contre son intention. « Pour ma part,
écrivait Platon, je ne suis pas loin de croire qu'aucun de nos
savants ne pense qu'un homme puisse se tromper de son plein gré ou
commettre de son plein gré des actions laides et mauvaises, mais ils
savent parfaitement que tous ceux qui commettent des actions laides et
mauvaises les commettent contre leur gré90(*) ».
Platon n'admet pas qu'on fasse le mal
volontairement car c'est contraire à sa conception selon laquelle la
vertu est la connaissance ou la science, et le vice est l'ignorance du bien. La
science est toute puissante sur l'homme qui la possède. Puis, partant de
ce principe que l'agréable et bon, désagréable et mauvais
sont identiques ou ne font qu'un dans leur essence et que personne ne fait
sciemment ce qui est désagréable, ou évite sciemment ce
qu'il sait concourir à sa souffrance, à sa peine, Platon
démontre que quand un agent fait le mal c'est parce qu'il est comme
« vaincu par le plaisir ». L'intempérant qui est
vaincu par la passion s'est trompé dans ses mesures des choses
agréables et des choses désagréables ;
l'intempérant s'est trompé dans les mesures faute de science.
La méthode en éthique, selon Socrate et Platon, consiste
donc à exercer une metrètikè technè
(« technique ou art de la juste mesure » ou selon le mot
antique « du juste milieu ») de nature à
réduire au minimum au risque d'effectuer de mauvais choix, notamment
compte tenu des pièges tendus par la perspective et les par les mirages
du temps, qui poussent à surestimer un plaisir plus proche et à
sous-estimer un plaisir plus lointain91(*). « Or, une action fautive,
dépourvue de science, vous savez vous-même que c'est une action
due à l'ignorance. De sorte que voilà ce que c'est se laisser
vaincre par le plaisir : c'est l'ignorance maximale92(*) ».
Platon nous a appris que la méthode en
éthique ne saurait être comprise qu'à travers son rapport
à l'agent. L'intempérant est celui qui n'a pas appliquer cette
« technique du choix proportionnel. La République
pousse encore plus loin le rapport entre l'intempérance et la technique
du choix proportionnel. La tripartition de l'âme lui permet de
théoriser une dialectisation de la raison, du coeur et du désir.
La méthode éthique consiste dès lors, afin d'éviter
l'intempérance, à faire converger les différentes
composantes de l'âme - dans le sens prescrit par la partie la plus haute,
la plus noble - ; Platon a le mérite de proposer une méthode
éthique qui met en avant l'harmonie de l'être. Il emploie aussi
les termes d'«ordre » et « concert »
pour qualifier le résultat de l'âme unie en ses différentes
parties ; l'intempérance, on peut alors le comprendre
aisément est un désaccord, une dissension, une discorde, mieux
une guerre entre celles-ci.
Or, qu'est-ce que la crainte, sinon l'attente d'un
mal ? Donc, quand un homme craint une chose, c'est bien parce qu'il la
croit mauvaise (en soi) et d'une certaine manière, les lâches sont
dits intempérants du fait de l'ignorance qu'ils sont des objets
à craindre objectivement. Dans la mesure où différents
facteurs provoquent la perte involontaire de l'opinion vraie, de la science ou
plus généralement de l'état cognitif, c'est la
possibilité même de l'akrasia qui se voit admise à
demi mot admise dans Protagoras. Pour quelles raisons ? Parce que
in fine, et Platon le dit expressément,
qu'indépendamment du sujet, certaines actions sont plus vicieuses que
d'autres, et que l'ignorance de l'intempérant les lui fait commettre. En
ce sens, Platon dans Protagoras, s'écarte de la doctrine de
« Socrate l'Ancien » en ce qu'il reconnait bien que
l'ignorance de l'intempérant n'annihile en rien l'objectivité que
l'on reconnait à l'acte pervers en soi.
Il est intéressant de tracer un
parallèle, d'établir une parenté entre le
Protagoras et le livre III de La République , en ce
qui a trait à l'absence de lutte ou de conflit entre la passion et la
raison. L'intempérance est une affaire de passion, d'ignorance ou la
science et l'opinion vraie n'interviennent pas. Dans le livre III,
l'intempérant y est définie comme celui qui est victime d'un
rapt, d'un vol ou d'un enlèvement. La passion dérobe à
l'âme humaine ses opinions vraies, ses prescriptions rationnelles. La
passion ensorcelle, envoute l'humain : d'où l'idée
persistante d'une illusion ou d'une apparence de plaisir et même de
vérité. Un passage significatif du livre III en fait
état : « Il me semble, écrit Platon,
qu'une opinion nous sort de l'esprit, soit de notre plein gré, soit
involontairement. De notre plein gré, lorsqu'il s'agit d'une opinion
fausse, quand on s'avise par la suite ; involontairement, lorsqu'il s'agit
de toute opinion vraie. C'est malgré eux que les êtres humains
sont privés des biens, mais c'est de leur plein gré qu'ils
renoncent aux maux. Ceux qui sont privés de l'opinion vraie le sont
contre leur gré. Or, n'est-ce pas un mal que de se faire des illusions
sur la vérité, et un bien que d'être dans la
vérité ?Ou n'est-ce pas, être dans la
vérité que de se former des opinions sur les êtres tels
qu'ils sont ? Or, ne souffrent-il pas de cette privation parce qu'ils sont
victimes d'une forme de rapt, ou parce qu'ils sont ensorcelés ou qu'il y
sont forcés violemment ? Quand je parle d'être victime d'une
forme de rapt, continue Platon à la manière d'un
poète tragique, je parle de ceux qui ont été
dissuadés de quelque opinion et de ceux qui sombrent dans l'oubli, parce
que pour la raison les uns, le temps pour les autres, leur enlève leur
opinion à leur insu. Quand je parle de ceux qui ont été
forcés, je veux dire ceux que le chagrin ou la douleur ont conduit
à changer d'opinion. Ceux qui sont ensorcelés sont ceux qui,
selon moi, changent d'opinion soit parce qu'ils sont charmés par le
plaisir, soit par ce qu'ils sont troublés par la crainte93(*) ».
Il est important de déterminer si la
position de « Socrate », au livre III de la
République, avec celle qu'il défend dans le
Protagoras se recoupent et si la seconde et bel et bien le
prolongement ou l'approfondissement de la première. Rappelons
brièvement l'argumentation de Platon dans ledit livre : si personne
n'est privé du bien volontairement, et que tout le monde se
débarrasse volontairement du mal, il en découle, semble t-il, que
personne ne fait le mal volontairement, puisque personne ne choisit
volontairement le mal. De plus, si c'est involontairement que l'on est
privé d'une opinion vraie, et qu'il peut arriver que l'on agisse
à l'encontre de ce que l'on croit être le meilleur
intérêt supérieur de la cité, c'est donc
involontairement que l'on agit ainsi, bref c'est involontairement que l'on agit
mal. Platon cependant, reconnait-il la possibilité de l'acrasie dans le
livre III ? On peut définir l'akrasia comme suit, en
s'inspirant du passage du Protagoras (358b-c) où Platon, en nie
la possibilité : l'akrasia se produirait lorsqu'un
individu, sachant, jugeant ou croyant qu'une action est meilleure que celle
qu'il accomplit, et qu'elle est possible fera néanmoins le pire, alors
qu'il a la possibilité d'accomplir l'action meilleure. Dans ces
conditions, Platon ne reconnait pas la possibilité de l'akrasia
au livre III de la République, puisque les
« Auxiliaires » qui n'agissent pas en fonction du meilleur
intérêt de la cité ne croient pas, au moment où ils
agissent mal, qu'une autre action est possible et qu'elle est meilleure que
l'action qu'ils s'apprêtent à accomplir. Comme ils ont
été dépossédés malgré eux, de leur
opinion vraie sur le meilleur intérêt de la cité, ils
n'agissent pas en croyant qu'une action alternative, meilleure, est
également possible94(*).
Dans le Protagoras, Platon impute
très clairement à l'ignorance le fait qu'on « se laisse
vaincre par les plaisirs » et il interprète
précisément en ce sens l'expression « se laisser
vaincre par les plaisirs » : ce n'est rien d'autre que de
l'ignorance. Dans le fameux passage du Protagoras concernant
l'akrasia (352b-c), « Socrate » souligne
que la plupart des hommes pensent qu'il n'y a dans la science ou dans le savoir
rien qui soit de l'ordre de la force, de la direction, du commandement,
puisqu'ils admettent qu'il est possible de savoir ce qui est le mieux sans le
faire. Or, les Auxiliaires qui se laissent vaincre par le plaisir ne sont pas
ignorants ; certes ils n'ont pas la connaissance ou la science de ce qui
est dans le meilleur intérêt de la cité, mais outre que
Platon crédite peut-être l'opinion (vraie) de la même
efficacité qu'il attribue à la science ou à la vertu pour
faire échec à la l'akrasia, les Auxiliaires
possèdent, à tout le moins, une opinion vraie qui ne peut
être assimilée à l'état d'ignorance décrit
dans le Protagoras. Dans la mesure où
« Socrate », dans Protagoras, définit
l'ignorance comme le fait d'avoir une opinion fausse sur les
réalités qui ont de la valeur, les Auxiliaires ne peuvent pas
être qualifiés d'ignorants, puisqu'ils ont une opinion vraie du
sujet d'importance, en l'occurrence le meilleur intérêt de la
cité. Ce n'est donc pas l'ignorance ou un défaut de connaissance
qui est la cause que certains Auxiliaires changent d'opinion, alors que
d'autres n'en changent pas, puisqu'ils ont les uns et les autres la même
opinion vraie. La différence entre ces deux groupes d'Auxiliaires ne
peut résider qu'en la fermeté, plus ou moins grande, dont il font
preuve à l'endroit du plaisir, du désir, de la crainte et du
chagrin. Or, cette fermeté ne peut être que la capacité
(dunamis), issue du thumos, qui permet de préserver
une opinion juste ou vraie et c'est précisément en cela que
consiste le courage. Si c'est bien cette capacité qui fait la
différence entre celui qui change d'opinion sous l'effet du plaisir, de
l'appétit ou du chagrin, et celui qui n'en change pas, nous sommes bien
loin en réalité très loin de l'intellectualisme socratique
et du Protagoras.
Cependant, on ne doit pas perdre de vue une
autre différence majeure entre les deux textes. En effet, Platon
reconnait ouvertement, dans la République, que le plaisir et
les autres facteurs de ce genres peuvent entrainer la perte d'une opinion
vraie ; or il est peu probable que le « Socrate » du
Protagoras, même s'il n'examine pas expressément ce cas
de figure, ait pu accepter l'idée que le plaisir possède une
force telle qu'il puisse provoquer l'éclipse d'une opinion vraie.
L'interprétation que Platon donne de
l'expression « être plus faible que soi », dans le
livre IV de La République, permet de prendre la mesure de tout
ce qui sépare l'intellectualisme socratique des premiers dialogues de la
psychologie morale exposée dans la République. Dans le
Protagoras, « Socrate » récuse
l'interprétation courante de l'expression « être
inférieure à soi-même » ou « vaincu par
les désirs et les plaisirs ». La seule interprétation
acceptable de cette expression courante, aux yeux Platon, est celle qui
consiste à soutenir qu'être inférieur à
soi-même, ce n'est rien d'autre qu'être ignorant, et, pareillement,
qu'être plus fort que soi, c'est être savant. Platon est
fidèle, en ce sens, à l'enseignement socratique très
présent dans des premiers dialogues comme Hippias, Menon ou
Charmide. Autrement dit, ce que l'on décrit habituellement comme la
victoire des désirs sur le savoir est en réalité de
l'ignorance, tout simplement ; de même, « la
supériorité sur soi » n'est pas à comprendre
comme un rapport de forces au terme duquel le savoir l'emporterait sur les
désirs, puisque cette expression désigne le fait même de
posséder le savoir, qui est par définition souverain et
invincible. Ainsi nie t-il qu'il puisse y avoir un conflit entre les
désirs et le savoir et, a fortiori, que ce conflit puisse se
résoudre par la victoire des désirs sur le savoir : cela est
clairement mis en relief dans le Protagoras. Par la suite, Platon
reconnaitra ouvertement dans La République ce qu'il refuse
à admettre dans le Protagoras, à savoir non seulement
qu'il peut y avoir un conflit entre la raison et les désirs, mais
également qu'il est possible d'être dominé par les
désirs. Cela devient possible et l'acrasie envisageable, il est bon de
le rappeler, grâce à l'introduction ou plutôt à la
formulation définitive de sa théorie de la tripartition de
l'âme. L'acrasie devient possible, et très peu de philosophe
l'ont compris ainsi, parce que la tripartition de l'âme admet la lutte,
le conflit, ou si l'on veut, « le jeu » entre la raison,
l'ardeur moral (le coeur) et le désir. Dès lors, la
supériorité sur soi, dans la République, ne
désigne donc plus le savoir, comme dans le Protagoras, mais le
rapport de domination que la raison doit exercer sur les désirs95(*). Si le fait d'être
inférieur à soi-même consiste a contrario, en la
domination que la moins bonne partie de l'âme exerce sur la meilleure,
Platon reconnait donc, dans la République,
l'interprétation courante qu'il récusait dans
Protagoras, à savoir que la raison peut être
dominée et vaincue par les désirs. On pourrait objecter que la
raison pour laquelle il n'y a pas de conflit entre l'opinion vraie et les
désirs, au livre III, est que Socrate n'a pas encore exposé la
tripartition des conflits qu'engendre, au sein de l'âme, l'opposition
entre partie désirante et la partie rationnelle96(*) ; il le fera dans le
livre IV.
Platon introduit pour la première fois
dans Protagoras, l'idée que la mauvaise action serait due
à un manque de connaissance, alors que ce point, décisif dans
l'intellectualisme n'est pas nécessairement impliqué par
l'argument, qui commence au contraire par ériger en principe de la
mauvaise action, la fatigue ou la maladie ; les hommes agissent de
manière injuste, et mettent cela sur le compte du plaisir, de la peur,
d'une cause similaire c'est-à-dire de tout autre processus que la simple
erreur. L'erreur, en effet, comme chez Aristote, elle est
considérée dans la doctrine platonicienne comme une cause de
l'action intempérante.
Toutefois, la multitude s'accorde à
considérer que le plaisir n'est pas mauvais en tant que tel, elle estime
cependant qu'une action plaisante peut être mauvaise en vertu des
conséquences qu'elle entraine. Il arrive donc qu'on dise qu'on est
« vaincu par le plaisir », et cette affirmation populaire
au temps de Platon pose problème, notamment en ce qu'elle semble rendre
l'agent moral irresponsable quand il agit mal : il n'y peut rien comme il
est vaincu par le plaisir. Il est vrai cependant, on l'a dit, que si la
mauvaise action découle d'une erreur de jugement, comme le croit
« Socrate » et la premier Platon, l'individu fautif, en
première approche, n'apparait pas d'avantage responsable97(*).
C'est aussi ici que Platon revient sur l'action
volontaire et montre que personne ne choisirait d'agir d'une certaine
façon en sachant qu'il y a mieux à faire, et alors que cela est
en son pouvoir : « De quoi donc s'agit-il, dis-je,
sinon de ce que personne, volontairement, ne tend vers ce qui est mauvais, ni
vers ce qu'il pense être mauvais, et qu'il n'est pas dans la nature de
l'homme de vouloir tendre vers ce qu'il pense être mauvais, au lieu de
tendre vers ce qui est bon. Personne ne va vers ce qu'il pense être
mauvais, ni ne le prend de son plein gré98(*)».
L'acrasie ayant d'abord été
jugé impossible car nul ne saurait agir mal de plein gré, Platon
l'envisage désormais comme le fait d'être vaincu par le plaisir.
Il reconnait que l'humain peut être dominé par la passion et le
livre IV de la République fait état de conflit entre
forces opposées émanant d'instances psychiques distinctes et
donne un sens aux énoncés apparemment absurdes qui
évoquent la possibilité « d'être plus fort que
soi » ou « plus faible que soi-même ».
« Etre plus faible que soi-même » signifiant
désormais, au sens fort, une domination de l'élément
irrationnel en soi-même, au sens faible, une défaite de la raison
ou de la pensée impuissante à brider ou à endiguer le
torrent des passions et des appétits99(*). « Se laisser vaincre par les plaisir (ou
la passion en général» revient en réalité
à de l'ignorance affirme Platon dans Protagoras (358c-358d) car
l'individu ne recherche pas ce qu'il croit mauvais. Cependant, chez
l'intempérant, sans doute, les appétits, les passions et les
plaisirs restent-ils irrationnels, mais ils ne se présentent pas
purement et simplement à la lecture des oeuvres de Platon, comme un
irrationnel qui s'opposerait nécessairement à la rasions :
plutôt comme un irrationnel susceptible d'être persuadé par
la raison100(*). Platon
utilise ici un exemple repris dans le langage ordinaire qui vient illustrer la
complexité mise à jour par l'analyse de l'expression
« être vaincu par le plaisir » et de son corolaire
« être plus faible que soi » : sil le langage
courant recueille les indices ou les traces de cette ambigüité,
c'est qu'il exprime l'équivocité ou la plurivocité propre
de l'intempérance qui est, dans Protagoras du moins, une
absence de maîtrise sur soi-même, c'est-à-dire une certaine
forme d'ignorance. Cette ambigüité et cette
équivocité s'expriment également quand on dit que
quelqu'un a été « plus faible que
lui-même ». Ce qui devient pertinent de mettre en relief ici,
c'est que le manque d'empire sur soi comme l'infériorité à
soi-même, révèlent une tension entre soi et soi,
ainsi que la force ou l'intensité des désirs et des plaisirs qui
peuvent prendre le dessus sur la sphère rationnelle. Ailleurs Platon
écrit : « La défaite où l'on succombe
à ses propres armes est ce qu'il y a de plus honteux et de plus
lâche. Et cela montre bien qu'une guerre se livre en chacun de nous
contre nous-mêmes101(*) ». L'absence d'empire sur soi et
l'infériorité à soi, désignent dans la perspective
platonicienne, le fait qu'un individu a été dominé par des
forces qu'il ne contrôle pas. L'intempérant est comme impuissant,
incapable de se dominer et est vaincu par le plaisir.
Les Livre III et IV de La
République nous donnent des informations supplémentaires
sur l'acrasie comme dérèglement de l'âme. Certes la raison
qui doit commander pour que le sujet agisse avec droiture, avec prudence :
« C'est au principe rationnel qu'il revient de commander
puisqu'il est sage et qu'il possède la capacité de penser avec
prévoyance. Alors qu'il revient au principe de l'ardeur du coeur de se
soumettre au principe rationnel et de faire alliance avec lui102(*) ».
Au début du livre IV, Platon
démontre rigoureusement que la richesse et la pauvreté peuvent
rendre l'humain intempérant ; elles corrompent, selon lui, au point
d'altérer, de dénaturer, de souiller la qualité de nos
actes. Platon prend l'exemple concret des artisans qui deviennent à la
suite de cette double corruption « des fabricants de vases
médiocres ». « En raison donc de ces deux facteurs
considérés ensemble, la pauvreté et la richesse,
continue l'Athénien, les oeuvres des artisans sont moins
réussies et les artisans eux-mêmes plus médiocres103(*) ». Plus loin
dans le même livre, Platon analyse, nous l'avons énoncé
précédemment, la locution « être plus faible que
soi » qui sert dans le langage courant, à qualifier
l'intempérant. Pour Platon, que l'on parle d'absence de maitrise de soi
ou d'infériorité à soi, c'est selon lui « au
même soi qu'on se réfère104(*) ». Cette formule semble vouloir
exprimer quelque chose comme l'unité du soi qui oscille
pourtant entre le vice et la vertu. La tripartition de l'âme n'en
détruit donc pas l'unité. Or, existe-t-il pour une âme un
mal plus grand que celui qui la déchire et la morcelle au lieu de
l'unifier ? Existe-t-il un plus grand bien que ce qui en assure le lien et
l'unité ?
L'humain est également jugé
intempérant, et donc inférieur à lui-même
« chaque fois du fait d'une éducation corrompue ou
déficiente ou de quelque mauvaise compagnie ; ce qui est meilleur
en lui, l'élément le plus pure, se trouve dominé par la
force nocive du pire ; celui qui se trouve dans cet état est `plus
faible que lui-même' et intempérant, et cela est adressé
comme un blâme105(*) ». Ce passage de La République
est très révélateur. Pourquoi donc ? Parce qu'il
assimile les arguments et l'enseignement sophistiques à des agents
corrupteurs de la jeunesse qui la rendent intempérante. Platon reste
fidèle à la position socratique de rejet absolu de la
sophistique.
De nombreuses ramifications et corolaires de la
notion d'infériorité à soi dans La
République, permettent d'induire son importance, sa
prépondérance dans la réflexion morale et politique de
Platon. Ainsi dans le livre VI, Platon affirme que les grandes injustices et la
perversité sont le fait d'âmes médiocres, faibles et non
pas le fait d'âme vigoureuses : seul une nature faible est
susceptible d'être cause de grands maux, pense Platon106(*). De là, une filiation
que l'Athénien entretient longuement entre l'infériorité
à soi et la médiocrité ou faiblesse de l'âme. Platon
relève cependant que l'âme médiocre de l'intempérant
« n' a pas la vue faible » puisqu'en tendant
obstinément vers l'objet désiré, elle fait montre d'un
certain dynamisme. L'Athénien relève à quel point
« ceux qu'on dit méchants, leur âme médiocre
possède une vue perçante et distingue avec acuité ce vers
quoi elle s'oriente. Elle est néanmoins contrainte de se mettre au
service de la méchanceté, nuance Platon, de sorte que
plus qu'elle regarde avec acuité ce vers quoi elle s'oriente, plus elle
commet d'actions mauvaises107(*) ». L'âme médiocre
« cherche sans réflexion ni intelligence » donc, le
plaisir que procure la satisfaction du désir. C'est dans ce contexte que
l'une des modalités essentielles de l'intempérance, prend toute
la dimension qui est la sienne : l'imprudence. L'imprudence n'est pas
à proprement parler l'ignorance, mais c'est la méconnaissance
des inconnues, des imprévus et des détails ; et Platon dans la
célèbre Lettre VII n'hésite pas une seule
seconde, à dénoncer l'intempérance et l'imprudence de
Dion dans la gestion des hommes: « Lorsqu'il a affaire
à des impies, l'homme pieux, tempérant et sage ne peut jamais se
méprendre entièrement sur ce qu'est l'âme de telles gens,
mais il n'y a rien d'étonnant sans doute à ce qu'il subisse le
sort du bon pilote, qui n'ignore absolument pas l'imminence d'une
tempête, mais qui ne se représente pas sa violence extraordinaire
inattendue et qui, en raison de cette ignorance, sera forcément
submergé. C'est bien la cause qui explique aussi l'échec de Dion,
qui fut si rapide. Certes, il n'ignorait absolument pas qu'étaient
méchants les gens qui ont causé sa perte, mais ce qu'il ignorait,
c'était la profondeur qu'avaient atteinte leur ignorance, leur
perversité en général aussi bien que leur
rapacité108(*) ».
Non seulement l'intempérance est synonyme
d'imprudence, mais elle est également synonyme de démesure,
d'immodération. Platon définit l'intempérant comme celui
qui est immodéré en ce qui concerne les plaisirs du vin, de
l'amour, et de la table109(*). L'intempérant est l'homme des plaisirs, de
tous les plaisirs. Or, l'homme des plaisirs est « un
insensé ». C'est la raison pour laquelle,
l'intempérance est l'absence de maitrise du plaisir. Mais pour ce qui
est des désirs, des plaisirs
« déréglés » ou
démesurés, ceux qui bien sûr ne sont pas dirigés par
un raisonnement soutenu par l'intellect, on les trouve chez ceux qui sont
doué d'un naturel faible, ou qui n'ont pas pu recevoir la meilleure
éducation. Platon n'hésite pas à écrire en ce sens
« qu'un naturel dépourvu de culture et de grâce ne
peut conduire à autre chose qu'a un manque de mesure110(*) ».
La suite du Livre IV laisse entrevoir une dialectique
du désir et de la raison qui va conduire L'Athénien à
préciser en quel sens l'acrasie est désormais possible. Il
commence par distinguer le désir et la raison comme deux
phénomènes séparés. Qu'est-ce que désir,
s'interroge Platon ? « Chaque désir,
écrit-il, considéré en lui-même, est le
désir de cela seul qui constitue son objet naturel, alors que le
désir de telle chose déterminée dépend des
éléments qui viennent s'y ajouter111(*) ». Le
désir est « le principe d'amour et de haine ». Le
désir, tel un levier, pousse l'humain à acquérir des
choses en dehors de lui-même, comme c'est le cas du manger et du boire.
La faim est le désir de nourriture, quant à la soif c'est le
désir de boisson. Comment alors conçoit-il l'âme
désirante ? « L'âme de celui qui
désire, se tend de convoitise vers ce qu'elle désire, ou encore
dans la mesure où elle veut que quelque chose lui soit procuré,
elle s'adresse à elle-même une expression d'approbation, comme si
quelqu'un le lui demandait, elle même remplie du souhait que cela se
produise112(*) ». Par conséquent, l'âme
de celui qui est assoiffé ne souhaite pas, en tant qu'il a soif, autre
chose que de boire, c'est cela qu'il désire, « c'est vers
cela que la porte son élan113(*) ». Bien entendu, Platon dans le
dialogue ou « Socrate » est mis en scène, en
situation, ne saurait oublier de réaffirmer sa position
« controversée » selon laquelle il n'existe en
l'humain, que le désir naturel du bien et donc qu'il ne se porte
à acquérir que ce qu'il aime ou juge bon. Indépendamment
des situations et des interprétations, « tous
désirent en effet ce qui est bon, cela va de soi114(*) ».
Cependant, le désir peut-il reconnaitre le bien, si on tient compte du
fait qu'il n'en possède aucune connaissance ? Selon Platon, seule
la raison peut déterminer le désir vers le bien ; seule la
raison peut porter le désir à la connaissance ou à la
vertu. Il n'en demeure pas moins que la raison peut être
« vaincu par le désir » comme lorsqu'un individu
s'autorise à boire un breuvage alors même qu'il se doute qu'il
empoisonné. C'est un cas flagrant d'acrasie ou d'intempérance
dans la perspective platonicienne. Alors que chez le tempérant le
désir et les fonctions du corps se subordonnent à la
pensée, chez l'intempérant au contraire, ils lui feraient
obstacle115(*). Il
s'agit d'une lutte entre deux entités opposées et distinctes en
nature. La métaphore de l'archer dont « en fait, une main
repousse l'arc loin de lui, alors que l'autre l'attire vers lui116(*) », tente de
mettre en relief, l'antagonisme dont l'intempérant est le siège.
La raison interdit A alors que le désir ordonne A. En ce sens pour
Platon, « nous n'aurions pas tort de soutenir qu'il s'agit de
deux principes, et qu'ils diffèrent l'un de l'autre : l'un, celui
par lequel l'âme raisonne, nous le nommons principe rationnel de
l'âme ; le premier principe est le résultat du
raisonnement ; l'autre, celui par lequel elle aime et qui l'excite de tous
les désirs, celui-là, nous le nommerons principe dépourvu
de raison et désirant, lui qui accompagne un ensemble de satisfaction et
de plaisirs 117(*)»
Mais le désir et la raison sont-ils suffisants
pour expliquer le comportement humain, et donc les excès et les
injustices de l'intempérant ? Platon nous invite à
réfléchir sur cette question, en rapportant l'histoire de
Léontios qui, passant à proximité de cadavres d'individus
fraichement exécutés, essaye de ne pas les regarder. Après
un combat intérieur, il cède à son désir triomphant
de regarder les corps, tout en morigénant d'agir ainsi. On pourrait
interpréter la lutte intérieure qui déchire
« Léontios l'intempérant », comme un conflit
entre la raison et le désir. La première interdit de regarder
morbidement les cadavres en raison d'une répugnance et d'une certaine
indignation, marque ou preuve flagrante de son humanité. Le second, lui
ordonne de regarder ce spectacle macabre118(*). Mais interpréter le comportement de
Léontios comme rien d'autre que le choc entre la partie rationnelle et
l'élément irrationnel de l'âme, n'explique pas sa
colère contre lui-même. Léontios a ressenti une
colère liée à cette lutte intérieure. Il nous
apparaît que Léontios n'aurait sans doute pas été
furieux contre lui, s'il avait réussi à se dominer. Que peut bien
vouloir dire ce récit ? « Ce récit signifie
bien, selon Platon, que la colère fait parfois la lutte aux
autres désirs, comme un principe à un principe distinct119(*) ».
Thumos, que l'on traduit aussi par ardeur morale ou par le coeur, est
une énergie qui peut redoubler l'intensité du désir, mais
aussi se ranger au parti de la raison. Virulemment critiqué par Platon
dans les deux premiers livres de la République, l'ardeur morale
est conçue à présent comme une énergie libre et
ouverte qui peut se déterminer selon la dynamique des désirs ou
de la raison. L'ardeur morale peut s'allier à la raison pour freiner
l'élan du désir. Platon admet la possibilité d'une union
du coeur et du désir contre la prescription rationnelle. Moins le
tempérament d'un agent est pure ou noble, plus il sera disposer à
s'emporter contre lui-même, s'il doit supporter la pression
cumulée du désirs et du coeur120(*), et son coeur consentira à s'emporter contre
lui-même. Mais la situation dans laquelle se trouve Léontios est
particulière, et c'est bien sur ce point que Platon veut attirer notre
attention : son coeur s'unie au désir a priori et s'allie à
la raison a posteriori. Le désir et le coeur lui ordonnent de regarder
le spectacle macabre en marginalisant la raison. Puis, la raison et l'ardeur
morale, condamnent ou blâment par la suite désir. D'où le
mot d'Homère, qui voulut que l'intempérant se frappa violemment
la poitrine en réprimandant son coeur allié au désir, en
lui tenant le discours de la raison. « On peut voir dans ce
passage avec quelle clarté Homère, explique Platon,
représente comme une espèce différente - l'une s'adressant
à l'autre pour la réprimander - l'espèce qui a conclu le
raisonnement concernant ce qui est meilleur et ce qui est le pire en
s'adressant à l'espèce emportée irrationnellement par le
coeur121(*) ». Lorsque que le coeur n'aide pas
la raison à prendre « la position de commande du principe
désirant », l'humain est dans une situation de manque de
mesure, d'absence de maitrise de soi ; car, le principe désirant
« occupe massivement notre âme et par nature désire
insatiablement les biens matériels122(*) ». L'alliance du désir et
l'ardeur morale, ne sauraient permettre au principe rationnel
« d'empêcher que l'âme se rassasiant des
plaisirs qu'on attribue au corps se détourne de sa vocation, de sa
tâche propre qui est d'asservir et de diriger ceux qui ne sont pas de son
genre123(*) ».
Que pouvons-nous alors retenir du récit de
Platon ? L'athénien nous offre lui-même la morale de son
histoire. Fidèle à l'intellectualisme socratique des premiers
dialogues, il affirme que « l'ardeur morale, dans le conflit
intérieur de l'âme, ce principe prend les armes le plus souvent
pour soutenir le principe de la raison124(*) ».
Platon tient là une définition de
l'intempérance. L'humain est dit intempérant lorsque chez lui,
l'ardeur morale et le principe désirant ne sont pas commandés par
la raison, qui promulgue ce qui est à craindre et ce qui ne l'est pas.
En conséquence, l'humain est intempérant en raison de la discorde
entre ces trois principes, plus exactement lorsque l'ardeur morale et le
désir - les principes qui sont dirigés - ne s'accordent pas pour
reconnaître que le principe rationnelle doit commander125(*). Lorsque les principes
dirigés rentrent en conflit avec le principe directeur, l'individu est
en mesure de détourner un dépôt d'or ou d'argent dont il
est le dépositaire, mais pas le propriété. De même,
il est enclin aux pillages des temples, aux vols, aux trahisons aussi bien dans
les relations personnelles avec ses compagnons, que dans la vie publique de la
Cité126(*).
L'intempérant ou l'acratique est ainsi, infidèle à la
parole donnée sous serment et à tous ses autres
engagements127(*).
L'intempérance est donc le contraire de la
modération, qui est l'harmonie des différentes parties de
l'âme sous l'égide de la raison. Compte tenu de l'intensité
du désir dans l'intempérance, Platon n'hésite pas à
assimiler le désir à un tyran. Le désir acratique, au sens
fort, est une force tyrannique. Il place par terre le principe rationnel et
l'élément de l'ardeur, et il en fait des esclaves.
L'appétit oblige le principe rationnel à ne rien faire d'autre
que calculer et rechercher des moyens d'accroitre le plaisir ; il
contraint l'ardeur morale à admirer, à honorer l'objet
désiré ainsi qu'a s'en enorgueillir et de tout bien propre
à y contribuer128(*). La conclusion s'impose alors
d'elle-même puisque en définitive, l'homme tyrannique est
rendu dément par les désirs et les passions érotiques. Ce
qui agite et pousse vers l'action intempérante, se produit par
l'entremise des passions (tyranniques ou érotiques) et des troubles
maladifs129(*). Dans le
Timée, Platon subsume sous le concept nosos psuchès,
encore désignée comme déraison (anoia),
l'ignorance (amathia), et ce qu'il appelle folie (mania),
soit l'excès dans les affects ou aphrodisia akolasia, dû
à une pathologie du corps ou à une mauvaise éducation. En
vertu du principe de la souveraineté de la raison ou de la raison
souveraine, on est en droit de se demander si ce qui s'écarte le plus de
la raison, n'est-ce pas aussi ce qui s'écarte de la loi et de
l'ordre ? Or, manifestement, ce qui s'en écarte le plus, ce sont
les désirs érotiques et tyranniques130(*). L'individu tyrannique
victime d'acrasie, possédant certaines opinions ou certains
désirs modérés ayant de la valeur et conservant quelque
pudeur, les extermine et les expulse hors de lui, jusqu'à ce qu'il ait
purgé son âme de toute modération et l'ait remplie d'une
folie qu'il aliène. L'intempérance peut donc bien être une
aliénation intérieure ou aliénation de soi131(*). Une telle lecture, nous le
montrerons, est envisageable chez Aristote.
L'exposé de la
République a beau soulever des problèmes
d'interprétation, il n'empêche que Platon se trouve
désormais disposer durablement de deux alternatives d'explication de la
qualité morale des conduites : l'erreur et le défaut de
maitrise des affects par la raison132(*). Dans les Lois (V, 734b) Platon
écrivait : « C'est en effet par ignorance que ou
par acrasie, ou du fait des deux que toute la masse vit dans un défaut
de tempérance ». L'Athénien distingue franchement
les deux choses en IX, 853d-e, lorsqu'il indique que le langage de la
domination n'a pas cours, ni droit de citer car il ne s'agit plus
d'évoquer une victoire du plaisir, ou du thumos mais
agnoia : autrement dit, on ne dit pas qu'on est
« supérieur » ou
« inférieur » à l'ignorance. En revanche,
dans les Lois, III,689a, Platon y définit ce qu'il appelle
« la pire ignorance » envisagée comme une
diaphonia entre plaisir et douleur, d'une part, opinion raisonnable de
l'autre : «Quand un homme, après avoir jugé beau et
bon quelque chose, le hait au lieu de l'aimer, et que ce qu'il trouve mauvais
ou injuste, il l'aime au contraire et l'accueille ». Jusqu'aux
Lois, la perspective théorique reste celle du pluralisme et de
« l'irrationalisme » : la tripartition de l'âme
continue de trouver des échos, comme en IX, 863a-864a, lorsque
l'Athénien distingue entre trois sortes de fautes selon que
sont cause, le thumos, le plaisir (ou la passion en
général) ou l'agnoia ; d'un autre côté, le
thumos tend probablement à abandonner sa
supériorité sur l'épithumia, et à former
avec elle un couple de même plan, selon la bipolarité de la peine
et du plaisir. Mais à la distinction entre erreur et acrasie s'adosse
une partie de la conception platonicienne tardive, de la justice pénale.
En V, 731b-d, Platon parait opposer les fautes liées à l'acrasie
aux erreurs, en jugeant les premières plus graves, et requérant
de plus dures sanctions, tandis que les secondes mériteraient surtout la
pitié. En IX, 863e-864a, l'acrasie, à la différence de
l'erreur, se trouve associé à l'injustice comme dans La
République. Si tel est le cas, l'acrasie n'est telle pas alors une
faute volontaire ?133(*)
Au livre X de La République,
Platon décrit le processus par lequel l'âme est corrompue, puis
périt. On est tenté de dire que Platon apporte là, la
touche finale au concept d'acrasie pensé à nouveau frais,
à la lumière de la tripartition de l'âme. Platon y
défend l'existentialité du bien et du mal. Ontologiquement, le
bien se distingue du mal. « Il y a quelque chose qu'on appelle le
bien, et quelque chose qu'on appelle le mal, dit Platon à
Glaucon. Ce qui détruit et corrompt toute chose, c'est le mal, et ce
qui sauve et est avantageux, c'est le bien. Il y a un mal pour chaque chose, et
un bien pour chaque chose. J'affirme, pour tous les êtres un mal naturel
et une maladie pour chacun134(*) ». Or, si le bien permet à
l'être de se persévérer et de se maintenir, le mal quant
à lui, le corrompt et cause sa dissolution. Le mal,
« lorsqu'il survient, rend défectueux l'être auquel
il se rattache, au point de finir par le dissoudre et le détruire
entièrement. C'est donc le mal naturel de chaque être et sa
méchanceté propre qui le détruisent, ou alors si ce mal ne
le détruit pas, rien d'autre ne serait en mesure de le corrompre
135(*) ».
Alors que « le bien, lui, ne saurait jamais faire périr
quoi que ce soit, et pas d'avantage ce qui n'est ni mauvais ni bon136(*) ».
Dès lors, qu'en est-il de l'âme
humaine ? N'y a-t-il pas pour l'âme quelque chose qui la rend
mauvaise137(*) ? Porte
t-elle en elle son propre principe de corruption et de dissolution ?
D'emblée, il faut dire que l'âme possède des maux
innés et acquis. Il s'agit pour l'essentiel de l'injustice, de
l'indiscipline, de la lâcheté et de l'ignorance. Mais est-ce que
ces vices, qui causent l'intempérance, peuvent aussi causer la
mort ? Selon Platon, l'âme est immortelle : son mal naturel la
corrompt sans la détruire et les vices qui sont « des
défauts de l'âme » ne peuvent la dissoudre.
« La défectuosité propre de l'âme, le mal qui
l'afflige spécifiquement, n'est pas en mesure ni de la tuer ni de la
détruire ; il sera a fortiori difficile que le mal voué
à la destruction d'un autre être détruise l'âme ou un
autre être, si ce n'est celui auquel il est ordonné138(*) ».
L'âme humaine est parmi les êtres qui existent, le seul être
qui a un mal qui le rend mauvais, mais qui est toutefois incapable de le
dissoudre pour le détruire. Les défauts de l'âme ne
peuvent la flétrir au point de la conduire à la mort en la
séparant du corps. L'acrasie qui est un conflit entre les
différentes parties de l'âme, et de ce fait un mal, la conduit
à sa dissolution. Platon nous exhorte donc à éviter
d'être victimes « de l'illusion qui consiste à
penser que l'homme injuste et insensé, qu'on a surpris à
commettre l'injustice, meure dans le moment même en raison de son
injustice, qui constitue un défaut de l'âme139(*) ». Au
contraire, nous devons convenir avec Platon que l'injustice et
l'intempérance qui envahissent l'âme humaine, comme le reste du
mal, alors même qu'ils l'ont profondément
pénétrée et s'y étant bien incrustée, ne
sauraient la conduire à la mort140(*).
On ne saurait mieux dire que, dans l'acrasie non
plus, l'individu vicieux ne choisit pas de mal faire, même s'il devait
commettre une injustice (kakos hékon oudeis). De fait, dans les
derniers dialogues, la formule jugée socratique, « nul n'est
méchant volontairement » revient assez fréquemment.
Mais dès lors que l'ignorance n'est plus envisagée comme l'unique
principe de l'action vicieuse, intempérante ou injuste, c'est en grande
partie à la conduite acratique que doit s'appliquer la formule, tandis
que sur son propos sur le droit pénal du livre IX 860d des
Lois, Platon récuse encore, à la réprobation
ultérieure d'Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque (III,
7) toute idée d'injustice volontaire : « Tout
intempérant nécessairement l'est contre son gré ;
c'est en effet par ignorance ou par acrasie, ou du fait des deux, que toute
masse vit dans le défaut de tempérance ». La
formule socratique renvoie tout autant qu'à l'acrasie, devenue une cause
de l'intempérance, qu'a l'erreur. Mais chacun le sait : s'il faut
surcompter des lois et non plus exclusivement sur l'excellence d'un homme
providentiel et bien formé ou éduqué (philosophe), c'est
parce que l'irréductibilité de la désobéissance
à la raison, est inscrite ou gravée dans la nature humaine. Cette
idée est liée à la force des affects, et d'une certaine
manière à l'hypothèse d'une absence de volonté de
bien faire, fondée en nature141(*).
Selon Platon, il y a une nécessité
à ce que ceux qui consacre exclusivement, fassent l'objet de critique de
la part des « non initiés » et soit l'objet des
railleries des sophistes. Mais encore faut-il que ses critiques et ses
quolibets soient fondés en raison142(*). La critique qui va nous intéresser est la
suivante : la philosophie peut rendre étrange, pervers sinon
intempérant. « En fait, tout ceux qui s'efforcent de
pratiquer la philosophie, non dans le but de s'y former, en y consacrant leur
jeunesse et en la mettant de côté par la suite, mais en s'y
attardant trop longtemps, ceux-là pour la plupart deviennent tout
à fait étrange, pour ne pas dire pervers »143(*). Ce grief, on le sait,
est d'origine sophistique. Calliclès, grand pourfendeur de la
philosophie144(*), puis
Adimante, deux interlocuteurs de « Socrate » relaient ses
arguments sophistiques.
Examinant la cause de cette accusation, Platon va
être emmené à formuler une question qui nous
intéresse au plus au point dans notre analyse de
l'intempérance : « Pourquoi les philosophes sont-ils
dépravés ? »145(*).
La cause pernicieuse de la dépravation
des philosophes est claire, selon Platon : il s'agit de la corruption.
Autrement dit, « le naturel du philosophe se gâte et
n'échappe pas à la corruption »146(*). Tout ce qu'on
considère comme des biens, la beauté, la richesse, la force
physique, la puissance des alliances politiques et les autres avantages de ce
genre, tout cela corrompt l'âme du philosophe et l'arrache à la
philosophie147(*).
Or, lorsque l'âme se tourne vers ce qui
est mêlé d'obscurité et de vice, sur « ce qui
devient et se corrompt », alors elle a des opinions dans lesquelles
elle s'embrouille en les révisant en tout sens, et on dirait qu'elle est
alors aveugle, ignorante et comme dépourvue d'intellect148(*).
En quel sens, ou en quel circonstance le
philosophe, et donc le sage peut-il être intempérant ? Platon
démontre que la corruption de l'âme du sage le rend
intempérant. En outre, lorsque les éléments constitutifs
du naturel du philosophe se développent dans un milieu de formation
défavorable, il se produit comme une forme de
« détournement de l'activité ou de son
occupation » qui est la contemplation. Cela va de soi :
Est-ce qu'en regardant les êtres ordonnés et éternellement
disposés selon cet ordre, le philosophe peut-il commettre l'injustice ou
être intempérant ?
Voilà en quelque mots, selon Platon,
l'étendu et les caractéristiques de la destruction et de la
corruption qui affectent le meilleur des naturels dans sa quête de
l'occupation la plus élevée. C'est en vertu de cela que
« le philosophe » peut ne pas avoir la
sincérité et la volonté nécessaire pour admettre de
plein gré le mensonge, au lieu de détester au contraire et
chérir la vérité. L'intempérant se délecte
des plaisirs du corps ; le contraire de la tempérance est
l'appétit immodéré du plaisir du plaisir, qui oublie le
devoir de mesure et de rationalité. Pour Platon, l'homme de valeur, le
sage, la philosophe, doit savoir se contrôler et ne doit pas se laisser
dominer (Kratouménos) par la tristesse ou par la joie.
I.2.5. AKRASIA ET HYBRIS :
UNE CONFUSION PLATONNIENNE ?
Une célèbre analogie
empruntée à Empédocle et au Pythagoriciens va aider Platon
à approfondir son concept d'akrasia. Pour Platon, l'individu
acratique est semblable à un homme possédant un tonneau sans
fond, ou « un tonneau percé ». En clair,
l'acrasie est démesure ; ou plus exactement akrasia et
hybris sont parfaitement synonymes ou identiques chez Platon.
L'hybris c'est aussi l'arrogante affirmation de soi : celle du
tyran, du conquérant. L'individu acratique est donc insatiable,
boulimique, inextinguible. Ses passions le conduisent à désirer
de nombreux plaisirs, et comme il ne se satisfait plus d'une vie ainsi
mesurée et convenable, une conception insensée et tyrannique, le
pousse à s'approprier par tout son pouvoir ou sa malice, les biens qu'il
convoite. Mais si l'acrasie est démesure, elle est aussi et surtout
dérèglement ; c'est une anomalie. De quoi est-elle alors le
dérèglement ? Ce qui est déréglé c'est
notre faculté de modérer, de tempérer ou de réguler
nos passions et nos désirs dans la quête du plaisir et du Bonheur.
C'est au coeur de cette faculté que l'on retrouve cette anomalie :
cette faculté c'est l'âme. Pour Platon, la vie est
déréglée parce que l'âme est
déréglée. L'acrasie est un dérèglement de
l'âme : « Il ya une partie de l'âme, un
spirituel auteur de mythes, un sicilien jouant sur les mots l'a appelé
tonneaux à cause de sa docilité et de sa
crédulité ; il appelé de même les
insensés, les non-initiés et cette partie de leur âme
où sont les passions, partie déréglée, incapable de
rien garder, il l'a assimilée à un tonneau percée,
à cause de sa nature insatiable. Considérons qu'on peut assimiler
chacune de ses deux vies, la tempérante et l'incontinente, au cas de
deux hommes dont chacun possèderait de nombreux tonneaux. L'un a des
tonneaux en bon état et remplis ; mais une fois ses tonneaux
remplis, notre homme n'y verserait plus rien, ne s'en inquièterait plus
et serait tranquille à cet égard. L'autre aurait, comme le
premier, des liqueurs qu'il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais
n'ayant que des tonneaux percés et fêlés ; il serait
forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine de
plus grand ennui. Si on admet que les deux vies sont au cas des deux hommes,
peut-on soutenir que la vie de l'homme déréglé est
heureuse149(*) ? »
Mais la connaissance rationnelle ne suffit pas.
L'âme ne se confond pas avec la raison. L'âme possède une
partie rationnelle (logistikon), une autre irrationnelle
(alogiston) et une sorte de force, d'énergie neutre
(thymos) qui peut s'allier à l'une ou à l'autre. Si bien
qu'on est victime d'akrasia lorsque les trois principes de l'âme
ne vont pas de concert (harmonia, symphonia) car la
tempérance est une vertu totale, comme chez Aristote. Au bout du compte,
on peut aisément se rendre compte que Platon ne distingue pas
l'hybris de l'akrasia. Autrement dit, incontinence,
l'intempérance et la démesure ne se distinguent pas chez Platon
en tant qu'il les oppose à la science ou à la sagesse
(sophia) et à la modération ou tempérance
(sophron). C'est cette indistinction, cette
confusion qui va susciter l'intérêt d'Aristote.
DEUXIEME PARTIE :
INCONTINENCE ET INTEMPERANCE CHEZ ARISTOTE : LA
GENESE D'UNE DISTINCTION PHILOSOPHIQUE
II.1. LA MECHANCETE ET LES LIMITES DE L'ETHIQUE :
LE RECOURS HERMENEUTIQUE
Devons nous définir la
méchanceté ? Aristote voit dans le fait de s'en
abstenir un tact philosophique très sûr. Car on
ne peut que difficilement faire entendre au moyen des mots, ou concepts, ce
que signifie la méchanceté. Sans définir la
méchanceté, Aristote va être amené à
énumérer les caractéristiques de l'akratès
et de l'akolaste. Mais la méchanceté dans son sens le
plus conventionnel, est-ce simplement le fait de prendre pour but les
souffrances et les douleurs d'autrui et en y tirer joie, plaisir ou
satisfaction ? Le problème est plus complexe.
Affirmer que « la
méchanceté se dissimule 150(*)» et donc qu'elle
relève du mystère, c'est montrer exactement que la question
de la méchanceté est étroitement,
intrinsèquement liée au sujet qui la pose, et donc à
l'éthicien. La méchanceté entendue comme mystère,
est quelque chose en quoi le sujet est lui même engagé. C'est donc
un acte, une expérience qui raisonne en lui, qui fait sens pour lui.
Chacun l'a éprouvé intérieurement et même le plus
extraordinaire des individus n'y est pas demeuré étranger. La
méchanceté chez Aristote, impose le silence à la raison.
En ce qui la concerne, nous n'avons aucune raison de nous fier à nos
méthodes communes d'argumentation, ni de penser, que nos analogies et
nos probabilités ordinaires aient quelque autorité. Notre sonde
est trop courte pour de si immenses abîmes. La méchanceté
fait partie des questions qui (sur)passent entièrement la raison
humaine.
Si dès lors, le problème du sens
éclot, surgit au coeur de celui de la méchanceté, c'est
bien parce que si la méchanceté se dissimule chez Aristote, son
sens profond, latent, se dissimule aussi. Plus fondamentalement, en dissimulant
notre méchanceté, nous en dissimulons les sens, l'origine, la
portée. Or, si akrasia et akolasia sont ce qui de la
méchanceté s'est dévoilé, l'essentiel demeure
invisible, inaccessible. La méchanceté s'exprime donc en terme
de latence ; et akrasia et akolasia sont
la transparence de la méchanceté. C'est à partir
de ce problème, que va se constituer l'articulation philosophique entre
éthique et herméneutique.
La méchanceté est un
phénomène dont la raison humaine ne saurait rendre compte
directement et dont l'expérience ne saurait découvrir
les causes absolument ; d'expliquer ce véritable
mystère : c'est ce qui dépasse la raison humaine.
La méchanceté doit comme à jamais échapper
à notre plus vigilante recherche. Or, akrasia et
akolasia participe au mystère de la méchanceté
humaine. Ce sont les mystères auxquelles la simple raison naturelle et
privée d'assistance, est tout à fait impropre à toucher.
Face à la méchanceté, la question que l'éthique
philosophique est amenée à se poser est celle de savoir si la
raison peut à elle seule prendre en charge ses prétentions, si
elle peut prétendre trouver par elle-même, de quoi satisfaire son
élan vers la vérité, vers le sens. Car
quelque système qu'elle embrasse, elle se trouve forcément
enveloppé d'inextricables difficultés, et même de
contradictions, à chaque pas quelle fait en ce qui regarde la
méchanceté en ces deux facettes. La méchanceté
apparaît alors comme un acte vraiment mystérieux. C'est
pourquoi, il faut dire que la méchanceté est l'un des plus
grands mystères de l'éthique philosophique.
L'ambiguïté qui semble la plus propre à la
méchanceté, c'est qu'on ne peut la formuler de manière
définitive ou absolue sous peine de vacuité. Elle procède
chaque fois d'une forme d'expérience singulière et même
originale comme l'akrasia et l'akolasia. Quels sont alors en
chaque cas particuliers, les causes sous-jacentes et les effets de ce
phénomène intime et mystérieux ?
On est donc amené à dire
que akrasia et akolasia, relèvent du mystère
aristotélicien de la méchanceté. De toutes les
questions dont on peut s'occuper l'esprit humain, le problème de la
méchanceté en tant que nous en allons en
étudiées les deux faces distinctes, est l'un des plus
embarrassant. A tel point que nombre de philosophes l'ont cru insoluble. Les
philosophes qui prennent des grands airs en affichant une sagesse et un talent
supérieur, sont mis à rude épreuve lorsqu'ils rencontrent
des personnes en humeur de les questionner sur la
méchanceté : elles les délogent de tous les coins
où ils se réfugient, et elles sont assurées de les
enfermer enfin dans quelques dangereux dilemmes.
On peut être amené à
penser que le véritable méchant est celui qui ne dissimule pas sa
méchanceté. Bien au contraire, il l'étale et tire une
certaine joie (non voilée) à voir souffrir autrui. Mais articuler
éthique et herméneutique, c'est essayer de saisir dans la
méchanceté ce qu'il y a de sui généris,
d'irréductible et par là même occasion, consacrer
l'équivocité. : l'équivocité elle-même
comme éthique philosophique. La méchanceté est
symbolicité, équivocité, d'ou le recours à une
herméneutique.
Il nous apparaît alors que la distinction
entre akrasia et akolasia chez Aristote est proprement
herméneutique151(*). Articuler herméneutique et éthique
chez Aristote, c'est envisager plus généralement une
herméneutique de la facticité qui se propose de
comprendre et d'articuler la vie humaine dans son mouvement propre, sans la
réifier sans l'objectiver absolument, et donc sans la réduire
à un simple objet, à une chose parmi d'autres.
Chez Aristote la nécessité
d'articuler éthique et herméneutique est présente
très tôt. Dans le livre II de l'Organon, consacré
au thème De l'interprétation, il fait remarquer que le
discours moral, comme tous les autres types de discours,
« présente une signification comme énonciation.
Tout discours a une signification ». Il continue et affirme que
toutes les propositions morales « proférées par la
voix sont les symboles de l'esprit152(*) ».
Dans quelle mesure ses
présupposés herméneutiques aident-ils à
percer le mystère moral de la méchanceté ? Il nous
apparaît qu'ils jettent un éclairage décisif, sur la
conception aristotélicienne du clivage entre le bien et le mal
entre la possession de la vertu, et la concrétion du mal dans
un acte contraire à la prescription rationnelle :
« En effet, écrit Aristote, on ne dit pas que le
bien est le bien du mal, mais le contraire du bien. Le contraire du bien est
nécessairement le mal : cela est évident en vertu de
l'intuition fondée sur des cas particuliers. La plupart du temps, le mal
a toujours le bien comme contraire153(*) ».
On comprend alors que le recours
herméneutique dans l'analyse éthique, nous renvoie chez le
Stagirite, à une ontologie du bien et du mal, et en un certain
sens à leur existentialité ; en effet, le bien et
le mal doivent se trouver dans le sujet. Il existe en lui est par en dehors de
lui : « En outre, dans les contraires, l'existence de l'un
n'entraîne pas l'existence de l'autre. Mais il est évident que les
contraires doivent exister dans le sujet qui est le même par essence et
par le genre. En effet, la justice et l'injustice, sans autre distinction, se
retrouvent dans l'âme humaine154(*)». Selon Aristote, le mal appartient
à l'indéfini, le bien au défini155(*). Par ailleurs, pour
Aristote, il y a bel et bien une contradiction à
connaître le bien et à faire le mal. Pourquoi ? Tout
simplement, car le mal est le contraire du bien. Il y a donc une
contradiction dans le fait de nuire délibérément.
A la problématique de la vie
bonne, Aristote adjoint une éthique philosophique de la
clarification sémantique et herméneutique des concepts moraux,
cohérente avec l'économie générale de sa
philosophie du concept. Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal ? Si
l'on considère la méchanceté comme ce que nous avons
à comprendre, à interpréter, à décrire, il y
a alors à fonder le type de discours qui conviendrait à son
saisissement.
Au point de vue conceptuel, on sait qu'avec
Aristote, une chose en elle-même exprime sa propre essence, et ce qui
exprime l'essence n'est pas un propre, mais une définition.
Quel est le propre du bien et du mal ? Le meilleur, répond Aristote
est le propre du bien. Cette entreprise conceptuelle, définitionnelle
sera abandonnée même si elle reste très présente
chez lui : nuire délibérément c'est manquer
l'essence, le propre du bien, en ne considérant que ses
accidents. D'où la concrétion du mal dans l'acte. Or, par
essence, conclut Aristote, « le bon est à la fois bon et
non mal156(*) ». On peut se demander si
l'équivocité du bien et du mal est levée. Cela n'est pas
sûr.
II.2.. L'AKRASIA ARISTOTELICIEN
II.2.1. LA POSSESSION DE LA VERTU ET SON EXERTCICE :
LE PROBLEME DU SYLLOGISME PRATQIUE.
Akrasia signifie le fait d'agir contre
soi ; c'est le fait d'agir différemment ou à l'encontre de
son meilleur jugement157(*). Pour Platon et Socrate, l'acrasie est un concept
moral absurde. En effet, ils prônent tous les deux un intellectualisme
moral qui rend obsolète, du moins théoriquement, l'acrasie. Pour
eux, « il est ridicule de dire que souvent un homme qui
connaît le mal pour ce qu'il est ne laisse pas de le commettre bien
qu'il est la liberté d'agir autrement, parce qu'il est entrainé
et subjugué par le plaisir ; et pareillement qu'un homme qui
connaît le Bien se refuse de le faire, parce qu'il est vaincu par le
plaisir du moment158(*) ».
Or, Platon sera obligé d'admettre que
l'acrasie est possible en pratique, car l'opinion commune la juge condamnable.
Platon construira alors une théorie de l'acrasie comme victoire du
plaisir et entrave des passions. Mais plus fondamentalement, son
intellectualisme va le conduire à affirmer que l'individu acratique qui
semble agir volontairement contre la plus haute partie de son être, ne
possède pas la science véritable. C'est selon lui à
l'encontre d'une opinion vraie et non en vertu d'un savoir véritablement
scientifique qu'un sujet agit dans l'acrasie.
Aristote (384-322 av JC) en posant le
problème de l'acrasie à deux niveaux intimement liés (au
niveau du raisonnement et au niveau du caractère) va discréditer
cet intellectualisme socratique. Le stagirite résume cette posture qu'il
récuse :« Voilà ce qu'on dit d'ordinaire. On
peut éprouver de l'embarras sur la question de savoir, comment dans la
juste conception des choses, on peut mener une vie
déréglée. Aussi quelques-uns estiment-ils que c'est
impossible pour un être doué de connaissance. En effet, il serait
étrange - et c'était l'opinion de Socrate - qu'en un homme pourvu
de science une face régnât en maitresse et tirât
celle-là en tout sens comme une esclave. En un mot, Socrate combattait
l'idée qu'on put se montrer incontinent, comme si le manque de maitrise
de soi n'existait pas. Il affirmait que nul, avec une conception juste ne
pouvait agir autrement que d'une manière excellente ; dans le cas
contraire, ce ne pouvait être que par ignorance. Cette affirmation
contredit des faits qui sautent aux yeux, car il est évident que l'homme
sans maitrise sur lui-même, avant que la passion se manifeste, ne partage
pas l'opinion générale précédemment
exprimée. D'un côté, ils reconnaissent que rien n'a plus de
pouvoir que la science. Mais sur le point que nul n'agit contrairement à
ce qui lui paraît le meilleur, ils ne se trouvent plus d'accord. Aussi
soutiennent-ils que l'homme sans maitrise sur lui-même, quand il est
vaincu par le plaisir, possède, non pas la science, mais l'opinion
seulement159(*) ».
Le terme avoir se décline en
plusieurs acceptions chez Aristote. Il est pris au sens d'état
et de disposition ou de quelque autre qualité. En effet, nous
disons souvent posséder une chose ou une science. Dans les
Catégories, cependant, Aristote pense que « ceux
qui possèdent une science peu stable et qui peuvent, au contraire,
facilement la laisser fuir, on ne dit pas qu'ils ont le `savoir', bien qu'ils
se trouvent dans une certaine disposition, plus ou moins bonne, à
l'égard de la science160(*)». Le problème que pose la science,
le savoir, c'est-à-dire la vertu, et son exercice ou son actualisation,
se situe dans la problématique d'ensemble que constitue « le
syllogisme pratique ». Aristote propose à des fins
pédagogiques, d'établir un parallèle entre le syllogisme
scientifique et ce qu'on appellera plus tard - on ne retrouve l'expression que
tardivement chez Aristote, dans son traité sur l'âme - `le
syllogisme pratique'. On doit la réhabilitation de cette expression sans
doute à Hume ou encore aux travaux de D.J. Allan qui publiait en 1950,
un article intitulé « Le syllogisme pratique ». Ce
parallèle avait pour but d'expliquer pourquoi l'articulation du
désir et d'une faculté cognitive, entraine nécessairement
l'action comme si toute action découlait d'un syllogisme
préalablement formulé ; où le désir pose la
mineure, et la faculté rationnelle, la majeure. « Dans le
syllogisme pratique, fait observer le Stagirite, on distingue, d'une
part le jugement ou proposition portant sur l'universel, et d'autre part, le
jugement portant sur l'individuel (car le premier énonce que le
possesseur d'une telle qualité doit accomplir tel acte, et le second que
tel acte déterminé est de telle qualité et que je suis la
personne la personne possédant la qualité en question), c'est,
dès lors, ce dernier jugement qui imprime le mouvement, et non celui qui
porte sur le général, ou plutôt ne serait-ce pas l'un et
l'autre, l'un étant plutôt en repos et l'autre, non161(*) » ?
Car dans le domaine éthique, c'est
aussi au syllogisme que l'on fait appel, c'est-à-dire, à un
mécanisme de délibération aboutissant à une
décision effective, et c'est lui qui fournit un schéma
d'explication de notre comportement rationnel. Le syllogisme pratique chez
Aristote pose le problème de la motivation humaine ou morale. On peut
dire que le stagirite plaide de manière générale, pour une
conception internaliste de la motivation au sens où
« l'internalisme, est la conception selon laquelle, la
présence d'une motivation pour agir moralement est garantie par la
vérité des propositions éthiques elles-mêmes. Selon
cette conception, la motivation doit être si étroitement
liée à la vérité ou la signification des
affirmations éthiques que, lorsque dans un cas particulier, quelqu'un
est (ou croit qu'il est) dans la nécessité morale de faire
quelque chose, il s'en suit qu'il a une motivation pour le faire162(*) ».
Ici, avec Aristote, nous assimilons la science
à la vertu. Ainsi, la science n'est pas considérée comme
un genre, c'est-à-dire comme science particulière. La science,
prise dans son absoluité, c'est la philosophie, la philosophie
première, la sagesse. Au contraire, « la science, comme
genre, est, en son essence même, ce qui est relatif, à une autre
chose (car on dit qu'il y a une science de quelque chose).Par contre, aucune
des sciences particulières n'est dans son essence, relative à une
autre chose. Les sciences particulières ne font donc pas partie des
relatifs. Et si nous recevons une telle qualification, c'est seulement
d'après des sciences particulières, puisque ce sont elles que
nous possédons : nous sommes dits savants par la possession de
l'une de ces sciences particulières. Il en résulte que ces
sciences particulières en vertu desquelles nous sommes parfois
qualifiés, sont-elles même des qualités, tout en
étant pas des relatifs163(*)».
Il faut dire que pour Aristote, lorsqu'un sujet
formule un jugement moral, qu'il soit évaluatif ou prescriptif, cet
énoncé possède un lien interne avec la motivation qui
incite ou peut inciter ce dernier à agir en accord, c'est-à-dire
conformément à ce jugement. De plus, la motivation humaine inclut
l'idée d'une relation entre la perception des valeurs morales - ou de
celle du caractère moral d'une situation - par l'agent, et certaines de
ses conduites. On parle alors de la prescriptivité de
l'expérience perceptuelle des valeurs.
Dans l'Organon, Aristote soutient
l'idée qu'il existe des jugements éthiques vrais. Plus
fondamentalement, la motivation humaine aussi minime soit-elle, semble
être la preuve que l'individu forme bien certaines propositions
éthiques pouvant être dites vraies. C'est la raison pour laquelle,
on peut penser que chez Aristote, « les jugement moraux sont vus
comme factuellement cognitifs ; ils avancent des affirmations sur le monde
qui peuvent être réputées vraies ou fausses (comme tout
autre croyance factuelle) ; la vérité et la fausseté
de ces affirmations sont des objets possibles de la connaissance humaine, tout
autant que n'importe qu'elle autre affirmation factuelle sur le monde164(*) ».
Le parallèle du syllogisme pratique avec le
syllogisme scientifique, conduit Aristote à nier qu'il ait quoi que soit
dans la signification littérale d'un jugement moral, qui nous oblige
à évaluer sur une dimension autre ou supplémentaire que
celle du vrai et du faux. Ce qui revient à dire que, si un
énoncé éthique est vrai, il l'est en vertu du monde
réel et effectif, existant de façon indépendante,
autonome. C'est dire qu'avec Aristote, « les croyances morales
visent le vrai, et ce qui les rend vrai c'est cet ajustement au monde ; la
fausseté est un échec décisif pour une croyance et les
croyances fausses doivent être changées pour être
ajustées au monde, et pas l'inverse165(*) ».
L'idée de `vérité morale'
ou de `certitude morale' est donc supposée chez l'inventeur de la
logique. La notion de vérité morale présuppose l'existence
d'un état du monde causalement indépendant de nos croyances
à son égard et en vertu duquel nos croyances morales sont vraies
ou fausses.
Généralisée et affinée,
cette description a paru à de nombreux philosophes, depuis Aristote,
contenir la promesse d'une analyse du raisonnement pratique,
c'est-à-dire du raisonnement portant sur ce qu'il faut faire,
raisonnement qui conduit à l'action. Le syllogisme pratique consacre de
manière générale, la subordination du désir
à la croyance vraie et justifiée, et nous le verrons par la
suite, la subordination du désir à la croyance. Mais,
étant donné que le désir et la croyance sont
présents, les conditions qui conduisent à une action
intentionnelle sont également satisfaites (et par conséquent
l'expliquent), en sorte qu'Aristote dit qu'une fois que la personne a le
désir et croit qu'une action le satisfera, elle agit sur le champs.
Puisqu'il n' y a pas lieu de distinguer les conditions sous lesquels,
l'agent est en position d'inférer qu'une action qu'il est libre
d'accomplir est désirable, des conditions sous lesquels il agit,
Aristote semble identifier le fait de tirer la conclusion d'une
inférence avec le fait d'agir : la conclusion donc est une
action.
Mais bien entendu, cette analyse de l'action
intentionnelle et de la raison pratique contredit a priori, l'hypothèse
selon laquelle il y a des actions incontinentes. Tant que nous suivons ce
schéma de la théorie d'Aristote, nous ne pouvons pas manquer de
réaliser qu'il ne peut pas nous fournir d'analyse satisfaisante de
l'action incontinente. On ne devrait pas supposer que l'on puisse
échapper à la difficulté soulevée par Aristote
simplement en abandonnant la doctrine selon laquelle, avoir des raisons d'agir
conduit toujours à agir. Les causes de l'action peuvent ne pas en
être les motifs ou les raisons. Nous pourrions aussi admettre, par
exemple, qu'un homme puisse avoir un désir et puisse avoir qu'une action
le satisfera, sans cependant accomplir l'action correspondante, et ajouter que
c'est seulement si le désir et la croyance sont la cause de l'action
que nous pouvons parler d'une action intentionnelle. Si l'on interroge ainsi
la théorie d'Aristote, il nous faudrait encore expliquer pourquoi dans
certains cas, le désir et la croyance causent une action, alors que dans
d'autres cas, ils conduisent seulement à juger qu'une certaine ligne de
conduite était désirable.
Si l'on revient à la formulation de cette
thèse proposée par Aristote, on ne peut retenir l'idée
d'un lien intrinsèque ou nécessaire entre les jugements moraux et
la motivation de la volonté, que si l'on rejette la conception humienne
d'une séparation entre les croyances et les désirs. Si l'on veut
nier l'existence de ce lien intrinsèque, il faut abandonner la
thèse, qui reflète une caractéristique de la psychologie
du sens commun aujourd'hui, selon laquelle il existe deux catégories
distinctes d'états mentaux, les croyances et les désirs.
En effet, les croyances sont supposées
représenter une réalité constitué de faits
`inertes', alors que les désirs sont supposés être de
provenance subjective, et fournir la force indispensable qui motive toute acte.
Selon la métaphore bien connue, les croyances et les désirs
n'ont pas, en tant qu'états mentaux la même relation avec le
monde, la même direction d'ajustement. Les croyances sont censées
se conformer à la réalité, et avoir une direction
d'ajustement qui va `de l'esprit au monde' (elle son vraies si le monde leur
correspond) ; alors que les désirs ont une direction d'ajustement
qui va du monde à l'esprit (ils sont tels que la réalité
est supposée, s'ils sont satisfaits, se conformer à eux). Si
l'on rejette cette dichotomie usuelle, il faudra admettre l'existence
d'états mentaux possédant un contenu complexe, susceptible de
jouer les deux rôles à la fois, c'est-à-dire d'être
en même temps cognitifs et pratiques. Ces états seraient des
croyances, mais aussi des désirs ou des croyances en tant que
désirs. Ce serait des croyances qui sont ou qui constituent des
désirs, ou des croyances qui combinent les deux directions
d'ajustement166(*).
Certains philosophes s'appuient sur une analyse
aristotélicienne du caractère épistémique de la
vertu et se concentrent sur la motivation morale de la personne vertueuse. Ils
essaient de montrer, comme d'autres philosophes avant eux, que certaines
croyances sont capables de motiver par elles-mêmes, sans l'appui de
désirs qu'on pourrait concevoir indépendamment des croyances
morales en questions. Il semble que dans le cas de la motivation morale, ces
croyances morales engendrent des désirs appropriés. En
fait, Aristote a lui-même formulé une idée de ce genre,
quand il parlait de l'opération réussie d'un intellect
désirant ou d'un désir réfléchi dans
son traité De L'Ame167(*).
En revanche, on peut observer que deux cas remettent
en question ce qui vient d'être énoncé
précédemment. De tels cas semblent aller à l'encontre de
la conception selon laquelle, les croyances ont une force motivationnelle
essentielle, indépendante de l'appui de désirs ontologiquement et
conceptuellement distincts. « Les uns concernent des personnes
vertueuses qui n'ont pas les croyances constitutives de la sensibilité
morale, et chez qui les raisons d'agir opposées aux décisions
éthiques ne sont pas `réduites au silence' et sont sous-tendues
par des désirs possédant une existence et une force motrice
indépendantes des états cognitifs de l'agent. Les autres,
concernent les personnes qui manifestent le phénomène de
l'accidie, c'est-à-dire qui sont indifférentes à
toute considération morale en raison de troubles psychologique (qui
voient ce qu'il faut faire moralement, mais qui n'ont pas la volonté
nécessaire pour réaliser leurs principes)168(*) ».
Il n'est donc pas nécessaire pour rendre compte
de ces cas, de supposer une distinction essentielle entre les croyances et les
désirs, et on peut s'en tenir à une forme de cognitivisme
pur : ce sont les croyances morales elle-même qui possèdent
un pouvoir motivationnel. On peut donc décrire qu'un désir se
produit lorsqu'on se trouve dans un état, où l'on est
motivé par l'écart entre deux croyances morales, qui
sont des représentations d'états de choses antérieurs ou
postérieurs, ou même contemporain par rapport à l'action.
Ce sont ces représentations, ou plutôt ces
« croyances qui mettent en lumière, qui constituent les
raisons d'agir, et qui engagent la volonté, et non pas le
désir ». En clair, « les faits qui font
partie du monde peuvent être en même temps des raisons de le
changer169(*) ».
C'est donc ainsi, que l'on peut expliquer les cas
problématiques où on a l'impression d'une divergence entre
croyance et désirs. Mais en outre, « les défenseurs
de l'externalisme invoquent aussi les cas de personnes manifestant un
comportement volontairement amoral ou immoral : mais les partisans de
l'internalisme cognitiviste n'accepte pas la description qu'en proposent leurs
adversaires. Ils essaient de prendre en compte [aussi] le
problème posé par l'existence d'individus fanatiques et amoraux,
mais néanmoins rationnels en apparence. Ils répètent
inlassablement que ces personnes ne parviennent pas vraiment à
comprendre les raisons morales qu'elles ignorent, ou ce pouvoir que les
amoralistes et les immoralistes se contentent purement et simplement de lui
refuser. Quant au phénomène de l'accidie, de
l'indifférence à l'égard des considérations
morales, due à un trouble psychologique, elle va de pair avec la version
du cognitivisme. Les états mentaux, qui représentent des faits
intrinsèquement motivants, suffisent à engager la volonté
et à conduire à l'action, par eux-mêmes, sans l'aide des
désirs, qui leurs sont `externes' ; mais pas toujours dans les
contextes. On peut expliquer, d'une manière particulière, et
selon les cas, pourquoi ils n'y parviennent pas, en se référant
à telle ou telle forme de désordre, psychologique qui affecte la
force des croyances et provoque cette indifférence morale (ou
accidie) sans mentionner pour autant l'absence ou la mise en
échec des désirs appropriés170(*) ».
Dans la description, ou plus exactement dans
l'interprétation du syllogisme pratique de l'akratès,
Aristote semble suggérer que le désir n'a pas suivi le choix
comme il aurait du le faire ; en d'autres termes, que le mouvement allant
de la prémisse à la conclusion pratique, c'est-à-dire
à l'action, n'a pas suivi son cours normal. Plus
précisément, Aristote observe qu'un désir opposé
est venu contrarier le jugement moral vrai et justifié qui aurait du
mettre le corps en mouvement, conformément à ce qui ressortait du
jugement. Il sera donc conduit à distinguer contre Platon et ses
successeurs, l'individu qui possède la science, la vertu que symbolise
la proposition éthique universelle et qui l'exerce, de celui qui
détient le savoir mais ne l'actualise pas. Aristote s'explique en
écrivant : « Nous disons qu'il y a deux
manières de savoir : il y a celui qui possède la science
sans toutefois l'utiliser, et c'est celui qui sait ainsi qu'on dit. Il y aura
donc une différence selon qu'on fait ce qu'on ne doit pas faire :
en ayant la science, mais sans réfléchir sur l'acte et ayant
à la fois la science et la connaissance
réfléchie171(*) ».
Est-il possible de posséder la science
sans l'exercer ? Comment posséder la vertu et agir contre ?
Plus simplement, comment l'acrasie est-elle possible ? Au niveau
syllogistique, c'est-à-dire au niveau du raisonnement de l'agent,
Aristote donne quatre arguments qui justifient la possibilité de
l'acrasie.
-Premier argument : « L'ignorance ou la
méconnaissance des fait particuliers ».
Tout raisonnement, chez Aristote, à la
forme d'un syllogisme. La prémisse majeure constitue la connaissance la
plus générale ou universelle, tandis que la prémisse
mineure s'applique à des cas restreints ou particuliers. Or, il peut
arriver que l'on possède en acte, la connaissance de la prémisse
majeure, mais en puissance celle de la mineure. L'akratès,
c'est-à-dire l'incontinent, est donc celui qui agit sans penser à
faire application de la règle générale ou du principe
universelle contenu dans l'énoncé éthique vrai,
émis par la faculté cognitive, au cas singulier exprimé
par la mineure émise par la faculté désirante.
« Du moment qu'il y a deux sortes de prémisses,
explique Aristote, rien n'empêche l'homme qui les connaît
toutes deux d'agir contrairement à la science. Si par exemple, il
utilise la proposition générale et non la proposition
particulière. Ce qui relève de l'action ce sont toujours les cas
particuliers172(*) ».
Ainsi, l'incontinent saurait que la viande
légère est bonne pour la santé, mais ne saurait pas que x
est une viande légère, si bien qu'il ne mangera jamais
d'x.
Par ailleurs, il peut arriver qu'il y ait deux
universels dans la majeure : un universel peut être
prédicable du sujet et l'autre de l'objet. Nous savons d'Aristote que
« le général peut présenter des
différences. Dans certains cas, il existe en fonction de
l'individu ; dans l'autre en fonction de la chose. Aussi n'y a t-il rien
d'étonnant qu'on se trompe en ayant une connaissance de la
sorte173(*) ».
L'injustice et l'instabilité dans l'esprit de
certains hommes, leur désordre et leur manque de mesure, sont les
dernières conséquences d'innombrables inexactitudes logiques, de
manque de profondeur, de conclusions hâtives.
De la même manière, on est incontinent du
fait qu'on se laisse mener par l'opinion, en la suivant comme un berger, un
guide. L'incontinent met donc sur le même pied, la science et l'opinion.
Son raisonnement traite indistinctement science et opinion. Aristote affirme en
ce sens que « si donc du fait qu'il accordent leur confiance
à la légère, les gens menés par l'opinion agissent
contre leurs propres manières de voir plus facilement que ceux qui
savent, la science ne diffèrera en rien de l'opinion, car il y a des
gens qui se fient tout autant à leur opinion que d'autre à leur
savoir, ce qui est bien clair chez Héraclite174(*) ».
-Second argument : « L'entrave des
passions ».
Chez Aristote, l'usage de la réflexion se
trouve entravé quand d'une part, on refuse de s'en tenir à une
conclusion qui ne satisfait pas ; d'autre part, lorsqu'on « ne
peut avancer », c'est à dire quand on est dans
l'impossibilité de donner une riposte aux velléités du
désir. Or, il peut arriver que d'après un raisonnement de cette
sorte, le manque de réflexion joint à l'impuissance à se
maitriser, nous poussent à être acratique en faisant le contraire
de ce qu'on pense, en raison de cette incontinence. On se figure donc que le
bien est mal et qu'il faut s'en abstenir ; de sorte que c'est le mal et
non le bien qu'on ferra. L'incontinent se trouve donc enferré par ce
proverbe qu'on citait communément dans l'Antiquité :
« Si l'eau me suffoque, que boire
encore ? »
De plus si c'est l'opinion et non la science
qui mène l'individu dans l'akrasia, c'est que le jugement moral
contenant l'universel, qui doit l'aider à résister à la
passion, manque de force. La contrainte exercée par le meilleur jugement
n'est pas suffisante pour résister à la passion ; elle n'est
pas suffisante à motiver l'agent à tirer la conclusion pratique
qui s'impose par nécessité. Ainsi, le lien entre
l'énoncé éthique universel et l'action, est mal
assuré, et l'incontinent est comme dans une sorte d'incertitude, il est
face à l'abîme comme le mettra en évidence Derrida. Il
n'arrive pas à demeurer ferme dans ses raisonnements contre les assauts
répétés des passions ainsi que le pensait Platon. En ce
sens on peut voir ici à juste titre, une réhabilitation, ou une
justification partielle des thèses platoniciennes. En effet, lorsque
Aristote entame la discussion sur l'acrasie, il mentionne Socrate et formule le
problème dans la perspective adoptée par celui-ci. L'aporie qui
ouvre le chapitre 3 du livre VII et qui, d'une certaine manière,
gouverne toute la recherche, porte sur le sens en lequel quelqu'un peut
être considéré comme ayant une conception correcte
lorsqu'il cède à l'acrasie. La phrase n'est pourtant pas exempte
d'ambigüité. En effet, on pourrait la comprendre comme soulevant
une difficulté à propos de l'acte acratique (et de ses
description possibles), la connaissance étant présente sur le
seul mode du plein savoir. Dans ce cas, ou bien il n'y a pas de place pour
l'acrasie dès lors que le sujet connait, ou bien, si le
phénomène est admis sous une quelconque description, il lui faut
pouvoir se produire en présence d'un savoir intégral. Or,
puisque Aristote admet ce phénomène sous une certaine
description, sa position doit obligatoirement être antisocratique, car le
savoir doit forcément alors, en un certain sens, se trouver
tiraillé par autre chose, ce que Socrate refusait absolument. En grec,
dans cette interprétation, pour ôter à la phrase
l'ambigüité de sa syntaxe, on aurait pu dire se demander
« le savoir étant présent, comment cède t- on
à, l'acrasie ? Quelle est la nature de la connaissance lorsqu'on
cède par acrasie ? En effet, la question selon Aristote porte sur
le mode de connaissance en présence lorsqu'on cède par acrasie ou
à l'acrasie, et non sur l'existence ou non d'un tel
phénomène lorsqu'on connait pleinement. Tel semble être le
sens profond du propos d'Aristote. En effet, lorsqu'il revient sur cette
aporie, Aristote la rattache à une autre question : En quel sens le
sujet sait quand il cède par acrasie ? (Et non pas si l'on
cède lorsqu'on est possède la pleine connaissance ?). Ainsi
comprise, la question n'est pas incompatible avec le déni socratique de
l'acrasie ; au contraire, elle est compatible avec lui, car l'une des
réponses possibles, consiste justement à montrer que, en un
certain sens, ce n'est pas le savoir proprement dit qui est tiraillé par
l'appétit, mais que l'acrasie a lieu lorsque ce qui relève de la
sensation soit n'est pas présent, soit l'est à l'instar des vers
d'un ivrogne qui cite sans en appréhender vraiment le sens. Une telle
solution est en effet compatible et redevable à la thèse
socratique, car ce qui relève de la sensation ne s'identifie pas
à ce qui est proprement connaissance.175(*)
Considérerons maintenant la réponse
d'Aristote : celle-ci reste, en un sens largement tributaire et donc
voisine de celle de Socrate. En effet « Socrate l'Ancien »
soutenait que ce qu'on décrit communément comme le fait
d'être « vaincu par les passions » et d'aller
à l'encontre de ce qu'on croit être le meilleur était en
réalité causé par l'ignorance, en l'occurrence une
croyance fausse relative à ce qui nous est avantageux. Son modèle
intellectualiste de l'action ne laissait aucune place à l'acrasie. Or,
la solution que présente Aristote fait aussi appel à l'ignorance
pour expliquer le phénomène de l'acrasie. Le problème de
l'acrasie, pour le Stagirite tourne autour de la nature de l'ignorance qui
s'empare de l'humain au moment où il agit contre lui-même. Il y a
bien une « ignorance » même si les deux ne sont pas
d'accord sur la nature de celle-ci176(*).
Or, Aristote est sur ce point très
clair : là où il y a des passions il n'y a pas de science.
La passion est marquée du sceau de la sensibilité qui
détourne l'universalité de la majeure. D'ou l'erreur de jugement
de l'incontinent : « Puisque la
dernière proposition est un jugement qui est du domaine du sensible et
qui détermine souverainement nos actes, l'homme en état de
passion ou ne la possède pas ou la possède de telle
manière qu'on ne peut appeler cela `savoir' au sens exact du
terme ; c'est parler machinalement comme l'homme qui, sous l'empire de la
boisson, récite des vers d' Empédocle. Le fait s'explique aussi
parce que le dernier terme ne paraît pas avoir une portée aussi
générale et aussi scientifique que le terme universel. Et il
semble bien que se produit ce que Socrate cherchait à expliquer. En
effet, la passion ne se montre pas quand existe ce qui paraît être
la science, au sens exacte du terme. Cette science n'est pas tiraillée
en tout sens par la passion, laquelle remporte la victoire uniquement sur la
connaissance relevant de la sensibilité177(*) ».
Les passions égarent la
raison ; la passion peut influencer la volonté par une forme de
distraction, en la détourant de son bien propre (celui que juge la
raison) ou en gênant le jugement de la raison, en suscitant une
appréhension véhémente de l'imagination et l'estimation
qui s'en suit. La passion entraine donc une appréhension sensible qui
altère le jugement de la raison, et par suite, corrompt le mouvement de
la volonté qui suit toujours un jugement de la raison. Cette distinction
peut être reportée sur la description de l'acte incontinent, qui
fait l'objet d'un choix mais ne procède pas tant du choix que de la
passion.
Thomas d'Aquin en commentant le livre VII de
l'Ethique à Nicomaque, ne mentionnait pas la volonté
puisque celle-ci ne fait que suivre le jugement de la raison, et qu'il ne situe
pas l'incontinence entre jugement et vouloir. Pour beaucoup de commentateurs,
Thomas d'Aquin ne parait pas conscient de s'écarter du texte
aristotélicien qu'il a commenté largement, et ce sans faire
intervenir la volonté pour expliquer l'incontinence. L'incontinence
s'explique par l'influence de la passion sur la raison, qui entraine l'action,
via la volonté. Quand il analyse l'incontinence, Thomas d'Aquin
défend l'idée d'une succession de jugements particuliers, sur la
bonté d'une action. Lors d'un développement largement
dépendant d'Aristote, Thomas d'Aquin rappelle que l'action est
guidée par une connaissance double, universelle et particulière.
Un défaut de l'une ou de l'autre connaissance met en péril la
rectitude de l'action. Un individu peut donc avoir une connaissance
universelle correcte, mais se tromper dans la considération
particulière, voire posséder la connaissance habituelle que cet
acte singulier est proscrit ou interdit, mais ne pas le considérer
actuellement. Il peut donc agir contre son jugement, si celui-ci ne fait pas
l'objet d'une considération actuelle : que se soit par un
défaut d'attention, ou en raison d'un obstacle. La passion qui fait
négliger la considération actuelle du bien est de ce type. Thomas
d'Aquin distingue trois formes d'empêchement dus à la
passion : l'altération physique, qui pourrait en venir à
rendre cette action involontaire en ligotant la raison
(l'ébriété par exemple), même si la cause de cette
délibération était volontaire ; la distraction et la
passion. Ces deux derniers cas et surtout la passion, sont les plus pertinents
pour l'incontinence. L'individu n'est pas contraint par la passion : il
pourrait résister, toutefois elle l'emporte. La lutte semble bien
opposé la raison à la passion, qui peut l'amener à
produire un jugement actuel opposé au jugement habituel. La suite de
l'étude de Thomas d'Aquin, très proche d'Aristote, ne fait que
renforcer cette analyse : le syllogisme de l'incontinent possède
quatre propositions, deux universelles l'une de la raison, l'autre de la
passion ; mais la passion ligote la raison afin d'éviter qu'elle
n'adopte la première et conclue sous elle, de sorte que pendant ce temps
(de la passion), elle (la passion) adopte la seconde et conclut sous elle.
L'incontinence s'explique par l'influence de la passion sur la raison, qui
entraine l'action, via la volonté. Quand il analyse
l'incontinence, Thomas d'Aquin défend l'idée d'une succession de
jugements particuliers, sur la bonté d'une action. Lors d'un
développement largement dépendant d'Aristote, il rappelle que
l'action est guidée par une connaissance double, universelle (par
exemple : toute fornication est interdite) et particulière (cet
acte, qui est un acte de fornication, est interdit)178(*).
La définition d'akrasia comme
entrave des passions nous permet chez Aristote de nous poser la question
suivante : l'acrasie est-elle absence totale ou partielle de
science ? Pour le Stagirite, l'incontinent est privé de
toute science si et seulement s'il est semblable à celui qui
récite des démonstrations par coeur, sans en avoir aucune
science, sans les comprendre. De fait, il ne saura ni apprécier, ni
distinguer de deux jugements A et B, celui qu'il doit fuir de celui qu'il doit
suivre. Aristote en donne l'illustration : « Certains
au début de leurs études, récitent d'une haleine les
raisonnements qu'ils ont appris, mais il n'en on aucune connaissance
exacte179(*) ».
Pour Aristote, l'incontinent a sa faculté
de raisonner entravée ou prisonnière des passions comme l'amour,
l'appétit sexuel, la colère ou la douleur. Dès lors,
indépendamment de son actualisation on peut posséder la science
dans un sens et pas dans l'autre ; comme dans le cas du fou ou de l'homme
ivre : « Nous voyons bien que la disposition est loin
d'être identique quand on a le savoir et quand on sait l'utiliser ;
on peut le posséder, sans le posséder à proprement parler
et ressembler à un dormeur, à un fou ou à un homme ivre.
C'est bien dans cet état que se trouvent ceux-là du moins qui
sont livrés aux passions. La colère, les désirs amoureux,
et quelques autres affections de ce genre produisent aussi, manifestement, un
changement dans le corps et provoquent même chez quelques-uns un
véritable égarement. Sans doute il faut dire que ceux qui n'ont
aucune maitrise sur eux-mêmes sont dans le même
état 180(*)».
Selon Pierre Bayle, l'humain ne vit ni n'agit en
accord avec ses principes moraux. Si l'homme n'agit pas conformément
à ses principes, c'est parce qu'il suit, comme l'avait montré
Aristote, le jugement particulier au détriment de principe
général. Or, le jugement particulier s'oppose la plupart du temps
à la règle générale qui manifeste la lumière
naturelle. En ce sens on voit que la théorie aristotélicienne de
l'incontinence se voit conforter et légitimer par P. Bayle ; ou
devrions nous plutôt dire qu'il utilise (et pour certains
instrumentalise) la théorie aristotélicienne de l'incontinence.
« L'homme ne se détermine pas à une action
plutôt qu'à une autre par les connaissances
générales qu'il a de ce qu'il doit faire mais par le jugement
particulier qu'il porte de chaque chose lorsqu'il est sur le point d'agir. Or,
ce jugement particulier peut bien être conforme aux idées
générales que l'on a de qu'on doit faire, mais le plus souvent il
ne l'est pas. La poète qui a fait dire à Médée, je
vois et j'approuve le bien, mais je fais le mal a parfaitement, bien
représenté la différance qui se rencontre entre les
lumières de la conscience et le jugement qui nous fait
agir 181(*)».
Si nos actions ne sont produites que par
l'intérêt , on peut induire qu'elles ne sont produites que par la
passion. La passion n'est pas nécessairement quelque chose venue du
dehors et indépendante de la volonté de l'agent. Il est peu de
pensées sur lesquelles P. Bayle aime à revenir que sur le
déterminisme (relatif) des actions humaines. L'agent est toujours
déjà esclave de ses passions, et il ne lui laisse aucun autre
choix que de se laisser guider, entrainer par celles-ci. La volonté
n'est rien, la fortune et les passions sont tout. Quoique les hommes se
flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent l'effet dans grand
dessein, mais des passions humaines contingentes. Le secret de nos
décisions tout simplement, se trouve dans l'équilibre des
passions antagoniste « qui changent, selon P. Bayle, du
soir au matin » : c'est donc une affaire de
mécanique. Si nous résistons à nos passions, c'est plus
par leur faiblesse que par la force de la volonté ou de la conscience.
L'humain, pense P. Bayle, croit souvent se conduire lorsqu'il est conduit, et
pendant que par son esprit il tend à un but, son coeur emporté
par la passion, l'entraine insensiblement à une autre. Puisque nous ne
pouvons agir avec une totale liberté et une complète
indépendance, encore moins dépend t-il de nous de
préserver dans l'action commencée ou en cours. En clair, l'esprit
et l'entendement sont toujours les dupes des passions du coeur. L'esprit croit
toujours, par son habileté et ses raisonnements, faire au coeur ce qu'il
veut ; mais il se trompe, il en est le dupe ; c'est toujours le coeur
qui fait agir l'esprit. L'esprit suit tous les mouvements du coeur,
malgré les intentions contraires, et les accompagne même sans
croire les suivre. Les vers du poète
disent : « la raison sans cesse raisonne, et jamais n'a
guéri personne, et le dépit le plus souvent, rend plus amoureux
que devant ».
Bayle conçoit le coeur comme l'ensemble
fatal des passions et des inclinations, qui sans cesse dominent et gouvernent
la raison, alors que la raison se croit se croit maitresse et souveraine. La
volonté, en nous, est toujours la dupe des passions, la liberté
de la servitude. Nous ne pouvons désirer nous modifier que si ce
désir nous vient, et il ne peut nous venir que par la diminution, et le
remplacement d'un autre désir. Donc là où une passion est
vaincue, ce n'est pas nous, en réalité, qui triomphons d'elle,
mais c'est une passion contraire. Il y a dans le coeur, dit P.Bayle, une
génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine
de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre. Quelle est
donc, en résumé, la dernière unité à
laquelle se ramènent les passions qui semblent agiter l'humain d'une
manière si diverse et contradictoires, et qui ont pourtant la même
source ou origine, et la même fin ? Il y a d'abord, une passion
générique, qui domine toute les autres, c'est la vanité,
l'orgueil (hybris). Les passions les plus violentes, dit Bayle, nous
laisse quelquefois du relâche, mais la vanité, elle, nous agite
toujours. Maintenant l'orgueil lui-même, avec toutes les passions qu'il
renferme, rentre et se résume dans une passion plus
générale encore : l'amour-propre. L'amour-propre,
voilà le centre autour duquel s'accomplissent tous les mouvements de
l'âme. Il est l'âme même, il est la vie.
P. Bayle se plait à insister sur
l'auto-illusion ou la duperie de soi comme Platon et Aristote. Le tyran,
pensait Platon, pouvait se tromper lui-même en pour la satisfaction de
quelques désirs érotiques et tyranniques. De sillage de Platon et
d'Aristote, Bayle pense que si l'homme n'agit pas selon sa croyance, c'est
parce qu'il est englué dans l'ignorance, et les faux
préjugés. Il peut les avoir forgé lui-même, et en
être victime. Mais il n'en demeure pas moins que la difficulté
qu'il a à en sortir, le conduit très souvent à faire de
ces « faux principes », les règles de sa
conduite. C'est la raison pour laquelle le philosophe français,
« il y a une infinité d'individu qui s'aveuglent
volontairement ». Cependant, « il n'est pas vrai,
nuance t-il, que nos passions soient toujours la règle de nos
sentiments. C'est donc à tort que l'on s'imagine que, quand nous ne
voyons pas une vérité importante dans [la morale], nous
avons quelque passion secrète qui a intérêt que nous
demeurions dans l'ignorance182(*) ».
Plongé dans l'ignorance, l'humain agit
contre ses croyances morales car pour lui, « la raison, et les
lois naturelles et civiles, la justice et la vertu sont des mots vides de tout
sens ». D'où la facilité qu'il a à agir
contre. Pour peu d'entendement que l'on ait, il est aisé de voir que les
hommes « sont plongés dans les plaisirs et
[qu'ils] font consister toute leur gloire à reposer dans le
sein de la volupté ». L'action humaine est donc toujours
en contradiction avec les principes moraux en ce qu'elle émane d'une
âme sujette à la volupté, au plaisir, aux passions, et
à l'opinion.
En conclusion, on peut dire que de
l'inanité des dogmes spéculatifs de la morale, découle la
non-conformité des actions humaines. Pour P. Bayle, on s'imagine
faussement qu'un homme agit toujours en vertu des principes moraux. Il n'y a
pour lui, rien de plus sujet à l'illusion que de juger les moeurs d'un
homme, par les opinions générales dont il est imbu. C'est encore
pire que s'il on jugeait de ses actions par les traités de morale ou par
des harangues, qui néanmoins sont de fort mauvais garants des
inclinations de l'auteur. Il apparaît alors que pour P. Bayle, l'acrasie
est l'essence de l'homme. On peut dire aussi sans risque d'erreur que, la
passion est l'essence de l'homme en tant qu'elle est le principes de ces actes.
Ces derniers relèvent tous de la contingence des passions, des
inclinations, du tempérament. Il revient donc à l'indistinction
platonicienne. L'essence de l'humain c'est donc la contradiction, le conflit
entre la croyance et les passions du coeur, le tempérament. Les passions
égarent la raison ; la passion peut influencer la volonté
par une forme de distraction, en la détourant de son bien propre (celui
que juge la raison) ou en gênant le jugement de la raison, en suscitant
une appréhension véhémente de l'imagination et
l'estimation qui s'en suit. La passion entraine donc une appréhension
sensible qui altère le jugement de la raison, et par suite le mouvement
de la volonté qui doit suivre toujours le jugement de la raison. Cette
distinction peut être reportée sur la description de l'acte
incontinent, qui fait l'objet d'un choix mais ne procède pas tant du
choix que de la passion.
Et comme le désir n'est jamais loin (des
passions), l'impuissance à résister aux passions laissent la
porte grande ouverte au torrent de désirs puissants et
déréglés. Il peut arriver qu'on rencontre chez l'agent
deux prémisses contradictoires. Or, si l'appétit,
c'est-à-dire le désir, se trouve en ce dernier, il le conduira
à conclure en fonction de l'énoncé éthique
dépourvu de vérité : car bien souvent le désir
cherche à tromper. Dans ce cas de figure telle est l'origine de
l'incontinence. Aristote fait remarquer à ce titre
que « quand le désir existe précisément
dans l'âme, d'un coté la prémisse nous recommande
d'éviter la chose, mais le désir qui meut chacune des parties de
l'âme, nous pousse à la rechercher183(*) ».
L'opinion commune juge que la maitrise de soi
et la fermeté sont des attitudes louables alors que l'impuissance
à se maitriser et la mollesse son méprisables et blâmables.
Plus exactement Aristote juge que l'homme maitre de lui-même s'identifie
avec celui qui sui absolument les prescriptions de la raison, tandis que
l'homme sans empire sur lui-même sort des voies de la raison.
L'incontinent est en quelque sorte déréglé tout en
possédant la raison. L'appétit ou le désir le conduit
à se détourner de la raison, et lui fait tirer des conclusions
contraires.
En clair, le désir et la passion
favorisent l'opinion au détriment de la science. Cette opinion peut ou
ne pas être contraire, à la droite règle contenue dans le
jugement moral vrai. Elle peut l'être par accident, puisque c'est en fait
l'application qui lui est contraire et non réellement la
prémisse. Pour Aristote, « il peut se faire qu'on se
montre dépourvu de maitrise de soi par l'effet, en un certain sens du
jugement, non pas qu'en soi le jugement s'oppose à la droite
règle, mais par accident184(*) ».
-Troisième argument : « La
délibération précipitée »
Aristote aime à rappeler que l'acrasie
peut résulter d'une délibération précipitée.
De deux jugements A et B, l'agent doit prendre le temps, avec discernement, de
choisir la meilleure des deux propositions morales au risque de choisir la
pire.
-Quatrième argument : « Le
problème de l'action nécessaire »
Selon Aristote dès que le syllogisme
pratique est posé, il s'ensuit nécessairement l'action ou la
conclusion pratique. Dans les situations d'incontinence, la majeure, nous
l'avons dit, peut être une opinion et la prémisse mineure se
rapporte aux faits particuliers où la perception c'est-à-dire
où la sensation est maitresse. Or, quand les deux prémisses
étant posées, s'accordent, l'âme pose nécessairement
la conclusion pratique. En conséquence, quand bien même l'une ou
les deux prémisses serait fondées en raison, et l'autre sur
l'opinion vraie, si l'accord se fait, l'action suit par
nécessité. C'est bien la raison pour laquelle Aristote
assimile l'incontinent à un histrion, cet interprète antique de
farces grossières :« Nous devons supposer que ceux
qui ne sont pas maitre d'eux-mêmes parlent à la manière des
histrions. Voici comment on pourrait observer la raison naturelle de ce
fait : la pensée porte tantôt sur les propositions
générales, tantôt sur les cas particuliers, qui sont
dès lors soumis à l'appréciation de la sensation.
D'où la nécessité pour l'esprit quand de deux opinions, il
en résulte une autre, que l'âme affirme la conclusion qui en
découle et, quand il s'agit de l'action, d'agir, immédiatement.
Ainsi, quand il existe une pensée générale ; quand il
y en a une autre, également générale, et qu'il y a une
proposition particulière, c'est cette dernière qui provoque
l'action185(*) ».
II.2.2. L'AKRASIA COMME DEREGLEMENT DE
L'ETHOS
Quel est l'homme absolument dépourvu de
maitrise de soi, se demande Aristote ? A partir du moment où nul ne
peut posséder toutes les variétés de cette impuissance
à se maitriser, les deux niveaux d'étude de l'incontinence se
dévoilent d'eux-mêmes : le niveau syllogistique, que nous
venons d'étudier, et le niveau éthique. Mais qu'est-ce que
l'èthos ?
L'èthos pour Aristote, c'est le
caractère, c'est-à-dire une certaine qualité de
l'âme. Plus précisément, le caractère est une
relation interne à des composantes hétérogènes. La
psychè humaine, en effet, n'est pas tout à fait
homogène, uniforme. Il y a en chaque homme, une faculté de
penser, non pas simplement une conscience mais une faculté rationnelle
capable de saisir les principes et de se demander
« pourquoi ? » ; et de remonter par une chaine de
questions successives à une origine ou à un premier principe. Il
y a aussi une faculté sensorielle et encore une faculté de
désirer un objet qui lui paraît bon et donc
désirable ; c'est cette faculté qui le fait se mouvoir de
plein gré vers celui-ci. C'est dire autrement que l'être humain,
pense Aristote bien avant Spinoza, réunit à la fois la
pensée rationnelle et le désir : l'humain est marqué
par le besoin, le manque ou la carence. Or, l'èthos c'est
précisément la relation entre le désir et la raison ;
l'èthos est la qualité de notre désir en tant
qu'il suit ou pas la raison, laquelle prescrit au désir ce qu'il doit
rechercher ou fuir : « Le caractère doit être
une qualité de la partie irrationnelle de l'âme capable,
toutefois, selon la raison impérative, de suivre la raison186(*) ». Voilà le
caractère, la qualité de notre désir,
élément non rationnel de l'âme en tant qu'il obéit
ou désobéit aux prescriptions ou la raison prescriptive, lui fait
suite ou ne lui fait pas suite. Le caractère est « un jeu
entre le désir et la raison187(*).
Une personne est donc
qualifiée moralement à partir du type d'objet qu'elle se
représente comme bon et qu'elle désire. Et de là, puisque
le plaisir n'est jamais loin, l'individu est qualifié moralement en
fonction des objets qui lui procurent du plaisir.
Or, il arrive que la raison soit dans le vrai,
mais que le désir tende malgré ses prescriptions vers l'objet
qu'elle juge mauvais ou nuisible. La raison et le désir sont donc en
conflit (Kratos) et rentrent dans un rapport de force. Pour Aristote,
l'akrasia et le conflit intérieur qui le caractérise,
sont moins mauvais que l'akolasia, l'intempérance vicieuse,
puisqu'ils témoignent d'une conscience de l'orthos logos et ne
sont donc pas incurables. Parce qu'il a fait un bon choix, l'homme sujet
à l'akrasia, n'est pas vicieux ; il se laisse
détourner de ce choix et tel est son défaut. Si c'est le
désir qui l'emporte sur la raison, l'individu sera dans une situation
d'absence de contrôle de soi, de manque de force, de mollesse, d'acrasie.
C'est donc le caractère causal du désir qui explique la mise hors
circuit de la droite règle. Nous sommes conduit à faire ce que la
droite règle nous prescrit de fuir.
Il intéressant de voir comment
l'acrasie révèle l'une de ses modalités essentielles, au
travers du conflit moral. Par un cas de `conflit moral', nos entendons
un cas où il y a de bonnes raisons à la fois d'accomplir une
action, et d'en accomplir une autre qui l'exclut (peut-être en
s'abstenant d'accomplir l'action en question). Il est assez clair que
l'incontinence ne peut exister que lorsqu'il y a conflit en ce sens, car
l'incontinent estime qu'une certaine ligne de conduite est (pour une
raison donnée) meilleure, et fait pourtant quelque chose d'autre (ce
également pour une raison).
L'image de l'incontinent que nous tenons
d'Aristote est celle d'une bataille ou d'une lutte entre deux adversaires.
Chaque adversaire est armé de son propre argument ou principe. Un
côté peut être appelé passion ou
désir et l'autre raison ou intellect. Ils
luttent à mort, il combattent avec acharnement : un
côté sort victorieux et proclame sa victoire, le mauvais
côté celui qui s'appelle passion ou désir gagne, et
l'emporte sur la raison. Il y a, nous l'avons déjà dit, une image
rivale que l'on peut trouver chez Socrate-Platon et les Pythagoriciens. Elle
est pressentie par Dante qui pense suivre Aristote et Thomas d'Aquin, quand il
parle de l'incontinent comme celui qui « laisse le désir
pousser la raison au bas de son trône188(*) ». Aristote a clairement identifier
l'acrasie à un conflit. La raison a un rôle à jouer dans le
déploiement de la vertu morale, mais la vertu ne peut être
assimilée à l'exercice de la raison, car elle contient un
élément non-cognitif important : le désir ou
l'émotion. De la sorte, le programme intellectualiste socratique se
trouve profondément corrigé, réorienté de
façon à permettre l'attribution d'une place à cet
élément non cognitif. On peut vérifier cela sans trop de
difficulté en considérant la manière dont Aristote aborde
l'acrasie en dehors de l'Ethique à Nicomaque. En effet,
l'acrasie est présentée comme résultant d'un conflit entre
ce que l'appétit recherche, ou le désir de l'agréable, et
ce que la raison pratique reconnait comme le meilleur. Ce conflit est
caractérisé comme combat ; le vainqueur en est
l'appétit, qui conduit la raison à battre en retraite. Dans
De anima, Aristote présente généralement
l'acrasie comme un conflit au cours duquel un désir parfois l'emporte
sur l'autre, parfois est dominé par l'autre, à l'instar d'une
sphère qui entraine une autre ou est entrainé par elle. Le
vocabulaire est donc bien en avant, un désir a donc la victoire sur un
autre. La raison pratique est là au complet, avec ses prémisses
et sa conclusion ordonnant et prescrivant, mais un autre désir que le
désir rationnelle, en l'occurrence l'appétit, meut le sujet et
l'emporte sur la raison. Lorsque cela se produit, raison et appétits
sont contraires. Chez l'acratique, l'appétit lutte et s'oppose à
la raison, car leurs impulsions respectives vont en sens contraires. Encore une
fois, rien ne dit ici que les combattants ne sont pas au complet ; au
contraire, tout laisse croire que la raison et l'appétit se heurtent
tous entiers dans le choc de deux sphères. Dans le combat, l'un peut
vaincre ou être vaincu. On devient acratique, écrit Aristote dans
l'Ethique à Eudème, lorsqu'on passe à l'acte en
fonction de l'appétit, et donc contre ce qu'ordonne la raison.
L'appétit est présent et pousse dans une direction opposé
à celle voulue par la raison ; l'appétit prend le dessus sur
la raison et sort vainqueur du combat189(*).
En principe, nous relevons la présence de deux
parties en conflit : l'intellect et l'appétit. Mais osons une autre
interprétation. On peut tout aussi supposer qu'il y a trois acteurs sur
la scène (deux principaux et le dernier secondaire): la raison, le
désir et celui qui laisse le désir prendre l'avantage. Le
troisième acteur s'appelle peut-être la volonté ou
la conscience. Il appartient à la volonté de
décider qui emportera la bataille. Si la volonté est forte, elle
donne la palme à la raison, à l'intellect. Au contraire si elle
est faible, elle peut permettre au désir, à la
concupiscence, ou au plaisir, de prendre le dessus.
Dans le cadre d'une théorie où
l'émotion ou l'affection constitue l'un des éléments de
l'action, l'intensité du désir joue un rôle important. Il
ne s'agit pourtant pas d'une intensité de l'appétit
au-delà de toute force humaine ; au contraire, l'acratique
cède là où la plupart des hommes de cède pas. Il
est vaincu par le désir et agit contre ce que prescrit la raison sans
que pour autant on doive parler d'une force contre laquelle il ne pourrait
guère lutter, puisque la plupart des hommes n'y cède point. Il
faut insister sur ce point, car on pourrait craindre une intensité du
désir telle qu'elle impliquerait l'incapacité à s'opposer
à lui, rendant de la sorte l'acte acratique involontaire ; or,
l'acrasie se produit lorsqu'on cède à un appétit dont
l'intensité se laisse pourtant contrôler par la plupart des
hommes.
En quel sens alors, l'acrasie peut-elle
être un acte volontaire ?L'acte acratique est volontaire, car il
répond parfaitement aux conditions de l'acte volontaire ; en
effet, le principe réside dans l'agent et ce dernier connait les
circonstances où se produit l'action sans subir la pression d'une force
externe, puisque c'est son désir qui l'emporte ; d'autre part,
l'incontinence est volontaire au sens où l'on considère que
l'agent n'est pas mu par une force irrésistible.
En outre, l'impulsion du désir ne se fait
pas ressentir en dehors de tout discours. L'appétit se présente
au contraire sous la forme d'opinions, il se formule même en un
syllogisme et produit ses conclusions, s'opposant sous cette forme à ce
qu'ordonne la raison. Pourquoi alors Aristote, semble t-il revenir à
l'intellectualisme socratique afin d'expliquer ex professo le
phénomène d'acrasie, en l'envisageant comme dû à une
certaine ignorance et ne supposant une certaine défaillance du
côté de la raison, alors qu'il est en possession d'une doctrine
plus complexe et satisfaisante de l'action, d'après laquelle
l'appétit peut mouvoir par lui-même en sorte que l'homme agisse
à l'encontre de ce qu'il estime être le meilleur pour lui ?
Une première réponse serait la suivante : malgré les
erreurs de Socrate, tout se passe comme si Aristote avait trouvé dans la
pensée de celui-ci, un élément très important, que
toute philosophie de l'action se doit de conserver. Quel
élément190(*) ? Un passage du début de l'Ethique
à Eudème peut, à notre avis, aider à
l'identifier : « Socrate l'Ancien, pensait que la fin
était de connaitre la vertu et il s'était mis en quête de
savoir ce qu'est la vertu ; certes il avait des raisons de procéder
ainsi car il pensait que toutes les vertus sont des sciences, de sorte que
connaitre la justice et être juste coïncidaient ; pour cette
raison il cherchait la nature de la vertu mais non son mode de production et
ses sources191(*) ».
Ce passage est immédiatement suivie de la
critique bien connue : la thèse de Socrate est correcte s'agissant
de la connaissance théorique, mais fausse dans le domaine pratique, car
il importe davantage de savoir d'où provient la vertu que de connaitre
sa définition. Mais on peut trouver la position de Socrate raisonnable
en ceci que, si la vertu était science, alors du
moment qu'on saurait ce qu'est la justice, on serait en même temps juste.
Aristote a beau récuser cette approche sans ambages, il paraît par
delà le rejet de l'intellectualisme, vouloir conserver quelque chose de
l'approche socratique. Pour le montrer, il faut rappeler une leçon au
sujet du raisonnement pratique. Dans le domaine pratique, l'âme affirme
la conclusion mais le sujet passe à l'action, si rien ne l'y
empêche physiquement. Si je veux A, si je connais les moyens pour
l'obtenir, si le recours à la sensation me permet de déterminer
le cas, et si rien ne m'en empêche, je passe directement à
l'action ; en sens inverse, si je ne fais rien, il est raisonnable de nier
que je voulais A. dans la description de l'acrasie, on prend les propositions
conjunte en tant que pièces du syllogisme. Comme il
été dit auparavant, dans le domaine pratique, l'âme
reconnaît la dernière proposition comme la conclusion du
syllogisme et le sujet fait simultanément ce qu'il énonce. En un
sens, faire ce que je vois comme menant à A, équivaut à
affirmer la conclusion. Ne pas effectuer l'action, revient à nier la
conclusion qui pourtant s'imposait : si le sujet ne passe pas à
l'action tout en admettant les prémisses qui produisent la conclusion
préconisant l'action, il se trouve pris dans une sorte de contradiction
qu'on peut appeler contradiction pratique192(*).
Il nous apparait que le syllogisme pratique est donc
déductif. Aristote rappelle la double face du phénomène
lorsqu'il se propose d'examiner la cause de l'acrasie d'un point de vue plus
rigoureux, en prenant appui sur la structure du syllogisme. Par exemple, si
l'individu goutte ce qui est doux, malgré l'interdiction
édictée par la raison ; bien qu'il n'agisse pas par
ignorance, il agit alors en état d'ignorance, et son ignorance semble le
porter sur la conclusion du syllogisme. Si le sujet ignorait la majeure, en
effet, Aristote ne pourrait pas reprocher sa solution de celle de Socrate,
puisque ce que le sujet ignorerait à cause de la passion, c'est-à
dire la majeure universelle, est précisément ce qui constitue
l'objet de la science. Ce que l'homme acratique oublie donc, c'est qu'il ne
faut pas goûter ceci, en l'occurrence la conclusion du raisonnement. De
la sorte, le Stagirite peut soutenir que le sujet reconnait tout au long de son
action, la vérité des prémisses conduisant à la
conclusion : ce qu'il regrette ensuite, c'est d'avoir agi
différemment alors qu'il disposait des prémisses conduisant
à l'action qu'il aurait dû accomplir. Or, dans le cas de
l'incontinent, nous sommes devant un échec bien particulier. Il dispose
de la proposition en tant que conclusion découlant des prémisses
qu'il accepte, mais il n'en dispose pas en tant que conclusion d'un
raisonnement pratique, car celui-ci requiert non seulement que l'âme
reconnaisse la conclusion en tant que telle, mais aussi et surtout, que
l'individu agisse conformément à la conclusion, ce qui ne se
produit pas dans l'acrasie. L'individu acratique dispose de la conclusion en un
sens, et n'en dispose pas en un autre sens : il la possède en tant
que conclusion d'un syllogisme quelconque, à titre de conclusion d'une
inférence en général, mais il n'en dispose pas en tant que
conclusion d'un syllogisme pratique. Il peut parfaitement énoncer la
conclusion, de même que l'ivrogne peut citer les vers d'Empédocle,
car il n'est pas dépourvu de raisonnement, mais il n'agit pas en
conséquence. Et il n'agit pas parce qu'il s'est opéré un
divorce entre ce que l'âme affirme et ce que le sujet fait. Ce divorce se
produit sous l'effet de la passion ou plus précisément sous
l'effet de l'appétit. L'acrasie serait donc un cas d'échec de la
raison, mais pas n'importe quel échec ; un échec de la
rationalité pratique, dont nous sommes susceptibles d'être
victimes dans la mesure où viendrait à se produire, sous l'effet
d'une passion, le divorce des deux éléments constitutifs de la
conclusion pratique : ce que l'âme reconnait et ce que le sujet
fait. Aristote a vivement reproché à Socrate d'avoir
laissé de côté le rôle de l'élément
irrationnel dans son explication de l'action, mais ce grief ne met pas en
péril la cohérence de l'intellectualisme socratique. Pour lui,
une théorie de l'action, requiert le croisement de deux
éléments de nature différente, la raison et
l'émotion. Des désirs non rationnels cohabitent ainsi avec des
désirs rationnels, et les uns peuvent s'opposer aux autres. Cette
approche semble permettre une approche quasi immédiate du
phénomène d'acrasie : la passion y déborde la raison.
En un sens l'acrasie ne fait pas problème, parce qu'elle est
l'illustration de la non rationalité, dont la présence dans la
vie humaine est complexité aux yeux d'Aristote. Car pour comprendre ce
qu'il y a de non-rationnel dans l'incontinence, il faut penser l'échec
de la raison pratique.
L'action de l'individu acratique rend manifeste un
conflit entre la droite raison, d'une part, et une opinion, d'autre part, qui
s'oppose accidentellement à elle, en n'étant que l'expression
d'un désir momentanée, d'une passion tournée contre la
raison. Aristote distingue alors dans le raisonnement pratique, la
reconnaissance de la conclusion (ce dont l'incontinent est toujours capable,
car il n'est pas dénué d'intelligence) et l'action conforme
à ce qui s'y énonce (que l'incontinent n'effectue pas). C'est ici
que va se produire le clivage sous l'effet de la passion. L'akratique
sait, en un certain sens, car il dispose des pièces d'un certain
raisonnement, et il se trouve même en mesure de formuler la conclusion,
mais il n'en dispose pas à titre de conclusion d'un raisonnement
pratique, dès lors que l'action indiquée dans la conclusion ne se
réalise pas. L'action n'a pas lieu parce qu'il s'est opéré
un divorce entre les deux face du raisonnement pratique. Ce divorce intervient,
sous l'effet d'une passion, mais on ne peut le comprendre qu'à la
condition de se placer du point de vue de la connaissance (pratique),
d'envisager les deux faces ainsi que la déhiscence liée au
rôle du désir.
Cette explication du « retour
aristotélicien à Socrate » est très attrayante,
mais peut-être vaut-il mieux résister à son attrait. En
effet, certaines difficultés subsistent. En premier lieu, prendre appui
sur l'intellectualiste socratique, c'est mettre en suspend l'intensité
ou la force de l'appétit et privilégier un certain oubli, dont
Platon tire toutes les conséquences dans La République ;
peu importe maintenant si cet oubli a pour contenu la prémisse mineure
ou la conclusion, car l'oubli n'est pas cause, mais l'effet du conflit
akratique. Ensuite, l'idée d'une double face du raisonnement pratique
qui est présentée par le biais du syllogisme pratique. Le
syllogisme pratique se conclut par une action, certes, qui ne se produit pas
quand l'agent est acratique ; il y a donc une défaillance ;
mais Aristote ne se soucie pas de signaler la présence d'un
élément positif, à savoir la conclusion du syllogisme en
tant que telle : le sujet semble en mesure de l'énoncer comme
l'ivrogne énonce les vers d'Empédocle, ou comme l'histrion ou
l'acteur énonce les paroles du personnage, ou encore comme le jeune
apprenti qui n'a pas encore vraiment intériorisé la doctrine du
maître, mais peut pourtant en réciter les principes. Le sujet a
donc la capacité d'énoncer la conclusion ; on se dit qu'il
doit poser la conclusion ; pourtant, Aristote, après
avoir comparé l'akratique au dormeur, au fou et l'ivrogne, fait
seulement remarquer que le fait de prononcer des discours scientifiques n'est
signe de rien et cela parce qu'on ne peut pas dire de l'agent qu'il
possède le savoir correspondant aux énoncés qu'il produit,
de même que l'ivrogne peut machinalement répéter des
démonstrations. Enfin, à force et de comprendre l'acrasie en
termes d'oubli, on finit par perdre de vue le phénomène
même. Dans l'acrasie, en effet, le sujet, au moment où il agit,
sait qu'il ne doit pas faire ce qu'il est train de faire : c'est cette
simultanéité que l'on néglige lorsqu'on fait état
d'un oubli, et par là même le phénomène même
de l'acrasie se trouve perdu ; car en faisant état d'une perte
temporaire de savoir, Aristote finit par saisir un autre
phénomène, proche de celui de l'acrasie, mais distinct de
lui. : l'action dont l'auteur reconnait après coup qu'elle repose
sur une croyance erronée, lorsqu'il prête enfin attention aux
autres connaissances ou aux autres options possibles qui étaient
à sa portée au moment d'agir. Or, l'acte akratique et cette
reconnaissance sont simultanés : c'est pendant qu'il agit que le
sujet sait qu'il ne doit pas faire ce qu'il fait.
En définitive, si Aristote ne persiste pas dans
le déni socratique, puisque l'existence de l'acrasie se voie
affirmée et justifiée, il était important de monter
comment la thèse selon laquelle la connaissance n'est jamais vaincu par
la passion mais, l'opinion vraie, sera conservée. Comment imaginer chez
Socrate et Platon la dialectique mise en difficulté par la
sensation ? A cette fin, il est devenu nécessaire de penser
l'acrasie sous la forme d'un oubli, momentané, de
l'élément de connaissance, et de donner à l'analyse la
perspective d'une mise en exergue de l'aspect cognitif du
phénomène. Ce faisant, pourtant, Aristote, tout en
préservant ce qu'il y aurait de vrai dans la position socratique et en
restant fidèle à sa méthode, se trouve conduit à
prendre pour cause de l'acrasie, ce qui n'en est en réalité qu'un
effet : l'oubli. En outre, le phénomène lui-même
semble finir par lui échapper, dans la mesure où le sujet,
agissant de manière ou de façon akratique, cesse de savoir
stricto sensu qu'il ne doit pas faire ce qu'il fait, si ce n'est
à l'instar d'un ivrogne récitant les vers
d'Empédocle : en clair, il finit par oublier ce qui lui nuisible.
Or, l'acrasie au contraire, semble exiger la conscience de la nature pervertie
de l'acte, alors même que le sujet l'effectue. Les actes et les
manières de vivre l'acratiques, auraient dû rendre évident
que celui qui sait, au moment même où il agit, qu'il ne faudrait
pas se comporter comme il est en train de le faire.
Aristote, aime à rappeler qu'on est incontinent
de deux manières : par précipitation ou par mollesse.
L'acrasie est donc essentiellement manque de maîtrise de soi,
c'est-à-dire mollesse. Mais qu'est-que le disciple de Platon entend t-il
par manque de maîtrise de soi ?
L'akrasia caractérise
l'incapacité pour certains individus à tenir leur choix
délibéré. L'akratès manque de confiance,
d'assurance, et donc de fermeté. De deux jugements A et B, instable
dans son choix, il suivra la plus mauvaise des deux propositions morales et
agira donc contre lui-même, contre son intention (qui était de
suivre les impératifs de la raison ou l'universel contenu dans la
prémisse majeure).
Toute incontinence à son objet selon Aristote.
C'est l'objet du désir ou de l'appétit. Le sujet est comme
défait par le désir, ce qui entraine inéluctablement une
domination des passions et une quête souvent effrénée des
plaisir. « L'homme qui sans choix délibéré,
recherche l'excès des plaisirs et fuit avec exagération les
impressions pénibles de faim, de soif, de chaleur, de froid et tout ce
qui intéresse le tact et le goût, à condition qu'il agisse
contre son choix délibéré et contre son intention, nous
l'appelons sans adjonction d'aucun terme, un homme dépourvu de
maîtrise de soi. Et nous employons tout uniment cette expression d'homme
sans maîtrise sur lui-même. Il y a des gens que la passion fait
sortir de la droite raison ; la passion les domine au point de les
empêcher d'agir selon la raison. ; toutefois elle n'a le pouvoir de
les convaincre qu'il faut rechercher sans retenu les plaisirs de cette sorte.
Tel est l'homme sans maîtrise sur lui-même ».
Les images qui reviennent souvent dans les oeuvres
du stagirite pour illustrer l'akrasia, c'est-à-dire la mollesse
ou le manque de fermeté de caractère, c'est l'ivresse et le
sommeil. Cette analogie fait des actes acratiques, des actes inconscients dus
au sommeil et à l'ivresse. L'akratès et donc dans un
état second où il agit contre lui-même n'étant pas
tout à fait lui même. Assimiler l'acrasie à la mollesse, et
donc à l'ivresse ou au sommeil, c'est affirmer que
l'akratès n'est pas dans la pleine possession de ses moyens
(physiques et intellectuels) : il manque de force. Dès lors, pour
Aristote « l'homme sans maîtrise sur lui-même
ressemble à ces individus qui s'enivrent rapidement avec une faible
quantité de vin, et moindre qu'il n'en faut pour être ivres. Etre
dépourvu de maitrise de soi c'est ressembler, non pas aux gens qui ont
le savoir et qui l'appliquent, mais à ceux qui dorment où se
trouvent en état d'ivresse193(*) ».
L'explication aristotélicienne de l'acrasie se
fait dans une perspective cognitiviste, en ceci que comprendre l'acrasie
revient fondamentalement à enquêter du côté de la
connaissance et non pas du désir, même si les deux se trouvent
inévitablement liés dans toute action non acratique ou acratique.
Selon cette perspective cognitiviste, l'agent méconnaît une part
du raisonnement pratique, qui se présente dès lors chez lui comme
incomplet. Aristote peut de la sorte revendiquer comme sienne la position
socratique ce d'ailleurs il ne manque pas expressément de faire dans
l'Ethique à Nicomaque.
Une autre détermination de la
mollesse est l'impuissance pratique. En effet, l'incontinent ne peut mettre en
pratique, c'est-à-dire ne peut actualiser les sentences de la raison.
Car « ne pas avoir de maîtrise de soi, ce n'est pas
être propre à l'action. Généralement,
l'incapacité à se dominer empêche qu'on se tienne aux
résolutions prises. Et les gens d'humeur sombre sont absolument inaptes
à la réflexion, si bien que l'homme dépourvu de
maîtrise sur soi ressemble à un Etat qui, en toutes circonstances,
prend les décisions qu'il faut et possède de bonnes lois, mais ne
les applique pas194(*) ».
La cause est entendue : l'excès comme
les mauvais désirs ne sauraient caractériser le sage chez
Aristote. Aristote s'est d'abord attelé à démontrer si
akrasia caractérise celui qui sait ou non, et la manière
dont celui qui sait peut être privé de contrôle de soi. Le
stagirite poursuit en se demandant si l'on peut être absolument
dépourvu de maîtrise de soi, ou si ceux qui le sont, le sont
partiellement. Pour Aristote, il est évident que c'est relativement aux
plaisirs et aux peines que l'on montre de la mollesse, que l'on se montre
akratique. La mollesse de caractère est donc très souvent
relative aux plaisirs et aux satisfactions corporelles.
En raison de l'analogie avec de l'akrasia
avec la passion (colère, crainte, amour...etc.), Aristote nous exhorte
à préciser, en chaque cas, cette incontinence par l'objet sur
lequel elle porte. Aristote écrit en ce sens :
« Ceux qui vont au delà de la droite raison, pour chacun
d'eux nous ne les appelons pas simplement des gens dépourvus de
maîtrise sur eux-mêmes ; nous précisons en disant
qu'ils ne savent pas exercer d'empire sur eux-mêmes au point de vue des
biens matériels, des avantages pécuniaires, des honneurs et de la
colère. En somme, nous ne les appelons pas simplement
intempérants, comme d'autres, et nous ne parlons du manque d'empire sur
eux- même que par une certaine analogie. Ainsi donc dans ces cas, la
manière n'est pas vicieuse absolument, elle n'a qu'une certaine analogie
avec le vice. De même qu'il est évident qu'on ne peut concevoir
l'absence de maîtrise de soi, que relativement qu'aux objets auxquels on
fait preuve de continence, si nous employons le mot colère, c'est par
analogie. Aussi prenons-nous soin d'ajouter que cette absence de maitrise de
soi se rapporte à la colère, comme aux honneurs et aux avantages
pécuniaires195(*) ».
1.3.2.3. L'ACRASIE CHEZ ARISTOTE : FAIBLESSE
DE LA VOLONTE OU INDETRMINTION DU VOULOIR ?
Les actes acratiques sont-ils libres et
volontaires ? Jusqu'à quel point sont-ils intentionnels ? Y a
t-il absence de contrôle et donc akrasia, dans le domaine non
pas simplement des actions de la volonté, de l'intention, mais dans le
domaine des croyances ?
Une action est acratique si et seulement si
l'action est « libre intentionnellement », et au moment
d'accomplir l'action, si l'agent juge qu'il a des raisons suffisantes de ne pas
accomplir cette action. Selon l'agent qui souffre d'acrasie, il y a des raisons
suffisantes de ne pas accomplir l'action qu'il est justement en train
d'accomplir. En d'autres termes, cet agent juge qu'il ne devrait pas accomplir
cette action. Cet agent est en général considéré
comme jugeant que l'action qu'il accomplit est inférieure à une
autre action qu'il aurait pu accomplir. Il juge que cette action aurait
été meilleure, tout bien considéré,
c'est-à-dire en tenant compte de tous les aspects pertinents pour
évaluer ces options. C'est ce qu'on appelle communément
« le meilleur jugement » de l'agent. Notons que
contrairement à ce que cette expression suggère, il ne s'agit pas
nécessairement du meilleur jugement que l'agent puisse faire. Le
meilleur jugement peut-être défectueux à plusieurs
égards196(*) .
La définition qu'Aristote donne de
l'acrasie est la suivante.
En faisant X, un sujet agit de manière
acratique :
(a)l'agent fait X intentionnellement au sens où
la détermination volontaire est sollicitée et
« obéit à des bons
motifs »,
(b)l'agent croit qu'il y a une autre action Y possible
disponible ou à sa portée,
(c)et au moment où il agit, l'agent juge que
tout bien considéré il serait mieux de s'abstenir de faire
X.
Après avoir décrit et étudier
l'évolution générale et doctrinale de Platon sur la
question de l'acrasie, nous voudrions revenir sur celle-ci dès à
présent, afin de la mettre à l'épreuve de la notion
contemporaine de « la faiblesse de la volonté ». On
peut alors se demander quelle place cette évolution doctrinale laisse
à une interprétation en terme de faiblesse de la
volonté ? L'acrasie comme faiblesse de la volonté est
absente des premiers dialogues de Platon, car à l'exception
peut-être d'Alcibiade, une conception moderne de ce qu'on nomme
aujourd'hui « volonté » n'y apparait pas. Il y a
donc ici, une cohérence avec la négation de l'acrasie. Quoique
les termes d'akrasia, d'akratia ou
d'akratéia, par ailleurs absents des dialogues socratiques ou
de jeunesse, seul le premier et le dernier ont une occurrence dans
Gorgias et dans La République (Livre V,456b),
la nouvelle psychologie développée par Platon, rend l'acrasie
désormais concevable, comme une absence d'obéissance à la
raison de certaines partie de l'âme,
l'épithumétikon et le thumos. Toutefois, la
thèse selon laquelle l'auteur de La République
et du Gorgias, en rupture avec celui du Protagoras ou du
Menon, admettrait la possibilité de l'acrasie peut être
critiqué. En effet, la défaite de la raison ne serait que jamais,
en réalité, que la défaite d'une pensée sur une
autre, et ne constituerait pas véritablement une acrasie au sens d'une
victoire de l'affect du plaisir sur la pensée raisonnable. Pour les
platoniciens - et donc les intellectualistes - les plus radicaux, Platon
n'admettra jamais la possibilité de l'acrasie dans la mesure où
il continuera d'affirmer avec conviction par la suite, que « nul
n'agit mal de son plein gré». L'énoncé selon lequel
nul n'agit mal volontairement, n'équivaut cependant pas vraiment chez
Platon, à la négation de l'acrasie, et il nous semble que selon
la leçon de La République, le désir et
le thumos contrarient la raison comme affects plutôt que comme
pensées concurrentes.197(*)
Revenons, d'un point de vue terminologique sur les
expressions « d'acrasie » et de « faiblesse de la
volonté », souvent prise comme équivalentes (l'acrasie,
qu'Aristote distinguera clairement du vice, étant en somme chez le
second et chez le dernier Platon, établie la plupart du temps au
principe même de l'intempérance et plus généralement
du comportement vicieux).
On lit fréquemment, et nous l'avons
répété, que « Socrate », chez le
premier Platon, refusait d'admettre la possibilité de l'acrasie, ne
disposant d'ailleurs pas d'un terme pour la désigner : cela est
très visible dans le Menon ainsi que dans le
Protagoras. L'objet précis de la
dégénération est cependant, la possibilité qu'un
désir irrationnel soit plus fort que le savoir, et même plus fort
que l'opinion vraie au sujet de ce qu'il est bon de faire. Ce que professait
« Socrate » du premier Platon, c'est donc la
toute-puissance de la cognition, a fortiori lorsqu'elle est devenue
savoir, c'est-à-dire sagesse ou dialectique. Platon insiste sur la force
de la connaissance (en liaison avec la notion d'acrasie diachronique) mais
aussi sur l'importance de la question de la force de l'opinion vraie au sujet
de que l'on doit faire (liée à celle de l'acrasie synchronique).
Quant à l'absence de maîtrise de soi, dont
l'éventualité est admise dans La
République, Platon l'envisage alors désormais
plutôt comme l'effet de la force des désirs et des aversions, plus
ou moins véhéments.
Si donc on peut parler d'une reconnaissance conjointe
de l'importance de se maîtriser et de la possibilité de l'acrasie,
l'emploi de l'expression de « faiblesse de la
volonté » souffre d'un déficit de
légitimité, même si une certaine lecture du
Gorgias et de La République, indique qu'un tel emploi
n'est pas absolument scandaleux198(*).
Pour Aristote, l'agent est en conflit
(Kratos) entre deux actions réalisables, mais
irréalisables en même temps. Les platoniciens les plus
radicaux affirment qu'il a le choix entre ces deux actions, ou du moins il le
croit. Il est donc libre, ou du moins il le croit. Mais quel est
donc la position d'Aristote concernant l'incontinence volontaire ?
Le Stagirite affirme sans détour qu'on ne
choisit pas d'être incontinent, et que les actes incontinents ne sont
nullement l'émanation de notre faculté
délibérative. Incontinence et libre arbitre sont donc exclusifs
chez Aristote. Ce n'est ni la volonté, ni l'opinion vraie, encore moins
l'intellect désirant ou le désir rationnel, qui est le moteur de
l'action mais le désir irrationnel. « Qui n'est pas
maître de soi est capable de désirer, non d'agir par libre
choix, explique Aristote ; en revanche qui est maître de
soi agit par choix délibéré et non sous l'impulsion du
désir. De plus le désir s'oppose aux calculs du choix, tandis
qu'un désir ne s'oppose pas à un désir. Le désir
est lié au plaisir et à la peine ; le choix ne dépend
ni de la peine ni de l'agréable. Or, c'est le libre choix du bien et du
mal qui décide de notre nature morale199(*) ».
Or, puisque l'incontinence est absence de libre
arbitre, Aristote admet qu'akrasia est le contraire du
contrôle de soi ; l'action acratique étant conçue
comme résultant d'un manque de maîtrise de soi. Par
conséquent, s'il est vrai que l'autonomie requiert le contrôle de
soi chez Aristote, les actions manifestant de l'acrasie, seraient
dénuées de tout contrôle de soi, et par là
même d'autonomie.
Nous avons affirmer précédemment
que l'incontinent est le siège d'un conflit. Ce conflit est sujet
à délibération, où l'agent moral à des
raisons (croyances, préjugés, désirs, opinions...) de
choisir l'une ou l'autre des deux options offertes. Cette
délibération qui se termine par ce qu'on peut appeler chez
Aristote, « le meilleur choix comparatif » qui
détermine, quel est tout bien considéré, la meilleure
action à accomplir : « Nous délibérons
sur ce qui dépend de nous et peut être effectué par nous.
L'objet de la délibération, est identique à celui du
choix, sauf que l'objet de notre libre choix est préalablement
défini, car le jugement qui découle de la
délibération constitue le choix200(*) ».
Or, cette action émanant du choix
délibéré que pose en définitive l'agent, est
cependant contraire ou en contradiction, avec son meilleur jugement comparatif.
Dès lors, dans l'acrasie, la détermination volontaire suit la
mauvaise option et, en apparence, pour les bons motifs. Doit-on alors conclure,
qu'Aristote reconnaît l'incontinence volontaire ? Sa réponse
est plus nuancée : « L'incapacité
à se dominer n'est pas identique à la méchanceté,
à moins que ce ne soit par quelque détour, la chose est clair. En
effet, tantôt elle s'oppose à notre détermination
volontaire, tantôt elle s'accorde avec elle. Néanmoins, à
envisager les actes, il y a identité. Selon les cas, dans l'incontinence
on agit volontairement, car on sait, de quelque manière, ce qu'on fait
et pourquoi on le fait ; toutefois, on ne fait pas preuve de
méchanceté, puisque la détermination du vouloir
obéit à de bons motifs. On est donc à moitié
méchant201(*)
».
Aristote, caractérise quelquefois,
l'individu incontinent comme `abandonnant son propre choix' ou comme
`abandonnant la conclusion à laquelle il est parvenu'. Cela revient
à dire qu'il ne se tient pas au sentence de l'intellect. De plus, selon
le schéma suggéré ici, l'incontinent fait les choses qu'il
sait mauvaise, ou qu'il est convaincu qu'il devait faire une chose et
néanmoins il en fait une autre202(*).
L'acte incontinent, a priori, est
volontaire : c'est l'avis de Thomas d'Aquin. Commentateur du livre VII de
l'Ethique à Nicomaque, son interprétation du Stagirite
le conduit à affirmer que l'acte incontinent fait l'objet d'un choix.
Cependant, en approfondissant son raisonnement qu'il articule à la
lecture des textes sacrés, il distingue deux sortes de
péchés, et pour cette raison pourrait bien être plus
proche de l'analyse aristotélicienne qu'on ne veut parfois l'admettre.
En effet, l'introduction de la volonté n'ajoute pas de facteur
explicatif supplémentaire, puisque Thomas d'Aquin rappelle qu'elle suit
le jugement de la raison. Or, l'incontinent choisit un acte, il le veut, et
donc il le juge bon. Cet acte s'oppose non seulement à sa connaissance
(universelle, habituelle), donc à ce qu'il veut en
général, et encore à ce qu'il a pu juger. Il s'oppose donc
au vouloir, au libre choix rationnel.
L'incontinence est analysée par Thomas d'Aquin
comme « une succession de volontés ». L'incontinent
agit contre une volonté et un jugement antérieurs. Au moment de
l'action, il juge et veut ce qu'il fait. L'acte dû à la
concupiscence, se distingue de l'acte dû à la peur, en ce que le
poltron ou le peureux, continue à vouloir le contraire de ce qu'il est
en train de faire, ce qui rend son action volontaire sous un certain aspect,
involontaire sous un autre.
Le concupiscent, qui ne semble pas devoir être
ici synonyme absolument du pécheur, et donc de l'incontinent, a
changé de volonté. C'est dire, en réalité, qu'il
agit conformément à son jugement et donc à sa
volonté hic et nunc. Cela dit du jugement et de la
volonté, particuliers et actuels, on peut toujours lui reconnaitre une
volonté et un jugement général, voire une volonté
et un jugement particulier, opposés203(*).
D'un autre côté, il est important de
rappeler que la conception aristotélicienne n'implique pas que la
motivation ou la volonté qui accompagne le meilleur jugement soit
toujours suffisante pour conduire le sujet à agir effectivement en
accord avec lui-même. Autrement dit, quand bien le syllogisme pratique
affirme que les propositions éthiques sont intrinsèquement
motivantes, il est tout à fait plausible qu'un agent parfaitement
rationnel juge que la morale le contraigne à poser un acte en fonction
d'un jugement de raison, mais qu'il se refuse ou qu'il soit indifférent
à cette exigence morale, même s'il la reconnaît ou la
conçoit parfaitement. Comment se fait-il que lorsqu'on connaît ou
perçoit le bien, on ne le fasse pourtant pas ? Comment rendre
compte de l'acrasie comme « faiblesse de la
volonté » ?
Il s'agit à travers cette question de
savoir comment il est possible pour l'agent de faire une action intentionnelle,
contre son meilleur jugement, c'est-à-dire à l'encontre de
certaines de ses croyances vraies et justifiées. C'est l'article de
Donald Davidson « Comment la faiblesse de la volonté est-elle
possible ? » en 1970 qui relance l'interprétation
aristotélicienne.
Mark Platts, un philosophe américain formule
très clairement le problème de la faiblesse de la
volonté :« L'énigme de ce qu'on appelle la
faiblesse de la volonté est donc celle-ci. Mis à part les
véritables dilemmes moraux, une perception du caractère morale
d'une situation, donne comme nous l'avons dit, une raison suffisante d'agir, ce
qui ne veut pas dire qu'une action s'en suivra. Le trait distinctif d'une
perception clair est qu'elle nous donne une raison contraignante d'agir.
L'action peut ne pas suivre pour plusieurs raisons ; mais la
difficulté décrite comme étant celle de la faiblesse de la
volonté est la suivante : comment peut-il se faire qu'une action
intentionnelle, une action faite pour une raison, soit en conflit avec l'action
suggérée par la perception morale contraignante204(*) » ?
Aristote a parfaitement compris que l'action qui
découle de la perception ou du jugement moral, peut être en
contradiction avec celui-ci. Le rapport de nécessité entre le
jugement et l'action est donc sujet à caution. C'est la raison pour
laquelle on est tenté d'admettre avec Aristote « qu'en
tant que telle, une croyance n'est pas nécessairement motivante. Il
existe donc un conflit entre mon expérience des valeurs, d'une part, et
mes croyances axiologiques d'autre part. Tout cela n'exclut pas qu'au moins
certaines croyances entretiennent un lien interne avec des états qui
sont motivants. Le problème de celui qui souffre de la faiblesse de la
volonté c'est que bien qu'il croit fermement et peut-être de
manière justifiée, que certaines actions sont désirables,
cette croyance reste purement théorique. La raison à cela est que
la personne en question ne ressent pas les émotions susceptibles de la
motiver à agir en fonction de sa croyance. Au contraire, elle
éprouve des émotions qui la poussent à faire le contraire
de ce qu'elle croit désirable205(*) ».
La faiblesse de la volonté n'est plus
guère étudiée aujourd'hui que par les philosophes de la
tradition analytique. C'est un concept dont la paternité est reconnu
à D. Davidson, mais le problème remonte au moins depuis Aristote.
La faiblesse de la volonté est un concept philosophique : elle
consiste soit à s'engager dans des résolution que nous
n'arriverons pas à tenir, soi à agir à l'encontre de son
meilleur jugement. Dans la définition de la faiblesse de la
volonté établie par Socrate-Platon et Aristote, on trouve
mobilisée plusieurs concepts que nous avons tenté d'analyser.
Quand nous parlons de `faiblesse', il se peut
que nous exprimions, sans expliquer le fait que l'agent ait fait ce dont il
s'avait que c'était mal. Ici, plus exactement, le désir est venu
ponctuellement contrarier le cours normal du syllogisme. En clair,
« le désir nous détourne du bien ou nous force
à faire ce qui est mauvais206(*) ». Dans l'incontinence, la faiblesse
de la volonté consacre de prime abord, la force du désir
irrationnel qui nous écarte du bien. Le mal n'est donc a
priori coutumier, habituel. « Aristote semble lui-même
sous entendre qu'il est impossible d'être incontinent par habitude, en
arguant que du fait que l'action ordinaire enveloppe un principe en accord
avec lequel on agit, tandis que l'homme incontinent agit à l'encontre de
son principe, commentait D. Davidson. [D'après Aristote],
l'incontinence n'est pas strictement un vice car l'incontinent agit
contrairement à son choix, et le vice conformément au sien. Le
vice étant un mal continu, et l'incontinence un mal
intermittent207(*) ».
Dans le même temps, D. Davidson rappelle
que deux théories concurrentes aspirent à interpréter le
paradoxe de l'akrasia. L'acrasie comme victoire du plaisir ou de la
passion sur le jugement, met en avant l'emprise totale du plaisir
immédiat sur la délibération de l'agent. Selon
l'expression les passions rendent l'humain sourd et aveugle ; les
désirs et les appétits ont une donc une emprise sur les conduites
et les choix. C'est le cas de Médée, folle de passion, perdant
totalement le contrôle d'elle-même et qui se laisse conduire par la
colère, comme un bateau ivre208(*). Ce que cette première approche tente de
mettre en lumière, c'est que l'incontinence est le symbole d'une
âme mal affermie dans ses principes. Si bien que l'incontinent trahit par
une indigne faiblesse d'âme, les lumières de la raison naturelle.
L'incontinence est le partage d'une âme faible qui connaît le vrai,
mais manquant de fermeté, dénie ses principes et ses
résolutions par sa conduite209(*). Dans un cas d'akrasia, un agent fait
quelque chose dont il sait ou croit qu'il sait, ne pas devoir . L'incontinent
ne réussit pas à faire ce qu'il doit faire. Au contraire, il
fait ce qu'il est proscrit de faire, Plutarque et à Descartes210(*).
La seconde est celle d'Aristote. Aristote
défend l'idée selon laquelle la passion, la colère,
l'appétit... déforme le jugement, et d'une certaine
manière la réalité, pour nous pousser à agir contre
le devoir. Aristote dans l'Ethique à Nicomaque
caractérise quelquefois l'individu incontinent comme `abandonnant son
choix délibéré' ou comme `abandonnant la conclusion
à laquelle il est parvenu' ; mais aussi selon le
schéma d'analyse suggéré `l'incontinent fait des choses
qu'il sait être mauvaises' ou encore `il est convaincu qu'il devrait
faire une chose et néanmoins il en fait une autre'. « Une
manière de procéder quand on traite de l'incontinence,
résume D. Davidson, consiste à dépeindre
l'akratès comme `vaincu par la passion' ou ébranlé par
l'émotion. L'action incontinente favorise la passion bestiale,
égoïste, sourde à l'appel du devoir et de la
moralité. `Je sais bien qu'elle vilénie j'ai l'intention de
faire. Mais plus forte que ce que je peux penser après coup est ma
fureur' tempête Médée. Citons aussi la Médée
d'Euripide quand elle dit : `Une force inconnue m'emporte malgré
moi'. Une théorie voisine, bien que différente, et celle
d'Aristote : la passion la concupiscence ou le plaisir déforment le
jugement et ainsi empêche l'agent de juger, au sens plein du terme, que
cette action est mauvaise. Bien qu'il soit difficile de savoir en quoi
consistait la théorie d'Aristote, on peut soutenir sans risque de se
tromper qu'il essayait de résoudre notre problème en distinguant
deux sens dans lesquels on peut être dit savoir (ou croire) qu'une chose
est meilleure qu'une autre. Un avant-goût de ce que serait ce second sens
est fournit par la remarque d'Aristote que l'homme incontinent a le savoir `au
sens où avoir le savoir ne signifie pas savoir mais seulement parler
machinalement, à la façon dont l'homme pris de la boisson
marmonne les vers d'Empédocle'211(*) ».
D. Davidson va apporter une
interprétation de l'incontinence comme faiblesse de la volonté,
qui s'écarte de la tradition philosophique. Pourquoi et en quel sens? Il
estime que les interprétations traditionnelles relaient une erreur
fondamentale contre laquelle le philosophe américain s'insurge. Il pense
contrairement à la tradition philosophique que « la
faiblesse de la volonté ne requiert pas que l'autre action possible soit
effectivement à la portée de l'agent, mais seulement que celui-ci
pense qu'elle l'est212(*) ». D. Davidson affirme qu'il est
possible d'accomplir « des actions incontinentes
isolées » qui ne tiennent pas compte de
l'énoncé conditionnel `tout bien considéré' si bien
que l'agent peut être jugé incontinent, en dépit du fait
qu'il reconnaisse une alternative à son action vicieuse.
L'incontinence peut être considérée comme une habitude ou
un vice au sens où le vice est défini comme ce qui consiste
à accomplir souvent ou par habitudes, des actions incontinentes.
L'incontinent croit qu'il serait meilleur
dans l'ensemble de faire quelque chose d'autre que ce qu'il croit bon et
désirable, et il a de son point de vue, des raisons pour faire ce qu'il
fait. D. Davidson en conclut que son action peut être jugée
intentionnelle. D. Davidson fonde en raison, la possibilité d'abstraire
de son comportement et de son état mental « un fragment de
raisonnement pratique » qui a pour prémisse que l'action
effectivement accomplie est subjectivement désirable. Pourquoi pense
t-il qu'il ne s'agit que d'un fragment ? Parce que l'incontinent agit
contre son meilleur jugement, qui est certainement, lequel est fondé sur
toutes les considérations. En clair, le raisonnement pratique n'est que
fragmentaire parce que la conclusion qui est un action, est contradictoire. Le
meilleur jugement de l'agent est, de l'avis du philosophe
américain, le jugement fondé sur toutes les
considérations, c'est-à-dire l'ensemble des raisons, l'acte
contradictoire est posée indépendamment de lui.
A la fin de son étude sur l'incontinence, D.
Davidson pose la problématique de `faiblesse de la volonté' dans
sa formulation définitive: « Comment est-il possible que
quelqu'un juge que a est meilleur que b en ayant des raisons
r, et cependant il ne juge pas que a est meilleur que
b quand r est la somme de tout ce qui lui semble entrer en
ligne de compte ? Quand nous disons que r contient tout ce qui
semble rentrer en ligne de compte, nous ne voulons pas dire seulement que rien
n'a été omis qui puisse
L'interprétation de l'acrasie comme la
faiblesse de la volonté de Donald Davidson - qu'il juge plus
complète et «plus générale » que
les précédentes - est la suivante: « La
volonté d'un agent est dit faible s'il agit, et agit intentionnellement
contre son meilleur jugement213(*) ». Qu'est-ce que cela veut dire au
juste ?
Ce qui est au coeur de l'interprétation
davidsonienne de l'acrasie comme faiblesse de la volonté, ce n'est pas
tant la distinction entre les jugements d'évaluation conditionnels
(prima facie) et les jugements d'évaluation `tout court', mais
plutôt le fait qu'une action est incontinente si et seulement si, la
raison qui conduit à l'action est comparativement, moins vertueuse
qu'une autre raison disponible ou (re)connue. Si D. Davidson lie l'incontinence
à la question des raisons de l'action, c'est parce qu'en
définitive, il réfute l'interprétation
aristotélicienne de l'acrasie comme victoire du désir irrationnel
sur la raison ; elle est plutôt le fait d'une raison jugée
moins vertueuse qu'une autre. C'est dire que l'incontinence est la
concrétion, l'actualisation dans une conduite, d'une raison moins
vertueuse qu'une autre raison (re)connue ou disponible. Dans les cas
d'incontinence, c'est une raison objectivement moins vertueuse qui est cause de
l'action. De la sorte, D. Davidson incrimine principalement les raisons comme
raisons de l'incontinence. Dès lors, la
« modification plausible » de sa
« définition originale » de la faiblesse de la
volonté « pourrait consister à traiter une action,
x, comme incontinente à condition seulement que l'agent ait une
meilleur raison de faire quelque chose d'autre : il fait x pour
une raison r, mais il a une raison r' qui inclut r
et qui plus est, sur la base de laquelle il juge qu'une option quelconque
y, est meilleure que x. Il aurait pu, bien entendu,
manifester son incontinence en faisant y, car il aurait pu avoir une
raison encore meilleure d'accomplir une troisième action z
quelconque214(*) ».
Il faut donc parler de faiblesse de la volonté
chez D. Davidson, lorsque la volonté est mue par une ou des raisons
objectivement moins vertueuses que d'autres.
A la suite de ce qui vient d'être
énoncé, D. Davidson qui estime qu'il est de bon temps, de donner
une caractérisation de l'incontinence qui évite la condition
problématique et aristotélicienne « tout bien
considéré », n'en n'est pas tout fait
débarrasser puisqu'il compare les raisons de l'action entre-elles.
Toutefois, D. Davidson rappelle « qu'il y a des actions
incontinentes même quand on ne passe aucun jugement à la
lumière de toutes les raisons dont on dispose », si bien
que « nous pouvons donner un sens à la notion
d'incontinence sans faire appel à l'idée d'une sagesse totale de
l'agent215(*) ». Mais qu'a cela ne tienne, ce que
Davidson tente de démonter par dessus tout, c'est que les raisons les
plus objectivement vertueuses d'une action peuvent s'avérer ne pas en
être les causes effectives. C'est la fameuse distinction que l'on
prête souvent à L. Wittgenstein, entre causes et raisons.
L'Ethique à Nicomaque, mais surtout le traité sur
l'Ame, font état d'une motivation humaine qui se joue au
niveau de l'intellect désirant et du désir rationnel.
A contrario, l'incontinent pourrait bien
dire qu' « il m'arrive de faire ce que je ne veux
pas ». Autrement dit pour Aristote l'incontinent est quelque peu
irrationnel, même s'il ne le dit pas explicitement. Il s'agit pour
certains philosophes d'une « irrationalité
pratique » ; c'est cette irrationalité pratique qui
fonde la possibilité d'une action acratique libre et intentionnelle. Si
l'acte repose sur des raisons ou des motifs même amoraux ou immoraux, il
est intentionnel et libre. Formellement, le processus qui conduit à
l'action est observé, mais qualitativement, matériellement,
l'acte posé est irrationnel puisqu'il ne tient pas compte des raisons
objectives. Dès lors, il est possible d'affirmer qu'une action n'est
libre qu'à condition que ce soit l'agent lui-même, et non pas une
force extérieure à lui qui détermine son action. Mais si
c'est le cas, il faudrait conclure avec Aristote lui-même que certaines
actions acratiques peuvent être autonomes, alors qu'il apparaît que
l'agent s'est laissé guider par le plaisir. Paradoxalement, certains
philosophes pensent qu'on a de bonne raison de penser que la faiblesse de la
volonté chez Aristote est compatible avec une certaine conception du
contrôle de soi, et de l'autonomie : c'est l'hypothèse dune
irrationalité pratique qui possible cette interprétation.
Affirmer que les actes acratiques sont libres, revient à dire qu'il
existerait un agent qui juge qu'il doit accomplir une action, mais qui ne sera
pas motivé à agir en conséquence du fait qu'il souffre
d'irrationalité pratique. Dans la mesure où l'action acratique
est considérée comme une forme d'irrationalité pratique,
ce principe ne permet pas certainement de conclure que les actions acratiques
libres et intentionnelles sont impossibles. Ce qui rend
l'akratès problématique c'est le fait que les raisons ou
les croyances vraies et justifiées ne rationalisent pas l'action ;
les raisons qui sont tenues pour bonnes par l'agent ne sont pas les causes de
l'actions. On a des causes qui ne sont pas
« appropriées », des causes qui ne sont pas des
raisons pour l'action. Bien entendu, il y a eu une interférence du
désir. Chez l'akratès, l'action ne
réfléchit pas le contenu des jugements. Pour Tappolet,
on peut donc envisager une action acratique libre et intentionnelle au sens
où « nous pouvons être nous-mêmes tout en
agissant contre notre meilleur jugement, c'est-à-dire tout en
étant irrationnel216(*) ».
Cette magnanimité, cette indulgence
vis-à-vis de l'incontinence que l'on retrouve chez Aristote, D. Davidson
s'en préserve. L'incontinent est irrationnel, un point c'est tout.
Aller à l'encontre de ses raisons objectivement vertueuses, ou des ses
croyances morales vraie et justifiées, est une démonstration
d'irrationalité. « L'akratès n'entretient pas
des croyances logiquement contradictoires, pas plus que son échec
n'est nécessairement un échec moral. Ce qui fait problème,
relève Davidson, est que l'incontinent agit et juge de
façon irrationnelle, car c'est là sûrement ce qu'il nous
faut dire d'un individu qui va à l'encontre de son meilleur
jugement217(*) ».
Pourquoi quelqu'un accomplirait-il jamais une
action s'il venait à penser que, `tout bien considérer', une
autre action serait meilleure ? Certaines réponses font
référence aux phénomènes intéressants que
l'on retrouve dans la discussion que nous venons d'avoir sur l'acrasie au moins
depuis Socrate et Platon : la capacité que nous avons à nous
mentir à nous-même, la force irrésistible du
désir...Mais si l'on prend la question autrement, en la formulant de la
manière suivante : Quelle est la raison pour laquelle l'agent
fait x quand il croit qu'il serait meilleur, tout bien considéré,
de faire quelque chose d'autre ? Alors, la réponse que
préconise D. Davidson est la suivante: « Pour cela
l'agent n'a pas de raison. Dans le cas de l'incontinence, toute tentative de
lire la raison dans le comportement est nécessairement sujette à
un certain degré de frustration. Ce que l'incontinence a de particulier
est que l'agent ne parvient pas à se comprendre lui-même ;
dans son comportement intentionnel, il y a quelque chose d'essentiellement
sourd218(*) ».
« Je vois le bien, je
l'approuve, et je fais le mal ». Cet aveu célèbre
de Médée ouvre, introduit l'ouvrage de Jon Elster, Agir
contre soi. La Faiblesse de volonté, qui reproduit le texte des
trois conférences prononcées dans le cadre de sa leçon
inaugurale « Raison et raisons » par le
philosophe américain au Collège de France en juin 2006. Il y est
depuis peu, Titulaire de la chaire « Rationalité et
sciences sociales », tout en continuant à
enseigner au Département de Sciences politiques de la prestigieuse
Université de Columbia à New York. Ces trois conférences
ont un thème commun, la faiblesse de (la) volonté, qui s'exprime
dans sa formulation la explicite et la plus classique, dans cette phrase
célèbre de Médée et que les Grecs appelaient
akrasia.
J. Elster s'atèle dès
l'entame de son étude, à circonscrire son problème.
Qu'entend t-il exactement par `problème de l'akrasia'?
« On parle souvent du `problème de l'akrasia',
écrit J. Elster, phrase qui peut se prendre en deux sens distincts.
D'une part, il y a la question théorique: comment la faiblesse de
volonté est possible ? D'autre part, il y a une question
pratique : étant donné qu'elle existe, comment la surmonter
- comment aligner les actions de l'agent sur son jugement219(*) » ?
Elster précise d'emblée
qu'il choisira la terminologie « faiblesse de
volonté », et non « faiblesse de
la volonté », afin d'éviter que ce
dernier terme laisse croire à l'existence d'une faculté
substantielle, telle que la force physique, que l'on nommerait la
Volonté, comme le suggérait D. Davidson.
« Contre l'usage français ou commun en philosophie, il
parle de `faiblesse de volonté' plutôt que de `faiblesse de la
volonté', qui est l'expression reçue. « C'est qu'il
me semble, explique t-il, que cette dernière phrase
présuppose l'existence d'une faculté spéciale, la
volonté, susceptible d'être faible ou forte, comme le sont
l'intelligence et la puissance d'action physique. Nous allons pourtant voir que
cette idée peut induire en erreur, en suggérant que la
volonté est une sorte de muscle mental220(*) ».
D'une manière générale, on
considère qu'un individu fait preuve de faiblesse de volonté
lorsqu'il agit contre ou à l'encontre de son propre jugement sur ce
qu'il doit faire. J. Elster commence par énumérer un certains
nombres d'exemples d'actions - et d'inactions - , qui d'un point de vue
intuitif ou pré-analytique, semblent relever de la faiblesse de
volonté : il s'agit d'actions induites par la passion, de la
tentation, de la procrastination, de l'impatience, ou encore des addictions.
Mais il ne faut pas loger ces phénomènes à la même
enseigne, et par là même préjuger de leur univocité
ou de leur unité. « A la différence de la faiblesse
de volonté due à la procrastination ou à l'impatience, les
renversements des préférences dues aux passions et addictions
sont déclenchés par des événements, que celui-ci
soit externe ou interne à l'agent 221(*)».
Cependant le problème de l'akrasia
est significatif des divers conflits moraux. Elle n'est pas la chasse
gardée des explications de nos comportements antimoraux ou
anéthiques. Un individu peut parfaitement faire le bien par faiblesse de
volonté. « Selon une formulation
générale, fait observer J. Elster, l'individu akratique
agit contre jugement sur ce qu'il doit faire. Le problème de la
faiblesse de volonté ne surgit pas seulement dans les conflits moraux -
dans la tension entre l'intérêt de l'agent et
l'intérêt des autres, par exemple. Il peut également se
poser des conflits qui relèvent de la prudence, notamment entre
l'intérêt à court terme et l'intérêt à
long terme. En fait, poursuit le philosophe américain, dans la
formulation la plus abstraite du problème [de la faiblesse de
volonté], n'importe quelle paire de motivation est susceptible
d'engendrer des comportements akratiques. On peut faire le bien par faiblesse
de volonté222(*) ».
La première conférence,
celle qui va nous intéresser ici, s'attaque à la
définition théorique de la faiblesse de volonté :
peut-on déterminer une définition unique du
phénomène ? Quelles différences existe t-il si le jugement
et l'action contradictoire, ont lieu simultanément ou au contraire de
manière séquentielle ? Peut-on établir une typologie
des actes relevant de l'akrasia ?
Elster délimite son sujet à
`la faiblesse de volonté diachronique', selon laquelle l'action
contradictoire et le meilleur jugement ne sont pas posés
simultanément, alors que de manière générale, la
plupart des analyses philosophiques portent sur `la faiblesse de volonté
synchronique'223(*). En
rejetant l'approche socratique d'après laquelle l'akrasia est
impossible, alors que le second et le dernier Platon l'ont admise ; et
l'interprétation de Davidson, d'après laquelle l'akrasia
est dans certains cas, la marque ou la manifestation d'une
irrationalité, il formule une théorie de l'incontinence
comme renversement temporaire des préférences. Chez Aristote,
à l'examen, l'incontinence n'est ni obsolète, ni une forme
d'irrationalité.
J. Elster met en lumière, le paradoxe
propre à toute conception synchronique de la faiblesse de volonté
. C'est très exactement le phénomène que veut comprendre
Davidson. Elster va tenter de démontrer que la faiblesse de
volonté est un phénomène moral non contradictoire, au
cours duquel `l'agent agit contre lui-même'. Il écrit en ce
sens : « Dans les textes classiques aussi bien que modernes,
[le] phénomène [de faiblesse de volonté]
est le plus souvent conçu comme un paradoxe. Certains, dont Socrate,
on conclu qu'il est impossible. D'autres comme Donald Davidson, ont
essayé d'en démontrer les conditions de possibilité tout
en insistant sur le fait que c'est un phénomène
foncièrement irrationnel. Je vais pour ma part, rester agnostique sur
ces problèmes de fond. Ma stratégie sera différente :
essayer de montrer qu'un grand nombre de comportements qui, de manière
intuitive, semblent relever de la faiblesse de volonté sont susceptibles
d'analyse qui ne comportent ni de paradoxe ni d'irrationalité
synchronique. Dans un sens précis je vais expliquer, qu'il peut y
avoir une irrationalité diachronique, mais sans qu'il y ait de paradoxe
224(*) ».
La manière dont J. Elster
définit la faiblesse de volonté permet dans un premier temps de
relier cette notion à celle de défaillance ou d'échec. A
la lecture de l'ouvrage d'Elster, en effet, on s'aperçoit que la
faiblesse de volonté s'y définit en priorité, ou
principalement comme « renversement temporaire des
préférences ». Platon n'est pas loin: il pensait
que l'individu succombait à une illusion, à une apparence de bien
qui le conduit à succomber au plaisir du moment en inversant du bien et
le mal. Elster pense que Platon dans son Protagoras a très bien
compris et mis en lumière « qu'une forte émotion
produit souvent une préférence pour l'action immédiate par
rapport à l'action différée, ce qui a pour résultat
que l'agent dispose de moins de temps pour évaluer les
conséquences possibles des diverses options présentes. Or, comme
l'évaluation des conséquences qui sont éloignées
dans le temps requiert également du temps, elles sont typiquement
ignorées225(*) ». Or, l'analyse
aristotélicienne de l'incontinence, nous semble t-il, est vierge de
toute considération temporelle, ce qui peut laisser croire à son
ralliement au parti du second Platon.
Cependant, le philosophe américain y voit
toujours la trace indélébile d'une défaillance, de telle
sorte qu'elle constitue toujours un échec pour le moi ou pour la
conscience elle-même, qui se renie.
En maintenant donc un jugement sceptique
sur la nature et l'existence de la faiblesse de volonté, il
préfère cependant donner une définition plus large de
l'akrasia qui lui permettra de caractériser des comportement
observés dans les faits. Il envisage donc de formuler
une « définition large » de la faiblesse de
volonté selon laquelle l'individu akratique serait victime d'un
bouleversement temporaire de préférence et donc de perspective,
qui le conduit à renoncer à faire ce qui est le mieux pour lui.
Ce bouleversement semble donc altérer la réalité
perçue par l'agent. Telle est la « définition
large » de la faiblesse de volonté (diachronique) selon
J. Elster :
a) L'agent a des raisons de faire
X.
b) L'agent a des raisons de faire
Y.
c) Dans un moment calme et
tranquille, l'agent juge que les raisons en faveur de X sont plus
fortes que les raisons en faveur de Y.
d) L'agent fait Y.
Ce qui importe dans cette
« définition large » de la faiblesse de
volonté, c'est le fait que les préférences sont
déterminées à un moment précis
(« calme et tranquille »), et
que l'action contradictoire avec cette préférence, est
effectuée ensuite. Ainsi la faiblesse de volonté n'est plus
définie comme une incohérence synchronique, mais comme une
renversement temporaire des préférences que J. Elster justifie
par le fait « l'intention de cette définition est
évidemment de permettre le découplage dans le temps du jugement
et de l'action. Ainsi l'akrasia pourrait avoir une explication non paradoxale
en termes de simple renversement de préférences ».
Cette idée qui est le fil conducteur de l'ouvrage d'Elster le
conduit à faire de la faiblesse de volonté un
phénomène de nature résolument plus diachronique que
synchronique. En clair, les raisons de faire X et Y restent les même,
c'est-à-dire demeurent donc identiques, mais les
préférences s'inversent momentanément.
Elster prend l'exemple suivant pour illustrer
ce mécanisme : je suis invité à un dîner
où je dois rentrer en voiture. Je prends la résolution de boire
deux verres de vin seulement, afin de pouvoir conduire légalement et
sans risque d'accident. Après deux verres, j'en bois un
troisième. Dès lors, « dans le cas de l'akratique,
il s'est produit un changement des préférences du à une
pondération différentes des raisons. Je perçois les
risques de manière inchangée, mais je suis davantage
disposé à les prendre. Les raisons gardent leur poids, mais il
s'est produit un changement des préférences du à un
renversement - renversement motivé - des croyances. Il peut y avoir
renversement des préférences sans que le système des
raisons soit modifié226(*) ».
Le renversement temporaire des
préférences est ainsi constamment décrit comme un
mécanisme, et les causes de ce mécanisme seront
considérées elles mécanismes comme des
mécanismes.
Une caractéristique essentielle du travail
de Jon Elster, concerne les distinctions entre les raisons et les
préférences ; et entre la raison et les raisons. La
première distinction est ici importante pour définir
l'akrasia diachronique. Mais l'on peut d'ores et déjà
insister sur le fait qu'elle détermine en partie la manière dont
Elster aborde le problème de la faiblesse de volonté. En effet,
il ne s'agit pas pour lui d'expliquer les mécanismes par rapport
à la raison (idée normative censée guider les
agents) ; mais par rapport à la rationalité ou aux raisons
(la rationalité étant une idée explicative censée
pouvoir rendre compte de l'action en la ramenant aux raisons de l'agent,
c'est-à-dire à ses croyances, supposées bien
fondées).
Elster va donc ensuite s'attacher à
mettre en évidence les mécanismes pouvant expliquer le
renversement temporaire des préférences. Ils sont au nombre de
trois : l'escompte hyperbolique du futur, les déclencheurs
perceptuels ou cognitifs, les motivations viscérales (émotion et
appétits).
L'escompte hyperbolique du futur est le fait
pour un type de raisonnement très commun dans la
réalité : les individus ne comparent pas des options
possibles indépendamment de la situation temporelles des ses options.
Avec un taux d'escompte hyperbolique, les préférences peuvent
subir un renversement sans intervention d'un élément
déclencheur extérieur, mais uniquement du fait de la structure
même du raisonnement de l'individu. C'est donc une forme
d'irrationalité diachronique puisque, du fait même de ses
préférences, l'individu n'exécute pas la décision
qu'il avait prise antérieurement, dans un temps antérieur.
Malgré cette irrationalité, cette situation n'est pas impossible
ou paradoxale pour autant, et elle est tout à fait explicable.
Toutefois, Elster fait rentrer en ligne de compte, une remarque décisive
qui permettra d'approfondir le mécanisme d'escompte hyperbolique du
futur. « Dans l'optique normative-objective, on peut juger que
l'escompte du futur est une faiblesse [de volonté], puisqu'il
est susceptible de réduire aussi bien la durée que la valeur de
la vie de l'agent. Du point de vue subjectif de l'agent, par contre, l'escompte
du futur n'est pas forcément une faiblesse [de volonté],
même si, dans des conditions précises, il peut
l'être227(*)
».
Elster s'atèle à prouver
que les émotions et les appétits excessifs sont également
des déclencheurs violents de la faiblesse de volonté. Ceux-ci
peuvent avoir un impact sur les préférences de trois
façons différentes : par un renforcement du désir
pour le bien moindre comme chez Socrate-Platon et Aristote (et c'est à
ce niveau que Elster rejoint le Stagirite en interprétant l'acrasie
comme faiblesse morale due à un renforcement du désir par les
états émotifs) ; par un raccourcissement de l'horizon
temporel ou par la production de croyance biaisées. Ce dernier est
particulier car les émotions agissent ici directement sur les croyances.
Elster écrit alors : « La plupart du temps, dans ce
livre, je considérerai les croyances des agents comme constantes afin de
pouvoir isoler le phénomène de renversement de
préférences. Dans les tragédies antiques ou
classiques, on rencontre souvent les personnages qui surprennent par leur
lucidité dans la passion. Médée ou la Phèdre de J.
Racine gardent intacte leur transparence à elle-même au moment
même où elles succombent à la faiblesse de volonté.
Chez Médée il s'agit évidemment d'actions induites par la
passion. Sous l'impulsion de la haine, de l'amour, de la peur, de la
colère, l'agent akratique agit sciemment contre son propre jugement
à propos de ce qu'il doit faire. Dans cette tradition, les passions
n'incluent pas seulement les émotions mais aussi les états de
folie, d'ivresse, et d'appétit intense. Nous avons l'habitude de penser
que si nous changeons de préférence, c'est que nous avons acquis
une information que nous n'avions pas, que nous avons perdu ou acquis une
capacité ou une occasion, que nous sommes sous l'influence subite d'une
émotion ou d'un appétit - bref qu'il y a eu un changement
matériel dans notre situation. L'importance des émotions et des
`appétits excessifs' dans les phénomènes de faiblesse de
volonté va [donc] de soi 228(*)».
L'exemple de Médée nous montre
à quel point un renversement produit par l'émotion peut,
être fatal. L'émotion, le désir, ou la passion,
provoque une faiblesse de volonté empêchant d'agir selon ses
résolutions, ce que l'individu peut regretter par la suite.
« Même transitoire, souligne Elster, la faiblesse
de volonté peut être fatale229(*) ». Si la faiblesse de volonté
est dans certaines situations, un état passager ou épisodique,
elle ne semble pas avoir un caractère cumulatif surtout lorsqu'elle est
due aux états émotifs ou passionnels. En ce sens on peut dire que
« la faiblesse de la volonté due aux passions ne semble
pas avoir [un] caractère cumulatif230(*) ». Le
meilleur exemple de cette expérience dans le débat autour de
l'akrasia est bien sûr l'attitude de Médée dans la
pièce d'Euripide. Il s'agit de l'illustration classique de
l'akrasia dans l'Antiquité, et nombre de philosophes (Chrysippe
et Plutarque entre autres), l'invoquaient à l'appui de leur conception
des passions ou de l'akrasia, pour nous montrer comment il arrive
souvent que nous désobéissons à la raison et comment nous
nous détournons d'elle. Il est clair que Médée est
déchirée par les divers impératifs contradictoires qui
s'imposent à elle dans la situation où elle se trouve : ce
processus psychologique se distingue non seulement d'une
délibération, dans laquelle on débat posément avec
soi-même sur ce que l'on veut faire, mais il est aussi symptomatique du
déchainement d'une force aveugle à laquelle la raison
cèderait, après avoir tenté de lui opposer ses
injonctions. « L'élan irrationnel » de
Médée fait preuve d'une capacité d'argumentation
égale à celle de la raison : Médée finit par
se convaincre que son abandon à Jason est terrible et mérite
vengeance. On comprend pourquoi les Stoïciens pouvaient comprendre
l'akrasia d'une part comme une forme de passion parmi d'autres,
d'autre part comme des oscillations d'une raison incohérente,
impliquée dans les deux parties du conflit intérieur. L'exemple
de Médée montre même plus précisément que la
passion n'est pas le libre choix d'une conscience révoltée contre
la raison, mais d'une négociation avec soi-même, à l'issu
de laquelle on cède à des pressions pratiques qui pèsent
sur soi, c'est-à-dire à l'une des normes (« il convient
d'agir ainsi ») à travers lesquels notre raison
incohérente, interprète la situation et nous exhorte violemment
à réagir. Là encore, le conflit intérieur est une
forme de passion qui éclaire sa nature profonde plutôt qu'une
situation intermédiaire entre raison et passion. On pourrait toutefois
objecter à cette analyse qu'on ne comprend pas comment la raison serait
en mesure d'élaborer des injonctions contradictoires, car dans le
modèle platonicien ou aristotélicien, le conflit inférieur
s'explique en dernière instance et facilement, par la dualité
propre à la nature humaine, entre la partie supérieure et
rationnelle de l'âme, et les autres parties liées au
corps231(*).
Enfin, les mécanismes
déclencheurs perceptuels ou cognitifs, impliquent un renversement d'une
tout autre nature. « Ces mécanismes `déclencheurs'
produisent un renversement des préférences à la suite d'un
stimulus externe ou interne. Ces mécanismes sont particulièrement
importants dans les rechutes. Ce qu'on appelle couramment succomber à la
tentation s'explique souvent par la présence d'un stimulus
déclencheur ou la force d'une émotion232(*) ».
« Le plus souvent, le commencement d'une addiction ne
relève pas d'une faiblesse de volonté 233(*)» à moins
que l'on sache que le produit que l'o va ingérer est nocif. C'est donc
« le plus souvent par petits pas apparemment sans risque que l'on
s'y adonne, et ma faiblesse de volonté n'y est pour rien.
[Conséquemment] la faiblesse de volonté apparaît
soit comme un effet de l'appétit, soit comme un effet de l'état
d'intoxication, soit comme un effet de l'état chronique de
dépendance234(*) ».
Si Elster prend très au sérieux
la notion de choix ou de libre arbitre même s'il les emploie très
rarement, ce qui n'est pas anodin, c'est à dessein. Pour Elster comme
les croyances sont par nature constantes, les choix de l'agent sont
antérieurs au renversement de préférences qui survient par
la suite. L'impatience, la passion le désir, participent à
l'effondrement de mes résolutions préalables.
« Autrement dit, aucun renversement ne peut se produire au moins
avant que le choix n'ait lieu. Pourtant il peut y avoir un renversement des
préférences après le moment du choix. On peut choisir le
moindre bien tout en sachant qu'on va le regretter ; mais il n'y aucune
raison de voir dans ce choix un cas de faiblesse de volonté235(*) »
Mais là où les choses se
compliquent, c'est au moment où l'on constate que in
fine « [le] renversement temporaire des
préférences, sera lui-même renversé quand en
disparaîtra la cause pour faire revenir les préférences
initiales236(*) ».
Elster conclut cette première
conférence en se demandant si la faiblesse de volonté s'explique
principalement par la personne comme chez Aristote, Plutarque ou Descartes,
très précisément par la faiblesse de caractère ou
par la situation où se trouve l'individu. Laissant le coté
purement moral de cette question pour se limiter au aspect causal, Elster fait
référence aussi bien à des travaux récent de
Philosophie de l'esprit et de philosophie de l'action, qu'aux pages
magistrales des oeuvres de Montaigne et Proust, pour conclure que ce ne sont
pas ni la personnalité ni la situation qui peuvent à seul donner
une signification complète et satisfaisante de la faiblesse de
volonté. C'est bien plutôt leur interaction qui explique la
faiblesse de volonté. « Je conclus sur la question de
savoir si la faiblesse de volonté s'explique principalement par la
personne, ou par la situation dans laquelle cette personne se trouve.
Existe-t-il des caractères `caractères faibles', ou y a t-il des
`situations difficiles' ? En fait, ce ne sont ni la personnalité ni
la situation qui détermine le choix, mais leur interaction. Dans un cas
donné il peut y avoir plusieurs mécanismes à l'oeuvre,
auxquels s'ajoute souvent le renversement des croyances. La richesse des
instances concrètes de faiblesse de la volonté est souvent telle
que seul un Proust et [Montaigne pourraient] leur rendre
justice237(*) ».
Il généralement admis que les
actions acratiques peuvent être libres. Or, il est indispensable de
penser qu'une action acratique est autonome, cette dernière étant
considérée comme la condition nécessaire pour qu'une
action soit libre. Aristote écrivait que « que
l'homme est le principe de ses actes. C'est volontairement que l'homme
agit ; la cause qui fait mouvoir ses organes réside en lui ;
or, avoir en soi-même le principe de ses actes, c'est avoir en soi la
possibilité de les exécuter ou non. De tels actes sont dits
volontaires238(*) ».
Il y a de quoi être
interpelé par cette structure irrationnelle de la détermination
volontaire qui pourrait se donner à lire à l'analyse de
l'interprétation de l'incontinence comme faiblesse de la volonté.
La volonté n'y aurait plus la puissance que l'on retrouve dans la
structure rationnelle. La volonté n'aurait pas eu la force (aux moyens
des raisons supplémentaires) de faire accomplir à l'individu, une
autre action que celle qu'il juge moins bonne, faute de s'être
donné les moyens de lui en fournir. Le sujet a accompli une
action incontinente et cela ne doit pas aller sans le troubler. La
pensée qu'il accomplit une action acratique doit le troubler aussi bien
que l'action incontinente elle-même. L'akratès juge et
fait autrement. La raison qu'invoque Aristote c'est que pour expliquer un tel
comportement paradoxal, vient du fait que l'incontinent n'examine pas
suffisamment les raisons qui les poussent à accomplir une action, les
raisons qui le poussent à choisir une autre action, d'où
l'échec ensuite de l'action choisie, mais non satisfaisante ou non
vertueuse.
Il faut rappeler que la volonté est celle
d'un agent. L'agent est donc supposé doté d'une faculté de
juger. L'agent est au moins deux choses à la fois : juge et agent
à proprement dit. D'abord il juge, ensuite il exécute. C'est le
principe du syllogisme pratique selon lequel pour agir, il faut au moins passer
par cette épreuve de la pensée, qui consiste à
émettre un jugement. Or, il apparaît qu'au terme de ce processus,
l'acte peut ne pas correspondre au jugement. Akrasia signifie donc ce
divorce intérieur, ce hiatus entre l'acte et le jugement. L'acte ne
correspond pas au jugement, ce qui signifie que l'agent ne parvient pas
à faire ce qu'il juge, et notamment ce qu'il juge bien ou bon. Autrement
dit, l'ultime décision qu'est l'acte lui-même, tend justement
à se caractériser comme hétérogène au
jugement : c'est justement le hiatus.
L'agent dont la volonté est faible peut
être dit incontinent, dit D. Davidson. L'incontinent juge, mais
son jugement n'est pas pris en compte lors du passage à l'acte. Si bien
qu'il effectue quelque chose, un acte, en se disant qu'il y aurait mieux fallu
faire autre chose, voire ne rien faire du tout. Il n'effectue pas ce qu'il
juge bon, il semble effectuer ce qu'il désire effectuer, et ce qu'il
désire effectuer ne correspond pas à ce qu'il juge bon.
L'interprétation de l'acrasie comme
faiblesse de la volonté chez Aristote est encore au centre de nombreuses
polémiques. Ainsi, l'expérience consistant à ne pas
parvenir à s'engager dans ce qu'on voudrait faire, plus radicalement,
à faire le contraire de ce qu'on s'était résolu à
faire, peut-elle être interprétée comme une
expérience de l'indétermination du vouloir ?
L'akrasia n'est pas le phénomène au cours duquel on voit
le meilleur, et on fait le pire, mais que l'on voit et donc veut le meilleur,
et que l'on fait pourtant le pire. La faiblesse de la volonté
n'est pas en tant que telle une indétermination du vouloir ou de la
volonté chez Aristote. Sans doute pourrait-on essayer d'expliquer
la faiblesse de la volonté par son indétermination au sens ou
« si je fais le pire, c'est parce que je ne veut pas seulement le
meilleur, mais aussi le pire. Dans ce cas la volonté n'arrive
pas à déterminer la fin ou l'objet qu'elle recherche
désespérément.
II.2.4.L'ACRASIE ET LES APORIES DE LA VOLONTE
L'analyse ex professo qu'Aristote
propose du phénomène de l'acrasie dans l'Ethique
à Nicomaque présente des difficultés et des
singularités, telles que les controverses sont encore vives parmi les
commentateurs, et ce non seulement sur des points marginaux, mais aussi
concernant l'enjeu central de l'argument. L'interprétation de l'acrasie
comme faiblesse de la volonté n'est plus à l'ordre du jour dans
l'Ethique à Eudème. Car en posant l'identité
entre le rationnel et le volontaire, tout en revenant de ce fait par la
même occasion, à une conception plus socratique et donc plus
intellectualiste, Aristote fait du problème de l'acrasie une question
aporétique. Nous pouvons distinguer chez le Stagirite deux apories
distinctes.
La première aporie est la suivante :
le sujet qui agit selon son désir, agit volontairement selon son
désir. Or, agissant selon son désir il agit contre la partie
rationnelle de l'âme et par voie de fait, involontairement. Ainsi
l'akratès serait celui qui agit volontairement et
involontairement dans le même temps. L'interprétation de
l'incontinence du pont de vue de la volonté achoppe donc sur une
aporie :« Puisque le volontaire n'a été
défini ni par le désir ni par le choix
délibéré, écrivait Aristote, il reste
alors à le définir comme ce qui est conforme à la
pensée. Le volontaire consiste dans un agir qu'accompagne une
pensée. De plus toute méchanceté rend plus
injuste. Et l'incontinence semble être une méchanceté.
L'incontinent est la sorte d'homme à agir conformément à
son appétit et contrairement à la raison : il est
incontinent lorsqu'il agit en conformité avec l'appétit ;
mais agir injustement est volontaire : en conséquence l'incontinent
agira injustement en agissant selon son appétit. Il agira donc
volontairement, et ce qui est conforme à l'appétit sera
volontaire. Or, l'incontinent fait ce qu'il ne souhaite pas par l'incontinence,
c'est d'agir contrairement à ce qu'on croit le meilleur, sous
l'influence de l'appétit ; en conséquence de quoi, il
arrivera en même temps que le même homme agisse volontairement et
involontairement ; or c'est impossible239(*) ».
Quant à la seconde aporie, elle repose sur ce
syllogisme : le manque de maîtrise de soi est une injustice et donc
une forme de méchanceté, car l'incontinent recherche
volontairement l'injustice. Or, si le volontaire est juste, alors l'homme sans
empire sur lui-même sera plus juste qu'il ne l'était
auparavant ; or, c'est absurde :« En effet, nous
supposons (et c'est l'opinion générale) que la
méchanceté rend les hommes plus injustes, et l'absence de
maîtrise de soi est reconnue comme une certaine méchanceté.
Mais il en résultera le contraire de notre hypothèse, car on ne
souhaite jamais ce qu'on pense être mauvais, et pourtant on le fait
lorsqu'on devient incontinent. Si agir injustement est volontaire alors que le
volontaire c'est d'agir selon son voeu, lorsqu'on deviendra incontinent on
agira plus justement et on sera plus juste qu'avant de devenir incontinent. Or,
c'est impossible240(*) ».
En définitive, il est plus judicieux de parler
avec Aristote, ou du moins d'interpréter l'incontinence
aristotélicienne en termes de faiblesse, et nullement selon la
faiblesse de la volonté. la faiblesse de la volonté.
Contrairement à ce qu'on peut penser, cela ne revient pas au
même : la faiblesse qu'Aristote nomme aussi
mollesse, implique en un certain sens la volonté ou le libre
arbitre de l'agent, de telle sorte que l'incontinent est jugé
déréglé tout en possédant la raison, et peut poser,
par libre choix, un acte acratique.
Si l'Ethique à Eudème donne une
interprétation relativement différente de celle de la
première Ethique, voyons à présent ce que serait
la réponse d'Aristote au problème posé par l'état
d'incontinence dans De l'Ame. Le traité aristotélicien sur
l'âme fait la part belle au désir. Cet état prouve la
réalité de la multiplicité des désirs alors qu'il
se trouve entre eux une unité. Cette unité n'est donc que
générique. Aristote maintient malgré l'objection
d'incontinence, que « c'est quelque chose d'unique que ce qui
meut, et c'est le désirant ». En clair ce que la
situation d'incontinence rend manifeste, n'est donc pas la multiplicité
des désirs, car le désirant, reste formellement,
c'est-à-dire essentiellement, un et indivisible. Il reste à
comprendre en quoi, concrètement, l'état d'incontinence rend
manifeste cette multiplicité des motifs et cette unité du
désir.
En le décrivant comme un état de
contrariété entre le discours et l'appétit, dans la
caractérisation de l'état d'incontinence, le conflit entre le
discours et les appétits se voit ramener à une opposition entre
les deux polarités qui déterminent conjointement la
délibération, vision du futur d'une part, saisie du
présent d'autre part. En expliquant l'état d'incontinence par
l'opposition de deux motifs, l'avenir et le présent, qui doivent
déterminer conjointement le désir rationnel, Aristote peut
à la fois en reconnaître l'existence, et montrer qu'il ne remet
pas en cause l'unité essentielle de la faculté de
désirer241(*).
D'une manière générale,
Aristote observe que l'incontinent est celui qui possède
la science et ne l'exerce pas pour autant. Cela montre bien que c'est
tout autre chose qui détermine l'action non conforme à la
science, non pas la science elle-même, mais c'est davantage le
désir qui détermine ce genre de mouvement. Comment le
désir détermine l'humain et le contraint à
incontinence ?
Selon Aristote, il y a deux causes du mouvement
dans les êtres vivants. « Il apparaît qu'il y a, de
toute façon, deux faculté motrices : le désir et
l'intellect (à condition de regarder l'imagination comme une sorte
d'intellection : souvent, en effet, se détournant de la science,
les hommes obéissent à leurs imaginations242(*) ». Ces deux
facultés, l'intellect et le désir, sont donc l'une et l'autre,
motrices selon le lieu. Tout désir, affirme Aristote, est en vue d'une
fin, car ce qui est l'objet du désir, « c'est le principe
de l'intellect pratique243(*) ». Il apparaît donc de
regarder comme motrices ces deux facultés, à savoir, le
désir et la pensée. En effet, le désirable meut, et c'est
pour cela que la pensée meut, attendu que son principe est le
désirable. De même l'imagination, quand elle meut, ne meut pas
sans le désir. On peut donc être amené à penser
qu'il n'y a ainsi qu'un seul principe moteur, « la faculté
désirante » ; mais chez Aristote,
« l'intellect se meut manifestement sans le
désir244(*) ». Comment cela est-il
possible ? Par exemple, le souhait réfléchit, est une forme
du désir, et quand on se meut suivant le raisonnement, on se meut aussi
suivant le souhait réfléchi. Le désir, au contraire, peut
mouvoir, en dehors de tout raisonnement, car l'appétit est une sorte de
désir. Seulement, selon Aristote, l'intellect est toujours droit, tandis
que le désir et l'imagination, peuvent être droits ou
erronées. Aussi est-ce toujours le désirable qui meut, mais
il peut être soit désignée comme « le
bien réel », soit perçu comme « le
bien apparent ». Aristote insiste sur le fait que le
désirable de l'intellect théorétique meut vers le bien
réel, alors que celui que l'intellect pratique- lequel diffère de
l'intellect théorétique par sa fin qui est l'action domaine du
contingent - est le bien apparent que le Stagirite appelle aussi
« bien pratique ». Le bien pratique c'est
« le contingent et ce qui peut être autrement245(*) ».
S'il est incontestable selon Aristote, qu'une
partie de l'âme celle qu'on nomme désir qui imprime le
mouvement : d'où leur unité. En dépit du fait qu'il
naît dans l'âme humaine, des désirs contraires les uns aux
autres, ce qui arrive quand la raison et les appétits sont contraires,
le disciple de Platon ne va pas distinguer une structure différente
propre aux désirs rationnels et qui exclut ceux qui ne le sont pas.
Cette structure unitaire du désir, qui prend en compte, bien entendu,
les directions distinctes des désirs de l'âme, lui permet aussi de
mettre sous les feux du projecteurs, un facteur qui n'était pas
présent dans son analyse de l'incontinence jusqu'alors ; à
savoir le temps. Plus complète, moins théorique, Aristote affine
l'image qu'il se fait de l'incontinent. Chez l'incontinent,
« l'intellect commande de résister en considération
du futur, tandis que l'appétit n'est dirigé que par
l'immédiat car le plaisir immédiat apparaît comme
absolument agréable et bon absolument246(*) ».
Chez l'akratès, en outre, le
désir irrationnel implique la faculté délibérative.
Mais il l'emporte sur le désir rationnel et donc sur la raison, et meut
l'âme. : c'est le phénomène d'acrasie. Le désir
irrationnel, dans le cas de l'intempérance, que nous étudierons
par la suite, domine le désir irrationnel.
II.2.5.L'ACRASIE COMME DUPERIE DE SOI :
AKRASIA PRATIQUE ET AKRASIA EPISTEMIQUE CHEZ
ARISTOTE
L'intérêt ou l'avantage d'une
d'opter avec Aristote, pour une approche pluridimensionnelle de l'acrasie
principalement, c'est que cela permet d'aborder le problème de
l'èthos aristotélicien indépendamment de tout
parti pris moral.
De manière semblable, D. Davidson analyse
puis définit« la duperie de soi comme l'existence
simultanée dans l'esprit de deux croyances contradictoires. Là
encore, il y a paradoxe, irrationalité et peut-être même
impossibilité247(*) ». Comment comprendre cela ?
Aussi inacceptable que la conduite d'un agent puisse
apparaître aux yeux d'autrui, cet agent reste parfaitement rationnel pour
Aristote, pourvu qu'il ne transgresse pas ses propres normes de
rationalité : l'incontinent est déréglé tout
en possédant la raison écrivait le stagirite dans l'Ethique
à Eudème.
A l'aune de ce point de vue, des
phénomènes comme la duperie de soi et l'acrasie
apparaissent comme symptomatique, mieux paradigmatique
d'irrationalité. Ils sont les principales zones d'ombre dans les
interactions entre la pensée et l'acte. En effet, dans un cas comme dans
l'autre, l'agent semble conspirer contre lui-même.
Qu'entendons-nous par conspiration contre soi ou complot
intérieure ?
Celui qui se dupe lui-même s'efforce de croire
que ce qu'il sait ou soupçonne d'emblée être faux ou
mauvais, et celui qui agit de manière incontinente, s'efforcent de
réaliser ce qui leur semble pourtant contraire à leur
intérêt. Face à ce type d'instance, les questions qui se
posent sont alors d'ordre descriptif et non plus normatif : comment
peut-on choisir sciemment, intentionnellement et à la fois
délibérément de réaliser l'action la moins
avantageuse ? Plus fondamentalement, comment peut-on décider de
croire une fausseté en toute connaissance de
cause ?
Voilà la duperie de soi telle qu'elle est
couramment caractérisée :
(a)le sujet croit P
(b) mais le sujet désire croire non
P
(c) ce qui le conduit à croire non
P
Il apparaît qu'il y a bien implicitement,
une conception aristotélicienne de l'acrasie comme duperie de soi comme
l'ont très justement penser certains philosophes248(*). D'après celle-ci, on
ne devient pas victime de son propre artifice, son propre leurre, par accident
et comme malgré soi : il faut en avoir expressément, d'une
manière ou d'une autre, formé l'intention. La duperie de soi est
alors envisagée à l'aune de la duperie d'autrui. A l'instar de
l'agent qui dupe quelqu'un d'autre, l'agent qui se dupe lui même, a
l'intention consciente, volontaire ou délibérée de tromper
sa victime ; à cette différence près que la victime
en question, n'est autre que lui-même. Il faudrait donc tenir un tel
agent pour responsable de son acrasie, de son action de duperie, exactement
comme si cette action visait quelqu'un d'autre. D'autant plus que le fait
d'adopter une croyance fausse risque d'avoir indirectement des
conséquences néfastes sur les autres.
Il est vrai qu'il peut paraître paradoxal de
vouloir adhérer sciemment à une idée fausse, mais Aristote
dans un passage de l'Ethique à Nicomaque, fait remarquer qu'il
arrive qu'on s'aveugle soi-même volontairement surtout lorsque le fait de
croire est le seul moyen d'accéder au plaisir. Gorgias, par
exemple, ne maîtrisant pas parfaitement l'art oratoire, gagnera en
confiance et augmentera ses chances d'être élu par ces
concitoyens, s'il se persuade qu'il va réussir aisément son oral
devant les membres de l'ecclésia. De même, la personne
qui est atteinte d'une maladie incurable, pourra accroître son
bien-être durant le peu de temps qui lui reste à vivre, si elle
demeure convaincue qu'elle a encore des chances de guérir.
Ils semble donc qu'il y ait une raison
légitime pour promouvoir une croyance fausse en son propre esprit,
du moins au regard de la personne concernée, bien qu'il ne s'agisse pas
d'une raison épistémique, mais d'une raison
pratique. Dans une étude récente, un philosophe va mettre en
relief une distinction tout à fait novatrice et pertinente : il va
distinguer akrasia pratique (ou acte acratique) et akrasia
épistémique (ou croyance acratique). Il a tenter de
démontrer tant bien que mal, qu'il pourrait exister chez Aristote entre
autres, de l'akrasia épistémique. Autrement dit,
l'akrasia épistémique serait un cas dans lequel on croit
quelque chose, tout en croyant en même temps que l'on ne devrait pas
croire. Dans l'akrasia épistémique, du moins selon celle
qui est compatible avec la doctrine d'Aristote, il y aurait comme une
conscience qu'il ne devrait pas croire à ce dont il se convainc.
Dès lors, la question du contrôle des croyances survient.
Dans le même temps, le parallèle entre
action acratique et croyance acratique se trouve justifier : dans les deux cas,
il y a une divergence entre d'une part, une action et une croyance
« du premier ordre » ; et d'autre part, un jugement
« du second ordre », au sujet de ce qu'il est raisonnable
de croire ou de faire. Dans les deux cas, il y aurait comme une activité
libre de l'agent.
Il est donc particulièrement important pour
notre problème, de déterminer si un phénomène comme
la duperie de soi ou akrasia épistémique, est possible.
Quelles sont les conditions qui doivent être réunies pour que
l'akrasia épistémique soit possible ? Pour que le
concept d'acrasie ait un sens épistémique, il doit, au moins sous
certains de ses aspects cruciaux, être parallèle au concept
d'acrasie dans le domaine pratique. Une action est acratique dans le domaine
pratique si elle est accomplie intentionnellement et librement par l'agent
à l'encontre de son meilleur jugement. Le parallèle dans le
domaine épistémique serait le suivant : une croyance est
formée et maintenue de manière acratique si et seulement si
l'agent a une croyance de « premier ordre » insuffisante
quant à ses données et une croyance « du second
ordre » qui ne devrait pas entretenir la croyance « du
premier ordre ».
Il faut avoir à l'esprit, toutefois , que
dans la théorie aristotélicienne de l'acrasie, il y a comme une
tension entre le jugement tout bien pesé, posée en
prémisse majeure du raisonnement pratique, et un jugement
catégorique ou non conditionnel exprimant une intention ou conduisant
à l'action.
Nous avons dans la duperie de soi le même
phénomène. Il semble parfaitement possible de croire à
l'encontre des données dont on dispose, et si la croyance « du
premier ordre » diverge de la croyance du « second
ordre », il est possible d'être acratique
épistémiquement. En fait, cela arrive souvent, ou plus souvent
qu'on veut bien le croire, et pas seulement dans le cas des croyances
religieuses et des cas pathologiques (accidie). En ce sens,
« la norme objective de l'évidentialisme ou norme
d'évidence » (NE), qui affirme de ne croire P que si l'on a
des raisons objectives de croire, est violée. Cela vient du fait
qu'à la différence de la norme de vérité (NV), elle
autorise des degrés de raisons: je peux avoir des raisons plus ou moins
objectives de croire que P, en fonction de mes données ; tandis que
ma croyance que P est vrai ou faux, est catégorique. Il y a donc un
conflit dans les croyances de l'agent victime d'akrasia
épistémique comme un conflit entre une croyance du premier ordre
qui est plus ou moins justifiée, pour des raisons plus ou moins
objective (donc une croyance qui n'est pas tenue comme pleinement vraie par le
sujet) et une croyance catégorique du second ordre, selon laquelle
l'agent ne devrait pas croire la première. Cela rend bien compte qu'il y
a quelque chose de détaché, d'indifférent, de
« sourd » - pour parler comme Davidson - dans le cas de
l'akrasia pratique quand bien même il aurait la
reconnaissance ou la conscience d'un complot intérieur.
En somme, pour que l'akrasia
épistémique ait lieu de manière complète, la
condition selon laquelle nous devons avoir le contrôle sur notre
croyance, devrait être remplie. Pourquoi ? Parce la duperie de soi
est en définitive « un jeu de chaise musicale entre les
croyances » : le moi s'aveugle en mettant une croyance à
la place d'une autre. Bien entendu, celui qui est victime d'akrasia
« ne prend pas ses désirs pour des
réalités ». Il opère seulement un
ajustement de ses jugements sur une réalité
désirée mais imaginaire. Comme nous en avons déjà
fait la remarque, on peut se demander si la duperie de soi ne pose pas les
mêmes paradoxes que l'akrasia synchronique. Il faut distinguer,
nous semble t-il, entre deux formes, de croyances motivées. Il y a les
formes paradoxales, où la croyance motivée cohabite avec la
croyance rationnelle. Mais il y a aussi une forme moins paradoxale, bien
qu'également irrationnelle, qui est de prendre ses désirs pour
des réalités. Cette dernière forme se produit facilement
quand il n'y a pas de croyance préexistante. Quand il y en a une, il
faudrait qu'elle soit entièrement remplacée par la croyance
motivée, sans même laisser de traces inconscientes.
L'akrasia épistémique, en ce sens serait bel et bien
envisageable249(*).
Il y a donc bien une similitude entre l'acrasie et la
duperie de soi. Dans la pratique, les deux phénomènes vont
pourtant rarement l'un sans l'autre. La similitude vient du fait qu'il y a une
forme d'incohérence dans les croyances, et dans le fait que tout comme
dans l'akrasia, cette incohérence semblerait induite par le
désir, mais pas seulement.
II.3.L'HYBRIS CHEZ
ARISTOTE
Pour résumer la précédente
section, on peut dire que l'akrasia désigne chez Aristote,
l'absence de contrôle. Ordinairement, l'akrasia est
définie comme un manque de contrôle sur nos actions et
particulièrement sur nos intentions et notre volonté.
C'est pourquoi il l'appelle souvent mollesse et la compare à une
forme de faiblesse. Mais il y a plusieurs sortes d'absence de contrôle.
Aristote démontre que l'agent peut perdre totalement le
contrôle, ou partiellement, sur l'un ou l'autre de ses
états. Cela sous-entend que les deux états ne reviennent pas au
même. L'akrasia chez Aristote n'est pas, en
général, une perte de contrôle total. Elle est partielle.
C'est ce qui implique la comparaison d'Aristote avec l'homme ivre qui
récite les vers d'Empédocle, qui perd le contrôle de
lui-même, mais pas totalement.
D'un autre côté,
l'akratès chez Aristote, c'est aussi celui qui « perd
la boule ou qui perd les pédales ». L'acratique est
très souvent semblable à l'aliéné ou au
déséquilibré : c'est un sujet compulsif. On
appelle en ce sens « principe de Médée » le
principe selon lequel l'agent perd totalement le contrôle de son
être à la manière de Médée, qui agit
délibérément tout en étant consciente de ce
qu'elle fait : « je sais bien quelle vilénie
j'ai l'intention de faire. Mais plus forte que ce que je peux penser
après coup, est ma fureur ».
La définition de l'akrasia la plus
compatible avec la pensée d'Aristote est donc celle-ci : la
capacité de faire délibérément ce que l'on juge
devoir s'abstenir de faire ou à l'encontre de son meilleur jugement.
On voit bien qu'il n'est nullement question de
démesure ou d'orgueil, c'est-à-dire d'hybris, lorsque le
Stagirite aborde l'acrasie, comme c'est le cas chez Platon. Les deux notions ne
sont pas synonymes chez Aristote. Il ne les confond pas et n'en fait donc pas
un usage indistinct. Mais il ne résiste pas à l'envie de les
mettre en rapport. L'hybris qu'Aristote traduit par outrage,
est rapproché et non assimilé au concept d'akrasia.
« Celui qui outrage éprouve du plaisir à outrager.
Le manque de maîtrise de soi provoqué par la colère est
tout particulièrement coupable. Car dans le mouvement de colère,
il n'y a pas de volonté d'outrager250(*) ».
Pour Aristote, l'hybris
désigne l'affront, l'offense et l'insolence envers autrui.
L'hybris est une passion extrême d'où ce sentiment
d'arrogance, d'orgueil, de dédain voire de mépris de l'autre.
« Celui qui outrage méprise. En effet, l'outrage c'est le fait
de maltraiter et d'affliger à propos de circonstances qui causent de la
honte à celui qui en est l'objet, et cela dans le but non de se procurer
autre chose que ce résultat mais d'y trouver une jouissance. Ce qui
usent de représailles ne font pas acte d'outrage, mais acte de
vengeance. La cause du plaisir qu'éprouvent ceux qui outragent, c'est
qu'ils croient se donner un avantage de plus sur ceux auxquels ils font du
tort. Voilà pourquoi les jeunes gens et les gens riches
(kresmastiké) sont portés à l'insolence. Ils pensent que
leurs insultes leur procurent la supériorité. A l'outrage se
rattache le fait de déshonorer, car celui qui déshonore
méprise, et ce qui est sans aucune valeur ne se prête d'aucune
estimation, ni bonne, ni mauvaise251(*) ».
II.4.LA NOTION ARISTITELICIENNE
D'AKOLASIA
Contrairement à Platon, la démesure,
l'incontinence et l'intempérance ne sont pas synonymes chez Aristote. Si
la raison, enferrée dans une erreur dont elle ne se corrige pas, inverse
le bon et le mauvais, en même temps que le désir reste
ordonné à la raison et poursuit ce qu'elle affirme à tort
comme bon, alors la personne sera vicieuse : c'est l'akolatos qui
pose pour principe qu'il faut jouir sans entrave, et dont la faculté
désirante s'ordonne à ce principe.
Le début du livre VII de l'Ethique à
Nicomaque, consacré à l'incontinence, akrasia,
distinguée de l'intempérance, akolasia, fixe le cadre
d'une analyse morale proprement humaine : la véritable
méchanceté, comme le vice doit être distinguée de
forme de « bestialité » ou de
« morbidité » qui, pour se rencontrer chez certains
hommes et relever elle-même de la nature, de l'habitude ou de la maladie,
sortent du champs humain de la nature, et avec elle de la
responsabilité. Cet effort constant, et complexe, pour exclure la
bestialité « des frontières du vice » doit
s'entendre, à l'inverse, comme le souci de comprendre et faire rentrer
le vice, dans une dimension proprement et naturellement humaine. Et c'est de ce
point de vue que doit s'interpréter la seconde distinction inaugurale,
associée à la première et qui innerve tout le livre, entre
incontinence et intempérance. Pour n'être pas vertu,
l'incontinence n'est pas vice. Il est clair, aux yeux d'Aristote, que
l'incontinence n'est pas un vice, peut-être sous un certain angle. C'est
parce que l'ivrogne a en lui-même, un principe de réflexion et de
savoir, qu'il accepte d'étourdir ou d'enivrer, qu'il est
responsable et coupable. Mais c'est parce qu'il a en lui-même ce
principe, en soi valable et opposé à son état, qu'il n'est
pas tout à fait mauvais et pas tout à fait vertueux. Quoique
consentant, il n'a pas comme le méchant la volonté du mal, qui
manifeste sa perversité dans l'absence même de plaisir ; mieux
vaut la première contradiction, d'un principe positif inopérant,
que la seconde, qui corrompt délibérément le point de
départ vertueux, quel qu'en soit l'origine252(*). « La vertu et
la perversité sont en effet décisives pour le point de
départ car l'une le préserve et l'autre le corrompt, fait
observer Aristote. Ce n'est donc pas la raison, ni là ni ici, qui
est en mesure d'enseigner le point de départ, c'est au contraire la
vertu, naturelle ou inculquée par l'habitude, qui permet de se faire une
opinion correcte en ce qui concerne ce point de départ. Ainsi donc celui
qui possède ce genre d'opinion est tempérant et son contraire
intempérant. Mais il se peut que quelqu'un, égaré par
l'affection qui tend à le mettre hors de lui-même, s'écarte
de la raison correcte et celui-là, que l'affection domine au point qu'il
ne peut agir selon la raison correcte, mais pas au point d'en faire un homme
convaincu que son devoir est de poursuivre sans restriction de tels plaisirs,
celui-là c'est l'incontinent ; il vaut mieux que
l'intempérant et n'est pas vicieux purement et simplement, puisque chez
lui se conserve ce qu'il y a de mieux, le point de
départ 253(*)». Si bien que l'incontinence est
non-vicieuse, alors que l'intempérance est proprement vicieuse.
La valeur relative de l'incontinent tient à
celle de sa délibération qui est bonne, mais dont il n'use pas,
avec ce comble du type « mélancolique », qui
réagit précipitamment avant toute délibération,
mais s'en trouve mieux curable que ces « faibles » qui ne
s'en tiennent pas à leur résolution. En somme, chez les hommes
comme chez les bêtes, mieux vaut absence de délibération
que mauvaise délibération.
Ce n'est toutefois pas pour la même raison, car
cette absence , chez le mélancolique comme chez l'ivrogne, est
provisoire et reste une présence possible selon l'axe de ce que
l'on pourrait appeler chez Aristote une « vertualisation »
de l'incontinence. A la différence de l'intempérance,
l'incontinence est curable précisément par ce qu'elle n'est pas
délibérée selon le Stagirite, ou reste contraire à
la délibération : sujette au repentir, elle est
intermittente ou suspensive, comparable aux accès d'épilepsie
plutôt qu'à la consomption ou à l'hydropisie. Tel est
d'emblée le sens trop vite glissé de la comparaison avec
l'ivresse, qui reste une comparaison, mais vaut comme réponse à
l'intellectualisme socratique (c'est-à-dire au danger
d'irresponsabilité de l'ignorance) : tout excessive, toute
répétitive, tout coupable et toute incontinente qu'elle soit,
l'ivresse est essentiellement un état passager, momentané, dont
on peut se remettre et dont on a même vocation à se relever. De
là vient qu'Aristote envisage la vertu du côté de ce
à quoi elle fait défaut (l'incontinence), mais pas
entièrement et seulement provisoirement, le vice du côté de
ce qui en lui tend le moins vers la vertu254(*).
II.4.1.DE L'INTEMPERANCE VOLONTAIRE :
CORRUPTION OU DEREGLEMENT DE LA VOLONTE ?
Tout individu contracte des vices, pense Aristote.
Devenant une habitude (éthos), l'individu agit naturellement,
spontanément et de ce fait volontairement, en fonction de ces vices. Car
la vertu et le vice dépendent ainsi de la vérité ou de
l'erreur de la raison, (et donc de la volonté) touchant ce qui est
réellement bénéfique et mauvais, et de l'harmonie de
celle-ci avec le désir: harmonisation dans la vérité pour
la vertu, harmonisation dans l'erreur pour le vice. C'est bien ce qui se passe
dans le phénomène d'intempérance. L'intempérant est
« l'homme des plaisirs » et de tous les excès
possibles : « Les intempérants obéissant
à un choix délibéré, les gens dépourvus de
maîtrise d'eux-mêmes ne choisissent pas leur genre de vie. Aussi
sommes-nous tentés d'appeler intempérants ceux qui, sans
désir ou avec de faibles désirs, recherchent l'excès de
ces plaisirs et fuient les peines mêmes les plus légères
plutôt que ceux qui agissent de la sorte, poussés par des violents
désirs255(*) ».
L'intempérant est celui qui donne comme
raison de sa conduite que sa nature, le porte à rechercher les plus
nombreux plaisir. L'intempérant, en conséquence, tombe dans tous
les excès en toute connaissance de cause. Pour Aristote,
l'intempérance paraît dépendre de notre volonté plus
que la lâcheté - la première est fille de plaisir, la
seconde est fille de douleur - mais la détermination volontaire est
corrompue et non simplement déréglée.
L'intempérance est démesure, exagération, outrance, dans
les plaisirs. « Si donc un homme, quand il dépend de lui
de faire de bonnes actions et de n'en pas faire de mauvaises, fait le
contraire, il n'est manifestement pas vertueux ; il s'ensuit donc que le
vice comme la vertu est volontaire256(*) ».
Le vice pur et humain qui, en réalité,
n'est guère abordé sinon pour le distinguer d'autres attitudes
morales, est saisi entre deux : il est entre la non-valeur (de la
bête non-humaine) et la demi-valeur (de l'incontinent). Quelque soit
l'acte, le défaut de maîtrise se renverse en
intégrité de puissance, et Aristote ne travaille en un sens, avec
l'incontinence, qu'à arracher le vice au vice pour le remettre à
la vertu257(*).
Thomas d'Aquin, après Plutarque258(*), a largement commenté
l'Ethique à Nicomaque : on pourrait chercher dans son
commentaire du livre VII ce qu'il a compris d'Aristote, et s'il a fait sienne
la doctrine ainsi que la distinction ainsi comprise. Il sera plus simple de
sortir des commentaires et de nous limiter ici à ce que Thomas dit de
l'incontinence, quand il en parle en son nom propre dans la Somme
théologique. Tributaire d'Aristote sur ce point, Thomas d'Aquin est
amené à parler de la continence et de l'incontinence en traitant
de la vertu de tempérance. La tempérance, au sens strict, est la
vertu morale par laquelle les désirs de l'appétit sensible
portant sur les plaisirs du toucher, sont rendus conformes à ce que la
raison estime convenable à l'homme. L'intempérance est avec
l'insensibilité, le principal vice opposé à la
tempérance. La continence en est une partie potentielle, vertu
imparfaite qui permet à la raison de tenir contre les passions, en les
réfrénant, mais qui ne lui soumet pas l'appétit comme tel.
De l'incontinence, nous retenons donc les caractéristiques
suivantes :d'abord, l'incontinence a pour cause la non-résistance
de la raison aux passions, au désir, alors qu'une telle
résistance était possible, le jugement de la raison
n'étant selon lui pas entravé de manière nécessaire
par la passion ou un désordre corporel.
La raison, dit Thomas d'Aquin, est aussi droite
chez l'incontinent que chez le continent, et en l'absence de passion,
l'incontinent ne suivrait pas plus que le continent, les désirs
illicites. Mais si un désir véhément se lève, alors
que le continent le supporte et maintient le cap donné par la raison,
l'incontinent qui juge correctement n'oppose pas fermement ce jugement à
la passion, et contredit sa raison droite. La différence apparait donc
« dans le choix » : pour Thomas d'Aquin, l'incontinent
rationnel mais son choix est négligent. Ensuite, l'incontinence a deux
formes distinguées par Aristote : une forme impétueuse,
quand la raison cède avant d'avoir délibéré, et une
forme de faiblesse ou de mollesse, quand l'agent ne s'en tient pas à ce
qu'il a délibéré. Thomas d'Aquin suit Aristote, en parlant
d'une incontinence propre à la colère, qu'il juge moins grave que
l'incontinence absolue.
A là différence d'Aristote,
l'incontinence est pour Thomas d'Aquin, un péché ; ce qui
suppose que l'acte incontinent pourrait être évité. Thomas
d'Aquin n'en fait pas un vice, une habitude, et il suit en cela Aristote. Il
semble que l'incontinence soit toujours ponctuelle. Mais la continence, qui
consiste à se garder des actes incontinents, est une vertu imparfaite et
il faut la Grâce pour la vivre. Tout cela ne doit pas être au
détriment du libre arbitre, ce que Thomas d'Aquin résout par un
principe souvent répété : on peut sans la
Grâce, éviter tel acte incontinent, mais pas tous.
Enfin, l'incontinence se distingue donc de
l'intempérance qui, elle, est un vice parce que Thomas d'Aquin estime
que la volonté de l'intempérant est inclinée au
péché par son choix propre, tandis que celle de l'incontinent
l'est par la passion. Ce que l'on peut aussi comprendre en disant que
l'intempérant poursuit une fin mauvaise, par l'habitude qu'il a acquise,
tandis que c'est uniquement dans cette action ponctuelle que l'incontinent
pèche, car la passion passe quand l'habitude reste. Pour ces raisons,
l'intempérance est associée à des péchés
plus grands. C'est un vice habituelle en ce sens qu'elle devient connaturelle
à la volonté qui s'en réjouit, tandis que l'incontinent
est censé regretter rapidement son erreur. Thomas d'Aquin précise
également de l'ignorance de l'intempérant, qu'ell est plus grande
que celle de l'incontinent, dans sa durée (le temps où la passion
sévit) et dans sa portée (l'intempérant ignore la fin
à poursuivre) car l'incontinent ne cède qu'à des forts
désirs, là où l'intempérant cède à
des désirs légers. La libido voluntatis étant
chez lui plus grande, tandis que la libido concupiscentiae affecte la
volonté de l'incontinent. De plus, le fomes est présent
chez tous, à l'origine des péchés de
l'intempérance, fait de malice et d'une raison pervertie, de ceux de
l'incontinence, dus à la passion de l'appétit sensible et
à une faiblesse de la raison plus que de la volonté. Selon Thomas
d'Aquin, la volonté est plus ou moins forte, mais elle est atteinte
d'une faiblesse native, celle de ce foyer de concupiscence, qui n'est pas
l'incontinence, mais contribue à expliquer le phénomène.
En somme, pour prendre un exemple de la vie
ordinaire, l'intempérant est le fumeur invétéré,
alors que l'incontinent est le fumeur qui a arrêter de fumer mais que
certaines situations font rechuter, alors qu'il était bien
décidé à ne plus le faire : il abandonne sa bonne
résolution, son jugement et sa décision, pour une autre
ponctuelle, et qu'il regrette peu après259(*). « Les
intempérants, écrivait Thomas d'Aquin, ceux qui suivent
intentionnellement leurs passions charnelles font bien ce qu'ils veulent pour
autant qu'ils suivent ces passions, mais dans la mesure où leur raison
murmure contre elles, et les désapprouve, ils ne font pas ce qu'il
veulent. Les incontinents, qui cherchent à s'abstenir et sont cependant
vaincus par leurs passions contraires à leur but (et les
intempérants font donc davantage ce qu'ils veulent ».
II.4.2. L'INTEMPERANCE INVOLONTAIRE
L'intempérance aurait donc toutes les
modalités d'un phénomène volontaire, Aristote enregistre
des cas où elle est involontaire. D'une part, akolastos se dit
de celui qui n'a pas été tempéré,
modéré ou arraisonné. C'est donc celui qui, malgré
lui, suit le plaisir car n'ayant pas vraiment d'autre choix.
« L'intempérant c'est celui qui n'a pas
été tempéré ou guéri, comme l'individu
indivisé, c'est celui qui n'a pas été divisé :
car indivisé est ce qui peut être divisé, et ce qui peu
l'être mais ne l'est pas. Et cela vaut pour l'intempérant car il y
a ce qui n'est pas naturellement fait pour se faire intempérant, et ce
qui est naturellement fait pour l'être mais ne l'a pas encore
été. Par exemple, les enfants, on les appelle intempérants
de cette sorte d'intempérance260(*).
D'autre part, à cause d'une santé
physique ou mentale défaillante, certaines personne peuvent être
réfractaires, récalcitrantes à un traitement visant
à les rendre tempérants. Elles sont en ce sens
intempérantes malgré elle : « En outre sont
intempérants de l'autre manière les gens difficilement
accessibles et ceux qui le sont pas du tout à un traitement
destiné à les rendre tempérants261(*) ».
II.4.3. LES DOMAINES DE L'INTEMPERANCE :
L'INTEMPERANCE SIMPLICITER ET L'INTEMPERANCE SECUNDUM QUID
Si l'absence de contrôle sur soi peut
s'accompagner de savoir, et le cas échéant de quel genre de
savoir il s'agit, c'est l'une des questions qu'Aristote a tenté
d'élucider en analysant l'incontinence. Mais peut-on être
intempérant purement et simplement c'est-à-dire
intempérant simpliciter ? Ou doit-on toujours l'être
par rapport à certaines choses particulières, c'est-à-dire
intempérant secundum quid262(*) ? Ce sont des questions auxquelles
Aristote nous invite à nous interroger.
L'intempérant se dit de plusieurs
manières. Or, la seule forme qui prenne purement et simplement ce nom,
est celle qui a rapport avec l'intempérance habituelle de l'homme comme
l'avait parfaitement mis en lumière Platon dans le
Timée. On parle d'intempérance au sens strict ou
intempérance simpliciter.
A contrario, que les plaisirs et les peines
rentrent dans la sphère d'action à la fois des hommes
tempérants ainsi que des hommes intempérants ou s'adonnant
à la mollesse, alors Aristote dans l'Ethique à
Nicomaque, nous demande de préciser l'objet du vice ou de
l'incontinence. Ceci étant posé, les hommes qui tombent dans les
excès en ce qui concerne les plaisirs non nécessaires mais
souhaitables tels que la victoire, l'honneur, la richesse...ect., contrairement
à la droite raison, Aristote ne les appelles pas intempérants au
sens strict, mais intempérants secundum quid. En d'autres
termes, il ajoute la spécification et précise qu'ils sont
intempérants en matière d'argent, de gain d'honneur, ou de
colère et non simplement intempérants. Etant entendu qu'ils sont
intempérants, ils reçoivent cette adjonction de terme par une
sorte de similitude ou d'analogie.
II.4.4. L'INTEMPERANCE COMME INSENSIBILITE
L'intempérant peut aussi être celui
qui se montre absolument indifférent au bien et au mal ainsi
qu'à tout objet qui lui procurait plaisir ou déplaisir, douleur
ou peine. Il est donc insensible aussi bien qu'intempérant. L'insensible
est tout contraire de l'hédonisme obsessionnel. Pourtant il y a
identité en valeur relative, puisque dans leurs actes ne
transparaît aucun égard pour les bonnes moeurs:
« Nous avons montré d'une manière
schématique, comment nous nommons l'intempérance par transfert de
sens. Car ceux que, par suite de leur insensibilité, ces
mêmes plaisirs n'émeuvent pas, on leur applique tantôt le
nom d'insensible, tantôt d'autres noms semblables. L'insensible est celui
qui, par défaut, ne désire pas ce qui serait mieux et conforme
à sa nature, mais qui reste insensible comme un roc. Insensible donc ou
quelque soit le nom qu'il faille lui donner, est celui dont les dispositions
sont telles qu'il manque à prendre des plaisirs qui réjouissent
tout un chacun, dans la plupart des cas intempérant celui qui
exagère263(*) ».
II.4.5. INTEMPERANCE, MECHANCETE, BESTIALITE
On peut dire avec Aristote, que
l'intempérance est la quête délibérée et
effrénée des plaisirs corporels ou sensibles. Aristote aime
à rappeler que « l'intempérance porte sur deux
sortes d'objets sensibles, qui en outre éveillent. Aussi faut-il
affirmer que c'est sur les objet du toucher, pour parler simplement que porte
l'intempérance ; de la même façon,
l'intempérant a affaire aux plaisirs du corps264(*) ». En clair,
l'intempérant c'est l'hédoniste obsessionnel et sans scrupule.
En matière de moeurs, on sait que le
stagirite tient à distinguer, la méchanceté, la
bestialité (thériothès) de l'intempérance.
On sait que le trait essentiel de la méchanceté, c'est le fait de
commettre des injustices. Cependant, le bref traitement qu'Aristote fait de la
bestialité a été généralement
négligé par les commentateurs. Il mérite en fait
d'être étudié de très près. Il jette en effet
un éclairage sur certains sujets plus populaires de l'éthique, sa
portée, la place du désir dans la vie morale, la distinction
entre akolastos et akratès, entre le volontaire et
l'involontaire, et il ouvre par la même occasion, des pistes
intéressantes sur la commensurabilité de l'évaluation
morale. « Les bêtes, explique t-il, ne peuvent
faire un choix délibéré, elles sont privées de la
faculté de raisonner et s'écartent de la nature, comme les hommes
quand ils sont atteints de folie. La bestialité est un mal moindre que
la méchanceté, mais effraie d'avantage. Car chez les bêtes,
la partie supérieure n'est pas corrompue comme chez l'homme, attendu
qu'elle n'existe pas. Ce serait donc comme si l'on comparait ce qui est
privée d'âme à ce qui en est doué et qu' on se
demanda lequel des deux états est le pire. C'est toujours la perversion
de qui n'a pas en lui son principe d'action qui est moins coupable ; or le
principe, c'est la pensée. En effet, un homme méchant peut causer
mille fois plus de mal qu'une bête féroce265(*) ».
Pour conclure cette première partie on
peut dire que, l'incontinent et l'intempérant sont deux
phénomènes distincts et singuliers. A la lecture d'Aristote, on
arrive à la conclusion selon laquelle, entre l'intempérance et
l'incontinence, nous avons bel et bien affaire à une distinction de
nature. Cependant, les notions sont tellement proches, voisines que le
stagirite procède par analogie, en tirant des métaphores, ou en
insistant sur des images et autres symboles. Comme si au bout du compte, ces
deux phénomènes résistaient à l'abordage de la
raison dialectique ou discursive en dissimulant, ou en se dérobant
à celle-ci. Mais au fait, ne s'agit-il pas d'états
intérieurs et subjectifs, d'états de l'âme humaine ?
C'est la raison pour laquelle on peut penser que cette distinction est baser
sur une herméneutique, c'est à dire un discours
imagé et une interprétation de ce discours. Dans cet extrait,
Aristote fonde en raison sa distinction herméneutique et les distingue
radicalement :« L'intempérant est réfractaire aux
remords. Le propre de l'homme réfractaire au regret c'est d'être
incurable. Est de même intempérant celui qui fuit les douleurs
physiques non par crainte d'être vaincu, mais par choix
délibéré. L'intempérant n'et pas susceptible
d'éprouver du regret, car il demeure ferme dans son choix
délibéré ; par contre tout homme qui manque de
maitrise de soi peut en éprouver266(*). Le premier est incurable, le second est
guérissable. Tandis que la perversité ressemble à des
maladie comme l'hydropisie et la phtisie, l'absence de maitrise de soi
ressemble à l'épilepsie ; la première est un
état durable, l'autre une perversion momentanée. En un mot
l'absence de maitrise de soi et la méchanceté sont
différentes de nature, car la méchanceté proprement dite
se dissimule, ce que ne fait pas l'incapacité à se dominer.
Ainsi, l'intempérant est-il pire que l'homme sans maitrise sur
lui-même267(*) ».
TROISIEME PARTIE :
AMORALITE ET IMMORALITE CHEZ GUYAU
III.1. ELEMENTS BIOGRAPHIQUES
Voilà un philosophe étrange,
singulier, inclassable, presque inconnu du grand public et même des
philosophes qui le lisent et ne le convoquent que rarement. Tombé de nos
jours dans l'oubli, Jean-Marie Guyau est l'un des philosophes français
les plus originaux de la seconde moitié du XIX siècle comme en
témoigne Georges Edward Moore dans ses Principia Ethica en
1907, et assurément l'un de ceux qui méritent d'être
redécouvert.
Jean-Marie Guyau est né à Laval,
en France en 1854. Il est le fils de la romancière Augustine Tuillerie
qui, à la mort de son époux, se remaria avec le philosophe
français Alfred Fouillée. C'est en ces termes élogieux
qu'il décrit l'adolescent Guyau de
l'époque : «Il avait quinze ans lorsque je faillis
perdre la vue après l'excès de travail occasionné par des
mémoires successifs sur Socrate et Platon ; je fus pendant de long
mois, condamné à ne rien lire, à ne rien écrire.
C'est alors que le jeune Guyau me prêta ses yeux ; fit pour moi
recherche et lecture, écrivit sous ma dictée, ajouta dans mon
travail ses réflexions aux miennes, parfois ses phrases aux miennes. Il
platonisait déjà avec une élévation d'esprit et une
pénétration incroyable chez un adolescent. Aussi ai-je
dédié à sa mémoire mon livre sur La Philosophie
Platon268(*) ».
Passionné de poésie et de
philosophie, il lit la plupart des grands textes avec une
préférence pour Epicure, Epictète, Corneille, Kant, Hugo,
Lamartine, Chateaubriand, De Musset, Von Hartmann et Spencer.
Licencié es
Philosophie-Lettres à 18 ans, il traduit durant cette période le
Manuel d'Epictète ; il est séduit, conquis par le
Stoïcisme impériale ou romain, par l'image stoïque, impassible
voire héroïque du sage stoïcien, qui lui inspire ce qu'il
appellera « sa résistance souriante »
à la phtisie (tuberculose) qui allait l'emporté à l'age de
33ans. Il fit précédé sa traduction d'une
pénétrante et éloquente analyse de la philosophie
stoïcienne.
A 19 ans, il fut couronné par
l'Académie des Sciences morales et Politique, pour un
mémoire sur la morale utilitaire depuis Epicure jusqu'à
l'école utilitariste anglaise contemporaine, dans un concours
exceptionnel au niveau extrêmement relevé.
L'année suivante, il était
chargé de cours au Lycée Condorcet à Paris, où il
enseignait la Philosophie et la Littérature. Cela ne dura qu'un court
moment, car suite aux premières atteintes de sa maladie, il va dans le
Midi où il écrit de nombreux ouvrages sociologiques,
poétiques et philosophiques.
Ses deux premier ouvrages, La Morale
d'Epicure publié en 1878 et La Morale anglaise
contemporaine publiée l'année suivante, qui ne sont en fait
que les deux parties très largement remanié de son manuscrit de
1300 pages couronné en 1874, sont deux études très
approfondies des théories matérialistes et des doctrines
anglaises, par un jeune esprit qui n'avait pas entièrement rompu avec
les philosophies spiritualistes traditionnelles.
Mais son oeuvre majeur, Esquisse d'une
morale sans obligation ni sanction (1884), fut en son temps un livre
célèbre qui attira l'attention de philosophe illustre comme
Bergson, Moore, Nietzsche et Gide. Nietzsche (qui le rencontra probablement
vers 1887) lut et annota « ce livre raffiné,
mélancoliquement courageux » ; reconnaissant en
« ce brave Guyau » l'un de ses libres penseurs
(comme Erasme et Voltaire) qui avaient compris que les sentiments moraux, et
les valeurs morales ont leur siège dans la vie. Et que la fin la plus
élevée que nous pouvons nous fixer consiste dans la maximisation
de la puissance vitale. Toujours est- il que Nietzsche avait dans sa
bibliothèque un exemplaire de l'Esquisse mais aussi de
L'Irréligion de l'avenir (1886). Il en parle dans Ecce
homo. Ces exemplaires sont couverts de notes marginales, de traits, de
points d'exclamation, de marques d'approbation ou de désapprobation. Les
jugements de Nietzsche sur Guyau offrent le plus grand intérêt,
car ils nous montrent à quel point divergent en sens opposés,
malgré les évidentes similitudes que gardent parfois leur
système, deux esprits partis d'une même intuition ou conception
philosophique fondamentale : celle de la vie intense et extensive, la
tendance de la vie à plus d'expansion et à plus
d'intensité. Ce qui pose des valeurs, ce qui a besoin de valeurs pour
s'affirmer c'est ce que Nietzsche appelle la vie. « La
vie, qui est pour nous la forme la mieux connue de l'être,
est spécifiquement la volonté d'accumulation de force. La vie
tend à la sensation d'un maximum de puissance ; elle est
essentiellement l'effort vers plus de puissance ; sa réalité
la plus profonde, la plus intime, c'est le vouloir269(*) ».
Plus tard, Bergson comparera le style
philosophique de Nietzsche à celui de Guyau qui selon lui a su soutenir
« avant le philosophe allemand, en termes plus mesurés et
sous une forme plus acceptable que l'idéal moral doit être
cherché dans la plus haute expansion de la vie».
Les oeuvres de Guyau, profondément
novatrices, qui abondent de commentaires et d'observations de Nietzsche
impressionné, témoignent par ailleurs, d'une réelle
sympathie pour leur auteur, et une profonde estime qui va même jusqu'
à l'admiration.
III.2. DE L'AMORALITE
III.2.1. AMORALITE ET NECESSITE NATURELLE
Historien des religions, poète,
esthéticien, Guyau est reconnu comme l'un des plus fameux historiens de
la philosophie morale. L'Esquisse publiée en 1884, est sans
conteste son ouvrage le plus personnel et le plus fameux. C'est dans cet
écrit philosophique qu'on trouve pour la première fois la notion
d'amoralité élevée à la dimension de
problème philosophique à part entière.
Concept crée ainsi que ses
dérivés par Guyau lui-même, l'amoralité
caractérise avant tout, la nécessité des lois
naturelles. Ce qui s'exprime dans les relations entre les étants,
au sein du réel dans lequel ils sont englués, c'est la
causalité naturelle, la loi de cause à effet. A la
différence du kantisme270(*) qui voit une complémentarité voire une
similitude parfaite entre les lois de la nature et les lois morales - ce qui
pose le problème de la liberté et du déterminisme- , Guyau
affirme que le trait essentiel des lois naturelles, est leur amoralité.
En clair, il n'existe pas de lois naturelles morales. Bien au contraire,
« les lois de la nature, comme telles, sont immorales, ou si l'on
veut amorales, précisément parce qu'elles sont
nécessaires271(*) ».
III.2.2. L'AMORALITE COMME NEUTRALITE DU MONDE NATUREL
La nature est donc vierge de toute
considération éthique puisqu'elle « n'a point sa
fin en nous, pas plus que nous n'avons dans le monde notre fin fixée
d'avance272(*) ». L'amoralité, en
priorité, caractérise ce qui est étranger à la
morale, qui ne l'attaque, ni ne la défend ; c'est-à-dire
tout ce qui se place en dehors d'elle, qui la transcende. L'infirmier, par
exemple, se doit d'être parfaitement amoral et impartial dans le rapport
qui rendra au médecin. Pour Guyau, l'amoralité au sens fort
devait servir à qualifier ce qui n'a aucun rapport avec l'idée de
moralité, qui en est détaché.
Amoral signifie en ce sens, ce qui est
étranger à morale, qui n'a pas de rapport avec elle, qui
n'appartient pas à son domaine, qui ne la prend pas en
considération, qui ne tient pas compte d'elle. Descartes a posé
que la science est par nature, parfaitement amorale.
Toutefois, il faut souligner que Guyau reprend
à son compte les intuitions du matérialisme antique. Le
matérialisme, dans son geste inaugurale, chasse la morale hors de
l'être ou de l'absolu. L'amoralité est la
« négation absolue de tout ce que nous entendons par
moralité proprement dite, et réduction de toutes choses, y
compris la volonté, aux lois nécessaires de la nature, qui sont
les lois nécessaires de l'intelligence. Il n'y a d'absolu que la
nécessité naturelle qui fait exister ce qui existe. L'absolu,
c'est ce qui est273(*) ». Si le mal n'est rien, ce n'est pas
parce que seul le bien est et fait être, mais au contraire parce que le
bien n'est pas plus que le mal, et que l'être est par de là le
bien et le mal. C'est pourquoi l'on peut en toute rigueur parler à
propos de l'univers, d'amoralité : la nature n'a pas de morale, et
il n'existe rien d'autre que la nature qui est l'absolu.
« L'univers n'est point une oeuvre extrême, en mal comme en
bien274(*) ». Autrement dit, l'immanentisme radical
équivaut à un amoralisme radical ; si bien que tout
ce qui est naturel est amoral, et tout ce qui est amoral est naturel.
Rapportés au tout, les idées de bien et de mal n'ont aucune
pertinence car le tout ne peut ni bien ni mal. Dans sa douloureuse, dans sa
bienheureuse cécité, la nature en effet, ignore les
catégories du bien et du mal. Elle est éprise simplement d'une
neutralité morale et d'une causalité.
Si `amoral' signifie `ce qui est
étranger à la morale, qui n'a pas de rapport avec elle ou qui
n'appartient pas à son domaine', est amoral, tout ce qui manifeste de
l'indifférence et naturellement une ignorance à l'égard de
la morale. Amoral s'applique dès lors à tout ce qui ignore la
morale, tout ce qui ne prend pas en considération les prescriptions de
la morale. Le préfixe a `sans' qui a servi à former le
concept, marque la privation. L'amoralité est un « no
man's land », une péninsule où la voix humaine, la
voix de la conscience s'est tue ; où elle est aphone, où du
moins où elle a du mal à se faire entendre.
En outre, l'amoral n'est ni moral n'est
ni immoral : il est en dehors de ce schéma dichotomique. L'amoral
est indifférent aux idées de bien et de mal. L'amoral est
transcendance de ce qui est bien ou mal. Il est, selon une métaphore
connue, par de là le bien et le mal275(*). Guyau pensait que le sage devait vivre sans morale,
mais selon la sagesse, si bien qu'il nous exhortait à atteindre cette
amoralité supérieure. Il considérait le sage comme
« un être supérieur » du fait
même de son amoralité. « Les vrais sages,
écrivait le jeune Guyau, n'ont pas besoin pour eux-mêmes
de lois restrictives ; la sagesse seule restreint leurs désirs,
conséquemment leurs actions, et les empêche de venir se heurter
à autrui. Le sage se gardera donc de l'injustice comme il se gardera par
exemple de l'intempérance276(*) ».
Le terme `amoral' peut avoir dans le langage
courant comme chez Guyau, une connotation négative, neutre ou positive.
Si Guyau admet un amoralisme (théorique) qui est celui du philosophe, de
manière générale il n'admet pas l'humain hors de la
morale. Il n'y a d'humanité que morale. Et puisque l'humain est vie,
« le sentiment moral se confond avec la vie la plus intensive et
la plus extensive possible, arrivée à la conscience de sa
fécondité pratique. La principale forme de cette
fécondité est l'action pour autrui et la sociabilité avec
les autres276(*) ». Or, comment et pourquoi, alors que
la vie est une création naturelle chez Guyau, échappe t-elle
à l'amoralité ?
S'il nous permis de dire quelques mots sur la
définition que Guyau fait de la vie276(*), nous aimerions montrer qu'il ne l'assimile jamais
explicitement à l'existence. Il va s'atteler tout au long de
son oeuvre, à démontrer qu'il y a dans la vie, quelque chose de
sui generis, d'irréductible qui échappe par essence
à l'existant et à l'existence même277(*).
D'abord, Guyau conçoit la vie comme une
création naturelle. Elle n'est ni une oeuvre artificielle, ni une oeuvre
surnaturelle et il est important de comprendre que malgré tout le
mystère de la vie reste entier puisque « la vie, de toutes
parts, est enveloppée d'inconnu278(*) ». Comment s'y prend la nature pour
créer la vie ? « Pour créer la vie, en effet,
la nature ne procède pas artificiellement en rassemblant toutes les
parties d'un corps et en les soudant. C'est sur une seule cellule ou sur
plusieurs que s' entent toutes les autres279(*) ». En créant la vie, la nature
lui fait don du mouvement. L'apparition de la vie correspond selon Guyau,
à « l'apparition d'une puissance inhérente
à l'être » qui est l'automobilité. Si bien
que « se mouvoir soi-même, c'est vivre280(*) ». La vie est
« déploiement de force et progrès281(*) ». Puissance,
intensité, extension et mouvement, sont des traits essentiels de la vie.
Or, si la vie est surabondance de force, elle a comme un besoin
intérieure de se « dépenser » :
la vie ne peut se maintenir qu'a condition de se répandre. La force
n'étant qu'en dernière analyse, qu'un « abstrait de
la vie ». La concrétion de la vie est une idée qui
tient une place importante dans la pensée de Guyau.
« Vivre, c'est dépenser aussi bien qu'acquérir.
Mais vivre, ce n'est pas calculer, c'est agir. Agir, c'est vivre ; agir
davantage c'est augmenter le foyer de la vie intérieure282(*) ». L'action
est la vie dans son maximum de développement.
Mais Guyau n'en reste pas là puisqu'il
est amené à dire que « la vie se déploie et
s'exerce parce que c'est la vie. La vie, en son essence, est une revanche sur
les obstacles qui l'entravent283(*) ». Serait-ce là, un aveu
d'amoralité ? Il semble bien que ce soit le cas, car la vie qui n'a
pas prise conscience d'elle-même, est destructrice et autodestructrice.
Si bien que « nous sommes donc obligés d'en appeler
à la vie pour régler la vie. Mais alors c'est une vie plus
complète et plus large qui peut régler une vie moins
complète et moins large284(*) ». L'évolutionnisme de C.
Darwin et H. Spencer n'est pas loin. En effet, Guyau confirme leurs positions
et affirme que « la vie est une consécration
perpétuelle de l'inégalité285(*) » puis
infirme l'évolutionnisme moral ou social puisqu'il dit ouvertement que
« la vie ne connait pas les classe sociales et les divisions absolues
des logiciens et des mathématiciens : la vie ne peut être
complètement égoïste, quand même elle le
voudrait286(*).
A contrario, la vie qui a pris conscience d'elle-même, Guyau l'appelle
le moi. C'est ici le passage de la vie au moi. « Or, la vie en
prenant conscience de soi, de son intensité, de son extension, ne tend
pas à se détruire, elle ne fait qu'accroître sa
force287(*) ».
Guyau s'est proposé par la suite, de
restreindre l'activité humaine à une seule, « mais
impérissable, celle de la vie288(*) ». L'activité du moi,
prioritairement, « c'est se sentir vivre
intérieurement289(*) ». S« 'il y a dans le
moi, quelque chose de sui generis, d'irréductible290(*) », cette
réalité ne peut être que la vie prenant conscience
d'elle-même. La dépense n'est pas physiologiquement un mal, c'est
l'un des termes de la vie.
Par la suite, le moi égoïste est
amené peu à peu à« franchir le large
intervalle qui sépare le moi d'un autre moi291(*) ». Guyau
s'atèle ici à analyser le processus par lequel le plaisir et le
risque peuvent « tenter de faire franchir à la
volonté, le passage du moi au non-moi292(*) » qui semblait avant
« deux valeurs commune mesure293(*) ». Comment cela est-il rendu
possible ?
La position de Guyau, dans laquelle on peut
voir un altruisme, voire un humanisme, fait toute sa place à une
fraternité universelle. La surabondance de vie que contient le moi, qui
n'est pas volonté de puissance, demande à se donner et pousse les
individus à s'associer. Le meilleur moyen de se dépasser
soi-même, est de se répandre en autrui294(*). « La vie,
comme le feu, ne se conserve qu'en se communiquant295(*) ». Son point
de vue moral est donc altruiste, au sens où il met
l'intersubjectivité, mieux la transubjectivité, au
coeur-même du moi. « A cette époque idéale,
explique Guyau, l'être ne pourra plus, pour ainsi dire, jouir
solitairement : son concert sera comme un concert de où le plaisir
des autres entrera à titre d'élément
nécessaire ; et dès maintenant, dans la
généralité des cas, n'en n'est-il pas déjà
ainsi ? Qu'on compare, dans la vie commune, la part laissée
à l'égoïsme pur et celle que prend l'altruisme, on verra
combien est relativement petite la première ; mêmes les
plaisirs les plus égoïstes, comme le plaisir de boire ou manger,
n'acquièrent tout leur charme que quand nous les partageons avec autrui.
Nul doctrine, en effet, ne peut fermer le coeur humain. L'égoïsme
pur, au lieu d'être une réelle affirmation de soi, est une
mutilation de soi. Nous ne pouvons nous mutiler nous mutiler nous-mêmes,
et l'égoïsme pur serait donc un non-sens, une
impossibilité296(*) ». Il ne peut donc exister de
« plaisirs purement personnels et
égoïstes ».
La vie échappe à
l'amoralité parce qu'en prenant conscience de son intensité et de
son dynamisme, elle est poussée à s'élargir.
L'élargissement « déchire l'enveloppe
étroite du moi ». L'élargissement du moi est la
condition de sa survie puisque « le moi qui s'est assez
élargi aurait droit de ne pas périr297(*) ». Si la vie
échappe par essence à l'amoralité c'est parce que c'est
à la vie elle-même que nous demandons le principe de la
moralité.
Mais le passage du moi au non-moi qui est aussi
le moment de « la fusion réelle de tous les moi
apparents l'un dans l'autre298(*)» , entre le je et le tu, est le moment
où « le moi se distingue de moins en moins des autres moi,
ou plutôt il a de plus en plus besoin d'eux pour
exister 299(*)». Dès lors, « le moi vivra
autant que possible en harmonie et en sympathie avec les autres moi »
puisqu'en définitive, la fécondité (pratique) de la
vie équivaut à sa sociabilité. La sociabilité de la
vie rend obsolète l'amoralité de la vie300(*) puisque «l'autre
devient comme une condition de nous-même301(*) ». La
conscience, se projetant ainsi dans les autres, et dans le tout, se relie aux
autres et au tout par une idée qui est en même temps une force. Il
faut donc « sympathiser ».
En conséquence, aucune
société humaine ne peut être amorale selon Guyau puisque
les individus sont toujours déjà moraux. De là même
manière, il n'envisage pas la possibilité d'un Etat ou d'un
pouvoir politique amoral. Il ne peut donc exister d'amoralisme
d'Etat302(*).
III.2.3. LA THEORIE DE L'INDIFFERENTISME MORAL282
Guyau n'a de cesse de préciser
« son hypothèse de l'indifférence morale de la
nature », plus simplement, son concept d'amoralité. En
ce sens, sa position peut être qualifiée amoraliste en
ce qu'elle défend « l'indifférence de la nature
à nos plaisirs et à nos peines ». Cette
hypothèse a des implications, « des effets
pratiques » que nous mettrons en exergue par la suite. Mais pour
le moment, demandons-nous en quel sens peut-on parler d'indifférence
morale de la nature ?
Adjoindre du beau ou du laid, du bien ou du
mal, ou quelques autres qualités à un quelconque
phénomène naturel, est une erreur, une méprise. La nature
est une réalité neutre, inconsciente du plaisir comme de la
souffrance, du bien et du mal. Par exemple, une pomme qui tombe sur la
tête de Socrate, est amorale ; car quand bien même la chute de
la pomme, blesse le philosophe, elle ne saurait être dite ni bonne ou ni
mauvaise. Bayle faisait le même constat quand il affirmait que les
comètes ne sont pas des miracles et ne sont des augures ni d'un bien ni
d'un mal à venir. L'amoralité est donc l'absence de tout concept
de moralité. Le préfixe « a » marque
ici la privation.
L'indifférentisme moral se
définit dans ce cas par « l'impuissance humaine
relativement au tout ». Guyau s'explique plus longuement
à ce sujet. L'indifférence morale «c'est
l'indifférence de la nature au bien ou au mal ; or, de cette
indifférence une foule de raisons peuvent être données. La
première est l'impuissance humaine relativement au tout, dont elle ne
peut changer d'une manière agréable, la direction304(*) ». En ce
sens, Guyau compare le système de la nature à un océan
majestueux qui vient s'échoir sur les bancs de sable. La volonté
humaine est ici semblable à une digue dérisoire, inutile, vaine,
que l'écume fera rompre. Guyau met en rapport « la force
fatale de la nature, par opposition aux efforts impuissants de la
volonté humaine305(*) ».
Quant au bien et au mal, deux
catégories morales chères à l'humain, ils sont tout aussi
négligeables, insignifiants pour la nature, que son origine son cours.
Mieux, le bien et le mal ne sont nullement antagoniques au sein de
l'être. Tout au mieux, ils se neutralisent en participant au grand
équilibre du monde. « Le bien et le mal,
écrivait Guyau, ne semblent pas plus être d'essence
contraire pour la nature que le froid et le chaud pour le physicien ; ce
sont des degré de la température morale, et il est
nécessaire que, le chaud et le froid se neutralisent au bout d'un
certain temps dans le monde, comme se neutralisent dans l'océan les
mouvements divers des vagues306(*) ».
L'autre argument justifiant l'amoralité
de la nature est en rapport avec sa direction, son cours régulier. En
effet, la nature n'a pas de direction morale vers sa fin ou son but
ultime : par exemple, le bonheur de l'humanité ou sa disparition.
« Donner un but à la nature, ce serait la
rétrécir, car un but est un terme. Ce qui est immense n'a pas de
but307(*) ». Ainsi une seconde raison à
l'indifférentisme moral de la nature « c'est que le grand
tout dont nous ne pouvons changer la direction, n'a lui même aucune
direction morale. Absence de fin, amoralité complète de la
nature, neutralité du mécanisme infini. En effet, l'effort
universel ne ressemble guère à un travail régulier, ayant
un but308(*) ». La nature est infinie,
illimité et sans but.
On voit alors que l'amoralité de la
nature se mesure à l'aune de notre impuissance à dompter son
immensité, son cours régulier et continu. Si bien que
« les mouvements particuliers de [la] volonté
[humaine] ne peuvent plus retentir sur l'ensemble de la nature que
le battement de l'aile d'un oiseau volant au-dessus d'un nuage n'est pas
capable de rafraîchir mon front309(*) ».
Il faut cependant se garder de croire ou de
penser, que l'amoralité de l'être infini cache en
réalité son désordre ou sa difformité.
« Que la terre a disparu, que l'homme a disparu, et qu'il ne
reste plus la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux et ses reflux, les
changements perpétuels de sa surface, qui cachent sa profonde et
monotone uniformité310(*) ».
Par glissement sémantique, on a fait de
l'amoralité, le caractère de tout ce qui ne tient pas compte de
la morale, et spécialement de la morale courante, sans toutefois la
contredire formellement. En réalité, l'amoralité ne fait
pas fi, ne fait pas cas de la morale. Il est dans la peau de celui pour qui la
morale n'existe pas, et n'a donc aucune influence sur lui. En ce sens l'amoral
est un marginal, un non-conformiste, une sorte d'individu asocial ou
antisocial.
Il devient nécessaire d'admettre
à côté des deux types classiques d'immoralité
(action délibérément mauvaise et faiblesse de la
volonté, un troisième et dernier type : l'action mauvaise
amorale définie comme un manque d'intérêt pour la valeur
de l'action311(*). Ce ne
peut donc pas être dans l'action de nuire à son insu qu
réside l'amoralité : dans ce cas de figure c'est la
contingence, ou le hasard qui règne. Or il semble bien qu'il y a une
manière amorale de nuire à dessein par pur mépris de la
morale ou par dédain de la valeur morale de l'acte.
Dès lors, on a fait de l'amoralisme la
doctrine ou l'attitude d'esprit positiviste ou empiriste, qui consiste à
n'admettre que les jugements de fait, et à nier toute objectivité
voire toute réalité aux valeurs morales, à refuser,
à contester toute idée de morale. L'amoralisme est devenu par le
truchement des époques, une attitude
« antimorale », pour parler comme Schopenhauer,
qui écarte toute référence à une
universalité ou à une objectivité de la morale. De telle
sorte que l'amoraliste est considéré par le sens commun comme
celui qui a attitude délibérée d'indifférence, de
détachement, de désintéressement à l'égard
des propriétés morales. Pour d'autres, l'amoraliste manifeste une
certaine ignorance ou méconnaissance des normes éthiques et
sociales, et possède au bout du compte, une prédisposition
à agir contre.
L'amoraliste, même si Guyau ne l'admet
pas, est une personne possible. Un amoraliste est quelqu'un qui croit
sincèrement qu'il doit entreprendre une action, mais qui n'en a pas le
moindre désir, et ce alors qu'il ne souffre pas d'un disfonctionnement
de la motivation. Selon cette conception, il n'est pas étonnant comme
certains facteurs, comme « la faiblesse de la
volonté » ou la dépression, puissent avoir pour
conséquences que la personne qui a des croyances axiologiques n'est
guère motivée à agir en fonction de ses croyances. Celui
qui souffre de dépression peut fermement croire qu'une action est
désirable, par exemple, mais il n'éprouve pas les émotions
qui pourraient le motiver à agir en fonction de ses croyances. Le cas de
l'amoraliste lui aussi s'expliquer de manière similaire. On peut
attribuer le manque de motivation de celui qui croit sincèrement qu'une
autre action est désirable, sans pour autant désirer la faire,
faute d'émotion correspondante. En effet, il est impossible de ne pas
ressentir certaines émotions alors que l'on ne souffre pas de faiblesse
de volonté, de dépression, ou de dysfonctionnement de la
motivation. Toutefois, si d'après cette conception, l'amoraliste est un
personnage possible, celui qui éprouve les émotions en question
sans être motivé, ne l'est pas312(*).
Cependant, doit-on distinguer
l'amoraliste de l'amoral ? La question, nous semble t-il
mérite d'être posée. Nous pensons qu'on peut être
amoraliste sans être amoral. En effet, l'amoralisme ou
l'indifférentisme moral est une doctrine selon laquelle
« le bien et le mal demeurent des choses toutes humaines, toutes
subjectives, sans rapport fixe avec l'univers ». C'est la raison
pour laquelle il est indifférent à leur égard ; c'est
la raison pour laquelle il les méprise. L'amoraliste défend
l'idée selon laquelle les systèmes moraux sont arbitraires et
infondés. Plus radicalement, l'amoralisme peut être défini
comme la croyance selon laquelle le bien et le mal n'existent pas, et sont donc
dénués de toute réalité, de tout sens.
En revanche, ce mépris, cette
indifférence peut rester purement théorique ou spéculatif.
L'amoraliste peut parfaitement assumer son amoralisme théorique, et
s'abstenir de voler une pomme sur un étalage. En clair, nous dirons que
l'amoraliste se situe au niveau de la théorie, et
l'amoral au niveau de l'action313(*).
III.3. DE L'IMMORALITE
A qui manifeste le désir de parler de
l'immoralité, échoie à chaque fois la même
question : de quoi va t-il parler ? Ou plus exactement de quoi ne va
t-il pas parler ? L'immoralité, comme l'amoralité,
est une notion capitale dans la pensée de Guyau.
Dans le langage courant, elle renvoie
à tout ce qui est contraire à la morale, malsain ou abject.
On regroupe sous la notion générale `d'immoralité',
tout ce qui est sans principe de morale et le caractère d'un acte ou
d'une personne qui ne respecte pas l'injonction morale. Or, parce que toute vie
morale se veut rationnelle, tout acte immoral est la plupart du temps
assimilé à un acte irrationnel. Est immoral en ce sens, tout ce
qui va à l'encontre de la lumière naturelle, de la raison.
L'immoralité est donc le caractère de tout acte, tout
comportement, tout discours, antagoniques, antinomiques aux prescriptions
rationnelles. Le sens commun qualifie `d'immoral', celui qui agit ou vit
à contre courant des normes communément admises par la
société, aux bonnes moeurs.
La doctrine philosophique dite
éthique de l'intervention pénale, en outre, va nous
permettre de jeter un éclairage supplémentaire sur les
présupposés que recouvrent la notion générale
d'immoralité. On appelle moraliste, la conception philosophico-juridique
selon laquelle, l'intervention du droit pénal se justifie exclusivement
en raison, et à la mesure de l'immoralité du comportement auquel
elle s'applique. Le moralisme part du principe que l'accomplissement de
l'infraction pénale, considérée comme un acte immoral tant
sur un point de vue subjectif qu'objectif, constitue la condition à la
fois nécessaire et suffisante pour justifier la peine. De même que
la nature et la gravité de l'infraction engendrée par
l'immoralité, constituent les seuls critères permettant de
justifier la nature et l'intensité de la peine ou de la
sanction314(*).
Envisagé dans toute sa rigueur, le moralisme consiste à
considérer l'immoralité d'un comportement comme condition
nécessaire et suffisante à son incrimination. La fonction du
droit étant de donner pleine efficience et efficacité à
la morale293. La portée exacte d'une telle conception ou
attitude, est cependant tributaire d'une double précision relative au
degré d'immoralité et du type de morale pris en compte.
Elle induit de fait, une échelle ou une hiérarchie de
l'immoralité.
D'un autre côté, si le moralisme
entend justifier l'incrimination pénale d'un comportement par le seul
fait de son immoralité, et cela indépendamment des
conséquences qui peuvent en découler, il est certain, en effet,
que l'hypothèse des degrés d'immoralité, ne conduit pas
à affirmer, même pour un ardent défenseur du moralisme
extrême, que toute conduite immorale devrait être
érigée en infraction pénale. Habituellement, le moralisme
exige que cette immoralité atteigne un certain seuil, une
certaine intensité, et qu'elle soit en conséquence susceptible
d'une définition suffisamment précise, voire qu'elle consiste en
une transgression délibérée ou intentionnelle. La
majorité des philosophes du droit pense l'existence d'un
véritable consensus social relatif à l'immoralité d'un
comportement - compris non comme une simple opinion moyenne ni comme une
simple opinion majoritaire, mais comme l'absence de tout dissentiment social
significatif - constitue une condition nécessaire à son
incrimination, étant à la fois le caractère
particulièrement contraignant des sanctions et la réprobations
spécifiquement sociale qu'elle est censée exprimer315(*).
Celui qui agit contre la morale en la
(re)connaissant est dit immoral. Cela sous-entend bien sûr que pour
être jugé immoral, il faut d'abord avoir une morale. Il faut se
référer à un système de valeurs que l'on
contredira, dont on enfreindra les principes, par la suite. Est dit immoral,
celui qui agit contrairement à la morale, qui en viole les principes. Le
préfixe `im' variante de `in', qui signifie `pas' qui a servi à
forger le mot, marque ou signifie la négation. Immoral signifie ce qui
est contraire à la morale, aux bonnes moeurs. On nomme aussi `immoral',
tout ce qui va à l'encontre de ce que nous dicte la conscience, qui va
contre les injonctions de la conscience (morale).
La frontière est souvent ténue
entre l'amoralité et l'immoralité. On a estimé pendant
longtemps que leur sens était voisins, quasi identique voire similaire.
Plus simplement, amoral est souvent utilisé comme synonyme d'immoral.
Or, l'immoral va contre la morale avec une conscience plus moins bonne (selon
les cas) de ce qu'il fait ; l'amoral n'a même pas conscience de
l'existence des jugements moraux316(*).
Toutefois, la question est d'ordre
philosophique, éthique, plutôt que linguistique. Un acte sera en
effet jugé amoral par certains, et immoral par d'autre selon qu'on
considère que les notions morales du bien et du mal n'ont pas
été prise en considération (amoral) ; ou lorsque
l'idéal du bien a été attaqué (immoral). Autrement
dit, amoralité et immoralité - comme la moralité
d'ailleurs - n'échappent pas à l'écueil du relativisme.
Un être amoral ne fera pas forcément le mal ; il peut aussi
faire le bien, mais n'en n'aura pas conscience. Dans tous les cas de figure, il
n'aura pas conscience de faire ni le bien ni le mal. Portant l'être
amoral agissant de façon morale, sera marginaliser en ce qu'il agit
inconsciemment317(*).
Au regard de ce sui précède
on peut être amené à penser que l'immoralisme est de ce
fait, une attitude de délibérée ou non
délibérée d'hostilité à l'égard de la
morale, rejet des valeurs morales, et poursuite souvent consciente du mal.
C'est aussi l'attitude de celui qui, de manière systématique et
parfois provocante - comme les sophistes Calliclès et Thrasymaque -
refuse, dénie toute valeur ou tout intérêt à la
morale courante. L'immoraliste est celui qui pense, parle, agit en
contradiction avec la morale. Plus simplement, l'immoraliste est celui qui
professe l'immoralité. Nous allons voir par la suite comment Guyau en
arrive à construire son concept d'immoralité et les sens ou les
acceptions qui lui donnent.
III.3.1. LE PROBLEME MORAL ET LA DOCTRINE DES IDEESS-FORCES
Déjà présente dans la
Critique des systèmes de morale contemporaine, « la
doctrine des idées-forces » trouve sa formulation la plus
aboutie dans la thèse d'Alfred Fouillée qui publiera un an plus
tard en 1890 sous le titre de L'Evolutionnisme des
idées-forces. Beau-père de Guyau, A. Fouillée
emprunte beaucoup des arguments ce dernier, mort trois ans plus tôt.
Si le premier principe de la doctrine des
idées-forces est l'indissociabilité du sentir et de
l'agir, le second principe de cette doctrine en est
l'indissolubilité, non seulement de chaque sensation
particulière et de l'activité générale. Guyau
écrivait que ce qu'il conçoit comme « sa morale des
idées-forces » c'est l'hypothèse selon laquelle
« l'idée même de l'action supérieure, comme
celle de toute action, est une force tendant à se réaliser.
L'idée est même déjà la réalisation
commencée de l'action supérieure318(*) ». Il
découle de cette conception de Guyau, que la doctrine des
idées-forces consacre « la profonde identité qui
existe entre la pensée et l'action ; c'est par cela même le
sentiment de l'unité de l'être, de l'unité de la
vie319(*) ».
Or, comment l'idée morale
explique t-elle les deux termes du problème moral : la
direction de la volonté et l'objet du vouloir ? Quand bien
même Guyau définit le sujet actif, l'agent moral comme
constitué par une volonté d'agir, soutenue par un effort pour
réaliser une idée, comment expliquer que certains individus ne
conforment pas leur action à la plus haute idée qu'ils ont en
eux-mêmes ? Comment rendre compte de la folie morale, de
l'idiotisme morale, bref de l'immoralité ?
III.3.2. L' IMMORALITE COMME MUTILATION INTERIEURE
Dans son premier ouvrage, Guyau est
amené à poser le problème de
l'immoralité.« Je ne suis pas seulement un être
collectif et social, écrit le jeune Guyau ; si
j'appartiens à certaines sociétés, si j'appartiens
à l'Etat, je m'appartiens avant tout à moi-même, et comme
tel je doit obéir qu'à mon intérêt, je suis
armé du droit naturel de Hobbes. J'ai devant moi trois probités,
trois justices, trois morales, c'est-à-dire en définitive trois
intérêts ; comment agir ? De ces trois
intérêts, la morale même prescrit de choisir le mien,
dussé-je être jugé coupable et injuste, la morale me
prescrit en quelque sorte l'immoralité 320(*)». Ce passage est
très intéressant : Guyau montre comment la morale de
l'intérêt conduit toujours le moi à tourner le dos à
la société et à l'Etat. En suivant poursuivant mon
désir, je me pose comme immorale au sein de la communauté.
La nature est amorale : c'est la
conclusion à laquelle est arrivé Guyau. En poussant plus loin son
raisonnement, il finit aussi par démontrer puis à admettre
« qu'il y a au fond de la nature, prétendue `aussi bonne
que possible', une immoralité fondamentale qui tient à l'
opposition des fonctions entre les êtres, à la catégorie de
l'espace et de la matière321(*) ». De là sans doute,
l'idée selon laquelle, les instincts primaires sont immoraux y compris
ceux qui paraissent moraux322(*). Comment justifier `l'immoralité fondamentale
de la nature amorale' ?
A priori, cela peut sembler un paradoxe ou une
absurdité flagrante d'affirmer sans détour `l'immoralité
de la nature amorale'. La seule oeuvre naturelle qui échappe par essence
à l'amoralité c'est la vie humaine en tant qu'elle a pris
conscience d'elle-même en s'élevant à la dimension du moi.
Mais lorsqu'on regarde de très près, on se rend compte que cette
forte oxymore n'est pas dénué de sens. Pour quelles
raisons ? Tout simplement parce que la nature se mutile elle-même
lorsqu'elle permet en son sein, l'opposition entre ces différentes
composantes. L'immoralité est essentiellement et principalement chez
Guyau, une mutilation intérieure. La nature amorale conçue comme
macrocosme peut donc être dit immorale en ce sens très
précis. Quant au moi entendu comme microcosme, il est immoral quant il
est égoïste et ne s'élève pas à dimension
intersubjective ou transubjective. L'égoïsme323(*) est donc immoral, ou s'il on
veut l'égoïsme est l'immoralité. De la même
manière le solipsisme, l'égotisme sont d'autres formes de
mutilation intérieure ; car celui qui se regarde le nombril se
prive d'autrui qui est selon Guyau, l'être sui generis du moi.
La transparence à soi est aussi un symptôme de la mutilation de
soi. Le moi immoral renie ou nie une partie de lui-même. On peut
alors parler d'immoralité comme « négation des soi,
comme négation de l'être » où Hegel parlait
de négativité abstraite.
Connaître le bien, l'approuver,
et pourtant faire le mal324(*), révèle au sein même du moi
intérieur, une division, un divorce, un hiatus entre la pensée et
l'acte. Ne pas agir comme on pense, ou plus exactement s'abstenir d'agir ou
agir à l'encontre de sa pensée est pour Guyau un supplice, un
calvaire, une torture qu'il nomme immoralité. L'immoralité est
donc pour lui une mutilation de soi, une mutilation
intérieure, c'est-à-dire une fracture entre l'idée
et l'action. Quand il fait le mal, l'agent immoral laisse le bien en chemin,
sur le bas côté. Il abandonne et renonce à une part de
lui-même. L'immoralité est le phénomène
intérieur au cours duquel, le moi est amputé d'une de ses
parties. Le moi est privé soit du bien, soit de l'action vertueuse qui
est la réalisation ou l'accomplissement de la pensée rationnelle.
Guyau s'explique : « Celui qui n'agit pas comme il pense,
pense incomplètement. Aussi sent-il qu'il lui manque quelque chose, il
n'est pas entier, il n'est pas lui-même. L'immoralité est une
mutilation intérieure. Ne pas agir selon ce qu'on croit le meilleur,
c'et ressembler à quelqu'un qui ne pourrait rire quand il est joyeux, ni
pleurer quand il est triste, qui ne pourrait rien exprimer du dehors, rien
traduire de ce qu'il éprouve. Ce serait le suprême
supplice325(*) ». On retrouve là, des
éléments de la thèse aristotélicienne selon
laquelle, la seule chose immoral qu'il soit c'est de ne pas faire ce qu'il faut
quand il le faut. L'immoral est en quelque sorte ce que Guyau appelle
« un mensonge en action ». Guyau va jusqu'à
penser que l'acte, qui est la vie elle-même, qui est l'être, se
désolidarise de son principe qui est la pensée.
L'immoralité révèle selon Guyau,
l'hétérogénéité de l'acte comme vie, comme
être, qui se désunit, qui se disjoint ou qui se sépare de
la pensée. En ce sens on peut dire que l'immoralité consacre
l'autonomie de l'acte par rapport à la pensée326(*). L'immoralité brise
l'unité substantielle du moi, et donc rompt
« l'unité de l'être ». C'est la
raison pour laquelle mutilation de soi va de paire avec
« dédoublement ou opposition des différentes
facultés de l'être qui se limitent l'une
l'autre 327(*)».
Mais c'est plutôt parce que ne pas agir
comme l'on pense constitue un ébranlement du socle métaphysique
ou plus exactement de l'équilibre ontologique du sujet. Car l'être
immoral « est toujours un métaphysicien spontané ou
réfléchi328(*) ». Affirmer que l'immoralité
est coextensive à la morale chez Guyau, c'est affirmer que
l'immoralité n'est pas simplement le revers, le dos, le verso de la
moralité, c'est dire aussi que l'immoralité est une forme
d'incomplétude, d'inachèvement, d'imperfection, alors que la
morale est conçue comme « unité de l'être et
de la vie ».
III.3.3. L'IMMORALITE COMME OPPOSITION DES FACULTES
DE L'ETRE
En d'autres termes, dans certains cas
d'immoralité, l'intelligence et la volonté s'affrontent selon
Guyau. Comment cela est possible alors qu'on sait que « la
volonté n'est qu'un degré supérieur de l'intelligence, et
l'action un degré supérieur de la volonté329(*) » ? Comment
expliquer, dans certains cas avéré d'immoralité, ce hiatus
entre la volonté, l'intelligence et l'action ?
Affirmer que la volonté est un
degré supérieure de l'intelligence, c'est dire en d'autres termes
que l'intelligence en sa fine pointe, est volonté. L'intelligence se
porte elle-même à son propre dépassement qui est la
volonté. Guyau oppose à « la volonté pure et
désintéressée » de Kant, l'idée
d'une « volonté intérieure ».
Interne parce que « je sens en moi une énergie tout
intérieure qui doit rentrer en ligne de compte. S'il y a le monde
inconnu, il y a le moi connu et je sais qu'intérieurement je veux, et
c'est ma volonté qui fera ma puissance330(*) ». La simple idée d'une
pureté et d'un désintéressement de la volonté, ne
saurait rendre compte de « la fécondité de la
volonté » qui est vie, et « portée
à se prodiguer, à se sacrifier dans une certaine mesure, à
se partager avec d'autres331(*) ». En vertu du
« mécanisme interne de la pensée et de la
vie », nous pouvons affirmer avec Guyau que vouloir c'es penser,
penser c'est vivre, et vivre c'est agir. Dès lors,
« l'action est un degré supérieur de la
volonté332(*) » puisqu'elle en est la
concrétion. Or, si nous admettons que « la volonté
intérieure » qui est vie, apparaît aussi dans le
même temps comme le maillon fort du système, c'est donc d'elle que
peut provenir ce « dédoublement ». En
effet, Guyau conjecture « une direction immorale de la
volonté qui est une négation des `lois de la raison pure
pratique'333(*) ». Qu'est-ce que
précisément que cette volonté immorale334(*) et inféconde ?
Guyau la conçoit comme une volonté égoïste
replié sur elle-même. « En d'autres termes, il y
aurait coïncidence de ce que nous appelons volonté immorale chez
l'homme avec la volonté normale de tous les êtres335(*) ».
Si l'immoralité est une opposition entre
les différentes facultés de l'être, c'est principalement
par que « la moralité n'est autre chose que l'unité
de l'être336(*) » et de la vie. Quant à
l'éthique, Guyau la définit comme « une
systématisation de l'évolution morale de
l'humanité337(*) ». Cette unité est mise en
péril par la volonté qui, pour diverses raisons, nie les lois de
la raison pure pratique. L'immoralité est donc le symbole d'une
défaillance dont la volonté338(*) est la principale cause. C'est la direction immorale
de la volonté, et donc sa défaillance qui est le principe de
l'immoralité humaine. Guyau rejoint en ce sens Platon et Aristote.
III.3.4. L'IMMORALITE COMME NEGATION DU PROGRES ET DE LA
VIE
Guyau pense que « l'immoralité
marque un arrêt dans le développement de l'être339(*) ». Cela
revient à dire que « l'immoral enveloppe la
négation du progrès340(*) » de l'être. Lier l'idée
de moralité et de progrès, n'est pas neuve en philosophie puisque
Epicure et Hegel341(*)
l'ont fait bien avant Guyau. La moralité est le mouvement qui porte
l'être et la vie, en avant. La moralité, indépendamment du
fait qu'elle soit unité de l'être, est progrès,
c'est-à-dire changement graduel et continu par degrés successifs,
qui consiste en une amélioration, un perfectionnement de la vie. Elle
est un accroissement, un progrès de la vie vers elle-même.
L'immoralité, au contraire, est la
négation inconditionnelle de cette impulsion. L'immoralité
marque la négation du développement, du déploiement
générale de la vie. « La plus grande ennemie du
progrès humain » n'est autre que la foi
dogmatique342(*).
« On assez longtemps accusé le doute d'immoralité,
mais on pourrait soutenir aussi l'immoralité de la foi dogmatique.
Croire, c'est `affirmer' comme réel pour moi ce que je conçois
comme possible en soi, parfois même impossible. C'est donc vouloir fonder
une vérité artificielle, une vérité d'apparence,
c'est en même temps se fermer à la vérité objective
qu'on repousse d'avance sans connaître. La foi de ce point de vue,
devient une paresse d'esprit343(*) » alors que « le doute,
c'est la dignité de la pensée343(*) ».
III.3.5. L'IMMORALITE COMME
HYPOCRISIE
Guyau identifie l'immoralité à
l'hypocrisie. Guyau emprunte aussi cet argument, sans le citer explicitement,
à Hegel344(*).
Il y a beaucoup de similitude entre les deux conceptions en ce qu'il accuse la
philosophie d'avoir introduit en morale la notion d'hypocrisie. Selon
Guyau« le tort de certains moralistes est beaucoup moins d'avoir
élargi la morale que d'y introduire ce détestable
élément, l'hypocrisie. L'hypocrisie consiste à
arrêter l'expression naturelle de la volonté et à y
substituer une expression contraire ; en ce sens, on pourrait dire que
l'immoralité est essentiellement hypocrisie345(*) ».
Pour Guyau, assimilé
l'immoralité à l'hypocrisie, c'est affirmer à la base,
qu'un objet, un événement est venu contredire le
déploiement, la direction morale de la volonté. Nous sommes
là encore au niveau de la négation du progrès. Il faut
donc aller plus loin et dire que l'immoralité est ici exprimée en
termes de subversion morale ou de renversement moral. L'immoralité est
l'attitude de celui qui cherche à subvertir la direction morale
(normale) de la volonté. C'est l'attitude qui consiste à feindre
des sentiments moraux, des idées et des qualités morales.
L'immoralité est en ce sens, un « jeu d'acteur » et
consiste à chercher à paraître vertueux aux yeux d'autrui
ou de soi-même, en simulant des pensées et des intentions morales
qui ne sont pas les siennes et qu'on approuve pas346(*). L'individu immoral fait
preuve donc preuve de mauvaise foi.
III.3.6. L'IMMORALITE ET SON RAPPORT A LA LAIDEUR
Platon et Aristote, ainsi que nombre de philosophes
antiques, ont effectué un rapprochement entre la beauté et la
vertu de l'âme. Guyau fait valoir « des
considérations esthétiques » dans la conception
usuelle ou commune de l'immoralité au sens où le vertueux est dit
beau et le vicieux laid : « Un être immoral,
écrit-il, renferme une laideur bien plus repoussante que la
laideur physique, et sur laquelle la vue n'aime pas à se reposer. La
laideur produit donc bien, à un moindre degré, le même
effet que l'immoralité347(*) ». Mais la question reste entière,
à savoir :qu'est-ce qui apparaît répugnant à
l'oeil à qui il est donné de voir un individu immoral ? Ce
qui nous repousse c'est en réalité, cette volonté immorale
qui désunit, qui mutile le moi, « et nous éprouvons
le besoin de la corriger ; mais comment corriger du dehors
l'immoralité ? Seule la volonté intérieure peut
efficacement se corriger elle-même. Les seuls moyens que nous puissions
employer sont tous indirects (l'éducation par exemple). Ainsi le
sentiment qui pousse nous pousse à désirer une sanction est en
partie immorale. Comme beaucoup de sentiment, il a un principe très
légitime et des applications mauvaises348(*) ». Guyau, dès les
premières pages de l'Esquisse d'une morale sans obligation ni
sanction, la sanction morale distincte de la sanction sociale, est une
« expiation » et c'est la raison pour laquelle
« elle est au fond immorale349(*) ». Dès lors que Guyau a
posé ces deux prémisses, on ne peut que comprendre le
discrédit qu'il jette sur le droit et la justice en particulier. En
effet, la justice distributive350(*) « devient immorale si, en lui donnant
un caractère absolue ou métaphysique, on veut en faire le
principe d'un châtiment ou d'une récompense351(*) ».
III.3.7. L'IMMORALITE COMME RAFFINEMENT DE
L'ESPRIT
« Les partisans de la sanction
esthétique, constatait Guyau, semblent confondre
entièrement l'immoralité, avec ce qu'on peut appeler la
bestialité, c'est-à-dire l'abandon absolu aux instincts
grossiers, l'absence de toute idée élevée, de tout
raisonnement subtil. L'immoralité n'est pas nécessairement
telle ; elle peut coïncider à un raffinement de l'esprit, elle
peut ne pas abaisser l'intelligence ; or ce qui s'exprime dans les organes
du corps, c'est plutôt l'abaissement de l'intelligence que la
déviation de la volonté352(*) ».
Il faut dire que cette idée de Guyau a
soulevé une vive controverse. Cela a valu à son auteur
d'être taxé d'immoraliste. Guyau ne s'en est pas défendu
outre mesure. Qu'est-ce que signifie l'immoralité comme raffinement de
l'esprit ? Pour défendre son point de vue, Guyau nous invite
à étudier deux figures historiques considérés par
le sens commun comme immorales : Cléopâtre et Don
Juan.
Cléopâtre et Don Juan, dans l'imaginaire
occidental, sont les symboles d'une forme de négation de la morale. La
première, malgré son ascendance royale, est
considérée comme une courtisane qui par ses charme
maléfiques, a conduit Rome à son déclin, puis à sa
perte. On garde du second, l'image d'un libertin athée et d'un
hédoniste obsessionnel353(*). Guyau montre habilement que l'immoralité de
ces deux figures historique cache en réalité ni
défaillance, ni faiblesse, ni « déviation de la
volonté ». Au contraire, les vies de Cléopâtre et
Don Juan, sont empreintes d'une grande subtilité. Guyau a parfaitement
compris que l'immoralité de Cléopâtre et de Don Juan est
inséparable de l'idée de « charme » ou de
« charisme ». Pour arriver à leur fin jugée
immorale pour certains, ils ont su faire preuve de malice, de ruse et de
finesse. D'où cette idée de « raffinement de
l'esprit »354(*).
III.3.8. L' INTENTION IMMORALE ET LE PROBLEME DU LIBRE
ARBITRE
Nous allons à présent nous
intéresser à l'intention immorale et au problème du libre
arbitre chez Guyau. Pour lui, en effet les choses sont très claires en
ce qui concerne le libre arbitre. La liberté, si elle existe355(*), constitue l'essence
humaine. « Ce qui nous constitue, écrit Guyau,
c'est le pouvoir sur nous-même, et la liberté du vouloir et du
mouvoir356(*) ». La liberté humaine
échappe évidemment à la raison, car si on pouvait
entièrement rendre raison d'un acte libre, il se ramènerait
à la prédominance nécessaire de tel ou tel motif et
rencontrerait ainsi le domaine du déterminisme. Or, expliquer une chose,
c'est la déterminer. Si bien que la liberté humaine est
essentiellement une puissance non rationnelle, une puissance
d'indifférence à l'égard de la raison. « Le
libre arbitre s'il existe, est tout à fait insaisissable par nous ;
c'est un absolu et nous n'avons pas de prise sur un absolu : ses
résolutions sont donc en elles-mêmes, irréparables,
inexplicables. La volonté doué de libre arbitre
dépasserait à ce point le monde sensible que la seule conduite
devant elle serait de s'incliner. La volonté, qui est l'aigle souverain
au libre vol, plane insaisissable au-dessus de nous357(*) ». Aussi la
liberté n'est-elle pas à proprement parler une puissance de
délibération, car la délibération vraiment
rationnelle n'est qu'un essai pour déterminer par voie scientifique le
meilleur ou la meilleur action possible. Et ainsi, ce qui serait parfaitement
délibéré, c'est ce dont on pourrait entièrement
rendre raison, et c'est ce qui serait le plus déterminé et donc
le moins libre. Le libre arbitre réside tout entier dans le coup de la
décision, dans l'action sortant brusquement du fond de l'être,
dans une motion détachée de tout autre mouvement
extérieure, non logique, non rationnelle et si peu consciente que Guyau
l'a décrite comme un mystère. La liberté humaine
« est un absolu et, on ne produit pas un absolu par une
combinaison, mais par une création. Il faudrait donc que la
liberté, si elle est le monopole de l'homme, se fut créée
en lui ex nihilo par un miracle encore plus surprenant que celui de la foi,
puisqu'il serait sans auteur358(*) ».
Quelles ont les implications d'une telle
conception du libre arbitre pour l'acte immoral ? Si on suit Guyau, on est
amené à penser que l'action immoral « descend
mystérieusement de la volonté dans le domaine du sens, mais
ensuite il est impossible de remonter ce domaine en celui du libre arbitre pour
l'y saisir. Il n'existe entre le libre arbitre et les objets sensibles, pas
d'autre lien rationnel que le propre vouloir de l'agent 359(*)».
L'autre incidence que donne à lire
une telle conception du libre arbitre, est relative à l'intention. En
effet, puisque le libre arbitre et la volonté sont des absolus alors
« l'acte immoral, est supposé suprasensible par
l'intention360(*) ». Ce que Guyau veut mettre en
lumière, c'est que l'immoralité est le fait d'une liberté
et d'une volonté absolues ; il fait des initiatives subjectives des
intentions elles-mêmes absolues, suprasensibles361(*).
Par suite, le sujet immoral qui objective le
motif moral ou immoral qui le pousse à agir, est conduit à
d'admettre que ce motif « est une construction de son esprit, de
son imagination métaphysique362(*) ». Pourtant Guyau se refuse à
ériger en en loi général, l'intention immoral qui le
pousse à agir. L'agent immoral crée lui-même, les motifs,
les raisons et les causes de ses actes. L'agent immoral « n'est
donc pas seulement trompés par les idées qui l'obsèdent,
il est dirigé par elles. Nos illusions nous commandent et nous
gouvernent. Le sentiment moral qui m'empêche de tuer agit sur moi, comme
sentiment, par les mêmes ressorts que le penchant qui pousse un maniaque
à tuer. Nous sommes mus tout deux de la même manière, mais
d'après des motifs ou des mobiles contraires363(*) ». Or, comme
Guyau l'a parfaitement mis en lumière, l'immoralité est
coextensive à la moralité car en parlant d'immoralité,
nous désignons une dimension de l'existence humaine d'une part. Et
d'autre part, cette dimension elle-même ne trouve son effectivité
dans des actes concrets. En tant que dimension existentielle,
l'immoralité relève d'une détermination structurale
volontaire ; en tant qu'émergence produite par des motifs, des
raisons, ou des initiatives, elle est de l'ordre de
l'événementiel : elle sort des cadres de la raison. Ce que
nous avons tenté d'éclairer, c'est cette connexion entre ce qui
est constitué dans l'immoralité, toujours opérant, latent,
et ce qui survient dans l'acte.
III.3.9. L'IMMORALITE RELATIVE, IMMORALITE PONCTUELLE ET
IMMORALITE ABSOLUE
Quant on examine scrupuleusement comment
la philosophie questionne l'immoralité on se rend compte qu'il faut
distinguer trois sphères ou plus exactement trois niveaux
d'immoralité.
D'emblée, il faut rappeler qu'il y a
une position qui assume le choix du rejet de toute éthique, quelle
qu'elle soit : c'est le nihilisme. Ce n'est pas un simple rejet
des moeurs comme chez Calliclès ou encore comme chez Diogène le
Cynique qui choisirent de se conformer à la nature ou détriment
des normes convenues, conventionnelles ou sociales. Le nihilisme c'est le choix
de n'accepter aucune valeur sans exception. Or, la vie étant la plus
haute, la suprême valeur (la préférence de la vie par
rapport à la mort), on o conclut que la thèse nihiliste conduit
nécessairement, au suicide, à la mort.
Il n'en demeure pas moins que
l'immoralité est en son essence une forme de nihilisme. Elle est aussi
et surtout poursuite de valeurs négatives ou contraire à la
morale courante. Or, il apparaît que cette forme d'immoralité
n'est en fait qu'une autres sorte moralité. C'est ce que nous
appellerons l'immoralité relative qui consiste
à un rejet intentionnel, délibéré de certaines
valeurs au bénéfice ou au profit d'autres valeurs qu'on estime
meilleur.
On définit l'immoralité
absolue comme une tentative délibérée de suivre, de
vouloir et de faire le mal, selon ou en fonction de valeurs elles-mêmes
jugées absolument négatives. Mais on peut se demander s'il n'y
a pas là un paradoxe : le choix est toujours
préférentiel si bien qu'en choisissant quelque chose que l'on
sait mal, foncièrement abject ou nuisible, on lui donnerait sa
préférence et on la changerait en une valeur positive.
Mais qu'à cela ne tienne, on peut
choisir le mal en soi. Le sujet peut choisir le mal pur lui-même. Choisir
le mal en soi, est possible seulement si l'individu remplit les conditions
formelles de du mal, à savoir, le renversement des maximes fondamentales
de la morale, universellement définis par Kant. La maxime de
l'immoralité selon Schopenhauer est « Omnes quantum potes,
loede ».
L'immoralité relative et
l'immoralité absolue peuvent être des phénomènes
ponctuels. En ce sens, on parle d'immoralité
ponctuelle lorsque j'intervertis périodiquement l'ordre de mes
préférences, de mes valeurs, ou lorsque j'agis ponctuellement
contre ou à l'encontre des valeurs que je reconnais positives. Alors,
l'immoralité ponctuelle peut être définie comme
« un rejet temporaire des valeurs morales ».
En somme, qu'elle soit, relative, absolue
ou ponctuelle, l'immoralité se présente à nous comme une
zone d'indifférence où cesse, à cause de la
perte, du rejet du sentiment (sens) moral ou de la conscience morale, la lutte
entre l'humain et l'inhumain. La souffrance, la misère, la guerre, la
mort sont par essence immorales parce qu'elles contiennent et provoquent le
désordre, l'abaissement et la dégradation de l'être humain.
Elles sont immorales parce qu'elles aliènent l'imprescriptible
dignité humaine.
A quoi d'autres Guyau appliquent-ils le
qualificatif d'immoral ? La question se pose lorsqu'on connaît
l'importance de cette notion pour le philosophe français.
Chez un individu moralement constitué,
l'immoralité ou plus exactement le comportement immoral
entraîne un sentiment d'inconfort364(*). En d'autres termes, lorsqu'on agit de
manière immorale on est a priori, sujet au remord de notre conscience,
qui nous tourmente comme le daimon de Socrate. De plus, on peut
éprouver devant un comportement immoral un sentiment d'indignation
très marqué365(*). Cependant, « il y a des cas
où l'individu éprouve un sentiment d'obligation à rebours,
d'obligation à ce qu'on regarde d'habitude comme des actes
immoraux366(*) ». Mais bien entendu, ce sont des cas
isolés. Comment alors expliquer ce sentiment d'indignation que l'on
éprouve face à des brigands ? La meilleure explication de
l'indignation, de la répugnance que l'on éprouve face
à l'acte des brigands et du jugement d'immoralité qui
l'accompagne fait donc référence à un sens moral
qui résulte entièrement des états psychologiques de
l'évolution sociale du sujet de l'expérience. Ce n'est pas la
réalisation d'une propriété de méchanceté ou
d'immoralité qui cause l'expérience morale367(*) . C'est plutôt la
projection de nos croyances et nos dispositions acquises dans le milieu
culturel auquel nous appartenons à qui nous devons notre conscience
morale.
III.3.9. LES DEUX FORMES DE L'IMMORALISME ET LES LIMITES DE
L'EXPERIENCE MORALE
Puis-je savoir si je suis immoral ? Cette
question revient à se demander si le sujet a les moyens de parvenir
à une connaissance plus ou moins claire du bien et du mal, qui lui
permettrait alors d'évaluer lui-même les écarts de son
comportement ou le dérèglement de ses moeurs, par rapport
à ce critère368(*).
Puis-je savoir si je suis immoral ? Au
problème que pose une telle interrogation, on peut cependant apporter
une réponse : de manière diachronique, c'est-à-dire
rétrospective, n'importe quel individu peut juger une de ses actions,
intentions, discours, immoraux. Autrement dit, nous avons tous
déjà été, dans un passé proche ou lointain,
immoral involontairement ou volontairement. Mais cette première
ébauche reste insatisfaisante, insuffisante à surmonter les
ambiguïtés de la problématique tel que nous l'avons
formulé.
En effet, il est évident que le
fait même de pouvoir de se juger immoral, fait que le sujet peut en lui
même être immoral au moment même où il le pense :
cela met en exergue l'immoralité de tout, y compris même du
sentiment d'immoralité de tout.
Il semble naturel de posséder un
critère moral et a fortiori, un sens moral qui permet bien à
l'individu de se juger dans la sphère de la moralité ou en
dehors. Il lui est donc permis de juger dans le cours de ses actes, ceux qui
s'échappent ou qui transgressent la morale reçue. L'individu est
donc engagé alors à penser qu'une connaissance de son
immoralité est envisageable puisque cela suppose le fait d'être
moral et moralement constitué.
Toutefois, il semble contradictoire de se
savoir immoral dans la mesure où, pour juger moralement, il faut
posséder un critère ou un sens moral, ce qui implique que le
sujet est déjà pleinement moral du fait même de la
possession de ce critère. Dès lors, l'individu ne peut en aucune
manière s'appréhender comme immoral sauf à être
parfaitement schizophrène.
Ainsi, on constate aisément que
`expérience morale' commence, débute par une
disposition à répondre dans sa vie quotidienne, à
l'appel de la conscience morale. Si l'expérience morale était
accompagnée d'une expérience de la transcendance, toute
distinction entre le bien et le mal disparaîtrait et tout deviendrait
possible. Tel est sans doute, l'un des sens de la célèbre formule
de Dostoïevski. La morale entendue comme expérience du sujet,
engage d'une part, le rapport subjectif de la conscience avec elle-même
et à ses propres exigences. D'autre part, le rapport transubjectif ou
intersubjectif avec autrui repousse les limites subjectives de la conscience.
La pitié, en ce sens, peut être envisagée comme une
expérience métaphysique et éthique fondatrice du sujet
(Rousseau, Lessing, Schopenhauer). Il n'est pas de vécu de la morale qui
ne passe, pour le sujet, par l'expérience morale d'une confrontation
avec soi-même, donc par une modalité de ce rapport à soi
qui est constitutif de toute conscience. Et il ne saurait y avoir
d'expérience morale qu'à travers le rapport d'un sujet à
autrui : c'est à la faveur d'autrui, ne serait-ce que par son
regard, par la prise de conscience de sa présence, que toute conscience
se trouve renvoyée à ses obligations. C'est dire que la
méthode intuitive et la méthode réflexive appliquée
à l'expérience morale, pour ce qui est de la méthode
à proprement parler, consiste ultimement à déterminer
comment cette appropriation de la conscience par elle-même est possible
et doit avoir lieu. Et faire en sorte que ce appropriation de la conscience par
elle-même, puisse ouvrir sur un progrès de l'existence. Car par
l'entremise de l'expérience morale, le sujet ne cherche pas seulement
à opérer une reprise de soi, une compréhension de soi,
mais à faire coïncider cette conquête de soi avec une
régénération de son être, de son essence la plus
intime. En somme, l'expérience morale n'est donc pas seulement
instauratrice d'un soi.
Dans l'expérience morale, il s'est
agit pour la philosophie kantienne puis néokantienne, (F. Rauh, R. Le
Senne, et Nabert, Gurvitch), de se pencher sur des événements de
la conscience, tels que l'introspection, l'examen de conscience, la faute
morale, la liberté, la honte, la culpabilité, la
responsabilité ou le sentiment d'obligation. Il s'est agit pour la
philosophie, d'analyser ces événements de la conscience tels qui
sont réfléchis spontanément, afin d'y retrouver l'acte qui
s'y trouve incarnée. On peut retrouver trois approches ou conceptions de
l'expérience morale. La première est
phénoménologique. Lorsque les
phénoménologues parlent d'expérience morale, ils font
référence à plusieurs états
différents : l'expérience de la liberté
créatrice, l'expérience des valeurs idéales,
l'expérience des devoirs idéaux, l'appel de la conscience,
l'expérience du conflit d'obligation, et le sentiment devoir accompli.
Les phénoménologues conçoivent l'expérience morale
comme celle d'une liberté créatrice qui transcende qui est
au-dessus toute norme. Ensuite, nous avons les philosophes qui pensent que
l'expérience morale serait de type émotionnel. Le concept
d'expérience morale revoie à un ensemble de sentiment ou
d'appropriation ou de désapprobation volontaire, mais aussi à des
états mentaux liés au choix conscient qui semble
déterminer nos jugements, nos actions et influence le cours de notre
existence369(*). Enfin,
il y a des philosophes qui ont pensé que l'expérience morale
était celle d'une norme qui s'exprime aussi bien dans la honte, la
culpabilité ou le regret (lorsque la norme est violée) que dans
la satisfaction ou le bonheur (lorsque la norme est suivie). Ces philosophes
ont assimilent l'expérience morale à une expérience
sociale370(*).
L'expérience morale est
facilement sujette à caution ; elle suscite facilement du
désarroi parce qu'elle concerne tout l'être humain, à la
fois dans sa condition naturelle que historique, par le truchement de son
effort de dépassement, de transcendance. La philosophie, en questionnant
l'appropriation de la conscience par elle-même, soulève alors des
interrogations sur les fondements des valeurs morales et sur la conscience
(morale) qui les fait siennes. L'expérience morale trouve sa limite
selon Guyau, en tant qu'elle établit des préjugés.
Dès lors, le fondement de la morale et la morale elle-même, se
trouvent remis en question, et jugés illusoire par le philosophe, en
l'occurrence Nietzsche le plus célèbre des immoralistes
371(*). C'est à
ce niveau que se trouve fonder et justifier l'immoralisme comme posture
critique, à laquelle on peut sans risque d'erreur, intégrer
Guyau. « Un penseur ingénieux, fait observer Guyau,
a dit que le but de l'éducation était de donner à
l'homme le ·le préjugé du bien·. Cette parole fait
ressortir quel est le fondement de la morale ordinaire. Pour le philosophe, au
contraire, il ne doit y avoir dans la conduite un seul élément
dont la pensée ne cherche à se rendre compte qui ne s'explique
pas, un devoir qui ne donne pas ses raisons. Nous nous proposons donc de
rechercher ce que serait et jusqu'où pourrait aller une morale où
aucun ·préjugé· n'aurait aucune part, où
tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur,
soit en fait de certitudes, soit en fait d'opinions et d'hypothèses
simplement probables. Mais rien n'indique qu'une morale purement scientifique,
c'est-à-dire uniquement fondée sur ce qu'on sait, doive
coïncider avec la morale ordinaire, composée en grande partie des
choses qu'on sent ou qu'on préjuge372(*) ».
Selon le Nietzsche d'Aurore, il y a
deux formes d'immoralisme : l'un dit sceptique, l'autre dit nihiliste. A la
suite de Nietzsche, on a pensé qu'il y avait deux manières
d'être immoraliste, et l'on considèrera l'influence que ces
philosophes accordent ou prêtent à la morale sur la conduite
humaine373(*). Une
première façon d'être immoraliste consiste à
soutenir que la morale est faible, qu'elle est tout à fait
négligeable ou tout à fait nulle. De fait, dans ce premier cas,
on insiste sur l'inanité, la faiblesse et comme
l'irréalité de la morale. L'immoraliste soutiendra alors que les
humains sont immoraux en ce qu'ils agissent conformément à leurs
appétits, à leurs inclinations ou à leur
tempérament. Selon cette première acception, on traite la morale
avec mépris, par le dédain, comme une quantité
négligeable ou dérisoire. L'immoraliste ne prend pas la morale au
sérieux et défend l'idée selon laquelle, les vices sont
nos véritables et uniques mobiles parce que morale est dans
l'impossibilité de les brider, de les réprimer ou de les
maîtriser. La morale, quand elle tente de commander aux passions, est
comparables à ce chef barbare à qui le Roi d'Angleterre adressait
cette question : `Vos sujets vous obéissent-ils bien ?'Le chef
répondit : `Pourquoi pas ? Je leur obéis bien
moi-même'.
Pour l'immoraliste, la morale s'abuse
lourdement elle-même, si elle croit quelque existence par elle seule.
Elle est éminemment superflue, insignifiante et impuissante dans le
mécanisme social, car sur les questions qui relèvent de son
domaine, de sa compétence, elle doit désormais compter avec la
religion et le politique. Quant aux réformes à entreprendre dans
les moeurs de ce siècle, si la religion et le politique ont
échoué lamentablement, la morale y échouera davantage.
L'immoraliste ne manque pas une occasion de ridiculiser la morale et les moyens
pitoyables qu'elle prend pour convertir les âmes à la vertu.
L'immoraliste déprécie donc singulièrement `le rôle
historique de la morale'. Il remet en question cette foi aussi vieille que le
monde, qui consiste à croire que l'humanité n'a d'autre but
ultime que de se réaliser, en réalisant les idées morales.
La morale n'a qu'une influence insignifiante dans sur la durée des
institutions historiques. En clair, le rôle de la morale en tant que
partie de l'histoire, sur l'histoire, infinitésimal : elle n'a
jamais, dans aucune contré du globe, ni créé, ni
transformé, `l'aptitude civilisatrice. Si bien que l'immoraliste arrive
à la conclusion selon laquelle, l'immoralité et es mauvaises
moeurs n'amènent pas nécessairement à la chute des
sociétés. L'Histoire regorge d'exemples probants.
Par ailleurs, on est souvent amené
à penser que l'immoraliste est celui qui décrédibilise
l'éthique et la philosophie morale dans le corps des sciences374(*). Reconnaître que la
`science de la nature humaine' c'est-à-dire l'éthique
philosophique est en retard et impuissante à combler son retard, c'est
aussi consacré l'impuissance de la morale. Dès lors, partout
où la morale combattra seule contre l'immoralité, on est
assuré de sa défaite. La morale serait comparable à un
mauvais régiment qui se laisserait repousser dans toutes les batailles
et qu'il faudrait dissoudre ignominieusement375(*).
L'immoraliste se révèle donc
celui qui fait le procès de la morale en démontrant son
inefficacité, son inconsistance376(*). Quelle influence peut donc avoir sur le
tempérament de l'individu, sur sa nature, sur son caractère
inné, un enseignement moral ou philosophique ? En quoi des phrases
savantes ou moralisantes, peuvent-elles modifier un nature profonde et intime.
Pour l'immoraliste, les morales les plus scientifiques, les plus positives, les
catégories les plus `robustes', n'ont vraiment jamais eu en aucun temps,
ni en aucun lieu, une influence appréciable sur `le fond des moeurs'. La
position du philosophe immoraliste ne consiste à repousser la morale de
la raison raisonnante, comme nuisible ou dangereuse, mais plutôt de la
montrer vaine et impuissante à modifier les sens profond de nos
instincts de mort et de destructions.
Chose remarquable, la note immoraliste
n'est pas absente du choeur des moralistes religieux ou laïques. C'est un
lieu commun chez les moralistes chrétiens de déplorer la force
des passions et la faiblesse, sinon l'inexistence des limites morales. Dans la
morale chrétienne, la casuistique représente une concession
forcée de la morale, une adaptation des commandements moraux aux
exigences de notre nature déchue. De là le reproche que les
moralistes rigides ont adressées à la morale des Jésuites,
d'être une morale relâchée, permissive, indulgente ;
c'est à dire au fond, d'être `une morale immoraliste'.
Beaucoup de philosophe et d'écrivain
ont mi en lumière, dans de fines analyses ce qu'il y d'instable et de
précaire, dans la conscience morale, pour tout dire d'irréel dans
la moralité et l'expérience morale. C'est la cas d'André
Gide 377(*), dont la
nouvelle philosophique L'Immoraliste (1902) reprend pour l'essentiel
les idées de Nietzche et de Guyau.
Les vues qui viennent d'être
exposées, suffisent pour nous faire voire en quoi consiste l'immoralisme
du premier genre. Cet immoralisme, à travers toutes les nuances qu'il
comporte chez les différents penseurs, consiste à constater la
fragilité, la caducité et l'inefficacité psychologique,
sociale et historique de nos morales. Il révèle au grand jour
leur action très limitée, sinon tout à fait nulle sur la
conduite et sur la vie. Il semble bien d'ailleurs que, dans la pensée
des philosophes immoralistes qu'on vient d'étudier, il s'agisse
uniquement de la morale plus ou moins codifiée et formulée, de la
morale courante, c'est-à-dire de la morale qui a pour elle l'approbation
du genre humain. Il semble bien que par la force des choses, l'instinct, le
sentiment, dans ce qu'ils ont de spontané, soient hors de cause et
qu'ils gardent aux yeux des immoralistes leurs droits imprescriptibles de guide
intérieure. Cela est clair chez Guyau pour qui l'altruisme est le
sentiment moral par excellence. Il y a donc derrière cette position
immoraliste, un très fort présupposé
`romantique'378(*). Ni
Guyau, ni Nietzsche ne s'en revendique, mais une telle lecture est permise.
Dès qu'on a posé les fondements romantiques de l'immoralisme, il
apparaît au grand jour que l'immoralisme s'accompagne d'un
irrationalisme. Idée selon laquelle la vie dépasse in finement,
en fécondité, en variété, en originalité, et
en imprévus, les codification de la morale rationnelle ou scientifique.
Ce qui fait la faiblesse de la morale, ce
qui fait qu'elle a si peu de pouvoir sur la marche de la vie, c'est que nous
connaissons trop mal la vie, l'existence humaine, pour affirmer que notre ordre
moral est nécessaire à sa bonne marche. La vie est plus large
que toutes les lois humaines du juste et de l'injuste. Aucune formule morale ne
peut enferrer ou enserrer la vie, insaisissable, et pareille à l'eau de
la source d'Amélès qui, raconte Platon, ne pouvait se garder dans
aucun vase379(*).
Une seconde façon d'être
immoraliste consiste à attribuer à la morale une très
forte emprise sur les âmes, une influence considérable sur la vie,
mais soutenir en même temps que cette influence est négative,
néfaste, tyrannique, odieuse, vil, ignoble parce qu'elle comprime la
vie. Cette seconde conception exhorte le sujet à se révolter
contre elle et à la secouer comme un joug insupportable. Dans cette
seconde conception, on insiste sur les méfaits de la morale qu'on
assimile à une gangrène ; la morale est donc traitée
par l'exorcisme, comme on conjure au mauvais sort, ou comme un démon
puissant et malfaisant, ou `un malin génie qui tourmenter et
obsède l'humanité. Calliclès380(*), Marx381(*), Stirner382(*) et Camus383(*) rentrent dans cette
catégorie d'immoraliste.
Essayons maintenant de préciser
brièvement les différences qui séparent les deux
immoralismes. L'immoralisme du premier type, est plutôt une thèse
psychologique qu'une théorie éthique. Cette thèse est la
conclusion d'observations d'enquêtes et d'investigations philosophiques,
qui ont cru constater le peu d'influence des idées morales sur la
conduite humaine des individus, et sur la vie des sociétés.
L'immoralisme ainsi entendu, est une attitude de pur intellectuel qui se
désintéresserait volontiers, du côté proprement
éthique de la question. L'immoralisme du second type, quant à
lui, est une théorie éthique. On pourrait presque dire que c'est
`une éthique à rebours' ou à contre courant. Ce n'est plus
l'attitude de pur intellectuel, mais de combatif, de révolté, de
rebelle, d'insurgé. Quand il lance ses anathèmes contre
`l'Esprit-Prêtre', Stirner a lui-même des gestes d'exorciste. Il
hait tellement l'Esprit, l'Idée et autres entités
éthiques, qu'il éprouve le besoin de croire à leur
réalité, afin de pouvoir aspirer contre elles, sa fureur tout
à son aise. De son côté, Bayle croit si peu au pouvoir de
la morale, qu'il ne songe pas à s'irriter contre elle. L'attaquer lui
semblerait presque comme poursuivre une chimère. Calliclès,
Stirner, Nietzsche, Gide ou Camus, quand ils attaquent la morale, semblent
aller à l'assaut d'une citadelle. Ils on l'air de soulever une montagne.
Camus par exemple, insiste sur le fait que si l'humain ne se révolte pas
contre elle, « la morale s'élargira384(*) ». Camus,
comme Calliclès, Stirner et Nietzsche avant lui voit dans la
philosophie, une discipline et un discours complaisant à l'égard
de la morale, voire servile, qui exhorte l'humain à renoncer à
l'existence, en affaiblissant la force vitale. Selon le philosophe
français, « il ne faut pas écouter ces moralistes
qui disent qu'il faut se mettre à genoux et tout abandonner385(*) » en vertu du
bien et au détriment, au mépris de la vie.
CONCLUSION
On sait, au reste, que le thème central
de la pensée socratique, adopté plus ou moins par les penseurs
hellènes postérieurs, consiste en une assimilation du mal et de
l'irrationnel : nul ne fait le mal par ignorance, et la première
condition de la vertu, est l'usage de la raison. Car pour les Anciens, il
arrive rarement que quelqu'un qui reconnaît quelque chose, le tienne du
même coup pour faux, alors qu'il arrive que tandis qu'on aime quelque
chose, on s'avoue que cet objet ne mérite pas un tel
amour : « scio meliora proboque, deteriora
sequor386(*) ».
Notre travail d'abord, a tenté de
démontrer comment le langage courant assimile - à tort -
l'amoralité et l'immoralité, par abus de langage. En outre, on
estime que la frontière entre les deux notions est souvent ténue,
étroite. Or, la distinction est véritablement philosophique sinon
herméneutique, plutôt que linguistique. C'est seulement à
la suite d'une analyse de l'expérience anéthique ou des symboles
de la conscience anéthique (victoire du plaisirs, faiblesse de la
volonté, renversement temporaire des préférences,
indisponibilité ou absence au moment de l'action de la norme
éthique, accidie...etc.) que nous voyons explicitement
l'amoralité et l'immoralité, diverger dans des sens singuliers.
Aristote et Guyau ont parfaitement compris que l'amoralité et
l'immoralité ne peuvent être distinguer par la raison discursive
en ce qu'ils sont la manifestation de l'ébranlement du socle
métaphysique et morale du sujet. D'où le recours à
une autre méthode d'analyse, qui se rapproche de l'herméneutique,
d'une herméneutique du sujet anéthique. Le recours à une
herméneutique est indispensable afin d'analyser ces deux
philosophèmes, ainsi que l'anthropologie qu'ils véhiculent et
qu'à notre sens, il faut expliciter et lever. L'autre point de
convergence entre Aristote et Guyau, c'est cette insistance sur la
définition de l'immoralité comme hiatus entre la pensée et
l'action. Le but de notre travail, était de prendre connaissance des
mécanismes philosophiques utilisés lorsque les philosophes
invoquent en l'homme une conduite, une pensée, une intention, amorales
ou immorales.
Qu'est-ce que l'amoralité ?
Qu'est-ce que l'immoralité ? Il nous apparait au premier abord, que
ce sont en réalité des notions relatives, car elles
dépendent des valeurs de chacun. D'un autre côté, l'immoral
est relatif au fait de poser un acte qui va à l'encontre de la
dignité humaine. Par exemple, les guerres sont des
phénomènes barbares et profondément immorales, et la peine
de mort est une peine immorale, ou du moins inutile, car elle habitue le peuple
au spectacle des supplices, et qu'elle ne répare rien :
malheureusement la mort du coupable ou du meurtrier, qui est sensé
« soulager » la peine et « venger » le
crime, ne rend point la vie de la victime. De ce point de vue,
l'immoralité et l'amoralité perdent de leur relativisme car la
dignité est commune à tous les êtres humains.
L'amoralité et l'immoralité, c'est donc tout ce qui sort de
l'authentique nature humaine, compatissante et altruiste, conclut Guyau. Selon
Aristote, l'incontinence et l'intempérance vont contre notre nature
politique fondée sur l'amitié. En ce sens, on peut dire que ce
qui est amoral et immoral au plus haut point, c'est entre autres,
l'égoïsme, la méchanceté ou la bêtise humaine.
Si l'humain est donc naturellement porté vers autrui selon Guyau et
Aristote, l'immoralité et l'amoralité de ses actes ne peuvent
suscitées chez lui que remords et désolation. En
conséquence, chez un individu doté d'une constitution morale
« normale », il y a un sentiment de remord qui naît
de l'amoralité et de l'immoralité. Guyau pense que l'individu
immoral s'écarte autant du type de l'homme moral que le bossu du type de
l'homme physique. De là une honte inévitable quand nous sentons
en nous quelque chose d'immoral : de là aussi un désir
profond et sincère d'effacer ce que l'on pense être une
« monstruosité ». On voit bien l'importance
que confère Guyau à « l'idée de
normalité dans l'idée de moralité ». Il y a
quelque chose de choquant pour la pensée comme pour la
sensibilité à être une monstruosité en s'affirmant
comme immoral ou amoral, à ne pas se sentir en harmonie avec tous les
autres êtres, à ne pas pouvoir se mirer en eux ou les retrouver en
soi-même. Dès lors, l'immoral et l'amoral sentent germer en eux
quelque chose comme du regret : le regret d'être inférieure
à son propre idéal, d'être immoral, anormal, et plus ou
moins monstrueux. On ne peut pas sentir quelque imperfection intérieure,
affirme Guyau, sans éprouver quelque honte. Mais cette honte est
indépendante du sentiment de liberté, et cependant elle est
déjà un germe du remords. Je réponds devant ma
pensée parce que ma pensée me juge. L'immoralité et
l'amoralité en tant qu'elles sont les deux faces d'une même
pièce, celle de la monstruosité, produisent en outre un sentiment
de solitude absolue et définitive, qui est plus douloureux pour un
être essentiellement social ou moral. Parce que la solitude, comme
l'égoïsme pure, est « une stérilité
morale » et une impuissance sans remède.
A contrario, la moralité peut
être prise comme cette épine douloureuse dans le pied mal
assuré, qui avance à tâtons. Dans ce cas de figure,
l'immoralité est son double négatif. Il arrivera un jour
où, cet état de grâce où le pied tracera son chemin
sans faillir, sans trembler, sans hésiter, par delà les
montagnes, les vallées et les gouffres. Alors seulement, nous le
verrons soigner de son épine douloureuse, la morale et son
cortège de prescriptions, qui lui rendait la route si terrible et si
fatigante. L'immoral, c'est donc la recherche de l'authentique, c'est la
tentative de l'individu de se libérer des conditionnements moraux,
éducatif...etc. Ce qu'il faut voir en l'immoralité, c'est une
« sortie de la caverne ». La science et l'art peuvent
sortir des cadres généraux de la morale. De là le mot
fameux d'Henri Poincaré, « il ne peut y avoir de morale
scientifique et il ne peut y avoir de science immorale ». En ce
sens, il devient immoral de rester enfermer ou prisonnier des
préjugés, et des lieux communs si bien qu'il devient immoral de
rester dans la médiocrité et l'ignorance. C'était l'avis
d'Oscar Wilde387(*). La
position immoraliste de Guyau et Nietzsche se trouve ici sa justification,
puisqu'ils vont tous les deux en croisades contre les préjugés de
la morale.
Enfin, sans nier l'existentialité de
l'immoralité et de l'amoralité, ne constate t-on pas
aujourd'hui une croissance de l'immoralité et de l'amoralité en
général, des conflits en particulier ? Quant à
l'étalage de l'immoralité et de l'amoralité dans les
médias, il ne signifie nullement en effet que `le sens moral soit en
voie de disparition', mais que surtout que les médias croient devoir
faire de la surenchère pour des raisons de concurrence388(*).
BIBLIOGRAPHIE
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préface et notes par Jean Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, 346
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« Quadrige », 2004.
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d'Henri Albert, revue et introduit par Angèle Kremer-Marietti, Paris, Le
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1996.
- NIETZSCHE, Friedrich, La
Généalogie de la morale, Traduction d'Henri Albert,
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inédite et notes par Georges Leroux, Paris, Garnier-Flammarion,
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Garnier-Flammarion, 1982.
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- LETTOFE, Sylvain, « Faiblesse de la
volonté », Cahiers d'étranger, juillet
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-ENGEL, Pascal, « Akrasia pratique
et Akrasia épistémique ».
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE :
DEMESURE ET INCONTINENCE CHEZ
PLATON : LES ORIGINES D'UNE CONFUSION
I.1. Calliclès et l'éloge sophistique de
l'hybris ................ ..............................p.9
I.1.1. Eléments biographiques
................................................................p.9
I.1.2.Analyse de la valeur philosophique et morale du
concept d'hybris chez
Calliclès.........................p.10
I.1.3. L'éloge sophistique de l'incontinence et de
la démesure ........................p.14
I.1.4. Calliclès, précurseur de
l'immoralisme ?
...........................................p.17
I.2. Hybris et akrasia chez Platon : les origines
d'une confusion sémantique............p.18
I.2.1. L'acrasie, un concept
absurde...............................................................p.18
I.2.2. L'acrasie et le paradoxe de l'injustice
volontaire........................................p.21
I.2.3. Les Limites de l'intellectualisme
moral..................................................p.31
I.2.4. L'acrasie ou la victoire du plaisir
.......................................................................p.47
I.2.5. Hybris et akrasia : une
confusion platonicienne ?
.....................................p.67
DEUXIEME PARITE : INCONTINENCE ET INTEMPERANCE
CHEZ ARISTOTE
II. Akrasia et akolasia chez Aristote : la
genèse d'une distinction philosophique......p.69
II.1. La méchanceté et les limites de
l'éthique : le recours herméneutique..........
p.69
II.2. L'akrasia
aristotélicien.......................................................................p.73
II.2.1. La possession de la Vertu et son exercice :
Le syllogisme pratique............. p.73
II.2.2. L'acrasie comme dérèglement de
l'èthos
...............................................p.93
II.2.3. L'acrasie chez Aristote : faiblesse
de la volonté ou indétermination du
vouloir ?.....................p.102
II.2.4. L'acrasie et les apories de la volonté
..........................................p.129
II.2.5. L'acrasie comme duperie de soi :
akrasia pratique et akrasia épistémique chez
Aristote...............p.133
II.3.. L'hybris chez Aristote
............................................................p.138
II.4.. La notion aristotélicienne d'akolasia
................................................p.140
II.4.1. L'intempérance volontaire :
corruption ou dérèglement de la
volonté ?.............p.142
II.4.2. L'intempérance
involontaire............................................................p.146
II.4.3. Les domaines de l'intempérance :
Intempérance simpliciter et intempérance
secundum quid ..............p.146
II.4.4 L'intempérance comme
insensibilité....................
...............................p.147
II.4.5. Intempérance, méchanceté,
bestialité
..................................................p.148
TROISIEME PARTIE : AMORALITE ET
IMMORALITE CHEZ GUYAU
III.1. Eléments
biographiques...................................................................p.151
III.2. De l'amoralité
...............................................................................p.154
III.2.1. Amoralité et nécessité
naturelle
..........................................................p.154
III.2.2. L'Amoralité comme
neutralité morale du monde naturel chez Guyau... p.155
III.2.3. La théorie de
l'indifférentisme moral
.................................................p.163
2.3. De
l'immoralité................................................................................p.167
III.3.1. Le problème moral et la doctrine des
idées-forces....................................p.171
III.3.2. L'immoralité comme mutilation
intérieure..........................................p.172
III.3.3. L'immoralité comme opposition des
facultés de l'être..............................p.173
III.3.4. L'immoralité comme négation du
progrès et de la vie.............................p.175
III.3.5. L'immoralité comme
hypocrisie.......................................................p.179
III.3.6. L'immoralité et son rapport à la
laideur.............................................p.181
III.3.7. L'immoralité comme raffinement de
l'esprit.......................................p.182
III.3.8. L'intention immorale, et la
question du libre arbitre selon Guyau............p.183
III.3.9. L'immoralité relative,
l'immoralité ponctuelle et l'immoralité
absolue.........p.186
III.3.10. Les deux formes d'immoralisme et les limites
de l'expérience morale.........p.188
CONCLUSION....................................................................................p.202
BIBLIOGAPHIE
.......................................................................................................p.205
* 1PLATON,
Protagoras, 352b-353b.
* 2PLATON, Gorgias,
493b-494b.
* 3 ARISTOTE,
Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap. 1 et 7.
* 4 Nicolas MALEBRANCHE,
Traité de morale, Paris, Garnier-Flammarion, 2006, I, XI ;
II, VIII.
* 5 Jean-Marie GUYAU,
Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, Paris, Allia, 2008,
p. 160.
* 6Ibid., p.
12.
* 7Ibid., p.
173.
* 8Ibid., p.
190.
* 9Ibid., p.
114.
* 10Ibid.,
p. 160 et p. 42.
* 11Ibid., p.
23.
* 12 Friedrich
NIETZSCHE, La Philosophie à l'époque tragique des Grecs,
Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1997, pp.
35-36.
* 13 C'est avec
raison que F. Nietzsche précisait que : « Même
en mesurant toute notre façon d'être moderne, avec les mesures des
anciens Grecs, si tant est qu'elle ne soit pas faiblesse mais puissance et
conscience de puissance, elle n'apparaît que comme hybris et
impiété : car ce sont précisément les choses
opposées à celle que nous honorons aujourd'hui qui ont eu pendant
longtemps la conscience de leur côté, et Dieu pour gardien. Est
hybris aujourd'hui toute notre attitude en face de la nature, la
violence que nous faisons à la nature à l'aide de nos machine et
de la finalité et de la moralité, qui se cache derrière le
grand filet de la causalité ; hybris notre attitude envers
nous-mêmes, car nous expérimentons sur nous comme nous n'oserions
le faire sur aucun animal et, par plaisir et curiosité, nous
découpons notre âme vive. Nous nous faisons violence à
nous-mêmes, c'est certain, nous autres casse-noisettes de l'âme qui
posons des problèmes, problèmes pour nous-mêmes, comme si
la vie ne consistait pas en autre chose qu'à casser les noisettes ;
aussi devons-nous nécessairement devenir tous les jours
problématiques, plus dignes de poser des problèmes et
peut-être du même coup plus digne de vivre ? »,
La Généalogie de la morale, traduction d'Henri Albert,
Paris, Nathan, 1993, « Troisième dissertation »,
§10, p. 163.
* 14 Jean-Marie GUYAU,
La morale d'Epicure, Paris, Encres Marines, 2002, p. 213 -
230.
* 15 Jean-Paul DUMONT,
La Philosophie antique, Paris, Puf, « Que
sais-je », 2004, p.35.
* 16 PLATON,
Gorgias, 491b-499a.
* 17 PLATON,
« Lettre VII », Lettres, Paris, Garnier
-Flammarion, 1987, pp.170-171.
* 18 PLATON, La
République, Livre IV, 426a-426b.
* 19 Jean-Marie GUYAU,
La morale d'Epicure, Paris, Encres Marines, 2002, p. 13.
* 20Ibid., p.
11.
* 21 PLATON, La
République, Livre I, 343c.
* 22 Ibid.,
Livre I, 344a-344c
* 23 Ibid.,
Livre I, 348d.
* 24
Ibid.
* 25Ibid..,
Livre I, 349c.
* 26Ibid.,
Livre I, 349d.
* 27 Ibid.,
Livre I, 348e.
* 28 René
LEFEVBRE et Alonso TORDESILLAS, « Préface »,
Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, coordonné
par René Lefebvre et Alonso Tordesillas, Rennes, Presses Universitaires
de Rennes I, 2009, p. 7
* 29 R. LEFEVBRE et A.
TORDESILLAS, op.cit., pp. 7-8.
* 30 PLATON,
Protagoras, 358d
* 31 PLATON,
Hippias mineur, 372a-373a.
* 32 Emile CHAMBRY,
« Notice sur l'Hippias mineur », in
Hippias mineur , Paris, Garnier- Flammarion, 1988,
p.60.
* 33 La
République, Livre, V,452e.
* 34 Hippias
mineur, 373a-376b.
* 35Ibid.,
Livre I, 335d.
* 36 Ibid.,
Livre VI, 484c.
* 37 Ibid.,
Livre I, 348c-348d.
* 38 Ibid.,
Livre I, 352d.
* 39 Ibid.,
Livre II, 360b-360d.
* 40 Ibid.,
Livre I, 364b.
* 41 Ibid.,
Livre I, 348e.
* 42 Ibid.,
Livre I, 364c-364d.
* 43 ELIEN,
Histoire varié, XIII, 32.
* 44 Rémi
BRAGUE, « Socrate est le premier philosophe de la
morale », in « Platon », Le Point,
Hors-série n°2, Grandes Biographies.
* 45Roger POL-DROIT,
Le Point n°1665, « Socrate », 12
août 2004, pp. 36-37.
* 46 René
LEFEVBRE, « De l'intellectualisme du Protagoras au
pluralisme des Lois », Faiblesse de la volonté et
maitrise de soi, op.cit., pp.43-44.
* 47 C'est
l'idée que Platon développait déjà dans un dialogue
de jeunesse consacré à la question de la sagesse, Charmide
(principalement en 173a-173e) : « En supposant que
la sagesse, telle que nous la définissons à présent,
exerce sur nous un empire absolu, il en résulterait que tous nos actes
seraient conformes aux sciences. Que dans ces conditions, le genre humain se
conduisît et vécût selon la science, je le
conçois ; car la sagesse, toujours en éveil, ne laisse pas
l'ignorance se glisser parmi nous et collaborer à nos
travaux ». Charmide, au point de vue philosophique, a
été assez sévèrement apprécié.
Partout ailleurs, Platon adhère à la doctrine du maître qui
fondait la vertu sur la science, et donc la justice de l'action sur la justesse
de la connaissance, comme en témoigne aussi Xénophon
(Mémorables, III, 9, 4) : « Comme on
lui demandait s'il considérait comme savants et sages (ou
tempérants) ceux qui savent ce qu'il faut faire et font le contraire, il
répondit : `Je ne vois en eux que des ignorants et des
intempérants ; car je crois que les hommes choisissent entre toutes
les actions possibles, celles qu'ils jugent les plus avantageuses pour eux et
que c'est celles là qu'ils accomplissent. Voilà pourquoi je pense
que ceux qui agissent mal sont à la fois ignorants et
intempérants'.
* 48 EPICURE,
Lettres, Paris, Nathan, 1993, p.79 et p.85.
* 49 P. Bayle a
parfaitement résumé ce présupposé
philosophique : « Voici le raisonnement que l'on fait.
L'homme est naturellement raisonnable, il n'aime jamais sans connaître,
il se porte nécessairement à l'amour de son bonheur et à
la haine de son malheur, et à la préférence aux objets qui
lui semblent le plus commodes. La conscience connait en général
la beauté de la vertu et nous force de tomber d'accord qu'il n'y a rien
de plus louables que les bonnes moeurs ». Pensées diverses sur
la comète, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, §133 et §135,
p.288 et p.292.
* 50 Roger POL-DROIT,
Le Point n°1665, « Socrate », 12
août 2004, pp. 36-37.
* 51 Arthur
SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme
représentation, Paris, Puf, p.466.
* 52 Henri BERGSON,
Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Puf, 1998, p.
88.
* 53 Ibid., p.
89
* 54
Ibid.
* 55 PLATON,
Menon, 77a-78c
* 56 Les Deux
sources de la morale et de la religion, Paris, Puf, p. 90.
* 57 EPICTETE,
Manuel, Livre quatrième, XLVI.
* 58 Manuel,
Livre quatrième, XLVIII- XLIX.
* 59 Pierre BAYLE,
Pensées diverses sur la comète, op.cit., §135, p.
291.
* 60 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §135 et §181, p. 291 et
p. 381.
* 61 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §136, p. 293.
* 62 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §132, p. 285.
* 63 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §133, p. 289.
* 64 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §136, p. 293.
* 65 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §83 et §135, p.195 et
p.292.
* 66 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §206 et §213, p. 420 et
p.430.
* 67 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §137, p.296.
* 68 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §187 et §234, p. 393 et
p.456.
* 69 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §238, p.464.
* 70 Pensées
diverses sur la comète, op.cit., §145 et §238,
p.311 et p.464.
* 71 Georg Wilhem
Friedrich HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard,
1980, §108, p. 145
* 72 Jean-Marie
GUYAU, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, Paris,
Allia, 2008, p. 168.
* 73 Franz Clemens
BRENTANO, L'Origine de la connaissance morale, Paris, Gallimard, 2003,
p. 46.
* 74 Ibid.,
§139, p. 171.
* 75Ibid.,
§140, p. 180.
* 76 Ibid.,
§139 et §140, p. 172 et p. 180.
* 77 Ibid.,
§139, p. 177.
* 78 Emmanuel
KANT,La Religion dans les limites de la simple raison,
Paris,Vrin,1968,Chap.I, 1 à 3
* 79 La Religion
dans les limites de la simple raison, Chap. I, 3.
* 80 Henri BERGSON,
Les Deux sources de la morale et de la religion, p. 88.
* 81 Les Deux
sources de la morale et de la religion, p. 86.
* 82 Ibid.,
p. 87-88.
* 83 Les Deux
sources de la morale et de la religion, p. 86.
* 84 Ibid., p.
86 et p. 91.
* 85 Hannah ARENDT,
Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité du mal,
Paris, Gallimard, 1991.
* 86 Le plaisir
peut-il vaincre le plaisir ? La tempérance peut-elle constituer, en
la victoire d'un plaisir plus fort sur un autre plus faible ?En clair,
peut-on être tempérant par intempérance? Platon dans
Phédon, nous exhorte à bien distinguer l'authentique
tempérance, celle du sage, qui est synonyme de vertu et de
modération du « sens que le vulgaire donne au mot
tempérance » (Phédon, 122c). Qu'est-ce donc en
termes clairs et simples, que l'authentique tempérance ? C'est le
fait de « n'avoir point à propos des
désirs, de violents transports, mais se comporter à leur
égard avec indifférence, et modération »
(Ibid.). Autrement dit, les individus tempérants sont
« haut plus degré, indifférents au corps et vivent
dans la philosophie » (Ibid.). Mais attention. Par
cette définition, Platon tente de discréditer une forme
d'intempérance qui a l'allure générale du courage et c'est
la raison pour laquelle il nous invite à jeter un regard attentif sur
« le courage de certains hommes aussi bien qu'à leur
tempérance » (122d) au risque d'y découvrir comme
lui « quelque chose de déroutant »
(Ibid.). Platon va s'atteler à contredire par la suite, exemple
à l'appui, l'idée commune selon laquelle la crainte peut
être à l'origine du courage et donc de la tempérance. Il
nie l'idée selon laquelle la peur est le principe de la
sagesse. « C'est par crainte, explique t-il, que
les hommes craignent, c'est par crainte qu'ils sont courageux : tous,
hormis les philosophes » (122e). Si bien que cette forme de courage,
et donc de tempérance fondée sur la crainte, n'est pas la
tempérance véritable , qui est l'apanage du philosophe, mais au
contraire une certaine forme d'intempérance. « Il est
absurde assurément, dit-il, que l'on soit courageux par
lâcheté et par crainte! Mais ces hommes ne sont-ils pas à
l'évidence dans ce même cas, ceux d'entre ces gens qui ont de la
tempérance, et ne sont-ils pas tempérants par incontinence ?
Nous disons bien là que c'est une chose impossible »
(122e-123a). Et pourtant, l'Athénien est bien contraint d'admettre
que « cette sotte tempérance ne les en met pas moins
pourtant dans la situation qui ressemble à la tempérance :
redoutant d'être privé de certains plaisirs et avides de ces
plaisirs mêmes, ils s'abstiennent d'autres plaisirs, alors que d'autres
plaisirs dominent » (123a). En conséquence,
« on peut bien appeler incontinence la sujétion à
l'égard des plaisirs, il n'en arrive pas moins à ces gens
dominés par des plaisirs, de dominer cependant d'autres plaisirs. Or,
cela ressemble à ce qu'on disait tout à l'heure : à
une pratique de la tempérance qui a l'incontinence pour
cause » (123a). Il faut donc conclure avec Platon, que si le
plaisir peut vaincre un autre plaisir, cet assujettissement d'un plaisir par
un autre plaisir n'est pas, même s'il en a la forme (illusoire), ne
relève pas de l'authentique tempérance puisque son principe est
le plaisir, et non la pensée : « la vertu vraie dans
son en semble, est accompagnée de la pensée »
(123b). Dès lors, on comprend aisément que lorsque
« s'y joignent plaisirs et peur, avec tout ce qu'il y a du
même ordre, ne se constitue t-il pas cette sorte de vertu qui est une
peinture en trompe-l'oeil :vertu réellement servile et qui n'aurait
rien de sain, rien non plus de vrai » (Ibid.) ?
* 87 PLATON,
Protagoras, 345b.
* 88
Protagoras, 352b-353b.
* 89 Louis-André
DORION, « Les Auxiliaires changent-ils d'opinion ? »,
in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., p.68.
* 90 PLATON,
Protagoras, 345d-e.
* 91 Marisa DIVENOSA,
op.cit.
* 92 PLATON,
Protagoras, 356a-b.
* 93 PLATON, La
République, Livre III, 412e-413d.
* 94 Louis-André
DORION, « Les Auxiliaires changent-ils d'opinion ? »,
Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., p.
72.
* 95 PLATON,
La République, IV, 431a-b.
* 96 Louis-André
DORION, « Les Auxiliaires changent-ils d'opinion ? »,
in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., pp. 72-75.
* 97 Marisa
DIVENOSA, « Hekôn dans le
Protagoras », in Faiblesse de la volonté et
maitrise de soi, op.cit., pp. 55-56.
* 98
PLATON,Protagoras, 358c-e.
* 99 René
LEFEVBRE, «De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des
Lois», in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., pp.45-46.
* 100 Tomas CALVO
MARTINEZ, « Le plaisir dans les dialogues de Platon : pour une
lecture synchronique », in Faiblesse de la volonté et
maitrise de soi, op.cit., pp.37-40.
* 101 PLATON, Lois,
Livre I, 626e.
* 102 La
République, 441e.
* 103PLATON, La
République, Livre IV, 421e.
* 104 Ibid.,
431a.
* 105 Ibid.,
431a-431b.
* 106 Ibid.,
491e.
* 107
Ibid., 519a.
* 108 PLATON,
Lettres VII, 351a-352a.
* 109 PLATON, La
République, Livre III, 389e.
* 110 Ibid.,
Livre VI, 486d.
* 111 Ibid.,
Livre IV, 437e.
* 112 Ibid.,
Livre IV, 437c.
* 113 Ibid.,
Livre IV, 439a-439b.
* 114 Ibid.,
Livre IV, 438a.
* 115 Ibid.,
Livre V, 455b.
* 116 Ibid.,
Livre IV, 439b.
* 117 Ibid.,
Livre IV, 439c-439e.
* 118Ibid.,
Livre IV, 439e-440a.
* 119 Ibid.,
Livre IV, 440a.
* 120 Ibid.,
Livre IV, 440b-440c.
* 121 Ibid.,
Livre IV, 441b-441c.
* 122 Ibid.,
Livre IV, 442a.
* 123
Ibid.
* 124 Ibid.,
Livre IV, 440e.
* 125 Ibid.,
Livre IV, 442d.
* 126 Ibid.,
Livre IV, 442e.
* 127 Ibid.,
Livre IV, 443a.
* 128 Ibid.,
Livre VIII, 553d.
* 129 Ibid.,
Livre IX, 578a.
* 130 Ibid.,
Livre IX, 587a-587b. Un passage significatif du Politique
(300a-300c) insiste sur la nécessité de ne jamais laisser ni un
seul ni la multitude, commettre la moindre transgression, si
légère soit-elle, des lois écrites et de la morale
commune. Quels sont les motifs qui poussent l'humain à franchir les
limites que lui imposent la morale et le droit ? Platon en voit
deux : le favoritisme et l'amour du gain.
* 131
op.cit., Livre IX, 573a.
* 132
Ibid.
* 133 René
LEFEVBRE, «Du l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des
Lois », in Faiblesse de la volonté et maitrise de
soi, op.cit., pp. 50-51.
* 134 La
République, Livre X, 608d-609a.
* 135 Ibid.,
609a-609b.
* 136 Ibid.,
609b.
* 137
Ibid.
* 138 Ibid.,
610e.
* 139
Ibid., 609c.
* 140 Ibid.,
609d.
* 141 René
LEFEVBRE, Ibid., pp. 52
* 142 La
République, Livre VI, 484e.
* 143 La
République, Livre VI, 487c-d.
* 144
Gorgias, 484b-485b.
* 145La
République, Livre VI, 490d.
* 146 La
République, Livre VI, 490e.
* 147 La
République, Livre VI, 491c.
* 148 La
République, Livre VI, 508d-e.
* 149
Gorgias, 493b-494b.
* 150 ARISTOTE,
Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap.8.
* 151 Gianni VATTIMO,
Ethique de l'interprétation, Paris, La Découverte,
1991 ; voir aussi Olivier ABEL, L'Ethique interrogative.
Herméneutique et problématologie de notre condition
langagière, Paris, Puf, 2000.
* 152 ARISTOTE, De
l'Interprétation, Paris, Vrin, 1969, pp.83-143
* 153 De
l'Interprétation, §10, 11b et §11, 14a.
* 154 De
l'Interprétation, §11, 14a.
* 155 Ethique
à Nicomaque, 1106b et 1096b.
* 156 De
l'interprétation, §14, 23b.
* 157
L'akrasia est admise par la tradition philosophique à
la suite de Socrate et Platon, même par la branche la plus
intellectualiste, à savoir le rationalisme. R. Descartes traduit
akrasia par `humilité vicieuse' et en donne une
définition complète dans Les Passions de l'âme,
art. 159 : « Pour la bassesse ou l'humilité
vicieuse, elle consiste principalement en ce qu'on se sent faible ou peu
résolu, et que, comme si on n'avait pas l'usage entier de son libre
arbitre, on ne se sent empêcher de faire des choses dont on sait qu'on
s'en repentira par après ». L'akrasia porte un
autre nom chez B. Spinoza qu'il traduit par `servitude' dans
L'Ethique, Partie IV,
Préface : « J'appelle Servitude l'impuissance de
l'homme à diriger et à réprimer ses Affects ; l'homme
soumis aux Affects ne dépend en effet plus de lui, mais de la fortune,
au pouvoir de laquelle il se trouve à ce point qu'il est souvent
contraint, voyant ce qui est le meilleur pour lui, de faire pourtant le
pire ».
* 158 Platon,
Protagoras, 355b.
* 159 ARISTOTE,
Ethique à Nicomaque, Livre VII,
Chap.3.
* 160 ARISTOTE,
Catégories, §8, 9a.
* 161 ARISTOTE, De
l'Ame, Livre III, 11, 434a.
* 162 Thomas
NAGEL, « l'éthique et la motivation morale »,
in Ruwen Ogien, le réalisme moral, Paris, Puf, 1999,
p.363.
* 163
Catégories, §8, 11a.
* 164 Mark PLATTS,
« la réalité morale », in Ruwen Ogien, le
réalisme moral, Paris, Puf, 1999, p.503.
* 165 Mark PLATTS,
« la réalité morale », op.cit.,
p.523.
* 166 Stélios
VIRVIDAKIS, La robustesse du bien. Essai sur le réalisme moral.
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996, pp. 191- 193.
* 167
Ibid.
* 168 Ibid.
* 169 Ibid.,
p. 194.
* 170 Ibid.,
p.38 et p.195.
* 171 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap. 3.
* 172 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap. 3.
* 173 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap.3.
* 174 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap. 3.
* 175 Marco ZINGANO,
« Le retour à Socrate dans la question de
l'acrasie », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., pp.80-81
* 176 Marco ZINGANO,
« Le retour à Socrate dans la question de
l'acrasie » Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., pp.80-81.
* 177 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap. 4.
* 178 Cyrille MICHON,
« Je ne fais ce que je veux, mais je fais ce je hais », in
Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit.,
pp. 183-184.
* 179 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap. 3.
* 180 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap.3.
* 181
Pensées diverses sur la Comète, op.cit.,
§136, pp. 291-292.
* 182 Ibid.,
p. 393-394.
* 183Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap. 3.
* 184 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap.3.
* 185 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap.3.
* 186 ARISTOTE,
Ethique à Eudème, Paris, Vrin, 1998, Livre II, Chap.2,
1220b.
* 187 Anne MERKER,
« Qu'est-ce que l'éthique ? », Le magazine
littéraire : Aristote, le désir de savoir, n° 472,
février 2008, pp.54-56.
* 188 DANTE,
L'Enfer, Chant V.
* 189 Marco ZINGANO,
« Le retour de Socrate dans la question de l'acrasie »,
Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit.,
pp. 80-81.
* 190 Marc ZINGANO,
« Le retour de Socrate dans la question de l'acrasie »,
Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit.,
pp. 82-83.
* 191 ARISTOTE,
Ethique à Eudème, I, 5, 1216b.
* 192 Marc ZINGANO,
op.cit., p. 84.
* 193Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap.4.
* 194 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap. 10.
* 195 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap. 4.
* 196 Christine
TAPPOLET, « Faiblesse de la volonté et autonomie »,
Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi.
* 197 René
LEFEVBRE, « De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des
Lois », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., pp.46-50.
* 198 René
LEFEVBRE, «De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des
Lois », Faiblesse de la volonté et maitrise de
soi, op.cit., p. 53.
* 199 Ethique
à Nicomaque, Livre III, Chap.2.
* 200 Ethique
à Nicomaque, Livre III, Chap. 4.
* 201Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap. 8 et 10.
* 202 Donald DAVIDSON,
«Comment la faiblesse de la volonté est-elle
possible ? », Actions et événements,
Paris, Puf, 2008 p. 43.
* 203 Cyrille
MICHON, « Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je
hais », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi,
op.cit., pp. 175- 189.
* 204 Mark PLATTS,
« La réalité morale », Ruwen Ogien, Le
réalisme moral, Paris, Puf,1999, p.530.
* 205 Christine
TAPPOLET, Emotions et valeurs, Paris, Puf, 2000, p.244 et
p.249.
* 206 Actions et
événements, p. 48.
* 207 Actions et
événements, p. 42.
* 208 La
métaphore du « bateau ivre » est d'origine
plutarquienne. L'incontinence, selon Plutarque, souffre d'une
« maladie de la volonté ». Comment se
manifeste ce phénomène? La passion emporte avec elle, toute les
résolutions du sujet. On est pas loin de l'argument socratique de la
victoire du plaisir. Voilà ce que nous dit Plutarque sur l'incontinent
comme maladie de la volonté (De la vertu,
445e-446a) : « L'incontinent conserve la droiture du
jugement ; c'est la passion qui, contre ses propres lumières, force
la raison au silence et l'entraine dans le vice. La raison est vaincue par la
cupidité. L'incontinent suit des mauvais désirs qu'il condamne.
Il devient à regret, le complice de la passion. Il trahit
involontairement le devoir qu'il connaît. L'incontinent semblable au
pilote qui louvoie, lutte avec effort contre la passion qui l'attire ;
mais bientôt entrainé avec violence, il échoue
misérablement ».
* 209 PLUTARQUE,
De la vertu, 445e-446a.
* 210 Quand on
tente de mettre en relief l'analyse cartésienne de la notion grecque
d'akrasia comme `faiblesse de la volonté', il est important de
distinguer deux moments. Le premier Descartes, est un `philosophe de l'Ecole',
encore très porté vers l'intellectualisme socratique. Il pense
qu'il suffit de bien juger, pour bien faire, et que toute faute morale est
ignorance. C'est en réalité l'entendement, selon lui, qui trompe
la volonté. Autrement dit, la volonté est donc la dupe de
l'entendement. Voilà ce qu'il écrivait à Mersenne dans une
lettre datée du 27 avril 1637 : « Pour ce que
vous inférez que, si la nature de l'homme n'est que de penser, il n'a
donc point de volonté, je n'en vois pas la conséquence ; car
vouloir, entendre, imaginer, sentir, ...etc., ne sont que des diverses
façons de penser, qui appartiennent toute à l'âme. Vous
rejetez ce que j'ai dit `qu'il suffit de bien juger pour bien faire' ; et
toutefois, il me semble que la doctrine ordinaire de l'école est que
`voluntas non fertur in malum, nisi quatenus ei sub aliqua ratione boni
repraesentatur ab intellectu ; d'où vient le mot : omnis
peccans est ignorans'. En sorte que, si jamais l'entendement ne
représentait rien à la volonté comme bien, qui ne le fut,
elle ne pourrait manquer en son élection. Mais il lui représente
souvent, diverses peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et
résister aux passions présentes qui leur sont
contraires » (Les Passions de l'âme, art. 49).
L'incontinent est pour Descartes, celui en qui naturellement la volonté
ne peut aisément vaincre les passions, et ne peut arrêter le
mouvement du corps qui l'accompagne. L'incontinence est une faiblesse de la
volonté parce qu'elle est une' faiblesse d'âme'.
« Les âmes les plus faibles de toutes, conclut-il,
sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre
certains jugements, mais se laisse continuellement emportée aux passions
présentes, lesquelles, étant souvent contraires les unes aux
autres, la tirent tour à tour, à leur parti et, l'employant
à combattre contre elle-même, mettent l'âme au plus
déplorable état qu'elle puisse être. Deux passions agitent
diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à
l'une, tantôt à l'autre, s'oppose continuellement à
soi-même, et ainsi rend l'âme esclave et
malheureuse » (Ibid., art.48).
* 211 Actions et
événements, op.cit., pp.45-46.
* 212 Actions et
événements, op.cit., p.38
* 213 Donald
DAVIDSON, Actions et événements, op.cit., p.
37.
* 214 Actions et
événements, op.cit., p. 62.
* 215 Actions et
événements, p. 63.
* 216
« Faiblesse de la volonté et
autonomie ».
* 217 Actions et
événements, op.cit., p. 63.
* 218 Actions et
événements, op.cit., p. 65.
* 219 Jon ELSTER,
Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, Paris, Odile Jacob,
2009, p. 15.
* 220 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, op.cit., pp. 13-14.
* 221 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, op.cit., p. 44
* 222 Agir contre
soi. La faiblesse de volonté, op.cit., p. 14.
* 223 Voilà
comment peut être formuler un syllogisme révélant une
faiblesse de volonté synchronique.
a)L'agent a des raisons de faire X.
b) L'gent a des rasons de faire Y.
c) Au moment même de l'action, l'agent
juge que les raisons en faveur de X sont plus fortes que les raisons en faveur
de Y.
d) L'agent fait Y.
* 224 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, pp. 14-15.
* 225 Agir contre
soi. La Faiblesse de la volonté, pp. 39.
* 226 Agir contre
soi. La Faiblesse de la volonté, pp. 23..
* 227 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, p. 27.
* 228 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté. P. 16-37.
* 229 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, pp. 42-43.
* 230 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, pp. 44.
* 231 Thomas
BENATOUIL, « La raison stoïcienne face à elle
même », Faiblesse de la volonté et maitrise de
soi, op.cit., pp. 119-129.
* 232 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, op.cit.,p. 29.
* 233
Ibid.
* 234
Ibid.
* 235
Ibid.
*
236Ibid., p. 25.
* 237 Agir contre
soi. La Faiblesse de volonté, p.25 et p.53.
* 238 Ethique
à Nicomaque, Livre III, Chap.1, p.74.
* 239 Ethique
à Eudème, Livre II, Chap. 7, 1223b.
* 240 Ethique
à Eudème, Livre II, chap. 7, 1223b.
* 241 Matthieu
Campbell, « L'akrasia et l'unité du désir dans
le De Anima d'Aristote », in Faiblesse de la
volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 105-116.
* 242 De l'Ame,
Livre III, Chap. 10, 433a.
* 243
Ibid.
* 244
Ibid.
* 245 De l'Ame,
Livre III, Chap.10, 443b.
* 246
Ibid.
* 247 Jon
ELSTER, Agir contre soi. La Faiblesse de volonté,
op.cit., p. 19.
* 248 Pascal ENGEL,
« Akrasia pratique et akrasia
épistémique ».
* 249 Jon ELSTER,
Agir contre soi. La Faiblesse de la volonté, op.cit., p.
24.
* 250 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, chap. 6.
* 251 Aristote,
Rhétorique, Livre II, Chap. 2.
* 252 Hugues-Olivier
Ney, « Délimitation juridique et morale de l'involontaire de
Platon à Aristote », in Faiblesse de la volonté et
maitrise de soi, op.cit., pp. 100-102.
* 253 Ethique
à Nicomaque, VII, Chap. 9.
* 254 Hugues-Olivier
Ney, op.cit., pp. 102-103
* 255 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap. 4.
* 256
Ibid.
* 257 Hugues-Olivier
Ney, « Délimitation juridique et morale de l'involontaire de
Platon à Aristote », in Faiblesse de la volonté et
maitrise de soi, op.cit., p.103.
* 258 Dans son
traité intitulé De la vertu morale, Plutarque revient
sur la distinction aristotélicienne entre incontinence et
intempérance. Pour lui, la distinction est opportune et décisive,
mais il ne partage pas les incidences qu'Aristote tire de sa définition
de l'intempérance. C'est en ces termes qu'il résume ce qu'il en a
compris: « Certains philosophes prétendent que
l'intempérance est un vice complet. L'intempérant est selon eux
également corrompu dans ses affects et ses jugements. Les unes le
portent à des désirs honteux, les autres lui font approuver ces
désirs et lui ôtent le sentiment de ses fautes. Chez
l'intempérant, la raison ne fait pas de résistance aux passions.
Il marche à la tête des désirs et se rend leur apologiste.
Il s'applaudit de partager les écarts de la passion. Il se livre avec
joie à toute la honte du vice. Ainsi l'intempérant déploie
toute ses voiles au souffle des voluptés. Il dirige leurs mouvements, et
se livre à leurs actions » (445e-446a). Ce que va tenter
de démontrer par la suite le philosophe romain, c'est que
l'interprétation de l'intempérant comme
« simple » hédoniste obsessionnel et sans scrupule,
n'est pas suffisante. L'intempérant qui « ne rejette
même pas les plus honteuses actions » (446b) est pour lui
un déséquilibré, un aliéné. Dès lors,
l'intempérance n'est plus à rattacher à d'un individu sain
d'esprit, car « l'intempérance est le vice de
l'insensé » (Ibid.). En se montrant
excessivement immodéré, l'intempérant manifeste bien
plus qu'une dépravation des moeurs ; en sortant du sentier de la
raison, il marque son existence - si on peut l'appeler ainsi - du sceau de la
folie, de la démence. Toutefois, l'intempérant et l'incontinent
vont de pair, car ils agissent tout deux de manière honteuse en suivant
le mouvement rétrograde et aliénant des passions. Ce qui les
distinguent radicalement en définitive, c'est que l'incontinent ne fait
que plier à une passion extrêmement violente mais
passagère, gardant en dehors de ce moment d'authentique faiblesse,
l'usage de la droite raison. Alors que l'intempérant, est en
quête effrénée de plaisirs, au mépris de tout le
reste. Il ne s'agit donc pas, chez le second, d'un événement
ponctuel, d'une passion passagère, mais il s'agit bien d'une disposition
permanente à agir contre les prescriptions de la raison. En outre,
« le discours de l'un et de l'autre, n'en font pas moins sentir la
différence, ajoute Plutarque. Voici, par exemple, le langage de
l'intempérant : `Sans Vénus, sans l'amour, est-il de vrai
plaisir ? Puissé-je en les perdant, voir terminer ma vie'.
L'incontinent a un langage bien différent : `Au vice, malgré
moi, la nature m'entraîne ; les dieux nous livrent donc à ce
destin fatal, de connaitre le bien et de faire le mal. Malgré tous mes
efforts, la colère m'emmène'. L'image suivante est semblable est
analogue à celle-ci : `le câble dans le port arrête le
vaisseau. Le vent souffle, il rompt, et loin du port l'entraîne'. Le
câble désigne la résistance que la raison oppose d'abord au
vice, mais la passion, tel un vent impétueux, l'a bientôt rompu.
Voilà en quoi l'incontinence diffère de
l'intempérance » (Ibid.).
* 259 Cyrille Michon,
« Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je
hais », in Faiblesse de la volonté et maitrise de
soi, op.cit., pp. 175-189.
* 260 Ethique
à Eudème, Livre III, chap.2, 1230b.
* 261
Ibid.
* 262 Il se
pourrait bien que Thomas d'Aquin soit à l'origine de cette distinction,
pourtant déjà présente chez le premier Aristote, celui de
l'Ethique à Nicomaque. Ce qui pourrait militer en la faveur de
cette hypothèse, c'est l'emploi du latin, au détriment du
grec.
* 263 Ethique
à Eudème, Livre II, Chap.3, 1221b.
* 264 Ethique
à Eudème, Livre II, Chap.2, 1231a-1231b.
* 265 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap.7.
*
266 Le jeune J.-M. Guyau dans un article
paru en 1883 dans la Revue philosophique de la France et de
l'étranger, expliquait la possibilité, les conditions du
remords chez l'incontinent : « Nos instincts, nos
penchants, nos passions ne savent ce qu'ils veulent ; ils ont besoin
d'être dirigé par la raison, et la joie ou la souffrance qu'ils
peuvent nous occasionner ne vient guère de leur conformité avec
la fin vers que leur propose la raison, mais de leur conformité avec la
fin vers laquelle ils se tournent naturellement d'eux-mêmes. En d'autres
termes, la joie de bien faire, et le remords de mal faire ne sont jamais
proportionnels en nous au triomphe du bien ou du mal moral, mais à la
lutte qu'ils ont eu à soutenir contre les penchants de notre
tempérament physique ou psychique » (Contre
l'idée de sanction, Paris, Carnets de L'Herne, 2008, pp.
65-66).
* 267 Ethique
à Nicomaque, Livre VII, Chap.8.
* 268 Alfred
Fouillée, « Note biographique », La Morale,
l'art et la religion selon Guyau, Paris, F. Alcan, 1913, pp.
7-10
* 269 Friedrich
Nietzsche, La volonté de puissance, Gallimard, Tel, 2009, I,
II, §41, p. 212.
* 270 Kant a voulu
démontrer dans la dernière partie de la Critique de la
faculté de juger (Paris, Vrin, traduction et introduction d'A.
Philonenko), qu'il existe une cause morale du monde naturel qui n'est autre que
le Divin. On peut ici confondre le Divin avec la loi morale. Pour Kant, en
effet, nous avons besoin d'une intelligence morale, afin d'avoir pour la fin en
vue de laquelle l'homme existe (le bonheur), un être qui
conformément à cette fin, soit la cause du monde naturel et de
lui-même. Il est donc tout au moins possible, et le fondement s'en
trouve dans la pensée morale, de se représenter un besoin moral
de l'existence de l'Etre, par lequel notre moralité gagne en force, et
en étendue ; c'est-à-dire le besoin d'admettre une
être moral extra-mondain, législateur, sans se soucier de preuve
théorique. Ainsi, il y a donc selon Kant, un pur principe moral de la
raison pratique pour admettre cette cause incausée, cause du monde
naturel et d'elle-même. Il n'y a dans la nature aucune «tendance
parfaitement vaine ». Kant veut nous conduire à admettre,
une « destination morale interne » de l'existence
du monde naturel, ainsi que « la destination morale finale de
certains êtres de ce monde naturel ». Ces deux principes a
priori de la raison pure pratique, le conduisent à concevoir ave
assurance que « le concept d'êtres du monde soumis
à des lois morales est un principe a priori d'après lequel
l'homme doit se juger nécessairement ». Cela induit en un
certain sens, un but ultime de l'existence de toute chose « dont
le principe ne peut satisfaire la raison en tant
qu'éthique »(§86, p.401). « Ce rapport
moral » du pur principe moral au monde naturel peuplé
d'êtres (humains) « doit être une condition de la
création ». La nature ou la création a donc un but
moral, et est donc régit par des lois morales. Ce qu'Hegel appellera
« l'harmonie de la moralité et de la nature»
dans La Phénoménologie. La fin ultime de la
création toute entière est le bonheur des hommes par l'entremise
de « l'organisation de la nature dans l'intérêt
de». Etant entendu que, l'homme doit être
considéré en priorité « comme le but ultime
de la création ». Kant aime à rappeler que sans
l'humain, « la création tout entière serait un
simple désert inutile et sans but ultime. Il est un jugement que
l'entendement le plus commun lui-même ne peut s'empêcher de
poser : c'est que de toutes les diverses créatures, si grand que
l'art de leur organisation ou si varié que puisse être le rapport
qui les lie finalement les unes aux autres, et même l'ensemble de leurs
systèmes si nombreux, que nous nommons incorrectement des mondes,
existeraient en vain s'il n'y avait des hommes (des êtres raisonnables en
général) » (§86, p.394). Il
n'importe pas seulement de bien comprendre, selon Kant, que notre but ultime
n'est pas seulement « une raison morale »
justifiant l'existence de la nature, mais justifie notre être au
monde « comme un être moral comme fondement originaire de
la création ». Plus simplement, Kant juge vraie
l'idée (cartésienne) selon laquelle notre faculté
rationnelle est constitué de telle sorte que nous admettons a priori,
l'existence « d'un auteur souverain du monde qui soi en
même temps un législateur moral. La réalité de
l'Idée de Dieu, comme auteur moral du monde, la réalité
d'un auteur suprême, législateur moral, est ainsi suffisamment
prouvée simplement pour l'usage pratique de notre raison »
(§86 et §88). Kant, de la même manière,
juge vraie l'idée cartésienne de la soumission de la nature
à l'humain, puisque qu'elle n'a de sens (moral), d'existence et
d'importance que pour lui et en vertu de lui.
* 271 Jean-Marie
GUYAU, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, Paris,
Allia, 2008, p. 159.
* 272Ibid.,
p. 19
* 273 Jean-Marie
GUYAU, La Morale d'Epicure, Paris, Encre Marine, 2002, p.317.
* 274 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.19
* 275 A. Camus
écrira à la suite de Guyau : « Un être
amoral n'est pas simplement celui qui enfreint les règles morales, mais
celui qui n'attache aucune importance à cette infraction, celui qui
conteste et ou ignore la valeur de l'impératif »
(Requiem pour une nonne, Paris, Gallimard, 1956, p. 882). C'est bien
pour cette raison qu'on a jugé les actes amoraux, inattaquables,
innocents, car vierges de toute prétention ou intention morales, voir de
vierges de tout contenu moral.
258 La Morale d'Epicure,
op.cit, pp. 215-216.
259 L'Irréligion de l'avenir. Etude
de sociologie, Paris, F. Alcan, p.3.
* 276 Nous nous
limiterons, dans le cadre de cette étude, au rapport entre la vie et
sentiment moral. La vie selon Guyau se manifeste dans l'art, la morale et la
religion. Formulé autrement, la vie est esthétique,
éthique et mystique. « Le sentiment esthétique se
confond avec la vie arrivée à la conscience d'elle-même, de
son intensité et de son harmonie intérieure : le beau,
avons-nous dit, peut se définir comme une perception ou une action qui
stimule la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité,
intelligence, volonté). Enfin le sentiment religieux se produit lorsque
cette conscience de la sociabilité de la vie, en s'élargissant,
s'étend à l'universalité des êtres, non seulement
des êtres réels et vivants, mais aussi des êtres possibles
et idéaux ». (L'Irréligion de l'avenir. Etude
sociologique, Paris, F. Alcan, p.3)
* 277 Selon S.
Kierkegaard, l'existence résiste à l'abordage de la raison
dialectique ou discursive. En conséquence, il n'y a pas de concept
d'existence possible (puisqu'elle s'éprouve) et bien entendu, mettre
l'existence à l'épreuve de la philosophie, n'est pas une
entreprise vaine. Pourtant, nous sommes tous coutumiers du fait puisque nous
existons. Exister n'est rien d'autre pour S. Kierkegaard, que `marcher sur le
chemin de la vie'. Exister pour S. Kierkegaard, c'est aussi et surtout faire un
choix ; exister, c'est donc choisir d'exister. Cependant, il nous semble
que S. Kierkegaard et ses continuateurs contemporains de Guyau, ainsi que les
traités d'éthique, de métaphysique, de philosophie
générale (et même de biologie!), relaient une confusion qui
a sans doute laissé Guyau pantois. Pourquoi identifier, assimiler
l'existence à la vie ? S. Kierkegaard pensait-il, en
révélant ce qu'il y a d'irréductible dans l'existence,
percer par là même occasion, le `mystère de la vie' ?
Pourtant, il savait que quiconque que vivre, ce n'est pas tout à fait
exister, et exister, ce n'est pas tout à fait vivre. D'aucun diront
qu'on ne peut vivre sans exister, et c'était, nous semble t-il, l'avis
de Guyau. Dans aucun de ses ouvrages, le philosophe français ne fait
l'amalgame entre la vie et l'existence. Il fonde en raison un primat
ontologique de la vie. « Ce qui est premier, c'est la
vie » (Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction,
op.cit., p. 77) écrit-il sans ambages. L'existence est seconde, et
vient donc après. Ce statut a de l'existence chez Guyau, peut
s'avérer trompeur. Car, affirmer le primat de la vie sur l'existence,
et donc leur dissemblance, ce n'est nullement affirmer qu'elles n'entretiennent
aucun rapport. Parce que la vie est fécondité, elle est
l'existence authentique. C'est parce que la vie est
générosité, élargissement du moi, qu'elle est
l'existence accomplie et non mutilation de soi. Guyau conclut alors que la vie
est la sève de l'existence. La vie est la substantiel moelle de
l'existence véritable qui est engendrée par celle-ci.
« La vie n'est pas seulement nutrition, elle est production et
fécondité. Vie, c'est la fécondité, et
réciproquement la fécondité, c'est la vie à pleins
bords, c'est la véritable existence. Il ya une certaine
générosité inséparable de l'existence, et sans
laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement »
(Ibid., p.87). En définitive, la lecture et par
conséquent l'interprétation que nous faisons de l'oeuvre de
Guyau, nous interdisent d'assimiler l'existence à la vie. En revanche,
Guyau pose bel et bien, une identité entre l'unité de
l'être et l'unité de la vie. « Il s'agit,
d'être et de vivre, de se sentir être et de sentir vivre, d'agir
comme on est et comme on vit » (Ibid., 214). Là
encore, l'unité de l'être n'est pas l'existence, mais bien ce qui
fait qu'elle est. Autant dire que l'univocité de l'existence
n'équivaut pas à l'équivocité ou plutôt
la plurivocité de la vie (art, morale et religion) chez Guyau.
* 278 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., 153.
* 279 La Morale
d'Epicure, op.cit, p. 33.
* 280 Ibid.,
p. 131.
* 281 Ibid.,
p. 279.
* 282 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.77 et p.
213.
* 283 Ibid.,
p. 87 et p. 177.
* 284 Ibid.,
p. 212.
* 285 La Morale
d'Epicure, op.cit., p.209.
* 286 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit.,
p.213
* 287 Ibid.,
p.86
* 288 La Morale
d'Epicure, op.cit., p
* 289 Ibid.,
p. 102.
* 290 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.123.
* 291 La Morale
d'Epicure, op.cit., p. 198.
* 292 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit.,
p.91.
* 293
Ibid.
* 294 Jean -Marie
GUYAU, Contre l'idée de sanction, Paris,
L'Herne, « Carnets », p.2008, p. 9.
* 295 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 212.
* 296 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 91 et p.
216.
* 297 La morale
d'Epicure, op.cit., p.186.
* 298 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.21.
* 299 Ibid.,
pp.122-123.
* 300 Si la
sociabilité de la vie est avérée chez Guyau, il est
important de rappeler que si la vie inclut les plaisirs altruistes, elle
induit aussi le risque et la lutte. Risquer pour vivre, les motifs même
de vivre. « Le péril affronté pour soi ou pour
autrui, intrépidité ou dévouement, n'est pas une pure
négation du moi et de la vie personnelle : c'est cette vie
portée jusqu'au sublime » (Esquisse d'une morale sans
obligation ni sanction, op.cit., p. 129). Le sublime permet
à la vie d'effectuer une sorte de « saut
qualitatif » puisqu'il la sort de la monotonie et de l'ordinaire. La
quête du sublime participe à ce processus d'élargissement
du moi. « En somme, l'homme a besoin de se sentir grand, d'avoir
par instants conscience de la sublimité de sa volonté. Cette
conscience, il l'acquiert dans la lutte : contre soi et contre les
passions, ou contre les obstacles matériels ou intellectuels. Or, cette
lutte, pour satisfaire la raison doit avoir son but. L'homme est un être
trop rationnel. Le sublime, en morale comme en esthétique, semble tout
d'abord en contradiction avec l'ordre qui constitue proprement la
beauté ; mais ce n'est là qu'une contradiction
superficielle : le sublime a les même racine que le beau, et
l'intensité des sentiments qu'il suppose n'empêche pas une
certaine rationalité intérieure » (Ibid.,
pp.126-129). Dès lors, tous les moyens sont bons pour accéder au
sublime, même les plus extrêmes ; si bien que
« le sacrifice même de la vie peut être encore une
extension de la vie, devenue assez intense pour préférer un
élan de sublime exaltation, à des années de terre à
terre » (Ibid.).
* 301 Ibid.,
p.212.
*
302« Il y a si loin de la façon dont on
vit à celle dont on devrait vivre, fait observer N. Machiavel,
que celui qui confond ce qui se fait avec ce qui devrait se faire, apprend
à se détruire plutôt à se préserver. Aussi
est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir,
d'apprendre à pouvoir n'être pas bon » (Le
Prince, traduction de J. Anglade, Paris, Le Livre de Poche, XIX, p.
96). L'histoire montre que ce n'est pas la bonté, la
probité et la morale qui commandent toujours en politique ; mais
tout au contraire la cruauté, la ruse, la violence et le mensonge.
C'est la thèse que développe le philosophe italien Nicolas
Machiavel, qui s'adresse directement au souverain. Le principal conseil qui lui
donne est de ne pas respecter la morale, ou plus exactement savoir s'en
écarter en cas de besoin. « Il faut que le souverain
sache opter pour un mal, si cela est nécessaire. C'est pourquoi, comme
je l'ai dit plus haut, s'il veut maintenir son Etat, un prince doit souvent
recourir à la méchanceté » (Ibid.,
XVII, XIX, p. 94 et p. 96). La politique s'affranchit alors de toute
référence aux idéaux de justice et de bien, pour ne plus
s'évaluer qu'en terme d'efficacité. Si bien que le prince
« n'hésite pas non plus à accepter le vice
nécessaire à la conservation de son Etat, si honteux qu'il puisse
paraître ; car, tout bien considéré, telle
qualité qui semble une vertu est susceptible de provoquer de provoquer
la ruine ; telle autre au contraire qui semble un vice, pourra apporter
à son gouvernement le bonheur et la sécurité »
(Ibid., XV, p. 81).
Jusque là, de Platon à Thomas
d'Aquin, morale et politique étaient absolument indissociables,
inséparables, et le politique était conçu comme une morale
collective ; sa fonction première était de déterminer
comment rendre les individus vertueux et comment pacifier les
égoïsmes. Avec Machiavel, le lien entre morale et politique est
définitivement rompu : celui-ci est désormais affaire de
puissance. Ce dernier n'est plus le moyen de mettre en oeuvre un idéal
moral, mais une fin en soi. Le Prince, marque la fin des illusions,
quand apparait dans toute sa nudité la nature réelle du pouvoir
et de l'histoire.
Pour Hegel, au contraire, l'Etat est la
réalité en acte de l'idée morale objective. L'Etat est
l'esprit moral comme volonté substantielle révélée
à soi-même, qui se connaît et se pense. L'Etat est la
volonté substantielle révélée qui accomplit ce
qu'elle sait et parce qu'elle sait. Le but avoué de l'Etat pour Hegel
est ainsi l'intérêt universel. Toutefois, l'intérêt
général est le but de l'Etat d'une manière telle que,
l'individu y est en même temps une personne indépendante,
conformément à la destination de la société civile.
L'Etat est un but universellement posé et connu, dans lequel les
individus n'existent pas seulement de manière naturelle, atomique,
soumis à leurs impulsions, mais sont des individus libres et ont, en
tant que tels, cet universel pour contenu de leur savoir. C'est là, pour
Hegel, le mode d'être le plus libre de la vie éthique.
L'éthique ne peut exister sous la forme de l'universalité de
l'Etat, mais aussi et de manière essentielle, sous la forme de la
particularité sociale ; le politique est donc une des formes que
prend la morale objective. Ou plus exactement, il n'y a pas chez Hegel, de
politique qui ne soit fortement emprunte de morale. « On a,
pendant un temps, fait observer le philosophe allemand, beaucoup
parlé de l'opposition de la morale et de la politique, et de l'exigence
que la première commande à la seconde. Il y a lieu seulement de
remarquer en général que le bien d'un Etat, a une bien autre
légitimité que le bien des individus et que la substance morale,
l'Etat a immédiatement son existence, c'est-à-dire son droit dans
quelque chose de concret et d'abstrait. Seule, cette existence concrète
et non pas une des nombreuses idées générales tenues pour
des commandements moraux subjectifs peut être prise par l'Etat comme
principe de sa conduite. La croyance en la soi-disant injustice propre
à la politique, dans cette soi-disant opposition, repose sur les fausses
conceptions de la moralité subjective, de la nature de l'Etat et de la
situation par rapport au point de vue moral subjectif» (Principes
de la philosophie du droit, op.cit., §337, p.363).
Un écrivain français
contemporain s'est réapproprié les thèses
machiavéliennes, en démontrant les dérives amoralistes du
pouvoir politique. Il tentait de comprendre les rapports ambigus - incestueux
ou conflictuels - qu'entretiennent la morale et le politique. Dans un ouvrage
très atypique aux allures pourtant de pamphlet, il démontre que
le récent passé politique français est amoraliste au
départ, et moraliste à l'arrivée.
La France occupée après la
défaite de quarante, le concept qui qualifie le mieux le pouvoir
politique de Vichy, c'est « l'impunité ».
Le pouvoir exécutif l'époque, générait et profitait
de l'impunité ; il pataugeait dans les intrigues et les scandales.
Mais « en politique, le scandale est un enfantillage. Voltaire le
définit comme une grave indécence. Que ce régime ait
été indécent, c'est indiscutable » (S.
Denis, L'Amoraliste, Paris, Fayard, 1992, p.78). Le pouvoir de Vichy
tirait un certain bénéfice de l'impunité alors que les
contre-pouvoirs était incapable et impuissant à
« dérouter le vieil [Etat]
amoraliste » (Ibid., p.104). Si le
gouvernement Vichy est jugée amoral, c'est parce que « le
pouvoir n'avait jamais été aussi absolu et son ordre ne
s'était jamais aussi bien nourrit du désordre»
(Ibid., p.184). L'impunité et le désordre
ne sont pas les seuls piliers de ce que nous appellerons ici, l'amoralisme
d'Etat. Quand on mentionne l'impunité et le désordre, c'est
bien entendu que la corruption n'est pas loin. En effet, « la
corruption du régime a ceci de particulier qu'elle
bénéficie des service de l'Etat. La corruption [est]
d'autant plus forte que le pouvoir est entier» (Ibid., p.69).
L'autre grief, tout aussi important, est le fait que sous les beaux habits
de l'Etat de droit, le gouvernement de Vichy « put alors se
féliciter bruyamment du triomphe de la séparation de
pouvoirs : aux uns le pouvoir, aux autres la faculté d'y
obéir » (Ibid., p. 133).
D'un autre côté,
l'histoire française, pense t-il, laisse apparaître au grand jour
que le pouvoir politique est le bras séculier de la morale, et que
l'Etat instaure une dictature morale. Avec l'arrivée du socialiste F.
Mitterrand à l'Elysée au début des années
quatre-vingts, l'imaginaire collectif pensait que « le jour avait
succéder à la nuit ; que la morale triomphait du
vice » (Ibid., p. 68). Selon lui, on assistait, presque
conquit, « au triomphe du nouvel ordre moral »
(Ibid., p. 86). Avec l'arrivée des socialistes
aux affaires, « le régime prit un air moralisateur et bon
bougre » (Ibid., 101), car la majorité des
intellectuels français (de gauche) défendait inlassablement
« un avantage moral du socialisme ». Ainsi, les
socialistes faisaient alors valoir « les prétentions
morales de leur gouvernement » et l'Etat mettait la vertu et
les jugements moraux en en acte. C''était l'époque ou la
charité était élevée à la dimension de la
solidarité. « Ce que l'on a pu s'ennuyer sous ces
années morales, s'exclame l'auteur, comme un grief à ce
moralisme d'Etat, cet Etat ouvertement moral qu'Hegel appelait de ses voeux.
303 Un philosophe contemporain
français peu connu a formulé une critique intéressante
contre l'amoralisme ou l'indifférentisme moral de Guyau. Il pensait que
la dichotomie entre la morale de l'obligation et l'amoralisme, que Guyau
institue, est un faux problème, ou plus exactement un faux dilemme. Pour
quelles raisons ? Voilà sa réponse : « On
oppose souvent un dilemme à ceux qui parlent d'une éthique sans
obligation : ou bien il y aura des obligations morales qui diront
exactement ce qu'il faut faire, ou bien on se trouvera dans une totale
amoralité. Un tel dilemme est faux. Il est en effet possible d'avoir une
appréciation morale sur des actions même lorsqu'on a
abandonné une distinction entre ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut
pas faire, et même si l'on a rejeté les catégories du bien
et du mal. Ainsi, tout est permis, mais tout n'est pas nécessairement
bon pour moi. Dans cette perspective nous voudrions dépasser
l'opposition entre une morale de l'obligation et l'indifférentisme moral
ou amoralisme, et montrer qu'entre ces deux pôles il existe une autre
possibilité : celle où, sans devoir se conformer à
des obligations, les gens se sentent malgré tout tirés hors de
l'indifférence morale parce qu'il sont l'objet d'un appel venant d'un
lieu déterminé. Dans ce sens, on peut parler comme chez Bergson,
d'une morale de l'appel » (G. Fourez, Choix éthiques
et conditionnements sociaux. Introduction à une philosophie morale,
Paris, Le Centurion, 1979, pp.84-85.). Ce philosophe a le mérite de
théoriser la réconciliation entre la préservation
amoraliste de la liberté individuelle, et l'imprescriptible
moralité humaine dont la (voix de la)conscience est le symbole. Mais,
l'individu, précise t-il, ne saurait se sentir indifférent ou
insensible à l'appel de la morale, parce qu'il y a une pluralité
d'appels et de sens. « Dans la société, une
multitude d'appels éthiques ouvre la porte à une pluralité
de sens et écarte la perspective d'une indifférence
moral » (Ibid., p.85.).
* 304 Ibid.,
p. 40.
* 305 La morale
d'Epicure, op.cit., p. 174.
* 306 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, p. 40.
* 307 Ibid.,
p. 44.
* 308Ibid.,
p. 42.
* 309 Ibid.,
p. 42.
* 310 Ibid.,
p. 45.
* 311 Ronald MILO,
« L'Amoralité », in Esprit, vol. 92, n°368,
octobre 1983, pp. 481- 498.
* 312 Christine
TAPPOLET, Emotions et valeurs, Puf, « Philosophie morale »,
2000, pp. 245-248.
* 313 Un philosophe
contemporain français a parfaitement décrit le paradoxe que
constitue la position et l'attitude amoralistes. Il écrivait très
justement en ce sens: « On peut affirmer en toute
rigueur que l'amoraliste n'est pas un sociopathe, incapable d'avoir des
sentiments, ou incapable d'éprouver du plaisir. L'amoraliste n'est pas
non plus un idéaliste qui rejette le bien conventionnel au nom d'un bien
supérieur. Il peut fort bien reconnaître l'existence d'un bien
transcendant nos conventions rationnelles arbitraires ; mais c'est
précisément ce bien qui l'indiffère. Il estime à
la limite, qu'une infinité de choses ont plus d'importance que ce bien
suprême (la beauté, l'accomplissement de soi, la gloire, le
pouvoir...etc.). Mais toutes ces choses sont tout aussi incompatibles avec
l'idée la plus haute qu'il se fait du bien. Il ne se sent nullement
concerné par cette dernière. Elle n'a aucune autorité sur
lui » (R. Ogien, Le réalisme moral, Paris, Puf,
1999, p.101.).
* 314 En clair le
moralisme, doit juger, comme l'affirmait Renouvier dans La Science de la
morale, « l'intention immorale de
l'action ».
293 Hegel a savamment
montré la complémentarité du droit (abstrait) et de la
morale (objective) dans ses Principes de la philosophie du droit.
L'immoralité porte atteinte à la morale, et peut être une
violation, une transgression ou une désobéissance à la
loi.
* 315 Le
psychologue et philosophe autrichien Franz Clemens Brentano va critiquer cette
indistinction que suppose l'éthique de l'intervention
pénale ; indistinction entre injustice et immoralité. Dans
son article sur le thème de « la sanction de ce qui est
juste et moral », Brentano affirme que l'on ne saurait
répondre de la même manière à une injustice
qu'à une faute morale. « Même lorsque nous examinons
les choses plus en détail, écrit-il, le mensonge, la
trahison, le meurtre, la luxure, et bien d'autres vices encore que la morale
réprouve, seront évalués selon des critères
cognitifs. Nous condamnerons tel comportement comme étant
répréhensible parce que injuste, tel autre parce qu'immoral. Mais
l'injustice recoupe t-elle en effet, complètement
l'immoralité ? Non : les devoirs auxquels nous
contraints le droit ont des limites ; en revanche toute notre action
relève du devoir en général» (F.C. Brentano,
L'Origine de la connaissance morale suivi de La Doctrine du
jugement correct, op.cit., p. 78 et p. 82) .
* 316 En creusant
un peu, on tombe sur l'idée freudienne que ce veut le `ça', le
réservoir pulsionnel, le réservoir des pulsions inconscientes,
est amoral car il ne fait pas a priori la distinction entre le bien et le
mal, ou du moins il n'opère pas la distinction en leur donnant un sens
absolument moral. Le `ça' obéit seulement à des pulsions
(éros et thanatos) et à la recherche du
plaisir. Par exemple, le tueur en série qui obéit à sa
pulsions de meurtre, sans avoir a priori la conscience de l'immoralité
de l'acte : l'acte est immoral, et l'être est immoral. Après
coup on pourra donc dire que cet individu a commis des meurtres d'une
brutalité déconcertante.
* 317Contre la
tyrannie du sens commun ou le langage courant, A. Schopenhauer dans Les
Fondements de la morale (1841), va se permettre bien avant Guyau, de
construire ou de forger le concept `d'unmoralisch', que l'on traduit par
`antimoral', afin de le distinguer de l'expression allemande ordinaire
`unsittich' qui plutôt signifie antiéthique.
« Je prend la liberté de composer ainsi ce mot,
explique Schopenhauer, contrairement aux règles, parce que le
mot antiéthique manquerait de précisons. Il y a bien les
mots, maintenant à la mode, de sittlich et unsittlich,
mais c'est un mauvais synonyme pour moralisch et
unmoralisch : en effet, d'abord l'idée de moralité
est une idée scientifique et pour de telles idées, c'est du grec
ou du latin qu'il convient de tirer nos termes » (Les
Fondements de la morale, Traduction d'A. Burdeau, Paris, Le livre de
Poche, 1991, p. 141). Cette distinction Guyau la connaît
puisqu'il commente abondamment la notion schopenhauerienne de
pitié qui figure en bonne place dans Uber die Grundlage der
Moral. L'argumentation que Guyau construit autour de la pitié lui
sert à étayer l'impossible amoralité de la vie humaine.
« La pitié, commente t-il, sans la signification
pessimiste que lui donne Schopenhauer, est une idée vraiment universelle
que rien ne peut limiter ou restreindre. La pitié reste inhérente
au coeur de l'homme et vibrant dans ses profond instincts »
(Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 153 et
p. 157). On constate par ailleurs que Guyau a lu Die Welt als Wille
puisqu'il parle du vouloir-vivre (op.cit, p. 35) et
qu'il est sensible à l'analyse schopenhauerienne de la volonté et
de la mort (La Morale d'Epicure, op.cit., pp. 169-170).
Le terme allemand
unmoralisch forgé par Schopenhauer, sert à qualifier les
sentiments et les états d'âmes qui sont la marque ou la
manifestation « infaillible d'un coeur décidément
mauvais, d'une profonde corruption. Aussi faut-il y voir un degré plus
haut dans la perversité morale » (Ibid., pp.
146-147). L'égoïsme, la haine, la
méchanceté, la malveillance, la joie maligne, l'envie entre
autres, sont recensés et qualifiés de « puissance
antimorales qui rappellent celle des Ténèbres »
(p. 147). C'est la raison pour laquelle, bien plus qu'une opposition
aux règles admises par la morale, en forgeant le concept
d'antimoralité, Schopenhauer entend considérer
« les côtés sombres de la nature
humaine » (Ibid.) En problématisant, en
questionnant le sens que nous avons à donner à
unmoralisch, le philosophe allemand est amener à comparer sa
démarche avec celle de Dante. « Ma voie s'écarte
peut-être de celle des autres moralistes : elle ressemble à
celle de Dante, qui d'abord conduit aux Enfers »
(Ibid.). En revanche, antimoral et immoral ne
sont pas tout à fait synonyme. `Immoral' chez Schopenhauer, exprime une
violation de la loi morale, un écart de la conscience et indique quelque
chose digne de flétrissure. `Immoral' marque la distance entre l'acte et
la pensée. Or, « c'est par cette distance qu'il faut juger
de notre valeur morale ou de notre immoralité »
(op.cit., p.217). Ensuite, Schopenhauer nous exhorte à
ne « pas confondre la grossièreté et la
délicatesse avec la moralité et l'immoralité »
(op.cit., p.188), confusion commune chez certains philosophes de
l'Antiquité. De la même manière, Schopenhauer nous demande
de ne nullement « confondre en une seule chose immoralité
et incrédulité» (op.cit.,p. 224)
comme le fond souvent les partisans de l'immoralisme, qui expriment une
opposition à la morale reçue comme chose vieillie, contraire
à la vie ou comme chimérique. Enfin le pessimisme de Schopenhauer
ainsi que sa conception tragique de la réalité, le conduisent
à affirmer que « le monde est plein de mal. Les hommes ne
sont point ce qu'ils devraient être. Tout cela aggrave donc l'idée
qu'il nous faut faire de l'immoralité réelle où vit
l'espèce humaine » (op.cit.,p. 138).
C'est encore le pessimisme qui le conduit penser que
« la comédie morale de l'univers aboutit en
réalité à une comédie fort immorale»
(op.cit., p. 122). Schopenhauer trace dans le même temps, un
parallèle entre la farce immorale que constitue la réalité
et l'immoralité humaine qui est la même en tout lieu du monde. De
telle sorte que « si diverses que soient les moeurs
répandues sur la Terre, on ne voit point la moralité de hommes,
ou pour mieux dire leur immoralité varie dans une mesure
correspondante ; pour l'essentiel, l'immoralité est à peu
près partout au même point » (op.cit., p.
188).
* 318 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 214.
* 319Ibid.,
p. 214.
* 320 La morale
d'Epicure, op.cit., p. 345.
* 321 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., pp. 15-16
* 322 La morale
d'Epicure, op.cit., pp. 21-22.
* 323 Le combat de
Guyau contre l'égoïsme est d'inspiration hobbesienne, rousseauiste,
lessingienne mais surtout schopenhauerienne.
« L'égoïsme, écrivait Schopenhauer,
voilà donc le premier et le principal, mais non toutefois le seul
ennemi, qu'ait à combattre le motif moral » (Les
Fondements de la morale, op.cit., p.145). Qu'est-ce que ou que
représente l'égoïsme pour être l'objet d'un tel
acharnement philosophique ? « L'égoïsme,
explique t-il, chez l'homme, est enraciné bien fortement dans
le centre même de l'être, dans son essence : disons mieux, il
est cette essence même. L'égoïsme, de sa nature, ne souffre
pas de bornes : c'est d'une façon absolue que l'homme veut
conserver son existence, rester exempt de toutes les souffrances, et parmi les
souffrances il compte tout ce qui est manque et privation ; il veut la
plus grande somme possible de bien-être. Il veut posséder toutes
les jouissances dont il est capable, et même il fait son possible pour
s'ouvrir à des jouissances nouvelles. Tout ce qui s'oppose aux efforts
de son égoïsme, excite son mécontentement, sa colère,
sa haine. Il y voit un ennemi à anéantir. Il veut autant qu'il se
peut, jouir de tout, posséder tout ; et n'y pouvant arriver, du
moins il veut disposer de tout en maître : `Tout pour moi', rien
pour les autres', voilà sa devise. L'égoïsme est
gigantesque : il déborde l'univers. Donnez à un individu le
choix d'être anéanti, ou de voir anéantir le reste du
monde : je n'ai pas besoin de dire, de quel côté, le plus
souvent, la balance pencherait. Chacun fait ainsi de lui-même le centre
de l'univers ; il rapporte tout au soi. Les événements qui
s'accomplissent devant lui, par exemple les grands revirements qui se font dans
la destinée des peuples, il les juge d'abord d'après son
intérêt ; si petit, si éloigné que soit cet
intérêt, c'est par là d'abord qu'il les comprend. Il n'est
pas au monde de plus extrême contraste : d'une part cette attention
profonde, exclusive, avec laquelle chacun contemple son moi, et de l'autre
l'air d'indifférence dont le reste des hommes considère ce
même moi. Le spectacle à son côté comique ; de
voir cette foule d'innombrable individus, dont chacun regarde sa seule
personne, au moins en pratique, comme existant réellement, et le reste
en somme comme purs fantômes. Le monde apparaît, du point de vue
esthétique, comme un musée de caricatures, du point de vue
intellectuel, comme une maison de fous, et du point de vue moral, comme une
auberge de chenapans. La cause de ceci est, en dernière analyse, en ce
que chacun de nous se connaît `immédiatement', et les autres
`indirectement' : or la connaissance immédiate maintient son droit.
De ce point de vue subjectif, et où reste nécessairement
placée notre conscience, chacun est à lui-même l'univers
entier : tout ce qui est objet n'existe pour lui qu'indirectement, en
qualité de représentation du sujet ; si bien que rien
n'existe, sinon en tant qu'il est dans la conscience. Le seul univers que
chacun de nous connaisse réellement, il le porte en lui-même,
comme une représentation qui est à lui ; c'est pourquoi il
en est le centre. Par suite encore, chacun à ses yeux est le tout de
tout ; il se voit possesseur de toute réalité. Rien ne peut
lui-être plus important que lui-même. Tandis que du point de vue
intérieur, son moi s'offre à lui à des dimension
colossales, vu du dehors, il se ratatine, devient quasi rien. En outre il sait,
de science certaine, ceci : ce moi, qui à ses yeux vaut tout le
reste et plus, ce microcosme, où le macrocosme ne surgit qu'à
titre de modification, d'accident, ce microcosme qui est pour lui l'univers
entier, doit disparaître par la mort, et ainsi la mort à ses yeux
équivaut à la disparition de l'univers. Tels sont les
éléments dont l'égoïsme, cette plante née de
la volonté de vivre, se nourrit. Ainsi se creuse le fossé, entre
chaque homme, un large fossé. En expliquant le principe de la morale
selon Kant, j'ai eu l'occasion de montrer par quels signes
l'égoïsme se révèle dans les actes quotidiens. La
politesse, est une négation conventionnelle, de l'égoïsme,
dans les petits détails du commerce ordinaire ; c'est une
hypocrisie reconnue, mais qui n'en est pas moins imposée,
louée : car ce qu'elle cache, l'égoïsme, est une chose
si repoussante, qu'on ne veut pas le voir, même quand on sait bien qu'il
est là-dessous. L'égoïsme, quand il ne trouve la voie
barrée ni par une force extérieure, et sous ce nom ce nom il faut
comprendre aussi la crainte inspirée par une puissance de la terre ou du
plus haut, ni par des idées vraiment morale, poursuit ses fins sans
avoir égard à rien. En cherchant à exprimer
brièvement la force de cet agent ennemi de la moralité, j'ai
dépeint d'un trait l'égoïsme dans toute sa
grandeur » (Ibid., pp.143-145).
* 324 Guyau reprend
en l'état, la formulation aristotélicienne du problème de
l'incontinence. Le problème de l'akrasia est chez Guyau celui
de l'immoralité : « Il est immoral d'hésiter
un instant entre ce qui est meilleur et ce qui est moins bon ».
(Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.55). Dans
cette perspective, la seule chose qui soit immorale c'est de ne pas faire ce
qu'il faut quand il le faut.
* 325 Esquisse
d'une morale sans obligation sans sanction, op.cit, p.
92-93.
* 326 Dans
L'être et le néant, Jean-Paul Sartre affirme sur le
modèle de Guyau que « l'existence de l'acte implique son
autonomie » (L'être et le néant, Paris,
Gallimard, « Tel », p.552). Il ne faut se
méprendre sur ses propos sartrien qui dénote une forte filiation
- sur ce point très précis au moins - entre Kant et
l'existentialiste français. Il n'es pas question d'immoralité
mais de liberté : l'acte est autonome parce qu'il a pour principe
la liberté. « La liberté se fait acte,
écrivait J. -P. Sartre, et nous l'atteignons ordinairement
à travers l'acte » (op.cit., p.42).
* 327 Ibid.,
p.93.
* 328 Ibid.,
p. 139.
* 329
Ibid.
* 330 Ibid.,
p. 151.
* 331 Ibid.,
p. 86
* 332 Ibid.,
p.93.
* 333 Ibid.,
p. 189.
* 334 Parmi les
philosophes modernes, D. Hume, en Grande-Bretagne, a parlé d'un
« sens moral de la beauté » qui trancherait entre ce
qui moral ou immoral, et Herbart chez les allemands a considéré
l'éthique comme une branche de l'esthétique. Mais est-il
justifier que seul une conscience éthico-esthétique puisse
délimiter le domaine du moral et de l'immoral ? « Je
ne nierai pas que le spectacle de la vertu, répond Brentano,
soit une vision plus réjouissante que celui de la perversion morale.
Mais il est impossible d'accorder qu'en cela seul résiderait
l'essentielle supériorité du comportement moral. C'est au
contraire, une supériorité d'ordre intérieure qui
distingue la volonté morale de la volonté immorale. C'est
également une certaine justesse qui constitue la
supériorité fondamentale de certains actes de la volonté,
par rapport à d'autres actes qui leur sont opposés, ainsi que
celle de la moralité par rapport à ce qui est immoral »
(L'Origine de la connaissance morale, op.cit., pp. 45-46) .
* 335 Ibid.,
p.43.
* 336 Ibid.,
p.93
* 337
Ibid., p. 115. Ce qui conforte Guyau dans son
irréligiosité c'est que selon lui, « l'absolu
s'est déplacé, il est passé du domaine de la religion
à celui de l'éthique » (Ibid.,
p.55).
* 338 De l'avis de
Guyau, « l'excès de souffrance sur le plaisir suppose une
faiblesse ou une défaillance de la volonté, conséquemment
de la vie même. La volonté qui faiblit se condamne
elle-même » (Ibid., p.38). Aristote, une fois de
plus, est convoqué implicitement dans l'analyse et
l'interprétation de l'immoralité comme opposition des
facultés de l'être.
* 339 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, p. 93.
* 340 Ibid.,
p. 12.
* 341 Guyau fait
mention de ses lectures de Phanomenologie Des Gesites d'Hegel dans
La morale d'Epicure où il affirme clairement que
« l'idée d'un réel progrès de la nature ou
d'une `évolution' est une idée sur laquelle insisteront les
métaphysiciens allemand, surtout Hegel, et les moralistes anglais,
surtout Spencer. A la métaphysique de l'évolution universelle se
joindra la morale de l'évolution universelle ; mais au fonds les
principes seront toujours les mêmes » (p.328).
C'est en observant l'esprit
« se frayer laborieusement un long chemin »
vers l'absolu, ou plus précisément en critiquant les
thèses de Kant et Fichte, qu'Hegel est confronté au
problème de l'immoralité. En effet, pour Hegel, la
moralité est un développement conceptuel de l'esprit. La
moralité est alors comprise comme l'expression de l'esprit, de la
liberté, plus élevé que les moments de
« l'esprit subjectif », mais moins élevé que
le moment de « l'esprit absolu ». La moralité est
l'expression de « l'esprit objectif » plus
élevé que « le droit abstrait », mais moins
élevé que « la vie éthique ». On peut
faire une lecture similaire chez Bergson : on peut considérer que
la « morale close », ou « morale de
l'obligation », est la version inachevée de « la
morale ouverte » ou morale de l'aspiration ». Dire que la
moralité est un moment du développement de « l'esprit
objectif », c'est dire qu'elle est une étape destinée
à être dépassée, donc destinée à
s'effacer, dès lors que les hommes se situent au sein d'une expression
plus élevée de la spiritualité. La moralité en ce
sens présente un goût d'inachevé et Hegel écrit
à ce sujet : « La moralité est donc
inachevée dans la conscience morale, mais c'est l'essence de cette
moralité que d'être seulement le pur achevé ; la
moralité inachevée est par conséquent impure, ou elle est
immoralité » (Phénoménologie de
l'Esprit, Traduction Jarczyk et Labarrère, Tome I, Paris,
Gallimard, « Folio-Essais », pp.594-594). La
moralité est un moment essentiel non pas parce qu'elle traduirait la
manière plus élevée d'actualiser l'essence humaine comme
l'ont cru Kant et Fichte, qui ont érigé le principe de
subjectivité en principe suprême, mais parce qu'elle est une
étape de transition, intermédiaire et donc nécessaire du
développement de l'esprit. « Le grand côté
des philosophies de Kant et de Fichte, résiderait en ceci qu'elles ont
pris comme point de départ le principe selon lequel l'essence du droit
et du devoir, et l'essence du sujet pensant et voulant, sont absolument
identiques. Mais en se limitant à la considération de l'individu
séparé, ces philosophes sont restés au moment de
l'immoralité » (Principes de la philosophie du
droit, op.cit, p.18). Par conséquent
« ce qui vaut pour la moralité, c'est donc seulement cet
état-intermédiaire de non-achèvement ; un état
qui doit être au moins un acte de progresser vers l'achèvement.
Seulement il peut aussi ne pas l'être, car l'acte de progresser dans la
moralité serait plutôt un acte d'aller vers son
déclin » (Phénoménologie de l'Esprit,
op.cit., pp.592-593). Ce qui fait passer la moralité pour
« l'inachevée, l'immoral » c'est qu'elle se
situe encore au niveau « du combat avec la nature et la
sensibilité » (Ibid., p. 599).
L'immoralité est donc chez Hegel, le moment où la
moralité est non accomplie et dès lors, il en tire une
conclusion très pertinente : à savoir que dans l'état
inachèvement (moral )dans lequel se trouve la moralité,
« caractériser un individu comme immoral, en soi, tombe,
puisque, la moralité en général est inachevée,
[cette façon de parler ] n'a donc qu'un fondement
arbitraire» (Ibid., p. 594). Comme nous l'avons
montrer, Hegel admet l'hypothèse d'une volonté immorale. Chose
plus surprenante, il admet la possibilité d'une conscience immorale
« qui trouve peut-être par hasard son effectuation là
où la conscience morale ne trouve qu'une instigation à
l'opérer, mais par ce même opérer ne voit pas lui
échoir en partage le bonheur de l'exécution et de la jouissance
de l'accomplissement » (Ibid., p.574). La
notion conscience immorale ne renvoie pas automatiquement à des
expérience comme celle de la lâcheté. Cependant,
« la lâcheté ne doit pas être maladroite au
point de ne pas savoir que la conservation de la vie et de la
possibilité d'être utile à d'autres sont des devoirs, de
n'être pas convaincue de la conformité au devoir de son
opérer, et de ne pas savoir que c'est dans le savoir que consiste ce qui
est conforme au devoir ; autrement elle commettrait la maladresse
d'être immorale » (Ibid., p.512 et
p.613). L'insistance unique sur la dimension du savoir a pour
conséquence que la moralité et l'immoralité de l'agir ne
dépendent pas de l'objectivité de ce qui est `agi', mais de la
force intime de la conviction. Processus inexorable qui conduit la certitude
morale vers la figure de la belle âme. En outre, Hegel prend bien soin de
distinguer l'immoralité de la non-moralité ou
béatitude. La béatitude c'est ce qui est
« moralement-nul ». La béatitude,
état-moyen qui doit conduire à l'achèvement moral, est une
forme de neutralité morale, d'indifférence morale, de
complétude, d'extase, de félicité, où en
définitive ni le moral et l'immoral, ne comptent vraiment. Hegel
s'explique longuement à ce sujet : « La
non-moralité énonce justement en cela ce qu'elle est, le fait
qu'il ne s'agit pas de la moralité mais de la béatitude en et
pour soi sans rapport à elle » (Ibid.,
p.593-594). Or, dès que survient ce qu'Hegel appelle
« la disharmonie de la moralité et de la
béatitude », on est bien obligé de constater
qu'« il est acquis dans le cas présent, souvent, les
choses, vont mal pour ce qui est moral, pour ce qui et immoral, par contre
souvent de façon heureuse. Seulement, l'état-intermédiaire
de la moralité inachevée, état qui s'est engagé
comme ce qui est essentiel, montre de façon manifeste que cette
perception et expérience qui doit être n'est qu'un
déplacement de la Chose. Car, puisque la moralité est
inachevée, ce qui veut dire qu'elle n'est pas, que peut-il y avoir dans
l'expérience qui fasse qu'elle aille mal ? En même temps, en
tant qu'il est sorti de que l'on a affaire à la béatitude en et
pour soi, il se montre qu'avec le jugement selon lequel les choses vont bien
pour ce qui est immoral on opinait pas une injustice qui ici trouverait sa
place » (Ibid.).
En ramenant la vie à une
manifestation particulière de l'évolution en marche vers
l'hétérogène, Spencer fait, d'une part, du
développement moral de l'humanité un progrès absolument
nécessaire, et définit d'autre part, une morale absolue qui est
celle de l'individuation parfaite : « Les modifications que
l'humanité a subies, et celle qu'elle subit de nos jours,
résultent de la loi fondamentale de la nature organique, et, pourvu que
la race humaine ne périsse point et que la constitution des choses reste
la même, ces modifications doivent aboutir à la perfection. Il est
sût que ce que nous appelons le mal et l'immoralité doit
disparaître ; il est sûr que l'homme doit devenir
parfait » (Social Statics, p. 80, Traduction de Guyau
dans La morale anglais contemporaine, Paris, F. Alcan)
325 Ibid.,
p.62.
* 342 Soit dit en
passant, Bergson pense que la question des rapports de la morale avec la
religion, se simplifie ainsi beaucoup quand on considère les
sociétés rudimentaires. « Les religions primitives
ne peuvent être dite immorales, ou indifférentes à la
morale, que si l'on prend la religion telle qu'elle est devenue plus
tard » (Les deux sources de la morale et de la
religion, Paris, Puf, `Quadrige', p. 128). A l'origine, la
coutume est toute morale, et comme la religion interdit de s'en écarter,
la morale est coextensive à la religion. En revanche, quand Bergson
affirme que la fonction de la religion telle qu'elle a été voulue
par la nature, est de maintenir la vie sociale, il n'entend pas par là
qu'il a y ait une solidarité nécessaire entre la religion et la
morale. L'histoire témoigne du contraire. Pécher a toujours
été offensé la divinité ; mais il
s'en faut que la divinité ait toujours pris offense de
l'immoralité ou même du crime : il lui est arrivé de
les prescrire » (Ibid., p. 217). Que l'on pense aux
Croisades ou à l'Inquisition.
* 343 Ibid.,
p.63.
* 344 La
Phénoménologie de l'Esprit nous apprend que la
« conscience opérante » vaut le mal, parce
qu'elle est « l'inégalité de son
être-dans-soi avec l'universel » et en tant que
« cette conscience énonce comme égalité
avec soi-même, comme devoir et comme caractère de la certitude
morale, elle vaut comme hypocrisie » (Ibid., p.627). La
conscience opérante joue d'une inégalité de principe entre
la certitude morale singulière et l'universalité extensive des
circonstances auxquelles elle est affronté dans son agir. Aux yeux de la
conscience jugeante qui s'en tient au contraire à l'universalité
du devoir, elle est donc hypocrite, puisqu'elle opère cette
disjonction (inégalité).
L'expérience se poursuit du point de
vue de la conscience « jugeante » qui s'attache à
l'universalité du seul devoir, afin de mettre en lumière ce
qu'elle estime être l'hypocrisie de la « conscience
opérante ». De fil en aiguille, Hegel est amené
à déplacer le grief d'hypocrisie de la « conscience
opérante » à « la conscience
jugeante ». « Cette conscience jugeante, du coup, est
elle-même, vile, parce qu'elle partage l'opération, et produit au
jour et tient fermement son inégalité avec elle-même
(inégalité avec elle-même de l'opération ). Elle est
en outre hypocrisie, parce qu'elle fait passer un tel juger, non pour une
manière d'être mauvaise, mais pour une conscience droite de
l'opération, se pose, dans cette ineffectivité et cette
vanité sienne du bien et mieux savoir, au-dessus des actes
dépréciés, et veut que soit pris pour effectivité
excellentes, son discours inactif » (Ibid., p.632)
. La conscience du devoir se comporte de manière ineffective,
inactive, « de façon qui saisit, de façon passive.
Mais par là elle est en contradiction avec soi entendue comme
volonté absolue du devoir, avec soi ce qui se détermine purement
et simplement à partir de soi-même. Elle a eu beau jeu de se
conserver dans la pureté, car elle n'opère pas ; elle est
hypocrisie qui veut savoir pris pour acte effectif le fait de juger, et, au
lieu que ce soit par opération, prouve la probité par le fait
d'énoncer des tournures d'esprit excellentes. Elle est donc totalement
disposée comme celle à qui le reproche se trouve fait qu'elle ne
met pas le devoir que dans son discours » (Ibid., 630).
La conscience est hypocrite en ce qu'elle n'opère pas le
devoir, le laissant dans sa pureté à l'intérieur
du discours : en cela, Guyau a bien retenu la leçon
hégélienne, c'est-à-dire l'immoralité de
l'hypocrisie entendue comme inégalité de soi avec
l'opération. Hegel en analysant « la certitude
morale » a parfaitement mise en lumière des cas de divorce
entre le conscience jugeante et la conscience opérante, entre
l'opération et le discours.
D'un autre côté, pour Hegel
l'hypocrisie est une des formes les plus recherché de la
subjectivité, de la volonté en soi et pour soi, qui ne voit aucun
mal à se duper elle-même et à tromper les autres.
L'hypocrite recouvre la réalité d'artifice et la présente
à soi, ou à autrui. L'hypocrisie est la fine pointe de
la subjectivité. En son point le plus absolu, la subjectivité est
hypocrisie. L'hypocrisie (comme probabilisme) réside dans la
subjectivité de la volonté, c'est-à-dire comme
« négativité abstraite ».
« Etre mauvais et agir avec mauvaise, écrivait Hegel,
ce n'est pas encore l'hypocrisie : dans celle ci, s'ajoute la
détermination formelle de la fausseté qui affirme d'abord pour
autrui le mal comme bien et qui se pose comme bonne, consciencieuse,
pieuse ; ce qui, de cette manière, n'est que l'artifice du mensonge
pour autrui. L'hypocrisie est la dernière forme la plus
recherchée du mal par laquelle le mal est falsifié en bien et
inversement, et la conscience se connaissant comme force se croit alors
absolue, est la pointe extrême de la subjectivité dans le point de
vue moral, la forme sous laquelle le mal a prospéré dans notre
temps, et cela grâce à la philosophie ou plus exactement à
la frivolité de la pensée qui a travesti un concept profond en
lui donnant cet aspect, et qui s'arroge le nom de philosophie de la même
manière qu'elle donne au mal le nom de bon. Dans cette remarque, je vais
donner les formes de cette subjectivité qui est devenue monnaie
courante. L'hypocrisie contient en elle les moments suivants :a) la
connaissance du véritable universel, simplement dans la forme du
sentiment, soit sous celle d'une connaissance plus précise du droit et
du devoir ; b) la volonté de l'objet particulier à cet
universel et cela, c) comme connaissance comparative des deux moments de sorte
que pour la volonté consciente, son vouloir particulier est
défini comme mauvais. Ces caractères expriment l'action
accompagnée de mauvaise conscience, mais non pas encore l'hypocrisie
comme telle » (Principes de la philosophie du droit,
op.cit., §140, p. 172 et p.178). Nous avons montré
qu'une telle conception de l'auto-illusion ou duperie de soi, peut être
envisagée chez Aristote, mais pas en terme de
négativité abstraite. Or, Hegel constate que, sachant en
toute objectivité que certains actes sont immoraux, l'hypocrite arrive
quand même à trouver des raisons de travestir le mal en bien, et
à justifier voir à excuser ses actions immorales.
« Quand se répand cette vue que c'est la conviction qui
détermine seule la nature morale d'une action, il arrive que
l'hypocrisie dont il a auparavant été tant parlé, n'est
plus aujourd'hui en question. En effet, la spécification du mal comme
hypocrisie a pour fondement que certaines actions sont en soi et pour soi des
fautes, des vices, des crimes, que celui qui les commet les connaît comme
nécessairement tels puisqu'il connaît et reconnaît les
principes et conduites extérieures de la piété et de la
justice, précisément dans l'apparence de quoi il abuse
d'elles ; ou encore en considération du mal en
général, valait la supposition que c'était un devoir de
connaître le bien et savoir le distinguer du bien. Ensuite le
méchant peut aussi trouver dans les bonnes actions ou la
piété pratiquée par ailleurs par lui, et en
général dans de bonnes raisons, une justification du mal pour
lui-même, en travestissant celle-ci, pour lui en bien »
(Ibid., §140, p.175 et p.180). ).
Par ailleurs, la notion pascalienne de
« Dieu caché », pour Nietzsche,
« ressemble à quelque chose comme de
l'immoralité » ((Aurore. Réflexion sur les
préjugés moraux, traduction d'H. Albert revue par A.
Kremer-Marietti, Paris, Le Livre de Poche, 1995, §92, p.100) car
est subvertie le déploiement ou l'apparition de la vérité
révélée. Nietzsche réfute en outre la
moralité des moeurs qu'il conçoit comme une « une
hypocrisie moralisatrice ». Dans la « Deuxième
dissertation » de la Généalogie de la morale, il fait
une analyse du développement psychologico-historique de la morale, dont
la première était l'étude de l'origine. Nietzsche appelle
« moralisation » ce développement, et il
identifie un premier niveau de la loi profonde de l'histoire : la
moralisation arrêtant, déviant la mouvement créateur de la
vie.
* 345 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, pp. 93-132.
* 346
L'amoralité et l'immoralité se dissimulent, ou plus
exactement les humains dissimulent leur immoralité, et souvent sous le
couvert de la moralité. Raymond Boudon écrira en ce sens que
« l'imposture absolue si l'on veut, consiste à dissimuler
des desseins immoraux sous le couvert du respect des valeurs
morales » (Le Juste et le vrai. Etude sur
l'objectivité des valeurs et de la connaissance, Paris, Fayard,
1996, p.38)
* 347Ibid.,
p. 173.
* 348 Ibid.,
pp. 173-174.
* 349 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, p. 10
* 350 Hegel avant
Guyau a démontré l'immoralité du droit romain. En effet,
« d'après la clause injuste et immorale du droit
romain» Principes de la philosophie du droit, op.cit.,
§43, p. 90), explique Hegel, les enfants étaient une chose
pour le père et celui-ci était en possession juridique de ses
enfants, qui avait droit de vie et de mort sur eux. C'est là ce qu'Hegel
appelait - comme la considération des femmes comme biens ou objets de
l'homme - « une situation immorale » que
générait et légitimait le droit romain. D'autre part, la
même manière, Hegel pense que la philosophie kantienne pour gagner
son fondement solide set son point de départ, affirme que le point de
vue simplement morale qui ne se transforme pas en concept de la moralité
objective réduit ce gain à un « vain
formalisme » et la science morale à une
« une rhétorique du devoir en vue du
devoir ». Quelles sont les implications d'une si virulente
critique de la philosophie pratique de Kant ? Pour Hegel, en
considérant les arguments kantiens, aucune doctrine immanente du devoir
n'est possible. On peut bien emprunter une matière au dehors, et arriver
ainsi à des devoirs particuliers, mais de la définition kantienne
du devoir comme absence de contradiction ou comme accord formel avec soi, qui
n'est rien d'autre que l'affirmation de l'indétermination abstraite, on
ne peut passer à la définition des devoirs particuliers et, quand
un contenu particulier de conduite vient à être
considéré, le principe ci-dessus ne fournit pas de
critérium pour savoir si c'est un devoir ou non. « Au
contraire, conclut Hegel, toute conduite injuste et ou immorale peut
être justifier de' cette manière » (Principes
de la philosophe du droit, op.cit., §135, p. 166), l'agent
ne sachant nullement ou s'arrête son droit, et ou commence son devoir.
Selon Nietzsche, la démocratie porte en elle, les gènes de
l'immoralité puisqu'« il y a quelque chose d'immoral, dans
l'existence des parlements, car on a le droit d'y exprimer des opinions contre
le gouvernement » (Aurore. Réflexion sur les
préjugés moraux, op.cit., §183, p. 167).
* 351 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 160
*
352Ibid., p. 160.
* 353 Voilà
le portrait que P. Mérimée dresse de Don Juan dans Les Ames
du Purgatoire (1834) : « Don Juan éprouva
d'abord cet espèce de dégoût que l'idée de mort
inspire à tout épicurien. Sur son lit de mort, il demanda come
une grâce, qu'on gravât sur son tombeau : `Ci-gît le
pire homme qui fut au monde' » (Colomba et autres
nouvelles, Paris, Maxi-Poche, `Classique Français', 1998, p. 264 et
p. 274).
* 354 Hegel donnait
des arguments un peu similaires, à propos de l'hypocrisie entendue comme
une forme les plus connue du mal. En effet, pour le philosophe allemand,
lorsque la conscience de soi parvient à mettre en relief dans un but, le
côté positif qui lui appartient nécessairement, car ce but
appartient au projet d'une action réelle concrète, elle est
capable par elle-même d'affirmer que le devoir ou une intention pure a
inspiré une action. Et pourtant, l'aspect essentiellement négatif
de cette action se trouve dans la conscience en tant qu'elle
réfléchit en soi et consciente de l'universalité de la
volonté, qu'elle lui compare. Hegel conclut alors que
« cette action peut être proclamée bonne pour
d'autres et c'est l'hypocrisie, ou pour soi-même et c'est le raffinement
le plus haut de la subjectivité se posant comme un absolu»
(Principes de la philosophie du droit, op.cit, §140,
p.172).
Mais c'est sans aucun doute la figure
d'Antigone qui permet à Hegel de asseoir son idée de
« raffinement de la subjectivé absolue »
opérant une sorte de renversement dialectique de l'injustice.
Peut-dire qu'Antigone coupable devant la justice ? Ne serait-ce pas
plutôt le droit qui irait contre la morale en empêchant la
princesse d'enterrer dignement son frère ? « La
conscience éthique est plus complète, écrit
Hegel, sa faute plus pure lorsqu'elle connaît la loi et la puissance
à laquelle elle fait face, la prend pour violence et injustice, pour une
contingence éthique, et sciemment, comme Antigone, commet le crime.
L'acte accompli renverse sa vision des choses ; l'accomplissement
énonce lui-même que ce qui est éthique doit
nécessairement être effectif » (La
Phénoménologie de l'Esprit, op.cit, p. 449).
* 355 Nietzche lui
aussi a des doute sur l'existence du libre arbitre et écrit en ce
sens : « Cette invention des philosophes, si
téméraire, et si néfastes, que l'l'Europe connut pour la
première fois, l'invention du `libre arbitre', de l'absolue
spontanéité de l'homme dans le bien et dans le mal, ne dut-elle
surtout son origine au besoin de se créer une espèce de droit
à imaginer l'intérêt que portent les dieux aux hommes,
à la vertu humaine, un intérêt qui ne saurait
s'épuiser ? » (La Généalogie de la
morale, op.cit., « Deuxième dissertation »,
§7, p.122).
« Il est certain,
écrivait G.E. Moore à la suite de Guyau dont il a lu une
traduction de l'Esquisse en 1896, que nous n'avons pas de libre
arbitre, à moins de pouvoir faire ce que nous ne faisons pas ; mais
il ne s'en suit pas que nous l'avons, même si nous pouvons faire ce que
nous ne faisons pas. Si nous avons le libre arbitre, il est probablement vrai
qu'en un certain sens nous aurions parfois pu faire ce que nous n'avons pas
fait effectivement. Que nous l'ayons ou non dépend du sens précis
d'après lequel il est vrai que nous pouvons faire ce que nous ne faisons
pas » (Principia Ethica, Traduction Gouverneur revu par Ogien,
Paris, Puf, `Philosophie morale', 1998, p. 323et p.327). Or, « il
est absolument certain que des actions très nocives peuvent s'accomplir
à partir des motifs qui sont ceux d'une conscience morale ; et
cette conscience morale ne nous dit pas toujours la vérité sur la
question de savoir quelles sont les actions qui sont bonnes »
(Ibid., p. 251).
* 356
La morale d'Epicure, op.cit., p.151.
* 357 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 165.
* 358 La morale
d'Epicure, op.cit., p.158.
* 359 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit.,p. 165.
* 360 Ibid.,
p. 190
* 361 Guyau semble
emprunter l'expression à Hegel dont il partage les analyses de La
Phénoménologie de
l'Esprit : « L'intérieur ou
l'au-delà suprasensible surgit, il provient du phénomène,
et le phénomène est sa médiation ; ou le
phénomène est son essence. Le suprasensible est le sensible et le
perçu posé tel qu'il est en vérité ; mais la
vérité du sensible et du perçu est d'être
phénomène. La suprasensible est donc le phénomène
comme phénomène. Lorsqu'à ce propos l'on pense que le
suprasensible est donc le monde sensible, ou le monde tel qu'il est pour la
certitude sensible immédiate et la perception, c'est là une
façon d'entendre à l'envers. Le monde suprasensible est du coup
un calme royaume de lois, au vrai au-delà du monde perçu, car
celui-ci ne présente la loi que sous la forme du changement permanent,
mais dans le monde perçu la loi est tout aussi bien présente. Car
le premier monde suprasensible était seulement l'élévation
immédiate, dans l'élément universel, du monde
perçu ; il avait son antitype nécessaire en celui-ci, qui
conservait encore pour soi le principe de l'échange et du
changement ; le premier royaume des lois manquait de cela, mais il
l'obtient comme monde renversé » (Ibid., A, III,
p.140-167).
* 362 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 140.
* 363Ibid.,
p. 114.
* 364 Raymond
BOUDON, Le Juste et le Vrai. Etude sur l'objectivité des valeurs et
de la connaissance, Paris, Fayard, 1995, p. 255.
* 365 Le Juste et
le Vrai. Etude sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance,
op.cit., p. 196.
* 366 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 48.
* 367 Stélios
VIRVIDAKIS, La Robustesse du bien. Essai sur le réalisme moral,
op.cit., p. 100.
* 368 Dans
l'analyse serrée du Livre III du De Ira de
Sénèque, ou cette exercice est présenté, M.
Foucault montre combien, pour le maître stoïcien il ne s'agit en
aucune manière de déchiffrer ou de découvrir par cet
examen régulier, quelque chose qui serait en lui comme une
identité secrète, une nature obscure, mais plutôt d'assurer
le réglage entre le principe de l'action qu'il se donne et ce qu'il
accomplit effectivement. L'interrogation qui parcourt cette examen, est la
suivante : `mes actions d'aujourd'hui correspondent-elles aux principes
que je mes suis donné' ? S'il arrive que le sujet n'a pas
correspondu dans ses actes ou ses discours aux principes qu'il s'était
fixé et qui devaient en ordonner l'existence (comme ne pas se laisser
assombrir par le chagrin, éviter le mouvement passionnels, rationaliser
ses désirs...etc.), l'introspection doit servir à
déterminer alors quel exercice le sujet doit s'imposer afin de parvenir
à une plus grande maîtrise de soi, à une correspondance
plus harmonieuse et régulière (« L'herméneutique
du sujet », Cours au Collège de France (1983-1984),
Paris, Seuil, 2009). Dans le même ordre d'idée, Schopenhauer
à la suite de Sénèque, de percer le mystère de
l'introspection, du retour vers soi de la pensée et fait une analyse
très minutieuse de l'examen de conscience. « Nous faisons
une connaissance de jour en jour plus ample avec nous-même ; le
registre de nos actes va en se remplissant : ce registre c'est la
conscience. Le thème sur lequel s'exerce notre conscience,
c'est avant tout nos actes, ceux de nos actes où la pitié nous
ordonnant au moins de ne pas nuire aux autres, et même de leur
prêter aide et secours, nous sommes restés sourds à sa
voix, pour écouter l'égoïsme, la méchanceté
peut-être, ou bien, méprisant ces deux sortes de tentations, nous
lui avons obéi » (Les Fondements de la morale,
op.cit., p.217).
* 369
Stélios VIVIDAKIS, La Robustesse du bien. Essai sur le
réalisme moral, op.cit., p. 99.
* 370 Ruwen OGIEN,
Le réalisme moral, op.cit., p. 133.
* 371 En effet,
l'idée d'immoralisme est étroitement liée à
Nietzsche qui forge le concept dans Aurore (1881), le reprend et
l'approfondit dans La généalogie de la morale (1887),
dans Par-delà bien et mal ainsi que dans son ouvrage
(controversé), La volonté de puissance. L'immoralisme
est bien plus lié à Nietzsche qu'à Guyau. Avant
d'étudier à proprement parler l'immoralisme nietzschéen,
nous allons montrer comment s'opère la déconstruction
nietzschéenne de l'édifice moral, c'est-à-dire de la
morale chrétienne. Nietzsche commence par condamner son
austérité, ou pour mieux dire son autoritarisme, qui
écrase ou rend impossible toute velléité critique. Il
affirme qu'« en présence de la morale, comme en regard de toute
autorité, il n'est pas permis de réfléchir, et, encore
moins de parler : il faut obéir. Depuis que le monde
existe, aucune autorité n'a encore voulu se laisser prendre pour objet
de la critique » (Aurore. Réflexion sur les
préjugés moraux, traduction d'H. Albert revue par A.
Kremer-Marietti, Paris, Le Livre de Poche, 1995, §3, p.33).
Ensuite, Nietzsche affirme que l'un des traits essentiels de la morale
c'est l'envoûtement, l'enchantement, la séduction. Des philosophes
comme Platon, Rousseau ou Kant, ont relayé cette séduction de la
morale comme le démontrent ces propos de
Nietzsche : « La morale connaît depuis longtemps
toute espèce de diablerie dans l'art de convaincre. La morale s'est
affermie comme la plus grande maîtresse de séduction, et pour nous
autres philosophes, comme véritable Circé des philosophes.
A quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs
philosophique en Europe on construit en vain ? Tous les philosophes ont
construit leur édifice sous la séduction morale, Kant comme les
autres, que leur intention se portait apparemment sur la certitude, sur la
`vérité', mais fondamentalement sur les `majestueux
édifices moraux'. Lui aussi avait été mordu par la
tarentule morale qu'était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son
âme le fanatisme moral » (Ibid., §3, pp.
33-34). Dans l'introduction d'Aurore, Platon, Rousseau et
Kant sont ouvertement accusés de dogmatisme, de fanatisme moral. Ils
sont accusés de rendre `l'empire moral' inattaquable, mieux
encore insaisissable à la raison, car ils sentaient trop
violemment la vulnérabilité d'un ordre moral en face de la
raison » (Ibid., §3, p.34). L'ultime
grief porté à l'encontre de la morale est qu'elle met en avant
les faibles, les victimes : c'est une morale de la charité, de la
solidarité, de la pitié comme l'affirmaient Rousseau, Lessing ou
Schopenhauer. Ces philosophes ont eu tort de croire que « la
mauvaise foi, la lâcheté, la paresse seraient les conditions de la
moralité » (Ibid., §102, p.104). Or,
Nietzsche fustige « la morale du sacrifice »,
qu'il conçoit comme « un amollissement de la
morale » ou comme « une aliénation
morale ». Les thèmes récurrents comme
« moralité et abêtissement » ainsi
que « l'illusion de l'ordre moral », viennent
compléter un tableau déjà bien chargé, de locutions
exprimant le dégoût, le mépris que la morale traditionnelle
provoque chez Nietzsche.
Le livre et la démarche de
Nietzsche sont à la fois pessimistes et immoraux.
Immoral parce qu'« aller jusqu'à critiquer la
morales, la morale en tant que problème, tenir la morale pour
problématique : cela n'a t-il pas été, cela n'est-il
pas immoral » (Ibid., §1 et §2, p.31 et
p.32) ? D'un autre côté, Nietzsche juge son entreprise
philosophique pessimiste en raison « de l'immoralité
foncière de la nature et de l'histoire » qui le conduit
à douter, à remettre en cause la confiance que nous attribuons
naturellement à la morale. « Ce livre, continue t-il,
jusque dans la morale, jusque par delà la confiance en la morale est
un livre pessimiste. Pour quelles raisons ? Par moralité. Nous
autres immoralistes et impies d'aujourd'hui, nous considérerons
même, en un certain sens, comme les héritiers, comme les
exécuteurs d'une volonté pessimiste comme je l'ai indiqué,
qui ne craint pas de se nier elle-même, parce qu'elle nie avec joie. En
nous, s'accomplit, pour le cas où vous désirez une formule,
`l'autosuppression de la morale'» (Ibid., §4,
p.35-36).
Si on admet que toutes les
différentes partie du système sont à présent
rassemblées, il nous reste dès lors, à préciser les
sens le l'immoralité chez Nietzsche et à en déduire sa
conception de l'immoralisme. D'emblée on voit que chez Nietzsche,
l'immoralité est réévaluée. On sait que de
manière générale, et pour le sens commun,
« si une action est exécutée non pas parce que la
tradition le commande, mais pour d'autres raisons, et même pour les
raisons qui autrefois ont établis la coutume, elle est qualifiée
`d'immorale' et considérée comme telle même par celui qui
l'exécute : car elle n'a pas été inspirée par
l'obéissance envers la tradition » (Ibid.,
§9, p.42). Les individus qui sortent des sentiers de la tradition
« suivent une voie nouvelle sont victimes de la
désapprobation absolue de tous les représentants de la
moralité des moeurs, ils s'excluent de la communauté comme
`immoraux' et sont, au sens le plus profond, mauvais»
(Ibid., §9, p.43). En clair, on a de tout temps
considéré que la moralité et la morale sont par essence
stables, invariables, fixes, immuables et par conséquent absolues alors
que « le changement est une immoralité grosse de
danger » (Ibid., §18, p.51 ; cf. aussi La
Généalogie de la morale, op.cit,
« Troisième Dissertation », §9, p.162
).
L'attitude de Nietzsche est voisine de celle
de Stirner ; mais l'auteur d'Aurore pousse la réflexion
encore plus loin. Nietzsche combat comme Stirner les valeurs empruntées
ou imposées. Il s'étonne que l'Histoire ait pu condamné ce
qui résistait à l'illusion d'un ordre moral. En ce sens il
appelle de ses voeux la prise en compte de la contradiction et la critique en
morale et revendique la légitimité et l'originalité de la
posture immoraliste considéré naguère, comme honteuses ou
corrompue. L'immoralité est ici, la révolte contre un état
de chose dont on voit la duperie. Il écrivait en ce sens :
« Il semble actuellement que, sous différents noms
erronés, qui trompent le plus souvent dans la plus grande confusion,
ceux qui ne se tiennent pas attachés aux moeurs et aux lois
établies, fassent les premières tentatives, pour s'organiser et
pour se créer aussi un droit : tandis que jusqu'à
présent, ils vivaient décriés entant que criminels, libres
penseurs, immoralistes et scélérats, en hors la loi, corrompus et
corrupteurs en proie à la mauvaise conscience. On devrait, somme toute,
trouver cela juste et bon : ne fut ce que pour ce qu'il y ait une
puissance d'opposition qui rappelle toujours qu'il n'y a pas de morale absolue
et exclusive et que toute moralité qui s'affirme à l'exclusion de
toute autre, détruit trop de forces vives et coûte trop cher
à l'humanité : les déviants, qui sont souvent des
êtres très inventifs et des créateurs, ne doivent pas
être sacrifiés ; il ne faut plus qu'il soit
considéré comme honteux de s'écarter de la morale en
actions et en pensées» (Ibid., §164 et
§167, p. 156 et p.158). Pour beaucoup de commentateurs, Nietzsche
nous donne une image romantique de l'immoralité. Pour être exact,
sa position se rapproche de celle du sophiste Calliclès. Comme
Calliclès, Nietzsche affirme que « l'homme libre est
immoral puisqu'il veut dépendre de lui-même et non d'un usage
établi » (Ibid., §9, p.42). Des
évidences et des valeurs vont se trouver renversées :
l'idée de l'homme socialisé, réglé et
régularisé, normalisé et moralisé par la dure
contrainte de la moralité des moeurs, « cette ennemi de la
vie », va être remplacée par celle de l'homme de la
promesse, l'individu autonome et immoral, le fruit le plus mûr et le
plus tardif de cette même contrainte retournée contre
elle-même.
En clair, l'immoralité selon Nietzsche
est la négation de la `fausse' morale, de la morale des
préjugés. C'est doute en cela et uniquement en cela que Guyau le
rejoint. C'est, en un certain sens, une attitude positive, connoté
positivement. Or, l'immoralité elle-même est niée par le
philosophe allemand qui écrivait : « Je nie
l'immoralité : non qu'il y ait une infinité d'hommes qui se
sentent immoraux, mais qu'il y ait en vérité une raison pour
qu'ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu'il va de soi, qu'il faut
éviter et combattre beaucoup d'actions que l'on dit
immorales » (Ibid., §103, p.105). La conduite
morale, telle que Socrate l'a illustrée ou telle que le christianisme
l'enseigne ou le recommande, est en elle-même un signe de
décadence. Pour redynamiser l'être décadent, il faut nier
Dieu. Ou plutôt, il faut tuer Dieu, affirmer qu'il n'est plus, et pour
Guyau, affirmer qu'il n'a jamais été. Chez Nietzsche, la morale
est le dernier visage de Dieu qu'il faut détruire. Au fond, seul le Dieu
moral est réfuté chez Nietzsche. Il proclame alors, un
renversement des valeurs qui rejette la morale traditionnelle,
judéo-chrétienne. Là où elle faisait l'éloge
des faibles, des victimes, de l'amour, Nietzsche se fait le chantre de
l'égoïsme, et du culte des forts. Il fait en ce sens un constat qui
remet en question notre conception habituelle de l'histoire de la philosophe
morale : « Les chefs d'oeuvres de la moralité
antique, les plus grands de tous, par exemple le génie Epictète,
ne savait rien de la glorification maintenant coutumière de l'esprit de
sacrifice, de la vie pour les autres ; d'après notre mode morale,
il faudrait littéralement les taxer d'immoralité car ils ont
lutté de toute leur force pour leur ego, et contre la compassion que
nous inspirent les autres (surtout leur souffrances et leur faiblesse
morale) » (Ibid., §132, p.134). Nous
sommes maintenant à même de donner une définition plus ou
moins complète ou exhaustive de l'immoralisme. L'immoralisme est la
doctrine philosophique qui critique la prétention exclusive et
absolutiste de la morale ; mais aussi, l'attitude qui consiste à
faire une `apologie du moi' et réprimer ses penchants faibles et
altruistes.
Mais cela n'est pas le fin mot de l'histoire
car Nietzsche conçoit deux types de négateurs de la morale. En
bref, il y a selon lui, deux genres d'immoralistes si bien qu'il faut scinder
l'immoralisme en deux catégories. Si l'on compare notre
façon de vivre aujourd'hui, celle de l'humanité pendant de
siècles, nous démontre Nietzsche nostalgiquement et presque
ironiquement , « on constatera que nous autres, hommes
d'aujourd'hui, vivons une époque très immoral. La puissance des
moeurs est affaiblie d'une façon surprenante et le sens moral, s'est
tellement subtilisé et élevé que l'on peut tout bien le
considérer comme volatilisé » (Ibid.,§4,
p.41). Qu'est-ce que `nier la moralité'? Et, pourquoi nier la
moralité ? Pour Nietzsche, « `nier la
moralité' cela peut vouloir dire d'abord : nier que les motifs
éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment
poussé à leurs actions » (Ibid.,
§103, p.105). Dans cette signification de `nier la
moralité', dans cette signification de la réfutation
(nietzschéenne) de la moralité, on admet d'une part que les
raisons morales, n'existent qu'en parole. Conséquemment, `nier la
moralité' « équivaut donc à dire que la
moralité est affaire de mots et qu'elle fait partie de ces duperies
grossières ou subtile (le plus souvent duperie de soi-même) qui
sont le propre de l'homme » (Ibid.). Cette
attitude d'esprit qui consiste à douter de l'effectivité des
raisons morales, et qui tend à assimiler la moralité à une
supercherie, d'artifice, de tromperie, est qualifiée par Nietzsche
lui-même de « subtile méfiance »
à l'égard de la moralité. Nous la qualifierons
`d'immoralisme sceptique'. Ce qu'il faut bien comprendre c'est que la
première forme de l'immoralisme est en réalité un
`immoralisme sceptique' dont on retrouve les traces chez Bayle, Fourier ou
Marx. D'autre part, `nier la moralité' signifie aussi pour Nietzsche,
« nier que les jugements moraux reposent sur des
vérités » (Ibid.). Il s'agit de
contester la moralité de la morale judéo chrétienne
elle-même, de réfuter la valeur de vérité des
jugements moraux, de réfuter la définition du bien et du mal. Il
s'agit par là même occasion d'affirmer que les jugements
moraux découlent d'une base illégitime, qui relève non de
la vérité, mais de l'erreur. Aussi, c'est tout l'édifice
moral duquel est issu la moralité qui s'écroule jusque dans ses
bases jugées fausses. Les fondements de la moralité relève
de l'erreur. Cette façon plus radicale de réfuter la
moralité, est résolument antimorale et c'est d'elle que se
revendique le philosophe allemand. « On accorde alors que les
jugements sont vraiment les motifs des actions, mais que ce sont des erreurs,
fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs
actions morales. Ce dernier point de vue est le mien. Je nie donc la
moralité comme je nie l'alchimie ; et si je nie les
hypothèses, je ne nie pas qu'il y ait eu des alchimistes qui ont cru en
ces hypothèses et se sont basés sur elles »
(Ibid.). Et puisque les jugements moraux sont des
erreurs, tout acte qui en découle comme action en conformité,
participe de l'erreur. On peut parler en ce sens d'un `immoralisme
nihiliste'.
La moralité, et c'est la thèse
centrale d'Aurore, n'est qu'une somme de préjugés dont
Nietzsche s'est fixé pour tâche, la déconstruction pour
tendre à son dépassement. Elle se dit vraie, norme absolue et
idéale. Or, la morale judéo-chrétienne, dans sa
transposition dans les moeurs, n'est pas La Morale, mais une morale parmi
d'autres possibles. Qui plus est, c'est une morale qui va à l'encontre
de la vie. Aussi doit-elle être dépassée. La
plupart des systèmes moraux, s'ils ont un temps exprimer le besoin de
conservation de ceux qui les ont institués, se sont retourné
contre la vie. Or, il faut nier la morale pour épouser la vie. Les
valeurs ont perdu leur force initiale. Etiolées, elles n'existent plus
que par la force de l'inertie ou de l'habitude tel un sommeil couchant
rougeoyant à l'horizon, elles ne réchauffent plus. Nietzsche
appelle `nihilisme', cette maladie incubée par l'humanité qui
consiste en la dévalorisation de toutes les valeurs, les plus
élevées, ou posées comme supérieures. Le terme
avait été introduit en philosophie par Jacobi pour
dénoncer les conséquences de la critique
kantienne. Nietzsche en assimilant parfois l'immoralisme au nihilisme nie
l'absolutisme de la morale. Il nie même le sentiment même de la
moralité. L'immoralisme comme le nihilisme conduit à la ruine de
tout ce qui, au de là du monde, pouvait contribuer à fonder
où à légitimer les valeurs. Cependant, il faudrait mieux
distinguer des nihilismes, tant il est vrai que Nietzsche en voit tout
azimut les manifestations, distinguant même entre un `nihilisme passif'
signe de faiblesse et de régression, dans lequel fermente l'esprit de
ressentiment, le vouloir mourir, et qui débouche sur le
déchaînement de tous les instincts de violence et d'ignorance - ce
nihilisme qui étend son règne de nos jours si bien que les
différentes valeurs se font la guerre - ; et un `nihilisme actif',
signe de force, caractérisé par la gaieté d'esprit et par
la puissance accrue de l'esprit. Le fait qu'il n'y ait plus de valeurs qui
vaille, que littéralement le réel n'est plus rien, est en
même temps un appel à l'instauration de valeurs nouvelles. Le
nihilisme est donc aussi un état intermédiaire annonciateur d'un
avenir que Nietzsche appelle de ses voeux - reste encore à savoir qui
peut poser de nouvelles valeurs - . « D'après cette
théorie, commente Brentano, aucun précepte de morale,
pas non plus de l'éthique qui veut qu'on choisisse le meilleur au sens
large, pour critère de l'action, n'aurait la moindre valeur. A
l'origine, et plus tard, durant de longs siècles, une telle
démarche éthique, comme Nietzsche l'affirme
explicitement eut été tout aussi immorale que, par la suite,
la démarche inverse » (F. Brentano, L'Origine de la
connaissance morale, op.cit., p. 82).
Le nihilisme est ce qui veut le
néant : ce qui déprécie la vie, le monde réel,
au profit du néant d'un monde transcendant, métaphysique, monde
platonicien où évoluent les dieux, les Idées, les Valeurs
morales. Mais l'essentiel est de comprendre le nihilisme, en cela même,
comme l'ultime tentative d'adaptation de la vie : si la vie est (la)
volonté, alors la volonté veut plutôt le néant que
de rien vouloir (Ibid., « Troisième
Dissertation » , §28, p.203). La critique destructive de la
morale n'est possible et légitime que dans la mesure où elle
annonce et propose une nouvelle morale. C'est la raison pour laquelle
l'immoralisme de Nietzsche ne fait pas l'unanimité. Le cheminement est
immoraliste mais, le point d'arrivée est résolument amoraliste.
Nietzsche écrit une autre histoire de l'humanité ouverte, par le
dépassement des valeurs nihilistes
L'esprit libre, `le philosophe de l'avenir'
que Nietzsche appelle de ses voeux par la méthode
généalogique, devra questionner la vérité en
morale. L'immoraliste considère la morale comme dépourvue de
vérité, de certitude et envisage la morale que professent la
philosophie ou la religion comme un symptôme, comme un masque, comme une
tartuferie, comme une maladie, comme un malentendu ; mais aussi comme une
cause, comme un remède, comme un stimulant, ou comme un poison. C'est le
sens de la position amoraliste qu'on pourrait tout aussi bien qualifier
`d'hyper-moralisme' puisqu'il s'agit de libérer l'humain des
prétendues vérités de la morale, de les nier ;
c'est-à-dire des poisons qu'il secrète lui-même. Que nous
enjoint la morale ? De dompter notre naturel, de fausser nos tendances, de
réprimer nos désirs, nos pulsions, d'étouffer nos
aspirations les plus secrètes, les plus profondes, nos sentiments les
plus intimes. C'est contre cette conception de la morale et de
l'expérience morale du sujet que Nietzsche fonde en raison sa position
immoraliste, et l'immoralisme comme attitude et comme doctrine philosophique.
La Généalogie de la morale,
contrairement à son sous-titre qui veut qu'elle soit un
écrit polémique pour servir de complément et d'explication
à l'ouvrage précédemment paru, à savoir Par
delà le Bien et le Mal, fait écho aux positions ouvertement
immoralistes du Nietzsche d'Aurore. En quel sens ?
Essentiellement parce que La Généalogie prend pour sujet
« l'origine de nos préjugés moraux » et la
formule sous l'interrogative : « Quelle origine doit-on
attribuer en définitive à nos idées du bien et mal. Dans
quelles conditions l'homme s'est-il inventé à son usage ces deux
évaluations : le bien et le mal. Et quelle valeur ont-elles par
elles-mêmes ? Ont-elles jusqu'à présent enrayé
ou favorisé le développement de
l'humanité »? (Ibid., §3, pp.77-78).
L'entreprise généalogique nietzschéenne est capitale. La
généalogie dit plus qu'une genèse ou qu'une
archéologie. La généalogie est une autre chose que la
génétique. Le point de vue généalogiste est un
point de vue critique, son souci est de déterminer l'origine et
la légitimité d'un droit, d'une prétention, d'un titre,
d'une prérogative. « Nous avons besoin d'une critique des
valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout d'abord être mis en
question, et pour cela il est de toute nécessité de
connaître les conditions et les circonstances de leur naissance, ce dans
quoi elles se sont développées et déformées
(Ibid., §3, pp. 80-81) ». La généalogie est
selon Nietzsche, la méthode de la morale par excellence. La
généalogie de la morale est la science morale.
« La psychologie du
Christianisme » est ce qui permet d'effectuer la
généalogie des valeurs morales. Généalogiquement,
Dieu serait le père de l'Homme, et ce dernier serait le père du
péché ou du mal. Nietzche conclut alors que Dieu est le
grand-père du mal. Enoncé très provocateur, sinon
très polémique. Le philosophe allemand reconnait
« que ce nouvel a priori immoral ou du moins immoraliste et son
expression si anti-kantienne » (Ibid.,
« Avant-propos », §3, p.78) peuvent choqués.
Mais il faut dire et comprendre, que la critique généalogiste
« sacrifie tout à la vérité, à toute
la vérité, âpres laide, répugnante,
non-chrétienne et immorale. Car de telles vérités
existent » (Ibid., « Première
dissertation », §1, p.85) et la « volonté
de vérité, une fois consciente d'elle-même, ce sera la mort
de la morale » (Ibid., « Troisième
Dissertation, §29 p.202).
La généalogie
nietzschéenne a donc le mérite de faire un procès à
la morale qu'elle renverse par la suite. La moralités des moeurs est un
obstacle à l'élan vital. La moralité des moeurs est le
dernier acte, l'attaque frontale portée contre les
« forts », contre la vie. « Si le plus haut
degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en
lui-même, n'a jamais été atteint, la faute en serait
précisément à la morale. En sorte que, entre tous les
dangers, la morale serait le danger par excellence. La morale en tant
qu'entrave, ou poison. Le prodigieux travail de ce j'ai appelé `la
moralité des moeurs', écrit Nietzsche, le
véritable travail de l'homme sur lui-même pendant la plus longue
période de l'espèce humaine, tout son travail
préhistorique, prend ici sa signification et reçoit sa grande
justification, quel que soit d'ailleurs le degré de
cruauté, de tyrannie, de stupidité et d'idiotie qui lui est
propre : ce n'est que par la moralité des moeurs et la camisole de
force que l'homme est devenu réellement
évaluable » (Ibid., « Première
Dissertation », §6, p.80 et « Deuxième
Dissertation », §2, p.113).
La figure du renversement de la morale est
« le peuple juif ». Les juifs représentent aux yeux
de Nietzsche, la figure historique de la révolte contre l'ordre moral
établi. Ils sont le peuple sacerdotal par excellence, et leur
génie vindicatif est ce qui leur a donné la force et le courage
de maintenir le renversement moral. « Je veux dire que c'est avec
les Juifs, que commence la révolte des esclaves contre la morale :
ce soulèvement qui traîne à sa suite une histoire longue de
vingt siècles et nous perdons aujourd'hui de vue parce qu'il a
été victorieux. La révolte des esclaves dans la morale
commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et
enfante des valeurs. Tandis que toute morale aristocratique naît d'une
triomphale affirmation d'elle-même, la morale des esclaves oppose
dès l'abord un `un non' à ce qui ne fait pas partie
d'elle-même, à ce qui est différent d'elle, à ce qui
est son non moi : et ce non est un acte créateur ».
(Ibid., « Première Dissertation », §7,
p.93 et §8, p.95). Le christianisme apparaît donc à Nietzsche
comme le soulèvement des esclaves contre la morale et la subversion de
la dynamique éthique : désormais c'est le ressentiment qui
crée des valeurs. Il reconnaît aux juifs le mérite de
vouloir en finir avec « notre vieille morale qui, elle aussi,
rentre dans le domaine de la comédie » (Ibid.,
« Avant-propos », §7, p. 82).
* 372 Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.7.
* 373 Georges
PALANTE, « Les Deux immoralisme », Revue
Philosophique, 1908. Voir aussi Eric VOLANT, « L'Immoralisme
érigé en éthique ».
* 374 D. Hume qui
n'est pas du tout un immoraliste, constatait que « la philosophie
morale qui est la science de la nature humaine est la seule science de l'homme
qui a été jusqu'ici la plus
négligé » (D. Hume, Enquête sur la
nature humaine, Traduction Leroy, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p.
44 ; voir aussi, Traité de la nature humaine, Paris,
Aubier-Montaigne, 1968, Tome I, pp. 58-366). J.-J. Rousseau à
la suite de Hume, dira que la philosophie morale, dans le corps des savoirs
constitués, est « la plus utile et la moins avancée
de toutes les connaissances humaines» Jean-Jacques Rousseau,
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes, Paris, Maxi-Poche, 1997, p. 179).
* 375 Le philosophe
immoraliste nourrit à l'égard des moralistes un dédain
certain. Gobineau écrivait à ce sujet vers 1876 dans ses
Nouvelles asiatiques que « parmi les hommes voués
à l'examen de la nature humaine, les moralistes se sont pressés
de tirer des conclusions de belles apparences ; ils s'en sont tenus
là, et par conséquent, ils se perdent dans les phrases
dénué de sens. On ne se rend pas très bien compte de ce
que vaut un moraliste, à quoi il sert, depuis que cette secte de
parasites s'est présentée dans le monde ; et les
innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de ses points
de départ, l'incohérence de ses remarques, la
légèreté de ses déductions, auraient bien du faire
classer depuis des siècles ses adeptes, au nombres des bavards
prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les
entendre dire. Ils ne se sont jamais demandé comment ils pourraient
changer ce mécanisme humain qui crée, pousse, dirige, exalte les
passions et détermine les torts et les vices, cause unique en
définitive de ce qui se produit dans l'âme et le
corps ».
* 376 Dans une
étude intitulée « L'Inquiétude de notre
morale » le philosophe hégélien Maurice Maeterlinck,
exprime son peu de foi dans le pouvoir des idées morales :
« A la rigueur, écrivait-il, l'humanité
n'a pas besoin de guide. Elle marche moins vite mais presque qu'aussi
sûrement par les nuits que personne n'éclaire. Elle est pour ainsi
dire indépendante des idées morales qui croient la conduire. Il
est au demeurant curieux et facile de constater que ces idées
morales périodiques on toujours eu assez peu d'influence sur la
somme de bien et de mal qui se fait dans le monde ». Il est
important de préciser que l'immoralisme de M. Maeterlinck n'est qu'un
immoralisme partiel. Car ce qu'il dit du peu de pouvoir des idées
morales, ne s'applique dans sa pensée, qu'à `la morale du bon
sens', à `la morale scientifique', et non à ce qu'il appelle `la
morale de la raison mystique'.
* 377
L'Immoraliste est l'analyse d'un cas curieux, pathologique,
d'une mutation et comme d'une inversion de la conscience morale, survenue chez
le héros, Michel, à la suite d'une maladie et à la faveur
d'un retour à la santé qui bouleversera profondément son
être. Dès lors, l'existence saine devient paradoxalement immorale,
tandis que la maladie, la faiblesse et la moralité s'associent
naturellement. En ce sens, ni la moralité, ni l'expérience morale
n'ont de fondement solide et Gide appelle à leur dépassement,
à leur renversement. « Je ne soupçonnais pas
encore, écrit Gide, combien cette `première morale'
d'enfant nous maîtrise, ni quel plis elle laisse à l'esprit.
Après que l'aile de la mort m'ait touché, ce qui me paraissait
important ne l'est plus ; l'amas sur notre esprit de toutes connaissances
acquises s'écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu
la chair même, `l'être authentique' qui se cachait. Aussi bien
n'étais-je plus l'être malingre et studieux à qui la morale
précédente toute rigide et restrictive, convenait. Toute action,
tout travail, d'exercices physiques, impliquaient ma morale
changée » (A. Gide, L'Immoraliste, Paris,
Gallimard, Folio, 2008, p.19 et p.69).
* 378 Le concept de
romantisme renvoie à une prise de conscience d'un certain `style
d'existence' et de certaines tendances esthétiques. Il peut aussi servir
de prototype à une série d'attitudes qui lui sont liées et
procèdent du même esprit. « Nous définirons
l'attitude romantique comme prédominance des valeurs vitales sur
les valeurs intellectuelles ». Par valeurs vitales, on entendra
celles qui plongent directement leurs racines dans la vie biologiques, par
opposition à celle qui concernent une image de notre existence
réfléchie dans l'intelligence. « Est romantique en
ce sens, l'exaltation de la puissance, qui est originairement puissance
physique, domination du fort sur le faible, exubérance de
l'énergie vitale, et, par extension, puissance sociale. On saisit
dès lors en quel sens l'attitude protéiforme du romantisme
s'attaque à la raison et la bat en brèche. Elle tend à
promouvoir un style d'existence dans lequel l'action, l'émotion, la
passion, jouent les premiers rôles ; dans le domaine de la
connaissance même, elle dresse contre l'image d'une investigation
patiente, contrôlée, discutée, le modèle d'un savoir
direct, indécomposable, intraduisible » (Gilles-Gaston
Granger, La raison, Paris, Puf, `Que sais-je ?', 1984, p.32 et
p.34)
* 379
L'Immoraliste de Gide, comme on peut le constater regorge de
présupposés nietzschéens et guyaliens. Gide, tous les
commentateurs le reconnaissent, a sans l'ombre d'un doute été
influencé par les deux philosophes. L'Immoraliste pose le
problème de l'impossibilité de la définition de la vie,
qui plus du domaine du sentiment, de l'intuition. Par ailleurs, comme
Nietzsche, le but de tout existence est d'obtenir la vie « la
plus spacieuse et aérée possible, contrainte et moins soucieuse
d'autrui » (Ibid., p. 105). C'est dire
autrement que Gide a saisi l'une des intuitions du nietzschéisme qui
affirme que toute éthique ascétique « est une
doctrine qui supprime la vie » (Ibid.). Cette
méconnaissance, cette ignorance de la vie ont conduit à un recul,
à une régression de la philosophie et de la poésie
contemporaines selon Gide. « Savez-vous ce qui fait que la
poésie d'aujourd'hui et la philosophie surtout, lettres mortes ?
C'est qu'elles se sont séparées de la vie. La Grèce, elle,
idéalisait à même la vie ; de sorte que la vie de
l'artiste était elle-même déjà une
réalisation poétique ; la vie du philosophe, une mise en
action de sa philosophie ; de sorte aussi que, mêlées
à la vie, au lieu de s'ignorer, la philosophie alimentant la
poésie, la poésie expriment la philosophie, cela était
d'une persuasion admirable. Aujourd'hui la beauté n'agit plus ;
l'action ne s'inquiète plus d'être belle ; et la Sagesse
opère à part » (Ibid., pp.
123-124).
* 380
L'éloge de l'Hybris qui commence avec Calliclès a
désormais le caractère de ce qu'on appellera plus tard,
`l'immoralisme'. Calliclès nous présente lui-même dans le
Gorgias (484a), la figure de l'immoraliste précisément
dans le thème de la révolte, contre le droit et la morale.
« La loi, dit-il, est faite par les faibles qui s'y laissent
prendre. Mais qu'il se rencontre un homme assez heureusement doué pour
secouer, briser, rejeter toutes ses chaînes, je suis sûr que,
foulant aux pieds nos écrits, nos incantations, nos sortilèges,
nos lois toutes contraires à la nature, il se révolterait, se
dresserait en maître devant nous, lui qui était notre esclave, et
qu'alors brillerait de tout son éclat le droit de la nature ».
Selon Calliclès, il faut se révolter contre les lois
humaines, pour restaurer la vie dans ses droits, en instaurant le règne
absolu et sans partage de la nature.
* 381 K. Marx,
ayant rompu avec l'hégélianisme quelques années
plutôt, voyait dans l'immoralité un mythe inventé par la
classe dominante afin de mieux asseoir son pouvoir. En clair, la morale et la
moralité sont discréditées chez Marx, car elles
participent au mécanisme au moyen duquel la bourgeoisie étouffe,
écrase le prolétariat. On peut ajouter sans risque d'erreur, que
la morale comme la religion, est un `opium du peuple', dont elle ne peut se
passer au risque de s'autodétruire.
* 382 Membres
à l'Université de Berlin avec le jeune Marx, du Cercle des Jeunes
hégéliens, Stirner accorde à la morale, un
rôle énorme dans les affaires humaines et une influence
extraordinaire sur la conduite de la vie, sur le bonheur et le malheur des
hommes. Sans doute afin de mettre les hommes en garde contre
« les aliénations du moi » , Stirner ne
croit pas exagérer la puissances des idéaux moraux. Il prend
terriblement au sérieux la morale et les moralistes et peut donc
s'empêcher de définir la morale comme « une des
aliénations, ou plus exactement, de ce je suis ». Pour
Stirner, Socrate, Jésus, Descartes, Kant, Hegel, tous ses philosophes,
n'ont jamais fait qu'inventer de nouvelles manières d'aliéner ce
que je suis ; ce moi que Stirner tient à distinguer du Moi absolue
de Fichte, en le réduisant à ce qu'il a de plus particuliers, de
fugitif et de fugace, d'éphémère et de temporaire, de
provisoire et de passager, de bref et de momentané : il est
« l'Unique ». Il n'y a donc qu'une Liberté
pour Stirner, « ma puissance » et il n'y a qu'une
vérité « le splendide égoïsme des
étoiles ». D'un autre côté, il n'a de cesse
de dénoncer la tyrannie de la morale et écrit en 1845 dans
L'Unique et sa propriété : « Le rude
poing de la morale s'abat impitoyablement sur les nobles manifestations de
l'égoïsme ». C'est la raison pour laquelle Stirner
trouve toujours des accents de pitié frémissante et
indignée, pour plaindre les innocentes victimes que la morale oppresse,
assujettit et asservit.
* 383 Le
thème de la révolte métaphysique contre le dogmatisme de
la morale est très présent chez A. Camus ; ce qui à
nos yeux, le rend exemplaire d'un certain l'immoralisme. Comment peut-on
justifier et comment expliquer, cette révolte contre la
morale ?
« Bien pauvres sont ceux qui
ont besoin de mythes» , s'exclamait Camus, dès les
premières pages de son essai intitulé Noces (Noces
suivi de L'Eté, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1978, p.
15). Ce jugement est celui qu'on porte sur l'aliéné qui bien
entendu ne mesure pas l'ampleur, et la profondeur de son aliénation.
L'aliéné est imprégné de tradition, de
sacré, de mythes. « Si dans le monde sacré on ne
trouve pas le problème de la révolte, explique Camus,
c'est qu'en vérité, on y trouve aucune problématique
réel, toutes les réponses étant données en une
fois. La métaphysique est remplacé par le mythe »
(L'Homme révolté, Paris, Gallimard, Folio- essais, 2004,
p. 36). La morale traditionnelle, le mythe et le sacré sont donc tous,
des dogmes inébranlables. Camus fait le même constat que Nietzsche
en ce qu'il pense comme le philosophe allemand, que la morale, le sacré
et le mythe, ne laissent pas la place pour la réflexion, pour le
questionnement métaphysique. Quand il s'agit de morale,
« il n'y a plus d'interrogations, il n'y a que des
réponses et des commentaires éternels, qui peuvent alors
être métaphysiques » (Ibid., p.37).
Dans le mythe, comme dans la morale d'ailleurs, aucune contestation n'est
possible ni même envisageable. A priori, « dans le
monde du sacré, toute parole est action de grâce »
(Ibid.). Camus tente de mettre en exergue l'influence
tyrannique de la morale sur l'humain. Il critique son formalisme, ce
caractère qui la coupe de la réalité, de l'existence et de
la vie. La morale est donc désincarnée et « la
morale, quand elle est formelle, dévore »
(Ibid., 160)Camus ne tarit pas de métaphore quand il veut
parler la hégémonie de la morale. Il écrit par exemple
que « la guillotine va descendre sur cette belle tête et
froide comme la morale » (Ibid., 166). Or, si la morale
est un despotisme et que nous la haïssons, nous ne serions compter sans
elle quand bien même nous reconnaissons ses méfaits. La
moralité est donc une affaire de choix ; choix absurde qui
nous conduit à grand pas vers l'aliénation de soi par soi.
« C'est un coeur joyeux que j'ai choisi cela, la
morale, c'est un coeur triste que je m'y maintiens. Nous sommes
des prisonniers de la morale » (Les Justes, Paris,
Gallimard, Folio, 1988, p. 140). Nous avons montré comment le
sacré, le mythe et la morale tendent à se confondre chez Camus,
et cela au détriment de la religion. Car pour Camus, « les
religions se trompent dès l'instant qu'elles font de la morale»
(La Chute, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 116). On
peut alors dire que Camus consacre
l'hétérogénéité de la morale par rapport au
religieux.
Comment sortir de l'aliénation,
comment se libérer des pesanteurs mythiques et briser les chaînes
morales? Tel est sans conteste, le problème morale camusien. L'humain a
en face de lui, à sa portée, deux options. D'un
côté, « substituer une morale nouvelle à la
morale en cours, cause de tous nos maux » L'Homme
révolté, op.cit., p. 130). Mais cette solution
est insatisfaisante pour le philosophe français, car la morale n'a pas
su empêchée les plus grands crimes du XX siècle et
l'humanité est « dégradée ».
Dès lors, « La vertu est impossible »
(Ibid., 161). Plus fondamentalement, Camus reconnaît
que personne ni hier, ni aujourd'hui « n'a réussi dans
cette tentative de fonder la nouvelle morale » (Ibid.,
p. 130). De plus, « ceci ressemble encore à une morale et
nous vivons pour quelque chose qui va plus loin que la morale. Si nous pouvions
le nommer quel silence» (L'Eté, op.cit., p.
166). Cette chose à laquelle nous aspirons profondément
est la `vie'. Elle ne nous est accessible que par le biais d'une révolte
ou d'une révolution par laquelle nous désacralisons la morale.
« L'homme révolté, explique Camus, est
l'homme situé avant ou après le sacré, et appliqué
à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses
soient humaines, c'est-à-dire raisonnablement formulées.
L'actualité du problème de la révolte tient seulement au
fait que des sociétés entières ont voulu prendre leur
distance par rapport au sacré. Nous vivons dans une histoire
désacralisée. Dès l'instant où la révolte se
coupe de ses racines, elle se prive de toute morale concrète»
(L'Homme révolté, op.cit., p.37 et p.170).
Le but donc de toute révolté métaphysique est donc
l'instauration non pas tant d'une nouvelle morale, mais d'une `morale
concrète', qui prend en compte la vie, principe fondamentale de toute
chose. C'est donc par l'insurrection qu'il faut balayer la morale et le
sacré. La vie en ce qu'elle a de plus de spirituel, est insurrection
métaphysique. « La Spiritualité,
écrivait Camus, répudie la morale»
(Noces, op.cit., p.68). L'aspiration
spirituelle de la vie s'oppose à la réalité absurde qui
ennuie le sujet parce même absurde, la réalité est
empreinte de morale (La Chute, op.cit., p. 37). Camus parle aussi de
révolution, « mais la révolution pour la vie, pour
donner une chance à la vie» (Les Justes, op.cit., p.
145).
Camus pense comme
Calliclès et Nietzsche que les philosophes ont assez attaqué
« avec les précautions d'usage, la morale et la
divinité » L'Homme révolté, op.cit., p.
55). Il faut véritablement renverser la morale et le mythe, car
il en va du maintien de la vie ; cette vie que la morale harcèle et
que Camus aime tant : « J'aime cette vie avec abandon et
veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma
condition d'homme. L'homme est né pour l'orgueil et la vie. Il
y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être pas tant de
désespérer que d'espérer une autre vie, et de se
dérober à l'implacable grandeur de celle-ci. Car
l'espoir, au contraire de ce que l'on croit, équivaut à la
résignation. Et vivre, ce n'est pas se résigner »
(Noces, op.cit., p.16 et p.49). Vivre c'est donc, se
révolter contre la morale et le sacré. Tel est la leçon
camusienne. L'homme doit rejeter toute morale, car la morale et
« les mythes sont à la religion ce que la poésie
est à la vérité, des masques ridicules posées sur
la passion de vivre » (Ibid., p.63).Cependant,
la vie abondante, intense et dynamique n'est pas sans aller avec de
l'injustice. C'est la raison pour laquelle Camus conclut que « le
chemin qui nous conduit à l'immoralité est tortueux mais
certain » (Ibid., 64).
* 384 Albert Camus,
La Peste, Paris, Gallimard, Folio, 1992, p. 113.
* 385 La Peste,
op.cit., p. 206.
* 386 (Ovide,
Métamorphoses, VII, 20-21).
* 387 O. Wilde
avait parfaitement raison lorsque qu'il écrivait : «
La moralité moderne a réellement consisté à
accepter les normes de l'époque, et moi, je considère que pour un
homme cultivé, accepter les normes de son temps époque, c'est une
immoralité des plus grossières. Notre vie, c'est cela le plus
important. D'ailleurs l'individualisme a réellement des but
supérieurs » (Oscar Wilde, Le portait de Dorian
Gray, Paris, traduction de V. Volkoff Le Livre de Poche,
« Classiques de Poche », 2001, p.125). Lorsque Le portrait
de Dorian Gray parut en 1890, il fut jugé et considéré
comme immoral. Mais Wilde ne cessera de revendiquer l'autonomie de l'oeuvre
d'art par rapport aux conventions morales. « Je ne parviens pas
à comprendre comment ils peuvent juger Dorian Gray immoral. Ma
difficulté fut de garder subordonnée a l'effet artistique et
dramatique la morale inhérente à l'histoire et il me semble que
cette morale est trop évidente. Il n'existe pas de livres moraux ou
immoraux. Le vice et la vertu sont, pour l'artiste des matériaux de son
art. Il n'y a que des livres bien écrits ou mal écrits. C'est
tout. La vie morale de l'homme forme une partie du sujet sur lequel travaille
l'artiste, mais la moralité de l'art consiste en un usage parfait d'un
moyen imparfait. L'artiste n'a pas de préférences morales. Chez
l'artiste, une préférence morale trahirait un style
impardonnablement maniéré. L'art a une vie indépendantes
comme la pensée et se développe uniquement selon ses propres
lois. L'art n'est pas fatalement réaliste dans une époque de
réalisme, ou spiritualiste dans un siècle de foi »
( Ibid., p. 38 et p.125)
* 388 Raymond BOUDON,
Le Juste et le vrai, op.cit., p. 450.
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