Conclusion
Existe-t-il, dans la presse européenne, aujourd'hui
encore, une place pour un commentaire critique sur les oeuvres culturelles et
particulièrement théâtrales ? A cette question posée
par François Roche, nous pensons pouvoir répondre que certains
journalistes continuent de s'atteler à émettre un point de vue
critique.
Qu'avons-nous détecté parmi les commentaires de
presse écrite sur la réception des journalistes lors de
spectacles vivants européens ? Comment aborder un spectacle dans son
ensemble ? Comment attirer un spectateur qui vit dans un environnement social
donné ? Dans quelle mesure cet environnement détermine-t-il la
création d'un spectacle et sa réception ?
Généralement, on considère que la
réception est liée à l'interprétation de la fable,
au jeu des acteurs, à la mise en scène, au système
scénique... Nous avons montré que l'élément le plus
souvent développé par les critiques de théâtre
était la fable. Nous avons également trouvé des
références intra ou extra théâtrales liées
aux thèmes de la pièce qui suscitent une réflexion. Nous
avons rencontré très peu d'analyses critiques relatives à
la forme de la mise en scène, aux jeux des acteurs. Cet éclairage
est pourtant très intéressant, puisque les comédiens,
issus de différents pays, ont une façon originale d'incarner
leurs personnages et que leurs jeux sont issus de la Culture du Jeu,
elle-même, nationale.
Ainsi la manière dont les acteurs jouent, est fonction
de la perception qu'ils se font de la chose à jouer, à travers
leur manière de vivre, leur culture. Cet aspect est largement
représenté dans Learning Europe. L'autre pièce
est jouée en fonction de l'Histoire, souvent commune à de
nombreuses nations du continent européen. C'est le cas de Gurs, une
tagédie européenne. En outre, le papier du journaliste
exprime très peu de ressentis, à peine quelques émotions
primaires sont-elles évoquées. W. Sauter pense que la perception
du spectacle permet ou non au spectateur de recevoir des sensations, de vivre
des émotions théâtrales particulières qui
entraîneront une interprétation individuelle, peut-être un
questionnement salutaire.
Sans faire de généralité, dans les
articles allemands, majoritairement ceux consacrés à Learning
Europa, il semble que la description du spectacle et la réflexion
sur les thèmes soient mieux représentées. Le jugement
émis est souvent en rapport avec une impression générale
du spectacle, sans s'attarder à des justifications techniques. En
France, en Espagne
et au Luxembourg, la situation est différente. Pour la
critique de Gurs, une tragédie européenne, on peut
craindre soit une certaine compromission, soit pour les journalistes
français, une réticence à prendre position. En effet, la
majorité des articles publiés sont positifs, seuls l'article du
Monde et celui issu d' Internet émettent un jugement négatif sur
le travail artistique. Les autres articles se limitent à des
informations générales de présentation et se bornent, en
fin de texte, à donner un avis court et non argumenté sur le
spectacle. En Espagne, les textes sont assez critiques et s'accordent pour dire
que le spectacle est peu théâtral. Les plus acerbes sont les
Luxembourgeois, en s'appuyant largement sur l'ennui qu'ils ont ressenti durant
la représentation, sans argumentation digne de ce nom.
En revanche, les conditions de production, typiques du
Contexte Culturel, jouent également un rôle dans la
réception et sont largement citées dans les articles de presse.
Les auteurs, metteurs en scène et comédiens sont nommés,
ces éléments constituent la Théâtralité en
Contexte. Il s'agit malheureusement - nous insistons - d'une simple
énonciation et les informations concernant le nom des institutions et
des artistes ne sont que très rarement développées.
En outre, la lecture de notre corpus montre que les articles
critiques proposent majoritairement des informations promotionnelles en y
introduisant, de façon minime, une critique sur la qualité du
spectacle. L'objectif poursuivi paraît être la promotion d'un bon
spectacle au détriment d'un autre. Or ce qui nous semble le plus
intéressant n'est pas ce point de vue « commercial », mais
plutôt une réflexion sur les modes de fiction, les
différents types de jeux, les options de la mise en scène, les
intentions des artistes, les mises en perspective d'une oeuvre.
Nous regrettons que les articles réduits aux
informations soient très nombreux, trop nombreux. De même, nous
déplorons les commentaires critiques limités par des
considérations trop académiques peu utiles dans le cadre de la
réception. Rappelons le comportement combien destructeur du professeur
dans le Cercle des poètes disparus qui voulait placer la
poésie sur une échelle de valeurs. NH Kleinbaum a écrit un
hymne magnifique à la liberté de penser. Le critique dramatique
devrait véritablement prendre position, il ne peut se contenter
d'être neutre. La neutralité entraîne le conformisme et la
méconnaissance de tout un monde en constant mouvement.
A notre avis, les critiques dramatiques, par nature
indépendants des sphères d'influences politiques,
économiques et artistiques, devraient pouvoir jouer un rôle de
médiateurs
culturels, procurant aux lecteurs des clés pour comprendre
et apprécier l'oeuvre théâtrale dans sa
globalité.
De ce point de vue, le rôle du critique serait le
prolongement du choeur des tragédies antiques, espace
intermédiaire entre la scène et la salle. Ce choeur avait pour
tâche non seulement de partager avec le spectateur l'intrigue qui se
déroulait sur la scène, mais également de lui transmettre
le message des acteurs. « Il porte secours des deux côtés
» 188, comme l'explique la philosophe, Marie-José Mondazain. Le
choeur joue le rôle souvent accordé aujourd'hui aux
médiateurs culturels, envoyés dans les écoles ou
chargés de présenter une pièce sous forme de
conférence avant ou après le spectacle, dans le but de
préparer le spectateur à ce qu'il va voir, ou de le faire
réfléchir à ce qu'il a vu. Ne serait-il pas plus
intéressant que la presse critique endosse ce rôle de
médiateur, procurant au spectateur des réflexions objectives afin
de transmettre des outils d'interprétation, de réception ?
Une véritable presse d'opinion et de réflexion
nous semble indispensable pour nous faire évoluer... découvrir
des nouveautés et notamment des pratiques européennes très
riches. En effet, pour reprendre encore les paroles de Marie-José
Mondazain : « Le paradoxe de l'humain, c'est de se reconnaître dans
ce qui ne lui ressemble pas, dans son autre. Le propre de l'humain, c'est de se
rencontrer lui-même en tant qu'étranger, de son
étrangeté à soi. L'altérité
irréductible de l'autre est le fondement de la constitution de soi.
» .189 La presse a comme devoir, selon nous, de relayer cette
altérité, de la présenter.
Il nous semble que cet aspect est encore plus important pour
les spectacles européens qui demandent une certaine connaissance des
codes, des modes de jeux, de perception du monde sensible.
Lors des rencontres « Scénoscope 1#
», les animateurs du débat ont interrogé des programmateurs
friands de spectacles étrangers190. Pour Mathieu Menghini,
peu importe le spectacle, il ne considère pas que son goût est
équivalent à celui du public, mais pense que grâce à
l'accompagnement médiatique, il est possible de faire évoluer le
public. Le goût des spectateurs se transforme face à de nouveaux
types de pièce et ce changement est
188 MONDAZAIN, Marie-José : « L'hospitalité
» dans Compte rendu intégral des débats : Rencontres
européennes sur le thème « A quoi sert un
théâtre en Europe ? du 25 au 26 novembre 2006, au
théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA, Robert, dir. Document
non édité, disponible sur simple demande. Vol 1, p 23.
189 Ibid.
190 ÉQUIP'ART & LE THEATRE NATIONAL DE LA COLLINE :
Rencontres Scénoscope #1 : Arts Vivants : Désirs d'Europe ?
Lundi 4 juin 2007. Pas de publication, notes personnelles. « Table
ronde : « programmateur et artiste : radioscopie d'un couple singulier
».
fondamental dans l'apparition d'une « réception
européenne ». L'accueil de spectacles étrangers et la
création de coproductions font vivre « la pluralité des
langues, la multiplicité des regards, la polychromie des
sensibilités, l'hybridation des pratiques, le respect des écarts,
tout cela fonde la vie commune (...). »191
De l'avis de Marie-José Mondazain, « le
théâtre est, à proprement parler, traducteur. Il traverse
transversalement toutes les langues »192 . Il est une source
intarissable pour aller à la rencontre de l'autre, de l'étranger
parfois si proche. Elle ajoute que « l'Europe a besoin des acteurs, des
écrivains et des metteurs en scène (...) elle a besoin de toutes
les forces de la création pour faire exister la vie politique. (...).
Car résistant de toutes ses forces aux sirènes de
l'intégration communautaire et mercantile, je vois un
théâtre de la marche, de l'accueil et de l'exil. Je l'appelle
traductil, un théâtre de mobilité qui n'a rien
à voir avec ce qu'on appelle la flexibilité d'un emploi
théâtral, mais, au contraire, avec la ténacité du
voyageur qui donne, qui sait recevoir, ne se laisse jamais retenir et, je
l'espère, ne se laissera jamais assigner à résidence.
»193
Pour que cette entreprise fonctionne, il faut
évidemment une information et une réflexion sur les pratiques
artistiques européennes auxquelles le citoyen moyen puisse
accèder facilement. Cette médiation et cette réflexion
existent dans les revues spécialisées qui sont malheureusement
trop peu diffusées. Nous ne pouvons qu'espérer que cette pratique
entre dans la presse généraliste. Mais cela nous semble utopique
à l'heure actuelle, étant donné les impératifs
économiques que doivent affronter les journaux. L'espoir alors serait le
développement de « blogs », animés par des
professionnels passionnés. Ces « lieux » de rencontres
offriraient la possibilité au lecteur d'émettre son avis et
d'engager une discussion. Internet semble une aubaine pour un retour à
une véritable espace public de discussions et d'informations sur
l'ensemble des paramètres qui influencent la réception du
spectateur.
Pour assurer la visibilité des coproductions
européennes dans la presse, nous regrettons principalement l'absence de
médias européens. En effet, nous déplorons que ces
pièces n'aient été annoncées que dans les pays
d'accueil, alors que les européens voyagent de plus en plus facilement
et pourraient apprécier. D'ailleurs la CTE encourage par son
programme
191 MONDAZAIN, Marie- José, Loc. Cit, p 12.
192 Ibid. p 10.
193 Ibid. p 13.
d'échanges de publics, la fréquentation des
théâtres d'autres pays afin d'assister à une
création originale.
Nous pensons également que le théâtre
européen a véritablement besoin du soutien des médias pour
présenter des documentaires et des dossiers sur les tendances
théâtrales en Europe, sur les différents caractères
de chacune, communs ou nationaux, du jeu de théâtre en Europe.
Est-ce téméraire d'appeler de nos voeux la naissance de magazines
présentant les oeuvres des grands dramaturges et des grands metteurs en
scène européens, sans oublier le jeu des acteurs et l'appoint de
tous ceux qui, en coulisses ou en amont de la représentation du
spectacle, participent à la création théâtrale
(décoristes, créateurs de costumes, etc...) ? Mais nous devons
attirer l'attention du lecteur : le point le plus important dans ce type de
média, serait d'y retrouver des confrontations d'artistes et de
théoriciens des différents pays européens.
Ce type d'information nous familiariserait avec d'autres
pratiques que les nôtres, avec d'autres formes de jeu,
étrangères ou nouvelles et participeraient indéniablement
à une ouverture d'esprit et à une tolérance par rapport
aux autres. De plus, endossant un rôle de véritable
médiateur, le journaliste encouragerait les spectateurs à aller
assister, sans crainte, à une réalisation issue d'un autre pays
européen.
Le nomadisme théâtral existe depuis bien
longtemps, il jouit cependant aujourd'hui d'aides publiques qu'elles soient
régionales, nationales ou européennes. 2008 sera une année
consacrée au dialogue interculturel, par l'Union Européenne.
Espérons que ce thème donnera naissance à de grands
projets de théâtre européen et surtout, que la presse et
les médias dans leur ensemble accordent plus de crédit aux
possibilités intrinsèques du théâtre pour la
connaissance et le rapprochement des peuples.
« Mettre théâtre et Europe ensemble, c'est
reconnaître que se pose sur les deux scènes la figure moderne du
rassemblement parce que, depuis sont origine, le théâtre est un
art politique ».194
194 MONDAZAIN, M-J, Loc. Cit. p 7.
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