Introduction.
Nous avons décidé du choix du sujet de notre
mémoire en partant d'une simple constatation : au fil de nos lectures,
nous avons pu nous rendre compte de l'insertion de plus en plus courante de
noms de marque au sein des textes littéraires.
A la Foire du Livre de Bruxelles, nous avons interrogé
les auteurs présents, les invitant à expliquer pour quelles
raisons ils en font usage dans leurs textes. Certains écrivains ont paru
surpris par la question. Globalement, cette pratique répond à un
souci de mimésis par rapport à notre quotidien, c'est un indice
facile, évident. En outre, cette pratique peut aussi servir à
arrimer une histoire dans un pays et/ou à une époque
précise. Certains, comme Xavier Deutch, évoquent même une
incorporation des marques pour la couleur qu'elles impliquent.
Cependant, à l'exception d'un article du magazine
Lire intitulé « Les écrivains corrompus par la pub
? »1 qui trace un rapide panorama des contrats
économiques entretenus entre la littérature et la
publicité au XXème siècle, le monde
littéraire ne semble pas s'intéresser outre mesure à ce
phénomène.
Le propos du périodique Lire est centré
sur Fay Weldon en Angleterre et Luigi Malerba en Italie, qui ont
accepté, moyennant finances, de mettre leurs plumes
célèbres au service de la publicité. Mais ces auteurs ne
sont pas pionniers. En effet, depuis quelques décennies
déjà, la publicité s'intéresse à la
littérature, les autres médias étant saturés
d'annonces publicitaires.
Ces deux écrivains représentent les deux voies
de pénétration de la publicité dans les oeuvres
littéraires, à savoir, d'une part l'insertion d'encarts
publicitaires au début, à la fin ou entre les chapitres et,
d'autre part, la compromission du texte lui-même par des valeurs
commerciales. Si la première méthode a fait ses preuves notamment
dans l'industrie des polars (Le Masque, le Fleuve Noir...) attirée par
leur large tirage, Gérard de Villiers fit de la seconde une
véritable industrie avec ses SAS.
Comme nous pouvions nous y attendre, des voix
s'élèvent, considérant ce procédé
révoltant, en hurlant haut et fort que le dernier bastion de
liberté est en train de tomber aux mains de cupides publicitaires...
Mais là n'est pas notre préoccupation puisque les auteurs
1 Marie Gobin, « Les écrivains corrompus
par la pub ? », Lire, Paris, novembre 2001, numéro 300,
pp46-55
choisissent d'écrire grâce aux subsides de qui bon
leur semble : groupe commercial, Communauté Française ou
éditeurs.
Mais d'où vient cette habitude d'utiliser des marques ?
Historiquement, l'introduction de la publicité est
liée à la vie en ville, dès le début de
l'industrialisation. Balzac, déjà, s'amusait à
rédiger le prospectus de la « double pâte des Sultanes et
eaux carminatives » dans le roman qui raconte l'ascension sociale de
« César Biroteau » (1838)2. De même, Emile
Zola dans « Au bonheur des dames » décrivait le recours
à un certain nombre de procédés « publicitaires
» tout à fait neufs utilisés lors de l'ouverture du premier
grand magasin à Paris sous le Second Empire : le « Bon
Marché ». Il apparaît que « la publicité devient
un symbole de la modernité. Apollinaire, les dadaïstes et les
surréalistes, au début du XXe siècle, n'hésitent
plus à introduire des publicités existantes dans leurs oeuvres.
»3
Outre-Atlantique, ce phénomène s'est mué
en une véritable institution, depuis Stefen King qui fut un des premiers
(sinon le premier) aux Etats-Unis à inclure dans ses textes des noms de
fast-food et de sodas4. Bret Easton Ellis s'en est également
fait une spécialité. « Dans « Glamorama » (Robert
Laffont), il enfile les marques - Donna Karan, Ralph Lauren, Gucci, Paul
Smith... - comme des perles. »5 De même, le grand
succès du moment, « Da Vinci code » de Dan Brown, regorge de
références publicitaires.
Nous pouvons rapprocher cette tendance d'une mode plus globale
qui consiste à semer à tout vent dans les textes
littéraires, des noms de journaux, de magazines, des titres de films, de
chansons, d'émissions radiophoniques ou
télévisées... dans le but de créer une certaine
connivence avec le lecteur, voire un conditionnement. Actuellement, Nicolas
Bouyssi fait état d'une polémique au sujet de « la tendance
des écrivains contemporains à référer à des
personnes existantes »6, le dénommé « name
dropping », au lieu de créer leurs propres personnages
fictionnels.
2 Paul Aron « Publicité »,
Dictionnaire du littéraire, PUF, mai 2002
3 Ibidem.
4 Daph Nobody. « Normal, sans doute, pour
quelqu'un issu de la génération Rock N' Roll dont le
cinéma (American Graffiti, Grease...) donne l'impression de constituer
un tourbillon de marques au service du new look et de la grande consommation.
Des marques dans tous les coins, et qui ne vont pas sans influencer la
personnalité des protagonistes. Cela a d'ailleurs nui à King,
dans une certaine mesure. Il fut consacré « auteur fast-food «
aux « romans-hamburgers «, ce qu'il avait, malgré tout,
lui-même encouragé en déclarant qu'il écrivait ses
romans
« dans la seule ambition de les voir consommés
à grande échelle comme des hamburgers de
prêts-à-manger ».
5 Marie Gobin, « Les écrivains corrompus
par la pub ? » Lire, Paris, novembre 2001, numéro 300.
6 Nicolas Bouyssi « Name Dropping »,
journal Particules, Paris, octobre-novembre 2004.
Nous pensons pouvoir établir une certaine analogie
entre le « name dropping » et l'emploi des marques en
littérature. En effet, ces techniques impliquent toutes deux un sens
connotatif important, renvoyant à un ensemble d'idées, de
significations. Pour un personnage, la mention de son nom renvoie à son
statut social et professionnel, sa position politique ou idéologique,
son style... et il en va de même pour une marque, qui par sa simple
mention, réfère à une classe sociale ou d'âge, un
genre de vie, une idéologie, un aspect physique... . Chaque marque
possède une identité ou, par extension, une personnalité
différente.
En effet, l'entreprise, au moment de lancer un produit sur le
marché, déploie tout son savoir de marketing afin de créer
une représentation conceptuelle qui puisse conquérir la
clientèle. Cependant l'image voulue n'est pas toujours celle que l'image
diffusée procure et nous trouvons parfois des divergences entre l'image
voulue et l'image perçue, selon l'âge des consommateurs, leurs
classes sociales, leur situation géographique... donnant naissance
à des stéréotypes dont les producteurs ont beaucoup de mal
à se débarrasser. (Golf, la voiture des voleurs ; Lacoste,
contrefaçons devenues l'apanage des jeunes des cités)
Le phénomène dont nous faisons état dans
les romans, aurait pu s'analyser aussi bien dans la poésie, dans le
théâtre, dans les chansons... Cependant, l'étude des romans
a reçu notre préférence, car aujourd'hui, ce genre
littéraire est dominant. « Il suffit de considérer le nombre
d'éditeurs, d'auteurs, de titres, les tirages et le public.
»7 Ce genre, qui contient une quantité de sous-genres,
présente l'avantage de connaître toutes les gammes de tirage ; de
quelques centaines pour les éditions à compte d'auteur, à
des centaines de milliers pour les Prix, jusqu'à des millions pour les
« best-sellers » !
« A priori sans limite, il peut dire aussi bien
l'individu (toute la littérature du Moi) que le social. Il peut encore
accaparer l'idée de progrès par son engagement ou la critique
sociale, par la production d'une vision du monde qu'il veut précise et
exhaustive (le réalisme) puis scientifique (le naturalisme). De ce point
de vue, le XIXème siècle est bien l'époque
où le roman se constitue en référence. Il se défait
de son image d'invraisemblance pour se poser en garant du réalisme.
»8
Or nous porterons notre attention sur le fait que,
majoritairement, les auteurs qui font usage des marques dans le corps de leurs
textes le font sans aucun intérêt commercial, mais par pur souci
de réalisme.
7 Yves Reuters « Introduction à l'analyse
du Roman », Bordas, Paris, 1991, p 13.
8 Ibidem. p14.
Cette pratique est observable dans un grand nombre de romans
contemporains, nous avons analysé ici aussi bien des histoires ayant
cours dans le milieu de la jet-set parisienne que dans les couches moins
aisées de la société, ou en province, ou en Belgique. De
même, les héros font partie de tranches d'âge
différentes : de l'enfance à l'âge mûr en passant par
l'adolescence et les jeunes adultes. Certains d'entre eux ont une consonance
autobiographique.
Par l'éventail des romans sélectionnés,
nous voulons montrer qu'à tous les niveaux, l'intervention des marques
est patente. Le public serait-il invariablement caractérisé ou
déterminé par les marques ? Sartre écrivait : « C'est
en choisissant son lecteur que l'écrivain décide de son sujet (p
79) » et « c'est le public qui appelle l'écrivain. (p82)
»9
Contrairement à Sartre, Taine pense qu'il est vain
d'expliquer un ouvrage de l'esprit par le public auquel il s'adresse. Il vaut
mieux prendre la condition même de l'auteur pour facteur
déterminant son oeuvre. Dans un roman comme « 99 francs »
où Beigbeder est un publicitaire qui dénonce tous les travers du
monde dans lequel il travaille, nous voyons difficilement comment
décrire son milieu sans utiliser les noms de marques. De la même
manière, Paul- Loup Sulitzer, consultant dans les affaires
internationales, expert économique et financier, dans « Le roi vert
» représente le monde des hommes d'affaires, où la mention
des marques est omniprésente. Clairement, nécessairement et
consciemment, ces auteurs ne peuvent échapper à l'intrusion des
marques, car celles-ci font partie intégrante du monde dans lequel leurs
héros évoluent.
Nous avons choisi de ne pas examiner ces deux ouvrages,
préférant l'étude des romans où la mention des
marques, moins évidente, nous donne l'opportunité d'y trouver des
fonctions originales et plus subtiles pour l'analyse narratologique.
Le corpus, que nous considérons ici, n'est pas
exhaustif. Le choix des oeuvres peut paraître arbitraire, mais il a
été dicté par le souci d'illustrer le
phénomène le plus largement et le mieux possible. Les romans
étudiés ont en commun d'appartenir à une veine
réaliste et actuelle.
Par ailleurs, nous avons compris que les marques, bien plus
que de simples indices de réalité, peuvent également avoir
des conséquences sur le sens du texte. En effet, les publicités
visent un certain type de consommateurs, des classes sociales
particulières... Elles reflètent
9 Jean Paul Sartre, « Qu'est-ce que la
littérature ? » Edition Gallimard, 1948. Pp 79 et 82
des styles de vie. Ainsi donc la marque choisie
répercute dans notre esprit un ensemble d'éléments, de
symboles, d'images, de stéréotypes que nous connaissons bien, car
nous vivons dans un monde « marqué ». Nous appellerons cet
ensemble la doxa. C'est en mesurant le sens de cette doxa que nous arrivons
à voir en quoi l'emploi de la marque est loin d'être anodin et
inutile.
Le présent travail a aussi pour objet l'étude
des « fonctions » que peuvent remplir les marques dans le
développement du texte narratif. Nous tenterons d'étudier comment
celles-ci peuvent se concevoir et/ou enrichir une analyse narratologique.
Pour concevoir le corps de notre travail, nous avons suivi les
enseignements de Roland Barthes qui, dans son article « Introduction
à l'analyse structurale des récits », distingue deux grandes
classes d'unités narratives : les unités intégratives,
d'une part, et distributionnelles, d'autre part.
Les premières comprennent ce que Barthes nomme «
indices » et « informations », tandis que les secondes sont
subdivisées en fonctions « catalyses » et « cardinales
».
Nous devons rappeler que certaines fonctions peuvent
être mixtes. Barthes cite l'exemple du portrait qui se compose d'indices
et d'informations. Nous considérerons le portrait comme une
catégorie à part entière, étant donné
l'importance des personnages dans les romans analysés.
Les catalyses, comme les indices et les informations, sont des
expansions par rapport aux fonctions cardinales lesquelles constituent les
moments risques de l'action : ce sont ces dernières que nous pouvons
véritablement nommer « fonctions narratives ».
A.J. Greimas, successeur de Roland Barthes, a
précisé les fonctions narratives désignées par R.
Barthes et accorde plus d'attention à la notion de personnage. Nous
intégrons donc le schéma actantiel de A.J. Greimas, pour
préciser les rôles que peuvent jouer les marques, en tant que
cardinales.
Pour l'étude narratologique des romans, nous avons
coutume de séparer l'analyse de l'espace, du temps et des personnages.
Donc à l'intérieur des trois classes narratives définies
par Barthes, nous avons intégré une subdivision concernant
l'apport d'un point de vue spatial, temporel et des personnages, afin de rendre
compte le plus complètement possible des structures narratives.
Nous avons procédé de manière empirique
mais détaillée. Dans chaque phrase issue d'un roman, nous nous
sommes demandé ce que la marque apportait à l'intrigue. Nous
n'avons gardé que les exemples les plus probants afin de définir
les différents types d'emplois que peuvent recouvrir les marques dans la
narration.
Afin de permettre une meilleure compréhension, nous
avons placé en annexe les résumés des oeuvres
analysées en fonction des marques.
Nous avons également remarqué que la
banalisation de l'emploi des marques aujourd'hui est telle que les
écrivains en viennent aussi à introduire ces noms à la
manière des noms communs. Nombre de figures de style sont en train de se
forger à partir des noms de marque et de l'image qu'ils impliquent dans
notre inconscient.
Nous pourrions illustrer cette habitude par les commentaires
de Benoît Heilbrunn, sémiologue, professeur de marketing à
l'ESCP-EAP, consultant en stratégies de marques. Ce dernier
écrivait en 2003 : « Qu'on le veuille ou non, la publicité
est devenue un élément marginal et complètement
périphérique d'une société post-publicitaire.
»10 En somme, notre vie est tellement jalonnée,
bombardée de messages publicitaires qu'ils en deviennent paradoxalement
insignifiants. En ce sens, un des rôles principaux joués par les
noms de marque est un enracinement profond dans la réalité.
(Pourtant certaines marques peu connues sont parfois décrites par
l'auteur lui-même comme PKO, Linhogar, BI-Bop.)
Toutefois, c'est avant tout « un choix de l'auteur
d'ancrer un récit dans un quotidien très familier pour la masse
populaire, ou au contraire de l'inscrire dans une visée plus universelle
et intemporelle. »1 1 Et ce choix, loin d'être
dépréciatif, suivrait les recommandations de J-P Sartre qui
déclarait que « Face à la « mass media », les
écrivains doivent apprendre à parler en images, à
transposer les idées de nos livres dans ces nouveaux langages »
.12
Comme nous le voyons, l'emploi des marques dans les romans
n'est pas sans conséquence. Les marques ont ceci de contradictoire que
si elles cherchent à être connues par le plus grand nombre, elles
redoutent également de perdre leur statut de marque pour prendre celui
de nom commun. Leur statut n'est décidément pas clair : en effet,
les marques sont protégées juridiquement, l'écrivain ne
peut donc pas les utiliser à tout vent sans risquer un procès.
Nous commenterons ce point avec Alain Berenboom, auteur et éminent
juriste, que nous avons rencontré et interrogé sur cette
question.
10 Benoit Heilbrunn « Du fascisme des marques
«, Le Monde, Paris, 23.04.04.
11 Daph Nobody, écrivains, réponse au
questionnaire distribué à la Foire du Livre de Bruxelles.
12 Jean Paul Sartre, « Qu'est-ce que la
littérature », Gallimard, 1948. p. 266
Etant donné qu'aujourd'hui les marques font partie
intégrante de notre langage quotidien, on remarque une certaine
confusion face à l'utilisation de la majuscule ou de la minuscule pour
les marques passées officiellement dans le langage usuel. La tendance
serait minimaliste selon le Professeur Dan Van Raemdonck.
Dans la première partie de ce travail, nous exposerons
quelques considérations sur la pénétration de la
publicité dans notre environnement journalier, à telle enseigne
que certains parlent de société « moderne », voire
« Post moderne » ou même « Post publicitaire » et
quelques remarques sur la notion de marque, d'appellation
contrôlée.
Enfin, nous avons cru utile de spécifier la distinction
entre culture de masse et culture populaire pour la clarté du discours.
En effet, les repères de la culture de masse et du pop art, lequel
introduit des objets quotidiens dans son art, sont équivalents aux
marques introduites dans le corps du texte romanesque. La littérature
cherche à se construire comme un miroir du monde réel, c'est
pourquoi les notions de crédibilité et de vraisemblance y sont
primordiales
Quels sont donc les rôles que peuvent jouer les marques
dans l'analyse narratologique du récit ? Est-ce un enrichissement pour
l'analyse ? Quels sont les avantages et les inconvénients de ce
phénomène de saupoudrage de noms de marque ?
Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de
répondre dans cette étude.
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