Première alternance politique au Sénégal en 2000: Regard sur la démocratie sénégalaise( Télécharger le fichier original )par Abdou Khadre LO Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - DEA Science Politique (Sociologie Politique) 2001 |
Une pléthore de partis politiquesSamuel. P. Huntington écrivait : « la démocratie existe quand les principaux leaders d'un système politique sont sélectionnés au moyen d'élections concurrentielles auxquelles le gros de la population a la faculté de participer. »46(*) Selon cette vue, le régime démocratique est synonyme d'élections et de multipartisme, puisqu'il faut plusieurs partis pour qu'il y ait concurrence entre eux ; aussi, le Sénégal mériterait le qualificatif de pays démocratique depuis bien longtemps. En effet, de quatre en 1981, le Sénégal est passé, aujourd'hui, à plus de soixante partis47(*). La réforme constitutionnelle de Diouf, à son arrivée, sera une opportunité pour les hommes politiques de toute tendance, de créer progressivement leurs partis. Dès la promulgation de la loi, les partis qui étaient dans la clandestinité saisirent l'opportunité pour demander leur reconnaissance. C'est le cas du Rassemblement National Démocratique (RND) du professeur Ch. A. DIOP reconnu le 18 juin 1981. Ensuite le Mouvement Démocratique Populaire (MDP) recevra son récépissé le juillet de la même année, tout comme le Parti Africain pour la Démocratie et le Socialisme (AJ/PADS). Trois jours après, la Ligue Démocratique-Mouvement pour le Parti du Travail (LD-MPT) et le Parti pour l'Indépendance et le Travail (PIT) voient le jour à leur tour. Ensuite, l'Union pour la Démocratie Populaire (UDP), le Parti populaire sénégalais (PPS), l'Organisation Socialiste des Travailleurs (OST) seront reconnus. Les reconnaissances et naissances de partis vont se poursuivre à ce rythme en 1982. Au total, en plus des quatre partis du temps du président Senghor, dix autres sont venus élargir le paysage politique du pays, en l'espace de deux ans. Un nombre qui ne cessera de croître pour dépasser aujourd'hui la soixantaine de partis politiques. Rien qu'en 2000, une vingtaine de partis ont vu le jour. Cette multiplication des partis à la veille des échéances électorales est parfaitement compréhensible dans la logique clientéliste de la politique sénégalaise. Aujourd'hui, il est difficile de délimiter les frontières idéologiques entre les partis politiques sénégalais. Certes, si l'on se réfère aux statuts les différences apparaissent clairement, mais dans la pratique et l'expérience de la discussion publique (lors des campagnes électorales), les lignes de démarcation sont assez floues. Le clivage idéologique n'est pas déterminant pour rendre compte de la configuration partisane sénégalaise, des pactes, des réseaux et des complicités clientélaires qui s'y déploient. Les clivages entre les partis politiques sénégalais tiennent moins de l'idéologie que de critères d'efficacité clientéliste et de performance électorale. Par ailleurs, ces partis ont en commun de regrouper souvent une quantité de membres sur des bases relevant plus des relations personnelles ou d'allégeances primordiales que d'une adhésion réelle à un projet politique commun. Le nombre important de partis que compte le Sénégal (même si on est loin des quelques 400 partis politiques que compte un pays comme la République démocratique du Congo, ancien Zaïre) ne traduit point une qualité proportionnelle du débat démocratique. Dans la plupart des cas, cette pléthore de partis n'est rien moins qu'un folklore et traduit l'insignifiance et la légèreté de l'activité politique. La création effrénée de partis politiques à la veille de chaque élection, ne correspond point à une volonté de présenter des projets alternatifs pour le développement du pays ou pour exprimer des divergences idéologiques mais elle correspond le plus souvent, comme partout ailleurs mais peut-être encore plus qu'ailleurs, à une ambition personnelle. Un grand nombre de partis n'existent que de nom comme des fantômes administratifs ou des figurants. Ils n'existent que sous le mode d'être là seulement et n'agissent pas véritablement comme des forces de négociation et de discussion, dotées d'une puissance de négociations alternatives. D'ailleurs les électeurs ne s'y trompent pas. Ils ne prennent nullement au sérieux tous ces candidats qui apparaissent comme par enchantement pour chaque élection. Lors des législatives d'avril 2001, l'apparition à la télé de certains candidats et leurs discours déclenchaient moqueries et railleries. Ils amusaient plus la galerie qu'ils n'apportaient au débat politique. Il est intéressant de se demander pourquoi autant de partis politiques dont certains disparaissent au lendemain des élections? Au Sénégal, les partis politiques se présentent comme des courtiers politiques. Les élections sont le moyen privilégié pour obtenir l'investiture, qui permet de partager le « gâteau national » ou d'accéder aux ressources sociales et économiques. Au « pays de Ndoumbélane » (royaume de la ruse et de la malice), ne tire son épingle du jeu que qui a plus d'un tour dans son sac. De ce point de vue, sous Diouf comme sous Wade, opposition et majorité gouvernante peuvent être logées à la même enseigne. Il existe entre elles une différence de degré et non de nature. Ce qui les différencie, ce sont les positions de pouvoir, l'inégalité dans l'accès aux prébendes étatiques et à l'argent des milieux d'affaire. Le parti dominant a beaucoup plus d'opportunités pour contrôler les richesses, entretenir ses réseaux clientélistes, distribuer des prébendes. Ceci explique les volte-face et/ou changements d'alliance les plus inattendus. Au lendemain de la victoire de Wade, des alliés de longues date de Diouf (des partis alliés ou des « barons » du PS ont rejoint les rangs de la nouvelle majorité. Beaucoup de cadres socialistes qui avaient combattu Abdoulaye Wade aux deux tours des élections n'ont pas hésité à rallier le PDS, s'ils ne l'avaient pas fait au soir du premier tour en anticipant les événements. L'idéologie politique résiste mal au Sénégal aux intérêts personnels ce qui explique assez aisément ce phénomène de « transhumance ». Pour finir, rappelons que si certains (parmi lesquels les sénégalais très imbus de leur expérience) disaient et disent encore que le Sénégal est le premier pays démocratique d'Afrique, il nous semble qu'il faut éviter ce genre de raisonnement émanant d'une vision à la fois développementaliste et afro-pessimiste selon laquelle le multipartisme serait un luxe pour l'Afrique. Etant admis qu'un système multipartite sous la dominance d'un seul parti durant quarante ans, sans aucun changement de régime et en causant autant de bouleversements sociaux, ne sert jamais de modèle, l'expérience politique sénégalaise n'est pas, et ne peut être modèle de démocratie africaine. Seule l'alternance démocratique survenue le 19 mars 2000, suivie d'élections législatives transparentes le 29 avril 2001 pourrait l'être, comme une gloire entachée de blessures. La gravité des instabilités sociopolitiques qui ont jalonné l'histoire post-coloniale sénégalaise, montre que les quarante années de « stabilité » politique au Sénégal n'ont été en fait qu'un mythe à être dorénavant dissipé. Le Sénégal mérite sûrement d'être un modèle de la démocratie africaine, mais pas tel qu'il a été. Les limites de la « démocratie sénégalaise » nous amènent à nous poser la question de la nature de ce qu'on appelle aujourd'hui démocratie. Pierre Messmer s'adressant au Président Diouf disait : « (...)les électeurs sénégalais vous confirmeront leur confiance en 1983 et vous rééliront en 1988 et en 1993. Ces élections n'ont pas été faciles car vous êtes un démocrate. Vous avez vous-même défini les cinq caractères politiques essentiels de la démocratie. Je vous cite : «- L'égalité de tous les citoyens devant la loi et les institutions, - Une égalité électorale, - Des élections périodiques de représentants des citoyens, - Une législation mise en oeuvre et appliquée selon la règle majoritaire, - Une liberté d'action politique et de formulation d'une politique. » Et comme vous savez que les règles sans la pratique sont lettre morte, vous ajoutez : « le premier moyen de sauvegarde de la démocratie réside dans la capacité des hommes à réguler le système par une pratique saine et un aspect scrupuleux de la codification sociale qui le régit nécessairement. » »48(*) Ces paroles fort élogieuses de P. Messmer à l'égard du Président Diouf, semblent soutenir, contrairement à la population sénégalaise, que le régime de Diouf était un modèle de démocratie. Par-delà , les discours flatteurs et les attitudes conciliantes de la France, se pose la question de la nature de « la » démocratie. Pourquoi P. Messmer ne serait-il pas convaincu du caractère démocratique du régime du Président Diouf? Après tout, Juan Linz n'écrivait-il pas : « Un gouvernement est démocratique quand il offre des opportunités constitutionnelles régulières pour la compétition pacifique en vue de la conquête du pouvoir politique à différents groupes, sans exclure par la force aucun secteur significatif de la population. »49(*) ? Le pouvoir socialiste n'avait-il pas alors tous les critères de ce qu'on peut appeler une démocratie ? Ou bien ne s'agissait-il que d'une démocratie formelle ? Ou se situe la frontière entre une démocratie dite formelle et celle dite réelle, effective ? L'expérience de la démocratie sénégalaise, nous interpelle au moins sur une chose : faut-il rejeter la démocratie formelle sous prétexte qu'elle n'est que mascarade et paravent pour les dictateurs ? La démocratie dite formelle ne mérite certainement pas les sarcasmes dont on l'a accablée. Certes, la limitation aux seules formes ou l'imitation pure et simple des formes comporte le risque non négligeable de n'affecter que la surface et l'écume des choses. Le danger est de prendre un moyen pour une fin en soi. Pour Guy Hermet, les garanties et la dignité qu'une démocratie formelle confère explicitement aux citoyens fournissent les conditions d'une démocratie plus réelle. Celle-ci ne peut exister sans la première, sous peine de déboucher sur les entraînements révolutionnaires qui asservissent l'homme sous prétexte de le libérer de ses mauvaises habituels. « les pratiques formelles de tous ordres, écrit-il, les élections répétées, la propagande des partis, les rites même de la compétence politique dessinent le cadre irremplaçable de l'apprentissage démocratique, en attendant que la citoyenneté soit vraiment entrée dans les moeurs d'une population. »50(*) Peut-être qu'il a fallu au Sénégal indépendant, quarante années pour parfaire son apprentissage démocratique. Nul n'est éprouvé, ici, le besoin de justifier le retard démocratique pris par le Sénégal (et l'Afrique en générale) mais l'histoire nous apprend que les pays dits de grande démocratie ont eu besoin de ce travail d'apprentissage. Bien loin d'offrir un exemple harmonieux de développement démocratique cohérent, l'Europe a connu cette situation au siècle dernier ; ainsi quand des paysans français voyaient dans la République « la dame qui avait remplacé le roi à Paris », cette vue sommaire ne les empêchait pas de voter pour élire les amis de cette nouvelle souveraine République, en apprenant ainsi le rôle qui leur était désormais imparti. Il nous semble que la démocratie n'est jamais donnée mais acquise dans la pratique. Tout comme elle n'est jamais définitivement acquise mais nécessite un travail de tous les jours. Même si ce travail est d'autant plus important qu'il s'agit de pays économiquement à l'agonie. Dans les Etats africains où le bas niveau de vie des gens est une des causes principales de l'éclatement plus ou moins grave du tissu social, les élections constituent, parfois, le fil conducteur d'un bouleversement social de plus grande envergure. Mais cela suffit-il à expliquer une telle parade de grèves, d'émeutes et de crises graves allant jusqu'à l'état d'urgence au Sénégal, présumé depuis longtemps, pays modèle de la démocratie ? Le pluralisme politique n'est pas toujours synonyme de bouleversements sociaux. Et dire qu'au Sénégal, la tradition pluraliste, qui date depuis fort longtemps, a été la cause de toutes ces agitations serait une erreur. Parce que d'après ce genre de raisonnement quelque peu « afro-pessimiste », n'importe quel régime soi-disant démocratique, à condition qu'il n'ait jamais connu de coup d'Etat, ni une dictature, peut se réclamer un modèle pour l'Afrique. De même, considérer la crise de distribution due à la faillite économique, selon les doctrines développementalistes51(*), comme la cause de tout, n'est plus une bonne réponse. En effet, au Sénégal, il fallait tout changer, et ce, à travers le seul moyen de changement total : les élections, surtout les présidentielles que les sénégalais considèrent comme une sortie de secours. Cette sortie semblait être bouchée par « l'immobilisme du régime socialiste vieillissant, il fallait donc la déboucher coûte que coûte, soit en manifestant, soit avec des gestes coercitifs. » (Momar Seni N'diaye, Le Soleil). Donc, la fameuse thèse selon laquelle la démocratie postule le développement économique comme un préalable52(*)est caduque. En analysant la corrélation entre le développement économique et la violence politique, on a suggéré que le développement économique favorisait un fonctionnement polyarchique des sociétés en atténuant les conflits, en modérant l'acuité et la violence de ces derniers, et en facilitant la réalisation de compromis plus nombreux53(*). Or nul ne nie que des régimes non démocratiques aient réussi à élever le niveau de vie, à étendre la scolarisation, à faire reculer la mortalité infantile, et nul ne peut nier qu'une démocratie puisse échouer et conduire à la crise économique, à la violence sociale et à l'augmentation des inégalités. Donc, sans vouloir se placer du côté de l'afro-pessimisme ou de l'afro-optimisme, nous pensons qu'il faut relativiser la différence, présentée par certains comme absolue, entre les élections en Afrique et les élections dans les pays dits de démocratie. Et ce en changeant notre propre jugement quant à la démocratie. La démocratie ne doit pas être considérée comme un idéal-type, constituant une norme par rapport à laquelle les phénomènes qui sont les plus visibles dans les élections africaines (la fraude, le clientélisme, le vote communautaire, la violence...) seraient des déviances ; ces déviances seraient constitutives des procédures électorales en général. * 46 Samuel Huntington cité par Guy Hermet, « Le temps de la démocratie », in R.I.S.S, N°. 128, mai 1991, p. 269. * 47 Cf. Annuaire des partis politiques, CESTI, Graphi Plus, Dakar, avril 2001, p 37. * 48 Discours de réception du Président A. Diouf, à l'académie d'outre-mer, 27 mars 1997, par Pierre Messmer, in Revue Juridique et Politique Indépendance et Coopération, 51ème année, N°.2, mai-août 1997, N°. 3, sept-déc 1997, p. 129. * 49 Juan. J. Linz, in E. Allardt, Y. Littunen (dir. Publ.), Cleavages, Ideologies and Party systems, Helsinki, The Academic Bookstore, 1964, p.295. * 50 Présentation de Guy Hermet du thème « Le temps de la démocratie », in R.I.S.S, N°. 128, mai 1991, p. 267. * 51 Pye, Lucian W., Aspects of political Development, Boston, Little Brown, 1967 ; recueil des travaux réalisés au début des années soixante, dont l'analyse de six crises est introduite in Bertrand Badie, Le développement politique, Economica, Paris, 1988, pp. 57-62. * 52 Cf. Edward Shils, Political Development in the New states, The Hague, Mouton and Co., 1960. * 53 Dahl, Robert A., Polyarchy, New Haven, Yale Univ, Press, 1971. P. 167. |
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