L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère( Télécharger le fichier original )par Mario Touzin Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007 |
2.5 La classe de neigeQuant à La classe de neige, prix Femina en 1995, Carrère dit de ce roman qu'il fût, en quelque sorte, une espèce de pré-scriptum à ce que sera L'adversaire : « L'un exploite l'imagination littéraire, l'autre l'exactitude du document303(*) », ajoute-t-il. Cette oeuvre majeure d'Emmanuel Carrère raconte l'histoire d'un jeune garçon, Nicolas, qui, par le simple oubli de son sac de voyage dans le coffre de l'auto de son père, voit son séjour à la montagne transformé en un véritable cauchemar. - Tu l'as bien emporté ? » demanda la maîtresse. Oui, Nicolas se rappelait très bien quand on l'avait mis dans le coffre [...] - Et en arrivant, vous l'avez sorti du coffre ? » Nicolas secoua la tête en se mordant les lèvres. Il n'en était pas sûr. Ou plutôt, si : il était sûr maintenant qu'on avait oublié de l'en sortir304(*)... En proie à des angoisses nées de son imagination, le jeune Nicolas voit ses craintes se concrétiser à la fin du roman, à travers le comportement de son père meurtrier. Ici également, l'uchronie s'installe dès le départ, et à partir d'un point d'altération, tout bascule. Bien que l'oubli d'un sac dans le coffre d'une voiture soit le point d'altération dans La classe de neige, plusieurs autres éléments uchroniques viennent s'emboîter les uns dans les autres, engendrés en grande partie par la troublante imagination de Nicolas. Il nous est tous arrivé un jour de vouloir revenir en arrière dans le temps pour modifier un événement, pour éviter qu'une chose horrible ait lieu. L'uchronie nous permet en quelque sorte de réaliser ce souhait. Nicolas, quant à lui, va imaginer un autre possible (il conçoit pour ainsi dire, mais de façon inconsciente, une uchronie fantasmatique) et modifier une réalité qui lui est insoutenable. Par exemple, il imagine la mort de son père : Il ne voulait pas que ce soit vrai, bien sûr, mais en même temps aurait aimé tenir vis-à-vis des autres ce rôle de l'orphelin [...] On voudrait le consoler [...] il serait inconsolable. [...] [Il] anticipait le moment où le téléphone sonnerait de nouveau. La maîtresse monterait décrocher [...] [Il] serait aux aguets, attendant qu'elle revienne. Et voilà elle revenait [...] Elle prenait [le] visage [de Nicolas] entre ses mains [...] et elle balbutiait : « Nicolas... Écoute, Nicolas, il va falloir que tu sois très courageux... » Alors, ils se mettaient à pleurer tous les deux...305(*) Dans cet extrait, le jeune Nicolas en arrive à croire ce qu'il imagine à un point tel qu'on passe du mode conditionnel : « aurait aimé, voudrait, serait, sonnerait, monterait » au mode indicatif : « revenait, prenait, balbutiait, se mettaient ». On passe ainsi par deux phases modales : l'hypothétique et l'énonciative. D'une part, l'uchronie se met en place par l'emploi des verbes au conditionnel qui suppose un état possible des faits autres que ceux connus et, d'autre part, il veut s'assurer que tout ceci est réel par la présence des verbes à l'indicatif qui énoncent des événements établis. Ce même jeu se répétera entre autres avec l'enlèvement de son frère (p. 101) et de sa propre mort (p. 75). Le jeune Nicolas, plongé dans une rêverie menant à de perpétuelles fausses réalités, va s'inventer un univers digne d'un roman policier, tout en conviant son nouvel ami, Hodkann, qui se fait prendre au jeu. Nicolas, pour échapper à une réalité qui le terrifie, se crée un univers dans lequel il imagine son père en héros : « lui aussi maintenant avait un père aventurier, un justicier courant mille dangers, engagé dans une histoire dont il avait peu de chances de sortir vivant ». Il amène son copain de chambre à croire que tout ceci est réel, car en fait tout « cela se tenait. Cela se tenait terriblement306(*) ». Mais la réalité va se révéler tout autre, le père n'ayant rien du héros, bien au contraire... Ainsi, le simple oubli d'un sac dans le coffre d'une auto va amener le jeune Nicolas à fabuler et se créer un monde imaginaire pour finalement se rendre à l'évidence que parfois la réalité dépasse la fiction. * 303 Carrère, Interview par Jean-Pierre Tison, op. cit. * 304 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 16. * 305 Ibid. p. 45. (c'est nous qui soulignons) * 306 Ibid., p. 100. |
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