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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.5 Emmanuel Carrère vs Jean-Claude Romand

L'histoire tragique de Jean-Claude Romand, cet homme qui a menti pendant plus de dix-huit ans et tué toute sa famille, fera, involontairement une autre victime : Emmanuel Carrère. Victime consentante, Carrère sera pris dans l'engrenage de l'affaire Romand pendant sept années. En entrant en contact avec l'assassin pour affronter la terreur qu'a fait naître en lui cette série de crimes couronnant une vie de mensonge, l'auteur de La classe de neige va plonger dans l'abîme.

Emmanuel Carrère a été frappé par l'histoire véridique de Jean-Claude Romand puisque L'adversaire est également le témoignage personnel de cette obsession. Mais que s'est-il passé ? Qui est Jean-Claude Romand ? Le vrai Jean-Claude, le faux Romand ? Qui n'a pas été tenté par l'imposture au moins une fois dans sa vie, par l'identité rafistolée, par l'ivresse de la feinte, par un soi idéal, miroir de toutes les attentes, surtout celles des autres ? Ces questions sur fond de tourment universel ont poussé Emmanuel Carrère à s'intéresser au cas Romand. Par touches fines et discrètes, il a tenté de cerner l'imposteur et son double en qui il craignait lui-même de se reconnaître. Le lecteur est saisi de ce trouble identitaire. N'est-il pas lui aussi susceptible de tromper, de « se » tromper ?

Pour bien comprendre le cas Romand, Carrère va poser ses pas sur ceux de l'assassin, suivre la piste de l'homme qui, partant d'un simple mensonge banal, va bifurquer dans un univers à peine imaginable.

Durant sept ans, Carrère raconte qu'il s'est battu contre lui-même pour ne pas écrire ce livre. Est-ce le rôle d'un écrivain d'accorder 220 pages à un assassin ? s'interroge-t-il. « Cette histoire et surtout mon intérêt pour elle me dégoûtait [...] J'avais peur. Peur et honte. Honte devant mes fils que leur père écrive là-dessus.173(*) » Mais Carrère est hanté par le personnage de Jean-Claude Romand. L'histoire le fascine. D'ailleurs, dira-t-il au sujet de L'adversaire, « Ce récit atroce, je n'ai pas choisi de le raconter, mais j'ai été choisi par lui. C'est emphatique, je sais, mais je ne peux pas le dire autrement.174(*) »

Carrère cède à l'envie obsessionnelle de savoir ce qui se passe dans la tête de l'imposteur durant ces journées qu'il était censé passer au bureau, le vertige qu'il devait ressentir, la jouissance peut-être aussi à l'idée de rencontrer enfin le personnage « Romand » qui s'avère être un amalgame de tous les héros qu'il a précédemment créés de toutes pièces. N'est-ce pas Romand lui-même qui avouera s'être reconnu dans le personnage de La classe de neige ? Annie Oliver nous dit que dans L'adversaire, il y a « du «moi» Carrère dans «l'autre» Romand ; celui-ci représenterait non pas son «modèle», mais peut-être son fantasme, cet autre qui le hante et dont il ne peut parler qu'en son «nom propre» afin, écrit-il à Romand de «dire ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne»175(*)». L'adversaire est non seulement « l'histoire » de Romand, mais également celle de l'écrivain car elle parle aussi bien de Carrère que « de » Romand.

Sur la quatrième de couverture de L'adversaire, on peut lire ce que Franck Wagner appelle une « énonciation personnelle de l'auteur qui révèle la présence du sujet de l'écriture. [Carrère] y clarifie ses démarches, ses motivations, son projet et ses attentes.176(*) » Le texte se lit ainsi :

Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J'ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d'imposture et d'absence. D'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d'autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre nous.177(*)

Fasciné par le personnage, Carrère devient en quelque sorte Romand. Il le vampirise et se compare, lui l'écrivain inoffensif, à l'assassin. Tel un narrateur omniscient, Carrère va s'immiscer dans les pensées de Romand. Il va reconstituer, imaginer, supposer des lambeaux de vie de Romand. Par exemple, il va épouser les pensées de Romand qui se montre conscient de la « pourriture » qui est en lui : « Elle avait grandi en lui, petit à petit elle avait tout dévoré de l'intérieur sans que de l'extérieur on ne voie rien178(*) ». Il fera de même avec la prétendue querelle avec Florence179(*) et avec les questions possibles de sa mère quand Romand a pointé son fusil sur elle180(*). Naît alors entre le créateur et l'assassin un mimétisme au sens aristotélicien du terme.

À la manière de Flaubert, Carrère peut dire « Romand, c'est moi ». Il dira d'ailleurs, au sujet de sa relation avec lui, que « parler de fusion entre nous serait exagéré, mais nous étions proches, j'ai éprouvé de la compassion.181(*) » De toute façon, qu'il le veuille ou non, Carrère constate, lors du procès, qu'il est passé « de l'autre côté », celui du criminel. Carrère sera d'ailleurs mis au pilori par une journaliste lorsque celle-ci l'accusera de jouer le jeu de l'assassin en écrivant un livre sur lui, « c'est de ça qu'il a rêvé toute sa vie182(*) », dira-t-elle. Ainsi, tout au long du récit, les comparaisons entre Carrère et Romand abondent. Pour preuve, dès l'incipit de L'adversaire, le lecteur est témoin du parallèle : Carrère mentionne que son fils Gabriel a le même âge que celui de Romand. Suit le parallèle entre le déjeuner de « Carrère chez [s]es parents » et celui de « Romand chez les siens ». Par la suite, il dit qu'il a passé le week-end, seul dans son studio à terminer la biographie de Philip K. Dick dans laquelle il est question du coma de Dick (autre parallèle avec le coma de Romand183(*)). Quelques pages plus loin, après la comparaison d'âge entre Gabriel (son fils) et Antoine (celui de Romand), il précise que ce dernier « ressemble un peu à Jean-Baptiste, le cadet de [ses] fils...184(*) ». Lorsqu'il mentionne le coma de Déa, une amie, on remarque l'analogie entre les brûlures de celle-ci et le fait que Romand a souffert, également, de graves brûlures après avoir tenté de se suicider. De plus, Carrère se représente Déa « entourée de bandelettes blanches185(*) » et Romand avec « des bandages blancs enveloppant son corps.186(*) ». Mais les parallèles ne s'arrêtent pas là. Sa fascination pour Romand est si forte et son désir de comprendre ce qui se passe dans la tête de l'assassin semble si important qu'il fait appel à des souvenirs analogues à ceux de Romand, dont celui concernant un pieux mensonge qu'il aurait fait dans sa jeunesse.187(*)

Après que Romand lui ait envoyé les itinéraires des aires d'autoroute et des chemins en forêt sur lesquels il aimait se perdre, l'écrivain va y errer à son tour. Carrère va ainsi mettre ses pas dans ceux de Romand en suivant l'itinéraire d'une vie vide de sens : « J'ai voulu voir les lieux où il avait vécu en fantôme188(*) », dira-t-il. Il se rendra sur les lieux de son enfance, verra son studio à Lyon, la maison incendiée, la pharmacie Cottin où travaillait la femme de Romand, l'école où allaient ses enfants. Il ira également se promener dans la forêt du Jura et à l'OMS. En fait, il fera l'itinéraire que Romand, chaque jour, a fait pendant près de vingt ans. « Je ressentais de la pitié, dira-t-il, une sympathie douloureuse en mettant mes pas dans ceux de cet homme errant sans but, année après année...189(*) »

Carrère nous dit que lorsqu'il se rend au studio chaque matin pour écrire, il sait « ce que c'est de passer toutes ses journées [seul et] sans témoin...190(*) » Cela lui permet de mieux comprendre ce que pouvait ressentir Romand dans sa solitude la plus complète. Toutefois, dans ce passage, l'auteur se hâte de préciser que « ce studio existe, on peut m'y rendre visite et m'y téléphoner191(*) » et ce, afin de démontrer, contrairement aux proches de Romand qui étaient incapables de lui téléphoner directement ou aller lui rendre visite dans son bureau de l'OMS (puisque tout cela était faux), qu'il était, lui, accessible pour tous ceux qui voulaient le rejoindre.

Au-delà des nombreux parallèles entre l'auteur et l'assassin, il existe également un paradoxe concernant le livre qui accompagnait la lettre que Carrère a envoyée à Romand en prison : il s'agit de la biographie qu'il a écrite sur Philip K. Dick, intitulée Je suis vivant et vous êtes mort. Il lui envoie alors que Romand est vivant et tous les autres membres de sa famille sont morts.

Il va s'écouler deux ans avant que Romand réponde à la lettre que Carrère lui avait fait parvenir pour l'informer de son désir d'écrire son histoire. Dans la lettre de Romand, on peut remarquer de nombreuses similitudes avec celle de Carrère. En effet, Romand reprend les mots « hostilité, indifférence, compréhension, tragédie192(*) » qu'il avait préalablement lus dans la lettre de Carrère. Même les formules de politesse sont presque identiques. On voit apparaître dans la lettre de Carrère la phrase suivante : « Je vous souhaite, monsieur, beaucoup de courage, et vous prie de croire à ma très profonde compassion.193(*) » Dans la réponse de Romand, on lit la phrase suivante : « Je vous adresse tous mes voeux de succès [...] et vous prie de croire, monsieur, à toute ma reconnaissance pour votre compassion...194(*) » Romand va donc accepter d'entrer aussi dans l'imaginaire du romancier. À partir de là, Carrère, pour être en véritable symbiose avec Romand, va cesser d'écrire ses lettres à l'ordinateur (Romand écrivait à la main), « pour qu'à cet égard au moins nous soyons à égalité195(*) ». D'ailleurs, l'auteur ajoutera qu'il a « tout de suite caressé [Romand] dans le sens du poil », en ne le considérant pas comme un « monstre », mais plutôt comme « le jouet infortuné de forces démoniaques.196(*) »

Néanmoins, et ce, malgré les nombreuses analogies entre l'auteur de L'adversaire et son personnage principal, Carrère ne partage nullement la conviction de Marie-France et de Bernard, les deux visiteurs de Romand en prison, qui croient aveuglément à la rédemption de ce dernier. Pour Marie-France, le fait que Romand puisse mentir ne lui effleure même pas l'esprit : « Pourquoi mentirait-il ?197(*) », dira-t-elle à Carrère, au sujet du prétendu accident qui aurait empêché Romand de se rendre à son examen de médecine et causer ainsi la bifurcation. Quant à Bernard, il dira de Romand qu'il est un « garçon extrêmement attachant, qu'il a toujours plaisir à voir198(*) », allant même jusqu'à prétendre « qu'il aura fallu tous ces mensonges, ces hasards et ce terrible drame pour qu'il puisse aujourd'hui faire tout le bien qu'il fait autour de lui...199(*) » Carrère en arrive presque à être « choqué » par ce discours « panégyrique » sur Romand ; « les bras m'en tombaient200(*) », avoue-t-il. Finalement, lorsque Bernard demande à Carrère, « Alors, maintenant [...], vous aussi, vous faites partie du club ? », l'auteur ne sait que répondre, mais en son for intérieur, « non seulement [il n'en était] pas capable, mais [il ne désirait] pas l'être. » Qui plus est, Carrère se défend bien de considérer Romand comme une simple victime de son destin, il est très conscient des gestes horribles faits par l'assassin et ne peut qu'en être dégoûté. En entrevue, Carrère assume d'ailleurs sa position : « À aucun moment, lors de l'écriture de ce livre, je n'ai oublié l'horreur des actes de Romand. Mais essayer de comprendre la nature humaine, dit-il, voire même compatir, ce n'est encore pas excuser.201(*) »

* 173 Carrère, L'Adversaire, op. cit., p. 40-46.

* 174 Carrère, Interview par Jean-Pierre Tison dans la revue Lire, février 2000.

* 175 Oliver, op. cit., p.53.

* 176 Franck Wagner, « Le «roman» de Romand », in Roman 20-50, no 34, décembre 2002, p. 109.

* 177 Carrère, L'adversaire, op. cit., quatrième de couverture.

* 178 Ibid., p. 152.

* 179 Ibid., p. 160-161.

* 180 Ibid., p. 167.

* 181 Carrère, Interview, op. cit.

* 182 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 198.

* 183 Ibid., p. 33.

* 184 Ibid., p. 34.

* 185 Ibid., p. 32.

* 186 Ibid., p. 33.

* 187 Ibid., p. 71-72.

* 188 Ibid., p. 44.

* 189 Ibid., p. 45.

* 190 Ibid., p. 99.

* 191 Ibid.

* 192 Ibid., p. 36.

* 193 Ibid., p. 36-37.

* 194 Ibid., p. 40.

* 195 Ibid., p. 41.

* 196 Ibid.

* 197 Ibid., p. 192.

* 198 Ibid., p. 214.

* 199 Ibid., p. 215.

* 200 Ibid., p. 216.

* 201 Carrère, Interview, op. cit.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984