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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.4.2 Romand, l'imposteur : crédulité, simulation, escroquerie

On dit de la mythomanie qu'elle peut être considérée comme pathologique, lorsqu'elle conduit à un enfermement dans des contraintes à la répétition. C'est une forme de déséquilibre psychique caractérisé par des propos mensongers auxquels le sujet croit lui-même, tout en s'efforçant de les faire croire à autrui112(*). D'ailleurs, Luc, son meilleur ami, pense qu'il connaît tout de Romand : « Chacun savait tout de la vie de l'autre, la façade mais aussi les secrets, des secrets d'hommes honnêtes, rangés 113(*)». Et suite au drame, il va refuser de croire en la culpabilité de son ami : « Jean-Claude ne pouvait pas être un assassin. Il manquait forcément une pièce au puzzle. On allait la trouver et tout changerait de sens 114(*)».

Le plus étrange dans toute cette affaire demeure le fait que personne ne s'est rendu compte que Romand leur mentait depuis près de 20 ans. Des victimes et des complices aveugles, pourrait-on dire. Tant et si bien que tous les survivants se sont demandés après le drame, « comment avons-nous pu vivre si longtemps auprès de cet homme sans rien soupçonner 115(*)». D'ailleurs, même Florence, sa femme, semblait accepter avec naturel le comportement très cloisonné de son mari. En cour, le juge s'est étonné surtout de ce qu'il considèrait comme une étrange improbabilité, celle « que pendant dix ans, personne n'ait appelé Romand au bureau 116(*)». Même le principal intéressé n'a jamais vraiment compris comment il avait pu mentir pendant si longtemps sans que ses proches s'en aperçoivent : « Je me suis posé cette question tous les jours pendant vingt ans. Je n'ai pas de réponse117(*) », répond Jean-Claude Romand. Mais quoi qu'il en soit, Romand use de la crédulité des gens pour donner encore plus de crédibilité à sa fausse existence. Sans eux, le mensonge n'aurait pu perdurer bien longtemps. Son travail à lui, en tant que mythomane, était de faire en sorte que les autres le croient, qu'ils aient foi en lui, qu'ils collaborent à la création de son personnage, de son image ; « il a [donc] besoin d'un public, non pour le distraire [...], mais pour se persuader de la réalité du monde qu'il se crée 118(*)».

Il ne faut pas non plus faire abstraction du fait que pour une personne narcissique et mythomane comme Jean-Claude Romand, il faut être pris au sérieux et être convaincu de son histoire. Romand a besoin d'être cru, sinon tout s'écroule. Les gens qui ont foi en lui ne font qu'amplifier sa mythomanie. En effet, sans public, la mythomanie n'a plus sa raison d'être. Cette pathologie ne se vit que par un auditoire. Jean Sutter précise que, pour le mythomane, « déjà un être social pour qui la croyance est impossible si elle n'est partagée, il lui faut, pour bâtir son rêve, l'adhésion et le secours d'autrui ; c'est pourquoi il prend si grand soin de convaincre, afin d'être lui-même convaincu.119(*) » Et ils sont nombreux à croire en lui. Les gens qui l'ont côtoyé sont unanimes : « Jean-Claude, lui, allait devenir un bon médecin, peut-être plus que cela. Il était ambitieux, travailleur, [ils] pensaient tous qu'il irait loin.120(*) » Jean-Jacques Wunenburger cite Blaise Pascal en ce qui concerne la crédulité des gens devant le jeu théâtral des menteurs :

Nombre de fragments des Pensées montrent combien les hommes puissants, dans toutes les institutions, ne font qu'animer un vaste théâtre où ils jouent des personnages déguisés et font croire des vérités qui ne sont que mensonges. En face d'eux, le peuple, ignorant des vrais mobiles et des vraies grandeurs et valeurs, se laisse berner par les apparences, et croit en la puissance des magistrats et des princes, qui pourtant ne dépendent que de sa propre crédulité.121(*)

Romand va jouer ce personnage de médecin et user de la crédulité de ses proches. À un point tel qu'il va non seulement leur mentir sur son statut de médecin, mais également les arnaquer, les manipuler afin de pouvoir refléter le statut social que lui impose son rôle de chercheur en médecine. Marcel Eck confirme, quant à lui, que « mythomanie et escroquerie marchent souvent de pair [...] La vanité, dans la mythomanie, l'emporte sur toutes les autres considérations et très souvent, elle l'explique seule.122(*) » Romand va donc, de façon très subtile et profitant de la confiance aveugle des gens, simuler des placements dans des comptes bancaires en Suisse : « Une fois à l'OMS, il a dit ou laissé entendre que son statut de fonctionnaire international lui ouvrait droit à des placements extrêmement avantageux, au taux de 18 %, dont pouvait bénéficier sa famille.123(*) » Ainsi, pendant de nombreuses années, Jean-Claude Romand va vivre avec l'argent des proches qu'il a bernés et escroqués. « Cette catégorie correspond à ce que l'on appelle les mensonges d'intérêts ; on trompe le partenaire pour obtenir de lui une chose qu'il ne vous accorderait pas s'il connaissait la vérité [...] Mais bien que l'on nuise ainsi au partenaire, on ne le hait pas nécessairement ; on se contente de le faire servir à ses fins124(*) », nous dit Guy Durandin. Et Louis-Paul Roure abonde dans le même sens lorsqu'il prétend que le mythomane, toujours incapable de faire la distinction entre réalité et fiction, use, plus ou moins inconsciemment, de la crédulité des gens :

En voulant duper autrui, [le mythomane] peut aussi arriver finalement à se duper soi-même. [Il] se sent dans l'erreur, mais comme il se plaît dans cette situation, il se donne le change à lui-même et se persuade très positivement que cette erreur est une vérité [...] Mieux encore la crédulité de ceux qu'il abuse le dupant en retour consolide à ses propres yeux le système illusoire qui fait de son mensonge une réalité.125(*)

Encore une fois, le plus étrange est que personne ne demande de preuves. On n'exige de voir aucun papier légal. Pourtant, rien ne pouvait garantir que leur argent était en sécurité. Néanmoins, tous étaient convaincus « que leur argent travaillait tranquillement quai des Bergues et n'avaient nulle envie d'interrompre ce travail.126(*) » Une seule exception, et qui n'a rien à voir avec le manque de confiance : un jour, le beau-père de Jean-Claude désire s'acheter une Mercedes et il demande à son gendre de retirer une partie de son capital. Romand va-t-il devoir avouer la supercherie ? Et bien non, peu de temps après, son beau-père meurt après être « tombé dans l'escalier de sa maison où il se trouvait seul avec son gendre127(*) ». Romand l'échappe belle. Qui plus est, avec la mort son beau-père, il hérite de la somme de 1 300 000 F. Joli retournement !

Mais lorsque l'on dit de Jean-Claude Romand qu'il est un imposteur, c'est qu'il a abusé de la confiance et de la crédulité d'autrui par des discours mensongers et par de fausses apparences. En faisant croire aux autres qu'il pouvait leur assurer une sécurité financière par des placements dans des comptes bancaires à hauts taux d'intérêts, Romand profite d'une confiance absolue et d'une certaine forme de naïveté de la part des gens qui croyaient en lui pour les escroquer et par le fait même ajouter un titre à son palmarès, celui d'imposteur. Malheureusement, Romand ne s'arrêtera pas là : bien que mythomane et imposteur soient des titres peu enviables, Romand va poursuivre sur sa lancée et ajouter celui de... meurtrier.

Phyllis Greenacre, qui s'est intéressé à la figure de l'imposteur, nous dit

qu'un imposteur n'est pas seulement un menteur : c'est un type très particulier de menteur, qui impose aux autres une falsification de ses connaissances, de son statut social ou de ses biens matériels. Il peut tromper son monde grâce à des modifications de son identité officielle [...] en inventant une histoire ou en pratiquant d'autres sortes d'abus. [Il se] fabrique une [identité] d'après l'idée qu'il se fait de lui-même. L'imposture [pour lui] semble recéler l'espoir d'obtenir un gain matériel, ou, tout au moins, un avantage quelconque. 128(*)

En plus d'être un mythomane avéré, Romand est également un imposteur au sens propre du terme. En effet, il s'est créé une fausse identité (celle du médecin), il a également échafaudé une rocambolesque histoire (qu'il va alimenter pendant 18 ans) et pratiqué certains abus (escroquerie, mystification et même meurtre). En outre, il est indéniable que l'imposteur, tout comme le mythomane, ne peut se passer d'un public. Sans auditoire pour l'aduler, l'imposteur est désarmé. Greenacre le confirme :

il faut absolument que l'imposteur-type ait des spectateurs. C'est grâce à eux qu'il peut se faire une idée positive, réelle de lui-même [...] le fait que les impostures aient souvent une signification sociale s'explique par ce phénomène de quête d'un auditoire dans lequel le (faux) Moi se reflète. Pour l'imposteur, la réussite de la supercherie a tendance à renforcer à la fois la réalité et l'identité.129(*)

Une fois de plus, la corrélation entre le cas Romand et la figure de l'imposteur est sans équivoque. Un Romand sans public est un Romand inexistant. Tout comme le propose Greenacre sur l'importance, pour l'imposteur, de réussir à duper l'autre, pour Romand le fait d'être parvenu à mystifier ses proches et à leur subtiliser une grande part de leurs biens, n'a fait que renforcer l'image qu'il avait de lui-même et accroître de façon significative son narcissisme.

* 112 Il faut bien faire la distinction entre mythomanie et bovarysme. Le bovarysme est un néologisme construit à partir du personnage d'Emma Bovary dans le roman éponyme de Flaubert. Le bovaryste rêve sa vie plutôt que de la vivre. Mais est-il toujours question de pathologie ? Certes oui, mais le bovarysme va du jeu le plus innocent à la fabulation la plus proche du délire, tels celui qui se prend pour Napoléon ou Jésus-Christ. Selon Marcel Eck, le sujet atteint de bovarysme est « incapable d'être soi-même, [il] endosse la personnalité d'autrui à travers laquelle il camoufle ce qu'il est réellement ; il ment ainsi à autrui en substituant plus ou moins consciemment une image à ce qu'il est réellement. » (op. cit., p. 124) Bien que la ligne de démarcation entre le bovarysme et la mythomanie soit mince, nous croyons que Romand souffrait davantage de mythomanie puisqu'il était tout de même partiellement conscient de ne pas être l'image qu'il projetait aux yeux des autres. Malgré la difficulté à faire la distinction entre ce qui est réel et ce qui est du ressort de l'imaginaire, Romand savait pertinemment qu'il n'était pas médecin. Il jouait consciemment un rôle, mais un rôle qu'il a pris un peu trop au sérieux.

* 113 Ibid., p. 12.

* 114 Ibid., p. 17.

* 115 Ibid., p. 25.

* 116 Ibid., p. 94.

* 117 Ibid., p. 77.

* 118 Dot, op. cit., p. 153.

* 119 Sutter, op.cit., p.80.

* 120 Ibid., p. 86.

* 121 Jean-Jacques Wunenberger, cite Blaise Pascal, L'imaginaire, Paris, PUF, Coll. Que Sais-je ?, 2003, p. 74.

* 122 Eck, op. cit., p. 120.

* 123 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 103.

* 124 Durandin, op. cit., p. 21.

* 125 Louis-Paul ROURE, Mensonge et simulation : aspects psychiatriques et criminologiques de la sincérité, Paris, Masson, Coll. Médecine et psychothérapie, 1996, p. 2.

* 126 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 107.

* 127 Ibid.

* 128 Phyllis Greenacre, « Les imposteurs », in L'identification : l'autre, c'est moi, Paris, Tchou, 1978, p. 267.

* 129 Ibid., p. 274.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams